On avait fait elever dans l'eglise de Lissy-Gory une chapelle sur
la tombe de la princesse, et, sur cette tombe, un ange en marbre
blanc deployait ses ailes. On aurait dit vraiment que l'ange, dont la
levre superieure etait un peu relevee, se preparait a sourire; aussi le
prince Andre et sa soeur furent frappes de sa ressemblance avec la defunte,
et, chose etrange que le prince se garda de faire remarquer a sa
soeur, l'artiste lui avait involontairement donne cette meme expression de
doux reproche qu'il avait lue sur les traits de sa femme, glaces par la
mort: ≪Ah! qu'avez-vous fait de moi?...≫
Bientot apres son retour, le
prince Andre recut de son pere en toute propriete la terre de Bogoutcharovo,
situee a quarante verstes de Lissy-Gory; aussi, fuyant les souvenirs penibles
et cherchant la solitude, il profita de cette generosite du vieux prince,
dont il supportait avec peine le caractere difficile, pour s'y construire
un pied-a-terre, afin d'y passer la plus grande partie de son
temps.
Il s'etait fermement decide, apres la bataille d'Austerlitz,
a abandonner la carriere militaire, ce qui l'obligea, a la reprise de
la guerre, pour ne point reprendre du service actif, de s'employer sous
les ordres de son pere, en l'aidant a la formation des milices. Le pere
et le fils semblaient avoir change de role: le premier, excite par
son activite, ne presageait a cette campagne qu'une heureuse issue,
tandis que le fils la deplorait au fond de son coeur et voyait tout en
noir.
Le 26 fevrier de l'annee 1807, le vieux prince partit pour
une inspection et son fils resta a Lissy-Gory, comme il faisait
d'habitude durant ses absences. Le cocher qui l'avait mene a la ville voisine
en rapporta des lettres et des papiers pour le prince Andre.
Le valet
de chambre, ne l'ayant pas trouve chez lui, passa dans l'appartement de la
princesse Marie sans l'y rencontrer; l'enfant, malade depuis quatre jours,
lui donnait des inquietudes, et il etait aupres de lui.
≪Petroucha
vous demande, Votre Excellence, il a apporte des papiers, dit une fille de
service au prince Andre, qui, assis sur un tabouret tres bas, versait d'une
main tremblante et comptait avec un soin extreme les gouttes qu'il laissait
tomber dans un verre a pied, a moitie plein d'eau.
--Qu'est-ce?≫
dit-il brusquement, et ce mouvement involontaire lui fit verser quelques
gouttes de trop. Jetant le contenu du verre, il recommenca son
operation.
A part le berceau, il n'y avait dans la chambre que deux
fauteuils et quelques petits meubles d'enfant; les rideaux etaient tires
devant les fenetres; sur la table brulait une bougie, qu'un grand cahier
de musique, place en ecran, empechait d'eclairer trop vivement le
petit malade.
≪Mon ami, dit a son frere la princesse Marie debout a
cote du lit, attends un peu, cela vaudra mieux.
--Laisse-moi donc
tranquille, tu ne sais ce que tu dis... tu n'as fait qu'attendre, et voila ce
qui en est resulte, dit-il tout bas avec aigreur.
--Mon ami, attends,
je t'en prie, il s'est endormi.≫
Le prince Andre se leva et s'arreta
indecis, la potion a la main. ≪Vaudrait-il vraiment mieux attendre?
dit-il.
--Fais comme tu voudras, Andre, mais je crois que cela vaudrait
mieux,≫ repondit sa soeur, un peu embarrassee de la legere concession que
lui faisait son frere.
C'etait la seconde nuit qu'ils veillaient
l'enfant, malade d'une forte fievre. Leur confiance dans le medecin habituel
de la maison etant fort limitee, ils en avaient envoye chercher un autre a la
ville voisine et essayaient, en l'attendant, differents remedes. Fatigues,
enerves et inquiets, leurs preoccupations se trahissaient par une
irritation involontaire.
≪Petroucha vous attend,≫ reprit la fille de
chambre.
Il sortit pour recevoir les instructions verbales que son pere
lui faisait transmettre, et rentra avec des lettres et des
papiers.
≪Eh bien?
--C'est toujours la meme chose, mais prends
patience: Carl Ivanitch assure que le sommeil est un signe de
guerison.≫
Le prince Andre s'approcha de l'enfant et constata qu'il avait
la peau brulante.
≪Vous n'avez pas le sens commun, vous et votre Carl
Ivanitch!≫ Et, prenant la potion preparee, il se pencha au-dessus du berceau,
pendant que la princesse Marie le retenait en le
suppliant:
≪Laisse-moi, dit le prince avec impatience.... Eh bien,
soit, donne-la-lui, toi!≫
La princesse Marie lui prit le verre des
mains et, appelant la vieille bonne a son aide, essaya de faire boire
l'enfant, qui se debattit en criant et en s'etranglant. Le prince Andre, se
prenant la tete entre les mains, alla s'asseoir sur un canape dans la piece
voisine.
Il decacheta machinalement la lettre de son pere, qui, de sa
grosse ecriture allongee, lui ecrivait ce qui suit sur une feuille de
papier bleu:
≪Si l'heureuse nouvelle que je viens de recevoir a
l'instant meme, par courrier, n'est pas une blague ehontee, on m'assure que
Bennigsen a remporte une victoire sur Bonaparte a Eylau. Petersbourg est dans
la joie, et il pleut des recompenses pour l'armee. C'est un Allemand,
mais je l'en felicite neanmoins. Je ne comprends pas ce que fait le
nomme Hendrikow a Kortchew: ni les vivres, ni les renforts ne sont
arrives jusqu'a present. Pars, pars a la minute, et dis-lui que je lui
ferai couper la tete si je ne recois pas le tout dans le courant de
la semaine. On a recu une lettre de Petia du champ de bataille
de Preussisch-Eylau; il a pris part au combat... tout est vrai! Quand
ceux que cela ne regarde pas ne s'en melent pas, un Allemand meme peut
battre Napoleon. On le dit en fuite et tres entame. Ainsi donc, va de suite
a Kortchew et execute mes ordres!≫
La seconde lettre qu'il decacheta
etait une interminable epitre de Bilibine: il la mit de cote pour la lire
plus tard:
≪Aller a Kortchew?... ce n'est pas certes maintenant que
j'irai!... Je ne puis abandonner mon enfant malade!...≫
Il jeta un
coup d'oeil dans l'autre chambre, et vit sa soeur encore debout a cote du lit
de l'enfant qu'elle bercait.
