2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 22

La guerre et la paix 전쟁과 평화 22


Deux jours apres, Rostow, qui n'avait plus revu Dologhow, ni chez ses
parents, ni chez lui, recut de lui ces quelques mots:

≪N'ayant plus l'intention de me presenter chez vous, par des motifs qui
te sont sans doute connus, et partant bientot pour l'armee, je reunis ce
soir mes amis pour leur dire adieu. Tu nous trouveras a l'hotel
d'Angleterre.≫

En quittant le theatre, ou il etait alle avec Denissow et les siens,
Rostow s'y rendit vers dix heures et on l'introduisit aussitot dans le
plus bel appartement, que Dologhow avait loue pour cette circonstance.

Une vingtaine de personnes entouraient une table, a laquelle il etait
assis et qui etait eclairee par deux bougies. Une pile d'or et
d'assignats s'etalait devant lui: il taillait une banque. Nicolas ne
l'avait pas rencontre depuis le refus de Sonia, et eprouvait un certain
embarras a le revoir.

Des que Rostow entra, Dologhow lui jeta un regard froid et tranchant,
comme s'il eut ete sur d'avance qu'il allait venir:

≪Il y a longtemps que je ne t'ai vu, merci d'etre venu! Laissez-moi
finir de tailler ma banque, nous allons avoir Illiouchka avec son
choeur.

--Je suis pourtant alle chez toi, lui dit Rostow, en rougissant
legerement.

--Choisis une carte si tu veux,≫ ajouta Dologhow sans lui repondre.

Une singuliere conversation, qu'ils avaient eue un certain jour
ensemble, revint dans ce moment a la memoire de Nicolas: ≪Il n'y a qu'un
imbecile pour se confier a la chance,≫ lui avait dit son ami.

≪Aurais-tu par hasard peur de jouer avec moi?≫ lui demanda en souriant
Dologhow, qui avait devine sa pensee.

Rostow comprit, a ce sourire, que Dologhow se trouvait, comme au diner
du club, dans une de ces dispositions d'esprit ou, eprouvant le besoin
de sortir du train-train monotone de la vie, il se laissait volontiers
entrainer a commettre une mechante action.

Nicolas balbutia quelques mots et cherchait, sans y parvenir, une
plaisanterie a lui repondre, lorsque l'autre, le regardant en face,
articula lentement, nettement, et de facon a etre entendu de tous:

≪Te rappelles-tu ce que nous disions un jour a propos du jeu: ≪Il n'y a
qu'un imbecile pour se confier a la chance; il faut jouer a coup sur...≫
et pourtant je veux l'essayer!... Et faisant craquer son jeu de cartes,
il dit au meme moment: ≪La banque, Messieurs!≫

Ecartant l'argent qu'il avait devant lui, il se prepara a tailler.
Rostow s'assit a ses cotes sans jouer.

≪Ne joue pas, cela vaut mieux, lui dit Dologhow.... Et Nicolas, chose
etrange, sentit la necessite de prendre une carte, en placant dessus une
somme insignifiante.

--Je n'ai pas d'argent, dit-il.

--Sur parole!≫ lui repondit Dologhow.

Rostow perdit les cinq roubles qu'il venait de mettre; il remit encore
et perdit de nouveau. Dologhow passa dix fois.

≪Messieurs, dit-il, veuillez placer l'argent sur les cartes; sans cela,
je ne me reconnaitrai plus dans les comptes.≫

Un des joueurs emit l'opinion qu'on pouvait avoir confiance en lui.

≪Sans doute, mais j'ai peur de m'embrouiller... de grace, mettez votre
argent sur les cartes.... Quant a toi, ne te gene pas, ajouta-t-il en
s'adressant a Rostow, nous ferons nos comptes plus tard.≫

Le jeu continua, et le domestique ne cessait de verser du champagne a
flots.

Rostow avait deja perdu 800 roubles. Il allait faire son reste sur une
carte, lorsque le verre de champagne qu'on lui offrait arreta son
mouvement, et il ne fit que sa mise habituelle de vingt roubles:

≪Mais laisse donc, lui dit Dologhow, qui cependant n'avait pas l'air de
l'observer, tu te referas plus vite!... C'est etrange, je fais gagner
les autres, et toi, je te fais toujours perdre... c'est peut-etre parce
que tu me crains?≫

Rostow obeit. Ramassant par terre un sept de coeur dont le coin etait
ecorne, et dont plus tard il ne se souvint que trop, il ecrivit bien
lisiblement dessus le chiffre 800, avala son verre de champagne, et tout
en souriant a Dologhow et en suivant avec anxiete le mouvement de ses
doigts, il attendit l'apparition d'un sept! La perte ou le gain, que
pouvait lui amener cette carte, avait pour lui une grande importance,
car, le dimanche precedent, son pere, en lui remettant 2 000 roubles,
lui avait confie qu'il se trouvait dans des embarras d'argent, et
l'avait prie de bien economiser cette somme jusqu'au mois de mai.
Nicolas lui avait assure qu'elle lui suffirait et au dela, et il ne lui
restait plus deja que 1 200 roubles. Aussi, s'il venait a perdre sur ce
sept de coeur, non seulement il aurait 1 600 roubles a payer, mais il se
verrait oblige de manquer a sa parole! ≪Qu'il me donne au plus vite
cette carte, se disait-il, et je prends ma casquette, et je file a la
maison souper avec Denissow, Natacha et Sonia, et je jure de ne plus
toucher une carte de ma vie!≫ Tous les details de sa vie de famille, ses
plaisanteries avec Petia, ses conversations avec Sonia, ses duos avec
Natacha, la partie de piquet avec son pere ou sa mere, tous ces plaisirs
intimes se representerent a lui avec la nettete et le charme d'un
bonheur perdu et inappreciable. Il ne pouvait admettre qu'un hasard
aveugle, en faisant tomber a droite ou a gauche ce sept de coeur, put le
priver de ces joies reconquises, et le precipiter dans un abime de
malheur indefini et inconnu. Cela ne pouvait etre, et il suivait, avec
une anxiete fievreuse, le mouvement des mains rouges, velues, a larges
articulations, de Dologhow, qui s'arreterent, et deposerent le paquet de
cartes, pour prendre un verre et une pipe.

