justice de femme 14
Ces paroles étaient bien simples, et tout à fait dépourvues de la
rhétorique amoureuse avec laquelle jonglait si facilement d'Espayrac.
Pourquoi donc Simone, en les écoutant ce soir, y crut-elle plus qu'elle
ne croyait hier aux phrases passionnées de son amant? «En ai-je bien
pu douter?» se répéta-t-elle. Mais, soudain, la vision de Roger
sortant du théâtre côte à côte avec cette actrice rousse, avec Netty
Davidson (car elle savait son nom, Jean le lui avait dit), réveilla
tous ses soupçons, toutes ses jalousies, toutes ses colères.
—Non, s'écria-t-elle, non, je ne te crois plus. Notre bonheur est
brisé, notre amour est mort. Et c'est toi qui as tué tout cela. Tu m'as
trompée, et je le sais.
—Moi, je t'ai trompée! s'écria Roger. Mais tu es folle! Où donc? Quand
cela? Et avec qui?
Entre ce mari et cette femme, quelque chose de bizarre, mais de bien
profondément humain, se passait. Ils occupaient et remplissaient
d'une si complète façon le cœur l'un de l'autre; leurs neuf années
de tendresse les avaient enchaînés de si multiples, si subtils, si
indissolubles liens; si peu importantes étaient pour chacun les
circonstances extérieures à leurs deux personnes, qu'ils étaient de
la meilleure foi du monde en abolissant de leur mémoire, chacun pour
son propre compte, leurs respectives trahisons. Roger Mervil, étant
homme, gardait cependant plus vive la réminiscence matérielle du fait.
Quand sa femme lui dit avec certitude: «Tu m'as trompée, et je le
sais,» il eut cette exclamation mentale: «C'est Netty! Ah! la satanée
cabotine!... que le diable l'emporte!...» Mais Simone accusait son mari
avec autant de passion jalouse et—mieux encore—autant de sincérité
dans la souffrance qu'elle en eût exprimé, il y avait six semaines,
avant ses vaines représailles.
—Dis-moi donc avec qui je t'ai trompée, et comment tu en es sûre,
reprenait Mervil. Je serais curieux de savoir ce que ton imagination...
—Ce n'est pas mon imagination. JE... T'AI... VU...
—Mais quand?... Mais où?...
Et il affecta un ton plaisant, il essaya de ridiculiser la jalousie de
Simone, pour la piquer, pour la faire parler.
—Toi, d'abord, il suffit que tu me voies dire quatre mots à une femme...
Puis il effleura la vérité pour y insinuer une signification
d'innocence.
—Après ça, tu m'as peut-être aperçu sortant du théâtre avec une
actrice... Oui... la reconduisant un bout de chemin... Cela m'arrive
quelquefois... Si tu appelles cela une preuve?...
Simone secouait la tête, haussait légèrement les épaules, et continuait
de poser sur son mari le reproche de son regard, mais elle n'ouvrait
plus la bouche. Quelque chose scellait dans son cœur l'accusation
précise, et le nom de la femme, et la date, et la formule de mensonge
télégraphiée par son mari, l'histoire du dîner avec son directeur qu'il
n'avait pas vu de la journée. Ce quelque chose qui fermait les lèvres
de Simone, c'était la crainte inconsciente de placer entre elle et son
mari—que, malgré tout, elle n'avait pas cessé d'aimer—la barrière qu'on
ne peut plus franchir, la parole qui ne s'efface pas, le souvenir qui
ne s'oublie jamais. Comment répondrait-il si elle prononçait le nom de
Netty Davidson? Par la colère peut-être, et ce serait terrible, car
alors elle-même se révolterait; par le mensonge encore, et ce serait
bien pire; ou bien par l'aveu,—oh! l'aveu... Entendre Roger lui dire
_cela_... quel supplice!
Simone se taisait donc, avec cette merveilleuse finesse de la femme
dont la tendresse ne veut pas mourir. Mervil en conclut qu'elle avait
été assez loin sur la piste de son aventure, mais qu'elle ne savait
rien d'exact et que tout pouvait encore être sauvé. Il conçut aussitôt
un soulagement qui lui détendit l'âme. Car il venait d'être en proie à
la pire inquiétude. Affliger Simone, perdre la confiance de cette si
chère compagne, s'aliéner ce cœur qu'il occupait absolument depuis tant
d'années... Et cela pour qui? pour quoi?... Pour quelques heures d'une
Netty Davidson!... Cette pensée lui avait causé l'exaspération d'un
homme qui, par insouciance, ayant brûlé son billet de loterie, apprend
ensuite qu'il avait le numéro gagnant et qu'il perd une fortune.
—Ah! Simone, lui disait-il un moment après, avec la plus indiscutable
sincérité, sache-le bien, sois-en certaine, malgré les apparences,—oui,
je dirai plus,—malgré les égarements mêmes, on ne trompe pas une femme
comme toi. Vois-tu, donner à une autre ce qui t'appartient dans mon
cœur, ce serait impossible, parce que c'est toi qui l'y crées. La
tendresse, la confiance, la fidélité, l'intimité, la possibilité du
bonheur, toutes ces choses-là, ce ne sont pas des mots ou des idées
qui aient une existence indépendante, à mes yeux, en dehors de toi,
et que je puisse chercher auprès d'une autre. Non, c'est toi-même.
