2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 10

La guerre et la paix 전쟁과 평화 10


L'imposante figure de Nesvitsky suivi de son cosaque, et la perseverance
de Denissow a tenir son sabre a la main produisirent leur effet.

Ils parvinrent a traverser le pont, et ce fut a leur tour d'arreter
l'infanterie. Nesvitsky, ayant trouve le colonel, lui transmit l'ordre
dont il etait porteur et retourna sur ses pas.

La route une fois balayee, Denissow se campa a l'entree du pont:
retenant negligemment son etalon qui frappait du pied avec impatience,
il regardait defiler son escadron, les officiers en avant, sur quatre
hommes de front. L'escadron s'y developpa pour gagner la rive opposee.
Les fantassins, arretes et masses dans la boue, examinaient les hussards
fiers et elegants, de cet air ironique et malveillant particulier aux
soldats de differentes armes lorsqu'ils se rencontrent.

≪Des enfants bien mis, tout prets pour la Podnovinsky[15]! On n'en tire
rien!... Tout pour la montre!

--Eh! l'infanterie, ne fais pas de poussiere! dit plaisamment un
hussard dont le cheval venait d'eclabousser un fantassin.

--Si on t'avait fait marcher deux etapes le sac sur le dos, tes
brandebourgs ne seraient pas si neufs!... Ce n'est pas un homme, c'est
un oiseau a cheval!...≫

Et le fantassin s'essuya la figure avec sa manche.

≪C'est ca, Likine... si tu etais a cheval, tu ferais une jolie figure!
disait un caporal a un pauvre petit troupier qui pliait sous le poids de
son fourniment.

--Mets-toi un baton entre les jambes et tu seras a cheval,≫ repartit le
hussard.


VIII


Le reste de l'infanterie traversait en se hatant; les fourgons avaient
deja passe, la presse etait moindre et le dernier bataillon venait
d'arriver sur le pont. Seuls de l'autre cote, les hussards de l'escadron
de Denissow ne pouvaient encore apercevoir l'ennemi, qui neanmoins etait
parfaitement visible des hauteurs opposees, car leur horizon se trouvait
limite, a une demi-verste de distance, par une colline. Une petite lande
deserte, sur laquelle s'agitaient nos patrouilles de cosaques,
s'etendait au premier plan.

Tout a coup, sur la montee de la route, se montrerent juste en face, de
l'artillerie et des capotes bleues: c'etaient les Francais! Les
officiers et les soldats de l'escadron de Denissow, tout en essayant de
parler de choses indifferentes et de regarder de cote et d'autre, ne
cessaient de penser a ce qui se preparait la-bas sur la montagne, et de
regarder involontairement les taches noires qui se dessinaient a
l'horizon; ils savaient que ces taches noires, c'etait l'ennemi.

Le temps s'etait eclairci dans l'apres-midi; un soleil radieux
descendait vers le couchant, au-dessus du Danube et des sombres
montagnes qui l'environnent; l'air etait calme, le son des clairons et
les cris de l'ennemi le traversaient par intervalles. Les Francais
avaient cesse leur feu; sur un espace de trois cents sagenes[16]
environ, il n'y avait plus que quelques patrouilles. On eprouvait le
sentiment de cette distance indefinissable, menacante et insondable, qui
separe deux armees ennemies en presence. Qu'y a-t-il a un pas au dela de
cette limite, qui evoque la pensee de l'autre limite, celle qui separe
les morts des vivants?... L'inconnu des souffrances, la mort? Qu'y
a-t-il la, au dela de ce champ, de cet arbre, de ce toit eclaires par le
soleil? On l'ignore, et l'on voudrait le savoir.... On a peur de
franchir cette ligne, et cependant on voudrait la depasser, car on
comprend que tot ou tard on y sera oblige, et qu'on saura alors ce
qu'il y a la-bas, aussi fatalement que l'on connaitra ce qui se trouve
de l'autre cote de la vie.... On se sent exuberant de forces, de sante,
de gaiete, d'animation, et ceux qui vous entourent sont aussi en train,
et aussi vaillants que vous-meme!...

Telles sont les sensations, sinon les pensees de tout homme en face de
l'ennemi, et elles ajoutent un eclat particulier, une vivacite et une
nettete de perception inexprimables a tout ce qui se deroule pendant ces
courts instants.

Une legere fumee s'eleva sur une eminence, et un boulet vola en sifflant
au-dessus de l'escadron de hussards. Les officiers, qui s'etaient
groupes, retournerent a leur poste; les hommes alignerent leurs chevaux.
Le silence se fit dans les rangs; tous les regards se porterent de
l'ennemi sur le chef d'escadron, dans l'attente du commandement. Un
second et un troisieme projectile passerent en l'air: il etait evident
qu'on tirait sur eux, mais les boulets, dont on entendait distinctement
le sifflement regulier, allaient se perdre derriere l'escadron. Les
hussards ne se detournaient pas, mais, a ce bruit repete, tous les
cavaliers se soulevaient comme un seul homme et retombaient sur leurs
etriers. Chaque soldat, sans tourner la tete, regardait de cote son
camarade, comme pour saisir au passage l'impression qu'il eprouvait.
Depuis Denissow jusqu'au trompette, chaque figure avait un leger
tressaillement de levres et de menton, qui indiquait un sentiment
interieur de lutte et d'excitation. Le marechal des logis, avec sa
figure renfrognee, examinait ses hommes comme s'il les menacait d'une
punition. Le ≪junker≫ Mironow s'inclinait a chaque boulet; Rostow, place
au flanc gauche sur son brillant Corbeau, avait l'air heureux et
satisfait d'un ecolier assure de se distinguer dans l'examen qu'il subit
devant un nombreux public. Il regardait gaiement, sans crainte, les
camarades, comme pour les prendre a temoin de son calme devant le feu de
l'ennemi, et cependant sur ses traits se dessinait aussi ce pli
involontaire creuse par une impression nouvelle et serieuse.