≪Tu n'as donc pas peur de jouer avec moi? lui dit Dologhow en se
renversant sur le dossier de sa chaise, comme pour raconter a ses amis
quelque chose de gai:

--Oui, Messieurs, on m'a assure qu'on avait fait courir a Moscou le
bruit que je trichais au jeu.... S'il en est ainsi, je vous conseille
d'etre sur vos gardes!

--Voyons, taille donc! lui dit Rostow.

--Oh! ces vieilles commeres de Moscou!≫ ajouta-t-il, en reprenant le
talon.

A ce moment Rostow, reprimant avec peine une exclamation, se prit la
tete a deux mains. Le sept de coeur, qui lui etait si necessaire, etait
la premiere carte de la taille, et il avait perdu plus qu'il ne pouvait
payer!

≪Ecoute, lui dit Dologhow, ne va pas t'enfoncer!...≫ et il continua a
tailler.


XIV


Une heure et demie plus tard, tout l'interet de la partie etait
concentre sur Rostow. Au lieu des premiers 1 600 roubles qu'il avait
perdus, il avait devant lui, inscrite a son debit, une longue colonne de
chiffres, dont le total pouvait, a ce qu'il croyait, s'elever a 15 000
roubles, mais qui en realite depassait 20 000. Dologhow ne racontait
plus d'histoires: il suivait chaque mouvement de Rostow, et supputait le
chiffre de son gain, resolu a continuer le jeu, jusqu'a ce qu'il eut
atteint le chiffre de 43 000 roubles. Il s'etait fixe ce chiffre dans
son idee, parce qu'il formait le total de son age et de celui de Sonia.
Rostow, les coudes sur la table et la tete dans ses mains, assis devant
ce tapis vert barbouille de craie et de taches de vin, et sur lequel
s'amoncelaient des montagnes de cartes, suivait aussi, la mort dans le
coeur, le mouvement de ces doigts qui le tenaient en son pouvoir:

≪Six cents roubles, as, neuf... impossible de se refaire?... Et comme on
doit etre gai, la-bas, a la maison!... Valet sur le cinq.... Pourquoi
donc fait-il cela avec moi?≫ Parfois il augmentait sa mise, mais
Dologhow refusait et lui indiquait un chiffre. Rostow se soumettait, et
priait Dieu, comme il l'avait prie sur le champ de bataille, sur le pont
d'Amstetten. Tantot, il tentait le sort, en relevant au hasard une carte
dans le tas tombe sur le tapis, en se disant qu'elle ferait tourner la
chance; tantot, il comptait les brandebourgs de son uniforme et placait
sur une seule carte la somme representant le nombre de leurs points;
tantot, il regardait d'un air effare les autres joueurs, comme pour leur
demander secours, et reportant son regard sur le visage de marbre de
son adversaire, il essayait de penetrer ce qui se passait en lui:

≪Il sait pourtant quelle est l'importance de cette perte pour moi, et il
est mon ami, et je l'aimais!... Mais ce n'est pas sa faute, puisque la
chance est pour lui, et je ne suis pas coupable non plus!... Quel mal
ai-je fait?... Ai-je tue ou offense quelqu'un?... Pourquoi donc cet
effroyable malheur? Il n'y a qu'un moment que je me suis approche de
cette table, avec le desir de gagner cent roubles, d'acheter a maman un
coffret pour sa fete et de m'en retourner bien vite.... J'etais heureux,
libre!... Quand donc a commence pour moi ce fatal revirement?... Je suis
le meme cependant, je suis a la meme place!... Non, c'est impossible!...
cela ne peut durer!≫

Il etait rouge, tout en nage, et faisait peine a voir, surtout a cause
de ses efforts surhumains pour conserver du calme.

La colonne des pertes s'elevait a la somme fatale de 43 000 roubles, et
Rostow avait deja apprete sa carte pour un paroli de 3 000 roubles qu'il
venait de gagner, lorsque Dologhow, ramassant son jeu, le mit de cote,
fit rapidement l'addition avec la craie et en inscrivit le total en
chiffres bien alignes:

≪Allons souper, il en est temps! Voila les bohemiens≫ dit-il, et une
dizaine d'hommes et de femmes, au teint cuivre, entrerent dans la
chambre, en apportant avec eux le froid du dehors. Nicolas comprit que
tout etait perdu.

≪Quoi, c'est tout? et moi qui t'avais prepare une jolie petite carte,≫
dit-il a Dologhow, en feignant l'indifference, et comme si l'action
seule du jeu l'interessait.

≪Maintenant, tout est fini, pensait-il, tout! Maintenant une balle dans
la tete... c'est tout ce qui me reste a faire!≫

≪Voyons, encore une petite carte, reprit-il.

--Volontiers, fit Dologhow, en finissant d'additionner le total de 43
021 roubles. Va pour 21 roubles! Rostow, qui avait marque 6 000 sur une
carte, les effaca pour ecrire 21.

--Cela m'est egal, dit-il, ce qui m'interesse, c'est de savoir si tu me
donneras ce dix.≫

Dologhow taillait serieusement. Oh! comme Rostow le haissait en ce
moment!... Le dix fut pour lui!

