Le franc-macon eut une petite toux de vieillard, il appela
son domestique.
≪Les chevaux? demanda-t-il.
--On vient d'en
amener. Vous ne vous reposerez pas un peu?
--Non, fais
atteler.≫
≪Partira-t-il vraiment sans m'avoir initie a sa pensee et sans
m'avoir mis dans la bonne voie? se disait Pierre, qui s'etait leve, et
marchait dans la chambre, la tete baissee. Oui, j'ai mene une vie
meprisable, mais je ne l'aimais pas, je n'en voulais pas!... Et cet homme
connait la verite et il peut me l'enseigner!≫
Le voyageur, ayant
acheve d'arranger ses paquets, se tourna vers lui et lui dit d'un ton
indifferent et poli:
≪De quel cote vous dirigez-vous,
monsieur?
--Je vais a Petersbourg, repondit Pierre avec une certaine
hesitation, et je vous remercie! Je suis tout a fait de votre avis: ne pensez
pas que je sois aussi mauvais. J'aurais sincerement desire etre tel que
vous auriez voulu me voir, mais je n'ai jamais ete secouru par
personne!... Je me reconnais coupable!... Aidez-moi, enseignez-moi, et
peut-etre qu'un jour...≫ Un sanglot lui coupa la parole.
Le
franc-macon garda longtemps le silence; il reflechissait: ≪Dieu seul peut
vous venir en aide, mais le secours que notre ordre est en mesure de vous
donner vous sera accorde. Puisque vous allez a Petersbourg, remettez ceci au
comte Villarsky (il tira un portefeuille, et, sur une grande feuille pliee en
quatre, il ecrivit quelques mots). Maintenant, encore un conseil: consacrez
les premiers temps de votre sejour a l'isolement et a l'etude de vous-meme.
Ne reprenez pas votre ancienne existence. Bon voyage, monsieur, ajouta-t-il
en voyant entrer son domestique, et bonne chance!≫
Le voyageur
s'appelait Ossip Alexeievitch Basdeiew, comme Pierre le vit dans le livre du
maitre de poste. Basdeiew etait un franc-macon et un martiniste tres connu du
temps de Novikow. Longtemps apres son depart, Pierre continua a marcher sans
penser a se coucher, sans penser meme a partir, se reportant a son passe
corrompu, et se representant, avec cette exaltation de l'homme qui veut se
regenerer, cet avenir de vertu irreprochable, qui lui paraissait si facile a
realiser. Il lui semblait qu'il ne s'etait perverti que parce qu'il avait
oublie, a son insu, tout ce qu'il y avait de douceur dans le bien. Ses doutes
s'etaient dissipes: il croyait fermement a l'union fraternelle de tous les
hommes, n'ayant d'autre but que s'entr'aider sur le chemin de la vertu. C'est
ainsi qu'il comprenait l'ordre et les principes de la
franc-maconnerie.
III
Arrive chez lui, Pierre ne fit part
a personne de son retour. Il s'enferma et passa ses journees a lire Thomas A.
Kempis, qui lui avait ete remis, il ne savait par qui, et il n'y voyait
qu'une chose, la possibilite, jusque-la inconnue pour lui, d'atteindre a la
perfection, et de croire a cet amour fraternel et actif entre les hommes, que
lui avait depeint Basdeiew. Une semaine apres son arrivee, le jeune
comte polonais Villarsky, qu'il ne connaissait que fort peu, entra chez lui
un soir, avec cet air solennel et officiel qu'avait eu le temoin
de Dologhow. Il referma la porte, et s'etant bien assure qu'il n'y
avait personne dans la chambre:
≪Je suis venu chez vous, lui dit-il,
pour vous faire une proposition. Une personne, tres haut placee dans notre
confrerie, a fait des demarches pour que vous y soyez admis avant le terme et
m'a propose d'etre votre parrain. Accomplir la volonte de cette personne est
pour moi un devoir sacre. Desirez-vous entrer, sous ma garantie, dans
la confrerie des francs-macons?≫
Le ton froid et severe de cet homme,
qu'il n'avait vu qu'au bal, coquetant, avec un aimable sourire sur les
levres, dans la societe des femmes les plus brillantes, frappa
Pierre.
≪Oui, je le desire,≫ repondit-il.
Villarsky inclina la
tete:
≪Encore une question, comte, a laquelle je vous prie de repondre,
non comme un membre futur de notre societe, mais en galant homme et en
toute sincerite: avez-vous renie vos opinions passees? Croyez-vous en
Dieu?≫
Pierre reflechit:
≪Oui, repondit-il, je crois en
Dieu!
--Dans ce cas...≫ Pierre l'interrompit encore: ≪Oui, je crois en
Dieu!
--Partons alors, ma voiture est a vos ordres.≫
Villarsky se
tut pendant le trajet. A une question de Pierre, qui lui demandait ce qu'il
avait a faire et a repondre, il se borna a lui dire que des freres, plus
dignes que lui, l'eprouveraient, et qu'il n'avait qu'a dire la
verite.
Entres sous la porte cochere d'une grande maison ou se trouvait
la loge, ils monterent un escalier obscur et arriverent a une
antichambre eclairee; ils s'y debarrasserent de leurs pelisses pour passer
dans une piece voisine. Un homme, etrangement habille, parut sur le seuil de
la porte. Villarsky s'avanca, lui dit quelques mots a l'oreille,
en francais, et, ouvrant ensuite une petite armoire qui contenait
des habillements que Pierre voyait pour la premiere fois, il en tira
un mouchoir, lui banda les yeux, et, comme il le lui nouait derriere
la tete, quelques cheveux se trouverent pris dans le noeud. L'attirant
a lui, il l'embrassa, le prit par la main et l'emmena. Le gros Pierre,
mal a l'aise sous ce bandeau qui le tiraillait, les bras ballants,
souriant d'un air timide, suivit Villarsky d'un pas mal assure.
