Vous voyez bien!
--Oui, mais ce n'est pas comme vous
l'entendez. Je ne souhaitais et ne souhaite aucun bien a ce scelerat
d'employe, qui a vole des bottes aux miliciens; j'aurais ete meme enchante de
le voir pendre, mais c'est mon pere qui me faisait de la peine, et mon pere
ou moi, c'est la meme chose!≫
Les yeux du prince Andre s'animaient de
plus en plus d'un eclat fievreux, a mesure qu'il cherchait a prouver a Pierre
qu'il ne se preoccupait jamais du bien a faire a son prochain:
≪Tu
veux donner la liberte a tes paysans? c'est une bonne chose; mais, crois-moi,
elle ne profitera, ni a toi, qui, je suppose, n'as jamais, ni battu, ni exile
personne, ni a tes paysans, qui ne s'en trouvent pas plus mal pour etre
battus et envoyes en Siberie, car la-bas leurs plaies ont tout le temps de se
cicatriser... ils y recommencent la meme vie animale que par le passe, et ils
se retrouvent exactement aussi heureux. Mais sais-tu pour qui je la
desirerais? Pour ceux dont le moral se degrade par l'abus qu'ils font de leur
pouvoir, en infligeant des punitions arbitraires, et qui, voues par la au
remords, finissent par l'etouffer en eux-memes et par s'endurcir peu a peu.
Tu n'as peut-etre jamais vu, comme moi, de bonnes natures, elevees dans les
traditions de ce pouvoir sans frein, devenir, avec les annees, irritables,
cruelles, incapables de se dominer et accroissant ainsi chaque jour la somme
de leur malheur. Voila ceux que je plains, et pour lesquels la liberte
des paysans serait un bienfait! Oui, c'est la dignite de l'homme que
je pleure, la paix de la conscience, la purete des sentiments, mais
quant aux dos et aux fronts des autres, ils n'en resteront pas moins des
dos et des fronts, qu'on les batte ou qu'on les rase!≫
A l'emportement
que le prince Andre mettait dans cette discussion, Pierre devinait
involontairement que ces pensees lui etaient suggerees par le caractere de
son pere.
≪Non, mille fois non, dit-il, je ne serai jamais de votre
avis!≫
XII
Ils se mirent en route dans la soiree pour
Lissy-Gory; le prince Andre rompait parfois le silence par quelques mots qui
temoignaient de la bonne disposition de son humeur; mais il avait beau lui
montrer ses champs et lui expliquer les perfectionnements agronomiques qu'il
y avait introduits, Pierre, absorbe dans ses reflexions, ne repondait que
par monosyllabes. Il se disait que son ami etait malheureux, qu'il
etait dans l'erreur, qu'il ne connaissait pas la vraie lumiere, qu'il etait
de son devoir a lui de l'aider, de l'eclairer et de le relever. Mais
il sentait aussi qu'a sa premiere parole le prince Andre renverserait
d'un mot toutes ses theories; il avait peur de commencer, peur
surtout d'exposer a sa satire l'arche sainte de ses
croyances.
≪Qu'est-ce qui vous fait penser ainsi? dit-il tout a coup, en
baissant la tete, comme un taureau qui s'apprete a donner un coup de corne.
Vous n'en avez pas le droit!
--De penser quoi? demande le prince Andre
etonne.
--De penser ainsi a la vie, a la destinee de l'homme. C'etaient
aussi mes idees, et savez-vous ce qui m'a sauve? La franc-maconnerie!
Ne souriez pas: elle n'est pas, comme je le pensais et comme je le
croyais, une secte religieuse qui se borne a de vaines ceremonies, mais elle
est l'unique expression de ce qu'il y a de meilleur, d'eternel
dans l'humanite...≫ Et il lui expliqua que la franc-maconnerie, comme il
la comprenait, etait la doctrine chretienne, affranchie des
entraves sociales et religieuses, et la simple mise en action de l'egalite,
de la fraternite, de la charite.
≪Notre sainte association est la
seule qui comprenne le vrai but de la vie, tout le reste est un mirage; en
dehors d'elle, tout est mensonge et iniquite, si bien qu'en dehors d'elle il
ne reste plus a un homme bon et intelligent qu'a vegeter, comme vous le
faites, en se gardant seulement de faire du tort a son prochain. Mais si une
fois vous admettez nos principes fondamentaux, si vous entrez dans notre
ordre, si, vous y abandonnant, vous vous laissez diriger par lui, vous
sentirez aussitot, comme je l'ai senti moi-meme, que vous etes un anneau de
cette chaine invisible et eternelle, dont le premier chainon est cache dans
les cieux.≫
Le prince Andre regardait devant lui et ecoutait sans mot
dire, se faisant parfois repeter ce que le bruit des roues l'avait
empeche d'entendre. L'eclat de ses yeux, son silence meme faisaient esperer
a Pierre que ses paroles n'avaient pas ete vaines, et qu'elles ne
seraient pas recues avec ironie.
Ils arriverent ainsi a une riviere
debordee qu'il fallait traverser en bac; ils descendirent de la voiture,
pendant qu'on la placait sur le bac avec les chevaux.
Le prince Andre,
appuye a la balustrade, regardait silencieusement cette masse d'eau qui
scintillait au soleil couchant:
≪Eh bien, qu'en pensez-vous? pourquoi ne
repondez-vous pas?
--Ce que je pense? mais je t'ecoute! Tout cela est
fort bien! Tu me dis: entre dans notre ordre et nous t'enseignerons le but de
la vie, la destination de l'homme et les lois qui regissent le monde. Mais
qui etes-vous donc? des hommes! D'ou vient alors que vous sachiez tout
et d'ou vient que je ne voie pas ce que vous voyez? Pour vous, la vertu
et la verite doivent regner sur la terre, et moi, je ne m'en apercois
pas!
