2014년 11월 27일 목요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 23

La guerre et la paix 전쟁과 평화 23


Le franc-macon eut une petite toux de vieillard, il appela son
domestique.

≪Les chevaux? demanda-t-il.

--On vient d'en amener. Vous ne vous reposerez pas un peu?

--Non, fais atteler.≫

≪Partira-t-il vraiment sans m'avoir initie a sa pensee et sans m'avoir
mis dans la bonne voie? se disait Pierre, qui s'etait leve, et marchait
dans la chambre, la tete baissee. Oui, j'ai mene une vie meprisable,
mais je ne l'aimais pas, je n'en voulais pas!... Et cet homme connait la
verite et il peut me l'enseigner!≫

Le voyageur, ayant acheve d'arranger ses paquets, se tourna vers lui et
lui dit d'un ton indifferent et poli:

≪De quel cote vous dirigez-vous, monsieur?

--Je vais a Petersbourg, repondit Pierre avec une certaine hesitation,
et je vous remercie! Je suis tout a fait de votre avis: ne pensez pas
que je sois aussi mauvais. J'aurais sincerement desire etre tel que vous
auriez voulu me voir, mais je n'ai jamais ete secouru par personne!...
Je me reconnais coupable!... Aidez-moi, enseignez-moi, et peut-etre
qu'un jour...≫ Un sanglot lui coupa la parole.

Le franc-macon garda longtemps le silence; il reflechissait: ≪Dieu seul
peut vous venir en aide, mais le secours que notre ordre est en mesure
de vous donner vous sera accorde. Puisque vous allez a Petersbourg,
remettez ceci au comte Villarsky (il tira un portefeuille, et, sur une
grande feuille pliee en quatre, il ecrivit quelques mots). Maintenant,
encore un conseil: consacrez les premiers temps de votre sejour a
l'isolement et a l'etude de vous-meme. Ne reprenez pas votre ancienne
existence. Bon voyage, monsieur, ajouta-t-il en voyant entrer son
domestique, et bonne chance!≫

Le voyageur s'appelait Ossip Alexeievitch Basdeiew, comme Pierre le vit
dans le livre du maitre de poste. Basdeiew etait un franc-macon et un
martiniste tres connu du temps de Novikow. Longtemps apres son depart,
Pierre continua a marcher sans penser a se coucher, sans penser meme a
partir, se reportant a son passe corrompu, et se representant, avec
cette exaltation de l'homme qui veut se regenerer, cet avenir de vertu
irreprochable, qui lui paraissait si facile a realiser. Il lui semblait
qu'il ne s'etait perverti que parce qu'il avait oublie, a son insu, tout
ce qu'il y avait de douceur dans le bien. Ses doutes s'etaient dissipes:
il croyait fermement a l'union fraternelle de tous les hommes, n'ayant
d'autre but que s'entr'aider sur le chemin de la vertu. C'est ainsi
qu'il comprenait l'ordre et les principes de la franc-maconnerie.


III


Arrive chez lui, Pierre ne fit part a personne de son retour. Il
s'enferma et passa ses journees a lire Thomas A. Kempis, qui lui avait
ete remis, il ne savait par qui, et il n'y voyait qu'une chose, la
possibilite, jusque-la inconnue pour lui, d'atteindre a la perfection,
et de croire a cet amour fraternel et actif entre les hommes, que lui
avait depeint Basdeiew. Une semaine apres son arrivee, le jeune comte
polonais Villarsky, qu'il ne connaissait que fort peu, entra chez lui un
soir, avec cet air solennel et officiel qu'avait eu le temoin de
Dologhow. Il referma la porte, et s'etant bien assure qu'il n'y avait
personne dans la chambre:

≪Je suis venu chez vous, lui dit-il, pour vous faire une proposition.
Une personne, tres haut placee dans notre confrerie, a fait des
demarches pour que vous y soyez admis avant le terme et m'a propose
d'etre votre parrain. Accomplir la volonte de cette personne est pour
moi un devoir sacre. Desirez-vous entrer, sous ma garantie, dans la
confrerie des francs-macons?≫

Le ton froid et severe de cet homme, qu'il n'avait vu qu'au bal,
coquetant, avec un aimable sourire sur les levres, dans la societe des
femmes les plus brillantes, frappa Pierre.

≪Oui, je le desire,≫ repondit-il.

Villarsky inclina la tete:

≪Encore une question, comte, a laquelle je vous prie de repondre, non
comme un membre futur de notre societe, mais en galant homme et en toute
sincerite: avez-vous renie vos opinions passees? Croyez-vous en Dieu?≫

Pierre reflechit:

≪Oui, repondit-il, je crois en Dieu!

--Dans ce cas...≫ Pierre l'interrompit encore: ≪Oui, je crois en Dieu!

--Partons alors, ma voiture est a vos ordres.≫

Villarsky se tut pendant le trajet. A une question de Pierre, qui lui
demandait ce qu'il avait a faire et a repondre, il se borna a lui dire
que des freres, plus dignes que lui, l'eprouveraient, et qu'il n'avait
qu'a dire la verite.

Entres sous la porte cochere d'une grande maison ou se trouvait la loge,
ils monterent un escalier obscur et arriverent a une antichambre
eclairee; ils s'y debarrasserent de leurs pelisses pour passer dans une
piece voisine. Un homme, etrangement habille, parut sur le seuil de la
porte. Villarsky s'avanca, lui dit quelques mots a l'oreille, en
francais, et, ouvrant ensuite une petite armoire qui contenait des
habillements que Pierre voyait pour la premiere fois, il en tira un
mouchoir, lui banda les yeux, et, comme il le lui nouait derriere la
tete, quelques cheveux se trouverent pris dans le noeud. L'attirant a
lui, il l'embrassa, le prit par la main et l'emmena. Le gros Pierre, mal
a l'aise sous ce bandeau qui le tiraillait, les bras ballants, souriant
d'un air timide, suivit Villarsky d'un pas mal assure.

