2014년 11월 27일 목요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 24

La guerre et la paix 전쟁과 평화 24


On avait fait elever dans l'eglise de Lissy-Gory une chapelle sur la
tombe de la princesse, et, sur cette tombe, un ange en marbre blanc
deployait ses ailes. On aurait dit vraiment que l'ange, dont la levre
superieure etait un peu relevee, se preparait a sourire; aussi le prince
Andre et sa soeur furent frappes de sa ressemblance avec la defunte, et,
chose etrange que le prince se garda de faire remarquer a sa soeur,
l'artiste lui avait involontairement donne cette meme expression de doux
reproche qu'il avait lue sur les traits de sa femme, glaces par la mort:
≪Ah! qu'avez-vous fait de moi?...≫

Bientot apres son retour, le prince Andre recut de son pere en toute
propriete la terre de Bogoutcharovo, situee a quarante verstes de
Lissy-Gory; aussi, fuyant les souvenirs penibles et cherchant la
solitude, il profita de cette generosite du vieux prince, dont il
supportait avec peine le caractere difficile, pour s'y construire un
pied-a-terre, afin d'y passer la plus grande partie de son temps.

Il s'etait fermement decide, apres la bataille d'Austerlitz, a
abandonner la carriere militaire, ce qui l'obligea, a la reprise de la
guerre, pour ne point reprendre du service actif, de s'employer sous les
ordres de son pere, en l'aidant a la formation des milices. Le pere et
le fils semblaient avoir change de role: le premier, excite par son
activite, ne presageait a cette campagne qu'une heureuse issue, tandis
que le fils la deplorait au fond de son coeur et voyait tout en noir.

Le 26 fevrier de l'annee 1807, le vieux prince partit pour une
inspection et son fils resta a Lissy-Gory, comme il faisait d'habitude
durant ses absences. Le cocher qui l'avait mene a la ville voisine en
rapporta des lettres et des papiers pour le prince Andre.

Le valet de chambre, ne l'ayant pas trouve chez lui, passa dans
l'appartement de la princesse Marie sans l'y rencontrer; l'enfant,
malade depuis quatre jours, lui donnait des inquietudes, et il etait
aupres de lui.

≪Petroucha vous demande, Votre Excellence, il a apporte des papiers, dit
une fille de service au prince Andre, qui, assis sur un tabouret tres
bas, versait d'une main tremblante et comptait avec un soin extreme les
gouttes qu'il laissait tomber dans un verre a pied, a moitie plein
d'eau.

--Qu'est-ce?≫ dit-il brusquement, et ce mouvement involontaire lui fit
verser quelques gouttes de trop. Jetant le contenu du verre, il
recommenca son operation.

A part le berceau, il n'y avait dans la chambre que deux fauteuils et
quelques petits meubles d'enfant; les rideaux etaient tires devant les
fenetres; sur la table brulait une bougie, qu'un grand cahier de
musique, place en ecran, empechait d'eclairer trop vivement le petit
malade.

≪Mon ami, dit a son frere la princesse Marie debout a cote du lit,
attends un peu, cela vaudra mieux.

--Laisse-moi donc tranquille, tu ne sais ce que tu dis... tu n'as fait
qu'attendre, et voila ce qui en est resulte, dit-il tout bas avec
aigreur.

--Mon ami, attends, je t'en prie, il s'est endormi.≫

Le prince Andre se leva et s'arreta indecis, la potion a la main.
≪Vaudrait-il vraiment mieux attendre? dit-il.

--Fais comme tu voudras, Andre, mais je crois que cela vaudrait mieux,≫
repondit sa soeur, un peu embarrassee de la legere concession que lui
faisait son frere.

C'etait la seconde nuit qu'ils veillaient l'enfant, malade d'une forte
fievre. Leur confiance dans le medecin habituel de la maison etant fort
limitee, ils en avaient envoye chercher un autre a la ville voisine et
essayaient, en l'attendant, differents remedes. Fatigues, enerves et
inquiets, leurs preoccupations se trahissaient par une irritation
involontaire.

≪Petroucha vous attend,≫ reprit la fille de chambre.

Il sortit pour recevoir les instructions verbales que son pere lui
faisait transmettre, et rentra avec des lettres et des papiers.

≪Eh bien?

--C'est toujours la meme chose, mais prends patience: Carl Ivanitch
assure que le sommeil est un signe de guerison.≫

Le prince Andre s'approcha de l'enfant et constata qu'il avait la peau
brulante.

≪Vous n'avez pas le sens commun, vous et votre Carl Ivanitch!≫ Et,
prenant la potion preparee, il se pencha au-dessus du berceau, pendant
que la princesse Marie le retenait en le suppliant:

≪Laisse-moi, dit le prince avec impatience.... Eh bien, soit,
donne-la-lui, toi!≫

La princesse Marie lui prit le verre des mains et, appelant la vieille
bonne a son aide, essaya de faire boire l'enfant, qui se debattit en
criant et en s'etranglant. Le prince Andre, se prenant la tete entre les
mains, alla s'asseoir sur un canape dans la piece voisine.

Il decacheta machinalement la lettre de son pere, qui, de sa grosse
ecriture allongee, lui ecrivait ce qui suit sur une feuille de papier
bleu:

≪Si l'heureuse nouvelle que je viens de recevoir a l'instant meme, par
courrier, n'est pas une blague ehontee, on m'assure que Bennigsen a
remporte une victoire sur Bonaparte a Eylau. Petersbourg est dans la
joie, et il pleut des recompenses pour l'armee. C'est un Allemand, mais
je l'en felicite neanmoins. Je ne comprends pas ce que fait le nomme
Hendrikow a Kortchew: ni les vivres, ni les renforts ne sont arrives
jusqu'a present. Pars, pars a la minute, et dis-lui que je lui ferai
couper la tete si je ne recois pas le tout dans le courant de la
semaine. On a recu une lettre de Petia du champ de bataille de
Preussisch-Eylau; il a pris part au combat... tout est vrai! Quand ceux
que cela ne regarde pas ne s'en melent pas, un Allemand meme peut battre
Napoleon. On le dit en fuite et tres entame. Ainsi donc, va de suite a
Kortchew et execute mes ordres!≫

La seconde lettre qu'il decacheta etait une interminable epitre de
Bilibine: il la mit de cote pour la lire plus tard:

≪Aller a Kortchew?... ce n'est pas certes maintenant que j'irai!... Je
ne puis abandonner mon enfant malade!...≫

Il jeta un coup d'oeil dans l'autre chambre, et vit sa soeur encore
debout a cote du lit de l'enfant qu'elle bercait.