≪Vous me devez 43 000 roubles, comte, dit Dologhow, en se levant et en
s'etirant.... On se fatigue a la fin de rester assis.

--Moi aussi, je suis fatigue, repliqua Rostow.

--Quand pourrai-je recevoir l'argent, comte?≫ reprit l'autre, comme pour
lui faire sentir que la plaisanterie etait deplacee.

Nicolas rougit jusqu'au blanc des yeux, et l'emmenant a l'ecart:

≪Je ne puis te payer tout, il faut que tu acceptes une lettre de change.

--Ecoute, lui dit Dologhow avec un sourire glacial, tu connais le
proverbe: ≪Heureux en amour, malheureux au jeu.≫ Ta cousine t'aime, je
le sais.

≪Oh! c'est epouvantable de se sentir entre les mains de cet homme!≫ se
dit Nicolas. Il pensait au coup qu'il allait porter a son pere, a sa
mere; il comprenait quel bonheur c'eut ete pour lui de n'avoir pas a
faire ce terrible aveu; il sentait que Dologhow le comprenait aussi,
qu'il pouvait lui epargner cette honte, ce chagrin, et que cependant il
jouait avec lui comme le chat avec la souris.

≪Ta cousine..., reprit Dologhow.

--Ma cousine n'a rien a voir ici, dit Rostow en l'interrompant avec
colere, il est inutile de prononcer son nom!

--Alors, quand puis-je recevoir?

--Demain!≫ repondit Rostow, et il quitta la chambre.


XV


Rien de plus facile que de dire d'un ton convenable: ≪A demain!≫ mais ce
qui etait epouvantable, c'etait de rentrer, de revoir ses soeurs, son
pere, sa mere, de leur dire tout, et de demander l'argent, pour ne pas
manquer a la parole donnee.

Personne ne dormait encore. La jeunesse avait soupe en revenant du
theatre, et s'etait groupee autour du piano. Lorsque Nicolas entra dans
la salon, il se sentit penetre par ces effluves d'amour pleines de
poesie qui regnaient dans leur maison, et qui semblaient, apres la
declaration de Dologhow et le bal de Ioghel, s'etre concentrees, comme
avant l'orage, sur la tete de Sonia et de Natacha. Vetues de bleu toutes
les deux, et telles qu'elles avaient paru au theatre, jolies, gentilles,
et s'en rendant bien compte, elles riaient et causaient aupres du piano.
Vera et Schinchine jouaient aux echecs dans le salon. La comtesse, en
attendant le retour de son mari et de son fils, faisait ≪une patience≫
que suivait avec attention une vieille dame, noble et pauvre, qu'ils
avaient recueillie. Denissow, les yeux brillants, les cheveux
ebouriffes, assis au piano, un pied rejete en arriere, tapait les
touches de ses gros doigts, et plaquait des accords, en roulant les yeux
et en cherchant, de sa petite voix enrouee, mais juste, un
accompagnement au quatrain qu'il venait de composer en l'honneur de la
Magicienne:

          _≪Magicienne, ou prends-tu l'invincible pouvoir_
          _D'eveiller dans mon coeur les notes endormies?_
          _Oh, dis-le-moi, d'ou vient la flamme qui, ce soir,_
          _Evoque dans mon coeur l'essaim des melodies?≫_

La passion faisait vibrer sa voix, et il fixait ses yeux noirs sur
Natacha emue, mais heureuse: ≪Charmant, parfait!≫ criait-elle, encore un
couplet!≫ ≪Rien n'est change ici,≫ se dit Nicolas. ≪Ah! le voila!
s'ecria Natacha.

--Papa est-il a la maison? demanda-t-il.

--Comme je suis contente de te voir! reprit-elle sans lui repondre. Nous
nous amusons tant.... Vassili Dmitritch reste encore un jour pour me
faire plaisir.

--Non, papa n'est pas encore rentre, dit Sonia.

--Nicolas, viens ici, mon ami,≫ lui cria sa mere, de l'autre bout de
chambre.

Nicolas alla lui baiser la main, et s'assit en silence aupres d'elle,
suivant du regard ses doigts, qui disposaient des cartes sur la table,
pour faire ≪une patience≫..., et le bruit des rires et des voix arrivait
de la salle jusqu'a eux.

≪Bien, bien, s'ecriait Denissow, il n'y a plus a vous en defendre:
chantez-moi la barcarolle, je vous en supplie!≫

La comtesse regarda son fils, qui continuait a se taire.

≪Qu'as-tu? lui demanda-t-elle.

--Rien, repondit-il, comme s'il etait fatigue d'une question qu'on lui
aurait adressee plusieurs fois... mon pere viendra-t-il bientot?

--Je le crois!≫

≪Rien n'est change ici.... Ils ne savent rien! Ou me cacher!≫
pensait-il, et il rentra dans la salle ou Sonia, assise au piano, venait
de commencer le prelude de la barcarolle. Natacha allait chanter, et
Denissow fixait sur elle des regards enflammes.

Nicolas se mit a marcher en long et en large:

≪Voila une belle idee de la faire chanter!... Que peut-elle chanter? que
trouvent-ils donc la de si gai?≫

Sonia plaqua un accord.

≪Mon Dieu, mon Dieu! se disait-il, je suis un homme perdu...
deshonore... oui, il ne me reste plus qu'a me loger une balle dans la
tete... pourquoi donc chanter? S'en aller?... Bah, ils n'ont qu'a
continuer, apres tout ca m'est bien egal!...≫ et Nicolas, sombre et
morose, marchait toujours, en evitant le regard des jeunes filles.

≪Nicolas, qu'avez-vous?≫ semblait lui demander Sonia, qui avait tout
d'abord remarque sa tristesse.

