2016년 3월 30일 수요일

justice de femme 6

justice de femme 6



Comme elle traversait le grand salon, elle aperçut à côté d'elle,
inévitablement, le visage coloré de Chambertier, avec son air de bon
chien craintif.
 
Permettez que je vous accompagne, disait-il.
 
Puis, quand ils arrivèrent près de la serre, qu'il fallait traverser
pour sortir:
 
Ne restez pas si longtemps sans venir voir Gisèle, je vous en prie!
fit-il, suppliant. Vous avez sur elle une si bonne influence!...
 
Il ajouta que cela n'avait pas marché du tout ce mois-ci. Mme
Chambertier avait eu des colères, des bouderies, des fantaisies
absolument déraisonnables.
 
Tout ce que je lui dis l'exaspère... Ce n'est pas sa faute... Je sais
bien... Ce sont les nerfs... Et puis, je m'y prends mal sans doute...
Au fond, je ne connais pas les femmes, moi. Je ne suis pas un don
Juan... Je ne sais pas ce qu'il faut leur dire.
 
Simone lui pressa la main, n'ayant pas la tête à lui répondre.
 
Et le gros homme baisa cette main, avec un peu trop de reconnaissance
peut-être, murmurant:
 
Que vous êtes bonne!... Ah! que la vie est mal faite... Si seulement
c'était vous que j'avais rencontrée!...
 
Simone s'échappa, honteuse de se répéter cette exclamation avec une
sorte de plaisir. La nullité de ce brave homme rendait son hommage
banal et fade jusqu'à l'écœurement. Mais il était le mari de Gisèle,
une des femmes les plus belles et les plus intelligentes de Paris...
 
«Eh quoi! je suis donc un monstre?» pensa Mme Mervil.
 
Pourtant l'humiliante satisfaction qu'elle éprouvait redoubla sur cette
réflexion: «Ah! bien, si Jean d'Espayrac fait la cour à Gisèle, il
verra que ce n'est pas tout rose. Avec ce caractère qu'elle a, elle lui
en donnera de l'agrément!...»
 
Alors elle tressaillit à la pensée que si Mme Chambertier s'éprenait de
M. d'Espayrac, elle irait jusqu'au bout de cet amour, n'ayant pas de
scrupule qui pût l'en empêcher. «Ce serait abominable!» se dit Simone.
 
Elle était de nouveau enfermée dans sa voiture, livrée à la fièvre de
ses impressions, et enveloppée par cette autre fièvre intense qui est
le mouvement de Paris, dans la nuit éclaboussée de lumières, un soir de
décembre, vers six heures. A chaque instant le coupé s'arrêtait, pris
dans un encombrement. On entendait les jurons et les rires des cochers,
puis on repartait, d'une secousse lente, pour s'arrêter encore, trois
pas plus loin. Les ombres noires des passants pressés filaient entre
le nez des chevaux et les roues des véhicules. Les paquets de papier
pâleces étrennes de vingt-neuf sous ou de vingt-neuf louis dont la
plupart avaient les mains encombréesfaisaient des taches claires
contre leurs vêtements obscurs. Une charrette à bras, chargée de
chevaux mécaniques, en des attitudes cabrées, tous crins au vent,
accrocha la voiture de Simone, mais se dégagea tout aussitôt, sans
autre accident qu'un léger choc. Et elle regarda ces jouets pimpants,
dont les lanternes claires du coupé faisaient briller le bois verni,
les roues d'acier, les selles de velours. Elle soupira à la fois de
n'avoir pas de fils et de n'être plus elle-même une enfant. Puis elle
sourit en songeant à sa petite Paulette, qui, si elle osait, se ferait
donner des étrennes de garçon. «Bah! elle aura bientôt un cheval
vivant. Roger va lui faire commencer des leçons de manège.»
 
Roger... Paulette... Toute l'agitation de Simone se fondit en un
accès de tendresse éperdue pour ces deux êtres. «Mais oui, je suis
heureuse... Je les possède, ils sont à moi... Ils m'aiment... Je les
adore!»
 
Elle siffla dans le tube acoustique et dit à son cocher de la conduire
au théâtre des FANTAISIES-LYRIQUES. «Je demanderai au concierge si M.
Mervil y est encore et nous reviendrons ensemble. Roger sera content.
Je n'ai pas été gentille avec lui tout à l'heure. Et je sais ce que
je vais faire... Je l'interrogerai franchement à propos de cette
actrice. Il aura oublié de m'en parler... Elle ne doit pas être bien
intéressante... Une doublure!...»
 
Un bien-être singulier inondait maintenant le cœur de Simone. Elle se
voyait revenant à côté de son mari, dans l'intimité de cette voiture
close, et lui parlant, l'écoutant avec la confiance profonde, mais un
peu craintive, qu'il avait su lui inspirer. Les impressions mauvaises
de la journée allaient disparaître. Oh! comme elle avait hâte de le
revoir! Comme cette course lui paraissait lente à travers les rues
encombrées!
 