--Croyez-vous a la vie future? lui demanda Pierre, en,
l'interrompant.
--A la vie future? murmura le prince Andre. Pierre,
trouvant une negation dans cette reponse de son ami, et connaissant de longue
date son atheisme, poursuivit:
--Vous me dites que vous ne pouvez voir
le regne de la vertu et de la verite sur cette terre? je ne le vois pas non
plus et on ne peut pas le voir, si on considere notre vie comme la fin de
tout. Sur cette terre, il n'y a ni verite, ni vertu... tout est mensonge;
mais dans la creation universelle, c'est la verite qui gouverne. Sans doute,
nous sommes les enfants de cette terre, mais dans l'eternite nous sommes les
enfants de l'univers. Je sens malgre moi que je suis une parcelle de cet
harmonieux et immense ensemble. Je sens que, dans cette innombrable
myriade d'etres, qui sont les manifestations de la divinite ou de cette
force superieure, si vous l'aimez mieux, je suis un chainon, un degre
dans l'echelle ascendante. Si je vois clairement devant mes yeux
cette echelle qui monte de la plante jusqu'a l'homme, pourquoi
supposerais-je qu'elle s'arrete a moi, sans monter plus haut? De meme que
rien ne se perd dans ce monde, de meme je ne puis me perdre dans le neant! Je
sais que j'ai ete et que je serai! Je sais qu'a part moi et au-dessus de
moi vivent des esprits, et que dans ce monde demeure la verite!
--Oui,
c'est la doctrine de Herder, dit le prince Andre, mais ce n'est pas elle qui
me convaincra! La vie et la mort, voila ce qui vous persuade!... Lorsqu'on
voit un etre qui vous est cher, qui est lie a votre existence, envers lequel
on a eu des torts qu'on esperait reparer... (et sa voix trembla)... et que
tout a coup cet etre souffre, se debat sous l'etreinte de la douleur et cesse
d'exister... on se demande pourquoi! Qu'il n'y ait pas de reponse a cela,
c'est impossible, et je crois qu'il y en a une! Voila ce qui peut convaincre,
voila ce qui m'a convaincu.
--Mais, dit Pierre, n'ai-je pas dit la
meme chose?
--Non, je veux dire que ce ne sont pas les raisonnements qui
vous menent a admettre la necessite de la vie future, mais lorsqu'on marche a
deux dans la vie, et que tout a coup votre compagnon disparait, la-bas,
dans le vide, qu'on s'arrete devant cet abime, qu'on y regarde...
la conviction s'impose, et j'ai regarde!...
--Eh bien, alors! Vous
savez qu'il y a un la-bas, et qu'il y a quelqu'un, c'est-a-dire la vie future
et Dieu!≫
Le prince Andre ne repondit rien. La caleche et les chevaux
avaient depuis longtemps passe sur l'autre rive, le soleil etait descendu
a moitie, et la gelee du soir couvrait de son givre brillant les
mares autour de la descente qui menait a la riviere, pendant que Pierre
et Andre, au grand etonnement des domestiques, des cochers et des
passeurs, discutaient encore sur le bac:
≪S'il y a un Dieu, il y a une
vie future, donc la verite et la vertu existent; le bonheur supreme de
l'homme doit consister dans ses efforts pour les atteindre. Il faut vivre,
aimer et croire que nous ne vivons pas maintenant seulement sur ce lambeau de
terre, mais que nous avons vecu et vivons eternellement dans cet
infini...≫
Et Pierre indiquait le ciel.
Le prince Andre, toujours
appuye contre la balustrade, l'ecoutait, pendant que son regard errait sur la
surface assombrie de l'eau, a peine eclairee par les derniers rayons
empourpres du soleil qui allaient s'eteignant peu a peu. Pierre se tut. Tout
etait calme, et l'on n'entendait plus contre la quille du bateau, arrete
depuis longtemps, qu'un faible clapotis qui semblait murmurer: ≪C'est la
verite! crois-y!≫ Bolkonsky soupira, ses yeux se tournerent, doux et tendres,
vers la figure emue et exaltee de Pierre, intimide comme toujours par
la superiorite qu'il reconnaissait en son ami.
≪Oh! si c'etait ainsi!
dit ce dernier. Mais partons,≫ ajouta-t-il.
En quittant le bac, il
regarda encore une fois le ciel, que lui avait montre Pierre, et, pour la
premiere fois depuis Austerlitz, il retrouva son ciel profond, ideal, celui
qui planait au-dessus de sa tete sur le champ de bataille. Un sentiment
depuis longtemps endormi, le meilleur de lui-meme, se reveilla au fond de son
ame: c'etait le renouveau de la jeunesse et de l'aspiration au bonheur.
Rentre dans les conditions de sa vie habituelle, ce sentiment s'effaca et
s'affaiblit peu a peu, mais a partir de cet entretien, et sans qu'il y eut
rien de change a son existence, il sentit poindre au fond de son coeur le
germe d'une vie morale toute differente.
XIII
Il
faisait deja sombre lorsqu'ils arriverent a l'entree principale de la maison
de Lissy-Gory, et le prince Andre attira en souriant l'attention de Pierre
sur l'agitation qui se manifesta, a leur vue, du cote d'une petite entree
laterale. Une petite vieille courbee sous le poids d'un sac, et un homme de
petite taille, a longs cheveux, et habille de noir, s'enfuirent aussitot;
deux femmes coururent les rejoindre, et tous les quatre, se retournant
effrayes pour examiner la voiture, disparurent par un escalier de
service.