≪Quelle est donc cette autre nouvelle
desagreable que Bilibine me donne? Ah! oui, la victoire,... maintenant que
j'ai quitte l'armee!... Oui, oui, il se moque toujours de moi... tant mieux,
si cela l'amuse...≫ Et, sans en comprendre la moitie, il se mit a lire la
lettre de Bilibine, pour cesser de penser a ce qui le tourmentait et le
preoccupait si exclusivement.
IX
Bilibine, attache au
quartier general en qualite de diplomate, lui ecrivait en francais une longue
lettre pleine de saillies a la francaise, mais depeignant la campagne avec
une franchise et une hardiesse toutes patriotiques, et ne reculant pas devant
un jugement, fut-il meme railleur, sur nos faits et gestes. En la lisant,
on s'apercevait bien vite que, ennuye de la discretion de rigueur
imposee aux diplomates, il etait heureux de pouvoir epancher toute sa bile
dans le sein d'un correspondant aussi sur que le prince Andre. Cette
lettre, deja ancienne, etait datee d'avant la bataille de
Preussisch-Eylau:
≪Depuis nos grands succes d'Austerlitz, vous le savez,
mon cher prince, je ne quitte plus les quartiers generaux. Decidement j'ai
pris gout a la guerre, et bien m'en a pris. Ce que j'ai vu ces trois mois
est incroyable.
≪Je commence _ab ovo_. L'≫ennemi du genre humain≫,
comme vous savez, s'attaque aux Prussiens. Les Prussiens sont nos fideles
allies, qui ne nous ont trompes que trois fois depuis trois ans. Nous prenons
fait et cause pour eux. Mais il se trouve que l'≫ennemi du genre humain≫ ne
fait nulle attention a nos beaux discours, et, avec sa maniere impolie
et sauvage, se jette sur les Prussiens, sans leur donner le temps de
finir la parade commencee, en deux tours de main les rosse a plate couture
et va s'installer au palais de Potsdam.
≪J'ai le plus vif desir, ecrit
le roi de Prusse a Bonaparte, que Votre Majeste soit accueillie et traitee
dans mon palais d'une maniere qui lui soit agreable, et c'est avec
empressement que j'ai pris a cet effet toutes les mesures que les
circonstances me permettaient. Puisse-je avoir reussi!≫ Les generaux
prussiens se piquent de politesse envers les Francais et mettent bas les
armes aux premieres sommations.
≪Le chef de la garnison de Glogau, avec
dix mille hommes, demande au roi de Prusse ce qu'il doit faire s'il est somme
de se rendre?... Tout cela est positif!
≪Bref, esperant en imposer
seulement par notre attitude militaire, il se trouve que nous voila en guerre
pour tout de bon, et, qui plus est, en guerre sur nos frontieres avec et pour
le roi de Prusse. Tout est au grand complet, il ne nous manque qu'une petite
chose: c'est le general en chef. Comme il s'est trouve que les succes
d'Austerlitz auraient pu etre plus decisifs si le general en chef eut ete
moins jeune, on fait la revue des octogenaires, et, entre Prosorofsky et
Kamensky, on donne la preference au dernier. Le general nous arrive en kibik,
a la maniere de Souvarow, et est accueilli avec des acclamations de joie et
de triomphe.
≪Le 4 arrive le premier courrier de Petersbourg. On apporte
les malles dans le cabinet du marechal, qui aime a faire tout par lui-meme.
On m'appelle pour aider a faire le triage des lettres et prendre celles
qui nous sont destinees. Le marechal nous regarde faire et attend
les paquets qui lui sont adresses. Nous cherchons... il n'y en a point.
Le marechal devient impatient, se met lui-meme a la besogne, et trouve
des lettres de l'Empereur pour le comte T., pour le prince V. et
autres. Alors le voila qui se met dans une de ses coleres bleues. Il jette
feu et flamme contre tout le monde, s'empare des lettres, les decachete
et lit celles que l'Empereur adresse a d'autres: ≪Ah! c'est ainsi qu'on
se conduit envers moi! Point de confiance! Ah! on a mission de
me surveiller! sortez!≫ et il ecrit le fameux ordre du jour au
general Bennigsen[30]:
≪Je suis blesse, je ne puis monter a cheval, et
par consequent je ne puis commander l'armee. Vous avez amene votre corps
d'armee defait a Poultousk, ou il est expose sans bois et sans fourrage; il
faut y remedier, selon votre rapport au comte Bouxhevden: il faut vous
replier vers nos frontieres, vous executerez ce mouvement aujourd'hui
meme.≫
≪Par suite de toutes mes courses, ecrit-il a l'Empereur, la selle
m'a occasionne une ecorchure, qui m'empeche de monter a cheval et
de commander une armee aussi importante. J'en ai remis le commandement
a l'ancien en grade, au comte Bouxhevden, en lui renvoyant tout le service
et tout ce qui s'y rapporte, lui donnant le conseil, s'il manquait de pain,
de se retirer dans l'interieur de la Prusse, car il n'en reste plus que pour
un jour; quelques regiments n'en ont pas du tout, d'apres la declaration des
divisionnaires, Ostermann et Sedmoretzki; les paysans n'en ont point; quant a
moi, j'attendrai ma guerison a l'hopital d'Ostrolenko. En portant a l'auguste
connaissance de Votre Majeste la date de ce rapport, j'ai l'honneur d'ajouter
que, si l'armee bivouaque ici encore quinze jours, il ne restera pas un
seul homme valide au printemps.≫
≪Permettez a un vieillard de se
retirer a la campagne, chez lui, emportant le douloureux regret de n'avoir pu
remplir les grandes et glorieuses fonctions auxquelles il avait ete appele.
