2016년 4월 1일 금요일

justice de femme 35

justice de femme 35



Elle reviendrait vers onze heures du soir, et jurait d'être repartie
le matin avant que ces messieurs arrivassent. Dame! on le payait si
bien, et pour si peu de chose... Il n'avait pas su dire non. On avait
fait le lit de la dame dans la cabine d'honneur... Mais voilà... Elle
n'était pas partie comme elle l'avait si formellement promis. Et, sans
doute, elle dormait encore, car, tout à l'heure, on avait frappé à
plusieurs reprises, et elle n'avait pas répondu. «Allons,» pensa Jean,
«l'obstination des femmes est véritablement invincible. Il va falloir
que je l'emmène.»«Elle a sans doute fait apporter des bagages?»
demanda-t-il au marin.«Non, monsieur, rien qu'une très légère valise,
contenant sans doute ses effets de nuit.» D'Espayrac alla frapper à
son tour à la porte de la cabine. Pas de réponse. Il essaya d'ouvrir.
Elle était fermée à clef. Une telle inquiétude le prit alors qu'il fit
forcer la serrure. Il entra... Et que vit-il dans la jolie cabine si
pimpante avec ses vernis miroitants, ses tentures fraîches?... Gisèle
étendue tout habillée sur le lit, morte, asphyxiée par le parfum d'une
profusion de grands lis blancs, dont elle avait jonché l'étroite pièce,
dont elle s'était presque recouverte elle-même. Voilà ce que renfermait
cette valise dont la légèreté avait surpris le maître d'équipage...
Une cargaison de fleurs. Et ces fleurs, dans le tout petit réduit de
la cabine, si soigneusement calfeutré, fermé, n'avaient que trop bien
accompli leur meurtrière mission: elles avaient endormi la pauvre
femme... Elles l'avaient endormie pour toujours.
 
Plusieurs fois, pendant ce long récit, les questions ou les
exclamations de Simone avaient interrompu Mervil. Maintenant, elle ne
disait plus rien; elle pleurait de nouveau, amèrement, abondamment.
Elle pleurait sur son amieet, dans le secret de son être, il y avait
aussi des larmes inconscientes qui coulaient sur elle-même. Car tel
est le fond le plus amer de tous les deuils humains: c'est ce qui est
vulnérable et mortel en nous qui se trouble des blessures et de la mort
des autres.
 
Pour le moment, Simone n'en voulut pas savoir davantage. Plus tard
elle apprit comment d'Espayrac, éperdu, avait télégraphié à Mervil:
«Elle est morte chez moi, pour moi. Accours, au nom du ciel.» Lorsque
Roger était arrivé au Havre, Mme Chambertier, par les soins de Jean,
avait été déjà transportée dans sa chambre, à Frascati; et là, dans
cet appartement d'hôtel, on avaitpour ne pas dire au mari toute la
véritésimulé le drame de sa fin volontaire, le meurtre silencieux
des fleurs. Pour Chambertier, appelé aussi par télégramme, c'était
dans cette pièce banale et sur ce lit indifférent qu'elle avait dormi
son mortel sommeil embaumé. Le pauvre homme, tout à fait abasourdi et
inconsolable, traversait en ce moment toute la France, pour porter
le corps de sa femme dans leur propriété d'Hyères: car, au sommet du
sauvage rocher, quelques tombes se dressent. Et là, bien haut sous
l'éternel ciel bleu, dans l'incessant murmure des mers, parmi le
frisson des plantes aériennes, devait reposer pour jamais cette Gisèle
aux yeux et aux lèvres de sphinx, aux yeux et aux lèvres de mystère et
de volupté.
 
 
 
 
XVIII
 
 
Des mois, des saisons, des années, passèrent, de ces années, d'abord si
lentes et si pleines, puis dont le cours se rétrécit et se précipite
à mesure que l'on avance dans la vie. Simone Mervil constatait avec
étonnement et mélancolie combienla trentaine passées'accélère la
fuite de ce mince filet de jours. En voyant si vite grandir sa fille,
et en se rappelant quelles proportions illimitées l'avenir prend à
cet âge, elle n'en revenait pas! N'était-ce pas hier qu'elle avait,
elle aussi, quinze ans? Et déjà elle ne pouvait plus regarder en
avant, comme autrefois: car, en avant, c'était l'âge mûr, puis la
vieillesse... c'est-à-dire à peine encore la vie,la période de graduel
effacement où la jolie Simone Mervil ne se retrouverait plus elle-même
que dans son seul souvenir.
 
