2014년 11월 27일 목요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 25

La guerre et la paix 전쟁과 평화 25


Vous voyez bien!

--Oui, mais ce n'est pas comme vous l'entendez. Je ne souhaitais et ne
souhaite aucun bien a ce scelerat d'employe, qui a vole des bottes aux
miliciens; j'aurais ete meme enchante de le voir pendre, mais c'est mon
pere qui me faisait de la peine, et mon pere ou moi, c'est la meme
chose!≫

Les yeux du prince Andre s'animaient de plus en plus d'un eclat
fievreux, a mesure qu'il cherchait a prouver a Pierre qu'il ne se
preoccupait jamais du bien a faire a son prochain:

≪Tu veux donner la liberte a tes paysans? c'est une bonne chose; mais,
crois-moi, elle ne profitera, ni a toi, qui, je suppose, n'as jamais, ni
battu, ni exile personne, ni a tes paysans, qui ne s'en trouvent pas
plus mal pour etre battus et envoyes en Siberie, car la-bas leurs plaies
ont tout le temps de se cicatriser... ils y recommencent la meme vie
animale que par le passe, et ils se retrouvent exactement aussi heureux.
Mais sais-tu pour qui je la desirerais? Pour ceux dont le moral se
degrade par l'abus qu'ils font de leur pouvoir, en infligeant des
punitions arbitraires, et qui, voues par la au remords, finissent par
l'etouffer en eux-memes et par s'endurcir peu a peu. Tu n'as peut-etre
jamais vu, comme moi, de bonnes natures, elevees dans les traditions de
ce pouvoir sans frein, devenir, avec les annees, irritables, cruelles,
incapables de se dominer et accroissant ainsi chaque jour la somme de
leur malheur. Voila ceux que je plains, et pour lesquels la liberte des
paysans serait un bienfait! Oui, c'est la dignite de l'homme que je
pleure, la paix de la conscience, la purete des sentiments, mais quant
aux dos et aux fronts des autres, ils n'en resteront pas moins des dos
et des fronts, qu'on les batte ou qu'on les rase!≫

A l'emportement que le prince Andre mettait dans cette discussion,
Pierre devinait involontairement que ces pensees lui etaient suggerees
par le caractere de son pere.

≪Non, mille fois non, dit-il, je ne serai jamais de votre avis!≫


XII


Ils se mirent en route dans la soiree pour Lissy-Gory; le prince Andre
rompait parfois le silence par quelques mots qui temoignaient de la
bonne disposition de son humeur; mais il avait beau lui montrer ses
champs et lui expliquer les perfectionnements agronomiques qu'il y avait
introduits, Pierre, absorbe dans ses reflexions, ne repondait que par
monosyllabes. Il se disait que son ami etait malheureux, qu'il etait
dans l'erreur, qu'il ne connaissait pas la vraie lumiere, qu'il etait de
son devoir a lui de l'aider, de l'eclairer et de le relever. Mais il
sentait aussi qu'a sa premiere parole le prince Andre renverserait d'un
mot toutes ses theories; il avait peur de commencer, peur surtout
d'exposer a sa satire l'arche sainte de ses croyances.

≪Qu'est-ce qui vous fait penser ainsi? dit-il tout a coup, en baissant
la tete, comme un taureau qui s'apprete a donner un coup de corne. Vous
n'en avez pas le droit!

--De penser quoi? demande le prince Andre etonne.

--De penser ainsi a la vie, a la destinee de l'homme. C'etaient aussi
mes idees, et savez-vous ce qui m'a sauve? La franc-maconnerie! Ne
souriez pas: elle n'est pas, comme je le pensais et comme je le croyais,
une secte religieuse qui se borne a de vaines ceremonies, mais elle est
l'unique expression de ce qu'il y a de meilleur, d'eternel dans
l'humanite...≫ Et il lui expliqua que la franc-maconnerie, comme il la
comprenait, etait la doctrine chretienne, affranchie des entraves
sociales et religieuses, et la simple mise en action de l'egalite, de la
fraternite, de la charite.

≪Notre sainte association est la seule qui comprenne le vrai but de la
vie, tout le reste est un mirage; en dehors d'elle, tout est mensonge et
iniquite, si bien qu'en dehors d'elle il ne reste plus a un homme bon et
intelligent qu'a vegeter, comme vous le faites, en se gardant seulement
de faire du tort a son prochain. Mais si une fois vous admettez nos
principes fondamentaux, si vous entrez dans notre ordre, si, vous y
abandonnant, vous vous laissez diriger par lui, vous sentirez aussitot,
comme je l'ai senti moi-meme, que vous etes un anneau de cette chaine
invisible et eternelle, dont le premier chainon est cache dans les
cieux.≫

Le prince Andre regardait devant lui et ecoutait sans mot dire, se
faisant parfois repeter ce que le bruit des roues l'avait empeche
d'entendre. L'eclat de ses yeux, son silence meme faisaient esperer a
Pierre que ses paroles n'avaient pas ete vaines, et qu'elles ne seraient
pas recues avec ironie.

Ils arriverent ainsi a une riviere debordee qu'il fallait traverser en
bac; ils descendirent de la voiture, pendant qu'on la placait sur le bac
avec les chevaux.

Le prince Andre, appuye a la balustrade, regardait silencieusement cette
masse d'eau qui scintillait au soleil couchant:

≪Eh bien, qu'en pensez-vous? pourquoi ne repondez-vous pas?

--Ce que je pense? mais je t'ecoute! Tout cela est fort bien! Tu me
dis: entre dans notre ordre et nous t'enseignerons le but de la vie, la
destination de l'homme et les lois qui regissent le monde. Mais qui
etes-vous donc? des hommes! D'ou vient alors que vous sachiez tout et
d'ou vient que je ne voie pas ce que vous voyez? Pour vous, la vertu et
la verite doivent regner sur la terre, et moi, je ne m'en apercois pas!