≪Quelle est donc cette autre nouvelle desagreable que Bilibine me donne?
Ah! oui, la victoire,... maintenant que j'ai quitte l'armee!... Oui,
oui, il se moque toujours de moi... tant mieux, si cela l'amuse...≫ Et,
sans en comprendre la moitie, il se mit a lire la lettre de Bilibine,
pour cesser de penser a ce qui le tourmentait et le preoccupait si
exclusivement.


IX


Bilibine, attache au quartier general en qualite de diplomate, lui
ecrivait en francais une longue lettre pleine de saillies a la
francaise, mais depeignant la campagne avec une franchise et une
hardiesse toutes patriotiques, et ne reculant pas devant un jugement,
fut-il meme railleur, sur nos faits et gestes. En la lisant, on
s'apercevait bien vite que, ennuye de la discretion de rigueur imposee
aux diplomates, il etait heureux de pouvoir epancher toute sa bile dans
le sein d'un correspondant aussi sur que le prince Andre. Cette lettre,
deja ancienne, etait datee d'avant la bataille de Preussisch-Eylau:

≪Depuis nos grands succes d'Austerlitz, vous le savez, mon cher prince,
je ne quitte plus les quartiers generaux. Decidement j'ai pris gout a la
guerre, et bien m'en a pris. Ce que j'ai vu ces trois mois est
incroyable.

≪Je commence _ab ovo_. L'≫ennemi du genre humain≫, comme vous savez,
s'attaque aux Prussiens. Les Prussiens sont nos fideles allies, qui ne
nous ont trompes que trois fois depuis trois ans. Nous prenons fait et
cause pour eux. Mais il se trouve que l'≫ennemi du genre humain≫ ne fait
nulle attention a nos beaux discours, et, avec sa maniere impolie et
sauvage, se jette sur les Prussiens, sans leur donner le temps de finir
la parade commencee, en deux tours de main les rosse a plate couture et
va s'installer au palais de Potsdam.

≪J'ai le plus vif desir, ecrit le roi de Prusse a Bonaparte, que Votre
Majeste soit accueillie et traitee dans mon palais d'une maniere qui lui
soit agreable, et c'est avec empressement que j'ai pris a cet effet
toutes les mesures que les circonstances me permettaient. Puisse-je
avoir reussi!≫ Les generaux prussiens se piquent de politesse envers les
Francais et mettent bas les armes aux premieres sommations.

≪Le chef de la garnison de Glogau, avec dix mille hommes, demande au roi
de Prusse ce qu'il doit faire s'il est somme de se rendre?... Tout cela
est positif!

≪Bref, esperant en imposer seulement par notre attitude militaire, il se
trouve que nous voila en guerre pour tout de bon, et, qui plus est, en
guerre sur nos frontieres avec et pour le roi de Prusse. Tout est au
grand complet, il ne nous manque qu'une petite chose: c'est le general
en chef. Comme il s'est trouve que les succes d'Austerlitz auraient pu
etre plus decisifs si le general en chef eut ete moins jeune, on fait la
revue des octogenaires, et, entre Prosorofsky et Kamensky, on donne la
preference au dernier. Le general nous arrive en kibik, a la maniere de
Souvarow, et est accueilli avec des acclamations de joie et de triomphe.

≪Le 4 arrive le premier courrier de Petersbourg. On apporte les malles
dans le cabinet du marechal, qui aime a faire tout par lui-meme. On
m'appelle pour aider a faire le triage des lettres et prendre celles qui
nous sont destinees. Le marechal nous regarde faire et attend les
paquets qui lui sont adresses. Nous cherchons... il n'y en a point. Le
marechal devient impatient, se met lui-meme a la besogne, et trouve des
lettres de l'Empereur pour le comte T., pour le prince V. et autres.
Alors le voila qui se met dans une de ses coleres bleues. Il jette feu
et flamme contre tout le monde, s'empare des lettres, les decachete et
lit celles que l'Empereur adresse a d'autres: ≪Ah! c'est ainsi qu'on se
conduit envers moi! Point de confiance! Ah! on a mission de me
surveiller! sortez!≫ et il ecrit le fameux ordre du jour au general
Bennigsen[30]:

≪Je suis blesse, je ne puis monter a cheval, et par consequent je ne
puis commander l'armee. Vous avez amene votre corps d'armee defait a
Poultousk, ou il est expose sans bois et sans fourrage; il faut y
remedier, selon votre rapport au comte Bouxhevden: il faut vous replier
vers nos frontieres, vous executerez ce mouvement aujourd'hui meme.≫

≪Par suite de toutes mes courses, ecrit-il a l'Empereur, la selle m'a
occasionne une ecorchure, qui m'empeche de monter a cheval et de
commander une armee aussi importante. J'en ai remis le commandement a
l'ancien en grade, au comte Bouxhevden, en lui renvoyant tout le
service et tout ce qui s'y rapporte, lui donnant le conseil, s'il
manquait de pain, de se retirer dans l'interieur de la Prusse, car il
n'en reste plus que pour un jour; quelques regiments n'en ont pas du
tout, d'apres la declaration des divisionnaires, Ostermann et
Sedmoretzki; les paysans n'en ont point; quant a moi, j'attendrai ma
guerison a l'hopital d'Ostrolenko. En portant a l'auguste connaissance
de Votre Majeste la date de ce rapport, j'ai l'honneur d'ajouter que, si
l'armee bivouaque ici encore quinze jours, il ne restera pas un seul
homme valide au printemps.≫

≪Permettez a un vieillard de se retirer a la campagne, chez lui,
emportant le douloureux regret de n'avoir pu remplir les grandes et
glorieuses fonctions auxquelles il avait ete appele. J'attendrai
l'auguste autorisation ici a l'hopital, _afin de ne pas jouer le role
d'un ecrivain, au lieu de celui de commandant_. Ma retraite de l'armee
ne causera pas plus de bruit que celle d'un aveugle. Il y en a mille
comme moi en Russie.≫

≪Le marechal se fache contre l'Empereur, et nous punit tous; n'est-ce
pas que c'est logique?

