2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 21

La guerre et la paix 전쟁과 평화 21


Deux mois a peine s'etaient ecoules depuis les nouvelles recues a
Lissy-Gory de la bataille d'Austerlitz et de la disparition du prince
Andre, et malgre les lettres adressees a l'ambassade, malgre toutes les
recherches, son corps n'avait pas ete retrouve, et son nom ne figurait
pas sur la liste des prisonniers. La pensee la plus penible pour ses
proches etait de se dire qu'il pouvait bien aussi avoir ete ramasse sur
le champ de bataille par les habitants du pays, et se trouver malade ou
mourant, seul, au milieu d'etrangers, et incapable de donner signe de
vie a sa famille. Les journaux, qui avaient ete les premiers a
renseigner le vieux prince sur la defaite d'Austerlitz, disaient
simplement, en termes laconiques et vagues, que les Russes, apres de
brillants engagements, avaient du operer leur retraite et qu'elle
s'etait effectuee en bon ordre. Le prince tira de ce bulletin officiel
la conclusion evidente que les notres avaient essuye une defaite. Huit
jours plus tard, une lettre de Koutouzow annoncait au vieux prince le
sort mysterieux de son fils:

≪Votre fils, lui ecrivait-il, est tombe en heros, en avant du regiment,
son drapeau a la main, digne de son pere et de sa patrie. Nos regrets a
tous sont unanimes, et personne ne sait jusqu'a present s'il faut le
compter au nombre des vivants ou des morts. Tout espoir n'est pas
cependant perdu, car s'il etait mort, son nom aurait figure dans les
listes des officiers trouves sur le champ de bataille, qui m'ont ete
transmises par les parlementaires.≫

Le vieux prince recut cette lettre tres tard dans la soiree, et le
lendemain matin il sortit pour faire sa promenade habituelle; morose et
sombre, il n'adressa pas une parole a son homme d'affaires, ni a son
jardinier, ni a l'architecte.

Lorsque la princesse Marie entra, elle le trouva occupe a son tour, mais
il ne se retourna pas comme il en avait coutume.

≪Ah! princesse Marie!≫ dit-il tout a coup en jetant le repoussoir. La
roue, par suite de l'impulsion recue, continuait a tourner, et le
grincement de cette roue, qui allait en s'affaiblissant, se lia plus
tard, dans le souvenir de sa fille, avec la scene qui suivit.

Elle s'approcha de lui, et, a la vue de sa physionomie, un sentiment
indefinissable lui comprima le coeur. Ses yeux se troublerent. Les
traits de son pere avaient une contraction plutot de mechancete que de
tristesse et d'abattement; ils trahissaient la lutte violente qui se
passait en lui, et lui disaient qu'un terrible malheur allait tomber sur
sa tete, le plus terrible de tous, celui qu'elle n'avait pas encore
eprouve, la perte irreparable d'une de ses plus cheres affections!

≪Mon pere! Andre?...≫ et cette pauvre fille, gauche et disgracieuse,
prononca ces paroles avec un charme si puissant de sympathie et
d'abnegation, que le vieux prince, sous l'influence de ce regard, laissa
echapper un sanglot en se detournant.

≪J'ai recu des nouvelles: on ne le trouve nulle part, ni parmi les
prisonniers, ni parmi les morts. Koutouzow m'a ecrit.... Il a ete
tue!...≫ dit-il tout a coup de sa voix percante, comme pour chasser sa
fille par ce cri.

La princesse ne bougea pas, et ne s'evanouit pas. Elle etait deja pale,
mais, a ces mots, son visage sembla se transformer, et ses beaux yeux
s'eclairerent subitement. On aurait dit qu'un sentiment ineffable venu
d'en haut, independant des douleurs et des joies de ce monde,
s'etendait comme un baume sur le coup qui venait de les frapper.
Oubliant la crainte qu'elle avait de son pere, elle lui saisit la main,
l'attira a elle, et baisa sa joue seche et parcheminee.

≪Mon pere, lui dit-elle, ne vous detournez pas de moi, pleurons
ensemble.

--Ces miserables, ces pleutres! s'ecria le prince, en l'ecartant. Perdre
une armee, perdre des hommes! Et pourquoi?... Va l'annoncer a Lise!≫ La
princesse Marie se laissa tomber sans force dans un fauteuil et fondit
en larmes. Elle revoyait son frere au moment des adieux, lorsqu'il
s'etait approche d'elle et de sa femme: elle revoyait son expression
attendrie et legerement dedaigneuse, lorsqu'elle lui avait passe l'image
au cou. Etait-il devenu croyant? S'etait-il repenti de son incredulite?
Etait-il la-haut dans les demeures celestes de la paix et du bonheur?

≪Mon pere, dit-elle, comment est-ce arrive?

--Va, va, il a ete tue pendant cette bataille, ou l'on a mene a la mort
les meilleurs hommes de Russie et sacrifie la gloire russe. Allez,
princesse Marie! Allez l'annoncer a Lise!≫

La princesse Marie entra chez sa belle-soeur qu'elle trouva travaillant,
et dont le regard se leva sur elle avec cette expression de bonheur
calme et intime, particuliere aux femmes qui sont dans sa situation; ses
yeux regardaient sans voir, car elle contemplait au dedans d'elle-meme
ce doux et mysterieux travail qui s'accomplissait dans son sein.

≪Marie, dit-elle, en repoussant son metier, donne-moi ta main.≫

Ses yeux riaient, sa petite levre se retroussa et se fixa en un sourire
d'enfant. La princesse Marie se mit a ses genoux devant elle, et cacha
sa tete dans les plis de sa robe.

