Deux mois a peine s'etaient ecoules depuis les nouvelles recues
a Lissy-Gory de la bataille d'Austerlitz et de la disparition du
prince Andre, et malgre les lettres adressees a l'ambassade, malgre toutes
les recherches, son corps n'avait pas ete retrouve, et son nom ne
figurait pas sur la liste des prisonniers. La pensee la plus penible pour
ses proches etait de se dire qu'il pouvait bien aussi avoir ete ramasse
sur le champ de bataille par les habitants du pays, et se trouver malade
ou mourant, seul, au milieu d'etrangers, et incapable de donner signe
de vie a sa famille. Les journaux, qui avaient ete les premiers
a renseigner le vieux prince sur la defaite d'Austerlitz,
disaient simplement, en termes laconiques et vagues, que les Russes, apres
de brillants engagements, avaient du operer leur retraite et
qu'elle s'etait effectuee en bon ordre. Le prince tira de ce bulletin
officiel la conclusion evidente que les notres avaient essuye une defaite.
Huit jours plus tard, une lettre de Koutouzow annoncait au vieux prince
le sort mysterieux de son fils:
≪Votre fils, lui ecrivait-il, est
tombe en heros, en avant du regiment, son drapeau a la main, digne de son
pere et de sa patrie. Nos regrets a tous sont unanimes, et personne ne sait
jusqu'a present s'il faut le compter au nombre des vivants ou des morts. Tout
espoir n'est pas cependant perdu, car s'il etait mort, son nom aurait figure
dans les listes des officiers trouves sur le champ de bataille, qui m'ont
ete transmises par les parlementaires.≫
Le vieux prince recut cette
lettre tres tard dans la soiree, et le lendemain matin il sortit pour faire
sa promenade habituelle; morose et sombre, il n'adressa pas une parole a son
homme d'affaires, ni a son jardinier, ni a l'architecte.
Lorsque la
princesse Marie entra, elle le trouva occupe a son tour, mais il ne se
retourna pas comme il en avait coutume.
≪Ah! princesse Marie!≫ dit-il
tout a coup en jetant le repoussoir. La roue, par suite de l'impulsion recue,
continuait a tourner, et le grincement de cette roue, qui allait en
s'affaiblissant, se lia plus tard, dans le souvenir de sa fille, avec la
scene qui suivit.
Elle s'approcha de lui, et, a la vue de sa physionomie,
un sentiment indefinissable lui comprima le coeur. Ses yeux se troublerent.
Les traits de son pere avaient une contraction plutot de mechancete que
de tristesse et d'abattement; ils trahissaient la lutte violente qui
se passait en lui, et lui disaient qu'un terrible malheur allait tomber
sur sa tete, le plus terrible de tous, celui qu'elle n'avait pas
encore eprouve, la perte irreparable d'une de ses plus cheres
affections!
≪Mon pere! Andre?...≫ et cette pauvre fille, gauche et
disgracieuse, prononca ces paroles avec un charme si puissant de sympathie
et d'abnegation, que le vieux prince, sous l'influence de ce regard,
laissa echapper un sanglot en se detournant.
≪J'ai recu des nouvelles:
on ne le trouve nulle part, ni parmi les prisonniers, ni parmi les morts.
Koutouzow m'a ecrit.... Il a ete tue!...≫ dit-il tout a coup de sa voix
percante, comme pour chasser sa fille par ce cri.
La princesse ne
bougea pas, et ne s'evanouit pas. Elle etait deja pale, mais, a ces mots, son
visage sembla se transformer, et ses beaux yeux s'eclairerent subitement. On
aurait dit qu'un sentiment ineffable venu d'en haut, independant des douleurs
et des joies de ce monde, s'etendait comme un baume sur le coup qui venait de
les frapper. Oubliant la crainte qu'elle avait de son pere, elle lui saisit
la main, l'attira a elle, et baisa sa joue seche et parcheminee.
≪Mon
pere, lui dit-elle, ne vous detournez pas de moi,
pleurons ensemble.
--Ces miserables, ces pleutres! s'ecria le prince,
en l'ecartant. Perdre une armee, perdre des hommes! Et pourquoi?... Va
l'annoncer a Lise!≫ La princesse Marie se laissa tomber sans force dans un
fauteuil et fondit en larmes. Elle revoyait son frere au moment des adieux,
lorsqu'il s'etait approche d'elle et de sa femme: elle revoyait son
expression attendrie et legerement dedaigneuse, lorsqu'elle lui avait passe
l'image au cou. Etait-il devenu croyant? S'etait-il repenti de son
incredulite? Etait-il la-haut dans les demeures celestes de la paix et du
bonheur?
≪Mon pere, dit-elle, comment est-ce arrive?
--Va, va, il
a ete tue pendant cette bataille, ou l'on a mene a la mort les meilleurs
hommes de Russie et sacrifie la gloire russe. Allez, princesse Marie! Allez
l'annoncer a Lise!≫
La princesse Marie entra chez sa belle-soeur qu'elle
trouva travaillant, et dont le regard se leva sur elle avec cette expression
de bonheur calme et intime, particuliere aux femmes qui sont dans sa
situation; ses yeux regardaient sans voir, car elle contemplait au dedans
d'elle-meme ce doux et mysterieux travail qui s'accomplissait dans son
sein.
≪Marie, dit-elle, en repoussant son metier, donne-moi ta
main.≫
Ses yeux riaient, sa petite levre se retroussa et se fixa en un
sourire d'enfant. La princesse Marie se mit a ses genoux devant elle, et
cacha sa tete dans les plis de sa robe.
