La guerre et la paix, Tome I, by Leon Tolstoi
CHAPITRE
PREMIER
I ≪Eh bien, prince, que vous disais-je? Genes et Lucques sont
devenues les proprietes de la famille Bonaparte. Aussi, je vous le declare
d'avance, vous cesserez d'etre mon ami, mon fidele esclave, comme vous dites,
si vous continuez a nier la guerre et si vous vous obstinez a defendre
plus longtemps les horreurs et les atrocites commises par cet
Antechrist..., car c'est l'Antechrist en personne, j'en suis sure! Allons,
bonjour, cher prince; je vois que je vous fais peur... asseyez-vous ici,
et causons[1]....≫
Ainsi s'exprimait en juillet 1805 Anna Pavlovna
Scherer, qui etait demoiselle d'honneur de Sa Majeste l'imperatrice Marie
Feodorovna et qui faisait meme partie de l'entourage intime de Sa Majeste.
Ces paroles s'adressaient au prince Basile, personnage grave et officiel,
arrive le premier a sa soiree.
Mlle Scherer toussait depuis quelques
jours; c'etait une grippe, disait-elle (le mot ≪grippe≫ etait alors une
expression toute nouvelle et encore peu usitee).
Un laquais en livree
rouge--la livree de la cour--avait colporte le matin dans toute la ville des
billets qui disaient invariablement: ≪Si vous n'avez rien de mieux a faire,
monsieur le Comte ou Mon Prince, et si la perspective de passer la soiree
chez une pauvre malade ne vous effraye pas trop, je serai charmee de vous
voir chez moi entre sept et huit.--ANNA SCHERER[2].≫
≪Grand Dieu!
quelle virulente sortie!≫ repondit le prince, sans se laisser emouvoir par
cette reception.
Le prince portait un uniforme de cour brode d'or,
chamarre de decorations, des bas de soie et des souliers a boucles; sa figure
plate souriait aimablement; il s'exprimait en francais, ce francais
recherche dont nos grands-peres avaient l'habitude jusque dans leurs pensees,
et sa voix avait ces inflexions mesurees et protectrices d'un homme de
cour influent et vieilli dans ce milieu.
Il s'approcha d'Anna
Pavlovna, lui baisa la main, en inclinant sa tete chauve et parfumee, et
s'installa ensuite a son aise sur le sofa.
≪Avant tout, chere amie,
rassurez-moi, de grace, sur votre sante, continua-t-il d'un ton galant, qui
laissait pourtant percer la moquerie et meme l'indifference a travers ses
phrases d'une politesse banale.
--Comment pourrais-je me bien porter,
quand le moral est malade? Un coeur sensible n'a-t-il pas a souffrir de nos
jours? Vous voila chez moi pour toute la soiree, j'espere?
--Non,
malheureusement: c'est aujourd'hui mercredi; l'ambassadeur d'Angleterre donne
une grande fete, et il faut que j'y paraisse; ma fille viendra me
chercher.
--Je croyais la fete remise a un autre jour, et je vous
avouerai meme que toutes ces rejouissances et tous ces feux d'artifice
commencent a m'ennuyer terriblement.
--Si l'on avait pu soupconner
votre desir, on aurait certainement remis la reception, repondit le prince
machinalement, comme une montre bien reglee, et sans le moindre desir d'etre
pris au serieux.
--Ne me taquinez pas, voyons; et vous, qui savez tout,
dites-moi ce qu'on a decide a propos de la depeche de
Novosiltzow?
--Que vous dirai-je? reprit le prince avec une expression de
fatigue et d'ennui.... Vous tenez a savoir ce qu'on a decide? Eh bien, on a
decide que Bonaparte a brule ses vaisseaux, et il paraitrait que nous
sommes sur le point d'en faire autant.≫
Le prince Basile parlait
toujours avec nonchalance, comme un acteur qui repete un vieux role. Mlle
Scherer affectait au contraire, malgre ses quarante ans, une vivacite pleine
d'entrain. Sa position sociale etait de passer pour une femme enthousiaste;
aussi lui arrivait-il parfois de s'exalter a froid, sans en avoir envie, rien
que pour ne pas tromper l'attente de ses connaissances. Le sourire a moitie
contenu qui se voyait toujours sur sa figure n'etait guere en harmonie, il
est vrai, avec ses traits fatigues, mais il exprimait la parfaite conscience
de ce charmant defaut, dont, a l'imitation des enfants gates, elle ne
pouvait ou ne voulait pas se corriger. La conversation politique qui
s'engagea acheva d'irriter Anna Pavlovna.
≪Ah! ne me parlez pas de
l'Autriche! Il est possible que je n'y comprenne rien; mais, a mon avis,
l'Autriche n'a jamais voulu et ne veut pas la guerre! Elle nous trahit: c'est
la Russie toute seule qui delivrera l'Europe! Notre bienfaiteur a le
sentiment de sa haute mission, et il n'y faillira pas! J'y crois, et j'y
tiens de toute mon ame! Un grand role est reserve a notre empereur bien-aime,
si bon, si genereux! Dieu ne l'abandonnera pas! Il accomplira sa tache et
ecrasera l'hydre des revolutions, devenue encore plus hideuse, si c'est
possible, sous les traits de ce monstre, de cet assassin! C'est a nous de
racheter le sang du juste! A qui se fier, je vous le demande? L'Angleterre
a l'esprit trop mercantile pour comprendre l'elevation d'ame de l'empereur
Alexandre! Elle a refuse de ceder Malte. Elle attend, elle cherche une
arriere-pensee derriere nos actes. Qu'ont-ils dit a Novosiltzow? Rien! Non,
non, ils ne comprennent pas l'abnegation de notre souverain, qui ne desire
rien pour lui-meme et ne veut que le bien general! Qu'ont-ils promis? Rien,
et leurs promesses memes sont nulles! La Prusse n'a-t-elle pas declare
Bonaparte invincible et l'Europe impuissante a le combattre? Je ne crois ni a
Hardenberg, ni a Haugwitz! Cette fameuse neutralite prussienne n'est qu'un
piege[3]! Mais j'ai foi en Dieu et dans la haute destinee de notre cher
empereur, le sauveur de l'Europe!≫
Elle s'arreta tout a coup, en
souriant doucement a son propre entrainement.