≪Voila le premier acte. Aux suivants, l'interet et le ridicule vont
s'accroissant comme de raison. Apres le depart du marechal, il se trouve
que nous sommes en vue de l'ennemi, et qu'il faut livrer bataille.
Bouxhevden est general en chef par droit d'anciennete, mais le general
Bennigsen n'est pas de cet avis; d'autant plus qu'il est, lui, avec son
corps en vue de l'ennemi, et qu'il veut profiter de l'occasion d'une
bataille, ≪auf eigene Hand,≫ comme disent les Allemands. Il la donne.
C'est la bataille de Poultousk, qui est censee avoir ete une grande
victoire, mais qui, a mon avis, n'en est pas une le moins du monde. Nous
autres pekins, nous avons, comme vous savez, la tres vilaine habitude de
decider du gain ou de la perte d'une bataille. Celui qui s'est retire
apres la bataille l'a perdue, voila ce que nous disons, et a ce titre
nous avons perdu la bataille de Poultousk. Bref, nous nous retirons
apres la bataille, mais nous envoyons un courrier a Petersbourg, qui
porte les nouvelles d'une victoire, et le general ne cede pas le
commandement en chef a Bouxhevden, esperant recevoir de Petersbourg, en
reconnaissance de sa victoire, le titre de general en chef. Pendant cet
interregne, nous commencons un plan de manoeuvres excessivement
interessant et original. Notre but n'est pas, comme il le devrait etre,
d'eviter l'ennemi ou de l'attaquer, mais uniquement d'eviter le general
Bouxhevden, qui, par droit d'anciennete, serait notre chef. Nous tendons
vers ce but avec tant d'energie, que, meme en passant une riviere qui
n'est pas gueable, nous brulons les ponts pour nous separer de notre
ennemi, or notre ennemi pour le moment n'est pas Bonaparte, mais
Bouxhevden. Le general Bouxhevden a failli etre attaque et pris par des
forces ennemies superieures, a cause d'une de nos belles manoeuvres qui
nous sauvaient de lui. Bouxhevden nous poursuit... nous filons. A peine
passe-t-il de notre cote de la riviere, que nous repassons de l'autre.
A la fin, notre ennemi Bouxhevden nous attrape et s'attaque a nous. Les
deux generaux se fachent. Il y a meme une provocation en duel de la part
de Bouxhevden et une attaque d'epilepsie de la part de Bennigsen. Mais,
au moment critique, le courrier, qui porte la nouvelle de notre victoire
de Poultousk, nous apporte de Petersbourg notre nomination de general en
chef, et le premier ennemi, Bouxhevden, etant enfonce, nous pouvons
penser au second, a Bonaparte. Mais voila-t-il pas qu'a ce moment se
leve devant nous un troisieme ennemi: c'est l'orthodoxe qui demande a
grands cris du pain, de la viande, des ≪soukharyi≫, du foin,--que
sais-je? Les magasins sont vides, les chemins impraticables.

≪L'orthodoxe se met a la maraude, et d'une maniere dont la derniere
campagne ne peut vous donner la moindre idee. La moitie des regiments
forme des troupes libres, qui parcourent la contree, en mettant tout a
feu et a sang. Les habitants sont ruines de fond en comble, les hopitaux
regorgent de malades, et la disette est partout. Deux fois le quartier
general a ete attaque par des troupes de maraudeurs, et le general en
chef a ete oblige lui-meme de demander un bataillon pour les chasser.
Dans une de ces attaques, on m'a emporte ma malle vide et ma robe de
chambre. L'Empereur veut donner le droit a tous les chefs de division de
fusiller les maraudeurs, mais je crains fort que cela n'oblige une
moitie de l'armee de fusiller l'autre[31].≫

Le prince Andre avait commence cette lecture avec distraction; mais
gagne peu a peu par l'interet qu'il y trouvait, tout en n'accordant du
reste qu'une valeur relative au recit de Bilibine, arrive a cette
derniere phrase, il froissa la lettre et la jeta de cote, depite de
sentir que cette vie, si eloignee de lui a present, pouvait encore lui
causer de l'emotion. Il ferma les yeux, se passa la main sur le front
comme pour en chasser toute trace, et preta l'oreille a ce qui se
faisait dans la chambre de l'enfant. Il lui sembla entendre un bruit
etrange. Craignant qu'il ne se fut produit une aggravation dans l'etat
du petit malade pendant qu'il lisait, il s'approcha de la porte sur la
pointe du pied. En entrant, il crut voir, a la figure bouleversee de la
bonne, qu'elle cachait quelque chose et que la princesse Marie n'etait
plus la!

≪Mon ami!≫ dit sa soeur derriere lui. Comme il arrive souvent a la suite
d'une insomnie prolongee ou de violentes inquietudes, une terreur
involontaire s'empara de lui: il crut entendre dans ces mots comme un
appel desespere, comme l'annonce de la mort de son enfant, que tout, du
reste, semblait rendre probable.