≪Ce sont les hommes de Dieu[33], que Marie recueille, dit le
prince Andre, ils m'ont pris pour mon pere, car il les fait chasser,
tandis qu'elle les recoit. En cela seul elle ose lui desobeir.
--Mais
qu'est-ce que ≪les hommes de Dieu≫? demanda Pierre.
Le prince Andre n'eut
pas le temps de lui repondre. Les domestiques etant sortis a leur rencontre,
il les questionna sur l'arrivee probable de son pere, qu'on attendait de la
ville voisine a tout instant.
Laissant Pierre dans son appartement, qui
etait toujours prepare pour le recevoir, le prince Andre passa dans la
chambre de l'enfant et revint ensuite pour mener Pierre chez sa
soeur:
≪Je ne l'ai pas encore vue, elle se cache avec ses ≪hommes de
Dieu≫, nous allons les surprendre, elle sera sans doute tres confuse, mais
tu les verras. C'est curieux, ma parole!
--Qu'est-ce donc? demanda
Pierre.
--Attends, tu vas les voir.≫
La princesse Marie se troubla
et rougit jusqu'au blanc des yeux, quand elle les vit entrer dans sa petite
chambre, ou brillaient les images dorees eclairees par les lampes. Il y
avait, a cote d'elle, sur le canape, un jeune garcon en habit de frere
convers, avec un nez aussi long que les cheveux, et pres d'elle egalement,
dans un fauteuil, une petite vieille toute ratatinee, toute ridee, dont la
figure avait une expression d'extreme douceur et d'humilite.
≪Andre,
pourquoi ne pas m'avoir prevenue? dit la princesse Marie d'un ton de
reproche, en se mettant devant ses pelerins, comme une poule qui cache ses
poussins.
--Je suis charmee de vous voir,≫ ajouta-t-elle en se tournant
vers Pierre, qui lui baisait la main. Elle l'avait connu enfant;
son affection pour Andre, ses malheurs et surtout sa bonne et honnete
figure la disposaient en sa faveur. Elle le regardait de ses yeux profonds
et doux, et semblait lui dire: ≪Je vous aime bien et, je vous en
supplie, ne vous moquez pas des ≪miens≫. Une fois les premiers
compliments echanges, elle les engagea a s'asseoir.
≪Ah! voila
Ivanouchka, dit le prince Andre, en indiquant d'un sourire le jeune
neophyte.
--Andre! murmura la princesse d'un ton suppliant.
--Il
faut que vous sachiez que c'est une femme, dit le prince Andre.
--Andre,
au nom du ciel!≫ reprit sa soeur.
On voyait que les vaines supplications
de la princesse Marie et les plaisanteries du prince Andre au sujet des
pelerins etaient chose habituelle entre eux.
≪Mais, ma bonne amie,
vous devriez au contraire m'etre reconnaissante d'expliquer a Pierre votre
intimite avec ce jeune homme.
--Vraiment!≫ dit Pierre avec curiosite,
mais cependant d'un ton grave, qui acheva de lui gagner le coeur de la
princesse Marie.
Leur bienfaitrice se preoccupait bien a tort pour ≪les
siens≫, car ceux-ci n'eprouvaient aucune gene. La petite vieille, apres
avoir renverse sa tasse sur sa soucoupe a cote du morceau de sucre
tout grignote, se tenait immobile et les yeux baisses sur son fauteuil,
en jetant a droite et a gauche des regards sournois, et en
attendant l'offre d'une nouvelle tasse. Ivanouchka buvait a petites gorgees
le the qui remplissait sa soucoupe, et regardait en dessous les deux
jeunes gens, de ses yeux qui exprimaient la ruse feminine.
≪Ou as-tu
ete? a Kiew? demanda le prince Andre.
--J'y ai ete, mon pere, repondit la
petite vieille. C'est a Noel que je me suis rendue digne de recevoir, chez
les saints, la sainte et celeste communion; maintenant je viens de Koliasine.
Une grande grace s'y est revelee!
--Et Ivanouchka est avec
toi?
--Non, je suis seule, repondit Ivanouchka, en s'efforcant de prendre
une voix de basse. Nous ne nous sommes rencontrees qu'a Youknow
avec Pelagueiouchka...≫
Celle-ci, ne se possedant pas du desir de
raconter ce qu'elle avait vu, l'interrompit:
≪Oui, mon pere, une
grande grace s'est revelee a Koliasine!
--Quoi donc? de nouvelles
reliques? demanda le prince Andre.
--Voyons, Andre!... Ne lui raconte
rien, Pelagueiouchka.
--Mais pourquoi donc, ma bonne mere, ne pas le lui
raconter? Je l'aime, il est bon, c'est un elu de Dieu, c'est mon
bienfaiteur.... Je n'ai pas oublie, vois-tu, qu'il m'a donne dix roubles.
Comme j'etais a Kiew, Kirioucha me dit, Kirioucha, vous savez bien,
l'innocent, un veritable homme de Dieu, qui marche nu-pieds ete et hiver,
Kirioucha me dit: ≪Pourquoi erres-tu en pays etranger? Va a Koliasine, une
image miraculeuse de notre sainte mere la Vierge s'y est montree.≫ Alors
j'ai dit adieu aux saints, et j'y suis allee!... Et arrivee la, poursuivit
la vieille d'un ton monotone, ceux que je rencontrais me disaient:
≪Nous possedons une grande grace: l'huile sainte decoule de la joue de
notre sainte mere la Vierge....
--C'est bon, c'est bon, dit la
princesse Marie en rougissant, tu raconteras cela une autre
fois.
--Permettez-moi, dit Pierre, de lui adresser une question. Tu l'as
vu de tes propres yeux?
