justice de femme 26
Elle ne me quitte pas, déclara Gisèle. Quand je retire mon manteau, je
la mets dans mon corsage, et quand je retire mon corsage, je la mets
sous mon oreiller.
—Sous ton oreiller!... Tu interdis donc à ton mari la porte de ta
chambre?
—Comme c'est facile! s'écria Gisèle en éclatant de rire. Cela ne se
fait que dans les romans. Non, non... Édouard vient quelquefois... le
moins possible. Mais Jean reste sous l'oreiller... Et cela me donne du
courage.
Peut-être fut-ce un effet de ce que les moralistes appellent la
perversité foncière de la femme,—perversité qui s'éveille, chez la
meilleure, même parmi les résolutions vertueuses ou les plus tragiques
sentiments,—mais Simone ne put s'empêcher de sourire, tout en murmurant
un «Oh!...» d'indignation.
—Ah! pardonne-moi de te dire des bêtises, ma petite Simone. Vois-tu,
je me moque tant de tout ce qui n'est pas lui! Et nous nous aimons si
follement!
—Depuis le printemps?... reprit Simone que, tout à l'heure, cette date
avait frappée.
—Oui... depuis notre séjour à Hyères. Tu te rappelles?... Tu nous as
quittés. Ah! je n'aurais jamais cru céder si vite... Mais un jour... Tu
ne t'imagines pas... C'est si romanesque!... Nous avons été surpris par
un orage dans les ruines du vieux château...
Ce fut au-dessus des forces de Simone. Un vertige de fureur la prit.
Elle, si douce, elle se sentit le cœur submergé d'un flot de haine. Son
cerveau s'affola d'une image de meurtre. Elle courait parmi ces ruines
trop bien connues, elle les surprenait, et elle frappait Jean. Oui,
durant une seconde, elle aurait voulu tuer Jean!
Puis le sentiment de son injustice l'anéantit. N'était-ce pas elle
qui avait rejeté, refusé l'amour de cet homme? Qu'est-ce qui la
soulevait ainsi? Peut-être seulement une vanité monstrueuse. Mais
n'avait-elle pas, la première, exaspéré par la pire blessure la vanité
de M. d'Espayrac? Après tout, l'immédiate vengeance de son amant
témoignait d'un violent dépit, et le dépit, c'est encore un hommage...
Hélas!... Gisèle Chambertier était trop souverainement belle pour
que le dépit troublât le bonheur de celui qui la possédait. Et Jean
possédait Gisèle. Cette conviction qui surgissait par-dessus tout,
qui s'affirmait par des visions rapides et folles, livrait maintenant
Simone aux plus atroces inspirations de la jalousie. Elle avait beau se
défendre, l'obscure impulsion montait en elle. Et, ce qui était pire,
c'est qu'elle s'en voulait jusqu'au mépris d'elle-même. Quoi donc!
Elle était restée jalouse du mari qu'elle trompait! Maintenant, elle
devenait jalouse de l'amant dont elle ne voulait plus!... Mais c'était
insensé! Quelles sont donc les abominables sources d'où jaillissent de
tels sentiments, sur lesquels la raison n'a pas de prise?...
—Qu'as-tu donc? demanda Gisèle,—car son amie ne lui répondait plus.—Tu
es toute pâle.
Et Simone, cédant à l'irrésistible poussée aveugle, allait peut-être
lui crier quelque parole d'aigreur et d'insulte, allait peut-être se
trahir elle-même pour mieux l'outrager, lorsque le timbre de la porte
extérieure jeta sa vibration claire. Et, tout de suite, des pas et des
rires emplirent le corridor.
—Mes enfants!... exclama Simone en un cri de délivrance. Mes enfants!...
D'un élan presque fou, elle se leva, elle se précipita vers eux. Et, à
leur vue, soudainement, la crise affreuse qui lui convulsait le cœur
s'apaisa.
—Viens, Paulette, appela-t-elle, viens dire bonjour à Mme Chambertier.
Nounou, donnez-moi mon fils.
Pour rentrer dans le petit salon, elle prit entre ses bras le bébé,
tout rose de l'air vif à travers son grand voile blanc. Et ce fut
avec une involontaire dignité, avec une fierté bienfaisante comme
une revanche, qu'elle le tendit vers son amie, vers cette amante qui
n'était pas mère, et qu'elle lui dit:
—Voilà mon fils!
XIV
Ce fut seulement à la première représentation de _La Douleur d'Éros_
que Simone Mervil revit M. d'Espayrac.
Jean était rentré à Paris la veille au soir, suivant de très près
les Chambertier, sans oser toutefois effectuer son retour par le
même train. Vers le milieu de l'après-midi, il était venu chercher
Mervil dans les coulisses de l'Opéra-Comique. Les deux amis s'étaient
embrassés, avec moins d'ébullition que Simone et Gisèle, mais avec plus
de mâle plaisir et de sincérité. Tout de suite Roger avait dit au poète:
—Tu passeras la soirée dans notre baignoire, n'est-ce pas? Moi, je n'y
resterai guère, tu comprends. Et, comme cela, Simone aura quelqu'un
pour la remonter, si tout ne va pas sur des roulettes.
—Mais, objecta Jean, ta femme ne sera pas toute seule. Elle aura des
parents, des amis... les Chambertier peut-être?