≪Ici, ici... n'entends-tu pas?... c'est si etrange! Et sais-tu, Marie,
je l'aimerai bien...,≫ et ses yeux rayonnants de bonheur s'attachaient
sur la jeune princesse, qui ne pouvait relever la tete, car elle
pleurait.

≪Qu'as-tu donc, Marie?

--Rien.... J'ai pense a Andre, et cela m'a attristee,≫ repondit-elle en
essuyant ses pleurs.

Dans le courant de la matinee, la princesse Marie essaya a plusieurs
reprises de preparer sa belle-soeur a la catastrophe, mais chaque fois
elle se mettait a pleurer. Ces larmes, dont la petite princesse ne
comprenait pas la cause, l'inquietaient malgre son manque d'esprit
d'observation. Elle ne demandait rien, mais se retournait avec
inquietude, comme si elle cherchait quelque chose autour d'elle. Le
vieux prince, dont elle avait toujours peur, entra chez elle avant le
diner: il avait l'air mechant et agite. Il sortit sans lui avoir parle.
Elle regarda sa belle-soeur et eclata en sanglots.

≪A-t-on recu des nouvelles d'Andre? demanda-t-elle.

--Non, tu sais que la chose est impossible, mais mon pere s'inquiete, et
moi, je m'effraye.

--Il n'y a donc rien?

--Rien,≫ repondit la princesse, en la regardant franchement. Elle
s'etait decidee, et avait decide son pere a ne rien lui dire jusqu'apres
sa delivrance, qui etait attendue de jour en jour. Le pere et la fille
portaient et cachaient ce lourd chagrin, chacun a sa facon. Quoiqu'il
eut envoye un emissaire en Autriche pour chercher les traces d'Andre, le
vieux prince etait convaincu que son fils etait mort, et il avait deja
commande pour lui, a Moscou, un monument qui devait etre place dans son
jardin. Il n'avait rien change a son genre de vie, mais ses forces le
trahissaient. Il marchait et mangeait moins, dormait peu, et
s'affaiblissait visiblement. La princesse Marie esperait: elle priait
pour son frere, comme s'il etait vivant, et attendait a toute heure
l'annonce de son retour.


VIII


≪Ma bonne amie, lui dit un matin la petite princesse...,≫ et sa petite
levre se retroussa comme d'habitude, mais cette fois avec une tristesse
marquee, car depuis le jour ou la terrible nouvelle avait ete recue, les
sourires, les voix, la demarche meme de chacun, tout portait dans la
maison l'empreinte de la douleur, et la petite princesse, sans s'en
rendre compte, en subissait involontairement l'influence.

≪Ma bonne amie, je crains que le ≪fruschtique[26]≪de ce matin, comme dit
Phoca le cuisinier, ne m'ait fait du mal?

--Qu'as-tu, ma petite ame? Tu es pale, tu es tres pale, s'ecria la
princesse Marie, en accourant tout effrayee aupres d'elle.

--Ne faudrait-il pas envoyer chercher Marie Bogdanovna, Votre
Excellence? dit une des filles de chambre qui se trouvait la. Marie
Bogdanovna etait la sage-femme du chef-lieu de district, et depuis
quinze jours on l'avait fait venir a Lissy-Gory.

--Tu as raison, c'est vrai, c'est peut-etre ca.... Je vais y aller....
Courage, mon ange!..., et embrassant sa belle-soeur, elle s'appreta a
sortir de la chambre.

--Non, non! s'ecria la petite princesse, dont la pale figure exprima non
seulement une souffrance physique, mais encore une terreur d'enfant, a
l'idee des douleurs inevitables dont elle avait le pressentiment.

--Non, c'est l'estomac... dites que c'est l'estomac, Marie, dites,
dites...≫ Et elle pleurait comme pleurent les enfants capricieux et
malades en se tordant les mains avec desespoir et en s'ecriant: ≪Mon
Dieu, mon Dieu!≫

La princesse Marie courut chercher la sage-femme qu'elle rencontra a
mi-chemin.

≪Marie Bogdanovna! C'est commence, je crois, dit-elle, les yeux agrandis
par la terreur.

--Eh bien, tant mieux, princesse, repondit la sage-femme sans hater le
pas, et en se frottant les mains de l'air assure d'une personne qui
connait sa valeur.... Il est inutile que vous sachiez ca, vous autres
demoiselles.

--Et le docteur qui n'est pas encore arrive de Moscou! dit la princesse,
car, selon le desir du prince Andre et de sa femme, on y avait envoye
chercher un accoucheur.

--Cela ne fait rien, princesse, ne vous tourmentez pas, tout ira bien,
meme sans le docteur.≫

Cinq minutes apres, la princesse Marie entendit de sa chambre porter un
objet tres lourd. Elle regarda. C'etait un divan en cuir du cabinet du
prince Andre, que les gens transportaient dans la chambre a coucher, et
elle remarqua que leur figure etait empreinte d'un sentiment inusite de
gravite et de douceur. La princesse Marie pretait l'oreille a tous les
bruits de la maison, ouvrait sa porte, regardait, inquiete, ce qui se
passait dans le corridor. Quelques femmes allaient et venaient en
silence et se detournaient a sa vue. N'osant pas les questionner, elle
rentrait dans sa chambre, et tantot se jetant dans son fauteuil, elle
prenait son livre de prieres, tantot s'agenouillant devant les images,
elle s'apercevait, avec surprise et chagrin, que la priere etait
impuissante a calmer son agitation. La porte s'ouvrit tout a coup, et sa
vieille bonne, coiffee d'un large mouchoir, se montra sur le seuil.
Prascovia Savischna ne venait chez elle que rarement: tel etait l'ordre
du vieux prince.

