justice de femme 8
Elle se le représentait, avec une autre, plus ému, plus attentif,
plus dévot qu'il n'avait jamais été avec elle-même. Elle ne l'eût pas
imaginé rudoyant Netty Davidson. En son idée, ce que Mervil avait de
sec, de cassant dans le caractère, devait disparaître en les transports
d'un amour complet, inouï, du moment que cet amour était, non plus la
réalité possédée par elle, mais ce qu'il lui volait pour le donner à
une autre.
La fièvre amère qui la dévorait lui fit tant de mal qu'elle poussa un
soupir.
Roger venait de laisser tomber une bottine.
—Je t'ai réveillée? dit-il.
Elle ouvrit lentement ses jolis yeux avec une __EXPRESSION__ d'étonnement
et de douceur.
Son mari se pencha pour l'embrasser. Elle sortait d'elle-même,
croyait se contempler d'une distance infinie. Elle se disait: «Il
m'embrasse!... lui!... en revenant d'en embrasser une autre...» Et
il lui semblait que cela n'était pas vrai, qu'elle lisait un roman
ou qu'elle assistait à une scène de théâtre, que l'illusion pénible
s'effacerait tout à l'heure, et que tout serait de nouveau comme
auparavant.
Par instants, elle avait envie de crier: «Assez!... Assez!...» Car les
torturantes choses qui s'agitaient en elle passaient, revenaient, se
heurtaient, fuyaient pour revenir encore, avec une trépidation atroce.
Peut-être n'avait-elle pas beaucoup de chagrin... Cependant toute l'âme
lui faisait mal comme elle n'avait jamais eu mal.
Elle dit à Roger:
—Quelle heure est-il? Tu es resté bien tard avec M. Fournière... Il me
semble, du moins.
—Nous avions à causer... Un projet de pièce... Un scénario qu'il a...
Je ne sais de qui... J'ai oublié le nom de l'auteur... Il voulait
savoir si ça me tenterait d'écrire une partition là-dessus.
—C'est du théâtre que tu m'as envoyé le télégramme?
—Oui... Paulette a été sage?
—Oh! je crois bien... Pauvre petite chérie!
—C'est qu'elle ne l'est pas toujours.
—Où t'a-t-il fait dîner, M. Fournière? Chez lui, ou au restaurant?
—Au restaurant.
—Où ça?
—Près du boulevard... Tu ne connais pas... Dormons, veux-tu, mon petit
loup?
Mais elle voulait qu'il en dît davantage, qu'il s'enferrât dans son
mensonge, qu'il lui donnât l'affreuse certitude de la trahison, cette
certitude que jamais on n'accepte complètement, à moins qu'elle ne
crève les yeux.
—C'est tout de suite après la répétition qu'il t'a emmené, M. Fournière?
—Mais oui... Qu'est-ce qu'il y a d'extraordinaire? Nous avons vu
répéter, puis nous sommes sortis ensemble, voilà tout.
Il y eut un moment de silence et Simone dit encore:
—Comment s'appelle-t-elle, cette actrice qui double le rôle?
Mervil eut un petit rire gêné. Les questions l'irritaient; en même
temps le souvenir de Netty le crispa.
—Elle ne s'appelle pas... Ça n'existe pas... C'est une dinde assommante
que je voudrais au diable! Dormons, veux-tu?... Je suis éreinté ce
soir.
«Oh! comme il sait mentir!» pensa Simone, «Est-ce la première fois
seulement? Non, sans doute. Pauvre sotte que je suis! Moi qui n'ai
jamais douté d'une seule de ses paroles...»
V
Il n'y eut pas d'explication entre Simone et Roger. La jeune femme
n'avait plus assez d'amour pour ne point écouter son orgueil, qui lui
conseillait le silence. Elle ne fit de confidence à personne, pas même
à Gisèle. Rien, apparemment, ne fut changé, ni en elle-même, ni dans sa
vie. Pourtant il lui semblait qu'elle n'était plus la même créature,
qu'un abîme s'était ouvert, qu'une révolution s'était produite, qu'elle
était morte puis ressuscitée à une autre existence, ou bien qu'elle
ne s'était jamais connue jusqu'à présent. Parfois elle se demandait
comment un fait banal, et très personnel en tout cas, un fait qui ne
touchait qu'une catégorie spéciale de ses propres sentiments, avait pu
transformer à ses yeux tout l'univers. Elle ne jugeait plus rien, même
les très petites choses, sans que ce fait et son influence vinssent
modifier le point de vue où, d'instinct naturel, son esprit se fût
placé. La faculté de puérile généralisation particulière aux femmes
lui faisait maintenant soupçonner dans tous les actes, dans toutes
les paroles de son mari quelque principe de trahison, et lui faisait
voir dans tous les maris des traîtres de la même espèce. Elle cessa de
plaindre M. Chambertier, et elle se mit à jouer la coquette avec cet
homme qui ne lui plaisait point, pour pouvoir se dire en elle-même:
«Et lui aussi, lui qui a la plus jolie femme que je connaisse, et
qui prétend l'aimer à l'adoration, à la souffrance, si je prononçais
seulement un mot, il me ferait la plus brûlante déclaration...»