≪Quoi
qu'il vous arrive, dit ce dernier en s'arretant, supportez-le avec courage,
si vous etes decide a etre des notres. (Pierre fit un signe affirmatif.)
Quand vous entendrez frapper a la porte, vous oterez votre bandeau. Courage
et espoir!...≫ et il sortit en lui serrant la main.
Reste seul, Pierre se
redressa et porta involontairement la main au bandeau pour l'enlever, mais il
l'abaissa aussitot. Les cinq minutes qui s'ecoulerent lui parurent une heure;
ses jambes se derobaient sous lui, ses mains s'engourdissaient; il se sentait
fatigue et eprouvait les sensations les plus diverses: il avait peur de ce
qui l'attendait et peur de manquer de courage; sa curiosite etait eveillee,
mais ce qui le rassurait, c'etait la certitude d'entrer enfin dans la voie de
la regeneration et de faire le premier pas dans cette existence active
et vertueuse, a laquelle il n'avait cesse de rever depuis sa
rencontre avec le voyageur. Des coups violents se firent entendre. Pierre ota
son bandeau et regarda. La chambre etait obscure; une petite
lampe, repandant une faible lumiere, qui sortait d'un objet blanc place sur
une table couverte de noir, a cote d'un livre ouvert, brulait dans un
coin. Ce livre etait l'Evangile, cet objet blanc etait un crane avec ses
dents et ses cavites. Tout en lisant le premier verset de l'evangile de
saint Jean: ≪Au commencement, etait le Verbe et le Verbe etait en Dieu,≫
il fit le tour de la table et apercut un cercueil plein d'ossements:
il n'en fut pas surpris, il s'attendait a des choses extraordinaires.
Le crane, le cercueil, l'Evangile ne suffisant pas a son
imagination excitee, il en demandait davantage et regardait autour de lui,
en repetant ces mots: ≪Dieu, mort, amitie fraternelle...≫ paroles
vagues, qui symbolisaient pour lui une vie toute nouvelle. La porte s'ouvrit,
et un homme de petite taille entra; la brusque transition de la lumiere
aux demi-tenebres de cette chambre le fit s'arreter un instant, et il
avanca avec prudence vers la table, sur laquelle il posa ses mains
gantees.
Ce petit homme portait un tablier de cuir blanc, qui descendait
de sa poitrine jusque sur ses pieds, et sur lequel s'etalaient, autour de
son cou, une sorte de collier et une haute fraise entourant sa
figure allongee par le bas.
≪Pourquoi etes-vous venu ici? demanda le
nouveau venu, en se tournant du cote de Pierre. Pourquoi vous, incredule a la
verite, aveugle a la lumiere, pourquoi etes-vous venu ici, et que voulez-vous
de nous? Est-ce la sagesse, la vertu et le progres que vous
cherchez?≫
Au moment ou la porte s'etait ouverte, Pierre avait eprouve la
meme terreur religieuse qu'il ressentait clans son enfance pendant
la confession, lorsqu'il se trouvait tete-a-tete avec un homme qui,
dans les conditions habituelles de la vie, lui aurait ete
completement etranger, et qui devenait son proche, de par le sentiment de
la fraternite humaine Pierre, emu, s'approcha du second Expert
(ainsi s'appelait dans l'ordre maconnique le frere charge de preparer
le recipiendaire qui demandait l'initiation), et il reconnut un de
ses amis, nomme Smolianinow. Cela lui fut desagreable; il aurait prefere
ne voir dans le nouveau venu qu'un frere, qu'un instructeur bienveillant
et inconnu. Il fut si longtemps sans repondre que l'Expert renouvela
sa question.
≪Oui; je... je... veux me regenerer.
--C'est
bien,≫ dit Smolianinow, et il continua: ≪Avez-vous une idee des moyens qui
sont a notre disposition pour vous aider a atteindre
votre but?
--Je... j'espere... etre guide... secouru..., repondit
Pierre d'une voix tremblante qui l'empechait de s'exprimer
nettement.
--Comment comprenez-vous la franc-maconnerie?
--Je
pense que la franc-maconnerie est la fraternite et l'egalite parmi les hommes
avec un but vertueux.
--C'est bien, dit l'Expert satisfait de sa reponse.
Avez-vous cherche le moyen d'y arriver par la religion?
--Non, l'ayant
jugee contraire a la verite, dit-il si bas que l'Expert eut peine a entendre
sa reponse et la lui fit repeter; j'etais un athee, reprit-il.
--Vous
cherchez la verite pour vous soumettre aux lois de la vie; par consequent,
vous cherchez la sagesse et la vertu?
--Oui.≫
L'Expert croisa ses
mains gantees sur sa poitrine et poursuivit:
≪Mon devoir est de vous
initier au but principal de notre ordre; s'il est conforme a celui que vous
desirez atteindre, vous en deviendrez un membre utile. La base sur laquelle
il repose et de laquelle aucune force humaine ne peut le renverser, c'est la
conservation et la transmission a la posterite de mysteres importants qui
sont parvenus jusqu'a nous a travers les siecles les plus recules, a partir
meme du premier homme, et d'ou depend le sort de l'humanite; mais personne ne
peut les connaitre et en profiter, avant de s'etre prepare, par une longue
et constante purification, a en penetrer le sens. Notre second but est
de soutenir nos freres, de les aider a ameliorer leur coeur, a se
purifier, a s'instruire avec les moyens decouverts par les sages et legues
par la tradition et a se preparer a se rendre dignes de cette initiation.