≪Que n'etes-vous a la
place de notre aimable Wintzingerode! Grace a votre eloquence, vous auriez
emporte d'assaut le consentement du roi de Prusse; mais... me donnerez-vous
du the?
--A l'instant!... A propos, ajouta-t-elle en reprenant son
calme, j'attends ce soir deux hommes fort interessants, le vicomte
de Mortemart, allie aux Montmorency par les Rohan, une des plus
illustres familles de France, un des bons emigres, un vrai! L'autre, c'est
l'abbe Morio, cet esprit si profond!... Vous savez qu'il a ete recu
par l'empereur!
--Ah! je serai charme!... Mais dites-moi, je vous
prie, continua le prince avec une nonchalance croissante, comme s'il venait
seulement de songer a la question qu'il allait faire, tandis qu'elle etait le
but principal de sa visite, dites-moi s'il est vrai que Sa
Majeste l'imperatrice mere ait desire la nomination du baron Founcke au poste
de premier secretaire a Vienne? Le baron me parait si nul! Le prince
Basile convoitait pour son fils ce meme poste, qu'on tachait de faire
obtenir au baron Founcke par la protection de l'imperatrice Marie
Feodorovna. Anna Pavlovna couvrit presque entierement ses yeux en abaissant
ses paupieres; cela voulait dire que ni elle ni personne ne savait ce
qui pouvait convenir ou deplaire a l'imperatrice.
≪Le baron Founcke a
ete recommande a l'imperatrice mere par la soeur de Sa Majeste,≫ dit-elle
d'un ton triste et sec.
En prononcant ces paroles, Anna Pavlovna donna a
sa figure l'expression d'un profond et sincere devouement avec une teinte de
melancolie; elle prenait cette expression chaque fois qu'elle prononcait le
nom de son auguste protectrice, et son regard se voila de nouveau
lorsqu'elle ajouta que Sa Majeste temoignait beaucoup d'estime au baron
Founcke.
Le prince se taisait, avec un air de profonde indifference, et
pourtant Anna Pavlovna, avec son tact et sa finesse de femme, et de femme
de cour, venait de lui allonger un petit coup de griffe, pour s'etre
permis un jugement temeraire sur une personne recommandee aux bontes
de l'imperatrice; mais elle s'empressa aussitot de le
consoler:
≪Parlons un peu des votres! Savez-vous que votre fille fait les
delices de la societe depuis son apparition dans le monde? On la trouve
belle comme le jour!≫
Le prince fit un salut qui exprimait son respect
et sa reconnaissance.
≪Que de fois n'ai-je pas ete frappee de l'injuste
repartition du bonheur dans cette vie, continua Anna Pavlovna, apres un
instant de silence. Elle se rapprocha du prince avec un aimable sourire pour
lui faire comprendre qu'elle abandonnait le terrain de la politique et
les causeries de salon pour commencer un entretien intime: ≪Pourquoi,
par exemple, le sort vous a-t-il accorde de charmants enfants tels que
les votres, a l'exception pourtant d'Anatole, votre cadet, que je
n'aime pas? ajouta-t-elle avec la decision d'un jugement sans appel et
en levant les sourcils. Vous etes le dernier a les apprecier, vous ne
les meritez donc pas...≫
Et elle sourit de son sourire
enthousiaste.
≪Que voulez-vous? dit le prince. Lavater aurait
certainement decouvert que je n'ai pas la bosse de la
paternite.
--Treve de plaisanteries! il faut que je vous parle
serieusement. Je suis tres mecontente de votre cadet, entre nous soit dit. On
a parle de lui chez Sa Majeste (sa figure, a ces mots, prit une expression
de tristesse), et on vous a plaint.≫
Le prince ne repondit rien. Elle
le regarda en silence et attendit.
≪Je ne sais plus que faire, reprit-il
avec humeur. Comme pere, j'ai fait ce que j'ai pu pour leur education, et
tous les deux ont mal tourne. Hippolyte du moins est un imbecile paisible,
tandis qu'Anatole est un imbecile turbulent; c'est la seule difference qu'il
y ait entre eux!≫
Il sourit cette fois plus naturellement, plus
franchement, et quelque chose de grossier et de desagreable se dessina dans
les replis de sa bouche ridee.
≪Les hommes comme vous ne devraient pas
avoir d'enfants; si vous n'etiez pas pere, je n'aurais aucun reproche a vous
adresser, lui dit d'un air pensif Mlle Scherer.
--Je suis votre fidele
esclave, vous le savez; aussi est-ce a vous seule que je puis me confesser;
mes enfants ne sont pour moi qu'un lourd fardeau et la croix de mon
existence; c'est ainsi que je les accepte. Que faire?...≫ Et il se tut, en
exprimant par un geste sa soumission a la destinee.
Anna Pavlovna
parut reflechir.