≪Quoi qu'il vous arrive, dit ce dernier en s'arretant, supportez-le avec
courage, si vous etes decide a etre des notres. (Pierre fit un signe
affirmatif.) Quand vous entendrez frapper a la porte, vous oterez votre
bandeau. Courage et espoir!...≫ et il sortit en lui serrant la main.

Reste seul, Pierre se redressa et porta involontairement la main au
bandeau pour l'enlever, mais il l'abaissa aussitot. Les cinq minutes qui
s'ecoulerent lui parurent une heure; ses jambes se derobaient sous lui,
ses mains s'engourdissaient; il se sentait fatigue et eprouvait les
sensations les plus diverses: il avait peur de ce qui l'attendait et
peur de manquer de courage; sa curiosite etait eveillee, mais ce qui le
rassurait, c'etait la certitude d'entrer enfin dans la voie de la
regeneration et de faire le premier pas dans cette existence active et
vertueuse, a laquelle il n'avait cesse de rever depuis sa rencontre
avec le voyageur. Des coups violents se firent entendre. Pierre ota son
bandeau et regarda. La chambre etait obscure; une petite lampe,
repandant une faible lumiere, qui sortait d'un objet blanc place sur une
table couverte de noir, a cote d'un livre ouvert, brulait dans un coin.
Ce livre etait l'Evangile, cet objet blanc etait un crane avec ses dents
et ses cavites. Tout en lisant le premier verset de l'evangile de saint
Jean: ≪Au commencement, etait le Verbe et le Verbe etait en Dieu,≫ il
fit le tour de la table et apercut un cercueil plein d'ossements: il
n'en fut pas surpris, il s'attendait a des choses extraordinaires. Le
crane, le cercueil, l'Evangile ne suffisant pas a son imagination
excitee, il en demandait davantage et regardait autour de lui, en
repetant ces mots: ≪Dieu, mort, amitie fraternelle...≫ paroles vagues,
qui symbolisaient pour lui une vie toute nouvelle. La porte s'ouvrit, et
un homme de petite taille entra; la brusque transition de la lumiere aux
demi-tenebres de cette chambre le fit s'arreter un instant, et il avanca
avec prudence vers la table, sur laquelle il posa ses mains gantees.

Ce petit homme portait un tablier de cuir blanc, qui descendait de sa
poitrine jusque sur ses pieds, et sur lequel s'etalaient, autour de son
cou, une sorte de collier et une haute fraise entourant sa figure
allongee par le bas.

≪Pourquoi etes-vous venu ici? demanda le nouveau venu, en se tournant
du cote de Pierre. Pourquoi vous, incredule a la verite, aveugle a la
lumiere, pourquoi etes-vous venu ici, et que voulez-vous de nous? Est-ce
la sagesse, la vertu et le progres que vous cherchez?≫

Au moment ou la porte s'etait ouverte, Pierre avait eprouve la meme
terreur religieuse qu'il ressentait clans son enfance pendant la
confession, lorsqu'il se trouvait tete-a-tete avec un homme qui, dans
les conditions habituelles de la vie, lui aurait ete completement
etranger, et qui devenait son proche, de par le sentiment de la
fraternite humaine Pierre, emu, s'approcha du second Expert (ainsi
s'appelait dans l'ordre maconnique le frere charge de preparer le
recipiendaire qui demandait l'initiation), et il reconnut un de ses
amis, nomme Smolianinow. Cela lui fut desagreable; il aurait prefere ne
voir dans le nouveau venu qu'un frere, qu'un instructeur bienveillant et
inconnu. Il fut si longtemps sans repondre que l'Expert renouvela sa
question.

≪Oui; je... je... veux me regenerer.

--C'est bien,≫ dit Smolianinow, et il continua: ≪Avez-vous une idee des
moyens qui sont a notre disposition pour vous aider a atteindre votre
but?

--Je... j'espere... etre guide... secouru..., repondit Pierre d'une voix
tremblante qui l'empechait de s'exprimer nettement.

--Comment comprenez-vous la franc-maconnerie?

--Je pense que la franc-maconnerie est la fraternite et l'egalite parmi
les hommes avec un but vertueux.

--C'est bien, dit l'Expert satisfait de sa reponse. Avez-vous cherche le
moyen d'y arriver par la religion?

--Non, l'ayant jugee contraire a la verite, dit-il si bas que l'Expert
eut peine a entendre sa reponse et la lui fit repeter; j'etais un athee,
reprit-il.

--Vous cherchez la verite pour vous soumettre aux lois de la vie; par
consequent, vous cherchez la sagesse et la vertu?

--Oui.≫

L'Expert croisa ses mains gantees sur sa poitrine et poursuivit:

≪Mon devoir est de vous initier au but principal de notre ordre; s'il
est conforme a celui que vous desirez atteindre, vous en deviendrez un
membre utile. La base sur laquelle il repose et de laquelle aucune force
humaine ne peut le renverser, c'est la conservation et la transmission a
la posterite de mysteres importants qui sont parvenus jusqu'a nous a
travers les siecles les plus recules, a partir meme du premier homme,
et d'ou depend le sort de l'humanite; mais personne ne peut les
connaitre et en profiter, avant de s'etre prepare, par une longue et
constante purification, a en penetrer le sens. Notre second but est de
soutenir nos freres, de les aider a ameliorer leur coeur, a se purifier,
a s'instruire avec les moyens decouverts par les sages et legues par la
tradition et a se preparer a se rendre dignes de cette initiation. En
epurant et en corrigeant nos freres, nous nous employons a epurer et a
corriger l'humanite tout entiere, en les lui offrant comme exemples
d'honnetete et de vertu, et en employant toutes nos forces a lutter
contre le mal qui regne dans le monde. Reflechissez a ce que je viens de
vous dire!...≫ et il quitta la chambre.