En epurant et en corrigeant nos freres, nous nous employons a epurer et
a corriger l'humanite tout entiere, en les lui offrant comme
exemples d'honnetete et de vertu, et en employant toutes nos forces a
lutter contre le mal qui regne dans le monde. Reflechissez a ce que je viens
de vous dire!...≫ et il quitta la chambre.
≪Lutter contre le mal qui
regne dans le monde!...≫ se dit Pierre, et il vit se derouler a ses yeux
cette sphere d'action si nouvelle pour lui. Il se voyait exhortant des hommes
egares, comme il l'etait lui-meme deux semaines auparavant, des hommes
corrompus et malheureux, qu'il aidait en parole et en action, des oppresseurs
auxquels il arrachait leurs victimes. Des trois buts enumeres par l'Expert,
le dernier--la regeneration du genre humain--etait celui qui le seduisait le
plus; les mysteres importants ne faisaient qu'eveiller sa curiosite et ne
lui paraissaient pas essentiels. Le second, la purification de
soi-meme, l'interessait peu, car il eprouvait deja la jouissance intime de
se sentir completement corrige de ses vices passes et tout pret pour
le bien.
Une demi-heure apres, l'Expert rentra pour initier le
recipiendaire aux sept vertus dont les sept marches du temple de Salomon sont
le symbole, et que chaque franc-macon devait s'appliquer a developper en soi.
Les sept vertus etaient: 1° la discretion, ne pas trahir les secrets
de l'ordre; 2° l'obeissance aux superieurs de l'ordre; 3° les
bonnes moeurs; 4° l'amour de l'humanite; 5° le courage; 6° la generosite;
7° l'amour de la mort.
≪Pour vous conformer au septieme article,
pensez souvent a la mort, afin que pour vous elle perde ses terreurs, elle
cesse d'etre l'ennemie, et qu'elle devienne au contraire l'amie qui delivre
de cette vie de miseres l'ame accablee par les travaux de la vertu, pour la
conduire dans le lieu des recompenses et de la paix.≫
≪Oui, ce doit
etre ainsi, se dit Pierre, quand il fut de nouveau laisse a ses reflexions
solitaires; mais je suis si faible, que j'aime encore mon existence, dont je
saisis peu a peu et a present seulement le veritable but.≫ Quant aux cinq
autres vertus, qu'il comptait sur ses doigts, il les sentait en lui: le
courage, la generosite, les bonnes moeurs, l'amour de l'humanite, et surtout
l'obeissance, qui ne lui paraissait pas une vertu, mais un allegement et un
bonheur, car rien ne pouvait lui etre plus doux que de se decharger de sa
volonte et de se soumettre a celle des guides qui connaissaient la
verite.
L'Expert reparut pour la troisieme fois, et lui demanda si sa
decision etait inebranlable et s'il se soumettrait a tout ce qui serait exige
de lui:
≪Je suis pret a tout, repondit Pierre.
--Je dois encore
vous declarer que notre ordre ne se borne pas aux paroles pour repandre ses
verites, mais qu'il emploie d'autres moyens, plus forts peut-etre que la
parole, sur celui qui cherche la sagesse et la vertu. Le decor de cette
≪chambre des reflexions≫ doit, si votre coeur est sincere, vous en dire plus
que des discours, et vous aurez maintes fois l'occasion, en avancant plus
loin, de voir de semblables symboles. Notre ordre, comme les societes de
l'antiquite, repand son enseignement au moyen d'hieroglyphes, qui sont la
designation d'une chose abstraite et qui contiennent en eux les proprietes
memes de l'objet qu'ils symbolisent.≫
Pierre savait parfaitement ce
qu'etait un hieroglyphe, mais pressentant l'approche des epreuves, il
ecoutait en silence.
≪Si vous etes definitivement decide, je vais
proceder a l'initiation: en temoignage de votre generosite, vous allez me
remettre tout ce que vous avez de precieux.
--Mais je n'ai rien sur
moi, dit Pierre, qui croyait qu'on lui demandait tout ce qu'il
possedait.
--Ce que vous avez sur vous: montre, argent,
bagues...≫
Pierre tira a la hate sa montre, sa bourse, et eut beaucoup de
peine a retirer sa bague de mariage, qui serrait son gros doigt.
≪En
signe d'obeissance, je vous prie de vous deshabiller.≫
Pierre ota son
frac, son gilet, sa botte gauche; le franc-macon lui ouvrit sa chemise du
cote gauche de la poitrine, et releva son pantalon, egalement du cote gauche,
plus haut que le genou. Pierre se disposait a repeter la meme ceremonie du
cote droit, pour en epargner la peine a l'Expert, lorsque celui-ci l'arreta
et lui tendit une pantoufle pour mettre a son pied gauche. Honteux, confus,
embarrasse comme un enfant de sa maladresse, il attendait, les bras pendants,
les pieds ecartes, les instructions qui devaient suivre:
≪Enfin, en
signe de sincerite, faites-moi l'aveu de votre principal defaut?
--Mon
defaut principal? Mais j'en ai tant!
--Le defaut qui vous entrainait le
plus souvent a hesiter sur le chemin de la vertu?≫
Pierre
cherchait:
≪Est-ce le vin, la gourmandise, l'oisivete, la paresse, la
colere, la haine, les femmes?≫ Il les repassait tous, sans savoir auquel
accorder la preference.
≪Les femmes!≫ dit-il d'une voix a peine
distincte.