--Croyez-vous a la vie future? lui demanda Pierre, en, l'interrompant.

--A la vie future? murmura le prince Andre. Pierre, trouvant une
negation dans cette reponse de son ami, et connaissant de longue date
son atheisme, poursuivit:

--Vous me dites que vous ne pouvez voir le regne de la vertu et de la
verite sur cette terre? je ne le vois pas non plus et on ne peut pas le
voir, si on considere notre vie comme la fin de tout. Sur cette terre,
il n'y a ni verite, ni vertu... tout est mensonge; mais dans la creation
universelle, c'est la verite qui gouverne. Sans doute, nous sommes les
enfants de cette terre, mais dans l'eternite nous sommes les enfants de
l'univers. Je sens malgre moi que je suis une parcelle de cet harmonieux
et immense ensemble. Je sens que, dans cette innombrable myriade
d'etres, qui sont les manifestations de la divinite ou de cette force
superieure, si vous l'aimez mieux, je suis un chainon, un degre dans
l'echelle ascendante. Si je vois clairement devant mes yeux cette
echelle qui monte de la plante jusqu'a l'homme, pourquoi supposerais-je
qu'elle s'arrete a moi, sans monter plus haut? De meme que rien ne se
perd dans ce monde, de meme je ne puis me perdre dans le neant! Je sais
que j'ai ete et que je serai! Je sais qu'a part moi et au-dessus de moi
vivent des esprits, et que dans ce monde demeure la verite!

--Oui, c'est la doctrine de Herder, dit le prince Andre, mais ce n'est
pas elle qui me convaincra! La vie et la mort, voila ce qui vous
persuade!... Lorsqu'on voit un etre qui vous est cher, qui est lie a
votre existence, envers lequel on a eu des torts qu'on esperait
reparer... (et sa voix trembla)... et que tout a coup cet etre souffre,
se debat sous l'etreinte de la douleur et cesse d'exister... on se
demande pourquoi! Qu'il n'y ait pas de reponse a cela, c'est impossible,
et je crois qu'il y en a une! Voila ce qui peut convaincre, voila ce qui
m'a convaincu.

--Mais, dit Pierre, n'ai-je pas dit la meme chose?

--Non, je veux dire que ce ne sont pas les raisonnements qui vous menent
a admettre la necessite de la vie future, mais lorsqu'on marche a deux
dans la vie, et que tout a coup votre compagnon disparait, la-bas, dans
le vide, qu'on s'arrete devant cet abime, qu'on y regarde... la
conviction s'impose, et j'ai regarde!...

--Eh bien, alors! Vous savez qu'il y a un la-bas, et qu'il y a
quelqu'un, c'est-a-dire la vie future et Dieu!≫

Le prince Andre ne repondit rien. La caleche et les chevaux avaient
depuis longtemps passe sur l'autre rive, le soleil etait descendu a
moitie, et la gelee du soir couvrait de son givre brillant les mares
autour de la descente qui menait a la riviere, pendant que Pierre et
Andre, au grand etonnement des domestiques, des cochers et des passeurs,
discutaient encore sur le bac:

≪S'il y a un Dieu, il y a une vie future, donc la verite et la vertu
existent; le bonheur supreme de l'homme doit consister dans ses efforts
pour les atteindre. Il faut vivre, aimer et croire que nous ne vivons
pas maintenant seulement sur ce lambeau de terre, mais que nous avons
vecu et vivons eternellement dans cet infini...≫

Et Pierre indiquait le ciel.

Le prince Andre, toujours appuye contre la balustrade, l'ecoutait,
pendant que son regard errait sur la surface assombrie de l'eau, a peine
eclairee par les derniers rayons empourpres du soleil qui allaient
s'eteignant peu a peu. Pierre se tut. Tout etait calme, et l'on
n'entendait plus contre la quille du bateau, arrete depuis longtemps,
qu'un faible clapotis qui semblait murmurer: ≪C'est la verite! crois-y!≫
Bolkonsky soupira, ses yeux se tournerent, doux et tendres, vers la
figure emue et exaltee de Pierre, intimide comme toujours par la
superiorite qu'il reconnaissait en son ami.

≪Oh! si c'etait ainsi! dit ce dernier. Mais partons,≫ ajouta-t-il.

En quittant le bac, il regarda encore une fois le ciel, que lui avait
montre Pierre, et, pour la premiere fois depuis Austerlitz, il retrouva
son ciel profond, ideal, celui qui planait au-dessus de sa tete sur le
champ de bataille. Un sentiment depuis longtemps endormi, le meilleur de
lui-meme, se reveilla au fond de son ame: c'etait le renouveau de la
jeunesse et de l'aspiration au bonheur. Rentre dans les conditions de sa
vie habituelle, ce sentiment s'effaca et s'affaiblit peu a peu, mais a
partir de cet entretien, et sans qu'il y eut rien de change a son
existence, il sentit poindre au fond de son coeur le germe d'une vie
morale toute differente.


XIII


Il faisait deja sombre lorsqu'ils arriverent a l'entree principale de la
maison de Lissy-Gory, et le prince Andre attira en souriant l'attention
de Pierre sur l'agitation qui se manifesta, a leur vue, du cote d'une
petite entree laterale. Une petite vieille courbee sous le poids d'un
sac, et un homme de petite taille, a longs cheveux, et habille de noir,
s'enfuirent aussitot; deux femmes coururent les rejoindre, et tous les
quatre, se retournant effrayes pour examiner la voiture, disparurent par
un escalier de service.