≪Lutter contre le mal qui regne dans le monde!...≫ se dit Pierre, et il
vit se derouler a ses yeux cette sphere d'action si nouvelle pour lui.
Il se voyait exhortant des hommes egares, comme il l'etait lui-meme deux
semaines auparavant, des hommes corrompus et malheureux, qu'il aidait en
parole et en action, des oppresseurs auxquels il arrachait leurs
victimes. Des trois buts enumeres par l'Expert, le dernier--la
regeneration du genre humain--etait celui qui le seduisait le plus; les
mysteres importants ne faisaient qu'eveiller sa curiosite et ne lui
paraissaient pas essentiels. Le second, la purification de soi-meme,
l'interessait peu, car il eprouvait deja la jouissance intime de se
sentir completement corrige de ses vices passes et tout pret pour le
bien.

Une demi-heure apres, l'Expert rentra pour initier le recipiendaire aux
sept vertus dont les sept marches du temple de Salomon sont le symbole,
et que chaque franc-macon devait s'appliquer a developper en soi. Les
sept vertus etaient: 1° la discretion, ne pas trahir les secrets de
l'ordre; 2° l'obeissance aux superieurs de l'ordre; 3° les bonnes
moeurs; 4° l'amour de l'humanite; 5° le courage; 6° la generosite; 7°
l'amour de la mort.

≪Pour vous conformer au septieme article, pensez souvent a la mort, afin
que pour vous elle perde ses terreurs, elle cesse d'etre l'ennemie, et
qu'elle devienne au contraire l'amie qui delivre de cette vie de miseres
l'ame accablee par les travaux de la vertu, pour la conduire dans le
lieu des recompenses et de la paix.≫

≪Oui, ce doit etre ainsi, se dit Pierre, quand il fut de nouveau laisse
a ses reflexions solitaires; mais je suis si faible, que j'aime encore
mon existence, dont je saisis peu a peu et a present seulement le
veritable but.≫ Quant aux cinq autres vertus, qu'il comptait sur ses
doigts, il les sentait en lui: le courage, la generosite, les bonnes
moeurs, l'amour de l'humanite, et surtout l'obeissance, qui ne lui
paraissait pas une vertu, mais un allegement et un bonheur, car rien ne
pouvait lui etre plus doux que de se decharger de sa volonte et de se
soumettre a celle des guides qui connaissaient la verite.

L'Expert reparut pour la troisieme fois, et lui demanda si sa decision
etait inebranlable et s'il se soumettrait a tout ce qui serait exige de
lui:

≪Je suis pret a tout, repondit Pierre.

--Je dois encore vous declarer que notre ordre ne se borne pas aux
paroles pour repandre ses verites, mais qu'il emploie d'autres moyens,
plus forts peut-etre que la parole, sur celui qui cherche la sagesse et
la vertu. Le decor de cette ≪chambre des reflexions≫ doit, si votre
coeur est sincere, vous en dire plus que des discours, et vous aurez
maintes fois l'occasion, en avancant plus loin, de voir de semblables
symboles. Notre ordre, comme les societes de l'antiquite, repand son
enseignement au moyen d'hieroglyphes, qui sont la designation d'une
chose abstraite et qui contiennent en eux les proprietes memes de
l'objet qu'ils symbolisent.≫

Pierre savait parfaitement ce qu'etait un hieroglyphe, mais pressentant
l'approche des epreuves, il ecoutait en silence.

≪Si vous etes definitivement decide, je vais proceder a l'initiation: en
temoignage de votre generosite, vous allez me remettre tout ce que vous
avez de precieux.

--Mais je n'ai rien sur moi, dit Pierre, qui croyait qu'on lui demandait
tout ce qu'il possedait.

--Ce que vous avez sur vous: montre, argent, bagues...≫

Pierre tira a la hate sa montre, sa bourse, et eut beaucoup de peine a
retirer sa bague de mariage, qui serrait son gros doigt.

≪En signe d'obeissance, je vous prie de vous deshabiller.≫

Pierre ota son frac, son gilet, sa botte gauche; le franc-macon lui
ouvrit sa chemise du cote gauche de la poitrine, et releva son pantalon,
egalement du cote gauche, plus haut que le genou. Pierre se disposait a
repeter la meme ceremonie du cote droit, pour en epargner la peine a
l'Expert, lorsque celui-ci l'arreta et lui tendit une pantoufle pour
mettre a son pied gauche. Honteux, confus, embarrasse comme un enfant de
sa maladresse, il attendait, les bras pendants, les pieds ecartes, les
instructions qui devaient suivre:

≪Enfin, en signe de sincerite, faites-moi l'aveu de votre principal
defaut?

--Mon defaut principal? Mais j'en ai tant!

--Le defaut qui vous entrainait le plus souvent a hesiter sur le chemin
de la vertu?≫

Pierre cherchait:

≪Est-ce le vin, la gourmandise, l'oisivete, la paresse, la colere, la
haine, les femmes?≫ Il les repassait tous, sans savoir auquel accorder
la preference.

≪Les femmes!≫ dit-il d'une voix a peine distincte.