≪C'est moi, Machinka, et j'ai apporte, mon ange, les bougies de leur
mariage pour les allumer devant les saints, dit-elle en soupirant.

--Ah! ma bonne, comme je suis contente.

--Le Seigneur est misericordieux, ma petite colombe!...≫ Et la vieille
bonne alluma les bougies a la lampe des images, et s'assit a la porte,
en tirant de sa poche un bas, qu'elle se mit a tricoter. La princesse
Marie prit un livre et feignit de lire, mais a chaque pas, a chaque
bruit, elle tournait ses yeux effrayes et interrogateurs sur sa bonne,
qui la calmait aussitot du regard. Ce sentiment qu'eprouvait la
princesse Marie etait d'ailleurs partage par tous les habitants de cette
vaste maison. D'apres une ancienne superstition, plus les douleurs de
l'accouchement sont ignorees, moins l'accouchee est censee souffrir:
aussi tous feignaient-ils de n'en rien savoir; personne n'en soufflait
mot, mais en dehors de la tenue grave et respectueuse, habituelle aux
gens du vieux prince, il se trahissait chez eux une inquietude attendrie
et l'intuition de ce qui allait se passer, dans ce moment, de grand et
d'incomprehensible.

Aucun eclat de rire ne retentissait dans l'aile habitee par les filles
et les femmes de service. Les domestiques et les laquais se tenaient
silencieusement sur le qui-vive dans l'antichambre. Dans les
dependances, personne ne dormait, et des feux et de la lumiere y etaient
entretenus. Le vieux prince marchait dans son cabinet, en appuyant sur
ses talons, et envoyait a tout instant le vieux Tikhone demander a Marie
Bogdanovna ce qui en etait, lui repetant chaque fois:

≪Tu diras: ≪Le prince demande≫... et reviens me dire....

--Dites au prince, repondit avec emphase Marie Bogdanovna, que le
travail est commence.

--Bien, dit le prince, en fermant sa porte,≫ et Tikhone n'entendit plus
le moindre bruit dans le cabinet.

Un instant apres il y rentra, en se donnant a lui-meme pour excuse les
bougies a remplacer, et il vit le prince etendu sur le canape. A la vue
de son visage defait, il secoua la tete, et s'approchant de son vieux
maitre, il le baisa a l'epaule, et sortit, en oubliant les bougies et
son excuse. Le plus solennel des mysteres qui soient en ce monde
continuait a s'accomplir. La soiree se passa ainsi, la nuit vint, et ce
sentiment d'attente emue, au lieu de s'apaiser, s'accroissait de minute
en minute.


Il faisait une de ces nuits du mois de mars ou l'hiver semble reprendre
son empire, et dechaine avec une fureur desesperee ses derniers ouragans
et ses dernieres bourrasques de neige. On avait envoye un relais de
chevaux sur la grand'route pour le docteur allemand, et des hommes munis
de lanternes, postes au tournant, devaient le conduire a travers les
ornieres et les trous du chemin de Lissy-Gory.

La princesse Marie ne lisait plus depuis longtemps son livre de prieres,
et elle regardait fixement sa bonne, dont la petite figure ratatinee,
avec sa meche de cheveux gris echappee de dessous le mouchoir et sa peau
ridee sous le menton, lui etait si familiere dans ses moindres details.
Tout en tricotant, la vieille Savischna racontait a voix basse, pour la
centieme fois, comment la princesse-mere etait accouchee de la princesse
Marie a Kichinew, sans sage-femme, et n'ayant pour tous soins que ceux
d'une paysanne moldave:

≪Dieu est grand, le ≪docteur≫ est inutile!...≫

Un violent coup de vent ebranla le chassis de la fenetre, fit sauter la
targette mal assujettie, et un courant d'air humide et glace passa au
travers des rideaux d'etoffe, et eteignit la bougie. La princesse Marie
tressaillit. La vieille bonne, posant son tricot sur la table,
s'approcha de la fenetre et se pencha en dehors, pour essayer de ramener
le battant.

≪Princesse, ma petite mere, on arrive sur la route avec des lanternes!
dit-elle en refermant la fenetre,... ce doit etre le ≪doctoure≫.

--Ah! Dieu merci! s'ecria la princesse, il faut aller le recevoir: il ne
comprend pas le russe.≫

Jetant un chale sur ses epaules, elle quitta la chambre, et vit en
passant par l'antichambre que la voiture etait deja arretee devant le
perron. Elle s'avanca sur le palier de l'escalier. Sur un des piliers de
la balustrade on avait place une chandelle que le vent faisait couler.
Un peu plus bas, sur le second palier, le valet de chambre, Philippe,
l'air tout effraye, en tenant une autre a la main. Encore plus bas, au
tournant meme, de l'escalier, on entendait comme le pas lourd de bottes
fourrees, et le timbre d'une voix bien connue frappa l'oreille de la
princesse Marie:

≪Dieu merci! disait cette voix, et mon pere?

--Le prince est couche, repondit le maitre d'hotel, Demiane.

--C'est Andre! se dit la princesse Marie... et les pas se
rapprocherent.... C'est impossible, ce serait trop extraordinaire!...≫
Au meme moment, le prince Andre, couvert d'une pelisse dont le collet
etait blanc de neige, se montra sur le palier inferieur.... C'etait bien
lui, mais pale, amaigri, change, avec une expression, inaccoutumee chez
lui, de douceur attendrie et inquiete. Il gravit les dernieres marches,
et embrassa sa soeur, que l'emotion etouffait.