≪Ce sont les hommes de Dieu[33], que Marie recueille, dit le prince
Andre, ils m'ont pris pour mon pere, car il les fait chasser, tandis
qu'elle les recoit. En cela seul elle ose lui desobeir.

--Mais qu'est-ce que ≪les hommes de Dieu≫? demanda Pierre.

Le prince Andre n'eut pas le temps de lui repondre. Les domestiques
etant sortis a leur rencontre, il les questionna sur l'arrivee probable
de son pere, qu'on attendait de la ville voisine a tout instant.

Laissant Pierre dans son appartement, qui etait toujours prepare pour le
recevoir, le prince Andre passa dans la chambre de l'enfant et revint
ensuite pour mener Pierre chez sa soeur:

≪Je ne l'ai pas encore vue, elle se cache avec ses ≪hommes de Dieu≫,
nous allons les surprendre, elle sera sans doute tres confuse, mais tu
les verras. C'est curieux, ma parole!

--Qu'est-ce donc? demanda Pierre.

--Attends, tu vas les voir.≫

La princesse Marie se troubla et rougit jusqu'au blanc des yeux, quand
elle les vit entrer dans sa petite chambre, ou brillaient les images
dorees eclairees par les lampes. Il y avait, a cote d'elle, sur le
canape, un jeune garcon en habit de frere convers, avec un nez aussi
long que les cheveux, et pres d'elle egalement, dans un fauteuil, une
petite vieille toute ratatinee, toute ridee, dont la figure avait une
expression d'extreme douceur et d'humilite.

≪Andre, pourquoi ne pas m'avoir prevenue? dit la princesse Marie d'un
ton de reproche, en se mettant devant ses pelerins, comme une poule qui
cache ses poussins.

--Je suis charmee de vous voir,≫ ajouta-t-elle en se tournant vers
Pierre, qui lui baisait la main. Elle l'avait connu enfant; son
affection pour Andre, ses malheurs et surtout sa bonne et honnete figure
la disposaient en sa faveur. Elle le regardait de ses yeux profonds et
doux, et semblait lui dire: ≪Je vous aime bien et, je vous en supplie,
ne vous moquez pas des ≪miens≫. Une fois les premiers compliments
echanges, elle les engagea a s'asseoir.

≪Ah! voila Ivanouchka, dit le prince Andre, en indiquant d'un sourire le
jeune neophyte.

--Andre! murmura la princesse d'un ton suppliant.

--Il faut que vous sachiez que c'est une femme, dit le prince Andre.

--Andre, au nom du ciel!≫ reprit sa soeur.

On voyait que les vaines supplications de la princesse Marie et les
plaisanteries du prince Andre au sujet des pelerins etaient chose
habituelle entre eux.

≪Mais, ma bonne amie, vous devriez au contraire m'etre reconnaissante
d'expliquer a Pierre votre intimite avec ce jeune homme.

--Vraiment!≫ dit Pierre avec curiosite, mais cependant d'un ton grave,
qui acheva de lui gagner le coeur de la princesse Marie.

Leur bienfaitrice se preoccupait bien a tort pour ≪les siens≫, car
ceux-ci n'eprouvaient aucune gene. La petite vieille, apres avoir
renverse sa tasse sur sa soucoupe a cote du morceau de sucre tout
grignote, se tenait immobile et les yeux baisses sur son fauteuil, en
jetant a droite et a gauche des regards sournois, et en attendant
l'offre d'une nouvelle tasse. Ivanouchka buvait a petites gorgees le the
qui remplissait sa soucoupe, et regardait en dessous les deux jeunes
gens, de ses yeux qui exprimaient la ruse feminine.

≪Ou as-tu ete? a Kiew? demanda le prince Andre.

--J'y ai ete, mon pere, repondit la petite vieille. C'est a Noel que je
me suis rendue digne de recevoir, chez les saints, la sainte et celeste
communion; maintenant je viens de Koliasine. Une grande grace s'y est
revelee!

--Et Ivanouchka est avec toi?

--Non, je suis seule, repondit Ivanouchka, en s'efforcant de prendre une
voix de basse. Nous ne nous sommes rencontrees qu'a Youknow avec
Pelagueiouchka...≫

Celle-ci, ne se possedant pas du desir de raconter ce qu'elle avait vu,
l'interrompit:

≪Oui, mon pere, une grande grace s'est revelee a Koliasine!

--Quoi donc? de nouvelles reliques? demanda le prince Andre.

--Voyons, Andre!... Ne lui raconte rien, Pelagueiouchka.

--Mais pourquoi donc, ma bonne mere, ne pas le lui raconter? Je l'aime,
il est bon, c'est un elu de Dieu, c'est mon bienfaiteur.... Je n'ai pas
oublie, vois-tu, qu'il m'a donne dix roubles. Comme j'etais a Kiew,
Kirioucha me dit, Kirioucha, vous savez bien, l'innocent, un veritable
homme de Dieu, qui marche nu-pieds ete et hiver, Kirioucha me dit:
≪Pourquoi erres-tu en pays etranger? Va a Koliasine, une image
miraculeuse de notre sainte mere la Vierge s'y est montree.≫ Alors j'ai
dit adieu aux saints, et j'y suis allee!... Et arrivee la, poursuivit la
vieille d'un ton monotone, ceux que je rencontrais me disaient: ≪Nous
possedons une grande grace: l'huile sainte decoule de la joue de notre
sainte mere la Vierge....

--C'est bon, c'est bon, dit la princesse Marie en rougissant, tu
raconteras cela une autre fois.

--Permettez-moi, dit Pierre, de lui adresser une question. Tu l'as vu de
tes propres yeux?

