L'imposante figure de Nesvitsky suivi de son cosaque, et la
perseverance de Denissow a tenir son sabre a la main produisirent leur
effet.
Ils parvinrent a traverser le pont, et ce fut a leur tour
d'arreter l'infanterie. Nesvitsky, ayant trouve le colonel, lui transmit
l'ordre dont il etait porteur et retourna sur ses pas.
La route une
fois balayee, Denissow se campa a l'entree du pont: retenant negligemment son
etalon qui frappait du pied avec impatience, il regardait defiler son
escadron, les officiers en avant, sur quatre hommes de front. L'escadron s'y
developpa pour gagner la rive opposee. Les fantassins, arretes et masses dans
la boue, examinaient les hussards fiers et elegants, de cet air ironique et
malveillant particulier aux soldats de differentes armes lorsqu'ils se
rencontrent.
≪Des enfants bien mis, tout prets pour la Podnovinsky[15]!
On n'en tire rien!... Tout pour la montre!
--Eh! l'infanterie, ne fais
pas de poussiere! dit plaisamment un hussard dont le cheval venait
d'eclabousser un fantassin.
--Si on t'avait fait marcher deux etapes le
sac sur le dos, tes brandebourgs ne seraient pas si neufs!... Ce n'est pas un
homme, c'est un oiseau a cheval!...≫
Et le fantassin s'essuya la
figure avec sa manche.
≪C'est ca, Likine... si tu etais a cheval, tu
ferais une jolie figure! disait un caporal a un pauvre petit troupier qui
pliait sous le poids de son fourniment.
--Mets-toi un baton entre les
jambes et tu seras a cheval,≫ repartit
le hussard.
VIII
Le reste de l'infanterie traversait en
se hatant; les fourgons avaient deja passe, la presse etait moindre et le
dernier bataillon venait d'arriver sur le pont. Seuls de l'autre cote, les
hussards de l'escadron de Denissow ne pouvaient encore apercevoir l'ennemi,
qui neanmoins etait parfaitement visible des hauteurs opposees, car leur
horizon se trouvait limite, a une demi-verste de distance, par une colline.
Une petite lande deserte, sur laquelle s'agitaient nos patrouilles de
cosaques, s'etendait au premier plan.
Tout a coup, sur la montee de la
route, se montrerent juste en face, de l'artillerie et des capotes bleues:
c'etaient les Francais! Les officiers et les soldats de l'escadron de
Denissow, tout en essayant de parler de choses indifferentes et de regarder
de cote et d'autre, ne cessaient de penser a ce qui se preparait la-bas sur
la montagne, et de regarder involontairement les taches noires qui se
dessinaient a l'horizon; ils savaient que ces taches noires, c'etait
l'ennemi.
Le temps s'etait eclairci dans l'apres-midi; un soleil
radieux descendait vers le couchant, au-dessus du Danube et des
sombres montagnes qui l'environnent; l'air etait calme, le son des clairons
et les cris de l'ennemi le traversaient par intervalles. Les
Francais avaient cesse leur feu; sur un espace de trois cents
sagenes[16] environ, il n'y avait plus que quelques patrouilles. On eprouvait
le sentiment de cette distance indefinissable, menacante et insondable,
qui separe deux armees ennemies en presence. Qu'y a-t-il a un pas au dela
de cette limite, qui evoque la pensee de l'autre limite, celle qui
separe les morts des vivants?... L'inconnu des souffrances, la mort?
Qu'y a-t-il la, au dela de ce champ, de cet arbre, de ce toit eclaires par
le soleil? On l'ignore, et l'on voudrait le savoir.... On a peur
de franchir cette ligne, et cependant on voudrait la depasser, car
on comprend que tot ou tard on y sera oblige, et qu'on saura alors
ce qu'il y a la-bas, aussi fatalement que l'on connaitra ce qui se
trouve de l'autre cote de la vie.... On se sent exuberant de forces, de
sante, de gaiete, d'animation, et ceux qui vous entourent sont aussi en
train, et aussi vaillants que vous-meme!...
Telles sont les
sensations, sinon les pensees de tout homme en face de l'ennemi, et elles
ajoutent un eclat particulier, une vivacite et une nettete de perception
inexprimables a tout ce qui se deroule pendant ces courts
instants.
Une legere fumee s'eleva sur une eminence, et un boulet vola en
sifflant au-dessus de l'escadron de hussards. Les officiers, qui
s'etaient groupes, retournerent a leur poste; les hommes alignerent leurs
chevaux. Le silence se fit dans les rangs; tous les regards se porterent
de l'ennemi sur le chef d'escadron, dans l'attente du commandement.
Un second et un troisieme projectile passerent en l'air: il etait
evident qu'on tirait sur eux, mais les boulets, dont on entendait
distinctement le sifflement regulier, allaient se perdre derriere l'escadron.
Les hussards ne se detournaient pas, mais, a ce bruit repete, tous
les cavaliers se soulevaient comme un seul homme et retombaient sur
leurs etriers. Chaque soldat, sans tourner la tete, regardait de cote
son camarade, comme pour saisir au passage l'impression qu'il
eprouvait. Depuis Denissow jusqu'au trompette, chaque figure avait un
leger tressaillement de levres et de menton, qui indiquait un
sentiment interieur de lutte et d'excitation. Le marechal des logis, avec
sa figure renfrognee, examinait ses hommes comme s'il les menacait
d'une punition. Le ≪junker≫ Mironow s'inclinait a chaque boulet; Rostow,
place au flanc gauche sur son brillant Corbeau, avait l'air heureux
et satisfait d'un ecolier assure de se distinguer dans l'examen qu'il
subit devant un nombreux public. Il regardait gaiement, sans crainte,
les camarades, comme pour les prendre a temoin de son calme devant le feu
de l'ennemi, et cependant sur ses traits se dessinait aussi ce
pli involontaire creuse par une impression nouvelle et serieuse.