Ces réflexions qui commençaient à l'effleurermais avec une douceur à
peine triste, comme la première brise où l'on sent un air d'automnelui
rendaient plus profondément, plus âprement délicieuses les jouissances
de son présent. Le nom de Mervil avait grandi encore; une large fortune
leur était venue. Le petit hôtel de la rue Ampère ne représentait
plus qu'une aile infime dans la vaste maison de style Renaissance
qu'ils avaient fait construire. Leurs deux enfants animaient cette
demeure d'un mouvement perpétuel de jeunesse, de tendresse, de grâce
intellectuelle et physique: car c'étaient des natures très diverses,
mais très charmantes et merveilleusement douées, celles de Paulette et
de Hugues.
 
Eux-mêmes, Simone et Roger, plus enfoncés chaque jour dans une
intimité pleine de confiance et d'adoration, goûtaient ce bonheur si
rare du dédoublement de l'être dans un autre être dont on se sent
parfaitement compris et parfaitement aimé. Elle s'enivrait plus que
lui de ses triomphes d'artiste; et lui se grisait plus qu'elle-même de
ses succès de femme. Car Simone, malgré ses trente-cinq ans, gardait
sa fraîcheur blonde d'extrême jeunesse, son charme de madone du moyen
âge, frivolement vêtue en Parisienne; et elle promenait dans le monde,
autour de son joli front pur, l'auréole d'une réputation tout à part,
d'un universel respect, que rien, dans ce Paris pourtant si sceptique,
n'avait un seul instant ternie.
 
Puis, pour rendre plus douce encore la fête de son cœur, et plus
triomphante sa victoire définitive sur elle-même et sur la vie, il
y avait au loinoh! très loin, comme un parfum vague et rarement
respiréle sentiment bizarre et profond que lui avait gardé M.
d'Espayrac, l'espèce de culte qu'à distance, respectueusement et
dévotement, il élevait vers elle, et qui semblait avoir imprégné cette
insouciante nature masculine d'une ferveur singulière. Simone le voyait
aussi peu que possible, malgré les rapports de travail et d'amitié qui
subsistaient toujours entre Mervil et Jean. Mais quand elle n'avait
pu faire autrement que de se trouver en face de lui, il fallait bien
qu'elle remarquât la soumission attendrie de ces yeux d'homme, de
ces yeux jadis tout étincelants d'amoureuse arrogance. C'était un si
discret hommage, qu'elle y recueillait sans remords une satisfaction
d'orgueil. Et il y avait eu d'ailleurs, depuis quelques années, dans
l'existence de M. d'Espayrac, des changements dont elle se sentait
bien un peu la cause. Elle n'eût pas été femme si elle n'y avait pas
reconnu le désir de se réhabiliter, pour ainsi dire, auprès d'elle.
Sans doute, ce qui avait mis une ombre grave sur le front de ce joyeux
viveur, c'était la mort de Gisèle. Pourtant on ne transforme pas ses
goûts, ses façons de penser, ses habitudes, parce qu'une femme est
morte d'amour, quand soi-même on ne l'aimait plus. Simone savait bien
que si M. d'Espayrac avait un moment délaissé le libretto d'opérette
pour publier un volume de vers pleins de regrets imprécis et délicats,
ce n'était pas qu'il se repentît d'avoir désespéré la maîtresse qui
n'était plus, mais c'était qu'il ne pouvait se pardonner d'avoir
méconnu, offensé l'autre, et de n'avoir pas su retenir le seul amour
auquel jamais il eût attaché quelque prix. Elle savait encore qu'il
travaillait beaucoup, qu'il était devenu ambitieux, et qu'on ne lui
connaissait aucune liaison féminine sérieuse.
 