--Certainement, mon pere, certainement, j'ai ete trouvee digne de cette
grace: le visage etait tout resplendissant d'une lumiere celeste, et
l'huile degouttait, degouttait, de la joue.

--Mais c'est une supercherie! objecta Pierre, qui l'avait ecoutee avec
attention.

--Ah, notre pere, que dis-tu la? s'ecria avec terreur Pelagueiouchka,
en se tournant vers la princesse Marie, comme pour l'appeler a son
secours.

--C'est ainsi qu'on trompe le peuple, poursuivit-il.

--Seigneur Jesus! s'ecria la pelerine en se signant. Oh! ne repete pas
cela, mon pere. Je connais un ≪General≫ qui ne croyait pas, et qui
disait: ≪Ce sont les moines qui trompent!≫ Oui, il l'a dit, et il est
devenu aveugle!... Et alors il a reve, et il a vu notre sainte Vierge de
Petchersk, qui lui a dit: ≪Crois en moi et je te guerirai!≫.... Et alors
il a prie, supplie: ≪Menez-moi, menez-moi a elle!≫.... Je te raconte la
sainte verite, car je l'ai vu, lorsqu'on l'a amene aveugle et lorsqu'il
s'est jete devant elle en lui disant: ≪Gueris-moi et je te donnerai ce
que j'ai recu en cadeau du Tsar.≫ Je l'ai vu, et j'ai vu l'etoile qui y
est incrustee, car elle lui a rendu la vue!... C'est peche de parler
ainsi, et Dieu te punira.

--Quoi, quelle etoile? demanda Pierre.

--C'est sans doute qu'on a promu au grade de general notre sainte mere
la Vierge,≫ dit le prince Andre en souriant.

Pelagueiouchka palit, en joignant les mains avec desespoir.

≪Dieu, Dieu, quel peche, et tu as un fils! dit-elle en devenant toute
rouge, de pale qu'elle etait.... Qu'as-tu dit? Que Dieu te pardonne!≫ et
elle se signa. ≪Ah! que Dieu lui pardonne,≫ ajouta-t-elle en s'adressant
a la princesse Marie, et en rassemblant ses hardes pour s'en aller.

Elle etait prete a pleurer, elle avait peur, elle avait honte de
profiter des bienfaits d'une maison ou on parlait ainsi, et peut-etre en
meme temps regrettait-elle d'etre obligee d'y renoncer.

≪Quel plaisir avez-vous a les troubler dans leur foi? dit la princesse
Marie. Pourquoi etes-vous venus?

--Mais, princesse, c'est une plaisanterie que j'ai faite a
Pelagueiouchka! Princesse, ma parole, je n'ai pas voulu l'offenser. Ce
n'est pas serieux, je t'assure!≫

Pelagueiouchka s'arreta d'un air incredule, mais la sincerite du
repentir qui se lisait sur les traits de Pierre et le regard affectueux
du prince Andre l'apaiserent peu a peu.


XIV


Remise de son emotion et ramenee a son sujet favori, elle leur parla du
pere Amphiloche, de sa sainte existence, et comme quoi sa main sentait
l'encens; comment aussi a Kiew, a son dernier pelerinage, un moine de sa
connaissance lui avait donne les clefs des catacombes, et comment elle y
avait passe quarante-huit heures avec les saints, ayant un morceau de
pain sec pour toute nourriture:

≪Je priais devant l'un, puis je disais mes prieres devant un autre. Je
dormais un petit peu, je baisais un troisieme; et quelle paix, ma mere,
quelle paix celeste! Je n'avais plus envie de remonter sur la terre du
bon Dieu.≫

Pierre l'ecoutait et l'observait attentivement; le prince Andre quitta
la chambre, et sa soeur, abandonnant a elles-memes ≪les hommes de Dieu≫,
emmena Pierre au salon.

≪Vous etes tres bon, lui dit-elle.

--Je n'ai pas voulu l'offenser, croyez-moi; j'apprecie ses sentiments!≫

La princesse Marie lui repondit par un sourire:

≪Je vous connais depuis longtemps, je vous aime comme un frere. Comment
avez-vous trouve Andre? Il m'inquiete. Sa sante etait meilleure l'hiver
dernier, mais au printemps sa blessure s'est rouverte, et le medecin lui
conseille de faire une cure a l'etranger. Son moral aussi me tourmente:
il ne peut pas, a l'exemple de nous autres femmes, pleurer son chagrin,
mais il le porte en dedans de lui-meme; aujourd'hui il est gai, anime,
grace a votre arrivee... c'est si rare! Tachez de lui persuader de
voyager, il a besoin d'activite, et cette vie monotone le tue... on ne
le remarque pas, mais je le vois!≫

A dix heures du soir, les domestiques s'elancerent sur le perron, au
tintement des clochettes de l'attelage qui ramenait le vieux prince.
Pierre et Andre allerent a sa rencontre.

≪Qui est-ce? demanda le vieux en descendant de voiture.--Ah oui! tres
content! ajouta-t-il en reconnaissant le jeune homme, embrasse-moi...
la!≫

Il etait de bonne humeur, et le combla de tant de prevenances, que le
prince Andre les trouva, une heure plus tard, engages dans une vive
discussion. Pierre prouvait qu'un jour viendrait ou il n'y aurait plus
de guerre, tandis que le vieux prince, sans se facher, mais en le
raillant, soutenait le contraire:

≪Pratique une saignee, mets de l'eau a la place du sang, et alors il n'y
aura plus de guerre! Chimeres de femme, chimeres de femme!≫ ajouta-t-il,
en tapant affectueusement sur l'epaule de son adversaire, et en
s'approchant de la table, ou son fils, qui ne voulait pas prendre part a
la conversation, examinait les papiers qu'il avait apportes.