Le frere ne repondit pas, et resta quelque temps silencieux; puis,
s'approchant de la table, il y prit le bandeau et l'attacha sur les yeux
de Pierre:

≪Pour la derniere fois, je vous conjure de rentrer en vous-meme; mettez
un frein a vos passions, cherchez le bonheur, non pas en elles, mais
dans votre coeur, car la source est en nous...≫

Et Pierre sentait deja poindre en lui cette source vivifiante, qui
remplissait son ame de joie et d'attendrissement.


IV


Son parrain Villarsky, qu'il reconnut a la voix, reparut. A ses
questions reiterees sur la fermete de sa decision, il repondit:

≪Oui, oui, je consens!...≫ et, la figure rayonnante, il suivit son
conducteur en avancant sa large et forte poitrine, entierement
decouverte, sur laquelle Villarsky tenait un glaive nu, et en marchant a
pas inegaux et timides, le pied gauche chausse de la pantoufle
maconnique. Ils traverserent ainsi des corridors, tournant tantot a
droite, tantot a gauche, et arriverent enfin aux portes de la loge.
Villarsky toussa; on repondit par le bruit du maillet, et la porte
s'ouvrit devant eux. Une voix de basse lui demanda (ses yeux etant
toujours bandes) qui il etait, d'ou il venait et ou il etait ne; puis on
l'emmena plus loin, en lui parlant tout le temps, par allegories, des
difficultes de son voyage, de l'amitie sainte, du grand Architecte de
l'Univers et du courage necessaire dans les dangers et les travaux. Il
remarqua qu'on lui donnait differentes appellations, telles que ≪Celui
qui cherche≫, ≪Celui qui souffre≫, ≪Celui qui demande≫, et a chacune
d'elles les glaives et les maillots resonnaient, d'une maniere
differente. Pendant qu'on le menait ainsi, il y eut un moment de
confusion parmi ses guides; il les entendit se disputer a voix basse, et
l'un d'eux insistait pour qu'on le fit passer sur un certain tapis. On
posa ensuite sa main droite sur un objet qu'il ne pouvait voir, et de sa
main gauche on lui fit appliquer du meme cote un compas sur le sein, en
l'obligeant a repeter, apres un autre, le serment d'obeissance aux lois
de l'ordre. Puis on eteignit les bougies, on alluma de l'esprit-de-vin,
ainsi que Pierre le devina a l'odeur, et on lui annonca qu'on allait lui
donner la petite lumiere. On lui enleva le bandeau, et il apercut devant
lui, comme dans un reve, faiblement eclaires par la flamme bleuatre,
quelques hommes, portant un tablier pareil a celui de son compagnon,
debout devant lui et dirigeant sur sa poitrine des glaives tires de
leurs fourreaux. L'un d'eux avait une chemise ensanglantee. Pierre a
cette vue se pencha en avant, comme s'il desirait etre transperce, mais
les glaives se releverent, et on lui remit le bandeau: ≪Maintenant on va
te donner la grande lumiere,≫ dit une voix.... On ralluma les bougies,
on lui ota le bandeau, et un choeur de plus de dix voix entonna: _Sic
transit gloria mundi!_

Apres s'etre remis de sa premiere impression, Pierre vit autour d'une
grande table, couverte de noir, douze freres, habilles comme les
precedents; il en connaissait quelques-uns pour les avoir rencontres
dans le monde. Celui qui presidait etait un jeune homme inconnu, portant
au cou une croix differente de celle des autres; a sa droite, l'abbe
italien que nous avons vu a la soiree de Mlle Scherer; un haut
dignitaire de Petersbourg, et un Suisse, qui avait ete gouverneur chez
les Kouraguine, en faisaient partie. Tous ecoutaient dans un silence
solennel le Venerable, qui tenait en main le maillet. Sur la paroi du
mur brillait une etoile flamboyante; l'un des bouts de la table etait
couvert d'un petit tapis representant divers attributs, et a l'autre
bout s'elevait une sorte d'autel sur lequel etaient l'Evangile et un
crane. Autour de la table etaient places sept grands chandeliers, comme
ceux qu'on voit dans les eglises. Pierre fut conduit par deux freres
devant l'autel. On lui placa les pieds en equerre, et on lui intima
l'ordre de s'etendre tout de son long, comme s'il deposait sa personne
au pied du temple.

≪Qu'on lui donne la truelle! dit un des freres.

--C'est inutile!≫ repliqua un autre.

Pierre, ahuri, regarda autour de lui de ses yeux de myope et se demanda
avec une certaine hesitation ou il etait, si l'on ne se moquait pas de
lui, et si plus tard il n'aurait pas honte de ce souvenir; mais son
doute ne tarda pas a se dissiper devant les figures serieuses de ceux
qui l'entouraient. Il se dit qu'il ne pouvait plus reculer, et se
penetrant de nouveau d'un esprit de soumission, humble et attendri, il
se jeta par terre devant les portes du temple. Au bout de quelques
instants, on lui ordonna de se lever, on lui passa un tablier de cuir
blanc, pareil a ceux des autres freres, et on lui remit une truelle et
trois paires de gants. Le Venerable lui expliqua alors qu'il devait
garder immaculee la blancheur de ce tablier, representant la force et la
purete; la truelle etait pour lui servir a deraciner de son coeur les
vices et a ramener au bien avec charite le coeur du prochain; il devait
conserver la premiere paire de gants sans en connaitre la signification
et porter la seconde dans leurs reunions; la troisieme etait pour une
main de femme: ≪Elle est destinee, cher frere, a etre offerte par vous a
la Clandestine, que vous respecterez par-dessus toutes les autres. Ce
don sera un gage pour elle de la purete de votre coeur; veillez
seulement, cher frere, a ce qu'ils ne gantent pas des mains indignes...≫
Au moment ou le Venerable prononca ces paroles, Pierre crut remarquer
qu'il se troublait, et lui-meme, regardant autour de lui d'un air
inquiet, rougit jusqu'aux larmes, comme rougissent les enfants.

