justice de femme 3
Qu'est-ce qui l'a fâchée?» pensa-t-il. «Est-ce que ça la gêne que je
lui aie choisi son coupé? Quelle drôle de petite femme! Je voudrais
savoir ce qu'il y a au fond de cette petite femme-là.»
II
Comme Simone descendait l'escalier étroit, tapissé de brocatelle et
capitonné de moquette, qui réunissait les deux étages de son minuscule
hôtel, du bruit la fit s'arrêter, l'oreille tendue, sur le palier du
premier.
Une voix hachée de larmes gémissait:
—Lâchez-moi, miss!... Laissez-moi au moins aller demander à maman.
Puis un grêle organe de moineau en colère pépiait avec autorité:
—_You shall not go, you naughty child! I know your mamma will not take
you._
—Eh bien, Paulette, eh bien! s'écria Mme Mervil, la main encore posée
sur la rampe de chêne ciré. Est-ce que tu n'es pas sage?
Une porte s'ouvrit comme sous une poussée de courant d'air.
—Oh! petite mère, tu m'avais promis de m'emmener dans ta voiture neuve!
C'était une grande fillette, qui paraissait bien huit ans. A peine
eût-on cru qu'elle pouvait être la fille de Simone. D'abord parce que
celle-ci ne portait même pas trois fois cet âge; ensuite parce que
cette impétueuse gamine aux longues mèches fauves qui se tordaient
en désordre, aux yeux noirs brillants de hardiesse et de volonté,
aux joues de fleur vivace, aux mouvements de garçon, contrastait
absolument avec la créature pétrie de finesse et de suavité qui l'avait
mise au monde. C'était comme si l'on avait attribué la maternité
d'un Jean-Baptiste de Murillo à quelque liliale petite vierge de
Memling. Car Simone offrait le type de ces délicieuses créatures
féminines—tendres âmes à peine vêtues de chair—qui enchantent du
mystère de leur sourire tous les rêves des Primitifs. Mais elle
avait en plus la complication de nature, à la fois si frivole et si
profonde, qu'enchevêtrèrent des siècles de raffinement, de scepticisme
et de luxe. C'était une madone de Quentin Metsys, et c'était une
Parisienne... Elle aurait eu, pour une chimère de tendresse divine
ou humaine, s'il l'eût fallu, l'âme déchirée des Sept Douleurs, ou
le corps stigmatisé par le martyre; mais aussi elle pouvait passer
des nuits de fièvre pour une robe de bal manquée, et, rigoureusement
honnête, n'avoir pas de plus vif plaisir que de réunir ou de voir
réunis à la même table, avec ses amies, les hommes qu'elle croyait
leurs amants. Elle, dont la jeunesse n'avait encore été qu'un long
rêve d'amour permis, elle éprouvait, en face de l'amour coupable,
une indulgence que la femme, en général, n'acquiert qu'à travers ses
propres fautes, indulgence dont l'apparente candeur cache le plus
souvent une complicité. Chez Simone, c'était plutôt une inquiétude
curieuse des passions défendues. Et même cette curiosité sans
conséquence aurait pu surprendre, chez une femme de vie tellement
ouverte et droite, de réputation tellement inattaquable que les bonnes
langues mondaines en étaient réduites, pour la critiquer, aux épithètes
de «poseuse» et de «petit glaçon.»
«Moi,» se disait-elle en roulant dans son joli coupé neuf, «je ne
pourrais pas me conduire comme tant d'autres. Je n'ai ni le désir de
tromper Roger ni aucune raison pour le faire... Puis la trahison est
trop horriblement vulgaire dans ses détails...»
Elle songeait au mépris de l'homme à qui l'on se donne, aux dégoûts
des mensonges... Et ce qu'elle voyait sans indignation chez les autres
lui semblait, pensant à elle-même, une chose énorme, répugnante,
impossible...
Mais pourquoi ses préoccupations du moment se tournaient-elles vers
l'adultère?...
Elle n'avait pas emmené sa fille. Paulette, consolée par quelque
promesse, était retournée vers miss Mary, sa gouvernante. Et, toutes
deux, l'Anglaise et la petite, elles avaient regardé, à travers les
étroits carreaux quadrillant la fenêtre de la salle d'étude, Mme Mervil
monter en voiture. Le beau coupé, avec son cheval bai-cerise et son
cocher en livrée mastic, attendait au ras du trottoir. Car le petit
hôtel des Mervil—situé dans une large rue neuve, la rue Ampère—ne
possédait ni porte cochère ni remise, et le compositeur avait dû louer
dans une grande maison de rapport voisine le local nécessaire pour
loger l'équipage qu'il donnait à sa femme.