≪Qui est-ce qui salue la-bas? Eh! junker Mironow, ce n'est pas bien,
regardez-moi,≫ criait Denissow qui, ne pouvant rester en place, faisait
le manege devant l'escadron.

Il n'y avait rien de change dans la petite personne de Denissow, avec
son nez en l'air et sa chevelure noire; il tenait de sa petite main
musculeuse aux doigts courts la poignee de son sabre nu: c'etait sa
personne de tous les jours, ou de tous les soirs, apres deux bouteilles
videes! Il etait seulement plus rouge que d'habitude, et rejetant en
arriere sa tete crepue, comme font les oiseaux lorsqu'ils boivent,
eperonnant sans pitie son brave Bedouin, il se porta au galop sur le
flanc gauche, et donna d'une voix enrouee l'ordre d'examiner les
pistolets. Il se retourna alors vers Kirstein, qui venait a lui sur une
lourde jument d'allure pacifique.

≪Eh quoi! dit ce dernier, serieux comme toujours, mais dont les yeux
brillaient.... Eh quoi! on n'en viendra pas aux mains, tu verras, nous
nous retirerons.

--Le diable sait ce qu'ils font, grommela Denissow.... Ah! Rostow,
s'ecria-t-il, en voyant la joyeuse figure du junker, te voila a la
fete!≫

Rostow se sentait completement heureux. A ce moment, un general se
montra sur le pont; Denissow s'elanca vers lui:

≪Excellence, permettez-nous d'attaquer, je les culbuterai.

--Il s'agit bien d'attaquer, repondit le general, en froncant le
sourcil, comme pour chasser une mouche importune.... Pourquoi etes-vous
ici? Les eclaireurs se replient! Ramenez l'escadron!≫

Le premier et le deuxieme escadron repasserent le pont, sortirent du
cercle des projectiles et se dirigerent vers la montagne sans avoir
perdu un seul homme. Les derniers cosaques abandonnerent l'autre rive.

Le colonel Karl Bogdanitch Schoubert s'approcha de l'escadron de
Denissow et continua a marcher au pas, presque a cote de Rostow, sans
s'occuper de son inferieur, qu'il revoyait pour la premiere fois depuis
leur altercation au sujet de Telianine. Rostow, a son rang, se sentait
au pouvoir de cet homme envers lequel il se reconnaissait coupable; il
ne quittait pas des yeux son dos athletique, son cou rouge et sa nuque
blonde. Il lui semblait que Bogdanitch affectait de ne pas le voir, que
son but etait d'eprouver son courage, et il se redressait de toute sa
hauteur, en regardant gaiement autour de lui. Il pensait encore que
Bogdanitch faisait expres de ne point s'eloigner, pour faire parade de
son sang-froid, ou bien, que pour se venger il lancerait, a cause de
lui, l'escadron dans une attaque desesperee, ou bien encore qu'apres
l'attaque il viendrait a sa rencontre et lui donnerait genereusement, a
lui blesse, une poignee de main en signe de reconciliation.

Gerkow, dont les hautes et larges epaules etaient bien connues des
hussards de Pavlograd, s'approcha du colonel. Gerkow, qui etait envoye
par l'etat-major, n'etait pas reste au regiment; il se disait a lui-meme
qu'il n'etait pas assez bete pour cela, lorsque, sans rien faire, il
pouvait, en se faisant attacher a un etat-major quelconque, recevoir des
recompenses. Aussi parvint-il a se faire nommer officier d'ordonnance du
prince Bagration. Il venait, de la part du commandant de
l'arriere-garde, apporter un ordre a son ancien chef.

≪Colonel, dit-il d'un air sombre et grave, en s'adressant a l'ennemi de
Rostow,--et il lanca un coup d'oeil a ses camarades,--on vous ordonne
de vous arreter et de bruler le pont.≫

--Qui? On vous ordonne? demanda le colonel d'un air grognon.

--Ah! ca, je n'en sais rien: qui? on vous ordonne? repondit le cornette,
sans se departir de son serieux.... Le prince m'a simplement envoye vous
dire de ramener les hussards et de bruler le pont.≫

Un officier d'etat-major se presenta au meme moment, porteur du meme
ordre, et fut suivi de pres par le gros Nesvitsky, qui arrivait au galop
de son cheval cosaque.

≪Comment, colonel, je vous avais dit de bruler le pont!... Il y a donc
eu malentendu... tout le monde la-bas perd la tete, on n'y comprend
rien.≫

Le colonel, sans se presser, fit faire halte a son regiment et
s'adressant a Nesvitsky:

≪Vous ne m'avez parle que des matieres inflammables; quant a bruler le
pont, vous ne m'en avez rien dit.

--Comment, mon petit pere, je ne vous en ai rien dit? repartit Nesvitsky
en otant sa casquette et en passant sa main dans ses cheveux trempes de
sueur... puisque je vous ai parle des matieres inflammables?

--D'abord, je ne suis pas votre petit pere, monsieur l'officier
d'etat-major, et vous ne m'avez pas dit de bruler le pont. Je connais le
service, et j'ai pour habitude d'executer ponctuellement les ordres que
je recois; vous avez dit: on brulera le pont; je ne pouvais donc pas
deviner, sans le secours du Saint-Esprit, qui le brulerait!

