justice de femme 7
Mervil n'avait donc, à ses propres yeux, jamais trompé sa femme. Et,
certes, il eût juré qu'il ne la trompait pas ce soir—même lorsqu'il
montait en fiacre à côté de cette Netty Davidson, cette jolie juive
rousse aux yeux verts, née dans un effrayant bouge de la Cité, à
Londres, et qui, maintenant, non contente d'avoir à Paris un hôtel, des
chevaux et des diamants, voulait se lancer dans le grand art, et faire
entendre son grêle filet de voix sur la scène des FANTAISIES-LYRIQUES.
Ce qu'elle avait essayé de séductions sur Mervil, pour se faire donner
au moins la doublure d'un rôle, est inimaginable! Le compositeur ne
mettait plus les pieds au théâtre sans y rencontrer Netty. Elle y
avait, de temps à autre, chanté quelques répliques, et elle savait y
garder ses libres entrées à force de largesses envers le personnel.
Roger Mervil, qui ne voyait en elle qu'une cocotte prétentieuse, la
prit en grippe, l'écarta, la rudoya presque. Mais, un beau jour, dans
un corridor, comme elle le frôlait en minaudant, se plaignant et le
raillant à la fois de cette humeur farouche, l'amollissant d'une prière
humble, puis, tout à coup, le cinglant d'une parole moqueuse, il eut
la soudaine perception de tout l'attrait sensuel que dégageait cette
femme; un furieux désir d'elle s'empara de lui, le bouleversa tout
entier, en une seconde, avec tant de brusquerie et de violence qu'il
en fut ensuite stupéfait. Il lui saisit les bras, les lui meurtrit,
chercha de sa bouche le rire étincelant des lèvres pourprées, des dents
blanches...
Et Netty, avec une sourde exclamation de victoire, qui ressemblait à un
soupir de passion, l'entraîna dans une loge...
* * * * *
Mervil, très humilié, très vexé de sa défaite, avait dû tourmenter
Fournière et d'Espayrac pour qu'on fît étudier en double le rôle
d'_Ida_ par Netty Davidson. Il affectait de croire à son talent. Mais,
quand il l'entendit chanter, sans nuances, sans âme, presque sans
voix, devant les physionomies résignées ou ironiques du directeur et
du poète, il se sentit tellement exaspéré contre elle qu'il aurait
voulu la battre. Par bonheur, la cantatrice qui tenait effectivement
le rôle était d'une si belle santé, d'une si infatigable vaillance,
qu'on ne prévoyait pas avoir jamais besoin de la doublure. Puis la
beauté de Netty—cette beauté jeune, suggestive, matérielle—la sauverait
elle-même et sauverait la représentation du ridicule, s'il fallait
qu'elle parût devant le public.
Le coup de désir que Mervil avait éprouvé pour cette femme ne pouvait
tenir contre le supplice qu'elle infligeait à son sentiment d'artiste,
à sa vanité de compositeur, à ses oreilles de musicien. Il se montra
plus rude encore pour Netty après avoir succombé à la tentation de
ses frisons roux, de sa peau lactée, de son rouge rire provocateur,
de ses câlines façons de chatte. Les répétitions furent de durs
moments pour la pauvre fille. Pourtant cette bizarre ambitieuse tint
bon. La considération et la clientèle qu'elle acquit ainsi dans le
quart-de-monde où elle évoluait la consolèrent. D'ailleurs Mervil eut
encore parfois des défaillances... La dernière fut précisément celle
dont sa femme eut l'horrible surprise et la foudroyante vision.
C'était Netty Davidson que Simone, par la portière de son coupé, avait
vue sortir du théâtre côte à côte avec son mari. C'était l'équipage de
Netty Davidson qui avait arrêté le sien, et dans lequel Roger, sous ses
yeux, avait refusé de monter. Mervil, pour rien au monde, ne se fût
assis dans cette voiture de cocotte. Mais, quand le fiacre où il était
monté avec Netty se mit en marche, peu s'en fallut que Simone n'aperçût
le baiser dont aussitôt l'actrice dérida la bouche, maussadement
fermée, du compositeur.
Et maintenant, il était plus de minuit. Mervil s'était attardé à faire
souper Netty, malgré l'irritation et l'ennui mortel qu'il éprouvait
près de cette fille, dès après l'extinction de son fugace désir. Il
ne voulait pas rentrer chez lui trop tôt. Il préférait trouver Simone
endormie.
* * * * *
Simone ne dormait pas. Elle était couchée cependant. Accoudée dans
le large lit de milieu de leur jolie chambre, les yeux fixés droit
devant elle,—ses yeux d'un bleu-gris si fin et que le demi-jour de
la veilleuse faisait paraître noirs,—elle traversait l'heure la plus
étrange de sa vie. La plus étrange... mais, à sa grande stupeur, non
pas la plus douloureuse. Tout à l'heure, elle avait souffert... oui,
atrocement. Oh! ce retour dans la voiture, où elle collait sa bouche
contre le satin des accoudoirs, et où elle mordait l'étoffe pour ne pas
crier d'angoisse!... Et les lignes de ce télégramme, le mensonge du
nom de Fournière, de ce directeur que Roger n'avait pas même rencontré
aujourd'hui, qui n'avait pas paru de l'après-midi à son théâtre!...