≪Ici, ici... n'entends-tu
pas?... c'est si etrange! Et sais-tu, Marie, je l'aimerai bien...,≫ et ses
yeux rayonnants de bonheur s'attachaient sur la jeune princesse, qui ne
pouvait relever la tete, car elle pleurait.
≪Qu'as-tu donc,
Marie?
--Rien.... J'ai pense a Andre, et cela m'a attristee,≫
repondit-elle en essuyant ses pleurs.
Dans le courant de la matinee,
la princesse Marie essaya a plusieurs reprises de preparer sa belle-soeur a
la catastrophe, mais chaque fois elle se mettait a pleurer. Ces larmes, dont
la petite princesse ne comprenait pas la cause, l'inquietaient malgre son
manque d'esprit d'observation. Elle ne demandait rien, mais se retournait
avec inquietude, comme si elle cherchait quelque chose autour d'elle.
Le vieux prince, dont elle avait toujours peur, entra chez elle avant
le diner: il avait l'air mechant et agite. Il sortit sans lui avoir
parle. Elle regarda sa belle-soeur et eclata en sanglots.
≪A-t-on recu
des nouvelles d'Andre? demanda-t-elle.
--Non, tu sais que la chose est
impossible, mais mon pere s'inquiete, et moi, je m'effraye.
--Il n'y a
donc rien?
--Rien,≫ repondit la princesse, en la regardant franchement.
Elle s'etait decidee, et avait decide son pere a ne rien lui dire
jusqu'apres sa delivrance, qui etait attendue de jour en jour. Le pere et la
fille portaient et cachaient ce lourd chagrin, chacun a sa facon.
Quoiqu'il eut envoye un emissaire en Autriche pour chercher les traces
d'Andre, le vieux prince etait convaincu que son fils etait mort, et il avait
deja commande pour lui, a Moscou, un monument qui devait etre place dans
son jardin. Il n'avait rien change a son genre de vie, mais ses forces
le trahissaient. Il marchait et mangeait moins, dormait peu,
et s'affaiblissait visiblement. La princesse Marie esperait: elle
priait pour son frere, comme s'il etait vivant, et attendait a toute
heure l'annonce de son retour.
VIII
≪Ma bonne amie, lui
dit un matin la petite princesse...,≫ et sa petite levre se retroussa comme
d'habitude, mais cette fois avec une tristesse marquee, car depuis le jour ou
la terrible nouvelle avait ete recue, les sourires, les voix, la demarche
meme de chacun, tout portait dans la maison l'empreinte de la douleur, et la
petite princesse, sans s'en rendre compte, en subissait involontairement
l'influence.
≪Ma bonne amie, je crains que le ≪fruschtique[26]≪de ce
matin, comme dit Phoca le cuisinier, ne m'ait fait du mal?
--Qu'as-tu,
ma petite ame? Tu es pale, tu es tres pale, s'ecria la princesse Marie, en
accourant tout effrayee aupres d'elle.
--Ne faudrait-il pas envoyer
chercher Marie Bogdanovna, Votre Excellence? dit une des filles de chambre
qui se trouvait la. Marie Bogdanovna etait la sage-femme du chef-lieu de
district, et depuis quinze jours on l'avait fait venir a
Lissy-Gory.
--Tu as raison, c'est vrai, c'est peut-etre ca.... Je vais y
aller.... Courage, mon ange!..., et embrassant sa belle-soeur, elle s'appreta
a sortir de la chambre.
--Non, non! s'ecria la petite princesse, dont
la pale figure exprima non seulement une souffrance physique, mais encore une
terreur d'enfant, a l'idee des douleurs inevitables dont elle avait le
pressentiment.
--Non, c'est l'estomac... dites que c'est l'estomac,
Marie, dites, dites...≫ Et elle pleurait comme pleurent les enfants
capricieux et malades en se tordant les mains avec desespoir et en s'ecriant:
≪Mon Dieu, mon Dieu!≫
La princesse Marie courut chercher la sage-femme
qu'elle rencontra a mi-chemin.
≪Marie Bogdanovna! C'est commence, je
crois, dit-elle, les yeux agrandis par la terreur.
--Eh bien, tant
mieux, princesse, repondit la sage-femme sans hater le pas, et en se frottant
les mains de l'air assure d'une personne qui connait sa valeur.... Il est
inutile que vous sachiez ca, vous autres demoiselles.
--Et le docteur
qui n'est pas encore arrive de Moscou! dit la princesse, car, selon le desir
du prince Andre et de sa femme, on y avait envoye chercher un
accoucheur.
--Cela ne fait rien, princesse, ne vous tourmentez pas, tout
ira bien, meme sans le docteur.≫
Cinq minutes apres, la princesse
Marie entendit de sa chambre porter un objet tres lourd. Elle regarda.
C'etait un divan en cuir du cabinet du prince Andre, que les gens
transportaient dans la chambre a coucher, et elle remarqua que leur figure
etait empreinte d'un sentiment inusite de gravite et de douceur. La princesse
Marie pretait l'oreille a tous les bruits de la maison, ouvrait sa porte,
regardait, inquiete, ce qui se passait dans le corridor. Quelques femmes
allaient et venaient en silence et se detournaient a sa vue. N'osant pas les
questionner, elle rentrait dans sa chambre, et tantot se jetant dans son
fauteuil, elle prenait son livre de prieres, tantot s'agenouillant devant les
images, elle s'apercevait, avec surprise et chagrin, que la priere
etait impuissante a calmer son agitation. La porte s'ouvrit tout a coup, et
sa vieille bonne, coiffee d'un large mouchoir, se montra sur le
seuil. Prascovia Savischna ne venait chez elle que rarement: tel etait
l'ordre du vieux prince.