--C'est toujours ainsi, dit Nesvitsky avec un geste d'impatience...--Que
fais-tu, toi, ici? continua-t-il en s'adressant a Gerkow.

--Mais je suis aussi venu pour cela!... Te voila mouille comme une
eponge; veux-tu que je te presse?

--Vous m'avez dit, monsieur l'officier de l'etat-major... continua le
colonel d'un ton offense.

--Depechez-vous, colonel, s'ecria l'officier en l'interrompant...; sans
cela l'ennemi va nous mitrailler.≫

Le colonel les regarda tour a tour en silence et fronca le sourcil.

≪Je brulerai le pont,≫ dit-il d'un ton solennel, comme pour bien
constater qu'il ferait son devoir en depit de toutes les difficultes
qu'on lui suscitait.

Ayant donne, de ses longues jambes maigres, un double coup d'eperon a
son cheval, comme si l'animal etait coupable, il s'avanca pour commander
au deuxieme escadron de Denissow de retourner au pont.

≪C'est bien cela, se dit Rostow, il veut m'eprouver!...≫

Son coeur se serra, le sang lui afflua aux tempes:

≪Eh bien, qu'il regarde, il verra si je suis un poltron!≫

La contraction, causee par le sifflement des boulets, reparut de nouveau
sur les visages animes des hommes de l'escadron. Rostow ne quittait pas
des yeux son ennemi le colonel, et cherchait a lire sur sa figure la
confirmation de ses soupcons; mais le colonel ne le regarda pas une
seule fois et continua a examiner les rangs avec une severite
solennelle.

Son commandement se fit entendre.

≪Vite, vite!≫ crierent quelques voix autour de lui.

Les sabres s'accrochaient aux brides, les eperons s'entrechoquaient, et
les hussards quitterent leurs montures, ne sachant eux-memes ce qu'ils
allaient faire. Quelques-uns se signaient. Rostow ne regardait plus son
chef, il n'en avait plus le temps. Il craignait de rester en arriere, sa
main tremblait en jetant la bride de son cheval au soldat charge de le
garder, et il entendait les battements de son coeur. Denissow, penche en
arriere, passa devant lui en disant quelques mots. Rostow ne voyait rien
que les hussards qui couraient en s'embarrassant dans leurs eperons et
en faisant sonner leurs sabres.

≪Un brancard!≫ s'ecria une voix derriere lui, sans que Rostow se rendit
compte de la demande.

Il courait toujours pour garder l'avance, mais a l'entree du pont il
trebucha et tomba sur les mains dans la boue gluante et tassee. Ses
camarades le depasserent.

≪Des deux cotes, capitaine!≫ s'ecria le colonel, qui etait reste a
cheval non loin du pont et dont la figure etait joyeuse et triomphante.

Rostow se releva en essuyant ses mains au cuir de son pantalon, et,
regardant son ennemi, s'elanca en avant, pensant que, plus loin il
irait, mieux cela vaudrait, mais Bogdanitch le rappela sans le
reconnaitre:

≪Qui court la-bas au milieu du pont? Eh! junker, arriere, s'ecria-t-il
en colere, et, s'adressant a Denissow qui, par fanfaronnade, s'etait
avance a cheval sur le pont:

--Pourquoi vous risquer ainsi, capitaine? Descendez de cheval!≫

Denissow, se retournant sur sa selle, murmura:

≪Hein! celui-la trouve toujours a redire a tout.≫

Pendant ce temps, Nesvitsky, Gerkow et l'officier d'etat-major, places
hors de portee du tir de l'ennemi, observaient tantot ce petit groupe
d'hommes en vestes a brandebourgs, d'un vert fonce, en shakos jaunes, en
pantalons gros bleu, qui s'agitaient pres du pont, et tantot, de l'autre
cote, les capotes bleues qui s'avancaient, suivies de chevaux, qu'on
reconnaissait facilement pour les chevaux de l'artillerie.

Bruleront-ils ou ne bruleront-ils pas le pont? Qui arrivera les
premiers, eux, ou les Francais qui les mitraillent? Chacun, dans cette
masse enorme de troupes reunies sur un meme point, s'adressait
involontairement cette question, en presence des peripeties de cette
scene eclairee par le soleil couchant.

≪Oh! dit Nesvitsky, ils seront frottes, les hussards! ils sont
maintenant a portee des canons!

--Il a pris trop de monde avec lui, dit l'officier d'etat-major.

--C'est vrai, reprit Nesvitsky. Deux braves auraient fait l'affaire.

--Oh! Excellence, Excellence,≫ dit Gerkow, sans quitter des yeux les
hussards.

Il avait toujours cet air naif et railleur qui faisait qu'on se
demandait s'il etait reellement serieux....

≪Quelle idee! Envoyer deux braves, mais alors qui nous donnerait le
Vladimir, avec la rosette a la boutonniere?... Eh bien qu'on les frotte,
mais au moins l'escadron sera presente et chacun peut esperer une
decoration: notre colonel sait ce qu'il fait.

--Voila la mitraille!≫ dit l'officier, en designant du doigt les pieces
ennemies qu'on enlevait des avant-trains.

Un panache de fumee s'eleva, puis un second et un troisieme presque en
meme temps, et, au moment ou le bruit du premier coup traversait
l'espace, le quatrieme fut visible.

≪Oh!≫ s'ecria Nesvitsky comme frappe par une douleur aigue.

Et il saisit la main de l'officier:

≪Voyez, il en est tombe, il en est tombe un!...

--Deux, il me semble?

--Si j'etais souverain, je ne ferais jamais la guerre,≫ dit Nesvitsky en
se detournant.