≪Le marechal de la noblesse, lui dit-il, le comte Rostow, n'a guere
fourni que la moitie de son contingent, et, arrive une fois en ville, il
s'est imagine de m'inviter a diner! Je lui en ai donne un... de diner!
Regarde ce papier!... Sais-tu qu'il me plait, ton ami, il me reveille!
Un autre vous raconte des choses intelligentes, et on n'a pas envie de
les ecouter, tandis que celui-ci me bombarde de balivernes, qui amusent
ma vieille tete. Allez, allez souper, je vous rejoindrai peut-etre pour
me disputer encore.... Tu me feras le plaisir d'aimer ma sotte princesse
Marie, n'est-ce pas?≫

Pendant ce sejour a Lissy-Gory, Pierre apprecia tout le charme de
l'affection qui l'unissait au prince Andre. Le vieux prince et la
princesse Marie, qui le connaissaient a peine quand il y etait arrive,
le traitaient deja en ancien ami. Il se sentait aime, non seulement de
cette derniere, dont il avait gagne le coeur par sa douceur envers ses
proteges, mais meme du petit bonhomme d'un an, le prince Nicolas, comme
l'appelait son grand-pere; l'enfant lui souriait et se laissait porter
par lui. Mlle Bourrienne et l'architecte suivaient d'un air radieux ses
conversations avec le vieux prince. Celui-ci avait assiste au souper,
c'etait une faveur marquee pour Pierre, et son amabilite ne se dementit
pas un instant, pendant les deux jours que son hote passa a Lissy-Gory.

Lorsque la famille se reunit apres son depart, et que, par une
consequence naturelle de sa visite, on se mit a analyser son caractere,
tous, chose bien rare, s'unirent pour en faire l'eloge et pour exprimer
la sympathie qu'il leur avait inspiree.


XV


Rostow, de retour apres son conge, sentit, pour la premiere fois, la
force des liens qui l'attachaient a Denissow et a son regiment.

A la vue du premier hussard a l'uniforme deboutonne, a la vue de
Dementiew le roux, a la vue des piquets de chevaux alezans, et enfin a
la vue de Lavrouchka criant joyeusement a son maitre: ≪Le comte est
arrive!≫ a l'embrassade de Denissow, ebouriffe, endormi, sortant en hate
de sa hutte, et a l'accolade de ses camarades, Rostow eprouva la meme
sensation qu'a son arrivee a la maison paternelle, lorsque son pere, sa
mere, ses soeurs l'avaient etouffe de baisers; et des larmes de joie,
lui montant au gosier, l'empecherent de parler.

Apres s'etre presente au chef du regiment, en avoir recu les memes
fonctions dans le meme escadron, apres s'etre enquis des moindres
details, il trouva dans cet adieu a sa liberte et dans le devoir qu'il
remplissait en reprenant sa place dans ce cadre etroit, le meme
sentiment de quietude et d'appui moral qu'il aurait eu dans sa propre
famille; car le regiment, au bout du compte, n'etait-il pas devenu pour
lui un _home_ aussi cher que la maison paternelle? Il n'y avait pas la
ce tohu-bohu du monde, qui l'entrainait parfois a des erreurs
regrettables; il n'y avait pas Sonia, avec laquelle il ne savait jamais
s'il fallait ou non s'expliquer; il n'y avait plus la possibilite de
courir dans dix endroits a la fois, ni ces vingt-quatre heures qu'on
pouvait tuer de facons diverses, ni cette foule composee en majeure
partie d'indifferents, ni ces demandes d'argent, penibles et
embarrassantes, ni la terrible perte au jeu avec Dologhow: ici, tout
etait clair et precis. Le monde entier etait partage, pour lui, en deux
parties inegales: l'une etait notre regiment de Pavlograd, l'autre _tout
le reste_, dont il n'avait qu'un mediocre souci. Tout y etait connu: on
savait qui etait le lieutenant, qui etait le capitaine, qui etait un
vaurien, qui etait un bon garcon, et ce qui primait tout, c'etait ≪le
camarade≫! Le cantinier faisait credit, on touchait sa paye tous les
trois mois. Par suite, rien a choisir, rien a combiner; tout se bornait
a se bien conduire, et a accomplir exactement et scrupuleusement l'ordre
recu.

Replace sous le joug et les habitudes de la vie militaire, il etait
aussi heureux que l'est un homme fatigue, de pouvoir se coucher et se
reposer. Cette existence lui fut d'autant plus agreable, qu'il s'etait
jure, apres sa perte au jeu (action qu'il se reprochait toujours malgre
le pardon de ses parents), de ne plus jouer, et, pour reparer sa faute,
de servir d'une facon irreprochable, en bon camarade, et en officier
sans reproches, c'est-a-dire de devenir un parfait galant homme, ce qui
dans le monde etait loin d'etre facile, tandis qu'au regiment rien
n'etait plus aise. Enfin il s'etait promis de rembourser ses parents en
cinq ans, de ne toucher que deux mille roubles sur les dix qui lui
etaient annuellement alloues, et de laisser le reste a leur disposition.


A la suite de plusieurs retraites, de plusieurs marches en avant et de
plusieurs combats a Poultousk, a Preussisch-Eylau, notre armee s'etait
enfin concentree a Bartenstein. On attendait l'arrivee de l'Empereur
pour commencer la campagne.

Le regiment de Pavlograd, qui avait pris part a celle de 1808, et qui
venait seulement de rejoindre l'armee active, apres avoir complete ses
cadres en Russie, n'avait pas pris part a ces premiers engagements. Des
son arrivee, il fut reuni au detachement de Platow, independant du reste
de l'armee.