Le frere ne repondit pas, et resta quelque temps silencieux;
puis, s'approchant de la table, il y prit le bandeau et l'attacha sur les
yeux de Pierre:
≪Pour la derniere fois, je vous conjure de rentrer en
vous-meme; mettez un frein a vos passions, cherchez le bonheur, non pas en
elles, mais dans votre coeur, car la source est en nous...≫
Et Pierre
sentait deja poindre en lui cette source vivifiante, qui remplissait son ame
de joie et d'attendrissement.
IV
Son parrain Villarsky,
qu'il reconnut a la voix, reparut. A ses questions reiterees sur la fermete
de sa decision, il repondit:
≪Oui, oui, je consens!...≫ et, la figure
rayonnante, il suivit son conducteur en avancant sa large et forte poitrine,
entierement decouverte, sur laquelle Villarsky tenait un glaive nu, et en
marchant a pas inegaux et timides, le pied gauche chausse de la
pantoufle maconnique. Ils traverserent ainsi des corridors, tournant tantot
a droite, tantot a gauche, et arriverent enfin aux portes de la
loge. Villarsky toussa; on repondit par le bruit du maillet, et la
porte s'ouvrit devant eux. Une voix de basse lui demanda (ses yeux
etant toujours bandes) qui il etait, d'ou il venait et ou il etait ne; puis
on l'emmena plus loin, en lui parlant tout le temps, par allegories,
des difficultes de son voyage, de l'amitie sainte, du grand Architecte
de l'Univers et du courage necessaire dans les dangers et les travaux.
Il remarqua qu'on lui donnait differentes appellations, telles que
≪Celui qui cherche≫, ≪Celui qui souffre≫, ≪Celui qui demande≫, et a
chacune d'elles les glaives et les maillots resonnaient, d'une
maniere differente. Pendant qu'on le menait ainsi, il y eut un moment
de confusion parmi ses guides; il les entendit se disputer a voix basse,
et l'un d'eux insistait pour qu'on le fit passer sur un certain tapis.
On posa ensuite sa main droite sur un objet qu'il ne pouvait voir, et de
sa main gauche on lui fit appliquer du meme cote un compas sur le sein,
en l'obligeant a repeter, apres un autre, le serment d'obeissance aux
lois de l'ordre. Puis on eteignit les bougies, on alluma de
l'esprit-de-vin, ainsi que Pierre le devina a l'odeur, et on lui annonca
qu'on allait lui donner la petite lumiere. On lui enleva le bandeau, et il
apercut devant lui, comme dans un reve, faiblement eclaires par la flamme
bleuatre, quelques hommes, portant un tablier pareil a celui de son
compagnon, debout devant lui et dirigeant sur sa poitrine des glaives tires
de leurs fourreaux. L'un d'eux avait une chemise ensanglantee. Pierre
a cette vue se pencha en avant, comme s'il desirait etre transperce,
mais les glaives se releverent, et on lui remit le bandeau: ≪Maintenant on
va te donner la grande lumiere,≫ dit une voix.... On ralluma les
bougies, on lui ota le bandeau, et un choeur de plus de dix voix entonna:
_Sic transit gloria mundi!_
Apres s'etre remis de sa premiere
impression, Pierre vit autour d'une grande table, couverte de noir, douze
freres, habilles comme les precedents; il en connaissait quelques-uns pour
les avoir rencontres dans le monde. Celui qui presidait etait un jeune homme
inconnu, portant au cou une croix differente de celle des autres; a sa
droite, l'abbe italien que nous avons vu a la soiree de Mlle Scherer; un
haut dignitaire de Petersbourg, et un Suisse, qui avait ete gouverneur
chez les Kouraguine, en faisaient partie. Tous ecoutaient dans un
silence solennel le Venerable, qui tenait en main le maillet. Sur la paroi
du mur brillait une etoile flamboyante; l'un des bouts de la table
etait couvert d'un petit tapis representant divers attributs, et a
l'autre bout s'elevait une sorte d'autel sur lequel etaient l'Evangile et
un crane. Autour de la table etaient places sept grands chandeliers,
comme ceux qu'on voit dans les eglises. Pierre fut conduit par deux
freres devant l'autel. On lui placa les pieds en equerre, et on lui
intima l'ordre de s'etendre tout de son long, comme s'il deposait sa
personne au pied du temple.
≪Qu'on lui donne la truelle! dit un des
freres.
--C'est inutile!≫ repliqua un autre.
Pierre, ahuri,
regarda autour de lui de ses yeux de myope et se demanda avec une certaine
hesitation ou il etait, si l'on ne se moquait pas de lui, et si plus tard il
n'aurait pas honte de ce souvenir; mais son doute ne tarda pas a se dissiper
devant les figures serieuses de ceux qui l'entouraient. Il se dit qu'il ne
pouvait plus reculer, et se penetrant de nouveau d'un esprit de soumission,
humble et attendri, il se jeta par terre devant les portes du temple. Au bout
de quelques instants, on lui ordonna de se lever, on lui passa un tablier de
cuir blanc, pareil a ceux des autres freres, et on lui remit une truelle
et trois paires de gants. Le Venerable lui expliqua alors qu'il
devait garder immaculee la blancheur de ce tablier, representant la force et
la purete; la truelle etait pour lui servir a deraciner de son coeur
les vices et a ramener au bien avec charite le coeur du prochain; il
devait conserver la premiere paire de gants sans en connaitre la
signification et porter la seconde dans leurs reunions; la troisieme etait
pour une main de femme: ≪Elle est destinee, cher frere, a etre offerte par
vous a la Clandestine, que vous respecterez par-dessus toutes les autres.