Je ne les ai pas connues avant toi; je ne les imagine pas sans toi.
Quand on me dit: «_Un tel_ est heureux», c'est une formule vide,
qui ne précise rien pour mon imagination. Quand je me dis: «Je suis
heureux», quelque chose, tout au fond de moi, murmure: «Simone», et
tout de suite, devant mes yeux, surgit ta chère image. Sois-en sûre,
mon amour, quand une femme est cela pour un homme, quoi qu'elle puisse
craindre, quoi qu'elle puisse imaginer, quoi qu'elle puisse même
surprendre, elle ne doit pas être jalouse de lui. Eh! oui, je sais
bien, nous sommes des hommes; nous avons des moments de folie dont nous
rougissons nous-mêmes... Ah! je t'assure, nous n'en sommes pas fiers...
Mais, Simone, quand nous jurons bien, va, qu'on ne nous y reprendra
plus, quand nous vous demandons notre grâce, d'où dépend notre seule
chance de bonheur en ce monde... Alors, vous, les adorées, vous, les
meilleures que nous, il faut...—penche ta petite oreille pour que je te
le dise tout bas,—eh bien... il faut nous pardonner.
Mervil, en achevant, s'était glissé aux genoux de sa femme, du divan
sur lequel tous deux se trouvaient assis. La profondeur, la vivacité de
son attendrissement, donnaient à sa voix, à son geste, une éloquence
de passion d'autant plus entraînante qu'elle était plus rare chez cet
homme d'extérieur froid, de caractère concentré. Simone ne se rappelait
point avoir vu, même aux premiers jours de leur mariage, la hauteur et
la sécheresse plutôt naturelles à Roger se fondre en une telle ardeur
de tendresse, en une telle grâce d'humilité. Que devint-elle quand,
relevant vers elle le visage de son mari, par un geste de curiosité
grave, intense, elle distingua deux traces humides sous les longues
paupières, bistrées de laborieuses veilles, et qui battirent en une
honte furtive, pour effacer ce qui ressemblait tant à deux larmes!
Elle put dire seulement:
—Ah! Roger...
Dans l'atroce regret qui lui torturait l'âme, elle n'avait même plus
de sanglots. C'était donc contre cet homme-là, c'était contre lui
qu'elle s'était irritée jusqu'au mépris, jusqu'à la haine, jusqu'à
l'ineffaçable injure de la trahison!... C'était à lui qu'elle avait
menti hier, qu'elle mentait ce soir, et qu'elle allait être forcée de
mentir désormais jusqu'au bout, jusqu'au dernier baiser d'adieu au bord
du tombeau! Et c'était elle, Simone, _sa_ Simone, qui avait fait cela!
—Ah! Roger... murmura-t-elle à plusieurs reprises, avec une intonation
si déchirante, que lui, la croyant subjuguée seulement par le triomphe
douloureux d'une divine indulgence, disait:
—Ma Simone, comment peut-on faire du chagrin à une bonne petite âme
comme toi? Ah! je ne suis qu'un brutal, un mauvais mari. C'est vrai,
tu es si fine, si sensible!... Une petite femme comme toi, c'est trop
délicat à manier... Moi, je ne suis qu'un maladroit, un bourru. Je te
traite en vieux camarade, que je taquine... je m'oublie, je dépasse la
mesure. Je devrais toujours être en adoration devant ma jolie madone,
et je me conduis comme un païen.
Elle le fit taire, avec douceur.
—Ne causons plus, dit-elle, je suis brisée. Veux-tu être tout à fait
bon?—Et elle touchait avec un geste timide et tendre le front du
musicien toujours à demi prosterné sur le tapis à côté d'elle.—Va te
remettre un instant au piano, et joue-moi encore quelque chose.
—Mais, mignonne, il est bien tard... J'ai peur de réveiller Paulette,
et miss Mary, et tout notre monde.
—Oh! tu joueras très, très doucement. C'est si joli quand tu fais
chanter le piano tout bas!
Il lui obéit. Il reprit en sourdine une des phrases et quelques-unes
des variations qui l'avaient le plus charmée tout à l'heure.
En l'écoutant, ivre de tristesse et d'appréhension, Simone se disait:
«Rompre... Oui, je veux rompre... Mais comment?... _L'autre_ est
tellement attaché à notre vie! Près de lui, je suis perdue. Il m'a
prise, il me reprendra. Et ses baisers sont si doux!... Ah! mon Dieu,
est-ce que déjà je ne pourrais plus m'en passer?...»Mervil continuait à effleurer lentement les touches, éveillant une mélodie de songe. Par instants il levait les yeux pour envoyer le sourire de ses prunelles au visage tout pâle de Simone.
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