justice de femme 21
Ils poursuivirent leur ascension. Ils parlèrent de l'ancienne
forteresse, dans l'enceinte ruinée de laquelle ils pénétraient
maintenant. Ils se firent mutuellement remarquer des détails du
paysage. Quand ils parvinrent au pied des vieilles tours, d'où
l'on découvre une vue toute différente, M. d'Espayrac fut étonné
d'apercevoir, en perdant la perspective de la mer, un paysage de
montagnes. De toutes parts des collines s'étageaient, et la violente
lumière, en accentuant leurs ombres, leur prêtait un relief saisissant.
Entre elles, une vallée s'élargissait, où l'on voyait courir, avec une
blancheur de satin parmi la verdure des vignes, la route de Toulon. Un
sinueux cours d'eau faisait, par places, des taches d'un bleu si vif
qu'il en était invraisemblable; et des bastides aux toits de tuiles
rouges s'éparpillaient, abritées pour la plupart contre le mistral
par une muraille de hauts ifs pointus, qui s'alignaient au bord des
jardins pleins de roses, avec une rigidité funéraire.
—Maintenant, regardez les Alpes, dit Mme Mervil.
—Où donc? demanda Jean.
Il fallait une certaine application pour distinguer leurs vagues cimes,
d'un dessin si vaporeux, à peine plus pâle que le bord argenté du ciel,
entre les déchiquetures noires des montagnes des Maures. Mais, quand on
avait nettement aperçu l'un des glaciers, on en découvrait un autre,
puis un autre encore; toute la chaîne, là-bas, déroulait dans l'azur
l'éternité de ses neiges... Et ces blancs sommets entrevus s'emparaient
de l'imagination, qu'ils remplissaient tout entière de leur lointaine
majesté.
—A présent, dit Simone, il nous faut revenir un peu sur nos pas si nous
voulons explorer les ruines.
Elle ramena M. d'Espayrac devant l'entrée de la forteresse. Ils
s'arrêtèrent pour examiner dans la pierre les rainures où, des siècles
auparavant, glissait quelque porte massive, que l'on hissait avec des
chaînes, et ils reconnurent les mortaises où s'enfonçaient les barres
de fer dont on la fortifiait à l'intérieur. Des escaliers s'offraient
dans l'épaisseur même des murailles; ils y montèrent pour jeter un
regard par les jours étroits d'où les assiégés surveillaient l'ennemi.
Ils se penchèrent sur les mâchicoulis par où ruisselaient autrefois
l'huile et la poix bouillantes. Ils voulurent explorer une salle de
garde voûtée, suspendue à l'angle d'une tour, et par les étroites
ouvertures de laquelle on découvrait tout le pays. Pour y parvenir, il
n'y avait plus d'autre chemin que la crête d'un mur élevé, sur laquelle
on ne pouvait marcher sans imprudence, surtout à cause de l'effritement
des pierres. Simone s'y risqua par bravade; Jean la suivit; et le
sentiment de ce réel danger rouvrit la source de leurs émotions plus
tendres. Dans ce repaire de soldats, où c'est à peine si l'on pouvait
tenir debout sans se courber, et où régnait depuis mille ans peut-être
la même demi-obscurité lugubre, Jean reprit la main de Simone et lui
demanda si elle ne l'avait pas aimé.
—Ne parlez plus de cela, dit-elle. J'étais folle... j'étais coupable...
—M'aimiez-vous?
—Soyez généreux. Ne me demandez rien...
—Et vous, soyez franche! Parbleu! je ne vous reprendrai pas de force...
Et nous n'avons rien à nous cacher. M'avez-vous aimé, Simone?
—Vous le savez bien.
—Alors vous m'aimerez encore. Et vous vous repentirez de ce que vous
faites aujourd'hui, quel qu'en soit le motif.
—Le motif!... Ah! Jean, si vous saviez comme je voudrais être comprise
par vous! Est-ce possible que vous ne puissiez être que mon amant ou
mon ennemi?
—Oui, dit-il d'une voix dure, vous êtes comme toutes les femmes: vous
voudriez reprendre votre personne et garder mon amour. Si, au lieu
d'indignation, je vous montrais de la souffrance, votre nouvelle vertu
ne vous coûterait guère.
—Mon Dieu!... gémit-elle.
Et, sur un geste qu'il fit, comme pour la saisir, elle ajouta:
—Sortons, nous n'avons plus rien à nous dire.
Un éclair de folie traversa le cerveau de Jean.
—Si! murmura-t-il, si, j'ai quelque chose à te dire... Simone... Ah!
Simone...
Déjà il l'étreignait, emporté de colère et de désir, dominé lui-même
par sa résolution farouche. Il parut à Simone adorable et effrayant.
Pourtant elle eut la suprême force de lui résister; elle se tordit
sur son bras, détournant la bouche de ces lèvres dont elle redoutait
tant la douceur. Alors il ne se posséda plus... Ses mains devinrent
brutales... Mais elle, qui luttait silencieusement, les dents serrées,
les nerfs roidis, tout à coup eut une inspiration; elle jeta un cri:
—Ah!... vous me faites mal!...