≪N'avez-vous jamais songe a marier votre fils prodigue,
Anatole? Les vieilles filles ont, dit-on, la manie de marier les gens; je ne
crois pas avoir cette faiblesse, et pourtant j'ai une jeune fille en vue
pour lui, une parente a nous, la princesse Bolkonsky, qui est
tres malheureuse aupres de son pere.≫
Le prince Basile ne dit rien,
mais un leger mouvement de tete indiqua la rapidite de ses conclusions,
rapidite familiere a un homme du monde, et son empressement a enregistrer ces
circonstances dans sa memoire.
≪Savez-vous bien que cet Anatole me coute
quarante mille roubles par an? soupira-t-il en donnant un libre cours a ses
tristes pensees. Que sera-ce dans cinq ans, s'il y va de ce train? Voila
l'avantage d'etre pere!... Est-elle riche, votre princesse?
--Son pere
est tres riche et tres avare! Il vit chez lui, a la campagne. C'est ce fameux
prince Bolkonsky auquel on a fait quitter le service du vivant de feu
l'empereur et qu'on avait surnomme ≪le roi de Prusse≫. Il est fort
intelligent, mais tres original et assez difficile a vivre. La pauvre enfant
est malheureuse comme les pierres. Elle n'a qu'un frere, qui a epouse depuis
peu Lise Heinenn et qui est aide de camp de Koutouzow. Vous le verrez tout a
l'heure.
--De grace, chere Annette, dit le prince en saisissant tout a
coup la main de Mlle Scherer, arrangez-moi cette affaire, et je serai a
tout jamais le plus fidele de vos _esclafes_, comme l'ecrit mon
_starost_[4] au bas de ses rapports. Elle est de bonne famille et riche,
c'est juste ce qu'il me faut.≫
Et la-dessus, avec la familiarite de
geste elegante et aisee qui le distinguait, il baisa la main de la demoiselle
d'honneur, puis, apres l'avoir serree legerement, il s'enfonca dans son
fauteuil en regardant d'un autre cote.
≪Eh bien, ecoutez, dit Anna
Pavlovna, j'en causerai ce soir meme avec Lise Bolkonsky. Qui sait? cela
s'arrangera peut-etre! Je vais faire, dans l'interet de votre famille,
l'apprentissage de mon metier de vieille fille.
II
Le
salon d'Anna Pavlovna s'emplissait peu a peu: la fine fleur de Petersbourg y
etait reunie; cette reunion se composait, il est vrai, de personnes dont le
caractere et l'age differaient beaucoup, mais qui etaient toutes du meme
bord. La fille du prince Basile, la belle Helene, venait d'arriver pour
emmener son pere et se rendre avec lui a la fete de l'ambassadeur
d'Angleterre. Elle etait en toilette de bal, avec le chiffre de demoiselle
d'honneur a son corsage. La plus seduisante femme de Petersbourg, la toute
jeune et toute mignonne princesse Bolkonsky, y etait egalement. Mariee
l'hiver precedent, sa situation interessante, tout en lui interdisant les
grandes reunions, lui permettait encore de prendre part aux soirees intimes.
On y voyait aussi le prince Hippolyte, fils du prince Basile, suivi de
Mortemart, qu'il presentait a ses connaissances, l'abbe Morio, et bien
d'autres.
≪Avez-vous vu ma tante?≫ ou bien: ≪Ne connaissez-vous pas ma
tante?≫ repetait invariablement Anna Pavlovna a chacun de ses invites en
les conduisant vers une petite vieille coiffee de noeuds gigantesques,
qui venait de faire son apparition. Mlle Scherer portait lentement
son regard du nouvel arrive sur ≪sa tante≫ en le lui presentant, et
la quittait aussitot pour en amener d'autres. Tous accomplissaient la
meme ceremonie aupres de cette tante inconnue et inutile, qui
n'interessait personne. Anna Pavlovna ecoutait et approuvait l'echange de
leurs civilites, d'un air a la fois triste et solennel. La tante
employait toujours les memes termes, en s'informant de la sante de chacun,
en parlant de la sienne propre et de celle de Sa Majeste
l'imperatrice, ≪laquelle, Dieu merci, etait devenue meilleure≫. Par
politesse, on tachait de ne pas marquer trop de hate en s'esquivant, et l'on
se gardait bien de revenir aupres de la vieille dame une seconde fois
dans la soiree. La jeune princesse Bolkonsky avait apporte son ouvrage
dans un _ridicule_ de velours brode d'or. Sa levre superieure, une
ravissante petite levre, ombragee d'un fin duvet, ne parvenait jamais a
rejoindre la levre inferieure; mais, malgre l'effort visible qu'elle faisait
pour s'abaisser ou se relever, elle n'en etait que plus gracieuse, malgre
ce leger defaut tout personnel et original, privilege des
femmes veritablement attrayantes, car cette bouche a demi ouverte lui
pretait un charme de plus. Chacun admirait cette jeune femme, pleine de vie
et de sante, qui, a la veille d'etre mere, portait si legerement
son fardeau. Apres avoir echange quelques mots avec elle, tous, jeunes
gens ennuyes ou vieillards moroses, se figuraient qu'ils etaient bien pres
de lui ressembler, ou qu'ils avaient ete particulierement aimables, grace
a son gai sourire, qui a chaque parole faisait briller ses petites
dents blanches.
La petite princesse fit le tour de la table a petits
pas et en se dandinant; puis, apres avoir arrange les plis de sa robe, elle
s'assit sur le canape a cote du samovar, de l'air d'une personne qui n'avait
eu dans tout cela qu'un seul but, son propre plaisir et celui des
autres.