≪Tout est fini!≫ pensa-t-il, et une sueur froide inonda son front!
S'approchant du berceau avec la conviction qu'il le trouverait vide, que
la vieille bonne cachait l'enfant mort, il en tira les rideaux, et ses
yeux, effares par la peur, ne purent rien distinguer. Enfin il
l'apercut. Le petit garcon, les joues rouges, couche en travers du
berceau, la tete plus bas que l'oreiller, tetait en reve; sa respiration
etait douce et egale.

Tout joyeux et tout rassure, il se pencha, et appliquant ses levres sur
la peau de l'enfant, ainsi qu'il l'avait vu faire a sa soeur, pour se
rendre compte du degre de chaleur, il sentit la moite humidite de son
petit front et de ses petits cheveux tout mouilles, et il reconnut a
cette abondante transpiration que non seulement il n'etait pas mort,
mais que cette crise salutaire amenerait une prompte guerison. Il aurait
voulu saisir, et serrer contre sa poitrine ce petit etre faible; il ne
l'osa pas, mais ses yeux attendris suivaient le contour de sa petite
tete, de ses petites mains, de ses petits pieds, qui se dessinaient sous
la couverture. Un frolement de robe se fit entendre, et une ombre
apparut a cote de lui. C'etait la princesse Marie, qui, soulevant le
rideau, le laissa retomber derriere elle. Son frere, ecoutant toujours
la respiration de l'enfant, ne se retourna pas, mais lui tendit la main,
qu'elle serra fortement:

≪Il est en transpiration....

--J'allais te le dire,≫ repondit sa soeur.

L'enfant remua dans son sommeil, sourit, et frotta son petit front
contre l'oreiller.

Le prince Andre regarda sa soeur, dont les yeux lumineux brillaient de
larmes de joie dans la penombre de la draperie. Elle attira son frere
vers elle au-dessus du berceau pour l'embrasser; ayant involontairement
accroche un peu le rideau, ils furent pris de la crainte de reveiller le
petit malade, et resterent ainsi quelques instants dans cette
demi-obscurite, separes tous les trois du monde entier. Le prince Andre
fut le premier a se retirer, et retrouvant avec peine son chemin au
travers des plis du rideau, il se dit en soupirant: ≪Oui, c'est tout ce
qui me reste!≫


X


Pierre emportait avec lui de Petersbourg des instructions completes,
ecrites par ses nouveaux freres, pour le guider dans les differentes
mesures qu'il meditait de prendre au sujet de ses paysans.

Arrive a Kiew, il y reunit les intendants de toutes les terres qu'il
possedait dans ce gouvernement, et leur fit part de ses intentions et de
ses desirs. Il leur declara qu'il allait incontinent prendre ses
dispositions pour liberer ses paysans du servage. En attendant, il
fallait leur venir en aide et ne pas les surcharger de travail; les
femmes et les enfants devaient en etre exemptes; les punitions devaient
se borner a des reprimandes, et dans chaque bien il fallait organiser
des hopitaux, des asiles et des ecoles. Quelques-uns des intendants (et
il y en avait qui savaient a peine lire) l'ecouterent avec terreur, en
pretant a ses paroles une portee qui leur etait toute personnelle: il
etait mecontent de leur gestion et savait qu'ils le volaient. D'autres,
apres le premier moment d'effroi, s'amuserent du begaiement embarrasse
de leur maitre, et de ses idees, si etranges et si nouvelles pour eux.
Le troisieme groupe l'ecouta par devoir et sans deplaisir. Le quatrieme,
compose des plus intelligents, l'intendant general en tete, y
decouvrirent tout de suite comment il fallait se comporter avec lui,
pour en arriver a leurs fins. Aussi les intentions philanthropiques de
Pierre rencontrerent-elles chez eux une grande sympathie: ≪Mais,
ajouterent-ils, il est de premiere necessite de s'occuper des biens
memes, vu le mauvais etat de vos affaires.≫

Malgre l'immense fortune du comte Besoukhow, son fils se trouvait en
effet beaucoup plus riche avant d'en avoir herite, avec les 10 000
roubles de pension que lui faisait son pere, qu'avec les 500 000 roubles
de rente qu'on lui supposait. Son budget etait, en gros, a peu pres le
suivant: On avait a payer a la banque fonciere 80 000 roubles pour
l'engagement des terres; 30 000 pour l'entretien de la maison de
campagne pres de Moscou, la maison de Moscou et la rente a la princesse
Catherine et a ses soeurs; 18 000 en pensions et en fondations de
charite; 150 000 a la comtesse; 70 000 en interets de dettes; 10 000
environ depenses pendant les deux dernieres annees pour la construction
d'une eglise, et les 100 000 qui lui restaient s'en allaient, il ne
savait comment, si bien que, tous les ans, il etait oblige d'emprunter,
sans compter les incendies, la disette, la necessite de rebatir
fabriques et maisons; aussi Pierre, des son premier pas, se vit force de
s'occuper lui-meme de ses affaires, et il n'avait pour cela ni le gout,
ni la capacite voulue.

Tous les jours il y consacrait quelques heures, sans qu'elles
avancassent d'une ligne. Il sentait qu'elles continuaient a aller leur
train habituel, sans que son travail eut la moindre influence sur leur
marche accoutumee. De son cote, l'intendant en chef les lui presentait
sous le plus triste aspect, lui demontrant la necessite de payer ses
dettes et d'entreprendre de nouveaux travaux avec la corvee, ce a quoi
Pierre resistait, exigeant de son cote qu'on prit au plus tot les
mesures necessaires pour hater la liberation de ses paysans; et comme il
etait impossible d'executer ces mesures avant d'avoir rembourse les
dettes, elles etaient forcement renvoyees aux calendes grecques.

L'intendant ne se risquait pas a le lui dire franchement, et lui
proposait, pour en arriver la, de vendre de beaux bois qu'il possedait
dans le gouvernement de Kostroma, de belles et bonnes terres fertilisees
par une riviere, et une propriete qu'il avait en Crimee. Mais toutes ces
operations se compliquaient d'une procedure si embrouillee, telle que
levee d'hypotheques, entree en possession, autorisation de vente, etc.,
que Pierre s'egarait dans ce dedale et se bornait a repeter: ≪Oui, oui,
faites-le.≫

Il manquait du sens pratique qui lui aurait facilite le travail, aussi
ne l'aimait-il pas, et se bornait-il a paraitre s'y interesser devant
son intendant, qui feignait d'y trouver un grand avantage pour le
proprietaire, tout en se plaignant du temps que cela lui prenait.

Pierre rencontra a Kiew quelques connaissances, et les inconnus
affluerent egalement pour faire un accueil hospitalier a ce
millionnaire, qui etait le plus grand proprietaire de leur gouvernement.
Les tentations qui s'ensuivirent furent si grandes, qu'il ne put y
resister. Des jours, des semaines, des mois s'ecoulerent, avec le meme
accompagnement de dejeuners, de diners, de bals, que durant son
existence petersbourgeoise, et, au lieu de cette nouvelle vie qu'il
avait revee, il continua l'ancienne, seulement dans un autre milieu.

Il ne pouvait se dissimuler a lui-meme que, des trois obligations
imposees aux francs-macons, il ne remplissait pas celle qui devait
l'amener a etre un exemple de purete morale, et que des sept vertus a
pratiquer, les bonnes moeurs et l'amour de la mort ne trouvaient en lui
aucun echo. Il se consolait en se disant qu'il accomplissait l'autre
mission,--la regeneration de l'humanite,--et qu'il possedait d'autres
vertus,--l'amour du prochain et la generosite.

Au printemps de l'annee 1807, il se decida a retourner a Petersbourg, et
a faire, en y retournant, la visite de ses proprietes, afin de se rendre
compte _de visu_ des parties deja realisees de son programme, et de la
situation ou vivait le peuple que Dieu lui avait confie, et qu'il avait
l'intention de combler de bienfaits.

L'intendant en chef, aux yeux de qui les entreprises du jeune comte
etaient de l'extravagance pure, aussi desavantageuses pour lui que pour
le proprietaire et pour les paysans memes, lui fit des concessions. Tout
en lui representant que l'emancipation etait chose impossible, il fit
toutefois commencer dans tous les biens des batisses enormes, pour
asiles, ecoles et hopitaux. Partout il fit preparer des receptions
pompeuses et solennelles, assure a part lui qu'elles deplairaient a
Pierre; mais il pensait que ces processions, d'un caractere religieux et
patriarcal, avec le pain et le sel, et les images en tete, etaient
justement ce qui agirait le plus fortement sur l'imagination de son
seigneur, et contribueraient a entretenir ses illusions.

Le printemps du Midi, le voyage dans une bonne caleche de Vienne, son
tete-a-tete avec lui-meme, lui causerent de veritables jouissances. Ces
biens, qu'il visitait pour la premiere fois, etaient plus beaux l'un
que l'autre. Le paysan lui parut heureux, prospere, et touche de ses
bienfaits. Les receptions qu'on lui faisait partout l'embarrassaient
sans doute un peu, mais, au fond du coeur, il en eprouvait une douce
emotion. Dans un des villages, une deputation lui offrit, avec le pain
et le sel, l'image de saint Pierre et saint Paul, en lui demandant
l'autorisation d'ajouter a l'eglise, aux frais de la commune, une
chapelle en l'honneur de son patron saint Pierre. Dans un autre endroit,
les femmes, avec leurs nourrissons sur les bras, le remercierent de les
avoir delivrees des travaux fatigants. Dans un troisieme, le pretre, la
croix a la main, lui presenta les enfants auxquels, grace a sa
generosite, il donnait les premiers elements de l'instruction. Partout
il voyait s'elever et s'achever, sur le plan qu'il en avait donne, les
hopitaux, les ecoles et les asiles, a la veille de s'ouvrir. Partout il
revisait les comptes des intendants des biens, ou les corvees etaient
diminuees de moitie, et recevait, pour cette nouvelle preuve de bonte,
les remerciements de ses paysans, vetus de leurs caftans de drap gros
bleu.

Seulement, Pierre ignorait que le village qui lui avait offert le pain
et le sel, et qui desirait construire une chapelle, etait un bourg tres
commercant et que la chapelle etait commencee depuis longtemps par les
richards de l'endroit, ceux-la memes qui s'etaient presentes a lui,
tandis que les neuf dixiemes des paysans etaient ruines. Il ignorait
aussi qu'a la suite de son ordre de ne pas envoyer les nourrices au
travail de la corvee, ces memes nourrices etaient assujetties a un
travail bien autrement penible dans leurs propres champs. Il ignorait
encore que le pretre qui l'avait recu la croix a la main pesait
lourdement sur les paysans, prelevant de trop fortes dimes en nature, et
que les eleves qui l'entouraient lui etaient confies a contre-coeur, et
rachetes le plus souvent par les parents, au prix d'une forte rancon. Il
ignorait que ces nouveaux batiments en pierre, eleves d'apres ses plans,
etaient construits par ses paysans, dont ils augmentaient par le fait la
corvee, diminuee seulement sur le papier. Il ignorait enfin que la ou
l'intendant portait dans le livre les redevances comme moindres d'un
tiers, ce tiers etait compense par une augmentation de corvees. Aussi
Pierre, enchante des resultats de son inspection, se sentait rechauffe
d'une nouvelle ardeur philanthropique, et ecrivait des lettres pleines
d'exaltation au frere instructeur, ainsi qu'il appelait le Venerable.

≪Comme c'est facile d'etre bon! comme ca demande peu d'efforts, pensait
Pierre, et combien peu nous y songeons!≫

Il etait heureux de la reconnaissance qu'on lui temoignait, mais cette
reconnaissance meme le rendit tout honteux a l'idee de tout le bien
qu'il aurait encore pu faire.

L'intendant en chef, bete mais ruse, avait parfaitement compris le
jeune comte, intelligent mais naif, et le jouait de toutes les facons.
Il profita de l'effet produit par les receptions qu'il avait habilement
commandees a l'avance, pour y trouver de nouveaux arguments contre
l'emancipation des paysans, et lui assurer que ces derniers etaient
parfaitement heureux.

Pierre lui donnait raison dans le fond de son coeur: il ne pouvait se
representer des gens plus contents, et compatissait au sort qui les
attendait lorsqu'ils seraient libres; malgre tout, par un sentiment de
justice, il ne voulait en demordre a aucun prix.

L'intendant promit de faire tous ses efforts pour executer la volonte du
comte, bien convaincu a l'avance que son maitre ne serait jamais en etat
de reviser ses actes, de s'assurer s'il avait fait son possible pour
vendre assez de forets et de biens, afin de degager le reste, qu'il ne
ferait pas de questions et ne saurait jamais que les batisses elevees
dans une intention philanthropique restaient sans usage, et que les
paysans continuaient a payer en argent et en travail la meme redevance
que partout ailleurs, c'est-a-dire tout ce qu'ils pouvaient humainement
payer.


XI


A son retour du Midi, Pierre, qui se trouvait dans la plus heureuse
disposition d'esprit imaginable, mit a execution son projet d'aller
faire une visite a son ami Bolkonsky, qu'il n'avait pas vu depuis deux
ans.

Bogoutcharovo etait situe au milieu d'une plaine zebree de champs et de
forets, dont quelques parties etaient abattues, et qui n'offrait a
l'oeil rien de bien pittoresque. La maison et ses dependances
s'elevaient au bout du village, dont les isbas[32] s'alignaient le long
de la grand'route, au dela d'un etang creuse et empli d'eau si
nouvellement, que l'herbe n'avait pas encore eu le temps de verdir sur
ses bords, et au milieu d'un tout jeune bois, que depassaient quelques
pins de haute taille.

Les dependances se composaient d'une grange, d'une ecurie et d'un bain;
la maison se composait de deux ailes et d'un grand corps de logis en
pierre, avec une facade demi-circulaire encore inachevee; elle etait
encadree par les contours d'un jardin. Les palissades et les portes
cocheres etaient solides et neuves; on voyait sous un hangar deux pompes
a incendie et un tonneau peint en vert. Les chemins, traces en ligne
droite, etaient coupes par des ponts a balustrades solidement
construits. Tout portait l'empreinte de la bonne tenue et de l'ordre. A
la question: ≪Ou est le prince?≫ les gens de service repondirent en
indiquant une maisonnette toute neuve, sur le bord meme de l'etang. Le
vieux menin du prince Andre, Antoine, aida Pierre a descendre de
caleche, et le fit entrer dans une petite antichambre, fraichement
decoree.

Il fut frappe de la simplicite de cette demeure, qui contrastait avec
les brillantes conditions d'existence qui entouraient son ami, lors de
leur derniere entrevue. Il entra avec precipitation dans la piece
suivante, qui exhalait l'odeur du sapin et qui n'etait meme pas encore
blanchie. Antoine passa devant lui, et courut, sur la pointe du pied,
frapper a la porte d'en face.

≪Qu'y a-t-il? demanda une voix dure et desagreable.

--Une visite! repondit Antoine.

--Prie-la d'attendre.≫ Et l'on entendit comme le bruit d'une chaise
qu'on reculait. Pierre s'avanca vivement, et se heurta sur le pas de la
porte contre le prince Andre. Relevant ses lunettes et l'embrassant, il
put l'examiner de pres:

≪Voila une surprise!... j'en suis charme,≫ dit le prince; mais Pierre
gardait le silence, sans quitter des yeux son ami, dont le changement de
physionomie l'avait frappe. Malgre la bienveillance de son accueil, le
sourire de ses levres, et ses efforts pour donner a ses yeux un joyeux
eclat, ses yeux restaient mornes et eteints. Maigri, pali, vieilli, tout
temoignait chez lui, depuis son regard jusqu'aux plis de son front, de
la concentration de son esprit sur une seule pensee. Cette expression
inaccoutumee du visage du prince troublait et genait Pierre au dela de
toute expression.

Comme il arrive toujours apres une longue separation, la conversation,
composee de questions et de reponses faites a batons rompus, effleurait
a peine les sujets les plus intimes, ceux-la memes qu'ils savaient
devoir exiger une longue causerie. Enfin elle devint peu a peu plus
reguliere, et les phrases sans suite cederent la place aux histoires sur
le passe et aux projets pour l'avenir. Il fut question du voyage de
Pierre, de ses occupations, de la guerre, et l'expression preoccupee et
abattue du prince Andre s'accentua encore davantage, pendant qu'il
ecoutait Pierre, et que celui-ci lui parlait, avec une animation
febrile, de son passe et de son avenir. Il semblait que le prince Andre,
alors meme qu'il l'aurait voulu, n'aurait pu y prendre interet, et
Pierre commencait a sentir qu'il n'etait pas convenable de se laisser
aller, en sa presence, a tous les reves de bonheur et de bienfaisance
qu'il caressait dans son imagination. Il n'osait, par crainte du
ridicule, exposer les nouvelles theories maconniques, que son dernier
voyage avait reveillees chez lui dans toute leur force; et pourtant il
brulait du desir de prouver a son ami qu'il n'etait plus le meme homme
qu'il avait connu a Petersbourg, mais un autre Pierre, meilleur et
regenere.

≪Je ne puis vous dire par ou j'ai passe dans ces derniers temps; je ne
me reconnais plus moi-meme.

--Oui, tu es bien change en beaucoup de choses, dit le prince Andre.

--Et vous? quels sont vos projets?

--Mes projets? dit-il ironiquement, mes projets? repeta-t-il, comme si
ce mot l'etonnait;--tu le vois, je batis, et je compte habiter ici tout
a fait l'annee prochaine.

--Ce n'est pas ca, je vous demandais... dit Pierre.