Ce fut si sincère et si déchirant qu'il eut peur: car il n'avait
pas mesuré sa violence, et il crut lui avoir tordu cruellement le
poignet. Dans sa surprise, il la lâcha presque... Elle fit un effort,
se dégagea, bondit hors de l'ouverture, et... se mit à courir sur
l'étroite crête de la muraille.
Le cœur de Jean cessa de battre; ce garçon robuste sentit ses bras
s'amollir, ses jambes se briser... Cela dura quelques secondes, puis il
vit Simone atteindre saine et sauve l'extrémité du périlleux chemin;
mais elle avait chancelé vers la fin de la course; une pierre, détachée
sous ses pas, tomba dans le vide et rebondit sur le rocher avec un
bruit sourd, à une vingtaine de mètres au-dessous.
M. d'Espayrac ne recouvra pas tout de suite assez de sang-froid pour
la suivre; un tel trouble le secouait encore qu'il ne se croyait
pas le pied suffisamment sûr. A la fin, il se hasarda, non sans une
appréhension plus grande que lorsqu'il avait passé la première fois.
Quand il fut de l'autre côté, il ne trouva plus Mme Mervil; mais,
s'étant engagé dans l'escalier qui subsiste à cet endroit au flanc de
la ruine, il aperçut de nouveau la jeune femme; elle descendait les
lacets de la colline, précipitamment, comme pour le fuir.
A cette vue, tout s'effaça dans l'esprit de Jean, excepté son
ressentiment furieux. Ah! elle avait couru un danger mortel plutôt
que de lui appartenir une fois de plus! Ah! elle l'avait repoussé,
presque frappé, comme un manant trop audacieux, elle qui naguère
s'abandonnait entre ses bras! Eh bien, il ne songerait pas à elle
une heure de plus. Elle ne compterait pas dans sa vie plus que ces
créatures de hasard dont on s'amuse et qu'on oublie. Elle valait moins
que ces créatures, d'ailleurs; celles-là sont forcées par le besoin de
remplir leur triste métier. Tandis que Simone Mervil!... Les syllabes
de ce nom, mentalement prononcées, causaient encore à d'Espayrac
une secousse d'émotion et de regret; puis la colère le soulevait de
nouveau quand s'éveillait le souvenir des humiliations subies. «Ah!»
pensait-il, «comme elle eût été punie, si, après la façon dont elle
s'est débarrassée de moi par sa feinte maladie et par son voyage,
elle ne m'avait pas vu la poursuivre jusqu'à Hyères! Ou, du moins,
si ce matin je n'avais pas eu la bêtise de lui rappeler le passé, de
la supplier, et même... Sacrebleu, que j'ai été idiot! J'aurais dû
savoir que rien au monde ne vaut pour les femmes le plaisir d'affoler
jusqu'à la violence le désir d'un homme, puis de le planter là pour se
draper dans leur vertu. C'est le bonheur complet pour elles, et tout y
trouve son compte: leur vanité, leur embryon de conscience morale, leur
cruauté naturelle, et même leurs sens paresseux, que cette excitation
émoustille et satisfait. Je commence à croire, parole d'honneur, que la
vertu de ces pécores-là est plus vicieuse que leurs vices!»
Cette conclusion amenait M. d'Espayrac dans le champ d'oliviers, où,
tout à l'heure, il avait embrassé Simone sans qu'elle se défendît.
«J'aurais dû la jeter sur cette herbe-là,» se dit-il. «Elle voulait
bien alors. J'ai parlementé, c'est ce qui m'a perdu.»
Il l'aperçut, appuyée contre un arbre, son fin visage tout pâle, et qui
regardait la mer. Il ralentit le pas, pour lui donner le temps de se
remettre en marche. Mais elle se détourna, le vit, et ne bougea pas.
—Vous m'attendez, madame? lui demanda-t-il quand il fut tout près.
—Oui, monsieur, il faut bien que nous rentrions ensemble.
Elle repartit en avant. Et tous deux, sans ajouter une parole,
descendirent les degrés de schiste, le sentier bordé de roses, et enfin
les marches de pierre qui les amenèrent devant la maison.
Gisèle, se penchant hors d'une fenêtre, cria:
—Eh bien, était-ce beau? Vous restez déjeuner avec nous, monsieur
d'Espayrac?
—Certainement, madame, avec le plus grand plaisir, dit-il d'un air
plein d'entrain.
Il se jeta dans un fauteuil d'osier, à l'ombre d'un groupe de poivriers
aux fines chevelures, tandis que Mme Mervil ouvrait des lettres,
apportées en son absence, et qu'un domestique venait de lui remettre.
Un instant après, Mme Chambertier parut dans l'embrasure du porche,
entre l'encadrement du lierre. Elle portait une robe d'une nuance
fausse et charmante, avec une petite veste en point de Venise appliquée
sur le corsage; ses longs yeux avaient une douceur plus alanguie
encore que de coutume; entre ses lèvres si rouges, retroussées d'un
peu d'ironie, brillaient ses dents humides, et ses cheveux noirs, aux
artificiels reflets de cuivre, ajoutaient à sa physionomie quelque
chose de voluptueux et de barbare.
Simone, qui releva les yeux, fut frappée de sa beauté.
—Tu as de mauvaises nouvelles? Qu'est-ce qui arrive? Tu es blanche
comme un linge!... s'écria Mme Chambertier.
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