J'attendrai l'auguste autorisation ici a l'hopital, _afin de ne pas jouer le
role d'un ecrivain, au lieu de celui de commandant_. Ma retraite de
l'armee ne causera pas plus de bruit que celle d'un aveugle. Il y en a
mille comme moi en Russie.≫
≪Le marechal se fache contre l'Empereur,
et nous punit tous; n'est-ce pas que c'est logique?
≪Voila le premier
acte. Aux suivants, l'interet et le ridicule vont s'accroissant comme de
raison. Apres le depart du marechal, il se trouve que nous sommes en vue de
l'ennemi, et qu'il faut livrer bataille. Bouxhevden est general en chef par
droit d'anciennete, mais le general Bennigsen n'est pas de cet avis; d'autant
plus qu'il est, lui, avec son corps en vue de l'ennemi, et qu'il veut
profiter de l'occasion d'une bataille, ≪auf eigene Hand,≫ comme disent les
Allemands. Il la donne. C'est la bataille de Poultousk, qui est censee avoir
ete une grande victoire, mais qui, a mon avis, n'en est pas une le moins du
monde. Nous autres pekins, nous avons, comme vous savez, la tres vilaine
habitude de decider du gain ou de la perte d'une bataille. Celui qui s'est
retire apres la bataille l'a perdue, voila ce que nous disons, et a ce
titre nous avons perdu la bataille de Poultousk. Bref, nous nous
retirons apres la bataille, mais nous envoyons un courrier a Petersbourg,
qui porte les nouvelles d'une victoire, et le general ne cede pas
le commandement en chef a Bouxhevden, esperant recevoir de Petersbourg,
en reconnaissance de sa victoire, le titre de general en chef. Pendant
cet interregne, nous commencons un plan de manoeuvres
excessivement interessant et original. Notre but n'est pas, comme il le
devrait etre, d'eviter l'ennemi ou de l'attaquer, mais uniquement d'eviter le
general Bouxhevden, qui, par droit d'anciennete, serait notre chef. Nous
tendons vers ce but avec tant d'energie, que, meme en passant une riviere
qui n'est pas gueable, nous brulons les ponts pour nous separer de
notre ennemi, or notre ennemi pour le moment n'est pas Bonaparte,
mais Bouxhevden. Le general Bouxhevden a failli etre attaque et pris par
des forces ennemies superieures, a cause d'une de nos belles manoeuvres
qui nous sauvaient de lui. Bouxhevden nous poursuit... nous filons. A
peine passe-t-il de notre cote de la riviere, que nous repassons de
l'autre. A la fin, notre ennemi Bouxhevden nous attrape et s'attaque a nous.
Les deux generaux se fachent. Il y a meme une provocation en duel de la
part de Bouxhevden et une attaque d'epilepsie de la part de Bennigsen.
Mais, au moment critique, le courrier, qui porte la nouvelle de notre
victoire de Poultousk, nous apporte de Petersbourg notre nomination de
general en chef, et le premier ennemi, Bouxhevden, etant enfonce, nous
pouvons penser au second, a Bonaparte. Mais voila-t-il pas qu'a ce moment
se leve devant nous un troisieme ennemi: c'est l'orthodoxe qui demande
a grands cris du pain, de la viande, des ≪soukharyi≫, du
foin,--que sais-je? Les magasins sont vides, les chemins
impraticables.
≪L'orthodoxe se met a la maraude, et d'une maniere dont la
derniere campagne ne peut vous donner la moindre idee. La moitie des
regiments forme des troupes libres, qui parcourent la contree, en mettant
tout a feu et a sang. Les habitants sont ruines de fond en comble, les
hopitaux regorgent de malades, et la disette est partout. Deux fois le
quartier general a ete attaque par des troupes de maraudeurs, et le general
en chef a ete oblige lui-meme de demander un bataillon pour les
chasser. Dans une de ces attaques, on m'a emporte ma malle vide et ma robe
de chambre. L'Empereur veut donner le droit a tous les chefs de division
de fusiller les maraudeurs, mais je crains fort que cela n'oblige
une moitie de l'armee de fusiller l'autre[31].≫
Le prince Andre avait
commence cette lecture avec distraction; mais gagne peu a peu par l'interet
qu'il y trouvait, tout en n'accordant du reste qu'une valeur relative au
recit de Bilibine, arrive a cette derniere phrase, il froissa la lettre et la
jeta de cote, depite de sentir que cette vie, si eloignee de lui a present,
pouvait encore lui causer de l'emotion. Il ferma les yeux, se passa la main
sur le front comme pour en chasser toute trace, et preta l'oreille a ce qui
se faisait dans la chambre de l'enfant. Il lui sembla entendre un
bruit etrange. Craignant qu'il ne se fut produit une aggravation dans
l'etat du petit malade pendant qu'il lisait, il s'approcha de la porte sur
la pointe du pied. En entrant, il crut voir, a la figure bouleversee de
la bonne, qu'elle cachait quelque chose et que la princesse Marie
n'etait plus la!
≪Mon ami!≫ dit sa soeur derriere lui. Comme il arrive
souvent a la suite d'une insomnie prolongee ou de violentes inquietudes, une
terreur involontaire s'empara de lui: il crut entendre dans ces mots comme
un appel desespere, comme l'annonce de la mort de son enfant, que tout,
du reste, semblait rendre probable.