Et ces circonstances, qui ne pouvaient plus toucher le cœur si bien
guéri de Simone, ne déplaisaient point à sa fierté. Toutefois, ce
dont elle gardait le plus de gré peut-être à M. d'Espayrac, c'était
que jamais il ne lui imposait sa présence, quand il n'y était point
absolument forcé par ses relations avec Mervil. C'est ainsi qu'en été,
elle ne le voyait guère, car il suffisait que la famille du compositeur
allât en Suisse pour que Jean restât dans les environs de Paris;
ou, si ses amis s'établissaient sur quelque plage, lui-même partait
immédiatement pour les montagnes.
 
Simone eut donc lieu d'être étonnée lorsqu'une après-midi, en rentrant
chez elle, dans une villa louée pour la saison près de Cabourg, elle
entendit dans le jardin monter le rire musical de Jean. Avant de
pousser la grille de bois qui, du côté de la mer, fermait leur petit
domaine, elle s'arrêta pour écouter. Et elle entendit, sans distinguer
les paroles, la voix qu'elle connaissait si bien. «C'est la première
fois qu'il arrive ainsi à l'improviste,» pensa-t-elle, contrariée. «Et
justement Roger ne revient de Paris que demain.»
 
Elle ouvrit vivement la grille; la sonnette retentit, et, à ce
tintement, ses deux enfants accoururent au-devant d'elle.
 
Paulette était devenue une admirable jeune fille, plus grande que sa
mère, avec une taille fine et des épaules larges, la poitrine haute
et les hanches gracieuses, le corps souple et robuste d'une nymphe
chasseresse, surmontée d'une tête encore très enfantine, aux traits
un peu trop accusés peut-être, mais aux yeux splendides,des yeux
noirs, fondus et veloutés entre de longs cils d'ombre, des yeux où
la hardiesse et la volonté se noyaient par instants en une timidité
presque farouche.
 
Quant à Hugues, c'était un beau petit garçon de huit ans, dont les
franches prunelles bleu foncé contrastaient avec celles de sa sœur. Il
bondissait maintenant, pour embrasser sa mère le premier. Le jeu avait
rendu son charmant visage tout rouge, malgré la légèreté de son costume
de flanelle blanche; et il gardait encore à la main une raquette de
tennis.
 
Bonjour, mes chéris. Où est M. d'Espayrac?
 
Ils eurent un même geste d'étonnement.
 
M. d'Espayrac? Mais il n'est pas ici.
 
Allons donc! fit Simone en riant. Vous voulez me faire une farce, à
vous trois. C'est trop tard. Je l'ai entendu avant d'ouvrir la porte.
 
Maman, dit Paulette, à quoi penses-tu? Je t'assure que nous n'avons
pas vu M. d'Espayrac.
 
Et Hugues répétait:
 
Nous ne l'avons pas vu.
 
Oh! les entêtés! dit Simone. Attendez un peu... Où se cache-t-il?
 
Elle se mit à parcourir le jardin, un rectangle dénudé, à peine
verdoyant, tout desséché par le vent de mer, et où les cachettes
étaient rares entre les grêles tamaris. Au milieu, sur la pelouse,
était tendu le grand filet blanc, par-dessus lequel les enfants, déjà,
recommençaient à se renvoyer les balles.
 
Cherche, tu ne trouveras personne, cria Paulette. Quelle drôle d'idée
t'est venue là, maman!
 
Tiens... le voilà, M. d'Espayrac, dit le petit Hugues.
 
Et, par espièglerie, il lança de toute sa force une des balles du
tennis contre l'ombrelle ouverte de sa mère. En même temps, il éclatait
de rire.
 
Simone se retourna vivement; le gamin, fort amusé, se jeta sur l'herbe,
se roula de joie. Paulette elle-même, assez grave d'habitude, souriait,
trouvait cela drôle.
 
Cependant leur mère demeurait debout dans l'allée, pétrifiée, d'une
pâleur soudaine, et les yeux fixés sur son fils avec une sorte
d'effroi. Si bien que le petit, remarquant aussitôt qu'elle ne
s'égayait pas avec eux, vint lui demander pardon, croyant lui avoir
causé une frayeur par le choc brusque sur l'ombrelle.
 
Elle l'écarta, rentra. Puis, une fois dans sa chambre, elle vint
se mettre à la fenêtre. Et elle suivait leur jeu, mais d'un air
d'épouvante. Ses yeux se fermaient, ses mains se crispaient d'angoisse
chaque fois que, jusqu'à elle, montait le rire de son fils.

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