≪J'ai apporte mon ouvrage, dit-elle en ouvrant son sac et en
s'adressant a la societe en general.--Prenez garde, Annette, n'allez pas me
jouer quelque mechant tour; vous m'avez ecrit que votre soiree serait
toute petite; aussi voyez comme me voila attifee...≫ Et elle etendit les
bras pour mieux faire valoir son elegante robe grise, garnie de dentelles,
et serree un peu au-dessous de la gorge par une large ceinture.
≪Soyez
tranquille, Lise, vous serez malgre tout la plus jolie.
--Savez-vous que
mon mari m'abandonne? continua-t-elle, en s'adressant du meme ton a un
general: il va se faire tuer!
--A quoi bon cette horrible guerre?≫
dit-elle au prince Basile.
Et, sans attendre sa reponse, elle se mit a
causer avec la fille du prince, la belle Helene.
≪Quelle gentille
personne que cette petite princesse,≫ dit tout bas le prince Basile a Anna
Pavlovna!
Bientot apres, un jeune homme, gros et lourd, aux cheveux ras,
fit son entree dans le salon. Il portait des lunettes, un pantalon clair a
la mode de l'epoque, un immense jabot et un habit brun. C'etait le
fils naturel du comte Besoukhow, un grand seigneur tres connu du temps
de Catherine et qui se mourait en ce moment a Moscou. Le jeune
homme n'avait encore fait choix d'aucune carriere; il arrivait de
l'etranger, ou il avait ete eleve, et se montrait pour la premiere fois dans
le monde. Anna Pavlovna l'accueillit avec le salut dont elle gratifiait
ses hotes les plus obscurs. Pourtant, a la vue de Pierre, et malgre ce
salut d'un ordre inferieur, sa figure exprima un melange d'inquietude et
de crainte, sentiment que l'on eprouve a la vue d'un objet colossal qui
ne serait pas a sa place. Pierre etait effectivement d'une stature
plus elevee que les autres invites; mais l'inquietude d'Anna
Pavlovna provenait d'une autre cause: elle craignait ce regard bon et
timide, observateur et sincere, qui le distinguait du reste de la
compagnie.
≪C'est on ne peut plus aimable a vous, monsieur Pierre, d'etre
venu voir une pauvre malade,≫ dit-elle en echangeant avec sa tante des
regards troubles pendant qu'elle le lui presentait.
Pierre balbutia
quelque chose d'inintelligible, en continuant a laisser errer ses yeux autour
de lui. Tout a coup il sourit gaiement et salua la petite princesse comme une
de ses bonnes connaissances, puis il s'inclina devant ≪la tante≫. Anna
Pavlovna avait bien raison de s'inquieter, car Pierre quitta ≪la tante≫
brusquement, sans meme attendre la fin de sa phrase sur la sante de Sa
Majeste. Elle l'arreta tout effrayee:
≪Connaissez-vous l'abbe Morio?
lui dit-elle. C'est un homme fort interessant.
--Oui, j'ai entendu
parler de son projet d'une paix perpetuelle; c'est tres spirituel..., mais ce
n'est guere praticable.
--Croyez-vous?≫ dit Anna Pavlovna, pour dire
quelque chose, en rentrant dans son role de maitresse de maison.
Mais
Pierre se rendit coupable d'une seconde incivilite: il venait d'abandonner
une de ses interlocutrices, sans attendre la fin de sa phrase, et maintenant
il retenait l'autre, qui voulait s'eloigner, en lui expliquant, la tete
penchee et ses grands pieds solidement rives au parquet, pourquoi le projet
de l'abbe Morio n'etait qu'une utopie.
≪Nous en causerons plus tard,≫ dit
en souriant Mlle Scherer.
S'etant debarrassee de ce jeune homme, qui ne
savait pas vivre, elle retourna a ses occupations, ecoutant, regardant, prete
a intervenir sur les points faibles et a remettre a flot une conversation
languissante. Elle imitait en cela la conduite d'un contremaitre de filature,
qui, en se promenant au milieu de ses ouvriers, remarque l'immobilite ou le
son criard, inusite, bruyant, d'un fuseau, et s'empresse a l'instant
de l'arreter ou de le lancer. Telle Anna Pavlovna se promenait dans
son salon, s'approchait tour a tour d'un groupe silencieux ou d'un
cercle bavard; un mot de sa bouche, un deplacement de personnes
habilement opere, remontait la machine a conversation, qui continuait a
tourner d'un mouvement egal et convenable. La crainte que lui inspirait
Pierre se trahissait au milieu de ses soucis; en le suivant des yeux, elle
le vit se rapprocher pour ecouter ce qui se disait autour de Mortemart
et gagner ensuite le cercle de l'abbe Morio. Quant a Pierre, eleve
a l'etranger, c'etait sa premiere soiree en Russie; il savait qu'il
avait autour de lui tout ce que Petersbourg contenait d'intelligent, et
ses yeux s'ecarquillaient en passant rapidement de l'un a l'autre,
comme ceux d'un enfant dans un magasin de joujoux, tant il craignait
de manquer une conversation frappee au coin de l'esprit. En regardant
ces personnages dont les figures etaient distinguees et pleines
d'assurance, il en attendait toujours un mot fin et spirituel. La
conversation de l'abbe Morio l'ayant attire, il s'arreta, cherchant une
occasion de donner son avis: car c'est le faible de tous les jeunes
gens.