Ce don sera un gage pour elle de la purete de votre coeur;
veillez seulement, cher frere, a ce qu'ils ne gantent pas des mains
indignes...≫ Au moment ou le Venerable prononca ces paroles, Pierre crut
remarquer qu'il se troublait, et lui-meme, regardant autour de lui d'un
air inquiet, rougit jusqu'aux larmes, comme rougissent les enfants.
Il
s'ensuivit un silence contraint que rompit a l'instant un des freres. Ce
frere amena Pierre devant le tapis et lui lut dans un cahier l'explication
des differents symboles qui y etaient figures: le soleil, la lune, le
maillet, le plomb, la truelle, le cube de pierre de taille, la colonne, les
trois fenetres, etc. On lui indiqua ensuite sa place, on lui expliqua les
signes maconniques, on lui donna le mot de passe, et on lui permit enfin de
s'asseoir. Le Venerable fit la lecture des statuts. Elle fut tres longue, et
les sentiments dont Pierre etait agite l'empecherent de l'ecouter avec suite:
il ne se rappela que le dernier paragraphe:
≪Nous connaissons dans nos
temples d'autres degres que ceux qui separent la vertu du vice. Crains de
faire une difference qui puisse detruire cette egalite. Vole au secours de
ton frere, quel qu'il soit; ramene celui qui s'egare, releve celui qui tombe:
ne nourris jamais aucun sentiment de haine ou d'inimitie contre lui. Sois
bienveillant, affable; allume dans tous les coeurs le feu de la vertu,
partage ton bonheur avec le prochain, et que l'envie ne vienne jamais
troubler cette pure jouissance. Pardonne a ton ennemi et ne te venge de lui
qu'en lui rendant le bien pour le mal. En remplissant ces lois supremes,
tu retrouveras les traces de ta grandeur ancienne et perdue.≫
A ces
mots, il se leva et embrassa Pierre, qui, les yeux pleins de larmes de joie,
ne savait que repondre aux felicitations de tous, aussi bien de ceux qu'il
n'avait jamais vus jusque-la que de ceux qui renouvelaient connaissance avec
lui; mais il ne faisait aucune difference entre ses anciens amis et ses
nouveaux freres, et n'avait d'autre desir que de se joindre a eux dans
l'accomplissement de leur grande oeuvre.
Le Venerable frappa du
maillet, tous s'assirent, et, apres leur avoir adresse une exhortation a
l'humilite, il leur proposa d'accomplir la derniere ceremonie. Le haut
dignitaire qui portait le titre de frere tresorier fit le tour de
l'assemblee. Pierre aurait voulu s'inscrire sur cette liste pour tout ce
qu'il possedait, mais la crainte d'etre accuse d'ostentation l'arreta, et il
s'inscrivit pour la meme somme que les autres.
La seance terminee, il
rentra chez lui, et il lui sembla qu'il revenait, completement transforme,
d'un lointain voyage de plusieurs annees, et qu'il n'avait plus rien de
commun avec sa vie et ses habitudes passees.
V
Le
lendemain de sa reception, Pierre employa la matinee a lire le livre qu'on
lui avait remis et a tacher de se penetrer de la signification du carre, dont
un cote representait la divinite, le second le monde moral, le troisieme le
monde physique, le quatrieme l'union des deux. De temps en temps il
s'arrachait a la lecture et aux carres pour se tracer un nouveau plan
d'existence, car on lui avait dit, a cette reunion, que le bruit de son duel
etait parvenu aux oreilles de l'Empereur, et qu'il ferait bien de s'eloigner
de Petersbourg. Il comptait donc aller vivre dans ses terres du Midi et s'y
occuper de ses paysans. Tout a coup, il vit entrer chez lui le prince
Basile.
≪Mon cher ami, qu'as-tu fait a Moscou? Que veut dire cette
brouille avec Helene? Tu es dans l'erreur la plus complete: je sais tout, et
je puis t'assurer qu'elle est innocente devant toi, comme le Christ devant
les Juifs. Pourquoi donc, ajouta-t-il en empechant Pierre de
parler, pourquoi ne pas t'etre adresse directement a moi, comme a un ami?
Mon Dieu, je le comprends, tu t'es conduit en homme qui tient a
son honneur; tu t'es peut-etre trop hate, mais nous en causerons plus
tard. Songe a la position delicate dans laquelle tu nous as places, elle
et moi, vis-a-vis de la societe, et vis-a-vis de la cour, ajouta-t-il
en baissant la voix. Elle est a Moscou et toi ici; dis-toi bien, mon
cher, que ce ne peut etre qu'un malentendu; j'aime a croire que c'est la
ton avis. Ecris-lui une lettre, elle te rejoindra, tout s'expliquera; si
tu ne le fais pas, mon cher, il est a craindre que tu ne t'en
repentes...,≫ et le prince Basile le regarda d'une facon significative: ≪Je
sais de source certaine que l'imperatrice mere prend un vif interet a
toute cette histoire; elle a toujours ete tres bienveillante pour
Helene.≫
Pierre, qui avait essaye plus d'une fois d'interrompre ce
torrent de paroles, ne savait comment s'y prendre pour repondre a son
beau-pere par un refus categorique; il se troublait, rougissait, se levait,
se rasseyait, se rappelait les exhortations maconniques a la charite, et
se voyait pourtant contraint a etre desagreable et a dire le contraire
de ce qu'on attendait de lui. Habitue a se soumettre a ce ton assure
de laisser aller, il craignait de ne savoir y resister et sentait que
tout son avenir dependait du mot qu'il prononcerait. Suivrait-il
l'ancienne voie, ou bien prendrait-il resolument le nouveau chemin,
plein d'attraits, qui lui avait ete trace, et sur lequel il etait sur
de trouver le renouvellement de tout son etre?