Natacha, avec son flair habituel, en etait egalement frappee, mais elle
etait si loin de toute idee de chagrin, de douleur et de repentir, sa
gaiete etait si exuberante que, comme il arrive souvent a la jeunesse,
elle ne tarda pas a ne plus s'en preoccuper: ≪Je m'amuse trop,
pensa-t-elle, pour gater mon plaisir par sympathie pour une douleur qui
n'est pas la mienne... et puis je me trompe sans doute, il est
probablement aussi gai que moi≫.

≪Voyons, Sonia,≫ dit-elle, en s'elancant vivement au milieu de la
salle, ou l'acoustique lui semblait devoir etre meilleure. Relevant la
tete et laissant pendre ses bras le long de son corps, comme font les
danseuses, elle semblait dire, en reponse au regard passionne de
Denissow: ≪Voila comme je suis!≫

≪De quoi donc peut-elle se rejouir? pensait Nicolas.... Comment cela ne
l'ennuie-t-il pas?≫

Natacha lanca sa premiere note, sa poitrine se gonfla, et ses yeux
prirent une expression profonde. Elle ne pensait a rien, ni a personne,
en ce moment; sa bouche entr'ouverte en un sourire laissa echapper des
sons, ces sons que le premier gosier venu peut lancer a toute heure avec
les memes inflexions, et qui nous laisseront froids et indifferents
mille fois, pour nous faire frissonner et pleurer d'emotion a la mille
et unieme.

Natacha avait serieusement etudie son chant pendant l'hiver, a cause
surtout de Denissow, que sa voix ravissait au septieme ciel. Elle ne
chantait plus en enfant, et l'on ne sentait plus les efforts maladroits
de l'ecoliere. Bien que d'une rare etendue, sa voix n'etait pas
suffisamment travaillee, au dire des connaisseurs. Et cependant, les
connaisseurs, malgre leurs critiques, s'abandonnaient a leur insu a la
jouissance que leur causait cette voix, encore inhabile a prendre sa
respiration a temps et a se jouer des difficultes; et longtemps apres
qu'elle s'etait tue, ils ne demandaient qu'a l'entendre encore et
encore. On sentait si bien s'epanouir en elle cette suave virginite
dont rien jusqu'a ce moment n'avait effleure le veloute et
l'inconsciente puissance, qu'on aurait cru, en y changeant la moindre
chose, en alterer le charme.

≪Qu'est-ce donc? pensa Nicolas, tout surpris de l'entendre chanter
ainsi, et en ecarquillant les yeux... que lui est-il arrive? Comme elle
chante!≫ Oubliant tout, il attendait avec une fievreuse impatience la
note qui allait suivre, et pendant un moment il n'y eut plus pour lui au
monde que la mesure a trois temps du: ≪_Oh mio crudele affetto_!≫...
≪Quelle absurde existence que la notre, pensait-il. Le malheur,
l'argent, Dologhow, la haine, l'honneur... tout cela n'est rien!...
voila le vrai!... Natacha, ma petite colombe!... voyons si elle va
atteindre le ≪si≫?... Elle l'a atteint; Dieu merci!≫.... Pour renforcer
le ≪si≫, il l'accompagna en tierce: ≪Quel bonheur! je l'ai donne aussi!≫
s'ecria-t-il, et la vibration de cette tierce eveilla dans son ame tout
ce qu'il y avait de meilleur et de plus pur. Qu'etaient a cote de cette
sensation surhumaine et divine, et sa perte au jeu, et sa parole
donnee?... Folies! On pouvait tuer, voler et pourtant etre encore
heureux.


XVI


Il y avait longtemps que la musique n'avait fait eprouver a Rostow de
pareilles jouissances. A peine Natacha eut-elle fini sa barcarolle que
le sentiment de la realite lui revint, et il gagna sa chambre sans mot
dire. Un quart d'heure apres, le vieux comte revenait du club, gai et
content; son fils se rendit chez lui.

≪Eh bien, t'es-tu amuse?≫ lui demanda-t-il, en souriant d'orgueil a sa
vue. Nicolas essaya en vain de dire oui... il etouffait. Son pere
allumait sa pipe, sans remarquer son trouble.

≪Allons, c'est inevitable!≫ pensa-t-il, et prenant un ton degage, qui
lui fit honte a lui-meme, et comme s'il ne s'agissait que de demander
une voiture a son pere pour aller faire un tour de promenade:

≪Papa, lui dit-il, je suis venu pour affaires, je l'avais presque
oublie: j'ai besoin d'argent!

--Vraiment, lui repondit le vieux comte qui etait tres bien dispose ce
soir-la.... Je savais bien que ce ne serait pas assez! T'en faut-il
beaucoup?

--Oui, beaucoup, repliqua-t-il, en affectant un laisser-aller niais et
indifferent. Oui, j'ai un peu perdu, pas mal, beaucoup meme, 43 000
roubles!

--Comment? Avec qui?... mais c'est une plaisanterie! s'ecria le comte,
dont la nuque se couvrit d'une rougeur apoplectique.

--Je me suis engage a payer demain!

--Oh! fit le pere avec un geste de desespoir, et en se laissant tomber
sans force sur le canape.

--Qu'y faire! continua Nicolas, d'un ton assure et hardi. Cela arrive a
tout le monde...≫ et pendant qu'il parlait, ainsi il se traitait au fond
de son coeur de miserable, de lache: sa conscience lui disait que toute
sa vie ne suffirait pas a expier sa faute, et pendant qu'il assurait a
son pere, d'un ton grossier, que ≪cela arrivait a tout le monde≫, il
avait envie de se jeter a ses genoux, de lui baiser la main et
d'implorer se pardon.