III
La soiree d'Anna Pavlovna etait lancee, les
fuseaux travaillaient dans tous les coins, sans interruption. A l'exception
de la tante, assise pres d'une autre dame agee dont le visage etait creuse
par les larmes et qui se trouvait un peu depaysee dans cette brillante
societe, les invites s'etaient divises en trois groupes. Au centre du
premier, ou dominait l'element masculin, se tenait l'abbe; le second, compose
de jeunes gens, entourait Helene, la beaute princiere, et la
princesse Bolkonsky, cette charmante petite femme, si jolie et si
fraiche, quoiqu'un peu trop forte pour son age; le troisieme s'etait forme
autour de Mortemart et de Mlle Scherer.
Le vicomte, dont le visage
etait doux et les manieres agreables, posait pour l'homme celebre; mais, par
bienseance, il laissait modestement a la societe qui l'entourait le soin de
faire les honneurs de sa personne. Anna Pavlovna en profitait visiblement a
la facon d'un bon maitre d'hotel, qui vous recommande, comme un mets choisi
et recherche, certain morceau qui, prepare par un autre, n'aurait pas ete
mangeable: elle avait ainsi servi a ses invites le vicomte d'abord, et l'abbe
ensuite, deux bouchees d'une exquise delicatesse. Autour de Mortemart, on
causait de l'assassinat du duc d'Enghien. Le vicomte soutenait que le duc
etait mort par grandeur d'ame, et que Bonaparte avait des raisons
personnelles de lui en vouloir.
≪Ah oui! contez-nous cela, vicomte,≫
dit gaiement Anna Pavlovna, qui avait trouve dans cette phrase: ≪contez-nous
cela, vicomte,≫ un vague parfum Louis XV.
Le vicomte sourit et
s'inclina en signe d'assentiment. Il se fit un cercle autour de lui, tandis
qu'Anna Pavlovna invitait les gens a l'ecouter.
≪Le vicomte, dit-elle
tout bas a son voisin, connaissait le duc intimement; le vicomte,
repeta-t-elle en se tournant vers un autre, est un conteur admirable; le
vicomte (ceci s'adressait a un troisieme) appartient au meilleur monde, cela
se voit tout de suite.≫
Voila comment le vicomte se trouvait offert au
public comme un gibier rare, avec la maniere d'offrir la plus distinguee et
la plus allechante; il souriait avec finesse au moment de commencer son
recit.
≪Venez vous asseoir ici, ma chere Helene,≫ dit Anna Pavlovna
en s'adressant a la belle jeune fille qui etait le centre d'un
autre groupe.
La princesse Helene garda en se levant cet inalterable
sourire qu'elle avait sur les levres depuis son entree et qui etait son
apanage de beaute sans rivale. Frolant a peine, de sa toilette blanche garnie
de lierre et d'herbages, les hommes, qui se reculaient pour la
laisser passer, elle avanca toute scintillante du feu des pierreries, du
lustre de ses cheveux, de l'eblouissante blancheur de ses epaules,
symbole vivant de l'eclat d'une fete. Elle ne regardait personne; mais,
souriant a tous, elle accordait pour ainsi dire a chacun le droit d'admirer
la beaute de sa taille, ses epaules si rondes, que son corsage echancre
a la mode du jour laissait a decouvert, ainsi qu'une partie de la gorge
et du dos. Helene etait si merveilleusement belle qu'elle ne pouvait
avoir l'ombre de coquetterie; elle se sentait en entrant comme genee
d'une beaute si parfaite et si triomphante, et elle aurait desire en
affaiblir l'impression, qu'elle n'aurait pu y reussir.
≪Qu'elle est
belle!≫ s'ecriait-on en la regardant.
Le vicomte eut un mouvement
d'epaules en baissant les yeux, comme frappe par une apparition surnaturelle,
pendant qu'Helene s'asseyait pres de lui, en l'eclairant, lui aussi, de son
eternel sourire.
≪Je suis, dit-il, tout intimide devant un pareil
auditoire.≫
Helene, appuyant son beau bras sur une table, ne jugea pas
necessaire de repondre; elle souriait et attendait. Tout le temps que dura le
recit, elle se tint droite, abaissant parfois son regard sur sa belle
main potelee, sur sa gorge encore plus belle, jouant avec le collier
de diamants qui l'ornait, etalant sa robe, et se retournant aux
endroits dramatiques vers Anna Pavlovna, pour imiter l'expression de
sa physionomie et reprendre ensuite son calme et placide sourire.
La
petite princesse avait egalement quitte la table de the.
≪Attendez, je
vais prendre mon ouvrage. Eh bien! que faites-vous? A quoi pensez-vous?
dit-elle a Hippolyte. Apportez-moi donc mon _ridicule_.≫
La princesse,
riant et parlant a la fois, avait cause un deplacement general.
≪Je
suis tres bien ici,≫ continua-t-elle en s'asseyant pour recevoir
son _ridicule_ des mains du prince Hippolyte, qui avanca un fauteuil et
se placa a cote d'elle.
Le ≪charmant Hippolyte≫ ressemblait d'une
maniere frappante a sa soeur, ≪la belle des belles,≫ quoiqu'il fut
remarquablement laid. Les traits etaient les memes, mais chez sa soeur ils
etaient transfigures par ce sourire invariablement radieux, satisfait, plein
de jeunesse, et par la perfection classique de toute sa personne; sur le
visage du frere se peignait au contraire l'idiotisme, joint a une humeur
constamment boudeuse; sa personne etait faible et malingre; ses yeux, son
nez, sa bouche paraissaient se confondre en une grimace indeterminee et
ennuyee, tandis que ses pieds et ses mains se tordaient et prenaient des
poses impossibles.
≪Est-ce une histoire de revenants? demanda-t-il en
portant son lorgnon a ses yeux comme si cet objet devait lui rendre
l'elocution plus facile.
--Pas le moins du monde, dit le narrateur
stupefait.