On approchait pourtant. La voiture tourna dans une courte rue élégante,
où blanchissaient des lumières électriques, à proximité du boulevard.
Mais, avant d'atteindre le théâtre, il fallut subir encore un arrêt.
Simone abaissa l'une des glaces, et, dans son impatience, pencha un
peu la tête. La sensation d'un froid mortel, qui n'était pas celui du
dehors, hérissa, sous la chaleur des fourrures, sa chair délicate. Elle
apercevait Roger, qui, précisément, sortait par la porte des artistes,
et qui ne sortait pas seul. Une femme, enveloppée d'une magnifique
pelisse de loutre, et sur la tête rousse de laquelle tremblait une
aigrette scintillante, traversa le trottoir à ses côtés. Tous deux
s'approchèrent d'un équipage dont un valet de pied ouvrit la portière.
Mais Roger Mervil fit un geste de dénégation et appela un fiacre. La
femme dit un mot au domestique. L'équipage partit à vide, faisant
enfin place au coupé de Mme Mervil. Mais, quand ce coupé arriva devant
le théâtre, Simone avait eu le temps de voir son mari monter dans le
fiacre avec cette étrangère, et s'éloigner dans une autre direction.
 
Elle était anéantie. La force lui manquait pour faire un mouvement.
Elle avait dans la tête une sensation de vide, et dans le cœur une
douleur folle, atroce, une douleur à crier. La première idée nette qui
lui revint, ce fut celle de son cocher, qui attendait.
 
«Pourvu qu'il n'ait rien remarqué!» pensa-t-elle.
 
Et, pour faire semblant de n'avoir elle-même rien vu, elle eut le
courage de descendre, bien que toute chancelante sur ses jambes
amollies par l'émotion, de franchir le trottoir, d'entrer s'informer
chez la concierge.
 
Quand elle se trouva dans le corridor bien éclairé, quand elle poussa
la porte de la loge, où une vieille figure familière l'accueillit d'un
salut empressé, elle eut tout à coup le sentiment qu'elle avait rêvé,
ou mal observé, ou mal interprété quelque chose de tout naturel.
 
Elle demanda:
 
M. Mervil est-il encore là? avec presque l'espoir qu'on pouvait lui
répondre «oui».
 
M. Mervil quitte le théâtre à l'instant, fut la réplique immédiate.
 
Simone reprit, en tâchant d'arrêter le tremblement de ses lèvres:
 
N'est-il pas sorti avec... avec le directeur, M. Fournière?
 
La concierge, méfiante et subitement sur ses gardes, ne dit pas avec
qui M. Mervil était sorti. Mais elle crut pouvoir parler du directeur:
 
M. Fournière n'est pas venu au théâtre aujourd'hui, madame.
 
* * * * *
 
Un moment après, comme Simone, rentrée chez elle, disait à sa femme
de chambre: «Qu'on ne serve pas encore. Dites à la cuisine qu'il faut
attendre Monsieur,» on lui apporta un télégrammeun _petit bleu_sur
lequel elle reconnut l'écriture de son mari.
 
Elle déchira les bords durcis de gomme, et lut d'emblée toute la phrase:
 
«Dîne ce soir sans moi, ma chère amie, avec Paulette, qui tiendra
gentiment compagnie à sa petite maman. Fournière m'emmène pour
toute la soirée, au sortir de la répétition. Excuse-moi, nous
avons à causer d'affaires.»
 
«Ton ROGER.»
 
 
 
 
IV
 
 
Mervil n'avait jamais trompé sa femme. Du moins il ne croyait pas
l'avoir trompée lorsqueétant allé faire jouer une de ses opérettes
à Madridil avait accepté durant trois semaines les faveurs offertes
par une dugazon espagnole. Pour se persuader qu'il trompait Simone,
Roger Mervil aurait eu besoin de sentir son cœur et sa pensée, comme
sa chair, absorbés, possédés, satisfaits par une autre femme; il lui
eût fallu concevoir le désir de mettre dans sa vie, pour toujours, à
toute heure, une autre compagne que celle qui partageait sa maison,
ses affections, ses soucis, ses joies, ses habitudes. Tant qu'il
n'imaginait pas une autre femme à la place de la sienne; bien plus,
tant qu'il n'imaginait pas même l'avenir possible autrement que
traversé côte à côte avec cette chère créature, comment eût-il cru
la trahir? Comment eût-il cru seulement lui faire le moindre tort?
Ainsi que la plupart des hommes, il n'attachait aucune importance à
la passagère réalisation d'un caprice sensuel. Et si quelqu'un, à ce
sujet, eût prononcé devant lui les mots d'adultère et de trahison, il
n'aurait pu se retenir de hausser les épaules.
 
Toutefois il avait souventdans sa carrière d'homme de théâtre, où
les occasions le cherchaientrésisté à des tentations de ce genre.
Simplement par la crainte d'un hasard fâcheux, qui pouvait éveiller
chez Simone une jalousie, puérile peut-être, mais à coup sûr cruelle.
Et aussi par répugnance du mensonge à prononcer, du prétexte à
fabriquer, en face de cette limpidité, de cette confiance, qui
rendaient si beau le regard de sa jeune femme.
 

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