≪Eh bien, mon ami,
reprit d'un ton leger le prince Basile, reponds-moi: ≪Oui, je vais lui
ecrire,≫ et nous tuerons le veau gras.≫
Mais il n'avait pas acheve sa
phrase, que Pierre, la colere peinte sur son visage, qui dans ce moment
rappelait celui de son pere, lui repondit d'une voix etranglee, sans le
regarder:
≪Prince, je ne vous ai pas appele, eloignez-vous!... et il
s'elanca pour lui ouvrir la porte. Eloignez-vous, repeta-t-il a son
beau-pere, dont le visage avait pris une expression
terrifiee.
--Qu'as-tu? Tu es malade?
--Eloignez-vous! vous
dis-je,≫ lui cria-t-il encore une fois d'une voix tremblante, et le prince
Basile fut oblige de sortir, sans avoir recu la reponse qu'il
demandait.
Une semaine plus tard, Pierre, apres avoir fait ses adieux a
ses nouveaux amis et leur avoir laisse une somme considerable pour
etre distribuee en aumones, partit pour ses terres, en emportant avec lui
de nombreuses lettres de recommandation pour les membres de l'ordre a
Kiew et a Odessa, et la promesse qu'ils lui ecriraient et le guideraient
dans sa nouvelle voie.
VI
Malgre la severite de
l'Empereur pour les duels, l'affaire de Pierre et de Dologhow fut etouffee;
ni les deux adversaires, ni leurs temoins, ne furent poursuivis; mais
l'histoire elle-meme, confirmee d'ailleurs par la separation des deux epoux,
se repeta bientot de bouche en bouche. Pierre, que l'on avait recu avec une
bienveillante condescendance lorsqu'il n'etait qu'un batard, qu'on avait
comble d'attentions et de flatteries lorsqu'il etait devenu le premier parti
de la Russie, avait beaucoup perdu de son prestige aux yeux de la societe
apres son mariage; car ce mariage enlevait tout espoir aux meres qui avaient
des filles a marier, d'autant plus qu'il n'avait jamais ni cherche ni reussi
a s'insinuer dans les bonnes graces de la coterie du _high life_.
Aussi n'accusait-on que lui, et le traitait-on a tout propos d'imbecile,
de jaloux et de monomane furieux, en tout semblable a son pere. Apres
son depart, Helene, de retour a Petersbourg, fut recue par toutes
ses connaissances avec la bienveillance respectueuse qui etait due a
son malheur. Si le nom de son mari venait a etre prononce par hasard,
elle prenait une expression de dignite, que, grace a son tact inne,
elle s'etait appropriee, sans en comprendre la valeur; sa figure
disait qu'elle supportait avec resignation son isolement, et que son mari
etait la croix que Dieu lui avait envoyee. Quant au prince Basile,
il exprimait son opinion plus franchement, et ne manquait jamais,
a l'occasion, de dire, en portant le doigt a son front:
≪C'est un
cerveau fele, je l'avais toujours dit.
--Pardon, repliquait Mlle Scherer,
je l'avais dit avant les autres, dit devant temoins (et elle insistait sur la
priorite de son jugement)...--Ce malheureux jeune homme, ajoutait-elle, est
perverti par les idees corrompues du siecle. Je m'en etais bien apercue a son
retour de l'etranger, quand il posait chez moi pour le petit Marat... vous
en souvient-il? Eh bien, voila le beau resultat! Je n'ai jamais desire
ce mariage, j'ai predit tout ce qui est arrive.≫
Anna Pavlovna
continuait comme par le passe a donner des soirees, qu'elle avait le don
d'organiser avec un art tout particulier, et ou se reunissaient, suivant son
expression, ≪la creme de la veritable bonne societe≫ et ≪la fine fleur de
l'essence intellectuelle de Petersbourg≫. Ses soirees brillaient encore d'un
autre attrait: elle avait le talent d'offrir chaque fois a ce cercle choisi
une personnalite nouvelle et interessante. Nulle part ailleurs on ne pouvait
etudier avec autant de precision que chez elle le thermometre politique, dont
les degres etaient marques par l'atmosphere conservatrice de la societe qui
faisait partie de la cour.
Telle etait la soiree qu'elle donnait a la
fin de l'annee 1806, apres la reception des tristes nouvelles de la defaite
de l'armee prussienne par Napoleon a Iena et a Auerstaedt, apres la reddition
de la majeure partie des forteresses de la Prusse, et lorsque nos
troupes, franchissant la frontiere, allaient commencer une seconde campagne.
≪La creme de la veritable bonne societe≫ se composait de la
malheureuse Helene abandonnee, de Mortemart, du seduisant prince Hippolyte,
arrive tout dernierement de Vienne, de deux diplomates, de ≪la Tante≫,
d'un jeune homme, connu dans ce salon sous la denomination ≪d'un homme
de beaucoup de merite≫, d'une toute recente demoiselle d'honneur avec
sa mere, et de quelques autres personnes moins en vue.
La primeur de
cette soiree etait cette fois le prince Boris Droubetzkoi, qui venait d'etre
envoye en courrier de l'armee prussienne, et qui etait attache comme aide de
camp a un personnage haut place.
Le thermometre politique disait, ce
jour-la: ≪Les souverains de l'Europe et leurs generaux auront beau s'incliner
devant Napoleon pour me causer _a moi_, et _a nous_ en general, tous les
ennuis et toutes les humiliations imaginables, notre opinion sur son compte
ne changera jamais. Nous ne cesserons d'exprimer nettement notre maniere de
voir sur ce sujet, et nous dirons simplement, et une fois pour toutes, au roi
de Prusse et aux autres: ≪Tant pis pour vous. Tu l'as voulu,
≪Georges Dandin!≫
Lorsque Boris, le lion de la soiree, entra dans le
salon, tous les invites y etaient reunis; la conversation, conduite par Anna
Pavlovna, roulait sur nos relations diplomatiques avec l'Autriche et sur
l'espoir d'une alliance avec elle.