--C'est que je ne puis les souffrir,≫ reprit Hippolyte, et
l'on comprit a son air qu'il avait senti apres coup la portee de ses paroles;
mais il avait tant d'aplomb qu'on se demandait, chaque fois qu'il parlait,
s'il etait bete ou spirituel. Il portait un habit a pans, vert fonce,
des _inexpressibles_ couleurs ≪chair de nymphe emue≫, selon sa
propre expression, des bas et des souliers a boucles.
Le vicomte conta
fort agreablement l'anecdote qui circulait sur le duc d'Enghien; il s'etait,
disait-on, rendu secretement a Paris pour voir Mlle Georges, et il y avait
rencontre Bonaparte, que l'eminente artiste favorisait egalement. La
consequence de ce hasard malheureux avait ete pour Napoleon un de ces
evanouissements prolonges auxquels il etait sujet et qui l'avait mis au
pouvoir de son ennemi. Le duc n'en avait pas profite; mais Bonaparte s'etait
venge plus tard de cette genereuse conduite en le faisant assassiner. Ce
recit, plein d'interet, devenait surtout emouvant au moment de la rencontre
des deux rivaux, et les dames s'en montrerent emues.
≪C'est charmant,
murmura Anna Pavlovna en interrogeant des yeux la petite
princesse.
--Charmant!≫ reprit la petite princesse en piquant son
aiguille dans son ouvrage pour faire voir que l'interet et le charme de
l'histoire interrompaient son travail.
Le vicomte gouta fort cet eloge
muet, et il s'appretait a continuer lorsqu'Anna Pavlovna, qui n'avait pas
cesse de surveiller le terrible Pierre, le voyant aux prises avec l'abbe, se
precipita vers eux pour prevenir le danger. Pierre avait en effet reussi a
engager l'abbe dans une conversation sur l'equilibre politique, et l'abbe,
visiblement enchante de l'ardeur ingenue de son jeune interlocuteur, lui
developpait tout au long son projet tendrement caresse; tous deux parlaient
haut, avec vivacite et avec entrain, et c'etait la ce qui avait deplu a
la demoiselle d'honneur.
≪Quel moyen? Mais l'equilibre europeen et le
droit des gens, disait l'abbe.... Un seul empire puissant comme la Russie,
reputee barbare, se mettant honnetement a la tete d'une alliance qui aurait
pour but l'equilibre de l'Europe, et le monde serait sauve!
--Mais
comment parviendrez-vous a etablir cet equilibre?≫ disait Pierre, au moment
ou Anna Pavlovna, lui jetant un regard severe, demandait a l'Italien comment
il supportait le climat du Nord. La figure de ce dernier changea subitement
d'expression; et il prit cet air doucereusement affecte qui lui etait
habituel avec les femmes.
≪Je subis trop vivement le charme de l'esprit
et de la culture intellectuelle de la societe feminine surtout, dans laquelle
j'ai l'honneur d'etre recu, pour avoir eu le loisir de songer au
climat,≫ repondit-il, tandis que Mlle Scherer s'empressait de les
rapprocher, Pierre et lui, du cercle general, afin de ne les point perdre de
vue.
Au meme moment, un nouveau personnage fit son entree dans le salon
de Mlle Scherer: c'etait le jeune prince Bolkonsky, le mari de la
petite princesse, un joli garcon, de taille moyenne, avec des traits durs
et accentues. Tout en lui, a commencer par son regard fatigue et a
finir par sa demarche mesuree et tranquille, etait l'oppose de sa
petite femme, si vive et si remuante. Il connaissait tout le monde dans
ce salon. Tous lui inspiraient un ennui profond, et il aurait paye
cher pour ne plus les voir ni les entendre, sans en excepter meme sa
femme. Elle semblait lui inspirer plus d'antipathie que le reste, et il
se detourna d'elle avec une grimace qui fit tort a sa jolie figure.
Il baisa la main d'Anna Pavlovna et promena ses regards autour de lui
en froncant le sourcil.
≪Vous vous preparez a faire la guerre, prince?
lui dit-elle.
--Le general Koutouzow a bien voulu de moi pour aide de
camp, repondit Bolkonsky en accentuant la syllabe ≪zow≫.
--Et votre
femme?
--Elle ira a la campagne.
--Comment n'avez-vous pas honte
de nous priver de votre ravissante petite femme?
--Andre, s'ecria la
petite princesse, aussi coquette avec son mari qu'avec les autres, si tu
savais la jolie histoire que le vicomte vient de nous conter sur Mlle Georges
et Bonaparte!≫
Le prince Andre fit de nouveau la grimace et
s'eloigna.
Pierre, qui depuis son entree l'avait suivi de ses yeux gais
et bienveillants, s'approcha de lui et lui saisit la main. Le prince
Andre ne se derida pas pour le nouveau venu; mais, quand il eut reconnu
le visage souriant de Pierre, le sien s'illumina tout a coup d'un bon
et cordial sourire:
≪Ah! bah! te voila aussi dans le grand
monde!
--Je savais que vous y seriez. J'irai souper chez vous; le
puis-je? ajouta-t-il tout bas pour ne pas gener le vicomte, qui parlait
encore.
--Non, tu ne le peux pas,≫ dit Andre en riant et en faisant
comprendre a Pierre par un serrement de main l'inutilite de sa
question.
Il allait lui dire quelque chose, lorsque le prince Basile et
sa fille se leverent, et l'on se rangea pour leur faire
place.