Il s'ensuivit un silence contraint que rompit a l'instant un des freres.
Ce frere amena Pierre devant le tapis et lui lut dans un cahier
l'explication des differents symboles qui y etaient figures: le soleil,
la lune, le maillet, le plomb, la truelle, le cube de pierre de taille,
la colonne, les trois fenetres, etc. On lui indiqua ensuite sa place, on
lui expliqua les signes maconniques, on lui donna le mot de passe, et on
lui permit enfin de s'asseoir. Le Venerable fit la lecture des statuts.
Elle fut tres longue, et les sentiments dont Pierre etait agite
l'empecherent de l'ecouter avec suite: il ne se rappela que le dernier
paragraphe:

≪Nous connaissons dans nos temples d'autres degres que ceux qui separent
la vertu du vice. Crains de faire une difference qui puisse detruire
cette egalite. Vole au secours de ton frere, quel qu'il soit; ramene
celui qui s'egare, releve celui qui tombe: ne nourris jamais aucun
sentiment de haine ou d'inimitie contre lui. Sois bienveillant, affable;
allume dans tous les coeurs le feu de la vertu, partage ton bonheur avec
le prochain, et que l'envie ne vienne jamais troubler cette pure
jouissance. Pardonne a ton ennemi et ne te venge de lui qu'en lui
rendant le bien pour le mal. En remplissant ces lois supremes, tu
retrouveras les traces de ta grandeur ancienne et perdue.≫

A ces mots, il se leva et embrassa Pierre, qui, les yeux pleins de
larmes de joie, ne savait que repondre aux felicitations de tous, aussi
bien de ceux qu'il n'avait jamais vus jusque-la que de ceux qui
renouvelaient connaissance avec lui; mais il ne faisait aucune
difference entre ses anciens amis et ses nouveaux freres, et n'avait
d'autre desir que de se joindre a eux dans l'accomplissement de leur
grande oeuvre.

Le Venerable frappa du maillet, tous s'assirent, et, apres leur avoir
adresse une exhortation a l'humilite, il leur proposa d'accomplir la
derniere ceremonie. Le haut dignitaire qui portait le titre de frere
tresorier fit le tour de l'assemblee. Pierre aurait voulu s'inscrire sur
cette liste pour tout ce qu'il possedait, mais la crainte d'etre accuse
d'ostentation l'arreta, et il s'inscrivit pour la meme somme que les
autres.

La seance terminee, il rentra chez lui, et il lui sembla qu'il
revenait, completement transforme, d'un lointain voyage de plusieurs
annees, et qu'il n'avait plus rien de commun avec sa vie et ses
habitudes passees.


V


Le lendemain de sa reception, Pierre employa la matinee a lire le livre
qu'on lui avait remis et a tacher de se penetrer de la signification du
carre, dont un cote representait la divinite, le second le monde moral,
le troisieme le monde physique, le quatrieme l'union des deux. De temps
en temps il s'arrachait a la lecture et aux carres pour se tracer un
nouveau plan d'existence, car on lui avait dit, a cette reunion, que le
bruit de son duel etait parvenu aux oreilles de l'Empereur, et qu'il
ferait bien de s'eloigner de Petersbourg. Il comptait donc aller vivre
dans ses terres du Midi et s'y occuper de ses paysans. Tout a coup, il
vit entrer chez lui le prince Basile.

≪Mon cher ami, qu'as-tu fait a Moscou? Que veut dire cette brouille avec
Helene? Tu es dans l'erreur la plus complete: je sais tout, et je puis
t'assurer qu'elle est innocente devant toi, comme le Christ devant les
Juifs. Pourquoi donc, ajouta-t-il en empechant Pierre de parler,
pourquoi ne pas t'etre adresse directement a moi, comme a un ami? Mon
Dieu, je le comprends, tu t'es conduit en homme qui tient a son
honneur; tu t'es peut-etre trop hate, mais nous en causerons plus tard.
Songe a la position delicate dans laquelle tu nous as places, elle et
moi, vis-a-vis de la societe, et vis-a-vis de la cour, ajouta-t-il en
baissant la voix. Elle est a Moscou et toi ici; dis-toi bien, mon cher,
que ce ne peut etre qu'un malentendu; j'aime a croire que c'est la ton
avis. Ecris-lui une lettre, elle te rejoindra, tout s'expliquera; si tu
ne le fais pas, mon cher, il est a craindre que tu ne t'en repentes...,≫
et le prince Basile le regarda d'une facon significative: ≪Je sais de
source certaine que l'imperatrice mere prend un vif interet a toute
cette histoire; elle a toujours ete tres bienveillante pour Helene.≫

Pierre, qui avait essaye plus d'une fois d'interrompre ce torrent de
paroles, ne savait comment s'y prendre pour repondre a son beau-pere par
un refus categorique; il se troublait, rougissait, se levait, se
rasseyait, se rappelait les exhortations maconniques a la charite, et se
voyait pourtant contraint a etre desagreable et a dire le contraire de
ce qu'on attendait de lui. Habitue a se soumettre a ce ton assure de
laisser aller, il craignait de ne savoir y resister et sentait que tout
son avenir dependait du mot qu'il prononcerait. Suivrait-il l'ancienne
voie, ou bien prendrait-il resolument le nouveau chemin, plein
d'attraits, qui lui avait ete trace, et sur lequel il etait sur de
trouver le renouvellement de tout son etre?