≪Qui
est-ce qui salue la-bas? Eh! junker Mironow, ce n'est pas
bien, regardez-moi,≫ criait Denissow qui, ne pouvant rester en place,
faisait le manege devant l'escadron.
Il n'y avait rien de change dans
la petite personne de Denissow, avec son nez en l'air et sa chevelure noire;
il tenait de sa petite main musculeuse aux doigts courts la poignee de son
sabre nu: c'etait sa personne de tous les jours, ou de tous les soirs, apres
deux bouteilles videes! Il etait seulement plus rouge que d'habitude, et
rejetant en arriere sa tete crepue, comme font les oiseaux lorsqu'ils
boivent, eperonnant sans pitie son brave Bedouin, il se porta au galop sur
le flanc gauche, et donna d'une voix enrouee l'ordre d'examiner
les pistolets. Il se retourna alors vers Kirstein, qui venait a lui sur
une lourde jument d'allure pacifique.
≪Eh quoi! dit ce dernier,
serieux comme toujours, mais dont les yeux brillaient.... Eh quoi! on n'en
viendra pas aux mains, tu verras, nous nous retirerons.
--Le diable
sait ce qu'ils font, grommela Denissow.... Ah! Rostow, s'ecria-t-il, en
voyant la joyeuse figure du junker, te voila a la fete!≫
Rostow se
sentait completement heureux. A ce moment, un general se montra sur le pont;
Denissow s'elanca vers lui:
≪Excellence, permettez-nous d'attaquer, je
les culbuterai.
--Il s'agit bien d'attaquer, repondit le general, en
froncant le sourcil, comme pour chasser une mouche importune.... Pourquoi
etes-vous ici? Les eclaireurs se replient! Ramenez l'escadron!≫
Le
premier et le deuxieme escadron repasserent le pont, sortirent du cercle des
projectiles et se dirigerent vers la montagne sans avoir perdu un seul homme.
Les derniers cosaques abandonnerent l'autre rive.
Le colonel Karl
Bogdanitch Schoubert s'approcha de l'escadron de Denissow et continua a
marcher au pas, presque a cote de Rostow, sans s'occuper de son inferieur,
qu'il revoyait pour la premiere fois depuis leur altercation au sujet de
Telianine. Rostow, a son rang, se sentait au pouvoir de cet homme envers
lequel il se reconnaissait coupable; il ne quittait pas des yeux son dos
athletique, son cou rouge et sa nuque blonde. Il lui semblait que Bogdanitch
affectait de ne pas le voir, que son but etait d'eprouver son courage, et il
se redressait de toute sa hauteur, en regardant gaiement autour de lui. Il
pensait encore que Bogdanitch faisait expres de ne point s'eloigner, pour
faire parade de son sang-froid, ou bien, que pour se venger il lancerait, a
cause de lui, l'escadron dans une attaque desesperee, ou bien encore
qu'apres l'attaque il viendrait a sa rencontre et lui donnerait
genereusement, a lui blesse, une poignee de main en signe de
reconciliation.
Gerkow, dont les hautes et larges epaules etaient bien
connues des hussards de Pavlograd, s'approcha du colonel. Gerkow, qui etait
envoye par l'etat-major, n'etait pas reste au regiment; il se disait a
lui-meme qu'il n'etait pas assez bete pour cela, lorsque, sans rien faire,
il pouvait, en se faisant attacher a un etat-major quelconque, recevoir
des recompenses. Aussi parvint-il a se faire nommer officier d'ordonnance
du prince Bagration. Il venait, de la part du commandant
de l'arriere-garde, apporter un ordre a son ancien chef.
≪Colonel,
dit-il d'un air sombre et grave, en s'adressant a l'ennemi de Rostow,--et il
lanca un coup d'oeil a ses camarades,--on vous ordonne de vous arreter et de
bruler le pont.≫
--Qui? On vous ordonne? demanda le colonel d'un air
grognon.
--Ah! ca, je n'en sais rien: qui? on vous ordonne? repondit le
cornette, sans se departir de son serieux.... Le prince m'a simplement envoye
vous dire de ramener les hussards et de bruler le pont.≫
Un officier
d'etat-major se presenta au meme moment, porteur du meme ordre, et fut suivi
de pres par le gros Nesvitsky, qui arrivait au galop de son cheval
cosaque.
≪Comment, colonel, je vous avais dit de bruler le pont!... Il y
a donc eu malentendu... tout le monde la-bas perd la tete, on n'y
comprend rien.≫
Le colonel, sans se presser, fit faire halte a son
regiment et s'adressant a Nesvitsky:
≪Vous ne m'avez parle que des
matieres inflammables; quant a bruler le pont, vous ne m'en avez rien
dit.
--Comment, mon petit pere, je ne vous en ai rien dit? repartit
Nesvitsky en otant sa casquette et en passant sa main dans ses cheveux
trempes de sueur... puisque je vous ai parle des matieres
inflammables?
--D'abord, je ne suis pas votre petit pere, monsieur
l'officier d'etat-major, et vous ne m'avez pas dit de bruler le pont. Je
connais le service, et j'ai pour habitude d'executer ponctuellement les
ordres que je recois; vous avez dit: on brulera le pont; je ne pouvais donc
pas deviner, sans le secours du Saint-Esprit, qui le
brulerait!