≪Tout est fini!≫ pensa-t-il, et
une sueur froide inonda son front! S'approchant du berceau avec la conviction
qu'il le trouverait vide, que la vieille bonne cachait l'enfant mort, il en
tira les rideaux, et ses yeux, effares par la peur, ne purent rien
distinguer. Enfin il l'apercut. Le petit garcon, les joues rouges, couche en
travers du berceau, la tete plus bas que l'oreiller, tetait en reve; sa
respiration etait douce et egale.
Tout joyeux et tout rassure, il se
pencha, et appliquant ses levres sur la peau de l'enfant, ainsi qu'il l'avait
vu faire a sa soeur, pour se rendre compte du degre de chaleur, il sentit la
moite humidite de son petit front et de ses petits cheveux tout mouilles, et
il reconnut a cette abondante transpiration que non seulement il n'etait pas
mort, mais que cette crise salutaire amenerait une prompte guerison. Il
aurait voulu saisir, et serrer contre sa poitrine ce petit etre faible; il
ne l'osa pas, mais ses yeux attendris suivaient le contour de sa
petite tete, de ses petites mains, de ses petits pieds, qui se dessinaient
sous la couverture. Un frolement de robe se fit entendre, et une
ombre apparut a cote de lui. C'etait la princesse Marie, qui, soulevant
le rideau, le laissa retomber derriere elle. Son frere, ecoutant
toujours la respiration de l'enfant, ne se retourna pas, mais lui tendit la
main, qu'elle serra fortement:
≪Il est en
transpiration....
--J'allais te le dire,≫ repondit sa
soeur.
L'enfant remua dans son sommeil, sourit, et frotta son petit
front contre l'oreiller.
Le prince Andre regarda sa soeur, dont les
yeux lumineux brillaient de larmes de joie dans la penombre de la draperie.
Elle attira son frere vers elle au-dessus du berceau pour l'embrasser; ayant
involontairement accroche un peu le rideau, ils furent pris de la crainte de
reveiller le petit malade, et resterent ainsi quelques instants dans
cette demi-obscurite, separes tous les trois du monde entier. Le prince
Andre fut le premier a se retirer, et retrouvant avec peine son chemin
au travers des plis du rideau, il se dit en soupirant: ≪Oui, c'est tout
ce qui me reste!≫
X
Pierre emportait avec lui de
Petersbourg des instructions completes, ecrites par ses nouveaux freres, pour
le guider dans les differentes mesures qu'il meditait de prendre au sujet de
ses paysans.
Arrive a Kiew, il y reunit les intendants de toutes les
terres qu'il possedait dans ce gouvernement, et leur fit part de ses
intentions et de ses desirs. Il leur declara qu'il allait incontinent prendre
ses dispositions pour liberer ses paysans du servage. En attendant,
il fallait leur venir en aide et ne pas les surcharger de travail;
les femmes et les enfants devaient en etre exemptes; les punitions
devaient se borner a des reprimandes, et dans chaque bien il fallait
organiser des hopitaux, des asiles et des ecoles. Quelques-uns des intendants
(et il y en avait qui savaient a peine lire) l'ecouterent avec terreur,
en pretant a ses paroles une portee qui leur etait toute personnelle:
il etait mecontent de leur gestion et savait qu'ils le volaient.
D'autres, apres le premier moment d'effroi, s'amuserent du begaiement
embarrasse de leur maitre, et de ses idees, si etranges et si nouvelles pour
eux. Le troisieme groupe l'ecouta par devoir et sans deplaisir. Le
quatrieme, compose des plus intelligents, l'intendant general en tete,
y decouvrirent tout de suite comment il fallait se comporter avec
lui, pour en arriver a leurs fins. Aussi les intentions philanthropiques
de Pierre rencontrerent-elles chez eux une grande sympathie:
≪Mais, ajouterent-ils, il est de premiere necessite de s'occuper des
biens memes, vu le mauvais etat de vos affaires.≫
Malgre l'immense
fortune du comte Besoukhow, son fils se trouvait en effet beaucoup plus riche
avant d'en avoir herite, avec les 10 000 roubles de pension que lui faisait
son pere, qu'avec les 500 000 roubles de rente qu'on lui supposait. Son
budget etait, en gros, a peu pres le suivant: On avait a payer a la banque
fonciere 80 000 roubles pour l'engagement des terres; 30 000 pour l'entretien
de la maison de campagne pres de Moscou, la maison de Moscou et la rente a la
princesse Catherine et a ses soeurs; 18 000 en pensions et en fondations
de charite; 150 000 a la comtesse; 70 000 en interets de dettes; 10
000 environ depenses pendant les deux dernieres annees pour la
construction d'une eglise, et les 100 000 qui lui restaient s'en allaient, il
ne savait comment, si bien que, tous les ans, il etait oblige
d'emprunter, sans compter les incendies, la disette, la necessite de
rebatir fabriques et maisons; aussi Pierre, des son premier pas, se vit force
de s'occuper lui-meme de ses affaires, et il n'avait pour cela ni le
gout, ni la capacite voulue.
Tous les jours il y consacrait quelques
heures, sans qu'elles avancassent d'une ligne. Il sentait qu'elles
continuaient a aller leur train habituel, sans que son travail eut la moindre
influence sur leur marche accoutumee. De son cote, l'intendant en chef les
lui presentait sous le plus triste aspect, lui demontrant la necessite de
payer ses dettes et d'entreprendre de nouveaux travaux avec la corvee, ce a
quoi Pierre resistait, exigeant de son cote qu'on prit au plus tot
les mesures necessaires pour hater la liberation de ses paysans; et comme
il etait impossible d'executer ces mesures avant d'avoir rembourse
les dettes, elles etaient forcement renvoyees aux calendes
grecques.