Les canons francais se rechargeaient vivement, et de nouveau la fumee se
montra sur plusieurs points. L'infanterie, en capotes bleues courut vers
le pont, que couvrit, en crepitant sur ses planches, une pluie de
mitraille. Mais cette fois, Nesvitsky ne voyait plus rien. Une epaisse
fumee s'elevait en rideau, les hussards avaient reussi a mettre le feu,
et les batteries francaises tiraient, non plus pour les en empecher,
mais parce que les canons etaient charges et qu'il n'y avait plus sur
qui tirer.

Les Francais avaient eu le temps d'envoyer trois decharges avant que les
hussards fussent retournes a leurs chevaux; deux de ces decharges, mal
dirigees, avaient passe par-dessus les tetes; mais la derniere, tombee
au milieu d'un groupe de soldats, en avait abattu trois.

Rostow, preoccupe de ses rapports avec Bogdanitch, s'etait arrete au
milieu du pont, ne sachant plus que faire. Il n'y avait la personne a
pourfendre. Pourfendre, voila comment il s'etait toujours figure une
bataille, et comme il ne s'etait pas muni de paille enflammee, a
l'exemple de ses camarades, il ne pouvait cooperer a l'incendie. Il
restait donc la, indecis, quand retentit sur le pont comme une grele de
noix, et pres de lui un hussard tomba sur le parapet en gemissant.
Rostow courut a lui; on appela les brancardiers, et quelques hommes
saisirent le blesse et le souleverent.

≪Oh! laissez-moi, au nom du Christ!≫ s'ecria le soldat.

Mais on continua a le soulever et a l'emporter. Rostow se detourna, son
regard plongea dans le lointain: on aurait dit qu'il cherchait a y
decouvrir quelque chose; puis il se reporta sur le Danube, sur le ciel,
sur le soleil. Comme le ciel lui parut bleu, calme et profond! Comme le
soleil descendait brillant et glorieux! Comme les eaux du Danube
scintillent au loin doucement agitees!... La-bas dans le fond, ces
montagnes bleuatres aux defiles mysterieux, ce couvent, ces forets de
pins cachees derriere un brouillard transparent.... La etait la paix, la
etait le bonheur!

≪Ah! si j'avais pu y vivre, je n'aurais rien desire de plus, pensait
Rostow... rien! Je sens en moi tant d'elements de bonheur, en moi et en
ce beau soleil... tandis qu'ici... des cris de souffrance... la peur...
la confusion... la hate... on crie de nouveau, tous reculent et me
voila courant avec eux... et la voila, la voila, la mort, au-dessus de
moi!... Une seconde encore, et peut-etre ne verrai-je plus jamais ni ce
soleil, ni ces eaux, ni ces montagnes!...≫

Le soleil se voila. On portait d'autres brancards devant Rostow: la
crainte de la mort et du brancard, l'amour du soleil et de la vie, tout
se confondit en un sentiment de souffrance et d'angoisse:

≪Mon Dieu, que Celui qui est la-haut me garde, me pardonne et me
protege!≫ murmura Rostow.

Les hussards reprirent leurs chevaux, les voix devinrent plus assurees,
et les brancards disparurent.

≪Eh bien, mon cher, tu l'as sentie, la poudre? lui cria a l'oreille
Vaska Denissow.

--Tout est fini! mais moi, je suis un poltron, un poltron! pensa Rostow
en se remettant en selle.

--Est-ce que c'etait de la mitraille? demanda-t-il a Denissow.

--Parbleu, je crois bien, et encore de quel calibre! nous avons
fierement travaille! Il y faisait chaud; l'attaque, c'est autre chose,
mais ici on tirait sur nous comme a la cible...≫

Et Denissow se rapprocha du groupe ou se trouvaient Nesvitsky et ses
compagnons.

≪Je crois qu'on n'aura rien remarque≫, se disait Rostow, et c'etait
vrai, car chacun se rendait compte, par experience, de la sensation
qu'il avait eprouvee a ce premier bapteme du feu.

≪Ma foi, quel beau rapport il y aura!... Et l'on me fera peut-etre
sous-lieutenant! dit Gerkow.

--Annoncez au prince que j'ai mis le feu au pont, dit le colonel d'un
air triomphant.

--S'il me questionne sur les pertes?...

--Bah! insignifiantes, repondit-il de sa voix de basse, deux hussards
blesses et un tue raide mort,≫ ajouta-t-il, sans chercher a reprimer un
sourire de satisfaction; il scandait meme avec bonheur cette heureuse
expression de ≪raide mort≫.

Les trente-cinq mille hommes de l'armee de Koutouzow, poursuivis par une
armee de cent mille Francais, avec Bonaparte a leur tete, ne
rencontraient qu'hostilite dans le pays. Ils n'avaient plus confiance
dans leurs allies, ils manquaient d'approvisionnements; et, forces a
l'action en dehors de toutes les conditions prevues d'une guerre, ils se
repliaient avec precipitation. Ils descendaient le Danube, s'arretant
pour faire face a l'ennemi, s'en debarrassant par des engagements
d'arriere-garde et ne s'engageant qu'autant qu'il etait necessaire pour
operer leur retraite sans perdre leurs bagages. Quelques rencontres
avaient eu lieu a Lambach, a Amstetten, a Melck, et, malgre le courage
et la fermete des Russes, auxquels leurs adversaires rendaient justice,
le resultat n'en etait pas moins une retraite, une vraie retraite. Les
Autrichiens, echappes a la reddition d'Ulm et reunis a Koutouzow a
Braunau, s'en etaient de nouveau separes, l'abandonnant a ses forces
epuisees. Defendre Vienne n'etait plus possible, car, en depit du plan
de campagne offensive, si savamment elabore selon les regles de la
nouvelle science strategique, et remis a Koutouzow par le conseil de
guerre autrichien, la seule chance qu'il eut de ne pas perdre son armee
comme Mack, c'etait d'operer sa jonction avec les troupes qui arrivaient
de Russie.