Les hussards avaient eu a plusieurs reprises de legeres escarmouches
avec l'ennemi, et avaient meme fait une fois des prisonniers, en
s'emparant des equipages du marechal Oudinot. Le mois d'avril se passa a
bivouaquer pres d'un village allemand ruine et desert.

Le degel arrivait: il faisait froid et sale, les rivieres charriaient,
et les chemins, devenus impraticables, arretaient la distribution de
fourrage pour les chevaux et de vivres pour les hommes. Les soldats se
repandaient dans les villages abandonnes, a la recherche de quelques
maigres pommes de terre.

Il ne restait plus rien, les habitants etaient en fuite, et ceux qui
etaient demeures en arriere, arrives au dernier degre de la misere,
etaient un objet de pitie pour le soldat, qui, prive de tout, leur
donnait encore du sien, plutot que de leur enlever leur derniere
bouchee.

Le regiment avait perdu deux hommes dans les derniers engagements, mais
la maladie et la famine l'avaient reduit de moitie. La mortalite etait
telle dans les hopitaux, que le soldat, extenue par la fievre et par
l'enflure, resultats de la mauvaise nourriture, preferait continuer son
service et trainer dans les rangs ses pieds endoloris, plutot que
d'entrer a l'hopital. Les premiers jours du printemps, les soldats
decouvrirent dans la terre une certaine plante semblable a l'asperge,
qu'ils appelerent, on ne sait trop pourquoi, ≪racine douce≫, bien
qu'elle fut au contraire tres amere. On les voyait la chercher de tous
les cotes, la deterrer et la manger, malgre la defense qui leur en avait
ete faite. Une nouvelle maladie, la tumefaction des pieds, des mains et
de la figure, consideree par les medecins comme provenant de l'emploi de
cette plante nuisible, fit parmi eux de nombreuses victimes, et
cependant l'escadron de Denissow se nourrissait principalement de cette
racine. Il y avait quinze jours qu'il ne recevait plus qu'une ration
reduite de biscuit, et les pommes de terre qu'on avait envoyees en
dernier lieu se trouvaient gelees et germees.

Les chevaux, dont la maigreur etait effrayante, ne se nourrissaient que
de la paille des toits, et leur poil d'hiver se herissait en touffes
emmelees.

Malgre toutes ces miseres, officiers et soldats continuaient leur meme
existence. Pales et la figure gonflee, couverts d'uniformes dechires,
les hussards s'alignaient comme d'habitude, allaient au fourrage, au
pansage, nettoyaient leur fourniment, arrachaient la paille des toits,
dinaient autour de leur chaudron et se levaient de la affames, et
plaisantant sur leur maigre chere et sur leur faim. A leurs moments de
loisir, ils allumaient comme toujours leurs feux, s'y chauffaient tout
nus, fumaient, triaient et cuisaient leurs pommes de terre gelees et
gatees, en se racontant des histoires sur les guerres de Potemkine et de
Souvorow ou des recits merveilleux sur Alecha, le panier perce, ou sur
Mikolka, le manoeuvre.

Les officiers demeuraient par deux et par trois dans des cabanes
delabrees. Les anciens s'occupaient de la paille, des pommes de terre
(l'argent abondait, quoiqu'on n'eut rien a manger), et la plupart
passaient leur temps a jouer aux cartes ou a d'autres jeux plus
innocents, tels que les osselets et la svaika[34]. On causait peu des
affaires en general, surtout parce qu'on devinait qu'il n'y avait rien
de bon a apprendre.

Rostow logeait avec Denissow, et le premier comprenait que, tout en ne
lui parlant jamais de sa famille, c'etait a son amour malheureux pour
Natacha qu'il devait la recrudescence de son affection, et leur amitie
reciproque n'en devenait que plus vive. Denissow exposait le plus
rarement possible son ami au danger, et l'accueillait avec une joie
expansive, lorsqu'il le voyait revenir sain et sauf. Dans une des
reconnaissances ou Rostow avait ete envoye pour chercher des vivres, il
trouva dans un village voisin un vieux Polonais avec sa fille qui
allaitait un enfant. A moitie nus, mourant de faim et de froid, ils
n'avaient aucun moyen de s'eloigner. Il les amena au bivouac, les logea
chez lui, et les secourut quelque temps jusqu'au retablissement du
vieillard. Un camarade, venant a causer de femmes, assura en riant que
Rostow etait le plus fin d'eux tous, et qu'il aurait bien du leur faire
faire connaissance avec la jeune et jolie Polonaise qu'il avait sauvee.
Vivement blesse de ces propos, il repondit a l'officier par une volee
d'injures, et Denissow eut toutes les peines du monde a les empecher de
se battre. Lorsque l'officier fut parti, Denissow, qui ignorait lui-meme
la nature des relations de son ami avec la Polonaise, lui fit des
reproches sur son emportement:

≪Mais comment veux-tu que j'agisse autrement? Je la regarde comme ma
soeur et je ne puis te dire a quel point j'ai ete blesse... car enfin
c'est comme si...≫

Denissow lui frappa sur l'epaule et se mit a marcher en long et en
large, signe chez lui d'une forte emotion:

≪Ah! quelle diable de race que ces Rostow...≫ murmura-t-il.

Et Nicolas vit briller des larmes dans les yeux de son ami.


XVI


Au mois d'avril, les troupes recurent, avec une joie facile a
comprendre, la nouvelle de l'arrivee de l'Empereur. Le regiment de
Pavlograd etant place assez loin des avant-postes, en avant de
Bartenstein, Rostow fut prive du plaisir de parader a la revue
imperiale.