A ces mots, le vieux comte baissa les yeux et s'agita d'un air
embarrasse:

≪Oui, oui, dit-il... seulement je crains... il me sera difficile de
trouver... A qui n'est-ce pas arrive? a qui n'est-ce pas arrive?...≫ et
jetant un coup d'oeil a son fils, il se dirigea vers la porte....
Nicolas, qui s'attendait a des reproches, ne put y tenir plus longtemps:

≪Papa! Papa! pardonnez-moi,≫ s'ecria-t-il en eclatant en sanglots,
alors saisissant la main de son pere et pleurant comme un enfant, il la
porta vivement a ses levres.


Pendant que le fils avait cette explication avec son pere, un entretien
non moins grave avait lieu entre la mere et la fille: ≪Maman!... Maman!
il me l'a faite!

--Que veux-tu dire?

--Il m'a fait sa declaration, maman!≫

La comtesse n'en croyait pas ses oreilles.... Comment! Denissow avait
fait une declaration a cette fillette de Natacha, qui, il y a quelques
jours a peine, jouait a la poupee et prenait encore des lecons!

≪Voyons, Natacha, pas de betises! lui dit avec douceur la comtesse, qui
esperait lui faire avouer que ce n'etait qu'une plaisanterie.

--Comment, des betises!... Mais c'est tres serieux, dit Natacha piquee
au vif. Je viens vous demander ce que je dois faire, et vous me dites
que ce sont des betises!≫

La comtesse haussa les epaules.

≪S'il est vrai que M. Denissow t'ait fait une declaration, tu lui diras
de ma part que c'est un imbecile.

--Mais non, ce n'est pas un imbecile.

--Eh bien, alors que veux-tu? Vous avez toutes la tete tournee. Si tu en
es eprise, epouse-le, et que Dieu te benisse!

--Mais non, maman, je ne suis pas eprise de lui! Je vous jure qu'il me
semble que je ne le suis pas.

--Eh! bien alors, va le lui dire toi-meme.

--Ah! maman, vous vous fachez? Ne vous fachez pas, chere petite
maman!... Voyons, est-ce ma faute?

--Non, mais que veux-tu, mon coeur! Veux-tu que j'aille le lui dire?

--Non, je le lui dirai moi-meme, seulement enseignez-moi comment?...
Vous riez? mais si vous l'aviez vu, quand il m'a fait sa declaration....
Je sais bien qu'il n'en avait pas l'intention.... Ca lui a echappe!

--Soit, mais il faut alors que tu lui repondes par un refus.

--Ah! non, il ne faut pas le refuser,... il me fait tant de peine!... il
est si bon!

--Eh bien, alors accepte-le, car il est vraiment grand temps de te
marier, ajouta la comtesse, moitie riant et moitie fachee.

--Pour cela non, maman, mais je t'assure qu'il me fait de la peine....
Comment lui dire cela?

--Aussi bien tu ne lui diras rien, c'est moi qui vais lui parler, dit la
comtesse, qui commencait a trouver malseant qu'on put considerer cette
petite Natacha comme une grande personne.

--Non, pour rien au monde, je le dirai moi-meme, vous n'avez qu'a
ecouter a la porte...≫ et Natacha rentra en courant dans la salle, ou
Denissow, assis au piano et la figure dans ses mains, etait encore a la
meme place. Au bruit de ses pas, il releva la tete:

≪Natacha, lui dit-il en s'approchant d'elle vivement, mon sort est entre
vos mains... decidez!

--Vassili Dmitritch, vous me faites tant de peine!... vous etes si
bon!... mais cela ne se peut pas... cela ne se peut pas... mais je vous
jure que je vous aimerai toujours!≫

Denissow s'inclina sur la main de Natacha, et il ne put reprimer
quelques sanglots etouffes, en la sentant poser un baiser sur ses
cheveux noirs, crepus et ebouriffes. A ce moment, le frolement de la
robe de la comtesse se fit entendre:

≪Vassili Dmitritch, merci pour l'honneur que vous nous faites, lui dit
la comtesse d'un air emu, qui cependant lui parut severe..., mais ma
fille est si jeune!... et j'aurais pense que vous vous seriez adresse a
moi avant de lui en parler.

--Comtesse!≫ lui dit Denissow, en baissant les yeux de l'air d'un
coupable, et en essayant vainement de trouver quelques mots a lui
repondre.

Natacha, le voyant si abattu, se mit a pleurer convulsivement.

≪Comtesse, j'ai eu tort, reprit Denissow d'une voix brisee par
l'emotion, mais j'adore votre fille et j'aime tant votre famille que
pour vous tous je donnerais deux fois ma vie!...≫ mais remarquant le
visage serieux de la comtesse:... ≪Eh bien, adieu,≫ lui dit-il, et lui
baisant la main sans regarder Natacha, il quitta la salle d'un pas
resolu.


Nicolas passa la journee du lendemain chez Denissow, qui brulait du
desir de quitter Moscou au plus tot. Ses camarades donnerent une soiree
d'adieux avec accompagnement de bohemiens et de bohemiennes, et depuis
il ne put jamais se souvenir comment on l'avait emballe dans son
traineau, et comment il avait franchi les trois premiers relais.

Apres son depart, Rostow, auquel le vieux comte n'avait pu fournir
encore la grosse somme en question, resta quinze jours de plus a Moscou
sans sortir de chez lui, passant presque tout son temps dans
l'appartement des jeunes filles, a couvrir de vers et de musique les
pages de leurs albums.

Sonia, plus tendre, plus affectueuse que jamais, semblait vouloir lui
prouver par la que cette perte au jeu etait un exploit veritable, et
qu'elle ne pouvait que l'en aimer davantage, tandis que de son cote
Nicolas se regardait desormais comme indigne d'elle.