≪Vous n'avez donc pas recu ma lettre? lui demanda-t-il en l'embrassant
de nouveau, pendant que l'accoucheur, avec lequel il s'etait rencontre
a la derniere station, montait l'escalier.

--Marie! quelle etrange coincidence!≫ Et, otant sa pelisse et ses bottes
fourrees, il passa chez sa femme.


IX


La petite princesse, la tete couverte d'un bonnet blanc, etait etendue
sur des oreillers. Les douleurs venaient de cesser. Ses longs cheveux
noirs s'enroulaient autour de ses joues enflammees et moites; sa jolie
petite bouche vermeille entr'ouverte souriait. Le prince Andre entra et
s'arreta au pied du divan sur lequel elle etait etendue. Ses yeux
brillants, pareils a ceux d'un enfant inquiet et agite, se fixerent sur
lui sans changer d'expression: ≪Je vous aime tous, semblaient-ils dire,
je ne vous ai fait aucun mal... pourquoi donc faut-il que je souffre?
venez a mon secours.≫ Elle voyait son mari sans se rendre compte de son
apparition. Il la baisa au front.

≪Ma petite ame, lui dit-il,--il n'avait jamais employe cette expression
envers elle,--Dieu est bon!≫

Elle le regarda d'un air etonne, et ses yeux continuaient a lui dire:
≪J'attendais du secours de toi, et tu ne m'aides pas, toi non plus!≫
Les douleurs reprirent et Marie Bogdanovna engagea le prince Andre a
quitter la chambre.

Il ceda la place au medecin. La princesse Marie se trouva sur son
passage; ils se mirent a causer a voix basse, en s'interrompant a chaque
instant dans une attente fievreuse.

≪Allez, mon ami,≫ lui dit-elle, et il alla s'asseoir dans la piece
voisine de celle ou etait sa femme. Une fille de chambre en sortit, et
se troubla a la vue du prince Andre, qui, la figure cachee dans ses
mains, restait immobile. Les gemissements et les cris plaintifs
qu'arrachaient a la princesse ces douleurs toutes physiques,
s'entendaient a travers la porte; il se leva et fit un effort pour
l'ouvrir, quelqu'un la retenait de l'autre cote:

≪On ne peut pas, on ne peut pas!≫ dit une voix effrayee. Il essaya de
marcher. La chambre devint silencieuse, il se passa quelques secondes,
tout a coup un cri formidable retentit:

≪Ce n'est pas elle, elle n'en aurait pas eu la force!≫ se dit le prince
Andre, et il courut a la porte; le cri cessa, il entendit le vagissement
d'un enfant.

≪Pourquoi a-t-on apporte ici un enfant? s'ecria-t-il dans le premier
moment. Que fait la cet enfant? Ou bien, est-ce cet enfant qui est ne?≫

Quand il comprit tout a coup ce que ce cri renfermait de bonheur, les
larmes l'etoufferent et, se reposant sur l'appui de la fenetre, il se
mit a sangloter. La porte s'ouvrit. Le docteur, sans habit, les manches
de chemise retroussees, sortit pale et tremblant. Le prince Andre se
retourna, mais le docteur, le regardant d'un air egare, passa sans mot
dire. Une femme se precipita hors de la chambre, et s'arreta, interdite,
a la vue du prince Andre. Il entra chez sa femme. Elle etait morte, et
couchee dans la meme position ou il l'avait vue quelques instants
auparavant: son jeune et ravissant visage avait conserve la meme
expression, malgre la fixite des yeux et la paleur des joues:

≪Je vous aime tous, je n'ai fait de mal a personne, et qu'avez-vous fait
de moi?≫ semblait dire cette tete charmante que la vie avait abandonnee.
Dans un coin de la chambre, quelque chose de petit et de rouge vagissait
dans les bras tremblants de la sage-femme.


Deux heures apres, le prince Andre entra a pas lents dans le cabinet de
son pere, qui savait tout. En ouvrant la porte, il le trouva devant lui.
Le vieux prince etreignit en silence, de ses bras secs, pareils a des
tenailles de fer, le cou de son fils, et fondit en larmes.


Trois jours plus tard, on enterrait la petite princesse, et le prince
Andre monta les degres du catafalque pour lui dire un dernier adieu. Les
yeux de la morte etaient fermes, mais son petit visage n'avait pas
change et elle semblait toujours dire: ≪Qu'avez-vous fait de, moi?≫ Le
prince Andre ne pleurait pas, mais il sentit son coeur se dechirer a la
pensee qu'il etait coupable de torts, desormais irreparables et
inoubliables. Le vieux prince baisa a son tour une des freles mains de
cire, qui etaient croisees l'une sur l'autre, et l'on aurait cru que la
pauvre petite figure lui repetait aussi: ≪Qu'avez-vous fait de moi≫? Il
se detourna brusquement apres l'avoir regardee.


Cinq jours plus tard, le nouveau-ne fut baptise: la sage-femme retenait
les langes avec son menton, pendant que le pretre oignait d'huile
sainte, avec les barbes d'une plume, la paume des mains et la plante des
pieds du petit prince Nicolas Andreievitch.