Maintenant, Simone s'en allait de visite en visite. Elle avait vingt
fois regardé l'heure à la petite pendule incrustée en face d'elle entre
les deux glaces de devant. Elle avait dressé hors de sa gaîne le miroir
biseauté, fait jouer le ressort de la niche à la poudre de riz et aux
épingles, donné dix contre-ordres à son cocher, pour avoir l'amusement
de parler dans le tube acoustique. Enfin, elle avait regardé au dehors,
trouvant que les grises rues, dans cette sèche après-midi de décembre,
prenaient à travers les vitres claires, entre le cadre de cuir bleu,
un aspect tout différent de celui qu'on leur voit par les ternes
carreaux éclaboussés d'un fiacre.
Mais cette joie d'enfant, cette félicité que procure le bibelot neuf,
cette fierté du luxe accru, semblait à Simone bien moins vive que
lorsque, à l'avance, elle la savourait. Hélas! pourquoi son imagination
prenait-elle sans cesse les devants? Tout ce qu'elle rêvait de posséder
s'usait pour elle avant qu'elle en eût joui, tant elle en grossissait
la valeur aussi longtemps que le destin lui défendait d'y toucher.
Elle devait être si contente, et elle se sentait tout énervée! Aussi,
c'était la faute de M. d'Espayrac. Avait-il besoin de lui dire qu'il
avait choisi ce coupé? Son mari s'était ridiculisé en se déclarant
incapable d'acheter une voiture. Et elle-même, Simone, la voilà
transformée en petite bourgeoise parvenue aux yeux de ce garçon dont
la famille roulait carrosse depuis des siècles. L'immense talent de
Roger, dont elle était si fière, disparaissait momentanément devant les
renseignements de carrossier qui lui manquaient et que Jean d'Espayrac
avait dû lui fournir.
Mais encore, était-ce bien cela? Était-ce de cette futile circonstance
que venait le malaise de Simone? Non. Car un autre ami de son mari
eût surveillé l'achat de cette voiture qu'elle eût trouvé la chose
toute simple et n'y eût pas accordé une minute de réflexion. Mais,
à l'avenir, la pensée de M. d'Espayrac monterait avec elle dans ce
coupé, s'assoirait à ses côtés sur les coussins... Et n'avait-elle pas
compté sur ce cadeau de son mari pour s'exalter la bonté de Roger, pour
donner un aliment à la tendresse conjugale qu'elle sentait, au fond
d'elle-même, devenir languissante, faiblir au niveau d'une monotone
habitude? N'avait-elle pas, précisément, espéré que cette distraction
éloignerait l'image du beau Jean, dont la hantise, depuis quelque
temps déjà, ne laissait pas que d'inquiéter un peu sa conscience
d'honnête femme?... Toutefois Simone ne s'en disait pas aussi long.
La seule analyse de pareils sentiments lui eût paru dangereuse...
presque coupable. Puis, l'eût-elle essayée, qu'elle n'eût pas su
peut-être—cette petite créature aux sensations si fines mais purement
instinctives—démêler la cause véritable de son imperceptible souffrance.
Tout à coup, sur le trottoir du boulevard Haussmann, près de la rue
Taitbout, elle aperçut son mari.
Le compositeur marchait à grands pas, les yeux à terre, l'air absorbé.
«Comme il se voûte!» pensa Simone. «Et comme il a tort de porter des
chapeaux hauts de forme à bords plats!»
Elle siffla dans le tube acoustique et dit au cocher d'aborder le
trottoir.
—Roger!... Psst!... Roger!
Elle eut beau appeler très bas, par convenance, deux ou trois messieurs
se retournèrent. Mervil fut le seul qui ne s'aperçut de rien. Mais un
passant lui fit remarquer la voiture.
—Oh! c'est toi!... s'écria-t-il. Et voilà le coupé. Mon Dieu, que tu es
jolie là dedans!
—D'Espayrac est venu, dit-elle—sans un mot sur l'équipage dont elle
avait tant parlé depuis six semaines.—Il doit être encore chez nous.
Est-ce que tu ne rentres pas?
—Non... A moins que tu ne me ramènes.
Il ajouta plaisamment:
—Vous ne donneriez pas, madame, à un pauvre musicien, l'hospitalité
dans votre belle voiture?
—Je n'ai pas le temps, j'ai encore six visites à faire.
—Ah! répliqua-t-il d'un ton naturel, sans s'apercevoir qu'elle le
boudait. Alors, adieu, à tout à l'heure. Si Jean est encore là,
retiens-le à dîner.
Simone n'était pas plus méchante que toute autre petite créature
de vingt-cinq ans, sujette à changer de caprice comme un canari de
perchoir. Elle était seulement de mauvaise humeur et s'irritait qu'on
n'y attachât nulle importance. Elle retint donc son mari pour lui dire:
—Elle est beaucoup trop lourde, cette voiture... Ou c'est le cheval qui
n'est pas fait, qui est trop mou... Enfin, ça ne marche pas.
—Vraiment?
Et Mervil, inquiet, recula d'un pas, jeta un coup d'œil sur l'ensemble.
Mais le tableau de sobre élégance, la tenue du cocher, celle du cheval,
les tons de métal et de cuir neuf, puis, surtout, la fine tête si
jolie sur le fond bleu sombre, tout cela l'enchanta. Avec une bonne
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