Ayant enfin envoye les 43 000 roubles a Dologhow qui lui donna un recu
en regle, il partit a la fin de novembre, sans prendre conge d'aucune de
ses connaissances, et alla rejoindre son regiment, qui se trouvait deja
en Pologne.




CHAPITRE V

I


Apres son explication avec sa femme, Pierre s'etait mis en route pour
Petersbourg. Arrive au relais de Torjok, il n'y trouva pas de chevaux,
ou peut-etre le maitre de poste ne voulut-il pas lui en donner; oblige
d'attendre, il s'etendit, sans se deshabiller et sans quitter ses
grosses bottes fourrees, sur le grand divan place devant une table
ronde, et se mit a reflechir.

≪Faut-il apporter les malles et preparer un lit? Votre Excellence
veut-elle du the?...≫

Pierre ne repondit pas: il n'avait rien vu, ni rien entendu, plonge dans
les reflexions qui l'absorbaient depuis quelques heures; peu lui
importait, en face des graves questions qui s'agitaient dans son esprit,
d'arriver plus ou moins tard a Petersbourg et de se reposer ici ou
ailleurs.

Le maitre de poste, sa femme, le domestique, la marchande d'objets
brodes d'or et d'argent[28] entraient tour a tour pour lui offrir leurs
services. Pierre, sans changer de position, les regardait par-dessus ses
lunettes, ne se rendant pas compte de ce qu'ils lui voulaient. Comment
ces gens-la pouvaient-ils vivre tranquilles, sans avoir resolu les
douloureux problemes qui n'avaient cesse de le tourmenter depuis ce
duel, suivi pour lui d'une si terrible nuit d'insomnie? Dans l'isolement
de son voyage, il ne pouvait s'empecher d'y revenir constamment, sans
parvenir a les resoudre. C'etait comme si le principal engrenage de son
existence s'etait tordu et tournait toujours sans accrocher le cran et
sans pouvoir s'arreter.

Le maitre de poste rentra pour lui dire humblement que, si Son
Excellence voulait bien attendre deux petites heures, il pourrait lui
donner des chevaux de courrier. Il mentait evidemment et n'avait d'autre
but que de ranconner le voyageur: ≪Ce qu'il fait est-il bien ou mal? se
dit Pierre. Pour moi qui en profite, c'est bien; mais pour le voyageur
qui viendra apres moi, ce sera mal. Quant a lui, il ne peut faire
autrement, car il n'a pas de quoi se mettre sous la dent.... Il m'a
assure que l'officier l'avait battu pour cela?... Si l'officier l'a
battu, c'est qu'il etait presse et que cela le retardait.... Et moi j'ai
tire sur Dologhow, parce que je me croyais offense... et Louis XVI a ete
execute parce qu'on le regardait comme criminel... et, un an plus tard,
on a execute ceux qui l'avaient condamne.... Qu'est-ce qui est mal?
qu'est-ce qui est bien?... Que faut-il aimer? Que faut-il hair?...
Pourquoi vivre! Qu'est-ce que la vie? Qu'est-ce que la mort?... Quelle
est cette force inconnue qui dirige le tout?...≫ Il ne trouvait pas de
reponse a ces questions, sauf une seule qui n'en etait pas une: ≪la
mort! car alors ou tu sauras tout, ou tu cesseras de questionner...≫
Mais c'etait effrayant de mourir.

La marchande de cuirs de Torjok lui vantait d'une voix percante sa
marchandise, surtout des pantoufles en peau de chevre. ≪J'ai des
centaines de roubles dont je ne sais que faire et cette femme en pelisse
dechiree me regarde timidement!... Que ferait-elle de cet argent?... Lui
donnerait-il un cheveu de plus de bonheur ou de paix?... Quelque chose
au monde peut-il lui epargner, a elle comme a moi, les atteintes du mal
ou de la mort?... La mort, qui met un terme a tout, qui peut venir
aujourd'hui ou demain, rend tout indifferent en comparaison de
l'eternite!...≫ et de nouveau il pressait l'engrenage de ses pensees,
qui continuait a tourner toujours a vide au meme endroit.

Son domestique lui apporta un livre a moitie coupe, un roman par lettres
de Mme de Souza; il se mit a lire le recit des malheurs et de la lutte
vertueuse d'une certaine Amelie de Mansfield. ≪Et pourquoi a-t-elle
lutte contre son seducteur, se demanda-t-il, puisqu'elle l'aimait? Il
est impossible que Dieu ait fait naitre dans son ame des desirs
contraires a sa volonte. Mon ex-femme n'a pas lutte et peut-etre
avait-elle raison!... On n'a rien decouvert, on n'a rien invente, et
nous savons seulement que nous ne savons rien. C'est la le dernier mot
de la sagesse humaine.≫

Tout, en lui et au dehors de lui, lui paraissait confus, incertain et
repugnant, mais cette impression meme de repugnance lui causait une
jouissance irritante.

≪Puis-je prier Votre Excellence de ceder un peu de place a la personne
qui me suit,≫ dit le maitre de poste, en entrant dans la chambre avec un
autre voyageur, force, comme Pierre, de s'arreter faute de chevaux.
C'etait un vieillard de petite taille, ride, jaune, avec des sourcils
gris qui retombaient sur ses yeux brillants, d'une couleur indecise.