L'intendant ne se risquait pas a le lui dire franchement, et
lui proposait, pour en arriver la, de vendre de beaux bois qu'il
possedait dans le gouvernement de Kostroma, de belles et bonnes terres
fertilisees par une riviere, et une propriete qu'il avait en Crimee. Mais
toutes ces operations se compliquaient d'une procedure si embrouillee, telle
que levee d'hypotheques, entree en possession, autorisation de vente,
etc., que Pierre s'egarait dans ce dedale et se bornait a repeter: ≪Oui,
oui, faites-le.≫
Il manquait du sens pratique qui lui aurait facilite
le travail, aussi ne l'aimait-il pas, et se bornait-il a paraitre s'y
interesser devant son intendant, qui feignait d'y trouver un grand avantage
pour le proprietaire, tout en se plaignant du temps que cela lui
prenait.
Pierre rencontra a Kiew quelques connaissances, et les
inconnus affluerent egalement pour faire un accueil hospitalier a
ce millionnaire, qui etait le plus grand proprietaire de leur
gouvernement. Les tentations qui s'ensuivirent furent si grandes, qu'il ne
put y resister. Des jours, des semaines, des mois s'ecoulerent, avec le
meme accompagnement de dejeuners, de diners, de bals, que durant
son existence petersbourgeoise, et, au lieu de cette nouvelle vie
qu'il avait revee, il continua l'ancienne, seulement dans un autre
milieu.
Il ne pouvait se dissimuler a lui-meme que, des trois
obligations imposees aux francs-macons, il ne remplissait pas celle qui
devait l'amener a etre un exemple de purete morale, et que des sept vertus
a pratiquer, les bonnes moeurs et l'amour de la mort ne trouvaient en
lui aucun echo. Il se consolait en se disant qu'il accomplissait
l'autre mission,--la regeneration de l'humanite,--et qu'il possedait
d'autres vertus,--l'amour du prochain et la generosite.
Au printemps
de l'annee 1807, il se decida a retourner a Petersbourg, et a faire, en y
retournant, la visite de ses proprietes, afin de se rendre compte _de visu_
des parties deja realisees de son programme, et de la situation ou vivait le
peuple que Dieu lui avait confie, et qu'il avait l'intention de combler de
bienfaits.
L'intendant en chef, aux yeux de qui les entreprises du jeune
comte etaient de l'extravagance pure, aussi desavantageuses pour lui que
pour le proprietaire et pour les paysans memes, lui fit des concessions.
Tout en lui representant que l'emancipation etait chose impossible, il
fit toutefois commencer dans tous les biens des batisses enormes,
pour asiles, ecoles et hopitaux. Partout il fit preparer des
receptions pompeuses et solennelles, assure a part lui qu'elles deplairaient
a Pierre; mais il pensait que ces processions, d'un caractere religieux
et patriarcal, avec le pain et le sel, et les images en tete,
etaient justement ce qui agirait le plus fortement sur l'imagination de
son seigneur, et contribueraient a entretenir ses illusions.
Le
printemps du Midi, le voyage dans une bonne caleche de Vienne,
son tete-a-tete avec lui-meme, lui causerent de veritables jouissances.
Ces biens, qu'il visitait pour la premiere fois, etaient plus beaux
l'un que l'autre. Le paysan lui parut heureux, prospere, et touche de
ses bienfaits. Les receptions qu'on lui faisait partout
l'embarrassaient sans doute un peu, mais, au fond du coeur, il en eprouvait
une douce emotion. Dans un des villages, une deputation lui offrit, avec le
pain et le sel, l'image de saint Pierre et saint Paul, en lui
demandant l'autorisation d'ajouter a l'eglise, aux frais de la commune,
une chapelle en l'honneur de son patron saint Pierre. Dans un autre
endroit, les femmes, avec leurs nourrissons sur les bras, le remercierent de
les avoir delivrees des travaux fatigants. Dans un troisieme, le pretre,
la croix a la main, lui presenta les enfants auxquels, grace a
sa generosite, il donnait les premiers elements de l'instruction.
Partout il voyait s'elever et s'achever, sur le plan qu'il en avait donne,
les hopitaux, les ecoles et les asiles, a la veille de s'ouvrir. Partout
il revisait les comptes des intendants des biens, ou les corvees
etaient diminuees de moitie, et recevait, pour cette nouvelle preuve de
bonte, les remerciements de ses paysans, vetus de leurs caftans de drap
gros bleu.
Seulement, Pierre ignorait que le village qui lui avait
offert le pain et le sel, et qui desirait construire une chapelle, etait un
bourg tres commercant et que la chapelle etait commencee depuis longtemps par
les richards de l'endroit, ceux-la memes qui s'etaient presentes a
lui, tandis que les neuf dixiemes des paysans etaient ruines. Il
ignorait aussi qu'a la suite de son ordre de ne pas envoyer les nourrices
au travail de la corvee, ces memes nourrices etaient assujetties a
un travail bien autrement penible dans leurs propres champs. Il
ignorait encore que le pretre qui l'avait recu la croix a la main
pesait lourdement sur les paysans, prelevant de trop fortes dimes en nature,
et que les eleves qui l'entouraient lui etaient confies a contre-coeur,
et rachetes le plus souvent par les parents, au prix d'une forte rancon.
Il ignorait que ces nouveaux batiments en pierre, eleves d'apres ses
plans, etaient construits par ses paysans, dont ils augmentaient par le fait
la corvee, diminuee seulement sur le papier. Il ignorait enfin que la
ou l'intendant portait dans le livre les redevances comme moindres
d'un tiers, ce tiers etait compense par une augmentation de corvees.
Aussi Pierre, enchante des resultats de son inspection, se sentait
rechauffe d'une nouvelle ardeur philanthropique, et ecrivait des lettres
pleines d'exaltation au frere instructeur, ainsi qu'il appelait le
Venerable.
≪Comme c'est facile d'etre bon! comme ca demande peu
d'efforts, pensait Pierre, et combien peu nous y songeons!≫
Il etait
heureux de la reconnaissance qu'on lui temoignait, mais cette reconnaissance
meme le rendit tout honteux a l'idee de tout le bien qu'il aurait encore pu
faire.