--Certainement, mon pere, certainement, j'ai
ete trouvee digne de cette grace: le visage etait tout resplendissant d'une
lumiere celeste, et l'huile degouttait, degouttait, de la joue.
--Mais
c'est une supercherie! objecta Pierre, qui l'avait ecoutee
avec attention.
--Ah, notre pere, que dis-tu la? s'ecria avec terreur
Pelagueiouchka, en se tournant vers la princesse Marie, comme pour l'appeler
a son secours.
--C'est ainsi qu'on trompe le peuple,
poursuivit-il.
--Seigneur Jesus! s'ecria la pelerine en se signant. Oh!
ne repete pas cela, mon pere. Je connais un ≪General≫ qui ne croyait pas, et
qui disait: ≪Ce sont les moines qui trompent!≫ Oui, il l'a dit, et il
est devenu aveugle!... Et alors il a reve, et il a vu notre sainte Vierge
de Petchersk, qui lui a dit: ≪Crois en moi et je te guerirai!≫.... Et
alors il a prie, supplie: ≪Menez-moi, menez-moi a elle!≫.... Je te raconte
la sainte verite, car je l'ai vu, lorsqu'on l'a amene aveugle et
lorsqu'il s'est jete devant elle en lui disant: ≪Gueris-moi et je te donnerai
ce que j'ai recu en cadeau du Tsar.≫ Je l'ai vu, et j'ai vu l'etoile qui
y est incrustee, car elle lui a rendu la vue!... C'est peche de
parler ainsi, et Dieu te punira.
--Quoi, quelle etoile? demanda
Pierre.
--C'est sans doute qu'on a promu au grade de general notre sainte
mere la Vierge,≫ dit le prince Andre en souriant.
Pelagueiouchka
palit, en joignant les mains avec desespoir.
≪Dieu, Dieu, quel peche, et
tu as un fils! dit-elle en devenant toute rouge, de pale qu'elle etait....
Qu'as-tu dit? Que Dieu te pardonne!≫ et elle se signa. ≪Ah! que Dieu lui
pardonne,≫ ajouta-t-elle en s'adressant a la princesse Marie, et en
rassemblant ses hardes pour s'en aller.
Elle etait prete a pleurer, elle
avait peur, elle avait honte de profiter des bienfaits d'une maison ou on
parlait ainsi, et peut-etre en meme temps regrettait-elle d'etre obligee d'y
renoncer.
≪Quel plaisir avez-vous a les troubler dans leur foi? dit la
princesse Marie. Pourquoi etes-vous venus?
--Mais, princesse, c'est
une plaisanterie que j'ai faite a Pelagueiouchka! Princesse, ma parole, je
n'ai pas voulu l'offenser. Ce n'est pas serieux, je
t'assure!≫
Pelagueiouchka s'arreta d'un air incredule, mais la sincerite
du repentir qui se lisait sur les traits de Pierre et le regard
affectueux du prince Andre l'apaiserent peu a
peu.
XIV
Remise de son emotion et ramenee a son sujet
favori, elle leur parla du pere Amphiloche, de sa sainte existence, et comme
quoi sa main sentait l'encens; comment aussi a Kiew, a son dernier
pelerinage, un moine de sa connaissance lui avait donne les clefs des
catacombes, et comment elle y avait passe quarante-huit heures avec les
saints, ayant un morceau de pain sec pour toute nourriture:
≪Je priais
devant l'un, puis je disais mes prieres devant un autre. Je dormais un petit
peu, je baisais un troisieme; et quelle paix, ma mere, quelle paix celeste!
Je n'avais plus envie de remonter sur la terre du bon Dieu.≫
Pierre
l'ecoutait et l'observait attentivement; le prince Andre quitta la chambre,
et sa soeur, abandonnant a elles-memes ≪les hommes de Dieu≫, emmena Pierre au
salon.
≪Vous etes tres bon, lui dit-elle.
--Je n'ai pas voulu
l'offenser, croyez-moi; j'apprecie ses sentiments!≫
La princesse Marie
lui repondit par un sourire:
≪Je vous connais depuis longtemps, je vous
aime comme un frere. Comment avez-vous trouve Andre? Il m'inquiete. Sa sante
etait meilleure l'hiver dernier, mais au printemps sa blessure s'est
rouverte, et le medecin lui conseille de faire une cure a l'etranger. Son
moral aussi me tourmente: il ne peut pas, a l'exemple de nous autres femmes,
pleurer son chagrin, mais il le porte en dedans de lui-meme; aujourd'hui il
est gai, anime, grace a votre arrivee... c'est si rare! Tachez de lui
persuader de voyager, il a besoin d'activite, et cette vie monotone le tue...
on ne le remarque pas, mais je le vois!≫
A dix heures du soir, les
domestiques s'elancerent sur le perron, au tintement des clochettes de
l'attelage qui ramenait le vieux prince. Pierre et Andre allerent a sa
rencontre.
≪Qui est-ce? demanda le vieux en descendant de voiture.--Ah
oui! tres content! ajouta-t-il en reconnaissant le jeune homme,
embrasse-moi... la!≫
Il etait de bonne humeur, et le combla de tant de
prevenances, que le prince Andre les trouva, une heure plus tard, engages
dans une vive discussion. Pierre prouvait qu'un jour viendrait ou il n'y
aurait plus de guerre, tandis que le vieux prince, sans se facher, mais en
le raillant, soutenait le contraire:
≪Pratique une saignee, mets de
l'eau a la place du sang, et alors il n'y aura plus de guerre! Chimeres de
femme, chimeres de femme!≫ ajouta-t-il, en tapant affectueusement sur
l'epaule de son adversaire, et en s'approchant de la table, ou son fils, qui
ne voulait pas prendre part a la conversation, examinait les papiers qu'il
avait apportes.
