2016년 3월 30일 수요일

justice de femme 4

justice de femme 4


Elle avait treize ans quand il eut son prix de Rome. Le soir où il
leur dit adieu, à la veille de partir pour l'Italie, on la trouva
étendue raide sur le parquet de sa chambre. Elle fit une maladie grave.
On crut que c'était le seul fait de l'évolution physique. La petite
Simone se rétablit d'ailleurs. Mais elle ne vivait que d'une seule
pensée. Pendant quatre ans, le souvenir de Roger l'accompagna partout,
à ses promenades, à ses leçons, à ses premiers bals. C'était un rêve
infiniment chaste et tendre, que rien ne troublait, car Simone avait la
patience de l'extrême jeunesse: elle savait qu'elle épouserait Roger
ou bien qu'elle se laisserait mourir. Ses parents lui donnaient une
belle dot, et lui n'avait que son talent; mais, dans la famille de la
jeune fille, les questions d'intérêt ne passaient pas pour les plus
importantes.
 
Et le dénouement heureux arriva, sans lutte ni complications. Roger
Mervil aima celle qui l'aimait, et, bien qu'il eût plus de trente ans
et elle moins de dix-huit, on la lui donna sans beaucoup de difficultés.
 
Il y avait neuf ans de cela. Pendant neuf ans, le ménage Mervil avait
pu passer pour un modèle de bonheur et de fidélité réciproque. Roger
aimait toujours Simone, et Simone aimait encore Roger. Seulement le
musicien de quarante ans, chez qui dominait le fanatisme de son art,
et le musicien de trente et un, chez qui, au seuil du mariage, ce
même fanatisme avait déjà remplacé toutes les autres illusions de la
jeunesse, restaient un seul et même individu, ou du moins deux très
identiques personnalités morales. Tandis qu'un abîme s'était creusé
entre la jeune fille de dix-sept ans, élevée loin du monde, en un
milieu austère, et la Parisienne de vingt-six. Un abîme surtout au
point de vue du sentiment. La Simone d'aujourd'hui n'avait pas moins
que l'autre la faculté d'aimer; toutefois le mot AMOUR prenait pour
elle un autre sens. Elle avait maintenant autre chose à donner que la
naïve exaltation d'une pensée chaste; autre chose à demander qu'une
affection tranquille, supérieure et bienveillante. Et ce nouvel échange
de sentiments ne pouvait se produire entre elle et son mari, parce
qu'on ne s'aime pas deux fois de deux façons différentes, surtout à
neuf ans de distance, et surtout quand on est marié. Il y avait tout un
côté de la passion qu'elle ne devait jamais connaître si elle voulait
rester fidèle. Un jour ou l'autre, son devoir, facile jusque-là, lui
apparaîtrait comme un renoncement.
 
Lorsque Simone s'interrogeait sur l'état de son cœurce qu'elle n'eût
pas songé à faire autrefois, ce qu'elle faisait maintenant à propos de
toutelle se répondait encore à elle-même: «J'aime mon mari.» Mais, à
l'heure des songeries indistinctes, et quand elle rêvait d'amour, ce
n'était plus l'image et le nom de Roger qui surgissaient spontanément
dans le mystère de ses évocations intérieures.
 
 
 
 
III
 
 
Ce même jour, à mesure que l'après-midi s'avançait, Simone découvrait
en elle-même des choses attristantes qu'elle n'y avait jamais vues: de
pâles perspectives nostalgiques, et des abîmes d'ennui, insondables,
enténébrés.
 
Pourquoi?... Pourquoi?... N'avait-elle pas tout pour être heureuse?
N'entendait-elle pas, au cours des visites qu'elle égrenait, vanter
sa propre chance, et le talent grandissant de son mari, et le succès
mérité de ce délicieux _Roman de la Princesse_? Ne percevait-elle
pas, dans les louanges du monde, l'accent tout nouveau de sincérité
qu'imposent le gros succès d'argent et les bousculades des foules
devant une œuvre d'artiste? Jusqu'à présent, quand on parlait de
Mervil dans les salons, chacun se croyait obligé d'expliquer qui il
était, de lui décerner un brevet de compositeur: «Vous savez bien,
Roger Mervil, qui a fait de si jolies choses?...» Sans que nul
retrouvât le titre d'aucune de ces «jolies choses». Désormais, c'était
tout différent; il avait son étiquette: «L'auteur du _Roman de la
Princesse_». Et l'on ajoutait: «Cette pièce qui fait le maximum tous
les soirs aux FANTAISIES-LYRIQUES.» Alors tous les visages s'animaient,
s'éclairaient de la pensée: «Sapristi, ça doit en représenter de
l'argent!...» Les journaux, d'ailleurs, ne faisaient plus suivre le nom
de Mervil par la formule «le compositeur bien connu», appliquée à tous
ceux qui ne le sont pas encore. Enfin c'était la renommée, la fortune,
tout ce que Simone avait impatiemment attendu pour l'homme au génie
duquel elle avait foi.
 
Et puis après?...
 