≪C'est moi, Machinka, et j'ai apporte, mon
ange, les bougies de leur mariage pour les allumer devant les saints,
dit-elle en soupirant.
--Ah! ma bonne, comme je suis
contente.
--Le Seigneur est misericordieux, ma petite colombe!...≫ Et la
vieille bonne alluma les bougies a la lampe des images, et s'assit a la
porte, en tirant de sa poche un bas, qu'elle se mit a tricoter. La
princesse Marie prit un livre et feignit de lire, mais a chaque pas, a
chaque bruit, elle tournait ses yeux effrayes et interrogateurs sur sa
bonne, qui la calmait aussitot du regard. Ce sentiment qu'eprouvait
la princesse Marie etait d'ailleurs partage par tous les habitants de
cette vaste maison. D'apres une ancienne superstition, plus les douleurs
de l'accouchement sont ignorees, moins l'accouchee est censee
souffrir: aussi tous feignaient-ils de n'en rien savoir; personne n'en
soufflait mot, mais en dehors de la tenue grave et respectueuse, habituelle
aux gens du vieux prince, il se trahissait chez eux une inquietude
attendrie et l'intuition de ce qui allait se passer, dans ce moment, de grand
et d'incomprehensible.
Aucun eclat de rire ne retentissait dans l'aile
habitee par les filles et les femmes de service. Les domestiques et les
laquais se tenaient silencieusement sur le qui-vive dans l'antichambre. Dans
les dependances, personne ne dormait, et des feux et de la lumiere y
etaient entretenus. Le vieux prince marchait dans son cabinet, en appuyant
sur ses talons, et envoyait a tout instant le vieux Tikhone demander a
Marie Bogdanovna ce qui en etait, lui repetant chaque fois:
≪Tu diras:
≪Le prince demande≫... et reviens me dire....
--Dites au prince, repondit
avec emphase Marie Bogdanovna, que le travail est commence.
--Bien,
dit le prince, en fermant sa porte,≫ et Tikhone n'entendit plus le moindre
bruit dans le cabinet.
Un instant apres il y rentra, en se donnant a
lui-meme pour excuse les bougies a remplacer, et il vit le prince etendu sur
le canape. A la vue de son visage defait, il secoua la tete, et s'approchant
de son vieux maitre, il le baisa a l'epaule, et sortit, en oubliant les
bougies et son excuse. Le plus solennel des mysteres qui soient en ce
monde continuait a s'accomplir. La soiree se passa ainsi, la nuit vint, et
ce sentiment d'attente emue, au lieu de s'apaiser, s'accroissait de
minute en minute.
Il faisait une de ces nuits du mois de mars ou
l'hiver semble reprendre son empire, et dechaine avec une fureur desesperee
ses derniers ouragans et ses dernieres bourrasques de neige. On avait envoye
un relais de chevaux sur la grand'route pour le docteur allemand, et des
hommes munis de lanternes, postes au tournant, devaient le conduire a travers
les ornieres et les trous du chemin de Lissy-Gory.
La princesse Marie
ne lisait plus depuis longtemps son livre de prieres, et elle regardait
fixement sa bonne, dont la petite figure ratatinee, avec sa meche de cheveux
gris echappee de dessous le mouchoir et sa peau ridee sous le menton, lui
etait si familiere dans ses moindres details. Tout en tricotant, la vieille
Savischna racontait a voix basse, pour la centieme fois, comment la
princesse-mere etait accouchee de la princesse Marie a Kichinew, sans
sage-femme, et n'ayant pour tous soins que ceux d'une paysanne
moldave:
≪Dieu est grand, le ≪docteur≫ est inutile!...≫
Un violent
coup de vent ebranla le chassis de la fenetre, fit sauter la targette mal
assujettie, et un courant d'air humide et glace passa au travers des rideaux
d'etoffe, et eteignit la bougie. La princesse Marie tressaillit. La vieille
bonne, posant son tricot sur la table, s'approcha de la fenetre et se pencha
en dehors, pour essayer de ramener le battant.
≪Princesse, ma petite
mere, on arrive sur la route avec des lanternes! dit-elle en refermant la
fenetre,... ce doit etre le ≪doctoure≫.
--Ah! Dieu merci! s'ecria la
princesse, il faut aller le recevoir: il ne comprend pas le
russe.≫
Jetant un chale sur ses epaules, elle quitta la chambre, et vit
en passant par l'antichambre que la voiture etait deja arretee devant
le perron. Elle s'avanca sur le palier de l'escalier. Sur un des piliers
de la balustrade on avait place une chandelle que le vent faisait
couler. Un peu plus bas, sur le second palier, le valet de chambre,
Philippe, l'air tout effraye, en tenant une autre a la main. Encore plus bas,
au tournant meme, de l'escalier, on entendait comme le pas lourd de
bottes fourrees, et le timbre d'une voix bien connue frappa l'oreille de
la princesse Marie:
≪Dieu merci! disait cette voix, et mon
pere?
--Le prince est couche, repondit le maitre d'hotel,
Demiane.
--C'est Andre! se dit la princesse Marie... et les pas
se rapprocherent.... C'est impossible, ce serait trop
extraordinaire!...≫ Au meme moment, le prince Andre, couvert d'une pelisse
dont le collet etait blanc de neige, se montra sur le palier inferieur....
C'etait bien lui, mais pale, amaigri, change, avec une expression,
inaccoutumee chez lui, de douceur attendrie et inquiete. Il gravit les
dernieres marches, et embrassa sa soeur, que l'emotion
etouffait.
≪Vous n'avez donc pas recu ma lettre? lui demanda-t-il en
l'embrassant de nouveau, pendant que l'accoucheur, avec lequel il s'etait
rencontre a la derniere station, montait l'escalier.
--Marie! quelle
etrange coincidence!≫ Et, otant sa pelisse et ses bottes fourrees, il passa
chez sa femme.
IX
La petite princesse, la tete couverte
d'un bonnet blanc, etait etendue sur des oreillers. Les douleurs venaient de
cesser. Ses longs cheveux noirs s'enroulaient autour de ses joues enflammees
et moites; sa jolie petite bouche vermeille entr'ouverte souriait. Le prince
Andre entra et s'arreta au pied du divan sur lequel elle etait etendue. Ses
yeux brillants, pareils a ceux d'un enfant inquiet et agite, se fixerent
sur lui sans changer d'expression: ≪Je vous aime tous, semblaient-ils
dire, je ne vous ai fait aucun mal... pourquoi donc faut-il que je
souffre? venez a mon secours.≫ Elle voyait son mari sans se rendre compte de
son apparition. Il la baisa au front.
≪Ma petite ame, lui dit-il,--il
n'avait jamais employe cette expression envers elle,--Dieu est
bon!≫
Elle le regarda d'un air etonne, et ses yeux continuaient a lui
dire: ≪J'attendais du secours de toi, et tu ne m'aides pas, toi non
plus!≫ Les douleurs reprirent et Marie Bogdanovna engagea le prince Andre
a quitter la chambre.
Il ceda la place au medecin. La princesse Marie
se trouva sur son passage; ils se mirent a causer a voix basse, en
s'interrompant a chaque instant dans une attente fievreuse.
≪Allez,
mon ami,≫ lui dit-elle, et il alla s'asseoir dans la piece voisine de celle
ou etait sa femme. Une fille de chambre en sortit, et se troubla a la vue du
prince Andre, qui, la figure cachee dans ses mains, restait immobile. Les
gemissements et les cris plaintifs qu'arrachaient a la princesse ces douleurs
toutes physiques, s'entendaient a travers la porte; il se leva et fit un
effort pour l'ouvrir, quelqu'un la retenait de l'autre cote:
≪On ne
peut pas, on ne peut pas!≫ dit une voix effrayee. Il essaya de marcher. La
chambre devint silencieuse, il se passa quelques secondes, tout a coup un cri
formidable retentit:
≪Ce n'est pas elle, elle n'en aurait pas eu la
force!≫ se dit le prince Andre, et il courut a la porte; le cri cessa, il
entendit le vagissement d'un enfant.
≪Pourquoi a-t-on apporte ici un
enfant? s'ecria-t-il dans le premier moment. Que fait la cet enfant? Ou bien,
est-ce cet enfant qui est ne?≫
Quand il comprit tout a coup ce que ce cri
renfermait de bonheur, les larmes l'etoufferent et, se reposant sur l'appui
de la fenetre, il se mit a sangloter. La porte s'ouvrit. Le docteur, sans
habit, les manches de chemise retroussees, sortit pale et tremblant. Le
prince Andre se retourna, mais le docteur, le regardant d'un air egare, passa
sans mot dire. Une femme se precipita hors de la chambre, et s'arreta,
interdite, a la vue du prince Andre. Il entra chez sa femme. Elle etait
morte, et couchee dans la meme position ou il l'avait vue quelques
instants auparavant: son jeune et ravissant visage avait conserve la
meme expression, malgre la fixite des yeux et la paleur des joues:
≪Je
vous aime tous, je n'ai fait de mal a personne, et qu'avez-vous fait de moi?≫
semblait dire cette tete charmante que la vie avait abandonnee. Dans un coin
de la chambre, quelque chose de petit et de rouge vagissait dans les bras
tremblants de la sage-femme.
Deux heures apres, le prince Andre entra
a pas lents dans le cabinet de son pere, qui savait tout. En ouvrant la
porte, il le trouva devant lui. Le vieux prince etreignit en silence, de ses
bras secs, pareils a des tenailles de fer, le cou de son fils, et fondit en
larmes.
Trois jours plus tard, on enterrait la petite princesse, et
le prince Andre monta les degres du catafalque pour lui dire un dernier
adieu. Les yeux de la morte etaient fermes, mais son petit visage n'avait
pas change et elle semblait toujours dire: ≪Qu'avez-vous fait de, moi?≫
Le prince Andre ne pleurait pas, mais il sentit son coeur se dechirer a
la pensee qu'il etait coupable de torts, desormais irreparables
et inoubliables. Le vieux prince baisa a son tour une des freles mains
de cire, qui etaient croisees l'une sur l'autre, et l'on aurait cru que
la pauvre petite figure lui repetait aussi: ≪Qu'avez-vous fait de moi≫?
Il se detourna brusquement apres l'avoir regardee.
Cinq jours plus
tard, le nouveau-ne fut baptise: la sage-femme retenait les langes avec son
menton, pendant que le pretre oignait d'huile sainte, avec les barbes d'une
plume, la paume des mains et la plante des pieds du petit prince Nicolas
Andreievitch.
Le grand-pere, apres l'avoir porte, en sa qualite de
parrain, autour du vieux baptistere, s'etait empresse de le remettre entre
les mains de la marraine, la princesse Marie. Le pere, tout emu, et redoutant
que le pretre ne laissat tomber l'enfant dans l'eau, attendait avec
anxiete dans la piece voisine la fin du sacrement; aussi le regarda-t-il
d'un air satisfait, lorsque la vieille bonne le lui apporta, et il
lui repondit par un signe de tete amical a la bonne nouvelle qu'elle
lui donna que le morceau de cire, sur lequel on avait mis quelques
petits cheveux coupes sur la tete du nouveau-ne, avait
surnage[27].
X
Grace au vieux comte, il ne fut pas
question de la part que Rostow avait prise au duel de Dologhow et de
Besoukhow, et au lieu d'etre degrade, comme il s'y attendait, il fut nomme
aide de camp du general gouverneur de Moscou, ce qui l'empecha d'aller passer
l'ete a la campagne avec sa famille, et l'obligea de rester en ville.
Dologhow se lia plus intimement avec lui. La vieille Marie Ivanovna aimait
passionnement son fils, et disait souvent a Rostow qu'elle l'avait pris en
affection a cause de son amitie pour son Fedia:
≪Oui, comte, son ame
est trop noble et trop pure pour notre monde si corrompu. Personne n'apprecie
la bonte a sa juste valeur, car malheureusement, chacun y voit un reproche a
son adresse.... Est-ce juste, est-ce honorable, je vous le demande, de la
part de Besoukhow?... Et mon enfant qui jusqu'a present encore n'en dit
jamais de mal? C'est sur mon garcon que sont retombees leurs folies de
Petersbourg!... Besoukhow n'en a pas souffert. Mon fils vient d'avoir de
l'avancement, c'est vrai, mais aussi ou trouverez-vous, je vous le demande,
un brave comme lui?... Quant a ce duel,... y a-t-il l'ombre d'honneur chez
ces gens-la?... On sait qu'il est fils unique, et on le provoque, et on
tire tout droit sur lui?... Enfin, heureusement que Dieu l'a sauve!... Et
la raison de tout cela?... Qui donc, de nos jours, n'a pas une intrigue,
et qu'y faire si Besoukhow est un mari jaloux? Sans doute il aurait pu
le montrer plus tot, mais voila un an que cela dure, et il le provoque
avec l'idee que Fedia s'y refuserait, parce qu'il lui doit de
l'argent! Quelle vilenie, quelle lachete? Je vous aime, vous, de tout mon
coeur, parce que vous avez compris mon Fedia, et il y a si peu de personnes
qui lui rendent justice, malgre sa belle ame.≫
Dologhow, de son cote
laissait echapper des phrases qu'on n'aurait jamais attendues de
lui:
≪On me croit mechant, disait-il a Rostow, mais cela m'est bien egal!
Je ne tiens a reconnaitre que ceux que j'aime, et pour ceux-la je
donnerais ma vie: quant aux autres, je les foulerai aux pieds, si je les
trouve sur mon chemin; j'adore ma mere, j'ai deux ou trois amis, toi
surtout. Quant aux autres, ils n'attirent mon attention qu'autant qu'ils
peuvent m'etre utiles ou nuisibles, et presque tous sont nuisibles, a
commencer par les femmes.... Oui, mon ami, j'ai connu des hommes a l'ame
noble, elevee, tendre, mais les femmes! Comtesse ou cuisiniere, elles
se vendent toutes, sans exception. Cette purete celeste, ce devouement
que je cherche dans la femme, je ne l'ai jamais trouve. Ah! si
j'avais rencontre la femme revee, j'aurais tout sacrifie pour elle, mais
les autres!... il fit un geste de mepris. Et te l'avouerai-je, je ne tiens
a l'existence que parce que j'espere rencontrer un jour cet etre
ideal, qui m'elevera, m'epurera et me regenerera... mais tu ne comprends
pas ca, toi?
--Au contraire, je te comprends parfaitement,≫ repliqua
Rostow, qui etait de plus en plus sous le charme de son nouvel
ami.
La famille Rostow revint en automne de la campagne. Denissow
reparut egalement bientot apres, et s'installa chez eux. Ces premiers mois
de l'hiver de 1800 a 1807 furent, pour Rostow et sa famille, pleins
de gaiete et d'entrain. Nicolas amenait dans la maison de ses
parents beaucoup de jeunes gens qui y etaient attires par Vera, belle
personne de vingt ans, par Sonia, dont les seize ans avaient tout le charme
d'une fleur a peine eclose, et par Natacha, chez qui l'espieglerie de
l'enfant s'unissait aux seductions de la jeune fille. Chacun d'eux subissait
plus ou moins l'influence de ces visages souriants, debordants de bonheur,
et ouverts a toutes les impressions. Temoins de leur babillage decousu
et joyeux, petillant d'imprevu, debordant de vie, d'esperances
naissantes, meles a cette agitation entrainante d'ou partaient, comme des
fusees, leurs essais de chant et de piano, abandonnes, repris, selon le
caprice du moment, ils se sentaient a leur tour penetres et envahis par
cette atmosphere toute chargee d'amour, qui, comme ces jeunes filles,
les disposait a un bonheur confusement entrevu.
Tels etaient les
effluves magnetiques qui emanaient naturellement de toute cette jeunesse,
lorsque Dologhow fut presente dans la maison de Rostow. Il plut a tous, sauf
a Natacha, qui avait ete sur le point de se brouiller avec son frere a cause
de lui, car elle soutenait qu'il etait mechant, et que dans le duel avec
Dologhow, Pierre avait eu raison, que Dologhow etait coupable, et de plus
desagreable et affecte.
≪Il n'y a rien a comprendre! s'ecriait Natacha
avec une obstination volontaire, il est mechant, il n'a pas de coeur! Quant a
ton Denissow, je l'aime! C'est un mauvais sujet, c'est possible, et pourtant
je l'aime!... C'est pour te dire que je comprends! Tout est calcule
chez l'autre, et c'est ce que je n'aime pas!
--Oh! Denissow, c'est
autre chose, repondit Rostow en ayant l'air de donner a entendre que celui-la
ne pouvait etre compare a Dologhow.--Son ame si belle!... Il faut le voir
avec sa mere... quel coeur!
--Je ne puis pas en juger, mais ce qu'il y a
de sur, c'est que je ne suis pas a mon aise avec lui!... Et il est amoureux
de Sonia, sais-tu?
--Quelle folie!
--J'en suis sure, tu
verras!≫
Natacha avait raison. Dologhow, qui n'aimait pas la societe des
dames, venait souvent neanmoins, et l'on eut bientot decouvert, sans qu'il
en fut dit un mot, qu'il etait attire par Sonia. Celle-ci ne
l'aurait jamais avoue, bien qu'elle l'eut devine et qu'elle devint rouge
comme une cerise, chaque fois qu'il paraissait; il venait diner presque
tous les jours, et ne manquait jamais, ni un spectacle, ni les bals
de demoiselles de Ioghel, lorsque les Rostow s'y trouvaient. Il
temoignait a Sonia une attention marquee, et l'expression de ses yeux etait
telle que, non seulement Sonia n'en pouvait supporter le regard, mais que
la vieille comtesse et Natacha rougissaient quand elles venaient a
le surprendre.
Il etait evident que cet homme etrange et energique
pliait et se soumettait a l'influence irresistible exercee sur lui par cette
brune et gracieuse fillette, qui cependant etait eprise d'un autre que
lui.
Rostow remarqua ces rapports entre elle et Dologhow, mais sans bien
s'en rendre compte: ≪Ils sont tous amoureux de l'une d'elles≫, se
disait-il, et, ne se sentant plus aussi a son aise dans ce milieu, il
s'absenta tres souvent de la maison paternelle.
On recommenca, pendant
ces mois d'automne, a causer de la guerre avec Napoleon, avec plus d'ardeur
encore que par le passe. Il fut question d'un recrutement de dix sur mille,
auquel s'ajoutaient neuf sur mille pour la milice. On lancait de tous cotes
des anathemes sur Bonaparte, et Moscou etait plein de bruits de guerre. Quant
a la famille Rostow, toute la part qu'elle prenait a ces preparatifs
belliqueux se concentrait sur Nicolas, qui attendait l'expiration du conge de
Denissow, pour retourner avec lui au regiment, apres les fetes. Ce depart
prochain ne l'empechait pas de s'amuser: il l'y excitait au contraire, et il
passait la plus grande partie de son temps en diners, en soirees et en
bals.
XI
Le troisieme jour de Noel, les Rostow donnerent
un diner d'adieux quasi officiel en l'honneur de Denissow et de Nicolas, qui
partaient apres les Rois. Parmi les vingt convives se trouvait
Dologhow.
Les courants electriques et passionnes, qui regnaient dans la
maison, n'avaient jamais ete aussi sensibles que pendant ces derniers
jours: ≪Saisis au vol les fugitifs eclairs de bonheur, semblait dire a
la jeunesse cette mysterieuse influence: Aime, sois aime! c'est la le
seul but ou l'on doit tendre, car cela seul est vrai dans le
monde!≫
Malgre les deux paires de chevaux que Nicolas avait mises sur les
dents, il n'avait fait que la moitie de ses courses, et ne rentra
qu'une seconde avant le repas. Il subit et ressentit aussitot la contrainte
qui alourdissait ce jour-la l'atmosphere orageuse d'amour dont il
etait entoure; un etrange embarras se trahissait entre quelques-unes
des personnes presentes, et, surtout entre Sonia et Dologhow. Il
comprit qu'il avait du se passer quelque chose, et avec la delicatesse de
son coeur, sa conduite envers eux fut tendre et pleine de tact. Ce
soir-la il y avait bal chez Ioghel, le maitre de danse, qui
reunissait frequemment, les jours de fete, ses eleves des deux
sexes.
≪Nicolas, iras-tu au bal chez Ioghel? Va, je t'en prie, il te le
demande instamment, et Vasili Dmitritch a promis d'y aller.
--Ou
n'irais-je pas pour obeir a la comtesse? dit Denissow, qui, moitie riant,
moitie serieux, s'etait declare le chevalier de Natacha. Je suis meme pret a
danser le pas du chale.
--Oui, si j'en ai le temps! J'ai promis aux
Arkharow de passer la soiree chez eux.
--Et toi?...≫ dit-il en
s'adressant a Dologhow. Il s'apercut aussitot de l'indiscretion de sa
demande, au ≪oui≫ sec et froid qu'il recut de ce dernier, et au regard
farouche qu'il jeta sur Sonia.
≪Il y a quelque chose entre eux≫, se dit
Nicolas, et le depart de Dologhow apres le diner le confirma dans cette
supposition. Il appela a lui Natacha pour la questionner:
≪Je te
cherchais justement, s'ecria-t-elle, en courant apres lui, je te l'avais bien
dit, tu ne voulais jamais me croire? ajouta-t-elle d'un air triomphant... il
s'est declare!≫
Quoique Sonia ne le preoccupat que peu a cette epoque, il
eprouva cependant, a cette confidence, un certain dechirement de coeur.
Dologhow etait un parti convenable, brillant meme sous quelques rapports
pour l'orpheline sans dot. La vieille comtesse et le monde
devaient certainement regarder un refus comme impossible. Aussi le
premier sentiment de Nicolas fut-il un sentiment d'irritation, et il
s'appretait a l'exhaler en railleries sur les promesses oubliees et sur
le consentement de Sonia, lorsqu'avant meme qu'il eut eu le temps
de formuler sa pensee, Natacha continua:
≪Et figure-toi qu'elle l'a
refuse, absolument refuse! Elle a dit qu'elle en aimait un
autre.≫
≪Oui, ma Sonia ne pouvait agir autrement!≫ se dit
Nicolas.
≪Maman a eu beau la supplier, elle a refuse, et je sais qu'elle
ne reviendra pas sur sa decision.
--Maman l'a suppliee? demanda
Nicolas d'un ton de reproche.
--Oui, et ne te fache pas, Nicolas. Je sais
bien, quoique je ne sache pas comment, que tu ne l'epouseras pas.... J'en
suis sure.
--Allons donc, tu ne peux pas le savoir... mais il faut que je
lui parle. Quelle ravissante creature que cette Sonia! ajouta-t-il
en souriant.
--Je crois bien qu'elle est ravissante? Je vais te
l'envoyer...≫ Et elle se sauva, apres avoir embrasse son
frere.
Quelques secondes plus tard, Sonia entra, effrayee et confuse,
comme une coupable. Nicolas s'approcha d'elle, et lui baisa la main; depuis
le retour de la campagne ils ne s'etaient pas encore trouves en tete
a tete.
≪Sophie, lui dit-il d'abord avec timidite, mais en reprenant
peu a peu de l'assurance, vous venez de refuser un parti brillant, un
parti avantageux.... C'est un homme de bien, il a des sentiments eleves...
il est mon ami....
--Mais c'est fini, je l'ai deja refuse, dit Sonia
en l'interrompant.
--Si vous le refusez a cause de moi, je crains
que....
--Ne me dites pas cela Nicolas, reprit-elle en l'interrompant
de nouveau, et elle l'implorait du regard.
--C'est mon devoir.
Peut-etre est-ce de la suffisance, de ma part, mais je prefere vous le dire,
car dans ce cas je vous dois la verite. Je vous aime, je le crois, plus que
tout....
--C'est assez pour moi, dit-elle en rougissant.
--Mais
j'ai ete bien souvent amoureux et je m'amouracherai encore, et pourtant je
n'ai pour personne, comme pour vous, ce sentiment de confiance, d'amitie, ni
d'amour. Je suis jeune: maman, vous le savez, ne desire pas ce mariage. Ainsi
donc je ne puis rien vous promettre, et je vous supplie de bien poser la
proposition de Dologhow, ajouta-t-il en prononcant avec effort le nom de son
ami.
--Ne me parlez pas ainsi. Je ne desire rien. Je vous aime comme
un frere, je vous aimerai toujours, et cela me suffit.
--Vous etes un
ange, je ne suis pas digne de vous, j'ai peur de vous tromper...≫ et Nicolas
lui baisa encore une fois la main.
XII
≪Les plus jolis
bals de Moscou sont ceux de Ioghel≫, disaient les meres, en regardant leurs
filles danser les nouveaux pas qu'elles venaient d'apprendre; jeunes filles
et jeunes garcons etaient du meme avis, dansaient jusqu'a extinction de
forces, et s'y amusaient comme des rois, et pourtant quelquefois, ils y
etaient venus par pure condescendance, Les deux jolies princesses Gortchakow
y avaient meme, dans le courant de l'hiver, trouve des promis, ce qui en
avait encore augmente la renommee. Leur grand charme etait l'absence de
maitre et de maitresse de maison. On n'y voyait que le bon Ioghel voltigeant,
leger comme le duvet, saluant, selon toutes les regles de son art, ses
invites, auxquels il donnait des lecons au cachet, et tous, y compris les
fillettes de treize a quatorze ans, qui y montraient leur premiere robe
longue, n'avaient qu'une pensee, danser et s'amuser a qui mieux mieux.
Toutes, sauf de rares exceptions, etaient ou paraissaient jolies; leurs
yeux petillaient, et leurs sourires rayonnaient a l'envi. Les
meilleures eleves, parmi lesquelles Natacha se distinguait par sa grace,
y dansaient parfois le pas du chale; mais ce jour-la la preference
etait aux ≪anglaises≫, ≪aux ecossaises≫ et a la mazurka, qui commencait a
etre a la mode. La salle choisie par Ioghel etait une des grandes salles
de l'hotel Besoukhow et, au dire de chacun, la soiree etait
admirablement reussie. Les jolies figures se comptaient par douzaines, et
les demoiselles Rostow, heureuses et radieuses encore plus que de
coutume, etaient les reines du bal. Sonia, fiere de la declaration de
Dologhow, fiere de son refus et de son explication avec Nicolas, valsait de
joie autour de sa chambre, et, dans le bonheur exuberant qui la
transfigurait et l'illuminait, donnait a peine le temps a sa femme de chambre
de natter ses beaux cheveux.
Natacha, non moins fiere, et fiere
surtout de la robe longue qu'elle mettait pour la premiere fois a un vrai
bal, portait, comme Sonia, de la mousseline blanche avec des rubans
roses.
A peine entree dans la salle, elle fut prise d'une telle
exaltation, que tout danseur sur qui son regard s'arretait une seconde, lui
inspirait aussitot la passion la plus violente.
≪Sonia, Sonia, quel
bonheur, comme c'est joli!≫
Nicolas et Denissow passaient en revue les
danseuses, d'un air protecteur et affectueux:
≪Elle est charmante, dit
Denissow en grasseyant.
--Qui, qui cela?
--La comtesse Natacha,
repondit Denissow.... Et comme elle danse... quelle grace!
--Mais de
qui parles-tu?
--Mais, de ta soeur!≫ repondit Denissow
impatiente.
Rostow sourit.
≪Mon cher comte, vous etes un de mes
meilleurs eleves, il faut que vous dansiez, lui dit le petit Ioghel. Voyez
comme il y a de jolies demoiselles! et il adressa la meme demande a Denissow,
dont il avait ete aussi le professeur.
--Non, mon cher, je ≪_ferrai
tapisserrie_≫. Vous avez donc oublie combien j'ai peu profite de vos
lecons?...
--Mais bien au contraire! s'empressa de lui dire Ioghel, en
maniere de consolation. Vous ne faisiez pas grande attention, c'est vrai,
mais vous aviez des dispositions, vous en aviez!≫
Les premiers accords
de la mazurka se firent entendre, et Nicolas engagea Sonia. Denissow, assis a
cote des mamans et appuye sur son sabre, ne cessait de suivre des yeux la
jeunesse dansante, en battant du pied la mesure, et il les faisait se pamer
de rire, en leur contant gaiement toutes sortes d'histoires. Ioghel formait
le premier couple avec Natacha, son orgueil et sa plus brillante eleve.
Assemblant gracieusement ses petits pieds chausses d'escarpins, il s'elanca
en glissant sur le parquet et en entrainant a sa suite Natacha, qui,
malgre sa timidite, executait ses pas avec le plus grand soin. Denissow ne
la quittait pas du regard, et sa figure disait clairement que s'il
ne dansait pas, c'est qu'il n'en avait pas envie, mais qu'au besoin
il aurait pu s'en acquitter a son honneur. Au milieu de la figure,
il arreta Rostow qui passait devant lui:
≪Ce n'est pas ca du tout,
dit-il; est-ce que ca ressemble a la mazurka? Et pourtant, elle danse
bien!≫
Denissow s'etait acquis en Pologne une brillante reputation de
danseur de mazurka. Aussi Nicolas, courant a Natacha:
≪Va, lui dit-il,
choisir Denissow, en voila un qui danse a merveille!≫
Quand vint son
tour, elle se leva, traversa toute seule la salle de ses petits pieds legers,
jusqu'a l'endroit ou etait Denissow, et remarqua que chacun l'observait, en
se demandant ce qu'elle allait faire. Nicolas vit qu'ils se disputaient, et
que Denissow refusait avec un joyeux sourire:
≪Je vous en prie,
Vassili Dmitritch, venez, je vous en prie.
--Mais non, comtesse, vrai, ne
m'y forcez point.
--Voyons, Vasia, dit Nicolas, en arrivant au secours de
sa soeur.
--. Ne dirait-on pas qu'il fait des mamours a son
minet?
--Je chanterai pour vous toute une soiree, dit
Natacha.
--Ah! magicienne, vous faites de moi tout ce que vous voulez,≫
repliqua Denissow, en decrochant son ceinturon. Franchissant la barricade
de chaises, saisissant d'une main ferme celle de sa partenaire,
redressant cranement la tete, et rejetant un pied en arriere, il se mit en
position et attendit la mesure. Soit qu'il fut a cheval, ou qu'il dansat
la mazurka, la petitesse de sa taille passait inapercue, et il y
deployait tous ses avantages. A la premiere note, jetant un regard triomphant
et satisfait a sa dame, il frappa du talon, et bondissant avec
l'elasticite d'une balle, il s'elanca dans le cercle, en l'entrainant avec
lui. Il en parcourut d'abord la moitie sur un pied presque sans toucher
terre, et en allant tout droit aux chaises, qu'il semblait ne pas
apercevoir; puis tout a coup, faisant resonner ses eperons, glissant sur ses
pieds, arrete une seconde sur ses talons et choquant de nouveau ses
eperons sans bouger de place, tournant rapidement sur lui-meme et donnant
son coup de talon du pied gauche, il repartait pour l'autre bout de
la salle. Natacha devinait chacun de ses mouvements sans s'en
rendre compte, et les suivait en s'y abandonnant sans resistance. Tantot,
la tenant de la main droite ou de la main gauche, il pirouettait avec
elle; tantot, tombant sur un genou, il la faisait tourner autour de lui,
puis, se relevant, il s'elancait avec une telle rapidite, qu'il
semblait devoir l'entrainer au travers des mitrailles, et pliait tout a coup
le genou, pour recommencer de plus belle ses gracieuses
evolutions. Ramenant ensuite sa dame a sa place, et l'ayant de nouveau
fait pirouetter avec une elegante desinvolture, en faisant sonner
ses eperons, il termina par un profond salut, tandis que Natacha
oubliait, dans son trouble, de lui faire la reverence traditionnelle. Ses
yeux souriants le regardaient avec stupeur, et semblaient ne pas
le reconnaitre: ≪Que lui arrive-t-il donc?≫ se dit-elle.
Quoique
Ioghel n'acceptat pas la mazurka comme une danse classique, tous etaient
enthousiasmes de la facon dont Denissow l'avait dansee; on venait le choisir
a chaque instant, et les vieilles gens, le suivant du coin de l'oeil,
parlaient de la Pologne et du bon vieux temps. Denissow, echauffe par la
mazurka, s'essuya le front, et s'assit a cote de Natacha, qu'il ne quitta plus
de toute la soiree. |
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