≪Le marechal de la noblesse, lui dit-il, le comte Rostow,
n'a guere fourni que la moitie de son contingent, et, arrive une fois en
ville, il s'est imagine de m'inviter a diner! Je lui en ai donne un... de
diner! Regarde ce papier!... Sais-tu qu'il me plait, ton ami, il me
reveille! Un autre vous raconte des choses intelligentes, et on n'a pas envie
de les ecouter, tandis que celui-ci me bombarde de balivernes, qui
amusent ma vieille tete. Allez, allez souper, je vous rejoindrai peut-etre
pour me disputer encore.... Tu me feras le plaisir d'aimer ma sotte
princesse Marie, n'est-ce pas?≫
Pendant ce sejour a Lissy-Gory, Pierre
apprecia tout le charme de l'affection qui l'unissait au prince Andre. Le
vieux prince et la princesse Marie, qui le connaissaient a peine quand il y
etait arrive, le traitaient deja en ancien ami. Il se sentait aime, non
seulement de cette derniere, dont il avait gagne le coeur par sa douceur
envers ses proteges, mais meme du petit bonhomme d'un an, le prince Nicolas,
comme l'appelait son grand-pere; l'enfant lui souriait et se laissait
porter par lui. Mlle Bourrienne et l'architecte suivaient d'un air radieux
ses conversations avec le vieux prince. Celui-ci avait assiste au
souper, c'etait une faveur marquee pour Pierre, et son amabilite ne se
dementit pas un instant, pendant les deux jours que son hote passa a
Lissy-Gory.
Lorsque la famille se reunit apres son depart, et que, par
une consequence naturelle de sa visite, on se mit a analyser son
caractere, tous, chose bien rare, s'unirent pour en faire l'eloge et pour
exprimer la sympathie qu'il leur avait
inspiree.
XV
Rostow, de retour apres son conge, sentit,
pour la premiere fois, la force des liens qui l'attachaient a Denissow et a
son regiment.
A la vue du premier hussard a l'uniforme deboutonne, a la
vue de Dementiew le roux, a la vue des piquets de chevaux alezans, et enfin
a la vue de Lavrouchka criant joyeusement a son maitre: ≪Le comte
est arrive!≫ a l'embrassade de Denissow, ebouriffe, endormi, sortant en
hate de sa hutte, et a l'accolade de ses camarades, Rostow eprouva la
meme sensation qu'a son arrivee a la maison paternelle, lorsque son pere,
sa mere, ses soeurs l'avaient etouffe de baisers; et des larmes de
joie, lui montant au gosier, l'empecherent de parler.
Apres s'etre
presente au chef du regiment, en avoir recu les memes fonctions dans le meme
escadron, apres s'etre enquis des moindres details, il trouva dans cet adieu
a sa liberte et dans le devoir qu'il remplissait en reprenant sa place dans
ce cadre etroit, le meme sentiment de quietude et d'appui moral qu'il aurait
eu dans sa propre famille; car le regiment, au bout du compte, n'etait-il pas
devenu pour lui un _home_ aussi cher que la maison paternelle? Il n'y avait
pas la ce tohu-bohu du monde, qui l'entrainait parfois a des
erreurs regrettables; il n'y avait pas Sonia, avec laquelle il ne savait
jamais s'il fallait ou non s'expliquer; il n'y avait plus la possibilite
de courir dans dix endroits a la fois, ni ces vingt-quatre heures
qu'on pouvait tuer de facons diverses, ni cette foule composee en
majeure partie d'indifferents, ni ces demandes d'argent, penibles
et embarrassantes, ni la terrible perte au jeu avec Dologhow: ici,
tout etait clair et precis. Le monde entier etait partage, pour lui, en
deux parties inegales: l'une etait notre regiment de Pavlograd, l'autre
_tout le reste_, dont il n'avait qu'un mediocre souci. Tout y etait connu:
on savait qui etait le lieutenant, qui etait le capitaine, qui etait
un vaurien, qui etait un bon garcon, et ce qui primait tout, c'etait
≪le camarade≫! Le cantinier faisait credit, on touchait sa paye tous
les trois mois. Par suite, rien a choisir, rien a combiner; tout se
bornait a se bien conduire, et a accomplir exactement et scrupuleusement
l'ordre recu.
Replace sous le joug et les habitudes de la vie
militaire, il etait aussi heureux que l'est un homme fatigue, de pouvoir se
coucher et se reposer. Cette existence lui fut d'autant plus agreable, qu'il
s'etait jure, apres sa perte au jeu (action qu'il se reprochait toujours
malgre le pardon de ses parents), de ne plus jouer, et, pour reparer sa
faute, de servir d'une facon irreprochable, en bon camarade, et en
officier sans reproches, c'est-a-dire de devenir un parfait galant homme, ce
qui dans le monde etait loin d'etre facile, tandis qu'au regiment
rien n'etait plus aise. Enfin il s'etait promis de rembourser ses parents
en cinq ans, de ne toucher que deux mille roubles sur les dix qui
lui etaient annuellement alloues, et de laisser le reste a leur
disposition.
A la suite de plusieurs retraites, de plusieurs marches
en avant et de plusieurs combats a Poultousk, a Preussisch-Eylau, notre armee
s'etait enfin concentree a Bartenstein. On attendait l'arrivee de
l'Empereur pour commencer la campagne.
Le regiment de Pavlograd, qui
avait pris part a celle de 1808, et qui venait seulement de rejoindre l'armee
active, apres avoir complete ses cadres en Russie, n'avait pas pris part a
ces premiers engagements. Des son arrivee, il fut reuni au detachement de
Platow, independant du reste de l'armee.