L'intendant en chef, bete mais ruse, avait parfaitement compris
le jeune comte, intelligent mais naif, et le jouait de toutes les
facons. Il profita de l'effet produit par les receptions qu'il avait
habilement commandees a l'avance, pour y trouver de nouveaux arguments
contre l'emancipation des paysans, et lui assurer que ces derniers
etaient parfaitement heureux.
Pierre lui donnait raison dans le fond
de son coeur: il ne pouvait se representer des gens plus contents, et
compatissait au sort qui les attendait lorsqu'ils seraient libres; malgre
tout, par un sentiment de justice, il ne voulait en demordre a aucun
prix.
L'intendant promit de faire tous ses efforts pour executer la
volonte du comte, bien convaincu a l'avance que son maitre ne serait jamais
en etat de reviser ses actes, de s'assurer s'il avait fait son possible
pour vendre assez de forets et de biens, afin de degager le reste, qu'il
ne ferait pas de questions et ne saurait jamais que les batisses
elevees dans une intention philanthropique restaient sans usage, et que
les paysans continuaient a payer en argent et en travail la meme
redevance que partout ailleurs, c'est-a-dire tout ce qu'ils pouvaient
humainement payer.
XI
A son retour du Midi, Pierre, qui
se trouvait dans la plus heureuse disposition d'esprit imaginable, mit a
execution son projet d'aller faire une visite a son ami Bolkonsky, qu'il
n'avait pas vu depuis deux ans.
Bogoutcharovo etait situe au milieu
d'une plaine zebree de champs et de forets, dont quelques parties etaient
abattues, et qui n'offrait a l'oeil rien de bien pittoresque. La maison et
ses dependances s'elevaient au bout du village, dont les isbas[32]
s'alignaient le long de la grand'route, au dela d'un etang creuse et empli
d'eau si nouvellement, que l'herbe n'avait pas encore eu le temps de verdir
sur ses bords, et au milieu d'un tout jeune bois, que depassaient
quelques pins de haute taille.
Les dependances se composaient d'une
grange, d'une ecurie et d'un bain; la maison se composait de deux ailes et
d'un grand corps de logis en pierre, avec une facade demi-circulaire encore
inachevee; elle etait encadree par les contours d'un jardin. Les palissades
et les portes cocheres etaient solides et neuves; on voyait sous un hangar
deux pompes a incendie et un tonneau peint en vert. Les chemins, traces en
ligne droite, etaient coupes par des ponts a balustrades
solidement construits. Tout portait l'empreinte de la bonne tenue et de
l'ordre. A la question: ≪Ou est le prince?≫ les gens de service repondirent
en indiquant une maisonnette toute neuve, sur le bord meme de l'etang.
Le vieux menin du prince Andre, Antoine, aida Pierre a descendre
de caleche, et le fit entrer dans une petite antichambre,
fraichement decoree.
Il fut frappe de la simplicite de cette demeure,
qui contrastait avec les brillantes conditions d'existence qui entouraient
son ami, lors de leur derniere entrevue. Il entra avec precipitation dans la
piece suivante, qui exhalait l'odeur du sapin et qui n'etait meme pas
encore blanchie. Antoine passa devant lui, et courut, sur la pointe du
pied, frapper a la porte d'en face.
≪Qu'y a-t-il? demanda une voix
dure et desagreable.
--Une visite! repondit Antoine.
--Prie-la
d'attendre.≫ Et l'on entendit comme le bruit d'une chaise qu'on reculait.
Pierre s'avanca vivement, et se heurta sur le pas de la porte contre le
prince Andre. Relevant ses lunettes et l'embrassant, il put l'examiner de
pres:
≪Voila une surprise!... j'en suis charme,≫ dit le prince; mais
Pierre gardait le silence, sans quitter des yeux son ami, dont le changement
de physionomie l'avait frappe. Malgre la bienveillance de son accueil,
le sourire de ses levres, et ses efforts pour donner a ses yeux un
joyeux eclat, ses yeux restaient mornes et eteints. Maigri, pali, vieilli,
tout temoignait chez lui, depuis son regard jusqu'aux plis de son front,
de la concentration de son esprit sur une seule pensee. Cette
expression inaccoutumee du visage du prince troublait et genait Pierre au
dela de toute expression.
Comme il arrive toujours apres une longue
separation, la conversation, composee de questions et de reponses faites a
batons rompus, effleurait a peine les sujets les plus intimes, ceux-la memes
qu'ils savaient devoir exiger une longue causerie. Enfin elle devint peu a
peu plus reguliere, et les phrases sans suite cederent la place aux histoires
sur le passe et aux projets pour l'avenir. Il fut question du voyage
de Pierre, de ses occupations, de la guerre, et l'expression preoccupee
et abattue du prince Andre s'accentua encore davantage, pendant
qu'il ecoutait Pierre, et que celui-ci lui parlait, avec une
animation febrile, de son passe et de son avenir. Il semblait que le prince
Andre, alors meme qu'il l'aurait voulu, n'aurait pu y prendre interet,
et Pierre commencait a sentir qu'il n'etait pas convenable de se
laisser aller, en sa presence, a tous les reves de bonheur et de
bienfaisance qu'il caressait dans son imagination. Il n'osait, par crainte
du ridicule, exposer les nouvelles theories maconniques, que son
dernier voyage avait reveillees chez lui dans toute leur force; et pourtant
il brulait du desir de prouver a son ami qu'il n'etait plus le meme
homme qu'il avait connu a Petersbourg, mais un autre Pierre, meilleur
et regenere.
≪Je ne puis vous dire par ou j'ai passe dans ces derniers
temps; je ne me reconnais plus moi-meme.
--Oui, tu es bien change en
beaucoup de choses, dit le prince Andre.
--Et vous? quels sont vos
projets?
--Mes projets? dit-il ironiquement, mes projets? repeta-t-il,
comme si ce mot l'etonnait;--tu le vois, je batis, et je compte habiter ici
tout a fait l'annee prochaine.
--Ce n'est pas ca, je vous demandais...
dit Pierre.