≪Excusez-nous, cher vicomte, dit le prince en forcant
aimablement Mortemart a rester assis; cette malencontreuse fete de
l'ambassade d'Angleterre nous prive d'un plaisir et nous force a vous
interrompre. Je regrette vivement, chere Anna Pavlovna, d'etre oblige de
quitter votre charmante soiree.≫
Sa fille Helene se fraya un chemin au
milieu des chaises, en retenant sa robe d'une main, sans cesser de sourire.
Pierre regarda cette beaute resplendissante avec un melange d'extase et de
terreur.
≪Elle est bien belle! dit le prince Andre.
--Oui,≫
repondit Pierre.
Le prince Basile lui serra la main en
passant:
≪Faites-moi l'education de cet ours-la, dit-il en s'adressant a
Mlle Scherer, je vous en supplie. Voila onze mois qu'il demeure chez moi,
et c'est la premiere fois que je l'apercois dans le monde. Rien ne
forme mieux un jeune homme que la societe des femmes
d'esprit.≫
IV
Anna Pavlovna promit en souriant de
s'occuper de Pierre, qu'elle savait apparente par son pere au prince Basile.
La vieille dame, qui etait restee assise a cote de ≪la tante≫, se leva
precipitamment et rattrapa le prince Basile dans l'antichambre. Sa figure
bienveillante et creusee par les larmes n'exprimait plus l'interet attentif
qu'elle s'etait efforcee de lui donner, mais elle trahissait l'inquietude et
la crainte.
≪Que me direz-vous, prince, a propos de mon
Boris?≫
Elle prononcait le mot Boris en accentuant tout particulierement
l'_o_.
≪Je ne puis rester plus longtemps a Petersbourg. Dites-moi, de
grace, quelles nouvelles je puis rapporter a mon pauvre
garcon?≫
Malgre le visible deplaisir et la flagrante impolitesse du
prince Basile en l'ecoutant, elle lui souriait et le retenait de la main
pour l'empecher de s'eloigner.
≪Que vous en couterait-il de dire un
mot a l'empereur? Il passerait tout droit dans la garde!
--Soyez
assuree, princesse, que je ferai tout mon possible, mais il m'est difficile
de demander cela a Sa Majeste; je vous conseillerais plutot de vous adresser
a Roumianzow par l'intermediaire du prince Galitzine; ce serait plus
prudent.≫
La vieille dame portait le nom de princesse Droubetzkoi, celui
d'une des premieres familles de Russie; mais, pauvre et retiree du monde
depuis de longues annees, elle avait perdu toutes ses relations d'autrefois.
Elle n'etait venue a Petersbourg que pour tacher d'obtenir pour son
fils unique l'autorisation d'entrer dans la garde. C'est dans l'espoir
de rencontrer le prince Basile qu'elle etait venue a la soiree de
Mlle Scherer. Sa figure, belle jadis, exprima un vif mecontentement,
mais pendant une seconde seulement; elle sourit de nouveau et se saisit
plus fortement du bras du prince Basile.
≪Ecoutez-moi, mon prince; je
ne vous ai jamais rien demande, je ne vous demanderai plus jamais rien, et
jamais je ne me suis prevalue de l'amitie qui vous unissait, mon pere et
vous. Mais a present, au nom de Dieu, faites cela pour mon fils et vous serez
notre bienfaiteur, ajouta-t-elle rapidement. Non, ne vous fachez pas, et
promettez. J'ai demande a Galitzine, il m'a refuse! Soyez le bon enfant que
vous etiez jadis, continua-t-elle, en essayant de sourire, pendant que ses
yeux se remplissaient de larmes.
--Papa! nous serons en retard,≫ dit
la princesse Helene, qui attendait a la porte.
Et elle tourna vers son
pere sa charmante figure.
Le pouvoir en ce monde est un capital qu'il
faut savoir menager. Le prince Basile le savait mieux que personne:
interceder pour chacun de ceux qui s'adressaient a lui, c'etait le plus sur
moyen de ne jamais rien obtenir pour lui-meme; il avait compris cela tout de
suite. Aussi n'usait-il que fort rarement de son influence personnelle;
mais l'ardente supplication de la princesse Droubetzkoi fit naitre un
leger remords au fond de sa conscience. Ce qu'elle lui avait rappele etait
la verite. Il devait en effet a son pere d'avoir fait les premiers pas
dans la carriere. Il avait aussi remarque qu'elle etait du nombre de
ces femmes, de ces meres surtout, qui n'ont ni cesse ni repos tant que
le but de leur opiniatre desir n'est pas atteint, et qui sont pretes,
le cas echeant, a renouveler a toute heure les recriminations et
les scenes. Cette derniere consideration le decida.
≪Chere Anna
Mikhailovna, lui dit-il de sa voix ennuyee et avec sa familiarite habituelle,
il m'est a peu pres impossible de faire ce que vous me demandez; cependant
j'essayerai pour vous prouver mon affection et le respect que je porte a la
memoire de votre pere. Votre fils passera dans la garde, je vous en donne ma
parole! Etes-vous contente?
--Cher ami, vous etes mon bienfaiteur! Je
n'attendais pas moins de vous, je connaissais votre bonte! Un mot encore,
dit-elle, le voyant pret a la quitter. Une fois dans la garde... et elle
s'arreta confuse.... Vous qui etes dans de bons rapports avec Koutouzow, vous
lui recommanderez bien un peu Boris, n'est-ce pas, afin qu'il le prenne pour
aide de camp? Je serai alors tranquille, et jamais je ne...≫
Le prince
Basile sourit:
≪Cela, je ne puis vous le promettre. Depuis que Koutouzow
a ete nomme general en chef, il est accable de demandes. Lui-meme m'a assure
que toutes les dames de Moscou lui proposaient leurs fils comme aides
de camp.