Les hussards avaient eu a
plusieurs reprises de legeres escarmouches avec l'ennemi, et avaient meme
fait une fois des prisonniers, en s'emparant des equipages du marechal
Oudinot. Le mois d'avril se passa a bivouaquer pres d'un village allemand
ruine et desert.
Le degel arrivait: il faisait froid et sale, les
rivieres charriaient, et les chemins, devenus impraticables, arretaient la
distribution de fourrage pour les chevaux et de vivres pour les hommes. Les
soldats se repandaient dans les villages abandonnes, a la recherche de
quelques maigres pommes de terre.
Il ne restait plus rien, les
habitants etaient en fuite, et ceux qui etaient demeures en arriere, arrives
au dernier degre de la misere, etaient un objet de pitie pour le soldat, qui,
prive de tout, leur donnait encore du sien, plutot que de leur enlever leur
derniere bouchee.
Le regiment avait perdu deux hommes dans les
derniers engagements, mais la maladie et la famine l'avaient reduit de
moitie. La mortalite etait telle dans les hopitaux, que le soldat, extenue
par la fievre et par l'enflure, resultats de la mauvaise nourriture,
preferait continuer son service et trainer dans les rangs ses pieds
endoloris, plutot que d'entrer a l'hopital. Les premiers jours du printemps,
les soldats decouvrirent dans la terre une certaine plante semblable a
l'asperge, qu'ils appelerent, on ne sait trop pourquoi, ≪racine douce≫,
bien qu'elle fut au contraire tres amere. On les voyait la chercher de
tous les cotes, la deterrer et la manger, malgre la defense qui leur en
avait ete faite. Une nouvelle maladie, la tumefaction des pieds, des mains
et de la figure, consideree par les medecins comme provenant de l'emploi
de cette plante nuisible, fit parmi eux de nombreuses victimes,
et cependant l'escadron de Denissow se nourrissait principalement de
cette racine. Il y avait quinze jours qu'il ne recevait plus qu'une
ration reduite de biscuit, et les pommes de terre qu'on avait envoyees
en dernier lieu se trouvaient gelees et germees.
Les chevaux, dont la
maigreur etait effrayante, ne se nourrissaient que de la paille des toits, et
leur poil d'hiver se herissait en touffes emmelees.
Malgre toutes ces
miseres, officiers et soldats continuaient leur meme existence. Pales et la
figure gonflee, couverts d'uniformes dechires, les hussards s'alignaient
comme d'habitude, allaient au fourrage, au pansage, nettoyaient leur
fourniment, arrachaient la paille des toits, dinaient autour de leur chaudron
et se levaient de la affames, et plaisantant sur leur maigre chere et sur
leur faim. A leurs moments de loisir, ils allumaient comme toujours leurs
feux, s'y chauffaient tout nus, fumaient, triaient et cuisaient leurs pommes
de terre gelees et gatees, en se racontant des histoires sur les guerres de
Potemkine et de Souvorow ou des recits merveilleux sur Alecha, le panier
perce, ou sur Mikolka, le manoeuvre.
Les officiers demeuraient par
deux et par trois dans des cabanes delabrees. Les anciens s'occupaient de la
paille, des pommes de terre (l'argent abondait, quoiqu'on n'eut rien a
manger), et la plupart passaient leur temps a jouer aux cartes ou a d'autres
jeux plus innocents, tels que les osselets et la svaika[34]. On causait peu
des affaires en general, surtout parce qu'on devinait qu'il n'y avait
rien de bon a apprendre.
Rostow logeait avec Denissow, et le premier
comprenait que, tout en ne lui parlant jamais de sa famille, c'etait a son
amour malheureux pour Natacha qu'il devait la recrudescence de son affection,
et leur amitie reciproque n'en devenait que plus vive. Denissow exposait le
plus rarement possible son ami au danger, et l'accueillait avec une
joie expansive, lorsqu'il le voyait revenir sain et sauf. Dans une
des reconnaissances ou Rostow avait ete envoye pour chercher des vivres,
il trouva dans un village voisin un vieux Polonais avec sa fille
qui allaitait un enfant. A moitie nus, mourant de faim et de froid,
ils n'avaient aucun moyen de s'eloigner. Il les amena au bivouac, les
logea chez lui, et les secourut quelque temps jusqu'au retablissement
du vieillard. Un camarade, venant a causer de femmes, assura en riant
que Rostow etait le plus fin d'eux tous, et qu'il aurait bien du leur
faire faire connaissance avec la jeune et jolie Polonaise qu'il avait
sauvee. Vivement blesse de ces propos, il repondit a l'officier par une
volee d'injures, et Denissow eut toutes les peines du monde a les empecher
de se battre. Lorsque l'officier fut parti, Denissow, qui ignorait
lui-meme la nature des relations de son ami avec la Polonaise, lui fit
des reproches sur son emportement:
≪Mais comment veux-tu que j'agisse
autrement? Je la regarde comme ma soeur et je ne puis te dire a quel point
j'ai ete blesse... car enfin c'est comme si...≫
Denissow lui frappa
sur l'epaule et se mit a marcher en long et en large, signe chez lui d'une
forte emotion:
≪Ah! quelle diable de race que ces Rostow...≫
murmura-t-il.
Et Nicolas vit briller des larmes dans les yeux de son
ami.
XVI
Au mois d'avril, les troupes recurent, avec une
joie facile a comprendre, la nouvelle de l'arrivee de l'Empereur. Le regiment
de Pavlograd etant place assez loin des avant-postes, en avant
de Bartenstein, Rostow fut prive du plaisir de parader a la
revue imperiale.