≪Eh bien, mon ami, reprit d'un ton leger le prince Basile, reponds-moi:
≪Oui, je vais lui ecrire,≫ et nous tuerons le veau gras.≫

Mais il n'avait pas acheve sa phrase, que Pierre, la colere peinte sur
son visage, qui dans ce moment rappelait celui de son pere, lui repondit
d'une voix etranglee, sans le regarder:

≪Prince, je ne vous ai pas appele, eloignez-vous!... et il s'elanca pour
lui ouvrir la porte. Eloignez-vous, repeta-t-il a son beau-pere, dont le
visage avait pris une expression terrifiee.

--Qu'as-tu? Tu es malade?

--Eloignez-vous! vous dis-je,≫ lui cria-t-il encore une fois d'une voix
tremblante, et le prince Basile fut oblige de sortir, sans avoir recu la
reponse qu'il demandait.

Une semaine plus tard, Pierre, apres avoir fait ses adieux a ses
nouveaux amis et leur avoir laisse une somme considerable pour etre
distribuee en aumones, partit pour ses terres, en emportant avec lui de
nombreuses lettres de recommandation pour les membres de l'ordre a Kiew
et a Odessa, et la promesse qu'ils lui ecriraient et le guideraient dans
sa nouvelle voie.


VI


Malgre la severite de l'Empereur pour les duels, l'affaire de Pierre et
de Dologhow fut etouffee; ni les deux adversaires, ni leurs temoins, ne
furent poursuivis; mais l'histoire elle-meme, confirmee d'ailleurs par
la separation des deux epoux, se repeta bientot de bouche en bouche.
Pierre, que l'on avait recu avec une bienveillante condescendance
lorsqu'il n'etait qu'un batard, qu'on avait comble d'attentions et de
flatteries lorsqu'il etait devenu le premier parti de la Russie, avait
beaucoup perdu de son prestige aux yeux de la societe apres son mariage;
car ce mariage enlevait tout espoir aux meres qui avaient des filles a
marier, d'autant plus qu'il n'avait jamais ni cherche ni reussi a
s'insinuer dans les bonnes graces de la coterie du _high life_. Aussi
n'accusait-on que lui, et le traitait-on a tout propos d'imbecile, de
jaloux et de monomane furieux, en tout semblable a son pere. Apres son
depart, Helene, de retour a Petersbourg, fut recue par toutes ses
connaissances avec la bienveillance respectueuse qui etait due a son
malheur. Si le nom de son mari venait a etre prononce par hasard, elle
prenait une expression de dignite, que, grace a son tact inne, elle
s'etait appropriee, sans en comprendre la valeur; sa figure disait
qu'elle supportait avec resignation son isolement, et que son mari etait
la croix que Dieu lui avait envoyee. Quant au prince Basile, il
exprimait son opinion plus franchement, et ne manquait jamais, a
l'occasion, de dire, en portant le doigt a son front:

≪C'est un cerveau fele, je l'avais toujours dit.

--Pardon, repliquait Mlle Scherer, je l'avais dit avant les autres, dit
devant temoins (et elle insistait sur la priorite de son
jugement)...--Ce malheureux jeune homme, ajoutait-elle, est perverti par
les idees corrompues du siecle. Je m'en etais bien apercue a son retour
de l'etranger, quand il posait chez moi pour le petit Marat... vous en
souvient-il? Eh bien, voila le beau resultat! Je n'ai jamais desire ce
mariage, j'ai predit tout ce qui est arrive.≫

Anna Pavlovna continuait comme par le passe a donner des soirees,
qu'elle avait le don d'organiser avec un art tout particulier, et ou se
reunissaient, suivant son expression, ≪la creme de la veritable bonne
societe≫ et ≪la fine fleur de l'essence intellectuelle de Petersbourg≫.
Ses soirees brillaient encore d'un autre attrait: elle avait le talent
d'offrir chaque fois a ce cercle choisi une personnalite nouvelle et
interessante. Nulle part ailleurs on ne pouvait etudier avec autant de
precision que chez elle le thermometre politique, dont les degres
etaient marques par l'atmosphere conservatrice de la societe qui faisait
partie de la cour.

Telle etait la soiree qu'elle donnait a la fin de l'annee 1806, apres
la reception des tristes nouvelles de la defaite de l'armee prussienne
par Napoleon a Iena et a Auerstaedt, apres la reddition de la majeure
partie des forteresses de la Prusse, et lorsque nos troupes,
franchissant la frontiere, allaient commencer une seconde campagne. ≪La
creme de la veritable bonne societe≫ se composait de la malheureuse
Helene abandonnee, de Mortemart, du seduisant prince Hippolyte, arrive
tout dernierement de Vienne, de deux diplomates, de ≪la Tante≫, d'un
jeune homme, connu dans ce salon sous la denomination ≪d'un homme de
beaucoup de merite≫, d'une toute recente demoiselle d'honneur avec sa
mere, et de quelques autres personnes moins en vue.

La primeur de cette soiree etait cette fois le prince Boris Droubetzkoi,
qui venait d'etre envoye en courrier de l'armee prussienne, et qui etait
attache comme aide de camp a un personnage haut place.