Maintenant elle approuvait les excentricités de Gisèle. Quand Mervil
lui reprochait de ne plus pouvoir se passer de cette amie un peu
compromettante, Simone s'écriait:
—En voilà une qui prend la vie du bon côté, et qui juge les hommes à
leur juste valeur! Ah! je voudrais bien avoir aussi peu de préjugés
qu'elle!
Paradoxe qui lui attirait une riposte sévère, et parfois brutale, de
son mari. Le compositeur n'avait jamais de colères violentes, mais
des accès de nervosité froide, qui, dans les querelles de ménage, lui
faisaient parfois dépasser la mesure, sans lui laisser l'excuse de
l'emportement. Il prononçait alors de blessantes paroles, que Simone,
autrefois, lui pardonnait au premier baiser, mais qui, désormais,
portaient toutes, et laissaient de cuisantes cicatrices.
C'est ainsi que la fêlure, fine comme celle dont parle le poète,
creusait en ce cœur de femme la «trace invisible et sûre» par où sa
tendresse, peu à peu, s'écoulerait jusqu'à la dernière goutte. Simone,
malgré ses boutades, malgré son scepticisme tout neuf, souffrait
profondément de cette meurtrissure cachée. Roger ne s'apercevait
de rien; ou, s'il entrevoyait quelque chose, il accablait soit de
sévérité, soit de ridicule, ce qu'il appelait, suivant le degré, du
«vague à l'âme», de «l'aigreur» ou des «crises de nerfs». Lui-même, le
plus nerveux des hommes, il se plaisait à reprocher aux femmes leurs
surexcitations ou leurs défaillances, et s'en prétendait à l'abri parce
qu'il manifestait les siennes autrement que par un flot de paroles
aiguës ou par des larmes.
Petits travers, petites injustices, que la droiture de son cœur et le
prestige de son talent effaçaient jadis aux yeux amoureux de Simone, et
qui, maintenant, prenaient, pour cette même Simone, d'insupportables
proportions. Et cependant, jamais Roger n'avait autant apprécié la
douceur profonde de l'union, de l'intimité, de l'amitié conjugales.
Jamais il n'avait autant compris que toutes ses chances de bonheur
tenaient entre les petites mains de cette pure Simone en qui il croyait
de toutes les forces de son âme. L'écœurement de sa courte liaison avec
Netty Davidson le ramenait à sa femme avec une plus dévote tendresse.
Un infini soulagement lui vint bientôt lorsque cette fille, lasse de
ses inutiles efforts pour atteindre à la scène, consentit à suivre
en Amérique un Péruvien laid comme un chimpanzé, mais d'une richesse
invraisemblable.
«A la bonne heure, m'en voilà débarrassé!» s'écria Mervil
intérieurement. «Ah! si jamais l'on m'y repince!...»
Tel était le souvenir que Simone imaginait si plein d'ivresse, et dont
elle était jalouse, d'une jalousie sourde, qui ne guérissait pas, qui
ne s'effaçait pas, et qui, jour à jour, continuait à lui égratigner le
cœur, à lui empoisonner la vie.
Si Mervil ne se doutait pas du secret travail qui changeait pour lui le
cœur de sa femme, quelqu'un s'en apercevait: c'était Jean d'Espayrac.
* * * * *
Un soir, tous trois causaient dans le fumoir du compositeur. Ils
avaient dîné ensemble, dans l'intimité, et la gouvernante anglaise
venait d'emmener Paulette.
—Elle devient ravissante, ta fille, tu sais, Mervil, dit Jean—qui se
leva pour lancer dans le feu une cigarette inachevée.
—Tu trouves? répliqua Roger. Pour moi, c'est un gamin. Je ne fais pas
plus attention à sa figure qu'à celle d'un garçon. Oui, c'est vrai, je
crois qu'elle ne sera pas mal. Elle a de beaux yeux.
—Oh! les yeux... reprit Jean. Et le reste! Elle aura une grâce, un
brio!... On en sera fou, de cette petite-là.
—Bah! dit Simone avec un soupir. Cela ne l'empêchera pas de souffrir
comme les autres, pauvre mignonne!
—Souffrir? Et pourquoi? fit Mervil d'un ton de surprise bourrue.
M. d'Espayrac ne s'étonna pas de l'exclamation de Simone. Elle révélait
un état d'âme qu'il pressentait trop bien depuis quelque temps. Mais
il se donna le plaisir de pousser un peu Mme Mervil, pour s'affirmer à
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