Ils bivouaquaient, Denissow et lui, dans une hutte creusee sous terre et
recouverte par les soldats, selon l'usage qui venait d'etre recemment
introduit, de gazon et de branchages. On creusait un fosse d'une
archine[35] et demie de large, sur deux de profondeur et trois et demie
de longueur. A l'un des bouts etaient pratiquees des marches, c'etait
l'entree; le fosse lui-meme formait la chambre, ou chez les plus riches,
tels que le commandant de l'escadron, une grande planche, occupant tout
le fond du cote oppose a la sortie, et posee sur des pieux, representait
la table; le long du fosse, la terre formait un rebord d'une archine,
c'etaient les deux lits et le canape; le toit permettait de se tenir
debout au milieu, et on pouvait meme etre assis sur son lit, en se
rapprochant un peu de la table. Denissow, aime de ses soldats, vivait
toujours largement: aussi avait-on applique sur le fronton de sa hutte
une planche avec un carreau brise et recolle avec du papier. Lorsqu'il
faisait tres grand froid, on placait sur les marches, decorees par
Denissow du nom de salon, une plaque de metal couverte de charbons
allumes, tires du foyer des soldats, et il en resultait une si bonne
chaleur, que les officiers, reunis chez lui, y restaient simplement en
manches de chemise.

Rostow, rentrant un jour de son service, tout mouille et tout harasse
apres une nuit de veille, se fit apporter un tas de ces charbons
allumes, changea de vetements, fit sa priere, avala son the, rangea ses
paquets dans le coin qui etait a lui, et s'etendit bien rechauffe sur sa
couche, les bras passes sous sa tete, pour reflechir tout a son aise a
l'avancement qu'il allait recevoir a propos de la derniere
reconnaissance qu'il avait faite.

Il entendit tout a coup dehors la voix irritee de son ami; s'etant
penche vers la fenetre pour voir a qui il en avait, il reconnut le
marechal des logis Toptchenko:

≪Je t'avais pourtant defendu de leur laisser manger cette racine, criait
Denissow, et cependant j'en ai vu un qui en emportait.

--Je l'ai defendu, Votre Noblesse, mais on ne m'ecoute pas.≫

Rostow se recoucha en se disant avec satisfaction: ≪Ma foi, j'ai fini ma
besogne, c'est a lui maintenant de s'occuper de la sienne!≫ Lavrouchka,
le domestique madre, se joignit a la conversation du dehors; il
pretendait avoir apercu, en allant a la distribution, des convois de
boeufs et de biscuit.

≪En selle, le second peloton! s'ecria Denissow en s'eloignant.

--Ou vont-ils?≫ se demanda Rostow.

Cinq minutes plus tard, son camarade rentra et se jeta, les pieds tout
crottes, sur son lit, fuma une pipe d'un air de mauvaise humeur, fouilla
dans ses effets, qu'il bouleversa, prit son fouet, son sabre, et
disparut.

≪Ou vas-tu?≫ lui cria Rostow; mais l'autre, grommelant entre ses dents
qu'il avait a faire, s'elanca au dehors en s'ecriant:

≪Que Dieu et l'Empereur me jugent!≫

Rostow entendit le bruit des pieds des chevaux dans la boue, et il
s'endormit bien a son aise, sans s'inquieter du depart de Denissow.
Reveille vers le soir, il s'etonna d'apprendre que son ami n'etait pas
revenu. Le temps etait beau: deux officiers et un junker jouaient a la
svaika; il se joignit a eux. Au beau milieu de la partie, ils virent
arriver des charrettes escortees d'une quinzaine de hussards sur leurs
chevaux efflanques. Arrives au piquet, ils furent entoures par leurs
camarades.

≪Voila les vivres! dit Rostow... et Denissow qui se lamentait!

--Quelle fete pour les soldats!≫ ajouterent les officiers.

Denissow parut le dernier, accompagne de deux officiers d'infanterie;
ils causaient tous les trois avec vivacite:

≪Je vous avertis, capitaine... cria l'un d'eux, maigre, de petite
taille, et tres irrite.

--Et moi je vous avertis que je ne rends rien!

--Vous en repondrez, capitaine, c'est du pillage... enlever les convois
aux siens! Et nos soldats qui n'ont rien mange depuis deux jours!

--Et les miens depuis deux semaines!

--C'est du brigandage, vous en repondrez! repliqua l'officier
d'infanterie en haussant la voix.

--Laissez-moi donc tranquille! s'ecria Denissow en s'echauffant tout a
coup. Eh bien, oui, c'est moi qui repondrai, et pas vous! Que me
chantez-vous la?... Prenez garde a vous. Marche!

--C'est bien! s'ecria a son tour le petit officier, sans broncher, ni
quitter la place.

--Au diable... marche!... et prenez garde a vous!... et Denissow fit
tourner la tete au cheval de son antagoniste.

--Bien, bien, dit celui-ci d'un air menacant et il prit un trot qui le
secouait sur sa selle.

--Un chien, un chien vivant, un vrai chien sur une palissade!...≫
C'etait la raillerie la plus sanglante qu'un cavalier put adresser a un
fantassin a cheval.--Je leur ai enleve de force leur convoi! dit-il en
riant et en s'approchant de Rostow.... Impossible de laisser nos hommes
crever de faim!≫

Les charrettes capturees etaient destinees a un regiment d'infanterie,
mais, ayant appris par Lavrouchka qu'elles n'etaient pas escortees,
Denissow s'en etait empare avec ses hussards. On distribua aussitot des
doubles rations de biscuit, et les autres escadrons en eurent leur part.