Le 28 octobre, Koutouzow passa sur la rive gauche du Danube et s'y
arreta pour la premiere fois, mettant le fleuve entre lui et le gros des
forces ennemies. Le 30, il attaqua Mortier, qui se trouvait egalement
sur la rive gauche, et le battit. Les premiers trophees de cette affaire
furent deux canons, un drapeau et deux generaux, et, pour la premiere
fois depuis une retraite de quinze jours, les Russes s'arreterent,
bousculerent les Francais, et resterent maitres du champ de bataille.
Malgre l'epuisement des troupes, mal vetues, affaiblies d'un tiers par
la perte des trainards, des malades, des morts et des blesses,
abandonnes sur le terrain et confies par une lettre de Koutouzow a
l'humanite de l'ennemi, malgre la quantite de blesses que les hopitaux
et les maisons converties en ambulances ne pouvaient contenir, malgre
toutes ces circonstances aggravantes, cet arret a Krems et cette
victoire remportee sur Mortier avaient fortement releve le moral des
troupes.

Les nouvelles les plus favorables, mais aussi les plus fausses,
circulaient entre l'armee et l'etat-major: on annoncait la prochaine
arrivee de nouvelles colonnes russes, une victoire des Autrichiens et
enfin la retraite precipitee de Bonaparte.

Le prince Andre s'etait trouve pendant ce dernier combat a cote du
general autrichien Schmidt, qui avait ete tue; lui-meme avait eu son
cheval blesse sous lui et la main egratignee par une balle. Afin de lui
temoigner sa bienveillance, le general en chef l'avait envoye porter la
nouvelle de cette victoire a Brunn, ou residait la cour d'Autriche
depuis qu'elle s'etait enfuie de Vienne, menacee par l'armee francaise.
Dans la nuit du combat, excite mais non fatigue, car, malgre sa frele
apparence, il supportait mieux la fatigue physique qu'un homme plus
robuste, il monta a cheval, pour aller presenter le rapport de Doktourow
a Koutouzow, et fut aussitot expedie en courrier, ce qui etait l'indice
assure d'une promotion prochaine.

La nuit etait sombre et etoilee, la route se dessinait en noir sur la
neige tombee la veille pendant la bataille. Le prince Andre, emporte par
sa charrette de poste, passait en revue tous les sentiments qui
l'agitaient, l'impression du combat, l'heureux effet que produirait la
nouvelle de la victoire, les adieux du commandant en chef et de ses
camarades. Il eprouvait la jouissance intime de l'homme qui, apres une
longue attente, voit enfin luire les premiers rayons du bonheur desire.
Des qu'il fermait les yeux, la fusillade et le grondement du canon
resonnaient a son oreille, se confondant avec le bruit des roues et les
incidents de la bataille. Tantot il voyait fuir les Russes, tantot il se
voyait tue lui-meme; alors il se reveillait en sursaut; heureux de
sentir se dissiper ce mauvais reve; puis il s'assoupissait de nouveau en
revant au sang-froid qu'il avait deploye. Une matinee ensoleillee
succeda a cette nuit sombre; la neige fondait, les chevaux galopaient,
et de chaque cote du chemin se deroulaient des forets, des champs et des
villages.

A l'un des relais il rejoignit un convoi de blesses: l'officier qui le
conduisait, etendu sur la premiere charrette, criait et injuriait un
soldat. Des blesses sales, pales et enveloppes de linges ensanglantes,
entasses dans de grands chariots, etaient secoues sur la route
pierreuse; les uns causaient, les autres mangeaient du pain, et les plus
malades regardaient, avec un interet tranquille et naif, le courrier
qui les depassait au galop.

Le prince Andre fit arreter sa charrette et demanda aux soldats quand
ils avaient ete blesses:

≪Avant-hier sur le Danube, repondit l'un d'eux, et le prince Andre,
tirant sa bourse, leur donna trois pieces d'or.

--Pour tous! dit-il en s'adressant a l'officier qui approchait:
Guerissez-vous, mes enfants, il y aura encore de la besogne.

--Quelle nouvelle y a-t-il, monsieur l'aide de camp? demanda l'officier,
visiblement satisfait de trouver a qui parler.

--Bonne nouvelle!... En avant!≫ cria-t-il au cocher.

Il faisait nuit lorsque le prince Andre entra a Brunn et se vit entoure
de hautes maisons, de magasins eclaires, de lanternes allumees, de beaux
equipages roulant sur le pave, en un mot de toute cette atmosphere
animee de grande ville, si attrayante pour un militaire qui arrive du
camp. Malgre sa course rapide et sa nuit d'insomnie, il se sentait
encore plus excite que la veille. Comme il approchait du palais, ses
yeux brillaient d'un eclat fievreux, et ses pensees se succedaient avec
une nettete magique. Tous les details de la bataille etaient sortis du
vague et se condensaient dans sa pensee en un rapport concis, tel qu'il
devait le presenter a l'empereur Francois. Il entendait les questions
qu'on lui adresserait et les reponses qu'il y ferait. Il etait convaincu
qu'on allait l'introduire tout de suite aupres de l'Empereur; mais, a
l'entree principale du palais, un fonctionnaire civil l'arreta, et,
l'ayant reconnu pour un courrier, le conduisit a une autre entree:

≪Dans le corridor a droite, Euer Hochgeboren. (Votre Haute Naissance);
vous y trouverez l'aide de camp de service, qui vous introduira aupres
du ministre.≫

L'aide de camp de service pria le prince Andre de l'attendre, et alla
l'annoncer au ministre de la guerre. Il revint bientot, et, s'inclinant
avec une politesse marquee, il fit passer le prince Andre devant lui;
apres lui avoir fait traverser le corridor, il l'introduisit dans le
cabinet ou travaillait le ministre. L'officier autrichien semblait, par
son excessive politesse, vouloir elever une barriere qui le mit a l'abri
de toute familiarite de la part de l'aide de camp russe. Plus le prince
Andre se rapprochait du haut fonctionnaire, plus s'affaiblissait en lui
le sentiment de joyeuse satisfaction qu'il avait eprouve quelques
instants avant, et plus il ressentait vivement comme l'impression d'une
offense recue; et cette impression, malgre lui, se transformait peu a
peu en un dedain inconscient. Son esprit attentif lui presenta aussitot
tous les motifs qui lui donnaient le droit de mepriser l'aide de camp
et le ministre: ≪Une victoire gagnee leur paraitra chose facile, a eux
qui n'ont pas senti la poudre, voila ce qu'il pensait,≫ et il entra dans
le cabinet avec une lenteur affectee. Cette irritation sourde s'augmenta
a la vue du dignitaire, qui, tenant penchee sur sa table, entre deux
bougies, sa tete chauve et encadree de cheveux gris, lisait, prenait des
notes, et semblait ignorer sa presence.

≪Prenez cela, dit-il a son aide de camp,≫ en lui tendant quelques
papiers et sans accorder la moindre attention au prince Andre.

≪Ou bien, se disait le prince, de toutes les affaires qui l'occupent, la
marche de l'armee de Koutouzow est ce qui l'interesse le moins; ou bien
il cherche a me le faire accroire.≫

Apres avoir soigneusement et minutieusement range ses papiers, le
ministre releva la tete et montra une figure intelligente, pleine de
caractere et de fermete; mais, en s'adressant au prince Andre, il prit
aussitot cette expression de convention, niaisement souriante et
affectee a la fois, habituelle a l'homme qui recoit journellement un
grand nombre de petitionnaires.

≪De la part du general en chef Koutouzow!... De bonnes nouvelles,
j'espere?... Un engagement avec Mortier!... Une victoire!... il etait
temps!≫

Le ministre se mit a lire la depeche qui lui etait adressee:

≪Ah! mon Dieu, Schmidt, quel malheur! quel malheur! dit-il en allemand,
et, apres l'avoir parcourue, il la posa sur la table, d'un air soucieux.
Ah! quel malheur! Vous dites que l'affaire a ete decisive? Pourtant
Mortier n'a pas ete fait prisonnier!...≫

Puis, apres un moment de silence:

≪Je suis bien satisfait de vos bonnes nouvelles, quoique ce soit les
payer un peu cher, par la mort de Schmidt! Sa Majeste desirera surement
vous voir, mais pas a present. Je vous remercie, allez vous reposer et
trouvez-vous demain sur le passage de Sa Majeste apres la parade; du
reste je vous ferai prevenir. Au revoir!... Sa Majeste desirera surement
vous voir elle-meme,≫ repeta-t-il en le congediant.

Lorsque le prince Andre eut quitte le palais, il lui sembla qu'il avait
laisse derriere lui, entre les mains d'un ministre indifferent et de son
aide de camp obsequieux, toute l'emotion et tout le bonheur que lui
avait causes la victoire. La disposition de son esprit n'etait plus la
meme, et la bataille ne se presentait plus a lui que comme un lointain,
bien lointain souvenir.


IX


Le prince Andre descendit a Brunn chez une de ses connaissances russes,
le diplomate Bilibine.

≪Ah! cher prince, rien ne pouvait m'etre plus agreable, lui dit son hote
en allant a sa rencontre.... Franz, portez les effets du prince dans ma
chambre a coucher, ajouta-t-il en s'adressant au domestique qui
conduisait Bolkonsky.... Vous etes le messager d'une victoire, c'est
parfait; quant a moi, je suis malade, comme vous le voyez.≫

Apres avoir fait sa toilette, le prince Andre rejoignit le diplomate
dans un elegant cabinet, ou il se mit a table devant le diner qu'on
venait de lui preparer, pendant que son hote s'asseyait au coin de la
cheminee.

Le prince Andre retrouvait avec plaisir, dans ce milieu, les elements
d'elegance et de confort auxquels il etait habitue depuis son enfance,
et qui lui avaient si souvent manque dans ces derniers temps. Il lui
etait agreable, apres la reception autrichienne, de pouvoir parler, non
pas en russe, car ils causaient en francais, mais avec un Russe, qui
partageait, il fallait le supposer, l'aversion tres vive qu'inspiraient
generalement alors les Autrichiens.

Bilibine avait trente-cinq ans environ; il etait garcon, et appartenait
au meme cercle de societe que le prince Andre. Apres s'etre connus a
Petersbourg, ils s'etaient retrouves et rapproches, pendant le sejour
qu'Andre avait fait a Vienne a la suite de son general. Ils avaient tous
deux les qualites requises pour parcourir, chacun dans sa specialite,
une rapide et brillante carriere. Bilibine, quoique jeune, n'etait plus
un jeune diplomate, car, depuis l'age de seize ans, il etait dans la
carriere. Arrive a Vienne, apres avoir passe par Paris et Copenhague, il
y occupait une position importante. Le chancelier et notre ambassadeur
en Autriche faisaient cas de sa capacite, et l'appreciaient. Il ne
ressemblait en rien a ces diplomates dont les qualites sont negatives,
dont toute la science consiste a ne pas se compromettre et a parler
francais: il etait de ceux qui aiment le travail, et, malgre une
certaine paresse native, il lui arrivait, souvent de passer la nuit a
son bureau. L'objet de son travail lui etait indifferent: ce qui
l'interessait, ce n'etait pas le pourquoi, mais le comment, et il
trouvait un plaisir tout particulier a composer, d'une facon ingenieuse,
elegante et habile, n'importe quels memorandums, rapports ou
circulaires. Outre les services qu'il rendait la plume a la main, on lui
reconnaissait encore le talent de savoir se conduire et de parler a
propos dans les hautes spheres.

Bilibine n'aimait la causerie que lorsqu'elle lui offrait l'occasion de
dire quelque chose de remarquable et de la parsemer de ces traits
brillants et originaux, de ces phrases fines et acerees, qui, preparees
a l'avance dans son laboratoire intime, etaient si faciles a retenir,
qu'elles restaient gravees meme clans les cervelles les plus dures;
c'est, ainsi que les mots de Bilibine se colportaient dans les salons de
Vienne et influaient parfois sur les evenements.

Son visage jaune, maigre et fatigue etait creuse de plis; chacun de ces
plis etait si soigneusement lave, qu'il rappelait l'aspect du bout des
doigts lorsqu'ils ont fait un long sejour dans l'eau; le jeu de sa
physionomie consistait dans le mouvement perpetuel de ces plis. Tantot
c'etait son front qui se ridait, tantot ses sourcils qui s'elevaient ou
s'abaissaient tour a tour, ou bien ses joues qui se froncaient. Un
regard toujours gai et franc partait de ses petits yeux enfonces.

≪Eh bien, racontez-moi vos exploits!≫ Bolkonsky lui narra aussitot, sans
se mettre en avant, les details de l'affaire et la reception du
ministre: ≪Ils m'ont recu, moi et ma nouvelle, comme un chien dans un
jeu de quilles.≫

Bilibine sourit, et ses rides se detendirent.

≪Cependant, mon cher, dit-il en regardant ses ongles a distance, et en
plissant sa peau sous l'oeil gauche, malgre la haute estime que je
professe pour les armees russo-orthodoxes, il me semble que cette
victoire n'est pas des plus victorieuses.≫

Il continuait a parler francais, ne prononcant en russe que certains
mots qu'il voulait souligner d'une facon dedaigneuse:

≪Comment! vous avez ecrase de tout votre poids le malheureux Mortier,
qui n'avait qu'une division, et ce Mortier vous echappe!... Ou est donc
votre victoire?

--Sans nous vanter, vous avouerez pourtant que cela vaut mieux
qu'Ulm?...

--Pourquoi n'avoir pas fait prisonnier un marechal, un seul marechal?

--Parce que les evenements n'arrivent pas selon notre volonte et ne se
reglent pas d'avance comme une parade! Nous avions espere le tourner
vers les sept heures du matin, et nous n'y sommes arrives qu'a cinq
heures du soir.

--Pourquoi n'y etes-vous pas arrives a sept heures? Il fallait y
arriver.

--Pourquoi n'avez-vous pas souffle a Bonaparte, par voie diplomatique,
qu'il ferait bien d'abandonner Genes? reprit le prince Andre du meme
ton de raillerie.

--Oh! je sais bien, repartit Bilibine... vous vous dites qu'il est tres
facile de faire prisonniers des marechaux au coin de son feu; c'est
vrai, et pourtant, pourquoi ne l'avez-vous pas fait? Ne vous etonnez
donc pas que, a l'exemple du ministre de la guerre, notre auguste
Empereur et le roi Franz ne vous soient pas bien reconnaissants de cette
victoire; et moi-meme, infime secretaire de l'ambassade de Russie, je
n'eprouve pas un besoin irresistible de temoigner mon enthousiasme, en
donnant un thaler a mon Franz, avec la permission d'aller se promener
avec sa ≪Liebchen≫ au Prater.... J'oublie qu'il n'y a pas de Prater
ici.≫ Il regarda le prince Andre et deplissa subitement son front.

≪Alors, mon cher, c'est a mon tour de vous demander pourquoi? Je ne le
comprends pas, je l'avoue; peut-etre y a-t-il la-dessous quelques
finesses diplomatiques qui depassent ma faible intelligence? Le fait est
que je n'y comprends rien: Mack perd une armee entiere, l'archiduc
Ferdinand et l'archiduc Charles s'abstiennent de donner signe de vie et
commettent faute sur faute. Koutouzow seul gagne franchement une
bataille, rompt le charme francais, et le ministre de la guerre ne
desire meme pas connaitre les details de la victoire.

--C'est la le noeud de la question! Voyez-vous, mon cher, hourra pour le
czar, pour la Russie, pour la foi! Tout cela est bel et bon; mais que
nous importent, je veux dire qu'importent a la cour d'Autriche toutes
vos victoires! Apportez-nous une bonne petite nouvelle du succes d'un
archiduc Charles ou d'un archiduc Ferdinand, l'un vaut l'autre, comme
vous le savez; mettons, si vous voulez, un succes remporte sur une
compagnie des pompiers de Bonaparte, ce serait autre chose, et on
l'aurait proclame a son de trompe; mais ceci ne peut que nous deplaire.
Comment! l'archiduc Charles ne fait rien, l'archiduc Ferdinand se couvre
de honte, vous abandonnez Vienne sans defense aucune, tout comme si vous
nous disiez: Dieu est avec nous! mais que le bon Dieu vous benisse, vous
et votre capitale.... Vous faites tuer Schmidt, un general que nous
aimons tous, et vous vous felicitez de la victoire? On ne saurait rien
inventer de plus irritant que cela! C'est comme un fait expres, comme un
fait expres! Et puis, que vous remportiez effectivement un brillant
succes, que l'archiduc Charles meme en ait un de son cote, cela
changerait-il quelque chose a la marche generale des affaires?
Maintenant il est trop tard: Vienne est occupee par les troupes
francaises!

--Comment, occupee? Vienne est occupee?

--Non seulement occupee, mais Bonaparte est a Schoenbrunn, et notre
aimable comte Wrbna s'y rend pour prendre ses ordres.≫

A cause de sa fatigue, des differentes impressions de son voyage et de
sa reception par le ministre, a cause surtout de l'influence du diner,
Bolkonsky commencait a sentir confusement qu'il ne saisissait pas bien
toute la gravite de ces nouvelles.

≪Le comte Lichtenfeld, que j'ai vu ce matin, continua Bilibine, m'a
montre une lettre pleine de details sur une revue des Francais a Vienne,
sur le prince Murat et tout son tremblement. Vous voyez donc bien que
votre victoire n'a rien de bien rejouissant et qu'on ne saurait vous
recevoir en sauveur!

--Je vous assure que, pour ma part, j'y suis tres indifferent, reprit le
prince Andre, qui commencait a se rendre compte du peu de valeur de
l'engagement de Krems, en comparaison d'un evenement aussi important que
l'occupation d'une capitale:

≪Comment? Vienne est occupee? Comment, et la fameuse tete de pont, et le
prince Auersperg, qui etait charge de la defense de Vienne?

--Le prince Auersperg est de notre cote, pour notre defense, et s'en
acquitte assez mal, et Vienne est de l'autre cote; quant au pont, il
n'est pas encore pris et ne le sera pas, je l'espere; il est mine, avec
ordre de le faire sauter; sans cela nous serions deja dans les montagnes
de la Boheme et vous auriez passe, vous et votre armee, un vilain quart
d'heure entre deux feux.

--Cela ne veut pourtant pas dire, reprit le prince Andre, que la
campagne soit finie?

--Et moi, je crois qu'elle l'est. Nos gros bonnets d'ici le pensent
egalement, sans oser le dire. Il arrivera ce que j'ai predit des le
debut. Ce n'est pas votre echauffouree de Diernstein, ce n'est pas la
poudre qui tranchera la question, mais ce sont ceux qui l'ont inventee.≫

Bilibine venait de repeter un de ses mots; il reprit au bout d'une
seconde, en deplissant son front:

≪Toute la question est dans le resultat de l'entrevue de l'empereur
Alexandre avec le roi de Prusse a Berlin. Si la Prusse entre dans
l'alliance, on force la main a l'Autriche, et il y aura guerre, sinon il
n'y a plus qu'a s'entendre sur le lieu de reunion pour poser les
preliminaires d'un nouveau CampoFormio.

--Quel merveilleux genie et quel bonheur il a! s'ecria le prince Andre,
en frappant la table de son poing ferme.

--Bonaparte? demanda interrogativement Bilibine, en replissant son
front, c'etait le signe avant-coureur d'un mot: Buonaparte?
continua-t-il en accentuant l'≫u≫; mais j'y pense, maintenant qu'il
dicte de Schoenbrunn des lois a l'Autriche, il faut lui faire grace de
l'≫u≫! Je me decide a cette suppression et je rappellerai desormais
Bonaparte, tout court.

--Voyons, sans plaisanterie, croyez-vous que la campagne soit terminee?

--Voici ce que je crois: l'Autriche, cette fois, a ete le dindon de la
farce; elle n'y est pas habituee et elle prendra sa revanche. Elle a ete
le dindon, premierement: parce que les provinces sont ruinees
(l'orthodoxe, vous le savez, est terrible pour le pillage), l'armee
detruite, la capitale prise, et tout cela pour les beaux yeux de Sa
Majeste de Sardaigne; et secondement, ceci, mon cher, entre nous, je
sens d'instinct qu'on nous trompe, je flaire des rapports et des projets
de paix avec la France, d'une paix secrete conclue separement.

--C'est impossible, ce serait trop vilain.

--Qui vivra verra,≫ repartit Bilibine.

Et le prince Andre se retira dans la chambre qui lui avait ete preparee.

Une fois etendu entre des draps bien blancs, la tete sur des oreillers
parfumes et moelleux, le prince Andre sentit malgre lui que la bataille
dont il avait apporte la nouvelle passait de plus en plus a l'etat de
vague souvenir. Il ne pensait plus qu'a l'alliance prussienne, a la
trahison de l'Autriche, au nouveau triomphe de Bonaparte, a la revue et
a la reception de l'empereur Francois, pour le lendemain. Il ferma les
yeux, et au meme instant le bruit de la canonnade, de la fusillade et
des roues eclata dans ses oreilles. Il voyait les soldats descendre un a
un le long des montagnes, il entendait le tir des Francais, il etait la
avec Schmidt au premier rang, les balles sifflaient gaiement autour de
lui, et son coeur tressaillait et s'emplissait d'une folle exuberance de
vie, comme il n'en avait jamais ressentie depuis son enfance. Il se
reveilla en sursaut:

≪Oui, oui, c'etait bien cela!≫

댓글 없음: