2016년 3월 13일 일요일

Oeuvres complètes de Guy de Maupassant 5

Oeuvres complètes de Guy de Maupassant 5


LE LOUP.
 
 
VOICI ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville à la fin du dîner
de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels.
 
On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des
convives qui n'eût point pris part à cette poursuite, car il ne
chassait jamais.
 
Pendant toute la durée du grand repas, on n'avait guère parlé que de
massacres d'animaux. Les femmes elles-mêmes s'intéressaient aux récits
sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les
attaques et les combats d'hommes contre les bêtes, levaient les bras,
contaient d'une voix tonnante.
 
M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peu ronflante,
mais pleine d'effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car
il la disait couramment, n'hésitant pas sur les mots choisis avec
habileté pour faire image.
 
--«Messieurs, je n'ai jamais chassé, mon père non plus, mon grand-père
non plus, et, non plus, mon arrière-grand-père. Ce dernier était fils
d'un homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous
dirai comment.
 
Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon
trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d'Arville,
notre château de Lorraine, en pleine forêt.
 
François d'Arville était resté garçon par amour de la chasse.
 
Ils chassaient tous deux d'un bout à l'autre de l'année, sans repos,
sans arrêt, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient
pas autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela.
 
Ils avaient au cœur cette passion terrible, inexorable. Elle les
brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien
autre.
 
Ils avaient défendu qu'on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune
raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et
Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: «Nom d'un
nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l'hallali!»
 
Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès son
lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des
oiseaux autour du château jusqu'au moment de partir pour forcer quelque
grosse bête.
 
On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles
d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps,
qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante; car le
fils d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron,
que le fils d'un général n'est colonel de naissance. Mais la vanité
mesquine du jour trouve profit à cet arrangement.
 
Je reviens à mes ancêtres.
 
Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents
et vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aîné, avait une voix
tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les
feuilles de la forêt s'agitaient quand il criait.
 
Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse,
ce devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher
leurs grands chevaux.
 
Or, vers le milieu de l'hiver de cette année 1764, les froids furent
excessifs et les loups devinrent féroces.
 
Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuit autour des
maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever et dépeuplaient les
étables.
 
Et bientôt une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage
gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d'une
femme, étranglé tous les chiens de garde du pays et qui pénétrait sans
peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les
habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller
la flamme des lumières. Et bientôt une panique courut par toute la
province. Personne n'osait plus sortir dès que tombait le soir. Les
ténèbres semblaient hantées par l'image de cette bête.
 
Les frères d'Arville résolurent de la trouver et de la tuer, et ils
convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays.
 
Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons,
on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-là.
Et, chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger,
attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du
lieu où on l'avait cherché.
 
Une nuit enfin, il pénétra dans l'étable aux porcs du château d'Arville
et mangea les deux plus beaux élèves.
 
Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque
comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi. Ils prirent
tous leurs forts limiers habitués à poursuivre les bêtes redoutables,
et ils se mirent en chasse, le cœur soulevé de fureur.
 
Depuis l'aurore jusqu'à l'heure où le soleil empourpré descendit
derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien
trouver.
 
Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux
par une allée bordée de broussailles, et s'étonnaient de leur science
déjouée par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mystérieuse.
 
L'aîné disait:
 
--Cette bête-là n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un
homme.
 
Le cadet répondit:
 
--On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l'évêque,
ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu'il faut.
 
Puis ils se turent.
 
Jean reprit:
 
--Regarde le soleil, s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque
malheur cette nuit.
 
Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra; celui de
François se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes
s'ouvrit devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui
détala à travers le bois.
 
Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, se courbant
sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant
d'une poussée de tout leur corps, les lançant d'une telle allure, les
excitant, les entraînant, les affolant de la voix, du geste et de
l'éperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes
entre leurs cuisses, et les enlever comme s'ils s'envolaient.
 
Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les
ravins, grimpant les côtes, dévalant dans les gorges, et sonnant du cor
à pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens.
 
Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta
du front une branche énorme qui lui fendit le crâne; et il tomba
raide mort sur le sol, tandis que son cheval affolé s'emportait,
disparaissait dans l'ombre enveloppant les bois.
 
Le cadet d'Arville s'arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras
son frère, et il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang.
 
Alors il s'assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée
et rouge, et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aîné.
Peu à peu une peur l'envahissait, une peur singulière qu'il n'avait
jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la
peur du bois désert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de
tuer son frère pour se venger d'eux.
 
Les ténèbres s'épaississaient, le froid aigu faisait craquer les
arbres. François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus
longtemps, se sentant presque défaillir. On n'entendait plus rien, ni
la voix des chiens ni le son des cors, tout était muet par l'invisible
horizon; et ce silence morne du soir glacé avait quelque chose
d'effrayant et d'étrange.
 
Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa
et le coucha en travers sur sa selle pour le reporter au château; puis
il se remit en marche doucement, l'esprit troublé comme s'il était
gris, poursuivi par des images horribles et surprenantes.
 
Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande
forme passa. C'était la bête. Une secousse d'épouvante agita le
chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le
long des reins, et il fit, ainsi qu'un moine hanté du diable, un grand
signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l'effrayant rôdeur. Mais
ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui, et soudain,
passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d'une rage
désordonnée.
 
Alors il piqua son cheval et s'élança derrière le loup.
 
Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant
des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'œil fixé sur la tache blanche
qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre.
 
Son cheval aussi semblait animé d'une force et d'une ardeur inconnues.
Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux
rochers, la tête et les pieds du mort jeté en travers sur la selle. Les
ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs énormes,
les éclaboussait de sang; les éperons déchiraient des lambeaux d'écorce.
 
Et, soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la forêt et se
ruèrent dans un vallon, comme la lune apparaissait au-dessus des monts.
Ce vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sans issue
possible; et le loup acculé se retourna.
 
François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent
comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à
la main.
 
La bête hérissée, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme
deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur,
empoignant son frère, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des
pierres sa tête qui n'était plus qu'une tache de sang, il lui cria dans
les oreilles, comme s'il eût parlé à un sourd: «Regarde, Jean, regarde ça!»

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