Pierre retira ses jambes de dessus la table et se leva pour se coucher
sur le lit que l'on venait de lui preparer; il regardait a la derobee le
nouveau venu; celui-ci se laissa deshabiller, d'un air fatigue, par son
domestique et resta en petite veste fourree couverte de nankin, et avec
des bottes de feutre a ses pieds maigres et osseux. Il s'assit sur le
canape et appuya contre le dossier sa tete un peu forte: il avait le
front large, les cheveux coupes tres court. Le regard serieux,
intelligent et penetrant, qu'il jeta alors sur Pierre, frappa ce
dernier. Il allait lui adresser une question insignifiante, lorsqu'il
remarqua que le voyageur avait deja ferme les yeux, en croisant l'une
sur l'autre ses vieilles mains seches: il portait a l'un de ses doigts
un anneau de plomb avec une tete, de mort et semblait, ou dormir, ou
reflechir profondement. Son domestique etait, comme lui, vieux, ride et
jaune, sans moustaches et sans barbe, et l'on devinait, rien qu'a voir
sa peau lisse et parcheminee, que le rasoir n'y avait jamais passe. Il
deballa prestement le panier aux provisions, prepara la table de the,
et apporta le samovar. Lorsque tout fut pret, le voyageur ouvrit les
yeux, se rapprocha de la table, versa deux verres de the, et en donna un
au petit vieillard sans barbe. Pierre, embarrasse, sentit qu'il allait
etre inevitablement oblige de lier conversation avec lui. Le vieux
domestique rapporta son verre renverse sur la soucoupe avec le morceau
de sucre a moitie grignote, et demanda a son maitre s'il n'avait besoin
de rien.

≪Passe-moi le livre,≫ dit-il, et l'ayant recu, il se plongea dans sa
lecture.

Pierre crut s'apercevoir que c'etait un ouvrage religieux, et continua a
l'examiner, lorsqu'il le vit cesser de lire et reprendre sa premiere
position. Il le considerait toujours, mais le vieux, se retournant de
son cote, fixa sur lui un regard ferme et severe, qui le troubla tout en
l'attirant d'une facon irresistible.


II


≪J'ai l'honneur, si je ne me trompe, de parler au comte Besoukhow?≫ dit
l'inconnu a haute voix et sans se hater.

Pierre le regarda d'un air interrogateur par-dessus ses lunettes.

≪J'ai entendu parler de vous, continua son interlocuteur, du malheur qui
vous est arrive!...≫ En soulignant le mot ≪malheur≫, il semblait dire:
≪Vous avez beau donner a la chose le nom que vous voudrez, c'est ≪un
malheur≫... ≪Je le regrette infiniment pour vous, monsieur.≫

Pierre rougit, posa ses pieds a terre et se pencha, intimide et
souriant, vers le vieillard.

≪Des raisons plus graves que la curiosite m'obligent a vous le
rappeler,≫ continua-t-il apres un moment de silence, sans detourner ses
yeux de Besoukhow, et il se recula un peu sur le canape, l'invitant par
ce mouvement a venir prendre place pres de lui.

Bien que Pierre ne fut pas dispose a la causerie, il s'y resigna et alla
s'asseoir a ses cotes.

≪Vous etes malheureux, monsieur; vous etes jeune, je suis vieux, et
j'aurais voulu vous venir en aide dans la mesure de mes forces.

--Ah! oui, dit Pierre avec un sourire contraint: je vous suis bien
reconnaissant.... Venez-vous de loin, monsieur?

--Si, pour une raison ou pour une autre, ma conversation vous etait
desagreable, dites-le-moi...≫ Et tout a coup sa voix devint tendre et
paternelle.

≪Oh! non, bien au contraire, je suis tres heureux de faire votre
connaissance...≫ Et les yeux de Pierre, attires par la bague, y
apercurent la tete de mort, signe habituel de la franc-maconnerie.

≪Permettez-moi de vous demander si vous etes franc-macon?

--Oui, monsieur, j'appartiens a cet ordre.... En mon nom et au sien, je
vous tends une main fraternelle.

--Je crains, dit Pierre, en hesitant entre la sympathie que lui
inspirait ce vieillard et les plaisanteries dont les francs-macons
etaient ordinairement l'objet, je crains de ne point vous comprendre; je
crains que ma maniere de voir sur la Creation en general ne soit en
complet desaccord avec la votre.

--Je connais votre maniere de voir.... Vous croyez, et la majorite des
hommes le pense comme vous, qu'elle est le produit du travail de votre
intelligence? Non, monsieur.... Elle est le fruit de l'orgueil, de la
paresse et de l'ignorance!... Vous nourrissez une triste erreur, et
c'est pour la combattre que j'ai engage cette conversation.

--Pourquoi ne supposerais-je pas que l'erreur est de votre cote?

--Je n'oserais pas dire que je connais la verite, repliqua le
franc-macon, qui etonnait Pierre de plus en plus par la precision et la
fermete de ses paroles. Personne ne parvient seul jusqu'a la verite;
c'est seulement pierre par pierre, avec le concours des milliers de
generations qui se sont succede depuis Adam jusqu'a nous, que s'eleve
l'edifice destine a devenir un jour le temple digne du Grand Dieu.

--Je dois vous avouer que je ne crois point en Dieu,≫ dit Pierre avec
effort, mais il sentait l'obligation de ne rien cacher de sa pensee.

Le franc-macon le regarda d'un oeil profond et avec le sourire d'un bon
riche, dont les millions vont rendre heureux le pauvre qui lui confie sa
misere:

≪Mais vous ne le connaissez pas, monsieur, vous ne pouvez pas le
connaitre, et vous etes malheureux, parce que vous ne le connaissez pas.

--Oui, oui, je le sais bien, je suis malheureux, mais qu'y puis-je
faire?

--Vous ne le connaissez pas.... Il est ici, il est en moi, il est dans
mes paroles, poursuivit le franc-macon d'une voix severe, il est en toi
jusque dans cette negation blasphematoire que tu viens de prononcer!≫

Il se tut et soupira, en s'efforcant de reprendre son calme.