--Non, non, promettez, mon ami, mon bienfaiteur,
promettez-le-moi, ou je vous retiens encore!
--Papa! repeta du meme
ton la belle Helene, nous serons en retard.
--Eh bien! au revoir, vous
voyez, je ne puis....
--Ainsi, demain vous en parlerez a
l'empereur?
--Sans faute; mais quant a Koutouzow, je ne promets
rien!
--Mon Basile,≫ reprit Anna Mikhailovna en l'accompagnant avec un
sourire de jeune coquette sur les levres, et en oubliant que ce sourire,
son sourire d'autrefois, n'etait plus guere en harmonie avec sa
figure fatiguee. Elle ne pensait plus en effet a son age et employait sans
y songer toutes ses ressources de femme. Mais, a peine le prince
eut-il disparu, que son visage reprit une expression froide et tendue.
Elle regagna le cercle au milieu duquel le vicomte continuait son recit,
et fit de nouveau semblant de s'y interesser, en attendant, puisque
son affaire etait faite, l'instant favorable pour s'eclipser.
≪Mais
que dites-vous de cette derniere comedie du sacre de Milan? demanda Mlle
Scherer, et des populations de Genes et de Lucques qui viennent presenter
leurs voeux a M. Buonaparte. M. Buonaparte assis sur un trone et exaucant les
voeux des nations? Adorable! Non, c'est a en devenir folle! On dirait que le
monde a perdu la tete.≫
Le prince Andre sourit en regardant Anna
Pavlovna.
≪Dieu me la donne, gare a qui la touche,≫
dit-il.
C'etaient les paroles que Bonaparte avaient prononcees en mettant
la couronne sur sa tete.
≪On dit qu'il etait tres beau en prononcant
ces paroles,≫ ajouta-t-il, en les repetant en italien: ≪Dio mi la dona, guai
a chi la toca!≫
≪J'espere, continua Anna Pavlovna, que ce sera la la
goutte d'eau qui fera deborder le vase. En verite, les souverains ne peuvent
plus supporter cet homme, qui est pour tous une menace vivante.
--Les
souverains! Je ne parle pas de la Russie, dit le vicomte poliment et avec
tristesse, les souverains, madame? Qu'ont-ils fait pour Louis XVI, pour la
reine, pour Madame Elisabeth? Rien, continua-t-il en s'animant, et,
croyez-moi, ils sont punis pour avoir trahi la cause des Bourbons. Les
souverains? Mais ils envoient des ambassadeurs complimenter
l'Usurpateur[5]...≫ Et, apres avoir pousse une exclamation de mepris, il
changea de pose.
Le prince Hippolyte, qui n'avait cesse d'examiner le
vicomte a travers son lorgnon, se tourna a ces mots tout d'une piece vers la
petite princesse pour lui demander une aiguille, avec laquelle il lui
dessina sur la table l'ecusson des Conde, et il se mit a le lui expliquer
avec une gravite imperturbable, comme si elle l'en avait prie:
≪Baton
de gueules engreles de gueule et d'azur, maison des Conde.≫
La princesse
ecoutait et souriait.
≪Si Bonaparte reste encore un an sur le trone de
France, dit le vicomte, en reprenant son sujet comme un homme habitue a
suivre ses propres pensees sans preter grande attention aux reflexions
d'autrui dans une question qui lui est familiere, les choses n'en iront que
mieux: la societe francaise, je parle de la bonne, bien entendu, sera a
jamais detruite par les intrigues, la violence; l'exil et les
condamnations... et alors...≫
Il haussa les epaules en levant les bras
au ciel. Pierre voulut intervenir mais Anna Pavlovna, qui le guettait, le
devanca.
≪L'empereur Alexandre, commenca-t-elle avec cette inflexion
de tristesse qui accompagnait toujours ses reflexions sur la
famille imperiale, a declare laisser aux Francais eux-memes le droit de
choisir la forme de leur gouvernement, et je suis convaincue que la
nation entiere, une fois delivree de l'Usurpateur, va se jeter dans les bras
de son roi legitime.≫
Anna Pavlovna tenait, comme on le voit, a
flatter l'emigre royaliste.
≪C'est peu probable, dit le prince Andre.
Monsieur le vicomte suppose avec raison que les choses sont allees tres loin,
et il sera, je crois, difficile de revenir au passe.
--J'ai entendu
dire, ajouta Pierre en se rapprochant d'eux, que la plus grande partie de la
noblesse a ete gagnee par Napoleon.
--Ce sont les bonapartistes qui
l'assurent, s'ecria le vicomte sans regarder Pierre.
--Il est
impossible de savoir quelle est aujourd'hui l'opinion publique en
France.
--Bonaparte l'a pourtant dit, reprit le prince Andre avec ironie,
car le vicomte lui deplaisait, et c'etait lui que visaient ses saillies.
≪Je leur ai montre le chemin de la gloire, ils n'en n'ont pas
voulu,--ce sont les paroles que l'on prete a Napoleon;--je leur ai ouvert
mes antichambres, ils s'y sont ≪precipites en foule...≫ Je ne sais pas
a quel point il avait le droit de le dire.
--Il n'en avait aucun,
repondit le vicomte; apres l'assassinat du duc d'Enghien, les gens les plus
enthousiastes ont cesse de voir en lui un heros, et si meme il l'avait ete un
moment aux yeux de certaines personnes, ajouta-t-il en se tournant vers Anna
Pavlovna, apres cet assassinat il y a eu un martyr de plus au ciel, et un
heros de moins sur la terre[6].≫ |
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