--Mais a quoi bon parler de moi? ajouta le prince en l'interrompant.
Conte-moi ton voyage.... Qu'as-tu vu? qu'as-tu fait dans tes biens?≫

Pierre entama son recit, en dissimulant le plus possible la part qu'il
avait prise aux ameliorations introduites dans l'administration de ses
terres. Tout en l'ecoutant sans grand interet, le prince achevait
parfois le tableau trace par Pierre, en le raillant un peu de son
enthousiasme a propos des vieilleries usees et ressassees qu'il prenait
pour des nouveautes.

Se sentant mal a l'aise dans la societe du prince Andre, Pierre finit
par laisser tomber la conversation:

≪Ecoute, mon cher, reprit ce dernier,--qui eprouvait, on le voyait bien,
la meme contrainte,--je suis ici en camp volant, comme tu le vois, je
n'y suis venu que pour jeter un coup d'oeil, et je m'en retourne ce soir
a Lissy-Gory, viens avec moi: je te ferai faire connaissance avec ma
soeur.... Au fait, ne la connais-tu pas? poursuivit-il pour dire quelque
chose a cet ami, avec lequel il ne se sentait plus en communion d'idees.
Nous partirons apres diner... et maintenant allons voir ma nouvelle
installation.≫

Ils sortirent et ne parlerent plus que de politique et d'objets en
l'air, comme des personnes peu intimes. Le prince Andre ne montra
quelque interet qu'en faisant a Pierre les honneurs de ses nouvelles
constructions, mais la meme, en se promenant avec lui sur les
echafaudages, il s'arreta brusquement au milieu de ses explications, et
lui dit:

≪Allons diner, tout cela n'est guere interessant.≫

Pendant le repas, le hasard amena sur le tapis le mariage de Besoukhow:

≪J'en ai ete fort etonne,≫ lui dit son ami.

Pierre se troubla, rougit et ajouta avec precipitation:

≪Je vous raconterai un jour comment tout cela est arrive. Mais c'est
fini, et pour toujours!

--Pour toujours? Le toujours n'existe jamais.

--Mais vous savez neanmoins comment l'affaire s'est terminee? Vous avez
entendu parler du duel?

--Oui, j'ai su que tu avais encore du en passer par la!

--Je remercie Dieu du moins d'une chose, c'est de n'avoir pas tue cet
homme, dit Pierre.

--Pourquoi donc? Tuer un chien enrage, c'est meme tres bien.

--Oui, mais tuer un homme, ce n'est pas bien, c'est injuste....

--Pourquoi injuste? Il ne nous est pas donne de savoir ce qui est juste
ou injuste! L'humanite s'est toujours trompee et se trompera toujours
sur ce sujet.

--L'injuste, c'est le mal qu'on peut faire au prochain, dit Pierre,
voyant avec plaisir que son ami reprenait interet a la conversation, et
qu'il arriverait a decouvrir ce qui l'avait change a ce point envers
lui.

--Qui donc t'a explique ce qui est le mal pour ton prochain?

--Mais, dit Pierre, ne savons-nous pas ce qu'est le mal pour nous-memes?

--Oui, nous le savons; mais ce qui sera le mal pour moi ne le sera
peut-etre pas pour un autre, repondit avec vivacite le prince Andre. Je
ne connais que deux maux bien reels, le remords et la maladie; il n'y a
de bien que l'absence de ces maux: vivre pour soi et les eviter tous
deux, voila toute ma science.

--Et l'amour du prochain, et le devouement? s'ecria Pierre. Non, je ne
suis point de votre avis! Vivre et eviter le mal pour n'avoir pas a s'en
repentir, c'est trop peu; j'ai vecu ainsi, et mon existence a ete perdue
sans utilite, et ce n'est que maintenant que je vis..., que je tache de
vivre pour les autres, que j'en comprends tout le bonheur. Non, mille
fois non, je ne suis pas de votre avis, et vous-meme, vous ne pensez pas
ce que vous dites.

Le prince Andre, les yeux fixes sur lui, l'ecoutait avec un sourire
railleur:

≪Tu vas faire la connaissance de ma soeur, la princesse Marie, et vous
vous conviendrez parfaitement, j'en suis sur. Apres tout, tu as
peut-etre raison pour toi, et chacun vit a sa facon. Tu dis avoir perdu
ton existence en vivant ainsi, et n'avoir compris le bonheur qu'en
vivant pour les autres; eh bien, moi, c'est le contraire, j'ai vecu pour
la gloire, et qu'est-ce que la gloire, si ce n'est aussi l'amour du
prochain, le desir de lui etre utile et de meriter ses louanges? J'ai
donc vecu pour les autres, et mon existence est perdue, perdue sans
retour; depuis que je vis pour moi, je suis plus calme!

--Mais comment est-il possible de vivre pour soi seul? demanda Pierre en
s'echauffant. Et votre fils, votre soeur, votre pere?

--Ils font partie de mon moi, ce ne sont pas les autres, et les autres
c'est le prochain, comme la princesse Marie et toi vous l'appelez, le
prochain, cette grande source d'iniquite et de mal! Le prochain,
sais-tu, ce sont tes paysans de Kiew que tu reves de combler de
bienfaits.

--Vous voulez sans doute plaisanter? s'ecria Pierre, excite par cette
apostrophe. Quelle erreur, quelle injustice peut-il y avoir dans mon
desir, si faiblement realise encore, de leur faire du bien? Quel mal y
a-t-il a instruire ces pauvres gens, ces paysans, qui sont nos freres
apres tout, et qui naissent et meurent en ne connaissant de Dieu et de
la verite que des pratiques exterieures et des prieres sans aucun sens
pour eux? Quel mal y a-t-il a leur apprendre, a croire a une vie future,
ou ils auront la consolation de trouver des compensations et des
recompenses? Quel mal et quelle erreur y a-t-il a les empecher de mourir
sans secours, sans soins, lorsqu'il est si facile de leur donner ce qui
leur est materiellement necessaire, un hopital, un medecin, un asile?
N'est-ce pas un bienfait palpable, certain, que les quelques moments de
repos que je puis accorder au paysan, a la femme avec enfants, nuit et
jour accables de soucis? Je l'ai fait... sur une tres petite echelle, il
est vrai, mais enfin je l'ai fait, et vous ne me persuaderez pas que
j'aie eu tort et que vous n'etes pas de mon avis. J'ai, du reste, acquis
une autre conviction, c'est que la jouissance que procure le bien que
l'on fait est le seul bonheur de la vie.