≪S'il n'existait pas, reprit-il a demi-voix, nous n'en causerions pas.
De qui as-tu parle? Qui as-tu renie? s'ecria-t-il tout a coup avec une
exaltation fievreuse et une puissance dominatrice. Qui donc l'aurait
invente, s'il n'existait pas? D'ou t'est venue, a toi et au monde
entier, l'idee d'un etre incomprehensible, tout-puissant, et eternel
dans tous ses attributs?... Il existe! reprit-il apres un long silence,
que Pierre se garda d'interrompre. Mais le comprendre est
impossible!...≫ et il feuilletait d'une main nerveuse et agitee les
pages de son livre. ≪Si tu doutais de l'existence d'un homme, je
t'aurais mene a cet homme, je te l'aurais montre; mais comment puis-je,
moi humble mortel, prouver sa toute-puissance, son eternite, sa
misericorde infinie a celui qui est aveugle, ou qui ferme les yeux
expres pour ne pas le voir, le comprendre, et qui ignore volontairement
la corruption et l'indignite de sa propre personne? Qui es-tu, toi? Tu
te crois sans doute un sage, pour avoir prononce ce blaspheme,
ajouta-t-il avec un sourire de mepris, et tu es aussi insense, aussi
ignorant qu'un enfant qui joue avec le mouvement artistement combine
d'une montre. Il n'en comprend pas le but et ne croit pas a celui qui
l'a fait. Le connaitre est difficile. Nous y travaillons depuis des
siecles, depuis Adam jusqu'a nos jours, et toujours l'infini nous en
separe!... La eclatent notre faiblesse et sa grandeur!≫

Pierre l'ecoutait avec emotion sans l'interrompre; ses yeux brillaient,
et il croyait de tout son coeur aux paroles de cet etranger. Se
sentait-il vaincu par ses arguments, ou bien subissait-il, comme les
enfants, l'influence de sa voix emue, de sa conviction, de sa sincerite,
de ce calme, de cette fermete, de cette conscience de sa destinee, qui
percait dans tout son etre et qui le frappait, surtout par contraste
avec son atonie morale et son manque absolu d'espoir? De toute son ame,
il desirait avoir la foi et il eprouvait un sentiment presque beat de
calme, de regeneration et de retour a la vie.

≪Ce n'est pas l'esprit qui comprend Dieu, c'est la vie qui le fait
comprendre!≫

Pierre, craignant de trouver dans le raisonnement de son interlocuteur
un cote faible ou obscur qui aurait ebranle sa confiance naissante,
l'interrompit en lui disant:

≪Pourquoi donc l'intelligence humaine ne peut-elle pas s'elever jusqu'a
cette connaissance dont vous parlez?

--La sagesse supreme et la verite, repondit le franc-macon avec son
sourire doux et paternel, peuvent se comparer a une rosee celeste, dont
nous voudrions nous penetrer. Puis-je alors, moi vase impur, me penetrer
de cette rosee et me faire juge de son essence? Une purification
interieure peut seule me rendre apte a la recevoir dans une certaine
mesure.

--Oui, oui, c'est cela, dit Pierre avec une joyeuse expansion.

--La sagesse supreme a d'autres bases que l'intelligence et les sciences
humaines, telles que l'histoire, la physique et la chimie, qui
s'ecroulent au moindre souffle. La sagesse supreme est Une; elle n'a
qu'une science, la science universelle, la science qui explique la
Creation et la place que l'homme y occupe. Pour la comprendre, il faut
se purifier et regenerer son _moi;_ il faut donc, avant de savoir,
croire et se perfectionner. La lumiere divine, qui brille au fond de nos
ames, s'appelle la conscience. Que ta vue spirituelle se reporte sur ton
etre interieur, et demande-toi si tu es content de toi-meme, et a quel
resultat tu es arrive, n'ayant pour guide que ton intelligence! Vous
etes jeune, vous etes riche, vous etes intelligent, qu'avez-vous fait de
tous ces dons, dont vous avez ete comble? Etes-vous content de vous-meme
et de votre existence?

--Non, je l'ai en horreur!

--Si tu l'as en horreur, change-la, purifie-toi, et, a mesure que tu te
transformeras, tu apprendras a connaitre la sagesse! Comment l'avez-vous
passee cette existence? En orgies, en debauches, en depravations,
recevant tout de la societe et ne lui donnant rien. Comment avez-vous
employe la fortune que vous avez recue? Qu'avez-vous fait pour votre
prochain? Avez-vous pense a vos dizaines de milliers de serfs? Leur
etes-vous venu en aide moralement ou physiquement? Non, n'est-ce pas?
Vous avez profite de leur labeur pour mener une existence corrompue!
Voila ce que vous avez fait. Avez-vous cherche a vous employer utilement
pour votre prochain? Non. Vous avez passe votre vie dans l'oisivete.
Puis, vous vous etes marie: vous avez accepte la responsabilite de
servir de guide a une jeune femme. Qu'avez-vous fait alors? Au lieu de
l'aider a trouver le chemin de la verite, vous l'avez jetee dans l'abime
du mensonge et du malheur. Un homme vous a offense, vous l'avez tue, et
vous dites que vous ne connaissez pas Dieu, et que vous avez votre
existence en horreur! Comment en serait-il autrement?≫

Apres ces paroles, le franc-macon, que la vehemence de son discours
avait visiblement fatigue, s'appuya contre le dossier du canape et ferma
les yeux, presque inanime. Ses levres re-muaient sans laisser echapper
aucun son. Pierre l'examinait, son coeur debordait, mais il n'osait rompre le silence.

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