Le lendemain, le chef du regiment fit venir Denissow et le regardant a
travers ses doigts ecartes:

≪Voila, dit-il, comment j'envisage la chose: je ne veux rien en savoir
et ne fais aucune enquete, mais je vous conseille de vous rendre a
l'etat-major, et d'y arranger votre affaire avec la direction des
vivres. Faites votre possible pour donner un recu constatant qu'il vous
a ete fourni tant; car autrement ce sera inscrit au compte du regiment
d'infanterie, et l'enquete, une fois commencee, peut tourner mal.≫

Denissow se rendit immediatement a l'etat-major, tout dispose a suivre
ce conseil, mais a son retour il etait dans un tel etat, que Rostow, qui
ne l'avait jamais vu ainsi, en fut terrifie. Il ne pouvait ni parler, ni
respirer, et ne repondait aux questions de son ami que par des injures
et des menaces lancees d'une voix faible et enrouee....

Rostow l'engagea a se deshabiller, a boire un peu d'eau, et envoya
chercher le medecin.

≪Comprends-tu cela?... On veut me juger pour pillage!... Donne-moi de
l'eau!... eh bien, qu'on me juge; mais je punirai toujours les laches,
je le dirai a l'Empereur. Donne-moi de la glace!≫

Le medecin le saigna, et un sang noir remplit toute une assiette. Une
fois soulage, il fut en etat de raconter a Rostow ce qui lui etait
arrive:

≪J'arrive... ou est le chef?... on me l'indique.... Il faudra que vous
attendiez!... Impossible, mon service me reclame, j'ai fait trente
verstes, je n'ai pas le temps d'attendre, annoncez-moi!... Il daigne
enfin paraitre, ce voleur en chef; il me fait la lecon: ≪C'est du
brigandage!...--Le brigand, dis-je, n'est pas celui qui s'empare des
vivres pour nourrir ses soldats, mais celui qui les fourre dans sa
poche!≫ Bon, il m'engage alors a signer un recu chez le commissaire, et
m'annonce que l'affaire suivra son cours. J'entre chez le commissaire,
il est a table.... Qui vois-je? Voyons, devine!... Qui est-ce qui nous
affame? s'ecria Denissow, en frappant la table de son bras malade avec
une telle violence que la planche vacilla et que les verres
s'entrechoquerent.... Telianine! ≪Comment, c'est toi qui arretes nos
vivres? Une fois deja on t'a tape sur la figure et tu t'en es tire assez
heureusement...≫ et je lui en ai dit, que c'etait un plaisir!
poursuivit-il avec une joie feroce, en montrant ses dents blanches sous
ses noires moustaches.

--Voyons, ne crie pas, calme-toi, voila le sang qui coule de nouveau;
attends que je te bande le bras.≫

On le coucha, et il se reveilla dans son etat habituel.

Le lendemain, la journee n'etait pas encore passee, que l'aide de camp
du regiment vint le trouver d'un air serieux et chagrin pour lui montrer
le papier officiel du chef du regiment, et lui adressa des questions au
sujet de l'aventure de la veille. Il lui confia egalement que l'affaire
semblait prendre une tournure facheuse, qu'une commission militaire
etait nommee, et que, vu la severite deployee habituellement dans les
cas de maraude et d'indiscipline, il devrait s'estimer heureux s'il
n'etait que degrade.

L'affaire avait ete exposee ainsi de la part des plaignants: le major
Denissow, apres avoir enleve de force un convoi, s'etait presente sans y
etre invite, et ≪pris de vin≫, devant l'intendant en chef, l'avait
appele voleur, l'avait menace de le frapper, et, emmene de la, s'etait
elance dans les bureaux, y avait battu deux employes, dont l'un avait eu
le bras foule.

Denissow repondit en riant que c'etait une histoire faite a plaisir, que
ca n'avait aucun sens, qu'il n'avait peur d'aucun jugement, et que, si
ces miserables l'attaquaient, il saurait bien leur fermer la bouche, et
qu'ils s'en souviendraient.

Nicolas ne fut pas dupe du ton leger avec lequel il parlait de
l'affaire, il le connaissait trop bien, pour ne pas deviner ses
inquietudes au sujet d'une affaire qui pouvait lui causer de grands
desagrements. Tous les jours on venait l'ennuyer de nouvelles questions,
de nouvelles explications, et, le premier mai, il recut l'ordre de
passer son commandement au plus ancien et de se presenter en personne a
l'etat-major de la division, pour y rendre compte du pillage dont
l'accusait l'intendance. La veille, Platow fit une reconnaissance avec
deux regiments de cosaques et deux escadrons de hussards. Denissow y fit
preuve de son courage habituel, en s'avancant jusque sur les lignes des
tirailleurs ennemis. Une balle francaise l'atteignit a la jambe. En
temps ordinaire, il n'aurait fait aucune attention a cette legere
blessure et n'aurait pas quitte le regiment, mais cette fois elle lui
servit de pretexte pour se debarrasser de sa visite a l'etat-major, et
se faire envoyer a l'hopital.


XVII


Au mois de juin eut lieu la bataille de Friedland, a laquelle les
hussards de Pavlograd ne prirent aucune part, et qui fut suivie d'un
armistice. Rostow, se sentant tout isole sans son ami, n'en ayant eu
aucune nouvelle depuis son depart, et inquiet des suites qu'avait pu
avoir sa blessure, profita de la treve pour se rendre a l'hopital, situe
dans un petit bourg, deux fois saccage par les troupes russes et
francaises. L'aspect en etait d'autant plus sombre, que la saison etait
belle et que les champs rejouissaient la vue, pendant qu'on ne voyait
dans ces rues ruinees que des habitants deguenilles, et des soldats ivres ou malades.

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