Ils bivouaquaient, Denissow et lui, dans une hutte
creusee sous terre et recouverte par les soldats, selon l'usage qui venait
d'etre recemment introduit, de gazon et de branchages. On creusait un fosse
d'une archine[35] et demie de large, sur deux de profondeur et trois et
demie de longueur. A l'un des bouts etaient pratiquees des marches,
c'etait l'entree; le fosse lui-meme formait la chambre, ou chez les plus
riches, tels que le commandant de l'escadron, une grande planche, occupant
tout le fond du cote oppose a la sortie, et posee sur des pieux,
representait la table; le long du fosse, la terre formait un rebord d'une
archine, c'etaient les deux lits et le canape; le toit permettait de se
tenir debout au milieu, et on pouvait meme etre assis sur son lit, en
se rapprochant un peu de la table. Denissow, aime de ses soldats,
vivait toujours largement: aussi avait-on applique sur le fronton de sa
hutte une planche avec un carreau brise et recolle avec du papier.
Lorsqu'il faisait tres grand froid, on placait sur les marches, decorees
par Denissow du nom de salon, une plaque de metal couverte de
charbons allumes, tires du foyer des soldats, et il en resultait une si
bonne chaleur, que les officiers, reunis chez lui, y restaient simplement
en manches de chemise.
Rostow, rentrant un jour de son service, tout
mouille et tout harasse apres une nuit de veille, se fit apporter un tas de
ces charbons allumes, changea de vetements, fit sa priere, avala son the,
rangea ses paquets dans le coin qui etait a lui, et s'etendit bien rechauffe
sur sa couche, les bras passes sous sa tete, pour reflechir tout a son aise
a l'avancement qu'il allait recevoir a propos de la
derniere reconnaissance qu'il avait faite.
Il entendit tout a coup
dehors la voix irritee de son ami; s'etant penche vers la fenetre pour voir a
qui il en avait, il reconnut le marechal des logis Toptchenko:
≪Je
t'avais pourtant defendu de leur laisser manger cette racine,
criait Denissow, et cependant j'en ai vu un qui en emportait.
--Je
l'ai defendu, Votre Noblesse, mais on ne m'ecoute pas.≫
Rostow se
recoucha en se disant avec satisfaction: ≪Ma foi, j'ai fini ma besogne, c'est
a lui maintenant de s'occuper de la sienne!≫ Lavrouchka, le domestique madre,
se joignit a la conversation du dehors; il pretendait avoir apercu, en allant
a la distribution, des convois de boeufs et de biscuit.
≪En selle, le
second peloton! s'ecria Denissow en s'eloignant.
--Ou vont-ils?≫ se
demanda Rostow.
Cinq minutes plus tard, son camarade rentra et se jeta,
les pieds tout crottes, sur son lit, fuma une pipe d'un air de mauvaise
humeur, fouilla dans ses effets, qu'il bouleversa, prit son fouet, son sabre,
et disparut.
≪Ou vas-tu?≫ lui cria Rostow; mais l'autre, grommelant
entre ses dents qu'il avait a faire, s'elanca au dehors en
s'ecriant:
≪Que Dieu et l'Empereur me jugent!≫
Rostow entendit le
bruit des pieds des chevaux dans la boue, et il s'endormit bien a son aise,
sans s'inquieter du depart de Denissow. Reveille vers le soir, il s'etonna
d'apprendre que son ami n'etait pas revenu. Le temps etait beau: deux
officiers et un junker jouaient a la svaika; il se joignit a eux. Au beau
milieu de la partie, ils virent arriver des charrettes escortees d'une
quinzaine de hussards sur leurs chevaux efflanques. Arrives au piquet, ils
furent entoures par leurs camarades.
≪Voila les vivres! dit Rostow...
et Denissow qui se lamentait!
--Quelle fete pour les soldats!≫ ajouterent
les officiers.
Denissow parut le dernier, accompagne de deux officiers
d'infanterie; ils causaient tous les trois avec vivacite:
≪Je vous
avertis, capitaine... cria l'un d'eux, maigre, de petite taille, et tres
irrite.
--Et moi je vous avertis que je ne rends rien!
--Vous en
repondrez, capitaine, c'est du pillage... enlever les convois aux siens! Et
nos soldats qui n'ont rien mange depuis deux jours!
--Et les miens depuis
deux semaines!
--C'est du brigandage, vous en repondrez! repliqua
l'officier d'infanterie en haussant la voix.
--Laissez-moi donc
tranquille! s'ecria Denissow en s'echauffant tout a coup. Eh bien, oui, c'est
moi qui repondrai, et pas vous! Que me chantez-vous la?... Prenez garde a
vous. Marche!
--C'est bien! s'ecria a son tour le petit officier, sans
broncher, ni quitter la place.
--Au diable... marche!... et prenez
garde a vous!... et Denissow fit tourner la tete au cheval de son
antagoniste.
--Bien, bien, dit celui-ci d'un air menacant et il prit un
trot qui le secouait sur sa selle.
--Un chien, un chien vivant, un
vrai chien sur une palissade!...≫ C'etait la raillerie la plus sanglante
qu'un cavalier put adresser a un fantassin a cheval.--Je leur ai enleve de
force leur convoi! dit-il en riant et en s'approchant de Rostow....
Impossible de laisser nos hommes crever de faim!≫
Les charrettes
capturees etaient destinees a un regiment d'infanterie, mais, ayant appris
par Lavrouchka qu'elles n'etaient pas escortees, Denissow s'en etait empare
avec ses hussards. On distribua aussitot des doubles rations de biscuit, et
les autres escadrons en eurent leur part.
Le lendemain, le chef du
regiment fit venir Denissow et le regardant a travers ses doigts
ecartes:
≪Voila, dit-il, comment j'envisage la chose: je ne veux rien en
savoir et ne fais aucune enquete, mais je vous conseille de vous rendre
a l'etat-major, et d'y arranger votre affaire avec la direction
des vivres. Faites votre possible pour donner un recu constatant qu'il
vous a ete fourni tant; car autrement ce sera inscrit au compte du
regiment d'infanterie, et l'enquete, une fois commencee, peut tourner
mal.≫
Denissow se rendit immediatement a l'etat-major, tout dispose a
suivre ce conseil, mais a son retour il etait dans un tel etat, que Rostow,
qui ne l'avait jamais vu ainsi, en fut terrifie. Il ne pouvait ni parler,
ni respirer, et ne repondait aux questions de son ami que par des
injures et des menaces lancees d'une voix faible et enrouee....
Rostow
l'engagea a se deshabiller, a boire un peu d'eau, et envoya chercher le
medecin.
≪Comprends-tu cela?... On veut me juger pour pillage!...
Donne-moi de l'eau!... eh bien, qu'on me juge; mais je punirai toujours les
laches, je le dirai a l'Empereur. Donne-moi de la glace!≫
Le medecin
le saigna, et un sang noir remplit toute une assiette. Une fois soulage, il
fut en etat de raconter a Rostow ce qui lui etait arrive:
≪J'arrive...
ou est le chef?... on me l'indique.... Il faudra que vous attendiez!...
Impossible, mon service me reclame, j'ai fait trente verstes, je n'ai pas le
temps d'attendre, annoncez-moi!... Il daigne enfin paraitre, ce voleur en
chef; il me fait la lecon: ≪C'est du brigandage!...--Le brigand, dis-je,
n'est pas celui qui s'empare des vivres pour nourrir ses soldats, mais celui
qui les fourre dans sa poche!≫ Bon, il m'engage alors a signer un recu chez
le commissaire, et m'annonce que l'affaire suivra son cours. J'entre chez le
commissaire, il est a table.... Qui vois-je? Voyons, devine!... Qui est-ce
qui nous affame? s'ecria Denissow, en frappant la table de son bras malade
avec une telle violence que la planche vacilla et que les
verres s'entrechoquerent.... Telianine! ≪Comment, c'est toi qui arretes
nos vivres? Une fois deja on t'a tape sur la figure et tu t'en es tire
assez heureusement...≫ et je lui en ai dit, que c'etait un
plaisir! poursuivit-il avec une joie feroce, en montrant ses dents blanches
sous ses noires moustaches.
--Voyons, ne crie pas, calme-toi, voila le
sang qui coule de nouveau; attends que je te bande le bras.≫
On le
coucha, et il se reveilla dans son etat habituel.
Le lendemain, la
journee n'etait pas encore passee, que l'aide de camp du regiment vint le
trouver d'un air serieux et chagrin pour lui montrer le papier officiel du
chef du regiment, et lui adressa des questions au sujet de l'aventure de la
veille. Il lui confia egalement que l'affaire semblait prendre une tournure
facheuse, qu'une commission militaire etait nommee, et que, vu la severite
deployee habituellement dans les cas de maraude et d'indiscipline, il devrait
s'estimer heureux s'il n'etait que degrade.
L'affaire avait ete
exposee ainsi de la part des plaignants: le major Denissow, apres avoir
enleve de force un convoi, s'etait presente sans y etre invite, et ≪pris de
vin≫, devant l'intendant en chef, l'avait appele voleur, l'avait menace de le
frapper, et, emmene de la, s'etait elance dans les bureaux, y avait battu
deux employes, dont l'un avait eu le bras foule.
Denissow repondit en
riant que c'etait une histoire faite a plaisir, que ca n'avait aucun sens,
qu'il n'avait peur d'aucun jugement, et que, si ces miserables l'attaquaient,
il saurait bien leur fermer la bouche, et qu'ils s'en
souviendraient.
Nicolas ne fut pas dupe du ton leger avec lequel il
parlait de l'affaire, il le connaissait trop bien, pour ne pas deviner
ses inquietudes au sujet d'une affaire qui pouvait lui causer de
grands desagrements. Tous les jours on venait l'ennuyer de nouvelles
questions, de nouvelles explications, et, le premier mai, il recut l'ordre
de passer son commandement au plus ancien et de se presenter en personne
a l'etat-major de la division, pour y rendre compte du pillage
dont l'accusait l'intendance. La veille, Platow fit une reconnaissance
avec deux regiments de cosaques et deux escadrons de hussards. Denissow y
fit preuve de son courage habituel, en s'avancant jusque sur les lignes
des tirailleurs ennemis. Une balle francaise l'atteignit a la jambe.
En temps ordinaire, il n'aurait fait aucune attention a cette
legere blessure et n'aurait pas quitte le regiment, mais cette fois elle
lui servit de pretexte pour se debarrasser de sa visite a l'etat-major,
et se faire envoyer a l'hopital.
XVII
Au mois de juin
eut lieu la bataille de Friedland, a laquelle les hussards de Pavlograd ne
prirent aucune part, et qui fut suivie d'un armistice. Rostow, se sentant
tout isole sans son ami, n'en ayant eu aucune nouvelle depuis son depart, et
inquiet des suites qu'avait pu avoir sa blessure, profita de la treve pour se
rendre a l'hopital, situe dans un petit bourg, deux fois saccage par les
troupes russes et francaises. L'aspect en etait d'autant plus sombre, que la
saison etait belle et que les champs rejouissaient la vue, pendant qu'on ne
voyait dans ces rues ruinees que des habitants deguenilles, et des soldats
ivres ou malades. |
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