--Mais a quoi bon parler de moi? ajouta le prince en
l'interrompant. Conte-moi ton voyage.... Qu'as-tu vu? qu'as-tu fait dans tes
biens?≫
Pierre entama son recit, en dissimulant le plus possible la part
qu'il avait prise aux ameliorations introduites dans l'administration de
ses terres. Tout en l'ecoutant sans grand interet, le prince
achevait parfois le tableau trace par Pierre, en le raillant un peu de
son enthousiasme a propos des vieilleries usees et ressassees qu'il
prenait pour des nouveautes.
Se sentant mal a l'aise dans la societe
du prince Andre, Pierre finit par laisser tomber la
conversation:
≪Ecoute, mon cher, reprit ce dernier,--qui eprouvait, on le
voyait bien, la meme contrainte,--je suis ici en camp volant, comme tu le
vois, je n'y suis venu que pour jeter un coup d'oeil, et je m'en retourne ce
soir a Lissy-Gory, viens avec moi: je te ferai faire connaissance avec
ma soeur.... Au fait, ne la connais-tu pas? poursuivit-il pour dire
quelque chose a cet ami, avec lequel il ne se sentait plus en communion
d'idees. Nous partirons apres diner... et maintenant allons voir ma
nouvelle installation.≫
Ils sortirent et ne parlerent plus que de
politique et d'objets en l'air, comme des personnes peu intimes. Le prince
Andre ne montra quelque interet qu'en faisant a Pierre les honneurs de ses
nouvelles constructions, mais la meme, en se promenant avec lui sur
les echafaudages, il s'arreta brusquement au milieu de ses explications,
et lui dit:
≪Allons diner, tout cela n'est guere
interessant.≫
Pendant le repas, le hasard amena sur le tapis le mariage
de Besoukhow:
≪J'en ai ete fort etonne,≫ lui dit son ami.
Pierre
se troubla, rougit et ajouta avec precipitation:
≪Je vous raconterai un
jour comment tout cela est arrive. Mais c'est fini, et pour
toujours!
--Pour toujours? Le toujours n'existe jamais.
--Mais
vous savez neanmoins comment l'affaire s'est terminee? Vous avez entendu
parler du duel?
--Oui, j'ai su que tu avais encore du en passer par
la!
--Je remercie Dieu du moins d'une chose, c'est de n'avoir pas tue
cet homme, dit Pierre.
--Pourquoi donc? Tuer un chien enrage, c'est
meme tres bien.
--Oui, mais tuer un homme, ce n'est pas bien, c'est
injuste....
--Pourquoi injuste? Il ne nous est pas donne de savoir ce qui
est juste ou injuste! L'humanite s'est toujours trompee et se trompera
toujours sur ce sujet.
--L'injuste, c'est le mal qu'on peut faire au
prochain, dit Pierre, voyant avec plaisir que son ami reprenait interet a la
conversation, et qu'il arriverait a decouvrir ce qui l'avait change a ce
point envers lui.
--Qui donc t'a explique ce qui est le mal pour ton
prochain?
--Mais, dit Pierre, ne savons-nous pas ce qu'est le mal pour
nous-memes?
--Oui, nous le savons; mais ce qui sera le mal pour moi ne le
sera peut-etre pas pour un autre, repondit avec vivacite le prince Andre.
Je ne connais que deux maux bien reels, le remords et la maladie; il n'y
a de bien que l'absence de ces maux: vivre pour soi et les eviter
tous deux, voila toute ma science.
--Et l'amour du prochain, et le
devouement? s'ecria Pierre. Non, je ne suis point de votre avis! Vivre et
eviter le mal pour n'avoir pas a s'en repentir, c'est trop peu; j'ai vecu
ainsi, et mon existence a ete perdue sans utilite, et ce n'est que maintenant
que je vis..., que je tache de vivre pour les autres, que j'en comprends tout
le bonheur. Non, mille fois non, je ne suis pas de votre avis, et vous-meme,
vous ne pensez pas ce que vous dites.
Le prince Andre, les yeux fixes
sur lui, l'ecoutait avec un sourire railleur:
≪Tu vas faire la
connaissance de ma soeur, la princesse Marie, et vous vous conviendrez
parfaitement, j'en suis sur. Apres tout, tu as peut-etre raison pour toi, et
chacun vit a sa facon. Tu dis avoir perdu ton existence en vivant ainsi, et
n'avoir compris le bonheur qu'en vivant pour les autres; eh bien, moi, c'est
le contraire, j'ai vecu pour la gloire, et qu'est-ce que la gloire, si ce
n'est aussi l'amour du prochain, le desir de lui etre utile et de meriter ses
louanges? J'ai donc vecu pour les autres, et mon existence est perdue, perdue
sans retour; depuis que je vis pour moi, je suis plus calme!
--Mais
comment est-il possible de vivre pour soi seul? demanda Pierre
en s'echauffant. Et votre fils, votre soeur, votre pere?
--Ils font
partie de mon moi, ce ne sont pas les autres, et les autres c'est le
prochain, comme la princesse Marie et toi vous l'appelez, le prochain, cette
grande source d'iniquite et de mal! Le prochain, sais-tu, ce sont tes paysans
de Kiew que tu reves de combler de bienfaits.
--Vous voulez sans doute
plaisanter? s'ecria Pierre, excite par cette apostrophe. Quelle erreur,
quelle injustice peut-il y avoir dans mon desir, si faiblement realise
encore, de leur faire du bien? Quel mal y a-t-il a instruire ces pauvres
gens, ces paysans, qui sont nos freres apres tout, et qui naissent et meurent
en ne connaissant de Dieu et de la verite que des pratiques exterieures et
des prieres sans aucun sens pour eux? Quel mal y a-t-il a leur apprendre, a
croire a une vie future, ou ils auront la consolation de trouver des
compensations et des recompenses? Quel mal et quelle erreur y a-t-il a les
empecher de mourir sans secours, sans soins, lorsqu'il est si facile de leur
donner ce qui leur est materiellement necessaire, un hopital, un medecin, un
asile? N'est-ce pas un bienfait palpable, certain, que les quelques moments
de repos que je puis accorder au paysan, a la femme avec enfants, nuit
et jour accables de soucis? Je l'ai fait... sur une tres petite echelle,
il est vrai, mais enfin je l'ai fait, et vous ne me persuaderez pas
que j'aie eu tort et que vous n'etes pas de mon avis. J'ai, du reste,
acquis une autre conviction, c'est que la jouissance que procure le bien
que l'on fait est le seul bonheur de la vie.