Le thermometre politique disait, ce jour-la: ≪Les souverains de l'Europe
et leurs generaux auront beau s'incliner devant Napoleon pour me causer
_a moi_, et _a nous_ en general, tous les ennuis et toutes les
humiliations imaginables, notre opinion sur son compte ne changera
jamais. Nous ne cesserons d'exprimer nettement notre maniere de voir sur
ce sujet, et nous dirons simplement, et une fois pour toutes, au roi de
Prusse et aux autres: ≪Tant pis pour vous. Tu l'as voulu, ≪Georges
Dandin!≫

Lorsque Boris, le lion de la soiree, entra dans le salon, tous les
invites y etaient reunis; la conversation, conduite par Anna Pavlovna,
roulait sur nos relations diplomatiques avec l'Autriche et sur l'espoir
d'une alliance avec elle.

Boris, dont l'exterieur etait devenu plus male, portait un elegant
uniforme d'aide de camp; il entra d'un air degage et, apres avoir salue
≪la Tante≫, se rapprocha du cercle principal.

Anna Pavlovna lui donna sa main seche a baiser, le presenta aux
personnes qui lui etaient inconnues, en les lui nommant au fur et a
mesure:

≪Le prince Hippolyte Kouraguine,--charmant jeune homme.--Monsieur Krouq,
charge d'affaires de Copenhague,--un esprit profond.--Monsieur
Schittrow,--un homme de beaucoup de merite.≫

Boris etait parvenu, grace aux soins de sa mere, a ses propres gouts et
a son empire sur lui-meme, a se creer une situation tres enviable: une
mission importante en Prusse lui avait ete confiee, il en revenait en
courrier. Il s'etait completement initie a cette discipline non ecrite
qui, pour la premiere fois, l'avait frappe a Olmutz, et qui, permettant
au lieutenant d'avoir le pas sur le general, n'exigeait, pour reussir,
ni efforts, ni travail, ni courage, ni perseverance, et ne demandait
seulement que de l'esprit de conduite avec les dispensateurs des
recompenses. Il s'etonnait souvent d'avoir avance si vite, et de voir
que si peu de gens comprenaient combien ce chemin etait facile a suivre.
A la suite de cette decouverte, sa vie, ses rapports avec ses anciennes
connaissances, ses plans pour l'avenir, tout avait ete change. Malgre
son peu de fortune, il employait ses derniers roubles a etre mieux
habille que les autres, et pour ne pas se montrer en uniforme rape, pour
ne pas se promener par les rues dans une vilaine voiture, il etait
capable de se refuser bien des choses! Il ne recherchait que les
personnes placees au-dessus de lui et qui pouvaient lui etre utiles; il
aimait Petersbourg et meprisait Moscou. Le souvenir de la famille
Rostow, de son amour d'enfant pour Natacha, lui etait desagreable, et,
depuis son retour de l'armee, il n'avait pas mis les pieds chez eux.
Invite a la soiree d'Anna Pavlovna, ce qu'il considerait comme un pas en
avant dans sa carriere, il comprit aussitot son role. Laissant a la
maitresse de maison le soin de faire ressortir tout ce qu'il apportait
d'interessant, il se bornait a observer les gens et a mediter sur les
avantages qu'il y aurait a se rapprocher de chacun et sur les moyens d'y
parvenir. Il s'assit a la place indiquee aupres de la belle Helene, et
ecouta la conversation generale.

≪Vienne trouve les bases du traite propose tellement inadmissibles,
qu'on ne saurait y souscrire, meme a la suite des succes les plus
brillants, et elle met en doute les moyens qui pourraient nous les
procurer. C'est mot a mot la phrase du cabinet de Vienne, disait le
charge d'affaires de Danemark.

--Le ≪doute≫ est flatteur! ajoutait avec un fin sourire l'homme ≪a
l'esprit profond≫.

--Il faut distinguer entre le cabinet de Vienne et l'Empereur
d'Autriche, dit Mortemart. L'Empereur d'Autriche n'a jamais pu songer a
pareille chose, et ce n'est que le cabinet qui le dit.

--Eh! mon cher vicomte, reprit Anna Pavlovna, l'Urope (prononcant on ne
sait trop pourquoi ≪Urope≫, elle croyait sans doute faire preuve par la
d'une finesse de haut gout, en causant avec un Francais), l'Urope ne
sera jamais notre alliee sincere[29]...≫ Et elle entama l'eloge du
courage heroique et de la fermete du roi de Prusse, pour menager a Boris
son entree en scene.

Ce dernier attendait patiemment son tour, en ecoutant les reflexions de
chacun, et en jetant de temps a autre un regard sur sa belle voisine,
qui repondait parfois par un sourire a ce jeune et bel aide de camp.

Anna Pavlovna s'adressa tout naturellement a lui, et le pria de leur
decrire sa course a Glogau et la situation de l'armee prussienne. Boris,
sans se presser, raconta, en un francais tres pur et tres correct,
quelques episodes interessants sur nos troupes et sur la cour, tout en
evitant avec soin d'exprimer son opinion personnelle sur les faits dont
il parlait. Il accapara pendant quelque temps l'attention generale, et
Anna Pavlovna voyait avec fierte que ses invites appreciaient a sa juste
valeur le regal qu'elle leur avait offert. Helene se montrait plus
interessee que personne par le recit de Boris, et, temoignant une grande
sollicitude pour la position de l'armee prussienne, elle lui adressa,
quelques questions au sujet de son voyage.

≪Il faut absolument que vous veniez me voir, lui dit-elle avec son
eternel sourire, et d'un ton qui pouvait laisser supposer que certaines
combinaisons, qu'il ignorait, rendaient sa visite indispensable. Mardi,
entre huit et neuf heures. Vous me ferez plaisir.≫

Boris s'empressa de promettre; il allait continuer sa causerie avec
elle, lorsque Anna Pavlovna l'appela, sous pretexte que ≪sa Tante≫
desirait lui parler.