Pour tout le monde il était transfiguré, mais pour elle?... Oh!
son talent, elle n'en avait jamais douté. Et son acharné travail,
elle en avait été témoin. Oui, le talent, le travail... «Mon Dieu!»
pensait-elle, «comme je voudrais avoir encore seize ans!... Ah!
éprouver encore ce que j'ai éprouvé ce jour de juin où maman est entrée
dans ma chambre avec une lettre dépliée:«Une nouvelle, Simone... Roger
Mervil revient d'Italie, et revient pour tout de bon.»Ah! le bonheur
fou, le bonheur dont on croit mourir! L'univers que l'on prend en pitié
pour la multitude des êtres qui n'éprouvent pas ce qu'on ressent!... Et
le soir où, tous deux seuls près du piano, il m'a chanté tout bas qu'il
m'aimait... Cette mélodie passionnée... ce regard... Et l'insomnie
bienheureuse ensuite dans mon petit lit de jeune fille, quand, les yeux
ouverts dans l'ombre, je revivais sans trêve cet unique instant. Mais
comment de pareilles sensations sont-elles possibles? Était-ce Roger?
Était-ce moi?...»
 
La songerie où Simone s'absorbait, dans l'anéantissement de toutes les
choses extérieures, se trouva interrompue par l'arrêt de son coupé.
La jeune femme tressaillit et regarda dehors, dans le crépuscule de
cinq heures, le crépuscule parisien piqué de becs de gaz, traversé
par les reflets clairs des vitrines, coupé et recoupé par de hâtives
silhouettes. Elle se trouvait devant un très bel hôtel du boulevard
Haussmann, à peu de distance du carrefour de Messine. «Tiens! j'ai donc
donné l'adresse de Gisèle Chambertier?» C'était une amie d'enfance,
qu'elle tutoyait, dont jamais elle n'avait pu se séparer, et contre
laquelle, toutefois, son mari nourrissait une prévention. «Bah! Roger
ne pourra pas m'en vouloir. Il y a près d'un mois que je ne l'ai vue.»
 
Quand Simone fit cette réflexion, les deux coups de timbre annonçant
sa visite avaient déjà retenti, et le valet de pied lui ouvrait toute
grande la porte vitrée de la vérandah. Un second domestique lui fit
traverser une galerie où des feuillages luisaient sous des rayons
électriques, puis le hall et le grand salon, avant de crier son nom
devant une portière olive et vieux rose drapée somptueusement.
 
Elle entra dans la jolie pièce Louis XVI où Gisèle tenait son _five
o'clock_.
 
Il n'y avait que trois femmes, et les deux amies s'embrassèrent.
 
Gisèle avait vingt-huit ans. C'était une brune, qui, artificiellement,
donnait à sa chevelure des tons de cuivre. Dans une toute petite tête
fine de médaille, elle ouvrait d'immenses yeux sombres, noyés, des
yeux dont le lourd et doux regard se posait comme un contact, des yeux
de langueur, des yeux de vertige. Grande, avec un corps très souple,
elle paraissait presque trop maigre; pourtant ses mains n'étaient pas
sèches; au contraire, des fossettes trouaient leur chair blanche,
finement pétrie en un moule très pur. Sous les ongles roses, comme
dans la pourpre des lèvres, un sang vigoureux et coloré circulait, que
n'eût point trahi le teint du visage avec sa délicatesse de camélia.
Cette belle créature était vêtue d'un corsage tout en valenciennes sur
mousseline de soie couleur paille, et d'une longue jupe en lourd broché
noir dont la traîne ondulait derrière elle. Quand elle se leva pour
embrasser Simone, sa taille flexible se cambra sur ses minces hanches
avec tant de liberté que l'une de ses visiteuses chuchota vers sa
voisine:
 
Vous voyez bien qu'elle ne porte pas de corset.
 
Après cette remarque, la dame se leva pour prendre congé. Les deux
autres l'imitèrent. Gisèle resta seule avec Simone.
 
Ah! dit celle-ci en se laissant tomber au fond d'une bergère, que la
vie est bête, ma pauvre mignonne!
 
Quand on la prend comme toi, dit Gisèle avec une voix lente, sans
timbre, mais d'une pénétrante douceur et qu'on avait envie d'entendre
encore.
 
Elle s'était approchée de la table à thé; maintenant elle préparait une
tasse pour son amie.
 
Eh! tu ne prends pas l'existence autrement que moi, dit vivement
Simone. Au fond tu es la plus honnête femme du monde, bien que tu
t'amuses à poser pour le sphinx, et qu'avec tous tes paradoxes tu
risques ta réputation.
 
Bah! fit Gisèle, tu n'as pas besoin de me défendre à tes propres yeux.
Je sais trop qu'un jour ou l'autre, nous serons brouillées à mort.
 
Oh! ma chérie, ne dis pas cela.
 
Allons!... Tu m'as déjà fait entendre que ton mari n'aime pas que nous
nous voyions trop souvent.
 
Jamais!... Gisèle!... Jamais je ne t'ai fait la moindre allusion...
 
Mettons que je l'aie deviné. Mais je ne t'en veux pas, ma petite
Simone, ajouta Mme Chambertier, en poussant un pouf à côté de son amie,
pour s'asseoir tout près d'elle et lui passer un bras à la taille.Nous
sommes tellement différentes, vois-tu!
 
C'est absurde ce que tu dis là, Gisèle. On croirait que tu répètes
cela pour me faire de la peine.
 
Eh bien! je ne le dirai plus, reprit Mme Chambertier en se levant,
jusqu'à ce que tu t'en aperçoives par toi-même. Comment va ta petite
Paulette?
 
Très bien. Non... c'est-à-dire, elle est un peu enrhumée. Voyons,
pourquoi sommes-nous si différentes?...
   

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