—Pas du tout. Des parents, nous n'en avons plus de très proches. Quant
aux Chambertier, voyons... Imagines-tu que la belle Gisèle consentirait
à s'enfouir dans l'obscurité d'une baignoire, un soir de première! Et
d'une première «chic»? Et après huit mois d'absence?... Non, non, elle
va reparaître au firmament de Paris dans une loge de face. Et ce ne
sont pas les lorgnettes de l'orchestre qui s'en plaindront. Ah! pour
jolie, elle est jolie. Et tu es ce que l'on convient d'appeler «un
heureux coquin».
—Mon cher ami, sache une fois pour toutes que je n'accepterai de
personne, pas même de toi, des allusions de ce genre.
Ceci fut dit nettement, avec un certain air de tête et un certain
regard qui trahissaient chez M. d'Espayrac l'humeur volontaire et la
fierté de race, mais dont il se gardait avec ses amis, et surtout
avec Mervil. Celui-ci eut aussitôt le geste vague d'un homme qui, par
inadvertance, a marché sur l'orteil d'un autre,—un «pardon!» plutôt
mimé que prononcé, avec un demi-sourire signifiant: «Après tout, c'est
votre faute, vous n'aviez qu'à ne pas mettre votre pied là.»
D'ailleurs, entre les deux amis, ce fut moins que l'ombre d'un nuage,
et Jean sembla ravi d'accepter pour le soir une place dans la baignoire
des Mervil.
—Fais mieux encore, dit le compositeur. Viens dîner avec nous. Simone
ne t'a pas vu depuis si longtemps!... Elle ne voudra jamais s'enfermer
dans une loge avec toi sans avoir refait connaissance.
M. d'Espayrac trouva aussitôt, pour refuser, les meilleurs prétextes du
monde.
—Allons, bonne chance! dit-il, en quittant son ami. Je vais être aussi
nerveux pour ton propre compte que si j'avais fait le scénario.
Lorsque Simone apprit qu'elle passerait la soirée presque en
tête-à-tête avec Jean d'Espayrac, elle imagina d'emmener sa fille au
théâtre. Après la diversion nécessaire pour que Roger n'établît aucun
rapprochement entre les deux idées, elle avança la proposition que
Paulette était assez grande pour voir une «première» de son papa.
—A quoi penses-tu? dit le musicien. Une petite fille qu'on met au lit à
huit heures!
—Lélette va avoir neuf ans, dit la mère. Elle peut encore entendre ce
qu'elle ne devra plus entendre à seize ans.
—Oh! ce n'est pas que la pièce soit inconvenante... Mais elle dormira
debout.
—Elle? dormir!... tu verras un peu si elle dort! Certainement je ne
suis pas d'avis de la conduire au théâtre... Mais à une «première» de
toi!
Quand on mit à Paulette sa robe en surah crème, avec la réserve qu'elle
saurait seulement où on la conduisait lorsqu'elle aurait mangé de la
soupe et une tranche de viande, la petite fille eut un tremblement de
joie, et devina tout de suite qu'elle allait à l'Opéra-Comique. On ne
put pas la faire dîner. Dans la voiture, elle ne tenait pas en place,
et trépignait sur la jupe en velours noir de sa mère. Simone et Roger,
suffoqués d'émotion anxieuse à l'idée de cette salle comble et de ce
rideau qui allait se lever, ne disaient rien, et restaient, une main
dans l'autre, au fond du coupé sombre.
—Dis, maman, s'écria tout à coup Paulette, c'est ça qui serait chic si
ça était un four!
Le mot fit tressaillir les parents: «Un four!» Comment la petite
connaissait-elle seulement cette __EXPRESSION__ d'argot théâtral?
—Oui, continuait l'enfant, parce qu'on boirait du champagne. Tu ne te
rappelles pas, petite mère? Un soir tu étais triste, et papa a dit: «Eh
bien, ce n'est qu'un four. Nous n'allons pas pleurer pour ça. Buvons du
champagne!» Et il en a fait monter.
—C'est vrai, fit Roger en riant. C'était le lendemain de cette
malheureuse première... cette absurde pantomime dont on m'avait
commandé la musique.
Cependant ils arrivaient devant le théâtre. Les trois mots: LA DOULEUR
D'ÉROS, en énormes lettres noires, éclataient sur les affiches vertes,
dans le rayonnement du gaz. Et ces mots leur semblèrent une partie
vivante et frissonnante d'eux-mêmes étalée sous les yeux de la foule.
Ces mots étaient de la souffrance et de la joie, de l'anxiété, de
l'espoir. Ils se distendaient démesurément, ils effaçaient le temps et
l'espace, ils réduisaient l'univers à une quantité négligeable. Jamais
Simone et Roger n'eussent osé convenir du peu de chose qu'étaient pour
eux, au prix de ces trois mots, les plaintes et les prières formulées
ailleurs, à cette même minute, dans toutes les langues humaines.
Ils passèrent vivement par l'entrée réservée aux artistes, traversèrent
un corridor, se réfugièrent dans leur baignoire. Là, Mervil embrassa sa
femme et sa fille comme à la veille d'une bataille. Puis il les quitta.
Mais, presque aussitôt, la porte fut poussée, l'ouvreuse livra passage à M. d'Espayrac.
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