≪Vous connaissez son mari, n'est-ce pas? demanda ≪la Tante≫, en fermant
les yeux, et en indiquant Helene d'un geste melancolique. Ah! quelle
malheureuse et ravissante femme! Ne parlez pas de lui devant elle, je
vous en supplie, c'est trop penible pour son coeur!≫


VII


Pendant leur aparte, le prince Hippolyte s'etait empare du de de la
conversation.

Etendu a son aise dans un large fauteuil, il se redressa vivement et
lanca ces mots: ≪Le roi de Prusse!≫ apres quoi, se mettant a rire, il
retomba dans le silence. Tous se tournerent vers lui, et Hippolyte,
continuant a rire et se renfoncant dans son fauteuil, repeta:

≪Le roi de Prusse!≫

Anna Pavlovna, voyant qu'il ne se decidait pas a en dire plus long,
attaqua Napoleon avec violence, et raconta, a l'appui de sa sortie,
comment ce brigand de Bonaparte avait vole a Potsdam l'epee de Frederic
le Grand!

≪C'est l'epee de Frederic le Grand, que je...≫ dit-elle; a ce moment,
Hippolyte l'interrompit en repetant: ≪Le roi de Prusse!...≫ et se tut.
Mlle Scherer fit une grimace, et Mortemart, l'ami d'Hippolyte, lui dit
brusquement:

≪Voyons, a qui en avez-vous avec votre roi de Prusse?

--Oh! ce n'est rien, je voulais simplement dire que nous avons tort de
faire la guerre pour le roi de Prusse!≫ Il mitonnait cette petite
plaisanterie, qu'il avait entendue a Vienne, et cherchait a la placer
depuis le commencement de la soiree.

Boris sourit prudemment, de facon qu'on put supposer a volonte, ou qu'il
raillait, ou qu'il approuvait.

≪Il est tres mauvais, votre jeu de mots, tres spirituel, mais tres
injuste, dit Anna Pavlovna, en le menacant du doigt. Nous ne faisons pas
la guerre pour le roi de Prusse, sachez-le bien, mais pour les bons
principes. Ah! le mechant prince Hippolyte!≫

La conversation continua a rouler sur la politique, et s'anima
sensiblement, lorsqu'il fut question des recompenses accordees par
l'Empereur.

≪N. N. n'a-t-il pas recu l'annee derniere une tabatiere avec le
portrait, dit l'homme ≪a l'esprit profond≫? Pourquoi S. S. ne
pourrait-il pas en recevoir autant?

--Je vous demande pardon, une tabatiere avec le portrait de l'Empereur
est une recompense, mais point une distinction; c'est plutot un cadeau,
fit observer le diplomate.

--Il y a des precedents, je vous citerai Schwarzenberg.

--C'est impossible, dit un troisieme.

--Je suis pret a parier: le grand-cordon, c'est different.≫

Au moment ou l'on se quitta, Helene, qui n'avait pas ouvert la bouche de
la soiree, reitera a Boris sa priere, ou plutot son ordre significatif
et bienveillant, de ne point oublier le prochain mardi.

≪Il le faut absolument,≫ dit-elle en souriant, et en regardant Anna
Pavlovna, qui, d'un triste sourire, appuya l'invitation.

Helene avait decouvert, dans son interet subit pour l'armee prussienne,
une raison peremptoire pour recevoir Boris, et elle semblait laisser
entendre qu'elle la lui dirait a sa premiere visite.

Boris se rendit au jour indique dans le brillant salon d'Helene, ou il y
avait deja beaucoup de monde, et il allait en sortir sans avoir eu
d'explication categorique, lorsque la comtesse, qui jusque-la ne lui
avait adresse que quelques mots, au moment ou il lui baisait la main en
se retirant, lui dit tout a coup a l'oreille, et cette fois sans
sourire:

≪Venez diner demain... le soir.... Il faut que vous veniez...
venez!...≫

Et voila comment Boris devint l'intime de la comtesse pendant son
premier sejour a Petersbourg.


VIII


La guerre se rallumait et se rapprochait de plus en plus des frontieres
russes. On n'entendait de tous cotes que des anathemes contre Bonaparte,
l'ennemi du genre humain. Dans les villages, ou arrivaient a tout moment
du theatre de la guerre les nouvelles les plus invraisemblables et les
plus contradictoires, on rassemblait les recrues et les soldats.

A Lissy-Gory, l'existence de chacun avait grandement change depuis
l'annee precedente.

Le vieux prince avait ete nomme l'un des huit chefs de la milice
designes pour toute la Russie. Malgre son etat de faiblesse, aggrave par
l'incertitude dans laquelle il etait reste pendant plusieurs mois sur le
sort de son fils, il crut de son devoir d'accepter ce poste que lui
avait confie l'Empereur lui-meme, et cette activite toute nouvelle lui
rendait ses anciennes forces. Il passait tout son temps en courses dans
les trois gouvernements qui etaient de son ressort. Rigoureux dans
l'accomplissement de ses devoirs, il etait d'une severite presque
cruelle avec ses subordonnes, et descendait jusqu'aux moindres details.
Sa fille ne prenait plus de lecons de mathematiques; mais tous les
matins, accompagnee de la nourrice qui portait le petit prince Nicolas
(comme l'appelait le grand-pere), elle venait le voir dans son cabinet.
L'enfant occupait, avec sa nourrice et la vieille bonne Savichnia, les
appartements de sa mere; c'est la que la princesse Marie, lui servant de
mere, passait la plus grande partie de sa journee. Mlle Bourrienne
semblait aussi s'etre passionnement attachee au petit garcon, et la
princesse Marie s'en reposait parfois sur elle pour soigner et pour amuser leur petit ange.

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