--C'est toujours ainsi, dit Nesvitsky avec un geste
d'impatience...--Que fais-tu, toi, ici? continua-t-il en s'adressant a
Gerkow.
--Mais je suis aussi venu pour cela!... Te voila mouille comme
une eponge; veux-tu que je te presse?
--Vous m'avez dit, monsieur
l'officier de l'etat-major... continua le colonel d'un ton
offense.
--Depechez-vous, colonel, s'ecria l'officier en
l'interrompant...; sans cela l'ennemi va nous mitrailler.≫
Le colonel
les regarda tour a tour en silence et fronca le sourcil.
≪Je brulerai le
pont,≫ dit-il d'un ton solennel, comme pour bien constater qu'il ferait son
devoir en depit de toutes les difficultes qu'on lui suscitait.
Ayant
donne, de ses longues jambes maigres, un double coup d'eperon a son cheval,
comme si l'animal etait coupable, il s'avanca pour commander au deuxieme
escadron de Denissow de retourner au pont.
≪C'est bien cela, se dit
Rostow, il veut m'eprouver!...≫
Son coeur se serra, le sang lui afflua
aux tempes:
≪Eh bien, qu'il regarde, il verra si je suis un
poltron!≫
La contraction, causee par le sifflement des boulets, reparut
de nouveau sur les visages animes des hommes de l'escadron. Rostow ne
quittait pas des yeux son ennemi le colonel, et cherchait a lire sur sa
figure la confirmation de ses soupcons; mais le colonel ne le regarda pas
une seule fois et continua a examiner les rangs avec une
severite solennelle.
Son commandement se fit entendre.
≪Vite,
vite!≫ crierent quelques voix autour de lui.
Les sabres s'accrochaient
aux brides, les eperons s'entrechoquaient, et les hussards quitterent leurs
montures, ne sachant eux-memes ce qu'ils allaient faire. Quelques-uns se
signaient. Rostow ne regardait plus son chef, il n'en avait plus le temps. Il
craignait de rester en arriere, sa main tremblait en jetant la bride de son
cheval au soldat charge de le garder, et il entendait les battements de son
coeur. Denissow, penche en arriere, passa devant lui en disant quelques mots.
Rostow ne voyait rien que les hussards qui couraient en s'embarrassant dans
leurs eperons et en faisant sonner leurs sabres.
≪Un brancard!≫
s'ecria une voix derriere lui, sans que Rostow se rendit compte de la
demande.
Il courait toujours pour garder l'avance, mais a l'entree du
pont il trebucha et tomba sur les mains dans la boue gluante et tassee.
Ses camarades le depasserent.
≪Des deux cotes, capitaine!≫ s'ecria le
colonel, qui etait reste a cheval non loin du pont et dont la figure etait
joyeuse et triomphante.
Rostow se releva en essuyant ses mains au cuir de
son pantalon, et, regardant son ennemi, s'elanca en avant, pensant que, plus
loin il irait, mieux cela vaudrait, mais Bogdanitch le rappela sans
le reconnaitre:
≪Qui court la-bas au milieu du pont? Eh! junker,
arriere, s'ecria-t-il en colere, et, s'adressant a Denissow qui, par
fanfaronnade, s'etait avance a cheval sur le pont:
--Pourquoi vous
risquer ainsi, capitaine? Descendez de cheval!≫
Denissow, se retournant
sur sa selle, murmura:
≪Hein! celui-la trouve toujours a redire a
tout.≫
Pendant ce temps, Nesvitsky, Gerkow et l'officier d'etat-major,
places hors de portee du tir de l'ennemi, observaient tantot ce petit
groupe d'hommes en vestes a brandebourgs, d'un vert fonce, en shakos jaunes,
en pantalons gros bleu, qui s'agitaient pres du pont, et tantot, de
l'autre cote, les capotes bleues qui s'avancaient, suivies de chevaux,
qu'on reconnaissait facilement pour les chevaux de
l'artillerie.
Bruleront-ils ou ne bruleront-ils pas le pont? Qui arrivera
les premiers, eux, ou les Francais qui les mitraillent? Chacun, dans
cette masse enorme de troupes reunies sur un meme point,
s'adressait involontairement cette question, en presence des peripeties de
cette scene eclairee par le soleil couchant.
≪Oh! dit Nesvitsky, ils
seront frottes, les hussards! ils sont maintenant a portee des
canons!
--Il a pris trop de monde avec lui, dit l'officier
d'etat-major.
--C'est vrai, reprit Nesvitsky. Deux braves auraient fait
l'affaire.
--Oh! Excellence, Excellence,≫ dit Gerkow, sans quitter des
yeux les hussards.
Il avait toujours cet air naif et railleur qui
faisait qu'on se demandait s'il etait reellement serieux....
≪Quelle
idee! Envoyer deux braves, mais alors qui nous donnerait le Vladimir, avec la
rosette a la boutonniere?... Eh bien qu'on les frotte, mais au moins
l'escadron sera presente et chacun peut esperer une decoration: notre colonel
sait ce qu'il fait.
--Voila la mitraille!≫ dit l'officier, en designant
du doigt les pieces ennemies qu'on enlevait des avant-trains.
Un
panache de fumee s'eleva, puis un second et un troisieme presque en meme
temps, et, au moment ou le bruit du premier coup traversait l'espace, le
quatrieme fut visible.
≪Oh!≫ s'ecria Nesvitsky comme frappe par une
douleur aigue.
Et il saisit la main de l'officier:
≪Voyez, il en
est tombe, il en est tombe un!...
--Deux, il me semble?
--Si
j'etais souverain, je ne ferais jamais la guerre,≫ dit Nesvitsky en se
detournant.
Les canons francais se rechargeaient vivement, et de nouveau
la fumee se montra sur plusieurs points. L'infanterie, en capotes bleues
courut vers le pont, que couvrit, en crepitant sur ses planches, une pluie
de mitraille. Mais cette fois, Nesvitsky ne voyait plus rien. Une
epaisse fumee s'elevait en rideau, les hussards avaient reussi a mettre le
feu, et les batteries francaises tiraient, non plus pour les en
empecher, mais parce que les canons etaient charges et qu'il n'y avait plus
sur qui tirer.
Les Francais avaient eu le temps d'envoyer trois
decharges avant que les hussards fussent retournes a leurs chevaux; deux de
ces decharges, mal dirigees, avaient passe par-dessus les tetes; mais la
derniere, tombee au milieu d'un groupe de soldats, en avait abattu
trois.
Rostow, preoccupe de ses rapports avec Bogdanitch, s'etait arrete
au milieu du pont, ne sachant plus que faire. Il n'y avait la personne
a pourfendre. Pourfendre, voila comment il s'etait toujours figure
une bataille, et comme il ne s'etait pas muni de paille enflammee,
a l'exemple de ses camarades, il ne pouvait cooperer a l'incendie.
Il restait donc la, indecis, quand retentit sur le pont comme une grele
de noix, et pres de lui un hussard tomba sur le parapet en
gemissant. Rostow courut a lui; on appela les brancardiers, et quelques
hommes saisirent le blesse et le souleverent.
≪Oh! laissez-moi, au nom
du Christ!≫ s'ecria le soldat.
Mais on continua a le soulever et a
l'emporter. Rostow se detourna, son regard plongea dans le lointain: on
aurait dit qu'il cherchait a y decouvrir quelque chose; puis il se reporta
sur le Danube, sur le ciel, sur le soleil. Comme le ciel lui parut bleu,
calme et profond! Comme le soleil descendait brillant et glorieux! Comme les
eaux du Danube scintillent au loin doucement agitees!... La-bas dans le fond,
ces montagnes bleuatres aux defiles mysterieux, ce couvent, ces forets
de pins cachees derriere un brouillard transparent.... La etait la paix,
la etait le bonheur!
≪Ah! si j'avais pu y vivre, je n'aurais rien
desire de plus, pensait Rostow... rien! Je sens en moi tant d'elements de
bonheur, en moi et en ce beau soleil... tandis qu'ici... des cris de
souffrance... la peur... la confusion... la hate... on crie de nouveau, tous
reculent et me voila courant avec eux... et la voila, la voila, la mort,
au-dessus de moi!... Une seconde encore, et peut-etre ne verrai-je plus
jamais ni ce soleil, ni ces eaux, ni ces montagnes!...≫
Le soleil se
voila. On portait d'autres brancards devant Rostow: la crainte de la mort et
du brancard, l'amour du soleil et de la vie, tout se confondit en un
sentiment de souffrance et d'angoisse:
≪Mon Dieu, que Celui qui est
la-haut me garde, me pardonne et me protege!≫ murmura Rostow.
Les
hussards reprirent leurs chevaux, les voix devinrent plus assurees, et les
brancards disparurent.
≪Eh bien, mon cher, tu l'as sentie, la poudre? lui
cria a l'oreille Vaska Denissow.
--Tout est fini! mais moi, je suis un
poltron, un poltron! pensa Rostow en se remettant en selle.
--Est-ce
que c'etait de la mitraille? demanda-t-il a Denissow.
--Parbleu, je crois
bien, et encore de quel calibre! nous avons fierement travaille! Il y faisait
chaud; l'attaque, c'est autre chose, mais ici on tirait sur nous comme a la
cible...≫
Et Denissow se rapprocha du groupe ou se trouvaient Nesvitsky
et ses compagnons.
≪Je crois qu'on n'aura rien remarque≫, se disait
Rostow, et c'etait vrai, car chacun se rendait compte, par experience, de la
sensation qu'il avait eprouvee a ce premier bapteme du feu.
≪Ma foi,
quel beau rapport il y aura!... Et l'on me fera peut-etre sous-lieutenant!
dit Gerkow.
--Annoncez au prince que j'ai mis le feu au pont, dit le
colonel d'un air triomphant.
--S'il me questionne sur les
pertes?...
--Bah! insignifiantes, repondit-il de sa voix de basse, deux
hussards blesses et un tue raide mort,≫ ajouta-t-il, sans chercher a reprimer
un sourire de satisfaction; il scandait meme avec bonheur cette
heureuse expression de ≪raide mort≫.
Les trente-cinq mille hommes de
l'armee de Koutouzow, poursuivis par une armee de cent mille Francais, avec
Bonaparte a leur tete, ne rencontraient qu'hostilite dans le pays. Ils
n'avaient plus confiance dans leurs allies, ils manquaient
d'approvisionnements; et, forces a l'action en dehors de toutes les
conditions prevues d'une guerre, ils se repliaient avec precipitation. Ils
descendaient le Danube, s'arretant pour faire face a l'ennemi, s'en
debarrassant par des engagements d'arriere-garde et ne s'engageant qu'autant
qu'il etait necessaire pour operer leur retraite sans perdre leurs bagages.
Quelques rencontres avaient eu lieu a Lambach, a Amstetten, a Melck, et,
malgre le courage et la fermete des Russes, auxquels leurs adversaires
rendaient justice, le resultat n'en etait pas moins une retraite, une vraie
retraite. Les Autrichiens, echappes a la reddition d'Ulm et reunis a
Koutouzow a Braunau, s'en etaient de nouveau separes, l'abandonnant a ses
forces epuisees. Defendre Vienne n'etait plus possible, car, en depit du
plan de campagne offensive, si savamment elabore selon les regles de
la nouvelle science strategique, et remis a Koutouzow par le conseil
de guerre autrichien, la seule chance qu'il eut de ne pas perdre son
armee comme Mack, c'etait d'operer sa jonction avec les troupes qui
arrivaient de Russie.
Le 28 octobre, Koutouzow passa sur la rive
gauche du Danube et s'y arreta pour la premiere fois, mettant le fleuve entre
lui et le gros des forces ennemies. Le 30, il attaqua Mortier, qui se
trouvait egalement sur la rive gauche, et le battit. Les premiers trophees de
cette affaire furent deux canons, un drapeau et deux generaux, et, pour la
premiere fois depuis une retraite de quinze jours, les Russes
s'arreterent, bousculerent les Francais, et resterent maitres du champ de
bataille. Malgre l'epuisement des troupes, mal vetues, affaiblies d'un tiers
par la perte des trainards, des malades, des morts et des
blesses, abandonnes sur le terrain et confies par une lettre de Koutouzow
a l'humanite de l'ennemi, malgre la quantite de blesses que les
hopitaux et les maisons converties en ambulances ne pouvaient contenir,
malgre toutes ces circonstances aggravantes, cet arret a Krems et
cette victoire remportee sur Mortier avaient fortement releve le moral
des troupes.
Les nouvelles les plus favorables, mais aussi les plus
fausses, circulaient entre l'armee et l'etat-major: on annoncait la
prochaine arrivee de nouvelles colonnes russes, une victoire des Autrichiens
et enfin la retraite precipitee de Bonaparte.
Le prince Andre s'etait
trouve pendant ce dernier combat a cote du general autrichien Schmidt, qui
avait ete tue; lui-meme avait eu son cheval blesse sous lui et la main
egratignee par une balle. Afin de lui temoigner sa bienveillance, le general
en chef l'avait envoye porter la nouvelle de cette victoire a Brunn, ou
residait la cour d'Autriche depuis qu'elle s'etait enfuie de Vienne, menacee
par l'armee francaise. Dans la nuit du combat, excite mais non fatigue, car,
malgre sa frele apparence, il supportait mieux la fatigue physique qu'un
homme plus robuste, il monta a cheval, pour aller presenter le rapport de
Doktourow a Koutouzow, et fut aussitot expedie en courrier, ce qui etait
l'indice assure d'une promotion prochaine.
La nuit etait sombre et
etoilee, la route se dessinait en noir sur la neige tombee la veille pendant
la bataille. Le prince Andre, emporte par sa charrette de poste, passait en
revue tous les sentiments qui l'agitaient, l'impression du combat, l'heureux
effet que produirait la nouvelle de la victoire, les adieux du commandant en
chef et de ses camarades. Il eprouvait la jouissance intime de l'homme qui,
apres une longue attente, voit enfin luire les premiers rayons du bonheur
desire. Des qu'il fermait les yeux, la fusillade et le grondement du
canon resonnaient a son oreille, se confondant avec le bruit des roues et
les incidents de la bataille. Tantot il voyait fuir les Russes, tantot il
se voyait tue lui-meme; alors il se reveillait en sursaut; heureux
de sentir se dissiper ce mauvais reve; puis il s'assoupissait de nouveau
en revant au sang-froid qu'il avait deploye. Une matinee
ensoleillee succeda a cette nuit sombre; la neige fondait, les chevaux
galopaient, et de chaque cote du chemin se deroulaient des forets, des champs
et des villages.
A l'un des relais il rejoignit un convoi de blesses:
l'officier qui le conduisait, etendu sur la premiere charrette, criait et
injuriait un soldat. Des blesses sales, pales et enveloppes de linges
ensanglantes, entasses dans de grands chariots, etaient secoues sur la
route pierreuse; les uns causaient, les autres mangeaient du pain, et les
plus malades regardaient, avec un interet tranquille et naif, le
courrier qui les depassait au galop.
Le prince Andre fit arreter sa
charrette et demanda aux soldats quand ils avaient ete
blesses:
≪Avant-hier sur le Danube, repondit l'un d'eux, et le prince
Andre, tirant sa bourse, leur donna trois pieces d'or.
--Pour tous!
dit-il en s'adressant a l'officier qui approchait: Guerissez-vous, mes
enfants, il y aura encore de la besogne.
--Quelle nouvelle y a-t-il,
monsieur l'aide de camp? demanda l'officier, visiblement satisfait de trouver
a qui parler.
--Bonne nouvelle!... En avant!≫ cria-t-il au
cocher.
Il faisait nuit lorsque le prince Andre entra a Brunn et se vit
entoure de hautes maisons, de magasins eclaires, de lanternes allumees, de
beaux equipages roulant sur le pave, en un mot de toute cette
atmosphere animee de grande ville, si attrayante pour un militaire qui arrive
du camp. Malgre sa course rapide et sa nuit d'insomnie, il se
sentait encore plus excite que la veille. Comme il approchait du palais,
ses yeux brillaient d'un eclat fievreux, et ses pensees se succedaient
avec une nettete magique. Tous les details de la bataille etaient sortis
du vague et se condensaient dans sa pensee en un rapport concis, tel
qu'il devait le presenter a l'empereur Francois. Il entendait les
questions qu'on lui adresserait et les reponses qu'il y ferait. Il etait
convaincu qu'on allait l'introduire tout de suite aupres de l'Empereur; mais,
a l'entree principale du palais, un fonctionnaire civil l'arreta,
et, l'ayant reconnu pour un courrier, le conduisit a une autre
entree:
≪Dans le corridor a droite, Euer Hochgeboren. (Votre Haute
Naissance); vous y trouverez l'aide de camp de service, qui vous introduira
aupres du ministre.≫
L'aide de camp de service pria le prince Andre de
l'attendre, et alla l'annoncer au ministre de la guerre. Il revint bientot,
et, s'inclinant avec une politesse marquee, il fit passer le prince Andre
devant lui; apres lui avoir fait traverser le corridor, il l'introduisit dans
le cabinet ou travaillait le ministre. L'officier autrichien semblait,
par son excessive politesse, vouloir elever une barriere qui le mit a
l'abri de toute familiarite de la part de l'aide de camp russe. Plus le
prince Andre se rapprochait du haut fonctionnaire, plus s'affaiblissait en
lui le sentiment de joyeuse satisfaction qu'il avait eprouve
quelques instants avant, et plus il ressentait vivement comme l'impression
d'une offense recue; et cette impression, malgre lui, se transformait peu
a peu en un dedain inconscient. Son esprit attentif lui presenta
aussitot tous les motifs qui lui donnaient le droit de mepriser l'aide de
camp et le ministre: ≪Une victoire gagnee leur paraitra chose facile, a
eux qui n'ont pas senti la poudre, voila ce qu'il pensait,≫ et il entra
dans le cabinet avec une lenteur affectee. Cette irritation sourde
s'augmenta a la vue du dignitaire, qui, tenant penchee sur sa table, entre
deux bougies, sa tete chauve et encadree de cheveux gris, lisait, prenait
des notes, et semblait ignorer sa presence.
≪Prenez cela, dit-il a son
aide de camp,≫ en lui tendant quelques papiers et sans accorder la moindre
attention au prince Andre.
≪Ou bien, se disait le prince, de toutes les
affaires qui l'occupent, la marche de l'armee de Koutouzow est ce qui
l'interesse le moins; ou bien il cherche a me le faire
accroire.≫
Apres avoir soigneusement et minutieusement range ses papiers,
le ministre releva la tete et montra une figure intelligente, pleine
de caractere et de fermete; mais, en s'adressant au prince Andre, il
prit aussitot cette expression de convention, niaisement souriante
et affectee a la fois, habituelle a l'homme qui recoit journellement
un grand nombre de petitionnaires.
≪De la part du general en chef
Koutouzow!... De bonnes nouvelles, j'espere?... Un engagement avec
Mortier!... Une victoire!... il etait temps!≫
Le ministre se mit a
lire la depeche qui lui etait adressee:
≪Ah! mon Dieu, Schmidt, quel
malheur! quel malheur! dit-il en allemand, et, apres l'avoir parcourue, il la
posa sur la table, d'un air soucieux. Ah! quel malheur! Vous dites que
l'affaire a ete decisive? Pourtant Mortier n'a pas ete fait
prisonnier!...≫
Puis, apres un moment de silence:
≪Je suis bien
satisfait de vos bonnes nouvelles, quoique ce soit les payer un peu cher, par
la mort de Schmidt! Sa Majeste desirera surement vous voir, mais pas a
present. Je vous remercie, allez vous reposer et trouvez-vous demain sur le
passage de Sa Majeste apres la parade; du reste je vous ferai prevenir. Au
revoir!... Sa Majeste desirera surement vous voir elle-meme,≫ repeta-t-il en
le congediant.
Lorsque le prince Andre eut quitte le palais, il lui
sembla qu'il avait laisse derriere lui, entre les mains d'un ministre
indifferent et de son aide de camp obsequieux, toute l'emotion et tout le
bonheur que lui avait causes la victoire. La disposition de son esprit
n'etait plus la meme, et la bataille ne se presentait plus a lui que comme un
lointain, bien lointain souvenir.
IX
Le prince Andre
descendit a Brunn chez une de ses connaissances russes, le diplomate
Bilibine.
≪Ah! cher prince, rien ne pouvait m'etre plus agreable, lui dit
son hote en allant a sa rencontre.... Franz, portez les effets du prince dans
ma chambre a coucher, ajouta-t-il en s'adressant au domestique
qui conduisait Bolkonsky.... Vous etes le messager d'une victoire,
c'est parfait; quant a moi, je suis malade, comme vous le
voyez.≫
Apres avoir fait sa toilette, le prince Andre rejoignit le
diplomate dans un elegant cabinet, ou il se mit a table devant le diner
qu'on venait de lui preparer, pendant que son hote s'asseyait au coin de
la cheminee.
Le prince Andre retrouvait avec plaisir, dans ce milieu,
les elements d'elegance et de confort auxquels il etait habitue depuis son
enfance, et qui lui avaient si souvent manque dans ces derniers temps. Il
lui etait agreable, apres la reception autrichienne, de pouvoir parler,
non pas en russe, car ils causaient en francais, mais avec un Russe,
qui partageait, il fallait le supposer, l'aversion tres vive
qu'inspiraient generalement alors les Autrichiens.
Bilibine avait
trente-cinq ans environ; il etait garcon, et appartenait au meme cercle de
societe que le prince Andre. Apres s'etre connus a Petersbourg, ils s'etaient
retrouves et rapproches, pendant le sejour qu'Andre avait fait a Vienne a la
suite de son general. Ils avaient tous deux les qualites requises pour
parcourir, chacun dans sa specialite, une rapide et brillante carriere.
Bilibine, quoique jeune, n'etait plus un jeune diplomate, car, depuis l'age
de seize ans, il etait dans la carriere. Arrive a Vienne, apres avoir passe
par Paris et Copenhague, il y occupait une position importante. Le chancelier
et notre ambassadeur en Autriche faisaient cas de sa capacite, et
l'appreciaient. Il ne ressemblait en rien a ces diplomates dont les qualites
sont negatives, dont toute la science consiste a ne pas se compromettre et a
parler francais: il etait de ceux qui aiment le travail, et, malgre
une certaine paresse native, il lui arrivait, souvent de passer la nuit
a son bureau. L'objet de son travail lui etait indifferent: ce
qui l'interessait, ce n'etait pas le pourquoi, mais le comment, et
il trouvait un plaisir tout particulier a composer, d'une facon
ingenieuse, elegante et habile, n'importe quels memorandums, rapports
ou circulaires. Outre les services qu'il rendait la plume a la main, on
lui reconnaissait encore le talent de savoir se conduire et de parler
a propos dans les hautes spheres.
Bilibine n'aimait la causerie que
lorsqu'elle lui offrait l'occasion de dire quelque chose de remarquable et de
la parsemer de ces traits brillants et originaux, de ces phrases fines et
acerees, qui, preparees a l'avance dans son laboratoire intime, etaient si
faciles a retenir, qu'elles restaient gravees meme clans les cervelles les
plus dures; c'est, ainsi que les mots de Bilibine se colportaient dans les
salons de Vienne et influaient parfois sur les evenements.
Son visage
jaune, maigre et fatigue etait creuse de plis; chacun de ces plis etait si
soigneusement lave, qu'il rappelait l'aspect du bout des doigts lorsqu'ils
ont fait un long sejour dans l'eau; le jeu de sa physionomie consistait dans
le mouvement perpetuel de ces plis. Tantot c'etait son front qui se ridait,
tantot ses sourcils qui s'elevaient ou s'abaissaient tour a tour, ou bien ses
joues qui se froncaient. Un regard toujours gai et franc partait de ses
petits yeux enfonces.
≪Eh bien, racontez-moi vos exploits!≫ Bolkonsky lui
narra aussitot, sans se mettre en avant, les details de l'affaire et la
reception du ministre: ≪Ils m'ont recu, moi et ma nouvelle, comme un chien
dans un jeu de quilles.≫
Bilibine sourit, et ses rides se
detendirent.
≪Cependant, mon cher, dit-il en regardant ses ongles a
distance, et en plissant sa peau sous l'oeil gauche, malgre la haute estime
que je professe pour les armees russo-orthodoxes, il me semble que
cette victoire n'est pas des plus victorieuses.≫
Il continuait a
parler francais, ne prononcant en russe que certains mots qu'il voulait
souligner d'une facon dedaigneuse:
≪Comment! vous avez ecrase de tout
votre poids le malheureux Mortier, qui n'avait qu'une division, et ce Mortier
vous echappe!... Ou est donc votre victoire?
--Sans nous vanter, vous
avouerez pourtant que cela vaut mieux qu'Ulm?...
--Pourquoi n'avoir
pas fait prisonnier un marechal, un seul marechal?
--Parce que les
evenements n'arrivent pas selon notre volonte et ne se reglent pas d'avance
comme une parade! Nous avions espere le tourner vers les sept heures du
matin, et nous n'y sommes arrives qu'a cinq heures du soir.
--Pourquoi
n'y etes-vous pas arrives a sept heures? Il fallait
y arriver.
--Pourquoi n'avez-vous pas souffle a Bonaparte, par voie
diplomatique, qu'il ferait bien d'abandonner Genes? reprit le prince Andre du
meme ton de raillerie.
--Oh! je sais bien, repartit Bilibine... vous
vous dites qu'il est tres facile de faire prisonniers des marechaux au coin
de son feu; c'est vrai, et pourtant, pourquoi ne l'avez-vous pas fait? Ne
vous etonnez donc pas que, a l'exemple du ministre de la guerre, notre
auguste Empereur et le roi Franz ne vous soient pas bien reconnaissants de
cette victoire; et moi-meme, infime secretaire de l'ambassade de Russie,
je n'eprouve pas un besoin irresistible de temoigner mon enthousiasme,
en donnant un thaler a mon Franz, avec la permission d'aller se
promener avec sa ≪Liebchen≫ au Prater.... J'oublie qu'il n'y a pas de
Prater ici.≫ Il regarda le prince Andre et deplissa subitement son
front.
≪Alors, mon cher, c'est a mon tour de vous demander pourquoi? Je
ne le comprends pas, je l'avoue; peut-etre y a-t-il la-dessous
quelques finesses diplomatiques qui depassent ma faible intelligence? Le fait
est que je n'y comprends rien: Mack perd une armee entiere,
l'archiduc Ferdinand et l'archiduc Charles s'abstiennent de donner signe de
vie et commettent faute sur faute. Koutouzow seul gagne franchement
une bataille, rompt le charme francais, et le ministre de la guerre
ne desire meme pas connaitre les details de la victoire.
--C'est la le
noeud de la question! Voyez-vous, mon cher, hourra pour le czar, pour la
Russie, pour la foi! Tout cela est bel et bon; mais que nous importent, je
veux dire qu'importent a la cour d'Autriche toutes vos victoires!
Apportez-nous une bonne petite nouvelle du succes d'un archiduc Charles ou
d'un archiduc Ferdinand, l'un vaut l'autre, comme vous le savez; mettons, si
vous voulez, un succes remporte sur une compagnie des pompiers de Bonaparte,
ce serait autre chose, et on l'aurait proclame a son de trompe; mais ceci ne
peut que nous deplaire. Comment! l'archiduc Charles ne fait rien, l'archiduc
Ferdinand se couvre de honte, vous abandonnez Vienne sans defense aucune,
tout comme si vous nous disiez: Dieu est avec nous! mais que le bon Dieu vous
benisse, vous et votre capitale.... Vous faites tuer Schmidt, un general que
nous aimons tous, et vous vous felicitez de la victoire? On ne saurait
rien inventer de plus irritant que cela! C'est comme un fait expres, comme
un fait expres! Et puis, que vous remportiez effectivement un
brillant succes, que l'archiduc Charles meme en ait un de son cote,
cela changerait-il quelque chose a la marche generale des
affaires? Maintenant il est trop tard: Vienne est occupee par les
troupes francaises!
--Comment, occupee? Vienne est
occupee?
--Non seulement occupee, mais Bonaparte est a Schoenbrunn, et
notre aimable comte Wrbna s'y rend pour prendre ses ordres.≫
A cause
de sa fatigue, des differentes impressions de son voyage et de sa reception
par le ministre, a cause surtout de l'influence du diner, Bolkonsky
commencait a sentir confusement qu'il ne saisissait pas bien toute la gravite
de ces nouvelles.
≪Le comte Lichtenfeld, que j'ai vu ce matin, continua
Bilibine, m'a montre une lettre pleine de details sur une revue des Francais
a Vienne, sur le prince Murat et tout son tremblement. Vous voyez donc bien
que votre victoire n'a rien de bien rejouissant et qu'on ne saurait
vous recevoir en sauveur!
--Je vous assure que, pour ma part, j'y suis
tres indifferent, reprit le prince Andre, qui commencait a se rendre compte
du peu de valeur de l'engagement de Krems, en comparaison d'un evenement
aussi important que l'occupation d'une capitale:
≪Comment? Vienne est
occupee? Comment, et la fameuse tete de pont, et le prince Auersperg, qui
etait charge de la defense de Vienne?
--Le prince Auersperg est de notre
cote, pour notre defense, et s'en acquitte assez mal, et Vienne est de
l'autre cote; quant au pont, il n'est pas encore pris et ne le sera pas, je
l'espere; il est mine, avec ordre de le faire sauter; sans cela nous serions
deja dans les montagnes de la Boheme et vous auriez passe, vous et votre
armee, un vilain quart d'heure entre deux feux.
--Cela ne veut
pourtant pas dire, reprit le prince Andre, que la campagne soit
finie?
--Et moi, je crois qu'elle l'est. Nos gros bonnets d'ici le
pensent egalement, sans oser le dire. Il arrivera ce que j'ai predit des
le debut. Ce n'est pas votre echauffouree de Diernstein, ce n'est pas
la poudre qui tranchera la question, mais ce sont ceux qui l'ont
inventee.≫
Bilibine venait de repeter un de ses mots; il reprit au bout
d'une seconde, en deplissant son front:
≪Toute la question est dans le
resultat de l'entrevue de l'empereur Alexandre avec le roi de Prusse a
Berlin. Si la Prusse entre dans l'alliance, on force la main a l'Autriche, et
il y aura guerre, sinon il n'y a plus qu'a s'entendre sur le lieu de reunion
pour poser les preliminaires d'un nouveau CampoFormio.
--Quel
merveilleux genie et quel bonheur il a! s'ecria le prince Andre, en frappant
la table de son poing ferme.
--Bonaparte? demanda interrogativement
Bilibine, en replissant son front, c'etait le signe avant-coureur d'un mot:
Buonaparte? continua-t-il en accentuant l'≫u≫; mais j'y pense, maintenant
qu'il dicte de Schoenbrunn des lois a l'Autriche, il faut lui faire grace
de l'≫u≫! Je me decide a cette suppression et je rappellerai
desormais Bonaparte, tout court.
--Voyons, sans plaisanterie,
croyez-vous que la campagne soit terminee?
--Voici ce que je crois:
l'Autriche, cette fois, a ete le dindon de la farce; elle n'y est pas
habituee et elle prendra sa revanche. Elle a ete le dindon, premierement:
parce que les provinces sont ruinees (l'orthodoxe, vous le savez, est
terrible pour le pillage), l'armee detruite, la capitale prise, et tout cela
pour les beaux yeux de Sa Majeste de Sardaigne; et secondement, ceci, mon
cher, entre nous, je sens d'instinct qu'on nous trompe, je flaire des
rapports et des projets de paix avec la France, d'une paix secrete conclue
separement.
--C'est impossible, ce serait trop vilain.
--Qui vivra
verra,≫ repartit Bilibine.
Et le prince Andre se retira dans la chambre
qui lui avait ete preparee.
Une fois etendu entre des draps bien blancs,
la tete sur des oreillers parfumes et moelleux, le prince Andre sentit malgre
lui que la bataille dont il avait apporte la nouvelle passait de plus en plus
a l'etat de vague souvenir. Il ne pensait plus qu'a l'alliance prussienne, a
la trahison de l'Autriche, au nouveau triomphe de Bonaparte, a la revue
et a la reception de l'empereur Francois, pour le lendemain. Il ferma
les yeux, et au meme instant le bruit de la canonnade, de la fusillade
et des roues eclata dans ses oreilles. Il voyait les soldats descendre un
a un le long des montagnes, il entendait le tir des Francais, il etait
la avec Schmidt au premier rang, les balles sifflaient gaiement autour
de lui, et son coeur tressaillait et s'emplissait d'une folle exuberance
de vie, comme il n'en avait jamais ressentie depuis son enfance. Il
se reveilla en sursaut:
≪Oui, oui, c'etait bien cela!≫ |
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