--Oui, sans doute, si tu
poses la question de cette facon, c'est tout autre chose, reprit le prince
Andre. Je batis une maison, je plante un jardin, et toi, tu construis des
hopitaux; l'un et l'autre peuvent etre consideres comme un passe-temps. Mais
laissons a Celui qui sait tout le droit de juger le bien et le mal. Je vois
que tu veux continuer la discussion? Eh bien, allons...≫
Et ils
sortirent sur le perron, qui faisait office de terrasse.
≪Tu parles
d'ecoles, d'enseignement, etc., etc., c'est-a-dire, ajouta-t-il en lui
indiquant un paysan qui passait en les saluant, que tu veux le tirer de sa
bestialite, lui donner des besoins moraux, lorsque, a mon sens, le bonheur
animal est le seul bonheur possible pour lui... et tu veux l'en priver! Il me
fait envie, et tu veux le rendre _moi_, sans lui donner les moyens dont je
dispose? Tu veux alleger son travail, lorsqu'a mon avis le travail physique
lui est aussi indispensable que le travail intellectuel l'est pour nous? Toi,
tu ne peux pas t'empecher de reflechir...; moi, je me couche a trois heures
du matin et je ne puis dormir: il me vient une foule de pensees, je
me tourne, je me retourne, je pense et je repense: c'est une necessite
pour moi, comme pour lui de labourer et de faucher; sinon, il ira boire
au cabaret et tombera malade. Huit jours de ce travail physique
me tueraient!... De meme, il mourrait si, se gorgeant du soir au matin,
il menait pendant huit jours ma vie physiquement oisive!... A
quoi songes-tu encore? Ah oui, les hopitaux et les medecins! Il a un coup
de sang, il meurt: tu le saignes, tu le gueris, et il vit estropie
pendant dix ans a la charge des siens. Il eut ete bien plus simple pour lui
de le laisser mourir, car il y a toujours assez de ceux qui naissent.
C'est tout different, pour sur, si tu le consideres comme un travailleur
de moins, et c'est la, te l'avouerai-je, ma maniere d'envisager
la question, mais toi, tu le gueris par amour fraternel, et il n'en a
nul besoin. Encore une illusion de croire que la medecine a jamais
gueri quelqu'un! Quant a tuer, elle y excelle!≫ ajouta-t-il avec une
amertume mal deguisee.
Il etait evident, a la facon nette et precise
dont le prince Andre enoncait ses opinions, qu'il y avait pense plus d'une
fois; il parlait avec plaisir et avec feu, comme un homme qui aurait ete
longtemps sevre de cette satisfaction. Son regard s'animait a mesure que ses
jugements devenaient plus desesperes.
≪Ah! c'est horrible! horrible!
dit Pierre. Je ne comprends pas comment vous pouvez vivre avec des
convictions pareilles. J'ai eu, j'en conviens, de ces crises de desespoir, a
Moscou, en voyage, mais dans ces cas-la je ne vis pas, je descends si bas, si
bas, que tout m'est odieux, a commencer par moi-meme...; je ne mange, ni ne
me lave....
--Comment, ne pas se laver? Fi donc, c'est sale; il faut au
contraire se rendre la vie aussi agreable que possible. Si je vis, ce n'est
pas ma faute, et je tache de vegeter ainsi jusqu'a la mort... sans
gener personne.
--Mais pourquoi avez-vous de pareilles pensees? Vous
voulez donc rester a ne rien faire, a ne rien entreprendre?...
--On
dirait vraiment que la vie vous laisse en paix! J'aurais ete charme de ne
rien faire, mais voila que la noblesse de l'endroit me fait l'honneur de
m'elire pour son marechal, honneur dont je me suis debarrasse non sans
difficulte. Ils ne comprenaient pas que je manquais de cette platitude
bonasse et minutieuse qui leur est necessaire et qu'ils auraient desire
trouver en moi.... Je suis en train de m'arranger ici un coin ou je puisse
vivre tranquille.... Arrive la milice, dont il faut, bon gre mal gre, que je
m'occupe.
--Pourquoi ne servez-vous plus?
--Comment, apres
Austerlitz? dit le prince Andre d'un air sombre. Non, je me suis jure de ne
plus servir dans l'armee active, et je tiendrai parole, quand meme Bonaparte
serait la, dans le gouvernement de Smolensk. Il menacerait Lissy-Gory meme,
que je ne rentrerais pas dans les rangs! Quant a la milice, comme mon pere
est aujourd'hui commandant en chef du 3eme arrondissement, je n'avais d'autre
moyen de me delivrer du service actif que de servir sous ses
ordres.
--Vous voyez bien cependant que vous servez?
--Oui, je
sers!
--Mais alors pourquoi servez-vous?
--Pourquoi? c'est bien
simple: mon pere est l'un des hommes les plus remarquables de son siecle. Il
se fait vieux, et, sans etre precisement dur, il a trop d'activite de
caractere. L'habitude qu'il a d'un pouvoir illimite le rend terrible, a
present surtout qu'il le tient, en qualite de general en chef, de l'empereur
lui-meme. Il y a quinze jours, si j'avais tarde de deux heures, il aurait
fait pendre un miserable employe a Youknow. Personne, excepte moi, n'ayant
d'empire sur lui, je suis oblige de servir, pour l'empecher de commettre des
actes qui, plus tard,le condamneraient a des remords
eternels. |
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