Le grand-pere, apres l'avoir porte, en sa qualite de parrain, autour du
vieux baptistere, s'etait empresse de le remettre entre les mains de la
marraine, la princesse Marie. Le pere, tout emu, et redoutant que le
pretre ne laissat tomber l'enfant dans l'eau, attendait avec anxiete
dans la piece voisine la fin du sacrement; aussi le regarda-t-il d'un
air satisfait, lorsque la vieille bonne le lui apporta, et il lui
repondit par un signe de tete amical a la bonne nouvelle qu'elle lui
donna que le morceau de cire, sur lequel on avait mis quelques petits
cheveux coupes sur la tete du nouveau-ne, avait surnage[27].


X


Grace au vieux comte, il ne fut pas question de la part que Rostow avait
prise au duel de Dologhow et de Besoukhow, et au lieu d'etre degrade,
comme il s'y attendait, il fut nomme aide de camp du general gouverneur
de Moscou, ce qui l'empecha d'aller passer l'ete a la campagne avec sa
famille, et l'obligea de rester en ville. Dologhow se lia plus
intimement avec lui. La vieille Marie Ivanovna aimait passionnement son
fils, et disait souvent a Rostow qu'elle l'avait pris en affection a
cause de son amitie pour son Fedia:

≪Oui, comte, son ame est trop noble et trop pure pour notre monde si
corrompu. Personne n'apprecie la bonte a sa juste valeur, car
malheureusement, chacun y voit un reproche a son adresse.... Est-ce
juste, est-ce honorable, je vous le demande, de la part de Besoukhow?...
Et mon enfant qui jusqu'a present encore n'en dit jamais de mal? C'est
sur mon garcon que sont retombees leurs folies de Petersbourg!...
Besoukhow n'en a pas souffert. Mon fils vient d'avoir de l'avancement,
c'est vrai, mais aussi ou trouverez-vous, je vous le demande, un brave
comme lui?... Quant a ce duel,... y a-t-il l'ombre d'honneur chez ces
gens-la?... On sait qu'il est fils unique, et on le provoque, et on tire
tout droit sur lui?... Enfin, heureusement que Dieu l'a sauve!... Et la
raison de tout cela?... Qui donc, de nos jours, n'a pas une intrigue, et
qu'y faire si Besoukhow est un mari jaloux? Sans doute il aurait pu le
montrer plus tot, mais voila un an que cela dure, et il le provoque avec
l'idee que Fedia s'y refuserait, parce qu'il lui doit de l'argent!
Quelle vilenie, quelle lachete? Je vous aime, vous, de tout mon coeur,
parce que vous avez compris mon Fedia, et il y a si peu de personnes qui
lui rendent justice, malgre sa belle ame.≫

Dologhow, de son cote laissait echapper des phrases qu'on n'aurait
jamais attendues de lui:

≪On me croit mechant, disait-il a Rostow, mais cela m'est bien egal! Je
ne tiens a reconnaitre que ceux que j'aime, et pour ceux-la je donnerais
ma vie: quant aux autres, je les foulerai aux pieds, si je les trouve
sur mon chemin; j'adore ma mere, j'ai deux ou trois amis, toi surtout.
Quant aux autres, ils n'attirent mon attention qu'autant qu'ils peuvent
m'etre utiles ou nuisibles, et presque tous sont nuisibles, a commencer
par les femmes.... Oui, mon ami, j'ai connu des hommes a l'ame noble,
elevee, tendre, mais les femmes! Comtesse ou cuisiniere, elles se
vendent toutes, sans exception. Cette purete celeste, ce devouement que
je cherche dans la femme, je ne l'ai jamais trouve. Ah! si j'avais
rencontre la femme revee, j'aurais tout sacrifie pour elle, mais les
autres!... il fit un geste de mepris. Et te l'avouerai-je, je ne tiens a
l'existence que parce que j'espere rencontrer un jour cet etre ideal,
qui m'elevera, m'epurera et me regenerera... mais tu ne comprends pas
ca, toi?

--Au contraire, je te comprends parfaitement,≫ repliqua Rostow, qui
etait de plus en plus sous le charme de son nouvel ami.


La famille Rostow revint en automne de la campagne. Denissow reparut
egalement bientot apres, et s'installa chez eux. Ces premiers mois de
l'hiver de 1800 a 1807 furent, pour Rostow et sa famille, pleins de
gaiete et d'entrain. Nicolas amenait dans la maison de ses parents
beaucoup de jeunes gens qui y etaient attires par Vera, belle personne
de vingt ans, par Sonia, dont les seize ans avaient tout le charme d'une
fleur a peine eclose, et par Natacha, chez qui l'espieglerie de l'enfant
s'unissait aux seductions de la jeune fille. Chacun d'eux subissait plus
ou moins l'influence de ces visages souriants, debordants de bonheur, et
ouverts a toutes les impressions. Temoins de leur babillage decousu et
joyeux, petillant d'imprevu, debordant de vie, d'esperances naissantes,
meles a cette agitation entrainante d'ou partaient, comme des fusees,
leurs essais de chant et de piano, abandonnes, repris, selon le caprice
du moment, ils se sentaient a leur tour penetres et envahis par cette
atmosphere toute chargee d'amour, qui, comme ces jeunes filles, les
disposait a un bonheur confusement entrevu.

Tels etaient les effluves magnetiques qui emanaient naturellement de
toute cette jeunesse, lorsque Dologhow fut presente dans la maison de
Rostow. Il plut a tous, sauf a Natacha, qui avait ete sur le point de se
brouiller avec son frere a cause de lui, car elle soutenait qu'il etait
mechant, et que dans le duel avec Dologhow, Pierre avait eu raison, que
Dologhow etait coupable, et de plus desagreable et affecte.