--Oui, sans doute, si tu poses la question de cette facon, c'est tout
autre chose, reprit le prince Andre. Je batis une maison, je plante un
jardin, et toi, tu construis des hopitaux; l'un et l'autre peuvent etre
consideres comme un passe-temps. Mais laissons a Celui qui sait tout le
droit de juger le bien et le mal. Je vois que tu veux continuer la
discussion? Eh bien, allons...≫

Et ils sortirent sur le perron, qui faisait office de terrasse.

≪Tu parles d'ecoles, d'enseignement, etc., etc., c'est-a-dire,
ajouta-t-il en lui indiquant un paysan qui passait en les saluant, que
tu veux le tirer de sa bestialite, lui donner des besoins moraux,
lorsque, a mon sens, le bonheur animal est le seul bonheur possible pour
lui... et tu veux l'en priver! Il me fait envie, et tu veux le rendre
_moi_, sans lui donner les moyens dont je dispose? Tu veux alleger son
travail, lorsqu'a mon avis le travail physique lui est aussi
indispensable que le travail intellectuel l'est pour nous? Toi, tu ne
peux pas t'empecher de reflechir...; moi, je me couche a trois heures du
matin et je ne puis dormir: il me vient une foule de pensees, je me
tourne, je me retourne, je pense et je repense: c'est une necessite pour
moi, comme pour lui de labourer et de faucher; sinon, il ira boire au
cabaret et tombera malade. Huit jours de ce travail physique me
tueraient!... De meme, il mourrait si, se gorgeant du soir au matin, il
menait pendant huit jours ma vie physiquement oisive!... A quoi
songes-tu encore? Ah oui, les hopitaux et les medecins! Il a un coup de
sang, il meurt: tu le saignes, tu le gueris, et il vit estropie pendant
dix ans a la charge des siens. Il eut ete bien plus simple pour lui de
le laisser mourir, car il y a toujours assez de ceux qui naissent. C'est
tout different, pour sur, si tu le consideres comme un travailleur de
moins, et c'est la, te l'avouerai-je, ma maniere d'envisager la
question, mais toi, tu le gueris par amour fraternel, et il n'en a nul
besoin. Encore une illusion de croire que la medecine a jamais gueri
quelqu'un! Quant a tuer, elle y excelle!≫ ajouta-t-il avec une amertume
mal deguisee.

Il etait evident, a la facon nette et precise dont le prince Andre
enoncait ses opinions, qu'il y avait pense plus d'une fois; il parlait
avec plaisir et avec feu, comme un homme qui aurait ete longtemps sevre
de cette satisfaction. Son regard s'animait a mesure que ses jugements
devenaient plus desesperes.

≪Ah! c'est horrible! horrible! dit Pierre. Je ne comprends pas comment
vous pouvez vivre avec des convictions pareilles. J'ai eu, j'en
conviens, de ces crises de desespoir, a Moscou, en voyage, mais dans ces
cas-la je ne vis pas, je descends si bas, si bas, que tout m'est odieux,
a commencer par moi-meme...; je ne mange, ni ne me lave....

--Comment, ne pas se laver? Fi donc, c'est sale; il faut au contraire se
rendre la vie aussi agreable que possible. Si je vis, ce n'est pas ma
faute, et je tache de vegeter ainsi jusqu'a la mort... sans gener
personne.

--Mais pourquoi avez-vous de pareilles pensees? Vous voulez donc rester
a ne rien faire, a ne rien entreprendre?...

--On dirait vraiment que la vie vous laisse en paix! J'aurais ete charme
de ne rien faire, mais voila que la noblesse de l'endroit me fait
l'honneur de m'elire pour son marechal, honneur dont je me suis
debarrasse non sans difficulte. Ils ne comprenaient pas que je manquais
de cette platitude bonasse et minutieuse qui leur est necessaire et
qu'ils auraient desire trouver en moi.... Je suis en train de m'arranger
ici un coin ou je puisse vivre tranquille.... Arrive la milice, dont il
faut, bon gre mal gre, que je m'occupe.

--Pourquoi ne servez-vous plus?

--Comment, apres Austerlitz? dit le prince Andre d'un air sombre. Non,
je me suis jure de ne plus servir dans l'armee active, et je tiendrai
parole, quand meme Bonaparte serait la, dans le gouvernement de
Smolensk. Il menacerait Lissy-Gory meme, que je ne rentrerais pas dans
les rangs! Quant a la milice, comme mon pere est aujourd'hui commandant
en chef du 3eme arrondissement, je n'avais d'autre moyen de me delivrer
du service actif que de servir sous ses ordres.

--Vous voyez bien cependant que vous servez?

--Oui, je sers!

--Mais alors pourquoi servez-vous?

--Pourquoi? c'est bien simple: mon pere est l'un des hommes les plus
remarquables de son siecle. Il se fait vieux, et, sans etre precisement
dur, il a trop d'activite de caractere. L'habitude qu'il a d'un pouvoir
illimite le rend terrible, a present surtout qu'il le tient, en qualite
de general en chef, de l'empereur lui-meme. Il y a quinze jours, si
j'avais tarde de deux heures, il aurait fait pendre un miserable employe
a Youknow. Personne, excepte moi, n'ayant d'empire sur lui, je suis oblige de servir, pour l'empecher de commettre des actes qui, plus tard,le condamneraient a des remords eternels.

댓글 없음: