Deux jours apres, Rostow, qui n'avait plus revu Dologhow, ni chez
ses parents, ni chez lui, recut de lui ces quelques mots:
≪N'ayant
plus l'intention de me presenter chez vous, par des motifs qui te sont sans
doute connus, et partant bientot pour l'armee, je reunis ce soir mes amis
pour leur dire adieu. Tu nous trouveras a l'hotel d'Angleterre.≫
En
quittant le theatre, ou il etait alle avec Denissow et les siens, Rostow s'y
rendit vers dix heures et on l'introduisit aussitot dans le plus bel
appartement, que Dologhow avait loue pour cette circonstance.
Une
vingtaine de personnes entouraient une table, a laquelle il etait assis et
qui etait eclairee par deux bougies. Une pile d'or et d'assignats s'etalait
devant lui: il taillait une banque. Nicolas ne l'avait pas rencontre depuis
le refus de Sonia, et eprouvait un certain embarras a le revoir.
Des
que Rostow entra, Dologhow lui jeta un regard froid et tranchant, comme s'il
eut ete sur d'avance qu'il allait venir:
≪Il y a longtemps que je ne t'ai
vu, merci d'etre venu! Laissez-moi finir de tailler ma banque, nous allons
avoir Illiouchka avec son choeur.
--Je suis pourtant alle chez toi,
lui dit Rostow, en rougissant legerement.
--Choisis une carte si tu
veux,≫ ajouta Dologhow sans lui repondre.
Une singuliere conversation,
qu'ils avaient eue un certain jour ensemble, revint dans ce moment a la
memoire de Nicolas: ≪Il n'y a qu'un imbecile pour se confier a la chance,≫
lui avait dit son ami.
≪Aurais-tu par hasard peur de jouer avec moi?≫ lui
demanda en souriant Dologhow, qui avait devine sa pensee.
Rostow
comprit, a ce sourire, que Dologhow se trouvait, comme au diner du club, dans
une de ces dispositions d'esprit ou, eprouvant le besoin de sortir du
train-train monotone de la vie, il se laissait volontiers entrainer a
commettre une mechante action.
Nicolas balbutia quelques mots et
cherchait, sans y parvenir, une plaisanterie a lui repondre, lorsque l'autre,
le regardant en face, articula lentement, nettement, et de facon a etre
entendu de tous:
≪Te rappelles-tu ce que nous disions un jour a propos du
jeu: ≪Il n'y a qu'un imbecile pour se confier a la chance; il faut jouer a
coup sur...≫ et pourtant je veux l'essayer!... Et faisant craquer son jeu de
cartes, il dit au meme moment: ≪La banque, Messieurs!≫
Ecartant
l'argent qu'il avait devant lui, il se prepara a tailler. Rostow s'assit a
ses cotes sans jouer.
≪Ne joue pas, cela vaut mieux, lui dit Dologhow....
Et Nicolas, chose etrange, sentit la necessite de prendre une carte, en
placant dessus une somme insignifiante.
--Je n'ai pas d'argent,
dit-il.
--Sur parole!≫ lui repondit Dologhow.
Rostow perdit les
cinq roubles qu'il venait de mettre; il remit encore et perdit de nouveau.
Dologhow passa dix fois.
≪Messieurs, dit-il, veuillez placer l'argent sur
les cartes; sans cela, je ne me reconnaitrai plus dans les
comptes.≫
Un des joueurs emit l'opinion qu'on pouvait avoir confiance en
lui.
≪Sans doute, mais j'ai peur de m'embrouiller... de grace, mettez
votre argent sur les cartes.... Quant a toi, ne te gene pas, ajouta-t-il
en s'adressant a Rostow, nous ferons nos comptes plus tard.≫
Le jeu
continua, et le domestique ne cessait de verser du champagne
a flots.
Rostow avait deja perdu 800 roubles. Il allait faire son
reste sur une carte, lorsque le verre de champagne qu'on lui offrait arreta
son mouvement, et il ne fit que sa mise habituelle de vingt
roubles:
≪Mais laisse donc, lui dit Dologhow, qui cependant n'avait pas
l'air de l'observer, tu te referas plus vite!... C'est etrange, je fais
gagner les autres, et toi, je te fais toujours perdre... c'est peut-etre
parce que tu me crains?≫
Rostow obeit. Ramassant par terre un sept de
coeur dont le coin etait ecorne, et dont plus tard il ne se souvint que trop,
il ecrivit bien lisiblement dessus le chiffre 800, avala son verre de
champagne, et tout en souriant a Dologhow et en suivant avec anxiete le
mouvement de ses doigts, il attendit l'apparition d'un sept! La perte ou le
gain, que pouvait lui amener cette carte, avait pour lui une grande
importance, car, le dimanche precedent, son pere, en lui remettant 2 000
roubles, lui avait confie qu'il se trouvait dans des embarras d'argent,
et l'avait prie de bien economiser cette somme jusqu'au mois de
mai. Nicolas lui avait assure qu'elle lui suffirait et au dela, et il ne
lui restait plus deja que 1 200 roubles. Aussi, s'il venait a perdre sur
ce sept de coeur, non seulement il aurait 1 600 roubles a payer, mais il
se verrait oblige de manquer a sa parole! ≪Qu'il me donne au plus
vite cette carte, se disait-il, et je prends ma casquette, et je file a
la maison souper avec Denissow, Natacha et Sonia, et je jure de ne
plus toucher une carte de ma vie!≫ Tous les details de sa vie de famille,
ses plaisanteries avec Petia, ses conversations avec Sonia, ses duos
avec Natacha, la partie de piquet avec son pere ou sa mere, tous ces
plaisirs intimes se representerent a lui avec la nettete et le charme
d'un bonheur perdu et inappreciable. Il ne pouvait admettre qu'un
hasard aveugle, en faisant tomber a droite ou a gauche ce sept de coeur, put
le priver de ces joies reconquises, et le precipiter dans un abime
de malheur indefini et inconnu. Cela ne pouvait etre, et il suivait,
avec une anxiete fievreuse, le mouvement des mains rouges, velues, a
larges articulations, de Dologhow, qui s'arreterent, et deposerent le paquet
de cartes, pour prendre un verre et une pipe.
≪Tu n'as donc pas peur
de jouer avec moi? lui dit Dologhow en se renversant sur le dossier de sa
chaise, comme pour raconter a ses amis quelque chose de gai:
--Oui,
Messieurs, on m'a assure qu'on avait fait courir a Moscou le bruit que je
trichais au jeu.... S'il en est ainsi, je vous conseille d'etre sur vos
gardes!
--Voyons, taille donc! lui dit Rostow.
--Oh! ces vieilles
commeres de Moscou!≫ ajouta-t-il, en reprenant le talon.
A ce moment
Rostow, reprimant avec peine une exclamation, se prit la tete a deux mains.
Le sept de coeur, qui lui etait si necessaire, etait la premiere carte de la
taille, et il avait perdu plus qu'il ne pouvait payer!
≪Ecoute, lui
dit Dologhow, ne va pas t'enfoncer!...≫ et il continua
a tailler.
XIV
Une heure et demie plus tard, tout
l'interet de la partie etait concentre sur Rostow. Au lieu des premiers 1 600
roubles qu'il avait perdus, il avait devant lui, inscrite a son debit, une
longue colonne de chiffres, dont le total pouvait, a ce qu'il croyait,
s'elever a 15 000 roubles, mais qui en realite depassait 20 000. Dologhow ne
racontait plus d'histoires: il suivait chaque mouvement de Rostow, et
supputait le chiffre de son gain, resolu a continuer le jeu, jusqu'a ce qu'il
eut atteint le chiffre de 43 000 roubles. Il s'etait fixe ce chiffre
dans son idee, parce qu'il formait le total de son age et de celui de
Sonia. Rostow, les coudes sur la table et la tete dans ses mains, assis
devant ce tapis vert barbouille de craie et de taches de vin, et sur
lequel s'amoncelaient des montagnes de cartes, suivait aussi, la mort dans
le coeur, le mouvement de ces doigts qui le tenaient en son
pouvoir:
≪Six cents roubles, as, neuf... impossible de se refaire?... Et
comme on doit etre gai, la-bas, a la maison!... Valet sur le cinq....
Pourquoi donc fait-il cela avec moi?≫ Parfois il augmentait sa mise,
mais Dologhow refusait et lui indiquait un chiffre. Rostow se soumettait,
et priait Dieu, comme il l'avait prie sur le champ de bataille, sur le
pont d'Amstetten. Tantot, il tentait le sort, en relevant au hasard une
carte dans le tas tombe sur le tapis, en se disant qu'elle ferait tourner
la chance; tantot, il comptait les brandebourgs de son uniforme et
placait sur une seule carte la somme representant le nombre de leurs
points; tantot, il regardait d'un air effare les autres joueurs, comme pour
leur demander secours, et reportant son regard sur le visage de marbre
de son adversaire, il essayait de penetrer ce qui se passait en
lui:
≪Il sait pourtant quelle est l'importance de cette perte pour moi,
et il est mon ami, et je l'aimais!... Mais ce n'est pas sa faute, puisque
la chance est pour lui, et je ne suis pas coupable non plus!... Quel
mal ai-je fait?... Ai-je tue ou offense quelqu'un?... Pourquoi donc
cet effroyable malheur? Il n'y a qu'un moment que je me suis approche
de cette table, avec le desir de gagner cent roubles, d'acheter a maman
un coffret pour sa fete et de m'en retourner bien vite.... J'etais
heureux, libre!... Quand donc a commence pour moi ce fatal revirement?... Je
suis le meme cependant, je suis a la meme place!... Non, c'est
impossible!... cela ne peut durer!≫
Il etait rouge, tout en nage, et
faisait peine a voir, surtout a cause de ses efforts surhumains pour
conserver du calme.
La colonne des pertes s'elevait a la somme fatale de
43 000 roubles, et Rostow avait deja apprete sa carte pour un paroli de 3 000
roubles qu'il venait de gagner, lorsque Dologhow, ramassant son jeu, le mit
de cote, fit rapidement l'addition avec la craie et en inscrivit le total
en chiffres bien alignes:
≪Allons souper, il en est temps! Voila les
bohemiens≫ dit-il, et une dizaine d'hommes et de femmes, au teint cuivre,
entrerent dans la chambre, en apportant avec eux le froid du dehors. Nicolas
comprit que tout etait perdu.
≪Quoi, c'est tout? et moi qui t'avais
prepare une jolie petite carte,≫ dit-il a Dologhow, en feignant
l'indifference, et comme si l'action seule du jeu
l'interessait.
≪Maintenant, tout est fini, pensait-il, tout! Maintenant
une balle dans la tete... c'est tout ce qui me reste a
faire!≫
≪Voyons, encore une petite carte, reprit-il.
--Volontiers,
fit Dologhow, en finissant d'additionner le total de 43 021 roubles. Va pour
21 roubles! Rostow, qui avait marque 6 000 sur une carte, les effaca pour
ecrire 21.
--Cela m'est egal, dit-il, ce qui m'interesse, c'est de savoir
si tu me donneras ce dix.≫
Dologhow taillait serieusement. Oh! comme
Rostow le haissait en ce moment!... Le dix fut pour lui!
≪Vous me
devez 43 000 roubles, comte, dit Dologhow, en se levant et en s'etirant....
On se fatigue a la fin de rester assis.
--Moi aussi, je suis fatigue,
repliqua Rostow.
--Quand pourrai-je recevoir l'argent, comte?≫ reprit
l'autre, comme pour lui faire sentir que la plaisanterie etait
deplacee.
Nicolas rougit jusqu'au blanc des yeux, et l'emmenant a
l'ecart:
≪Je ne puis te payer tout, il faut que tu acceptes une lettre de
change.
--Ecoute, lui dit Dologhow avec un sourire glacial, tu connais
le proverbe: ≪Heureux en amour, malheureux au jeu.≫ Ta cousine t'aime,
je le sais.
≪Oh! c'est epouvantable de se sentir entre les mains de
cet homme!≫ se dit Nicolas. Il pensait au coup qu'il allait porter a son
pere, a sa mere; il comprenait quel bonheur c'eut ete pour lui de n'avoir pas
a faire ce terrible aveu; il sentait que Dologhow le comprenait
aussi, qu'il pouvait lui epargner cette honte, ce chagrin, et que cependant
il jouait avec lui comme le chat avec la souris.
≪Ta cousine...,
reprit Dologhow.
--Ma cousine n'a rien a voir ici, dit Rostow en
l'interrompant avec colere, il est inutile de prononcer son
nom!
--Alors, quand puis-je recevoir?
--Demain!≫ repondit Rostow,
et il quitta la chambre.
XV
Rien de plus facile que de
dire d'un ton convenable: ≪A demain!≫ mais ce qui etait epouvantable, c'etait
de rentrer, de revoir ses soeurs, son pere, sa mere, de leur dire tout, et de
demander l'argent, pour ne pas manquer a la parole donnee.
Personne ne
dormait encore. La jeunesse avait soupe en revenant du theatre, et s'etait
groupee autour du piano. Lorsque Nicolas entra dans la salon, il se sentit
penetre par ces effluves d'amour pleines de poesie qui regnaient dans leur
maison, et qui semblaient, apres la declaration de Dologhow et le bal de
Ioghel, s'etre concentrees, comme avant l'orage, sur la tete de Sonia et de
Natacha. Vetues de bleu toutes les deux, et telles qu'elles avaient paru au
theatre, jolies, gentilles, et s'en rendant bien compte, elles riaient et
causaient aupres du piano. Vera et Schinchine jouaient aux echecs dans le
salon. La comtesse, en attendant le retour de son mari et de son fils,
faisait ≪une patience≫ que suivait avec attention une vieille dame, noble et
pauvre, qu'ils avaient recueillie. Denissow, les yeux brillants, les
cheveux ebouriffes, assis au piano, un pied rejete en arriere, tapait
les touches de ses gros doigts, et plaquait des accords, en roulant les
yeux et en cherchant, de sa petite voix enrouee, mais juste,
un accompagnement au quatrain qu'il venait de composer en l'honneur de
la Magicienne:
_≪Magicienne, ou prends-tu l'invincible
pouvoir_ _D'eveiller dans mon coeur les notes
endormies?_ _Oh, dis-le-moi, d'ou vient la flamme qui, ce
soir,_ _Evoque dans mon coeur l'essaim des melodies?≫_
La
passion faisait vibrer sa voix, et il fixait ses yeux noirs sur Natacha emue,
mais heureuse: ≪Charmant, parfait!≫ criait-elle, encore un couplet!≫ ≪Rien
n'est change ici,≫ se dit Nicolas. ≪Ah! le voila! s'ecria
Natacha.
--Papa est-il a la maison? demanda-t-il.
--Comme je suis
contente de te voir! reprit-elle sans lui repondre. Nous nous amusons
tant.... Vassili Dmitritch reste encore un jour pour me faire
plaisir.
--Non, papa n'est pas encore rentre, dit
Sonia.
--Nicolas, viens ici, mon ami,≫ lui cria sa mere, de l'autre bout
de chambre.
Nicolas alla lui baiser la main, et s'assit en silence
aupres d'elle, suivant du regard ses doigts, qui disposaient des cartes sur
la table, pour faire ≪une patience≫..., et le bruit des rires et des voix
arrivait de la salle jusqu'a eux.
≪Bien, bien, s'ecriait Denissow, il
n'y a plus a vous en defendre: chantez-moi la barcarolle, je vous en
supplie!≫
La comtesse regarda son fils, qui continuait a se
taire.
≪Qu'as-tu? lui demanda-t-elle.
--Rien, repondit-il, comme
s'il etait fatigue d'une question qu'on lui aurait adressee plusieurs fois...
mon pere viendra-t-il bientot?
--Je le crois!≫
≪Rien n'est change
ici.... Ils ne savent rien! Ou me cacher!≫ pensait-il, et il rentra dans la
salle ou Sonia, assise au piano, venait de commencer le prelude de la
barcarolle. Natacha allait chanter, et Denissow fixait sur elle des regards
enflammes.
Nicolas se mit a marcher en long et en large:
≪Voila
une belle idee de la faire chanter!... Que peut-elle chanter?
que trouvent-ils donc la de si gai?≫
Sonia plaqua un
accord.
≪Mon Dieu, mon Dieu! se disait-il, je suis un homme
perdu... deshonore... oui, il ne me reste plus qu'a me loger une balle dans
la tete... pourquoi donc chanter? S'en aller?... Bah, ils n'ont
qu'a continuer, apres tout ca m'est bien egal!...≫ et Nicolas, sombre
et morose, marchait toujours, en evitant le regard des jeunes
filles.
≪Nicolas, qu'avez-vous?≫ semblait lui demander Sonia, qui avait
tout d'abord remarque sa tristesse.
Natacha, avec son flair habituel,
en etait egalement frappee, mais elle etait si loin de toute idee de chagrin,
de douleur et de repentir, sa gaiete etait si exuberante que, comme il arrive
souvent a la jeunesse, elle ne tarda pas a ne plus s'en preoccuper: ≪Je
m'amuse trop, pensa-t-elle, pour gater mon plaisir par sympathie pour une
douleur qui n'est pas la mienne... et puis je me trompe sans doute, il
est probablement aussi gai que moi≫.
≪Voyons, Sonia,≫ dit-elle, en
s'elancant vivement au milieu de la salle, ou l'acoustique lui semblait
devoir etre meilleure. Relevant la tete et laissant pendre ses bras le long
de son corps, comme font les danseuses, elle semblait dire, en reponse au
regard passionne de Denissow: ≪Voila comme je suis!≫
≪De quoi donc
peut-elle se rejouir? pensait Nicolas.... Comment cela ne l'ennuie-t-il
pas?≫
Natacha lanca sa premiere note, sa poitrine se gonfla, et ses
yeux prirent une expression profonde. Elle ne pensait a rien, ni a
personne, en ce moment; sa bouche entr'ouverte en un sourire laissa echapper
des sons, ces sons que le premier gosier venu peut lancer a toute heure
avec les memes inflexions, et qui nous laisseront froids et
indifferents mille fois, pour nous faire frissonner et pleurer d'emotion a la
mille et unieme.
Natacha avait serieusement etudie son chant pendant
l'hiver, a cause surtout de Denissow, que sa voix ravissait au septieme ciel.
Elle ne chantait plus en enfant, et l'on ne sentait plus les efforts
maladroits de l'ecoliere. Bien que d'une rare etendue, sa voix n'etait
pas suffisamment travaillee, au dire des connaisseurs. Et cependant,
les connaisseurs, malgre leurs critiques, s'abandonnaient a leur insu a
la jouissance que leur causait cette voix, encore inhabile a prendre
sa respiration a temps et a se jouer des difficultes; et longtemps
apres qu'elle s'etait tue, ils ne demandaient qu'a l'entendre encore
et encore. On sentait si bien s'epanouir en elle cette suave
virginite dont rien jusqu'a ce moment n'avait effleure le veloute
et l'inconsciente puissance, qu'on aurait cru, en y changeant la
moindre chose, en alterer le charme.
≪Qu'est-ce donc? pensa Nicolas,
tout surpris de l'entendre chanter ainsi, et en ecarquillant les yeux... que
lui est-il arrive? Comme elle chante!≫ Oubliant tout, il attendait avec une
fievreuse impatience la note qui allait suivre, et pendant un moment il n'y
eut plus pour lui au monde que la mesure a trois temps du: ≪_Oh mio crudele
affetto_!≫... ≪Quelle absurde existence que la notre, pensait-il. Le
malheur, l'argent, Dologhow, la haine, l'honneur... tout cela n'est
rien!... voila le vrai!... Natacha, ma petite colombe!... voyons si elle
va atteindre le ≪si≫?... Elle l'a atteint; Dieu merci!≫.... Pour
renforcer le ≪si≫, il l'accompagna en tierce: ≪Quel bonheur! je l'ai donne
aussi!≫ s'ecria-t-il, et la vibration de cette tierce eveilla dans son ame
tout ce qu'il y avait de meilleur et de plus pur. Qu'etaient a cote de
cette sensation surhumaine et divine, et sa perte au jeu, et sa
parole donnee?... Folies! On pouvait tuer, voler et pourtant etre
encore heureux.
XVI
Il y avait longtemps que la musique
n'avait fait eprouver a Rostow de pareilles jouissances. A peine Natacha
eut-elle fini sa barcarolle que le sentiment de la realite lui revint, et il
gagna sa chambre sans mot dire. Un quart d'heure apres, le vieux comte
revenait du club, gai et content; son fils se rendit chez lui.
≪Eh
bien, t'es-tu amuse?≫ lui demanda-t-il, en souriant d'orgueil a sa vue.
Nicolas essaya en vain de dire oui... il etouffait. Son pere allumait sa
pipe, sans remarquer son trouble.
≪Allons, c'est inevitable!≫ pensa-t-il,
et prenant un ton degage, qui lui fit honte a lui-meme, et comme s'il ne
s'agissait que de demander une voiture a son pere pour aller faire un tour de
promenade:
≪Papa, lui dit-il, je suis venu pour affaires, je l'avais
presque oublie: j'ai besoin d'argent!
--Vraiment, lui repondit le
vieux comte qui etait tres bien dispose ce soir-la.... Je savais bien que ce
ne serait pas assez! T'en faut-il beaucoup?
--Oui, beaucoup,
repliqua-t-il, en affectant un laisser-aller niais et indifferent. Oui, j'ai
un peu perdu, pas mal, beaucoup meme, 43 000 roubles!
--Comment? Avec
qui?... mais c'est une plaisanterie! s'ecria le comte, dont la nuque se
couvrit d'une rougeur apoplectique.
--Je me suis engage a payer
demain!
--Oh! fit le pere avec un geste de desespoir, et en se laissant
tomber sans force sur le canape.
--Qu'y faire! continua Nicolas, d'un
ton assure et hardi. Cela arrive a tout le monde...≫ et pendant qu'il
parlait, ainsi il se traitait au fond de son coeur de miserable, de lache: sa
conscience lui disait que toute sa vie ne suffirait pas a expier sa faute, et
pendant qu'il assurait a son pere, d'un ton grossier, que ≪cela arrivait a
tout le monde≫, il avait envie de se jeter a ses genoux, de lui baiser la
main et d'implorer se pardon.
A ces mots, le vieux comte baissa les
yeux et s'agita d'un air embarrasse:
≪Oui, oui, dit-il... seulement je
crains... il me sera difficile de trouver... A qui n'est-ce pas arrive? a qui
n'est-ce pas arrive?...≫ et jetant un coup d'oeil a son fils, il se dirigea
vers la porte.... Nicolas, qui s'attendait a des reproches, ne put y tenir
plus longtemps:
≪Papa! Papa! pardonnez-moi,≫ s'ecria-t-il en eclatant en
sanglots, alors saisissant la main de son pere et pleurant comme un enfant,
il la porta vivement a ses levres.
Pendant que le fils avait cette
explication avec son pere, un entretien non moins grave avait lieu entre la
mere et la fille: ≪Maman!... Maman! il me l'a faite!
--Que veux-tu
dire?
--Il m'a fait sa declaration, maman!≫
La comtesse n'en
croyait pas ses oreilles.... Comment! Denissow avait fait une declaration a
cette fillette de Natacha, qui, il y a quelques jours a peine, jouait a la
poupee et prenait encore des lecons!
≪Voyons, Natacha, pas de betises!
lui dit avec douceur la comtesse, qui esperait lui faire avouer que ce
n'etait qu'une plaisanterie.
--Comment, des betises!... Mais c'est tres
serieux, dit Natacha piquee au vif. Je viens vous demander ce que je dois
faire, et vous me dites que ce sont des betises!≫
La comtesse haussa
les epaules.
≪S'il est vrai que M. Denissow t'ait fait une declaration,
tu lui diras de ma part que c'est un imbecile.
--Mais non, ce n'est
pas un imbecile.
--Eh bien, alors que veux-tu? Vous avez toutes la tete
tournee. Si tu en es eprise, epouse-le, et que Dieu te benisse!
--Mais
non, maman, je ne suis pas eprise de lui! Je vous jure qu'il me semble que je
ne le suis pas.
--Eh! bien alors, va le lui dire toi-meme.
--Ah!
maman, vous vous fachez? Ne vous fachez pas, chere petite maman!... Voyons,
est-ce ma faute?
--Non, mais que veux-tu, mon coeur! Veux-tu que j'aille
le lui dire?
--Non, je le lui dirai moi-meme, seulement enseignez-moi
comment?... Vous riez? mais si vous l'aviez vu, quand il m'a fait sa
declaration.... Je sais bien qu'il n'en avait pas l'intention.... Ca lui a
echappe!
--Soit, mais il faut alors que tu lui repondes par un
refus.
--Ah! non, il ne faut pas le refuser,... il me fait tant de
peine!... il est si bon!
--Eh bien, alors accepte-le, car il est
vraiment grand temps de te marier, ajouta la comtesse, moitie riant et moitie
fachee.
--Pour cela non, maman, mais je t'assure qu'il me fait de la
peine.... Comment lui dire cela?
--Aussi bien tu ne lui diras rien,
c'est moi qui vais lui parler, dit la comtesse, qui commencait a trouver
malseant qu'on put considerer cette petite Natacha comme une grande
personne.
--Non, pour rien au monde, je le dirai moi-meme, vous n'avez
qu'a ecouter a la porte...≫ et Natacha rentra en courant dans la salle,
ou Denissow, assis au piano et la figure dans ses mains, etait encore a
la meme place. Au bruit de ses pas, il releva la tete:
≪Natacha, lui
dit-il en s'approchant d'elle vivement, mon sort est entre vos mains...
decidez!
--Vassili Dmitritch, vous me faites tant de peine!... vous etes
si bon!... mais cela ne se peut pas... cela ne se peut pas... mais je
vous jure que je vous aimerai toujours!≫
Denissow s'inclina sur la
main de Natacha, et il ne put reprimer quelques sanglots etouffes, en la
sentant poser un baiser sur ses cheveux noirs, crepus et ebouriffes. A ce
moment, le frolement de la robe de la comtesse se fit
entendre:
≪Vassili Dmitritch, merci pour l'honneur que vous nous faites,
lui dit la comtesse d'un air emu, qui cependant lui parut severe..., mais
ma fille est si jeune!... et j'aurais pense que vous vous seriez adresse
a moi avant de lui en parler.
--Comtesse!≫ lui dit Denissow, en
baissant les yeux de l'air d'un coupable, et en essayant vainement de trouver
quelques mots a lui repondre.
Natacha, le voyant si abattu, se mit a
pleurer convulsivement.
≪Comtesse, j'ai eu tort, reprit Denissow d'une
voix brisee par l'emotion, mais j'adore votre fille et j'aime tant votre
famille que pour vous tous je donnerais deux fois ma vie!...≫ mais remarquant
le visage serieux de la comtesse:... ≪Eh bien, adieu,≫ lui dit-il, et
lui baisant la main sans regarder Natacha, il quitta la salle d'un
pas resolu.
Nicolas passa la journee du lendemain chez Denissow,
qui brulait du desir de quitter Moscou au plus tot. Ses camarades donnerent
une soiree d'adieux avec accompagnement de bohemiens et de bohemiennes, et
depuis il ne put jamais se souvenir comment on l'avait emballe dans
son traineau, et comment il avait franchi les trois premiers
relais.
Apres son depart, Rostow, auquel le vieux comte n'avait pu
fournir encore la grosse somme en question, resta quinze jours de plus a
Moscou sans sortir de chez lui, passant presque tout son temps
dans l'appartement des jeunes filles, a couvrir de vers et de musique
les pages de leurs albums.
Sonia, plus tendre, plus affectueuse que
jamais, semblait vouloir lui prouver par la que cette perte au jeu etait un
exploit veritable, et qu'elle ne pouvait que l'en aimer davantage, tandis que
de son cote Nicolas se regardait desormais comme indigne d'elle.
Ayant
enfin envoye les 43 000 roubles a Dologhow qui lui donna un recu en regle, il
partit a la fin de novembre, sans prendre conge d'aucune de ses
connaissances, et alla rejoindre son regiment, qui se trouvait deja en
Pologne.
CHAPITRE V
I
Apres son explication
avec sa femme, Pierre s'etait mis en route pour Petersbourg. Arrive au relais
de Torjok, il n'y trouva pas de chevaux, ou peut-etre le maitre de poste ne
voulut-il pas lui en donner; oblige d'attendre, il s'etendit, sans se
deshabiller et sans quitter ses grosses bottes fourrees, sur le grand divan
place devant une table ronde, et se mit a reflechir.
≪Faut-il apporter
les malles et preparer un lit? Votre Excellence veut-elle du
the?...≫
Pierre ne repondit pas: il n'avait rien vu, ni rien entendu,
plonge dans les reflexions qui l'absorbaient depuis quelques heures; peu
lui importait, en face des graves questions qui s'agitaient dans son
esprit, d'arriver plus ou moins tard a Petersbourg et de se reposer ici
ou ailleurs.
Le maitre de poste, sa femme, le domestique, la marchande
d'objets brodes d'or et d'argent[28] entraient tour a tour pour lui offrir
leurs services. Pierre, sans changer de position, les regardait par-dessus
ses lunettes, ne se rendant pas compte de ce qu'ils lui voulaient.
Comment ces gens-la pouvaient-ils vivre tranquilles, sans avoir resolu
les douloureux problemes qui n'avaient cesse de le tourmenter depuis
ce duel, suivi pour lui d'une si terrible nuit d'insomnie? Dans
l'isolement de son voyage, il ne pouvait s'empecher d'y revenir constamment,
sans parvenir a les resoudre. C'etait comme si le principal engrenage de
son existence s'etait tordu et tournait toujours sans accrocher le cran
et sans pouvoir s'arreter.
Le maitre de poste rentra pour lui dire
humblement que, si Son Excellence voulait bien attendre deux petites heures,
il pourrait lui donner des chevaux de courrier. Il mentait evidemment et
n'avait d'autre but que de ranconner le voyageur: ≪Ce qu'il fait est-il bien
ou mal? se dit Pierre. Pour moi qui en profite, c'est bien; mais pour le
voyageur qui viendra apres moi, ce sera mal. Quant a lui, il ne peut
faire autrement, car il n'a pas de quoi se mettre sous la dent.... Il
m'a assure que l'officier l'avait battu pour cela?... Si l'officier
l'a battu, c'est qu'il etait presse et que cela le retardait.... Et moi
j'ai tire sur Dologhow, parce que je me croyais offense... et Louis XVI a
ete execute parce qu'on le regardait comme criminel... et, un an plus
tard, on a execute ceux qui l'avaient condamne.... Qu'est-ce qui est
mal? qu'est-ce qui est bien?... Que faut-il aimer? Que faut-il
hair?... Pourquoi vivre! Qu'est-ce que la vie? Qu'est-ce que la mort?...
Quelle est cette force inconnue qui dirige le tout?...≫ Il ne trouvait pas
de reponse a ces questions, sauf une seule qui n'en etait pas une:
≪la mort! car alors ou tu sauras tout, ou tu cesseras de
questionner...≫ Mais c'etait effrayant de mourir.
La marchande de
cuirs de Torjok lui vantait d'une voix percante sa marchandise, surtout des
pantoufles en peau de chevre. ≪J'ai des centaines de roubles dont je ne sais
que faire et cette femme en pelisse dechiree me regarde timidement!... Que
ferait-elle de cet argent?... Lui donnerait-il un cheveu de plus de bonheur
ou de paix?... Quelque chose au monde peut-il lui epargner, a elle comme a
moi, les atteintes du mal ou de la mort?... La mort, qui met un terme a tout,
qui peut venir aujourd'hui ou demain, rend tout indifferent en comparaison
de l'eternite!...≫ et de nouveau il pressait l'engrenage de ses
pensees, qui continuait a tourner toujours a vide au meme endroit.
Son
domestique lui apporta un livre a moitie coupe, un roman par lettres de Mme
de Souza; il se mit a lire le recit des malheurs et de la lutte vertueuse
d'une certaine Amelie de Mansfield. ≪Et pourquoi a-t-elle lutte contre son
seducteur, se demanda-t-il, puisqu'elle l'aimait? Il est impossible que Dieu
ait fait naitre dans son ame des desirs contraires a sa volonte. Mon ex-femme
n'a pas lutte et peut-etre avait-elle raison!... On n'a rien decouvert, on
n'a rien invente, et nous savons seulement que nous ne savons rien. C'est la
le dernier mot de la sagesse humaine.≫
Tout, en lui et au dehors de
lui, lui paraissait confus, incertain et repugnant, mais cette impression
meme de repugnance lui causait une jouissance irritante.
≪Puis-je
prier Votre Excellence de ceder un peu de place a la personne qui me suit,≫
dit le maitre de poste, en entrant dans la chambre avec un autre voyageur,
force, comme Pierre, de s'arreter faute de chevaux. C'etait un vieillard de
petite taille, ride, jaune, avec des sourcils gris qui retombaient sur ses
yeux brillants, d'une couleur indecise.
Pierre retira ses jambes de
dessus la table et se leva pour se coucher sur le lit que l'on venait de lui
preparer; il regardait a la derobee le nouveau venu; celui-ci se laissa
deshabiller, d'un air fatigue, par son domestique et resta en petite veste
fourree couverte de nankin, et avec des bottes de feutre a ses pieds maigres
et osseux. Il s'assit sur le canape et appuya contre le dossier sa tete un
peu forte: il avait le front large, les cheveux coupes tres court. Le regard
serieux, intelligent et penetrant, qu'il jeta alors sur Pierre, frappa
ce dernier. Il allait lui adresser une question insignifiante,
lorsqu'il remarqua que le voyageur avait deja ferme les yeux, en croisant
l'une sur l'autre ses vieilles mains seches: il portait a l'un de ses
doigts un anneau de plomb avec une tete, de mort et semblait, ou dormir,
ou reflechir profondement. Son domestique etait, comme lui, vieux, ride
et jaune, sans moustaches et sans barbe, et l'on devinait, rien qu'a
voir sa peau lisse et parcheminee, que le rasoir n'y avait jamais passe.
Il deballa prestement le panier aux provisions, prepara la table de
the, et apporta le samovar. Lorsque tout fut pret, le voyageur ouvrit
les yeux, se rapprocha de la table, versa deux verres de the, et en donna
un au petit vieillard sans barbe. Pierre, embarrasse, sentit qu'il
allait etre inevitablement oblige de lier conversation avec lui. Le
vieux domestique rapporta son verre renverse sur la soucoupe avec le
morceau de sucre a moitie grignote, et demanda a son maitre s'il n'avait
besoin de rien.
≪Passe-moi le livre,≫ dit-il, et l'ayant recu, il se
plongea dans sa lecture.
Pierre crut s'apercevoir que c'etait un
ouvrage religieux, et continua a l'examiner, lorsqu'il le vit cesser de lire
et reprendre sa premiere position. Il le considerait toujours, mais le vieux,
se retournant de son cote, fixa sur lui un regard ferme et severe, qui le
troubla tout en l'attirant d'une facon
irresistible.
II
≪J'ai l'honneur, si je ne me trompe, de
parler au comte Besoukhow?≫ dit l'inconnu a haute voix et sans se
hater.
Pierre le regarda d'un air interrogateur par-dessus ses
lunettes.
≪J'ai entendu parler de vous, continua son interlocuteur, du
malheur qui vous est arrive!...≫ En soulignant le mot ≪malheur≫, il semblait
dire: ≪Vous avez beau donner a la chose le nom que vous voudrez, c'est
≪un malheur≫... ≪Je le regrette infiniment pour vous,
monsieur.≫
Pierre rougit, posa ses pieds a terre et se pencha, intimide
et souriant, vers le vieillard.
≪Des raisons plus graves que la
curiosite m'obligent a vous le rappeler,≫ continua-t-il apres un moment de
silence, sans detourner ses yeux de Besoukhow, et il se recula un peu sur le
canape, l'invitant par ce mouvement a venir prendre place pres de
lui.
Bien que Pierre ne fut pas dispose a la causerie, il s'y resigna et
alla s'asseoir a ses cotes.
≪Vous etes malheureux, monsieur; vous etes
jeune, je suis vieux, et j'aurais voulu vous venir en aide dans la mesure de
mes forces.
--Ah! oui, dit Pierre avec un sourire contraint: je vous suis
bien reconnaissant.... Venez-vous de loin, monsieur?
--Si, pour une
raison ou pour une autre, ma conversation vous etait desagreable,
dites-le-moi...≫ Et tout a coup sa voix devint tendre
et paternelle.
≪Oh! non, bien au contraire, je suis tres heureux de
faire votre connaissance...≫ Et les yeux de Pierre, attires par la bague,
y apercurent la tete de mort, signe habituel de la
franc-maconnerie.
≪Permettez-moi de vous demander si vous etes
franc-macon?
--Oui, monsieur, j'appartiens a cet ordre.... En mon nom et
au sien, je vous tends une main fraternelle.
--Je crains, dit Pierre,
en hesitant entre la sympathie que lui inspirait ce vieillard et les
plaisanteries dont les francs-macons etaient ordinairement l'objet, je crains
de ne point vous comprendre; je crains que ma maniere de voir sur la Creation
en general ne soit en complet desaccord avec la votre.
--Je connais
votre maniere de voir.... Vous croyez, et la majorite des hommes le pense
comme vous, qu'elle est le produit du travail de votre intelligence? Non,
monsieur.... Elle est le fruit de l'orgueil, de la paresse et de
l'ignorance!... Vous nourrissez une triste erreur, et c'est pour la combattre
que j'ai engage cette conversation.
--Pourquoi ne supposerais-je pas que
l'erreur est de votre cote?
--Je n'oserais pas dire que je connais la
verite, repliqua le franc-macon, qui etonnait Pierre de plus en plus par la
precision et la fermete de ses paroles. Personne ne parvient seul jusqu'a la
verite; c'est seulement pierre par pierre, avec le concours des milliers
de generations qui se sont succede depuis Adam jusqu'a nous, que
s'eleve l'edifice destine a devenir un jour le temple digne du Grand
Dieu.
--Je dois vous avouer que je ne crois point en Dieu,≫ dit Pierre
avec effort, mais il sentait l'obligation de ne rien cacher de sa
pensee.
Le franc-macon le regarda d'un oeil profond et avec le sourire
d'un bon riche, dont les millions vont rendre heureux le pauvre qui lui
confie sa misere:
≪Mais vous ne le connaissez pas, monsieur, vous ne
pouvez pas le connaitre, et vous etes malheureux, parce que vous ne le
connaissez pas.
--Oui, oui, je le sais bien, je suis malheureux, mais
qu'y puis-je faire?
--Vous ne le connaissez pas.... Il est ici, il est
en moi, il est dans mes paroles, poursuivit le franc-macon d'une voix severe,
il est en toi jusque dans cette negation blasphematoire que tu viens de
prononcer!≫
Il se tut et soupira, en s'efforcant de reprendre son
calme.
≪S'il n'existait pas, reprit-il a demi-voix, nous n'en causerions
pas. De qui as-tu parle? Qui as-tu renie? s'ecria-t-il tout a coup avec
une exaltation fievreuse et une puissance dominatrice. Qui donc
l'aurait invente, s'il n'existait pas? D'ou t'est venue, a toi et au
monde entier, l'idee d'un etre incomprehensible, tout-puissant, et
eternel dans tous ses attributs?... Il existe! reprit-il apres un long
silence, que Pierre se garda d'interrompre. Mais le comprendre
est impossible!...≫ et il feuilletait d'une main nerveuse et agitee
les pages de son livre. ≪Si tu doutais de l'existence d'un homme,
je t'aurais mene a cet homme, je te l'aurais montre; mais comment
puis-je, moi humble mortel, prouver sa toute-puissance, son eternite,
sa misericorde infinie a celui qui est aveugle, ou qui ferme les
yeux expres pour ne pas le voir, le comprendre, et qui ignore
volontairement la corruption et l'indignite de sa propre personne? Qui es-tu,
toi? Tu te crois sans doute un sage, pour avoir prononce ce
blaspheme, ajouta-t-il avec un sourire de mepris, et tu es aussi insense,
aussi ignorant qu'un enfant qui joue avec le mouvement artistement
combine d'une montre. Il n'en comprend pas le but et ne croit pas a celui
qui l'a fait. Le connaitre est difficile. Nous y travaillons depuis
des siecles, depuis Adam jusqu'a nos jours, et toujours l'infini nous
en separe!... La eclatent notre faiblesse et sa grandeur!≫
Pierre
l'ecoutait avec emotion sans l'interrompre; ses yeux brillaient, et il
croyait de tout son coeur aux paroles de cet etranger. Se sentait-il vaincu
par ses arguments, ou bien subissait-il, comme les enfants, l'influence de sa
voix emue, de sa conviction, de sa sincerite, de ce calme, de cette fermete,
de cette conscience de sa destinee, qui percait dans tout son etre et qui le
frappait, surtout par contraste avec son atonie morale et son manque absolu
d'espoir? De toute son ame, il desirait avoir la foi et il eprouvait un
sentiment presque beat de calme, de regeneration et de retour a la
vie.
≪Ce n'est pas l'esprit qui comprend Dieu, c'est la vie qui le
fait comprendre!≫
Pierre, craignant de trouver dans le raisonnement de
son interlocuteur un cote faible ou obscur qui aurait ebranle sa confiance
naissante, l'interrompit en lui disant:
≪Pourquoi donc l'intelligence
humaine ne peut-elle pas s'elever jusqu'a cette connaissance dont vous
parlez?
--La sagesse supreme et la verite, repondit le franc-macon avec
son sourire doux et paternel, peuvent se comparer a une rosee celeste,
dont nous voudrions nous penetrer. Puis-je alors, moi vase impur, me
penetrer de cette rosee et me faire juge de son essence? Une
purification interieure peut seule me rendre apte a la recevoir dans une
certaine mesure.
--Oui, oui, c'est cela, dit Pierre avec une joyeuse
expansion.
--La sagesse supreme a d'autres bases que l'intelligence et
les sciences humaines, telles que l'histoire, la physique et la chimie,
qui s'ecroulent au moindre souffle. La sagesse supreme est Une; elle
n'a qu'une science, la science universelle, la science qui explique
la Creation et la place que l'homme y occupe. Pour la comprendre, il
faut se purifier et regenerer son _moi;_ il faut donc, avant de
savoir, croire et se perfectionner. La lumiere divine, qui brille au fond de
nos ames, s'appelle la conscience. Que ta vue spirituelle se reporte sur
ton etre interieur, et demande-toi si tu es content de toi-meme, et a
quel resultat tu es arrive, n'ayant pour guide que ton intelligence!
Vous etes jeune, vous etes riche, vous etes intelligent, qu'avez-vous fait
de tous ces dons, dont vous avez ete comble? Etes-vous content de
vous-meme et de votre existence?
--Non, je l'ai en
horreur!
--Si tu l'as en horreur, change-la, purifie-toi, et, a mesure
que tu te transformeras, tu apprendras a connaitre la sagesse! Comment
l'avez-vous passee cette existence? En orgies, en debauches, en
depravations, recevant tout de la societe et ne lui donnant rien. Comment
avez-vous employe la fortune que vous avez recue? Qu'avez-vous fait pour
votre prochain? Avez-vous pense a vos dizaines de milliers de serfs?
Leur etes-vous venu en aide moralement ou physiquement? Non, n'est-ce
pas? Vous avez profite de leur labeur pour mener une existence
corrompue! Voila ce que vous avez fait. Avez-vous cherche a vous employer
utilement pour votre prochain? Non. Vous avez passe votre vie dans
l'oisivete. Puis, vous vous etes marie: vous avez accepte la responsabilite
de servir de guide a une jeune femme. Qu'avez-vous fait alors? Au lieu
de l'aider a trouver le chemin de la verite, vous l'avez jetee dans
l'abime du mensonge et du malheur. Un homme vous a offense, vous l'avez tue,
et vous dites que vous ne connaissez pas Dieu, et que vous avez
votre existence en horreur! Comment en serait-il autrement?≫
Apres ces
paroles, le franc-macon, que la vehemence de son discours avait visiblement
fatigue, s'appuya contre le dossier du canape et ferma les yeux, presque
inanime. Ses levres re-muaient sans laisser echapper aucun son. Pierre
l'examinait, son coeur debordait, mais il n'osait rompre le
silence. |
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