≪Il n'y a rien a comprendre! s'ecriait Natacha avec une obstination
volontaire, il est mechant, il n'a pas de coeur! Quant a ton Denissow,
je l'aime! C'est un mauvais sujet, c'est possible, et pourtant je
l'aime!... C'est pour te dire que je comprends! Tout est calcule chez
l'autre, et c'est ce que je n'aime pas!

--Oh! Denissow, c'est autre chose, repondit Rostow en ayant l'air de
donner a entendre que celui-la ne pouvait etre compare a Dologhow.--Son
ame si belle!... Il faut le voir avec sa mere... quel coeur!

--Je ne puis pas en juger, mais ce qu'il y a de sur, c'est que je ne
suis pas a mon aise avec lui!... Et il est amoureux de Sonia, sais-tu?

--Quelle folie!

--J'en suis sure, tu verras!≫

Natacha avait raison. Dologhow, qui n'aimait pas la societe des dames,
venait souvent neanmoins, et l'on eut bientot decouvert, sans qu'il en
fut dit un mot, qu'il etait attire par Sonia. Celle-ci ne l'aurait
jamais avoue, bien qu'elle l'eut devine et qu'elle devint rouge comme
une cerise, chaque fois qu'il paraissait; il venait diner presque tous
les jours, et ne manquait jamais, ni un spectacle, ni les bals de
demoiselles de Ioghel, lorsque les Rostow s'y trouvaient. Il temoignait
a Sonia une attention marquee, et l'expression de ses yeux etait telle
que, non seulement Sonia n'en pouvait supporter le regard, mais que la
vieille comtesse et Natacha rougissaient quand elles venaient a le
surprendre.

Il etait evident que cet homme etrange et energique pliait et se
soumettait a l'influence irresistible exercee sur lui par cette brune et
gracieuse fillette, qui cependant etait eprise d'un autre que lui.

Rostow remarqua ces rapports entre elle et Dologhow, mais sans bien s'en
rendre compte: ≪Ils sont tous amoureux de l'une d'elles≫, se disait-il,
et, ne se sentant plus aussi a son aise dans ce milieu, il s'absenta
tres souvent de la maison paternelle.

On recommenca, pendant ces mois d'automne, a causer de la guerre avec
Napoleon, avec plus d'ardeur encore que par le passe. Il fut question
d'un recrutement de dix sur mille, auquel s'ajoutaient neuf sur mille
pour la milice. On lancait de tous cotes des anathemes sur Bonaparte, et
Moscou etait plein de bruits de guerre. Quant a la famille Rostow, toute
la part qu'elle prenait a ces preparatifs belliqueux se concentrait sur
Nicolas, qui attendait l'expiration du conge de Denissow, pour retourner
avec lui au regiment, apres les fetes. Ce depart prochain ne l'empechait
pas de s'amuser: il l'y excitait au contraire, et il passait la plus
grande partie de son temps en diners, en soirees et en bals.


XI


Le troisieme jour de Noel, les Rostow donnerent un diner d'adieux quasi
officiel en l'honneur de Denissow et de Nicolas, qui partaient apres les
Rois. Parmi les vingt convives se trouvait Dologhow.

Les courants electriques et passionnes, qui regnaient dans la maison,
n'avaient jamais ete aussi sensibles que pendant ces derniers jours:
≪Saisis au vol les fugitifs eclairs de bonheur, semblait dire a la
jeunesse cette mysterieuse influence: Aime, sois aime! c'est la le seul
but ou l'on doit tendre, car cela seul est vrai dans le monde!≫

Malgre les deux paires de chevaux que Nicolas avait mises sur les dents,
il n'avait fait que la moitie de ses courses, et ne rentra qu'une
seconde avant le repas. Il subit et ressentit aussitot la contrainte qui
alourdissait ce jour-la l'atmosphere orageuse d'amour dont il etait
entoure; un etrange embarras se trahissait entre quelques-unes des
personnes presentes, et, surtout entre Sonia et Dologhow. Il comprit
qu'il avait du se passer quelque chose, et avec la delicatesse de son
coeur, sa conduite envers eux fut tendre et pleine de tact. Ce soir-la
il y avait bal chez Ioghel, le maitre de danse, qui reunissait
frequemment, les jours de fete, ses eleves des deux sexes.

≪Nicolas, iras-tu au bal chez Ioghel? Va, je t'en prie, il te le demande
instamment, et Vasili Dmitritch a promis d'y aller.

--Ou n'irais-je pas pour obeir a la comtesse? dit Denissow, qui, moitie
riant, moitie serieux, s'etait declare le chevalier de Natacha. Je suis
meme pret a danser le pas du chale.

--Oui, si j'en ai le temps! J'ai promis aux Arkharow de passer la
soiree chez eux.

--Et toi?...≫ dit-il en s'adressant a Dologhow. Il s'apercut aussitot de
l'indiscretion de sa demande, au ≪oui≫ sec et froid qu'il recut de ce
dernier, et au regard farouche qu'il jeta sur Sonia.

≪Il y a quelque chose entre eux≫, se dit Nicolas, et le depart de
Dologhow apres le diner le confirma dans cette supposition. Il appela a
lui Natacha pour la questionner:

≪Je te cherchais justement, s'ecria-t-elle, en courant apres lui, je te
l'avais bien dit, tu ne voulais jamais me croire? ajouta-t-elle d'un air
triomphant... il s'est declare!≫

Quoique Sonia ne le preoccupat que peu a cette epoque, il eprouva
cependant, a cette confidence, un certain dechirement de coeur. Dologhow
etait un parti convenable, brillant meme sous quelques rapports pour
l'orpheline sans dot. La vieille comtesse et le monde devaient
certainement regarder un refus comme impossible. Aussi le premier
sentiment de Nicolas fut-il un sentiment d'irritation, et il s'appretait
a l'exhaler en railleries sur les promesses oubliees et sur le
consentement de Sonia, lorsqu'avant meme qu'il eut eu le temps de
formuler sa pensee, Natacha continua:

≪Et figure-toi qu'elle l'a refuse, absolument refuse! Elle a dit
qu'elle en aimait un autre.≫

≪Oui, ma Sonia ne pouvait agir autrement!≫ se dit Nicolas.

≪Maman a eu beau la supplier, elle a refuse, et je sais qu'elle ne
reviendra pas sur sa decision.

--Maman l'a suppliee? demanda Nicolas d'un ton de reproche.

--Oui, et ne te fache pas, Nicolas. Je sais bien, quoique je ne sache
pas comment, que tu ne l'epouseras pas.... J'en suis sure.

--Allons donc, tu ne peux pas le savoir... mais il faut que je lui
parle. Quelle ravissante creature que cette Sonia! ajouta-t-il en
souriant.

--Je crois bien qu'elle est ravissante? Je vais te l'envoyer...≫ Et elle
se sauva, apres avoir embrasse son frere.

Quelques secondes plus tard, Sonia entra, effrayee et confuse, comme une
coupable. Nicolas s'approcha d'elle, et lui baisa la main; depuis le
retour de la campagne ils ne s'etaient pas encore trouves en tete a
tete.

≪Sophie, lui dit-il d'abord avec timidite, mais en reprenant peu a peu
de l'assurance, vous venez de refuser un parti brillant, un parti
avantageux.... C'est un homme de bien, il a des sentiments eleves... il
est mon ami....

--Mais c'est fini, je l'ai deja refuse, dit Sonia en l'interrompant.

--Si vous le refusez a cause de moi, je crains que....

--Ne me dites pas cela Nicolas, reprit-elle en l'interrompant de
nouveau, et elle l'implorait du regard.

--C'est mon devoir. Peut-etre est-ce de la suffisance, de ma part, mais
je prefere vous le dire, car dans ce cas je vous dois la verite. Je vous
aime, je le crois, plus que tout....

--C'est assez pour moi, dit-elle en rougissant.

--Mais j'ai ete bien souvent amoureux et je m'amouracherai encore, et
pourtant je n'ai pour personne, comme pour vous, ce sentiment de
confiance, d'amitie, ni d'amour. Je suis jeune: maman, vous le savez, ne
desire pas ce mariage. Ainsi donc je ne puis rien vous promettre, et je
vous supplie de bien poser la proposition de Dologhow, ajouta-t-il en
prononcant avec effort le nom de son ami.

--Ne me parlez pas ainsi. Je ne desire rien. Je vous aime comme un
frere, je vous aimerai toujours, et cela me suffit.

--Vous etes un ange, je ne suis pas digne de vous, j'ai peur de vous
tromper...≫ et Nicolas lui baisa encore une fois la main.


XII


≪Les plus jolis bals de Moscou sont ceux de Ioghel≫, disaient les meres,
en regardant leurs filles danser les nouveaux pas qu'elles venaient
d'apprendre; jeunes filles et jeunes garcons etaient du meme avis,
dansaient jusqu'a extinction de forces, et s'y amusaient comme des rois,
et pourtant quelquefois, ils y etaient venus par pure condescendance,
Les deux jolies princesses Gortchakow y avaient meme, dans le courant de
l'hiver, trouve des promis, ce qui en avait encore augmente la renommee.
Leur grand charme etait l'absence de maitre et de maitresse de maison.
On n'y voyait que le bon Ioghel voltigeant, leger comme le duvet,
saluant, selon toutes les regles de son art, ses invites, auxquels il
donnait des lecons au cachet, et tous, y compris les fillettes de treize
a quatorze ans, qui y montraient leur premiere robe longue, n'avaient
qu'une pensee, danser et s'amuser a qui mieux mieux. Toutes, sauf de
rares exceptions, etaient ou paraissaient jolies; leurs yeux
petillaient, et leurs sourires rayonnaient a l'envi. Les meilleures
eleves, parmi lesquelles Natacha se distinguait par sa grace, y
dansaient parfois le pas du chale; mais ce jour-la la preference etait
aux ≪anglaises≫, ≪aux ecossaises≫ et a la mazurka, qui commencait a etre
a la mode. La salle choisie par Ioghel etait une des grandes salles de
l'hotel Besoukhow et, au dire de chacun, la soiree etait admirablement
reussie. Les jolies figures se comptaient par douzaines, et les
demoiselles Rostow, heureuses et radieuses encore plus que de coutume,
etaient les reines du bal. Sonia, fiere de la declaration de Dologhow,
fiere de son refus et de son explication avec Nicolas, valsait de joie
autour de sa chambre, et, dans le bonheur exuberant qui la transfigurait
et l'illuminait, donnait a peine le temps a sa femme de chambre de
natter ses beaux cheveux.

Natacha, non moins fiere, et fiere surtout de la robe longue qu'elle
mettait pour la premiere fois a un vrai bal, portait, comme Sonia, de la
mousseline blanche avec des rubans roses.

A peine entree dans la salle, elle fut prise d'une telle exaltation, que
tout danseur sur qui son regard s'arretait une seconde, lui inspirait
aussitot la passion la plus violente.

≪Sonia, Sonia, quel bonheur, comme c'est joli!≫

Nicolas et Denissow passaient en revue les danseuses, d'un air
protecteur et affectueux:

≪Elle est charmante, dit Denissow en grasseyant.

--Qui, qui cela?

--La comtesse Natacha, repondit Denissow.... Et comme elle danse...
quelle grace!

--Mais de qui parles-tu?

--Mais, de ta soeur!≫ repondit Denissow impatiente.

Rostow sourit.

≪Mon cher comte, vous etes un de mes meilleurs eleves, il faut que vous
dansiez, lui dit le petit Ioghel. Voyez comme il y a de jolies
demoiselles! et il adressa la meme demande a Denissow, dont il avait ete
aussi le professeur.

--Non, mon cher, je ≪_ferrai tapisserrie_≫. Vous avez donc oublie
combien j'ai peu profite de vos lecons?...

--Mais bien au contraire! s'empressa de lui dire Ioghel, en maniere de
consolation. Vous ne faisiez pas grande attention, c'est vrai, mais vous
aviez des dispositions, vous en aviez!≫

Les premiers accords de la mazurka se firent entendre, et Nicolas
engagea Sonia. Denissow, assis a cote des mamans et appuye sur son
sabre, ne cessait de suivre des yeux la jeunesse dansante, en battant du
pied la mesure, et il les faisait se pamer de rire, en leur contant
gaiement toutes sortes d'histoires. Ioghel formait le premier couple
avec Natacha, son orgueil et sa plus brillante eleve. Assemblant
gracieusement ses petits pieds chausses d'escarpins, il s'elanca en
glissant sur le parquet et en entrainant a sa suite Natacha, qui, malgre
sa timidite, executait ses pas avec le plus grand soin. Denissow ne la
quittait pas du regard, et sa figure disait clairement que s'il ne
dansait pas, c'est qu'il n'en avait pas envie, mais qu'au besoin il
aurait pu s'en acquitter a son honneur. Au milieu de la figure, il
arreta Rostow qui passait devant lui:

≪Ce n'est pas ca du tout, dit-il; est-ce que ca ressemble a la mazurka?
Et pourtant, elle danse bien!≫

Denissow s'etait acquis en Pologne une brillante reputation de danseur
de mazurka. Aussi Nicolas, courant a Natacha:

≪Va, lui dit-il, choisir Denissow, en voila un qui danse a merveille!≫

Quand vint son tour, elle se leva, traversa toute seule la salle de ses
petits pieds legers, jusqu'a l'endroit ou etait Denissow, et remarqua
que chacun l'observait, en se demandant ce qu'elle allait faire. Nicolas
vit qu'ils se disputaient, et que Denissow refusait avec un joyeux
sourire:

≪Je vous en prie, Vassili Dmitritch, venez, je vous en prie.

--Mais non, comtesse, vrai, ne m'y forcez point.

--Voyons, Vasia, dit Nicolas, en arrivant au secours de sa soeur.

--. Ne dirait-on pas qu'il fait des mamours a son minet?

--Je chanterai pour vous toute une soiree, dit Natacha.

--Ah! magicienne, vous faites de moi tout ce que vous voulez,≫ repliqua
Denissow, en decrochant son ceinturon. Franchissant la barricade de
chaises, saisissant d'une main ferme celle de sa partenaire, redressant
cranement la tete, et rejetant un pied en arriere, il se mit en position
et attendit la mesure. Soit qu'il fut a cheval, ou qu'il dansat la
mazurka, la petitesse de sa taille passait inapercue, et il y deployait
tous ses avantages. A la premiere note, jetant un regard triomphant et
satisfait a sa dame, il frappa du talon, et bondissant avec l'elasticite
d'une balle, il s'elanca dans le cercle, en l'entrainant avec lui. Il en
parcourut d'abord la moitie sur un pied presque sans toucher terre, et
en allant tout droit aux chaises, qu'il semblait ne pas apercevoir;
puis tout a coup, faisant resonner ses eperons, glissant sur ses pieds,
arrete une seconde sur ses talons et choquant de nouveau ses eperons
sans bouger de place, tournant rapidement sur lui-meme et donnant son
coup de talon du pied gauche, il repartait pour l'autre bout de la
salle. Natacha devinait chacun de ses mouvements sans s'en rendre
compte, et les suivait en s'y abandonnant sans resistance. Tantot, la
tenant de la main droite ou de la main gauche, il pirouettait avec elle;
tantot, tombant sur un genou, il la faisait tourner autour de lui, puis,
se relevant, il s'elancait avec une telle rapidite, qu'il semblait
devoir l'entrainer au travers des mitrailles, et pliait tout a coup le
genou, pour recommencer de plus belle ses gracieuses evolutions.
Ramenant ensuite sa dame a sa place, et l'ayant de nouveau fait
pirouetter avec une elegante desinvolture, en faisant sonner ses
eperons, il termina par un profond salut, tandis que Natacha oubliait,
dans son trouble, de lui faire la reverence traditionnelle. Ses yeux
souriants le regardaient avec stupeur, et semblaient ne pas le
reconnaitre: ≪Que lui arrive-t-il donc?≫ se dit-elle.

Quoique Ioghel n'acceptat pas la mazurka comme une danse classique, tous
etaient enthousiasmes de la facon dont Denissow l'avait dansee; on
venait le choisir a chaque instant, et les vieilles gens, le suivant du
coin de l'oeil, parlaient de la Pologne et du bon vieux temps. Denissow, echauffe par la mazurka, s'essuya le front, et s'assit a cote de Natacha, qu'il ne quitta plus de toute la soiree.

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