Boris, dont l'exterieur etait
devenu plus male, portait un elegant uniforme d'aide de camp; il entra d'un
air degage et, apres avoir salue ≪la Tante≫, se rapprocha du cercle
principal.
Anna Pavlovna lui donna sa main seche a baiser, le presenta
aux personnes qui lui etaient inconnues, en les lui nommant au fur et
a mesure:
≪Le prince Hippolyte Kouraguine,--charmant jeune
homme.--Monsieur Krouq, charge d'affaires de Copenhague,--un esprit
profond.--Monsieur Schittrow,--un homme de beaucoup de merite.≫
Boris
etait parvenu, grace aux soins de sa mere, a ses propres gouts et a son
empire sur lui-meme, a se creer une situation tres enviable: une mission
importante en Prusse lui avait ete confiee, il en revenait en courrier. Il
s'etait completement initie a cette discipline non ecrite qui, pour la
premiere fois, l'avait frappe a Olmutz, et qui, permettant au lieutenant
d'avoir le pas sur le general, n'exigeait, pour reussir, ni efforts, ni
travail, ni courage, ni perseverance, et ne demandait seulement que de
l'esprit de conduite avec les dispensateurs des recompenses. Il s'etonnait
souvent d'avoir avance si vite, et de voir que si peu de gens comprenaient
combien ce chemin etait facile a suivre. A la suite de cette decouverte, sa
vie, ses rapports avec ses anciennes connaissances, ses plans pour l'avenir,
tout avait ete change. Malgre son peu de fortune, il employait ses derniers
roubles a etre mieux habille que les autres, et pour ne pas se montrer en
uniforme rape, pour ne pas se promener par les rues dans une vilaine voiture,
il etait capable de se refuser bien des choses! Il ne recherchait que
les personnes placees au-dessus de lui et qui pouvaient lui etre utiles;
il aimait Petersbourg et meprisait Moscou. Le souvenir de la
famille Rostow, de son amour d'enfant pour Natacha, lui etait desagreable,
et, depuis son retour de l'armee, il n'avait pas mis les pieds chez
eux. Invite a la soiree d'Anna Pavlovna, ce qu'il considerait comme un pas
en avant dans sa carriere, il comprit aussitot son role. Laissant a
la maitresse de maison le soin de faire ressortir tout ce qu'il
apportait d'interessant, il se bornait a observer les gens et a mediter sur
les avantages qu'il y aurait a se rapprocher de chacun et sur les moyens
d'y parvenir. Il s'assit a la place indiquee aupres de la belle Helene,
et ecouta la conversation generale.
≪Vienne trouve les bases du traite
propose tellement inadmissibles, qu'on ne saurait y souscrire, meme a la
suite des succes les plus brillants, et elle met en doute les moyens qui
pourraient nous les procurer. C'est mot a mot la phrase du cabinet de Vienne,
disait le charge d'affaires de Danemark.
--Le ≪doute≫ est flatteur!
ajoutait avec un fin sourire l'homme ≪a l'esprit profond≫.
--Il faut
distinguer entre le cabinet de Vienne et l'Empereur d'Autriche, dit
Mortemart. L'Empereur d'Autriche n'a jamais pu songer a pareille chose, et ce
n'est que le cabinet qui le dit.
--Eh! mon cher vicomte, reprit Anna
Pavlovna, l'Urope (prononcant on ne sait trop pourquoi ≪Urope≫, elle croyait
sans doute faire preuve par la d'une finesse de haut gout, en causant avec un
Francais), l'Urope ne sera jamais notre alliee sincere[29]...≫ Et elle entama
l'eloge du courage heroique et de la fermete du roi de Prusse, pour menager a
Boris son entree en scene.
Ce dernier attendait patiemment son tour,
en ecoutant les reflexions de chacun, et en jetant de temps a autre un regard
sur sa belle voisine, qui repondait parfois par un sourire a ce jeune et bel
aide de camp.
Anna Pavlovna s'adressa tout naturellement a lui, et le
pria de leur decrire sa course a Glogau et la situation de l'armee
prussienne. Boris, sans se presser, raconta, en un francais tres pur et tres
correct, quelques episodes interessants sur nos troupes et sur la cour, tout
en evitant avec soin d'exprimer son opinion personnelle sur les faits
dont il parlait. Il accapara pendant quelque temps l'attention generale,
et Anna Pavlovna voyait avec fierte que ses invites appreciaient a sa
juste valeur le regal qu'elle leur avait offert. Helene se montrait
plus interessee que personne par le recit de Boris, et, temoignant une
grande sollicitude pour la position de l'armee prussienne, elle lui
adressa, quelques questions au sujet de son voyage.
≪Il faut
absolument que vous veniez me voir, lui dit-elle avec son eternel sourire, et
d'un ton qui pouvait laisser supposer que certaines combinaisons, qu'il
ignorait, rendaient sa visite indispensable. Mardi, entre huit et neuf
heures. Vous me ferez plaisir.≫
Boris s'empressa de promettre; il allait
continuer sa causerie avec elle, lorsque Anna Pavlovna l'appela, sous
pretexte que ≪sa Tante≫ desirait lui parler.