Après avoir lu cela, elle était montée, la tête perdue, droit dans sa
chambre. Elle avait remis son chapeau, son manteau... Elle voulait
courir, s'en aller... Où?... Qu'importait!... Bien loin, là-bas...
quelque part où sa torture prendrait fin... Et, quand il reviendrait,
il trouverait la maison vide... Simone ouvrait la porte... Elle était
folle. Elle ne savait plus.
Mais soudain, dans l'escalier, des pas vifs, décidés... une voix
joyeuse:
—Mère, mère!... Tu ne viens pas dîner? Il y a des bouchées aux
crevettes!... Quelle chance, hein? des bouchées aux crevettes!
Et, comme elle avançait la tête, Simone aperçut Paulette qui, à
mi-hauteur de l'étage, son buste gamin renversé sur la rampe, tous ses
grands cheveux fauves pendant sur le vide, continuait à l'appeler en
faisant de la gymnastique.
—Tiens! dit l'enfant, tu as remis ton chapeau? Tu dînes donc en ville?
En deux bonds, la petite accourut. Sa mère la prit dans ses bras. Mais
l'étreinte fut si nerveuse et des larmes si précipitées tombèrent sur
le visage de Paulette, que celle-ci, presque effrayée, se débattit.
—Qu'est-ce que tu as, dis, mère? Oh! ne pleure pas comme ça!... Ne
pleure pas, je t'en prie!... Dis-moi ce qu'on t'a fait?
—Rien, oh! rien... Je n'ai rien.
—Rien?... Alors essuie ça, et puis ça, dit la petite en la caressant
avec son mouchoir. Et puis, faut rire maintenant. Allons, riez, mémé...
Riez, ma petite mémé chérie.
Simone souriait. Un tel soulagement lui venait, une telle détente,
dans l'attendrissement des larmes, sous les caresses de sa fille, que
c'était presque du bien-être.
Paulette, devant ce sourire, se mit à sauter, à pieds joints.
—Je savais bien que je te consolerais. Ah! on t'avait fait de la peine.
Les méchants!... On t'avait fait de la peine... Eh bien, faut t'en
ficher!
Et elle ajouta:
—Descends, mère, maintenant, veux-tu? Les bouchées aux crevettes vont
être toutes froides.
* * * * *
Trois heures plus tard, Simone souffrait surtout du souvenir de cette
souffrance. Elle ne se l'expliquait plus très bien. Elle avait honte de
cette angoisse aveugle, stupide, qui l'aurait jetée à la solitude noire
des rues désertes, à la fuite ridicule, à quelque coup de tête affolé.
Mais elle en voulait atrocement à son mari de lui avoir infligé cette
minute de démence, de déchirement, de torture humiliante, abominable.
Une rancune grandissait en elle; la colère parfois lui faisait crisper
ses petits poings sur la fine toile de ses draps. Son cœur avait crié
le premier: il n'avait crié qu'un instant; maintenant il se taisait.
C'était le tour de l'orgueil. Des curiosités lui venaient aussi. Des
curiosités singulières qui plissaient amèrement ses lèvres pâles en une
ombre de sourire. «Voilà donc la vie... Qu'est-ce qu'ils font ensemble
à cette heure?... Et moi, qu'est-ce que je ferai demain?...» Elle se
disait aussi: «Mon amour est mort, mort sur le coup.»
Et elle s'étonnait de ne pas sentir plus lourdement le poids de ce
cadavre. A force de réfléchir, elle s'avisa que, peut-être, la fin
de son amour n'avait pas été si brusque. Ce qu'il en restait au fond
d'elle-même, tout à l'heure encore, n'était peut-être qu'un fantôme à
peine palpitant, que peu de chose suffisait à faire évanouir, «Peu de
chose?...» Alors elle se demanda ce qu'elle aurait éprouvé, dans les
mêmes circonstances, quatre ans, six ans plus tôt. Elle comprit qu'elle
serait morte ou qu'elle aurait pardonné. Aujourd'hui, elle était sûre
qu'elle ne mourrait point... et qu'elle ne pardonnerait point.
Un fiacre roula dans le silence de cette vaste rue Ampère, dépourvue
de circulation. Il s'arrêta devant la maison. Simone entendit le bruit
à peine perceptible de la porte ouverte et doucement refermée. Puis on
monta si légèrement qu'aucun pas ne cria dans l'escalier. Et son cœur
eut un grand soubresaut, ses membres tremblèrent, quand Roger souleva
la portière et qu'il apparut devant elle.
Entre ses cils presque joints, le sein battant à soulever les draps,
Simone regarda son mari.
Il avait sa figure ordinaire.
Ce fut pour elle une surprise. Elle s'attendait à lui voir sur le
visage quelque signe nouveau, ou du moins inaperçu jusqu'alors, quelque
nuance de remords ou de triomphe, quelque rayonnement de volupté,
quelque reflet de ces caresses savantes de courtisane, qui sont la
superstition et l'épouvantement des jeunes épouses. Elle faisait
semblant de dormir pour mieux l'observer... Il avait simplement l'air
de mauvaise humeur. Après un rapide coup d'œil vers le lit pour
s'assurer qu'elle dormait,—coup d'œil dépourvu d'une inquiétude ou
d'un attendrissement particuliers,—Roger se déshabillait, avec les
mouvements à la fois précipités et las d'un homme qui en a fini avec
les corvées du jour et qui est pressé de s'étendre.
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