≪Vous connaissez son
mari, n'est-ce pas? demanda ≪la Tante≫, en fermant les yeux, et en indiquant
Helene d'un geste melancolique. Ah! quelle malheureuse et ravissante femme!
Ne parlez pas de lui devant elle, je vous en supplie, c'est trop penible pour
son coeur!≫
VII
Pendant leur aparte, le prince Hippolyte
s'etait empare du de de la conversation.
Etendu a son aise dans un
large fauteuil, il se redressa vivement et lanca ces mots: ≪Le roi de
Prusse!≫ apres quoi, se mettant a rire, il retomba dans le silence. Tous se
tournerent vers lui, et Hippolyte, continuant a rire et se renfoncant dans
son fauteuil, repeta:
≪Le roi de Prusse!≫
Anna Pavlovna, voyant
qu'il ne se decidait pas a en dire plus long, attaqua Napoleon avec violence,
et raconta, a l'appui de sa sortie, comment ce brigand de Bonaparte avait
vole a Potsdam l'epee de Frederic le Grand!
≪C'est l'epee de Frederic
le Grand, que je...≫ dit-elle; a ce moment, Hippolyte l'interrompit en
repetant: ≪Le roi de Prusse!...≫ et se tut. Mlle Scherer fit une grimace, et
Mortemart, l'ami d'Hippolyte, lui dit brusquement:
≪Voyons, a qui en
avez-vous avec votre roi de Prusse?
--Oh! ce n'est rien, je voulais
simplement dire que nous avons tort de faire la guerre pour le roi de
Prusse!≫ Il mitonnait cette petite plaisanterie, qu'il avait entendue a
Vienne, et cherchait a la placer depuis le commencement de la
soiree.
Boris sourit prudemment, de facon qu'on put supposer a volonte,
ou qu'il raillait, ou qu'il approuvait.
≪Il est tres mauvais, votre
jeu de mots, tres spirituel, mais tres injuste, dit Anna Pavlovna, en le
menacant du doigt. Nous ne faisons pas la guerre pour le roi de Prusse,
sachez-le bien, mais pour les bons principes. Ah! le mechant prince
Hippolyte!≫
La conversation continua a rouler sur la politique, et
s'anima sensiblement, lorsqu'il fut question des recompenses accordees
par l'Empereur.
≪N. N. n'a-t-il pas recu l'annee derniere une
tabatiere avec le portrait, dit l'homme ≪a l'esprit profond≫? Pourquoi S. S.
ne pourrait-il pas en recevoir autant?
--Je vous demande pardon, une
tabatiere avec le portrait de l'Empereur est une recompense, mais point une
distinction; c'est plutot un cadeau, fit observer le diplomate.
--Il y
a des precedents, je vous citerai Schwarzenberg.
--C'est impossible, dit
un troisieme.
--Je suis pret a parier: le grand-cordon, c'est
different.≫
Au moment ou l'on se quitta, Helene, qui n'avait pas ouvert
la bouche de la soiree, reitera a Boris sa priere, ou plutot son ordre
significatif et bienveillant, de ne point oublier le prochain
mardi.
≪Il le faut absolument,≫ dit-elle en souriant, et en regardant
Anna Pavlovna, qui, d'un triste sourire, appuya l'invitation.
Helene
avait decouvert, dans son interet subit pour l'armee prussienne, une raison
peremptoire pour recevoir Boris, et elle semblait laisser entendre qu'elle la
lui dirait a sa premiere visite.
Boris se rendit au jour indique dans le
brillant salon d'Helene, ou il y avait deja beaucoup de monde, et il allait
en sortir sans avoir eu d'explication categorique, lorsque la comtesse, qui
jusque-la ne lui avait adresse que quelques mots, au moment ou il lui baisait
la main en se retirant, lui dit tout a coup a l'oreille, et cette fois
sans sourire:
≪Venez diner demain... le soir.... Il faut que vous
veniez... venez!...≫
Et voila comment Boris devint l'intime de la
comtesse pendant son premier sejour a
Petersbourg.
VIII
La guerre se rallumait et se rapprochait
de plus en plus des frontieres russes. On n'entendait de tous cotes que des
anathemes contre Bonaparte, l'ennemi du genre humain. Dans les villages, ou
arrivaient a tout moment du theatre de la guerre les nouvelles les plus
invraisemblables et les plus contradictoires, on rassemblait les recrues et
les soldats.
A Lissy-Gory, l'existence de chacun avait grandement change
depuis l'annee precedente.
Le vieux prince avait ete nomme l'un des
huit chefs de la milice designes pour toute la Russie. Malgre son etat de
faiblesse, aggrave par l'incertitude dans laquelle il etait reste pendant
plusieurs mois sur le sort de son fils, il crut de son devoir d'accepter ce
poste que lui avait confie l'Empereur lui-meme, et cette activite toute
nouvelle lui rendait ses anciennes forces. Il passait tout son temps en
courses dans les trois gouvernements qui etaient de son ressort. Rigoureux
dans l'accomplissement de ses devoirs, il etait d'une severite
presque cruelle avec ses subordonnes, et descendait jusqu'aux moindres
details. Sa fille ne prenait plus de lecons de mathematiques; mais tous
les matins, accompagnee de la nourrice qui portait le petit prince
Nicolas (comme l'appelait le grand-pere), elle venait le voir dans son
cabinet. L'enfant occupait, avec sa nourrice et la vieille bonne Savichnia,
les appartements de sa mere; c'est la que la princesse Marie, lui servant
de mere, passait la plus grande partie de sa journee. Mlle
Bourrienne semblait aussi s'etre passionnement attachee au petit garcon, et
la princesse Marie s'en reposait parfois sur elle pour soigner et pour amuser
leur petit ange. |
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