2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 1

La guerre et la paix 전쟁과 평화 1


La guerre et la paix, Tome I, by Leon Tolstoi

CHAPITRE PREMIER

I
≪Eh bien, prince, que vous disais-je? Genes et Lucques sont devenues les
proprietes de la famille Bonaparte. Aussi, je vous le declare d'avance,
vous cesserez d'etre mon ami, mon fidele esclave, comme vous dites, si
vous continuez a nier la guerre et si vous vous obstinez a defendre plus
longtemps les horreurs et les atrocites commises par cet Antechrist...,
car c'est l'Antechrist en personne, j'en suis sure! Allons, bonjour,
cher prince; je vois que je vous fais peur... asseyez-vous ici, et
causons[1]....≫

Ainsi s'exprimait en juillet 1805 Anna Pavlovna Scherer, qui etait
demoiselle d'honneur de Sa Majeste l'imperatrice Marie Feodorovna et qui
faisait meme partie de l'entourage intime de Sa Majeste. Ces paroles
s'adressaient au prince Basile, personnage grave et officiel, arrive le
premier a sa soiree.

Mlle Scherer toussait depuis quelques jours; c'etait une grippe,
disait-elle (le mot ≪grippe≫ etait alors une expression toute nouvelle
et encore peu usitee).

Un laquais en livree rouge--la livree de la cour--avait colporte le
matin dans toute la ville des billets qui disaient invariablement: ≪Si
vous n'avez rien de mieux a faire, monsieur le Comte ou Mon Prince, et
si la perspective de passer la soiree chez une pauvre malade ne vous
effraye pas trop, je serai charmee de vous voir chez moi entre sept et
huit.--ANNA SCHERER[2].≫

≪Grand Dieu! quelle virulente sortie!≫ repondit le prince, sans se
laisser emouvoir par cette reception.

Le prince portait un uniforme de cour brode d'or, chamarre de
decorations, des bas de soie et des souliers a boucles; sa figure plate
souriait aimablement; il s'exprimait en francais, ce francais recherche
dont nos grands-peres avaient l'habitude jusque dans leurs pensees, et
sa voix avait ces inflexions mesurees et protectrices d'un homme de cour
influent et vieilli dans ce milieu.

Il s'approcha d'Anna Pavlovna, lui baisa la main, en inclinant sa tete
chauve et parfumee, et s'installa ensuite a son aise sur le sofa.

≪Avant tout, chere amie, rassurez-moi, de grace, sur votre sante,
continua-t-il d'un ton galant, qui laissait pourtant percer la moquerie
et meme l'indifference a travers ses phrases d'une politesse banale.

--Comment pourrais-je me bien porter, quand le moral est malade? Un
coeur sensible n'a-t-il pas a souffrir de nos jours? Vous voila chez moi
pour toute la soiree, j'espere?

--Non, malheureusement: c'est aujourd'hui mercredi; l'ambassadeur
d'Angleterre donne une grande fete, et il faut que j'y paraisse; ma
fille viendra me chercher.

--Je croyais la fete remise a un autre jour, et je vous avouerai meme
que toutes ces rejouissances et tous ces feux d'artifice commencent a
m'ennuyer terriblement.

--Si l'on avait pu soupconner votre desir, on aurait certainement remis
la reception, repondit le prince machinalement, comme une montre bien
reglee, et sans le moindre desir d'etre pris au serieux.

--Ne me taquinez pas, voyons; et vous, qui savez tout, dites-moi ce
qu'on a decide a propos de la depeche de Novosiltzow?

--Que vous dirai-je? reprit le prince avec une expression de fatigue et
d'ennui.... Vous tenez a savoir ce qu'on a decide? Eh bien, on a decide
que Bonaparte a brule ses vaisseaux, et il paraitrait que nous sommes
sur le point d'en faire autant.≫

Le prince Basile parlait toujours avec nonchalance, comme un acteur qui
repete un vieux role. Mlle Scherer affectait au contraire, malgre ses
quarante ans, une vivacite pleine d'entrain. Sa position sociale etait
de passer pour une femme enthousiaste; aussi lui arrivait-il parfois de
s'exalter a froid, sans en avoir envie, rien que pour ne pas tromper
l'attente de ses connaissances. Le sourire a moitie contenu qui se
voyait toujours sur sa figure n'etait guere en harmonie, il est vrai,
avec ses traits fatigues, mais il exprimait la parfaite conscience de ce
charmant defaut, dont, a l'imitation des enfants gates, elle ne pouvait
ou ne voulait pas se corriger. La conversation politique qui s'engagea
acheva d'irriter Anna Pavlovna.

≪Ah! ne me parlez pas de l'Autriche! Il est possible que je n'y
comprenne rien; mais, a mon avis, l'Autriche n'a jamais voulu et ne veut
pas la guerre! Elle nous trahit: c'est la Russie toute seule qui
delivrera l'Europe! Notre bienfaiteur a le sentiment de sa haute
mission, et il n'y faillira pas! J'y crois, et j'y tiens de toute mon
ame! Un grand role est reserve a notre empereur bien-aime, si bon, si
genereux! Dieu ne l'abandonnera pas! Il accomplira sa tache et ecrasera
l'hydre des revolutions, devenue encore plus hideuse, si c'est possible,
sous les traits de ce monstre, de cet assassin! C'est a nous de racheter
le sang du juste! A qui se fier, je vous le demande? L'Angleterre a
l'esprit trop mercantile pour comprendre l'elevation d'ame de
l'empereur Alexandre! Elle a refuse de ceder Malte. Elle attend, elle
cherche une arriere-pensee derriere nos actes. Qu'ont-ils dit a
Novosiltzow? Rien! Non, non, ils ne comprennent pas l'abnegation de
notre souverain, qui ne desire rien pour lui-meme et ne veut que le bien
general! Qu'ont-ils promis? Rien, et leurs promesses memes sont nulles!
La Prusse n'a-t-elle pas declare Bonaparte invincible et l'Europe
impuissante a le combattre? Je ne crois ni a Hardenberg, ni a Haugwitz!
Cette fameuse neutralite prussienne n'est qu'un piege[3]! Mais j'ai foi
en Dieu et dans la haute destinee de notre cher empereur, le sauveur de
l'Europe!≫

Elle s'arreta tout a coup, en souriant doucement a son propre
entrainement.

≪Que n'etes-vous a la place de notre aimable Wintzingerode! Grace a
votre eloquence, vous auriez emporte d'assaut le consentement du roi de
Prusse; mais... me donnerez-vous du the?

--A l'instant!... A propos, ajouta-t-elle en reprenant son calme,
j'attends ce soir deux hommes fort interessants, le vicomte de
Mortemart, allie aux Montmorency par les Rohan, une des plus illustres
familles de France, un des bons emigres, un vrai! L'autre, c'est l'abbe
Morio, cet esprit si profond!... Vous savez qu'il a ete recu par
l'empereur!

--Ah! je serai charme!... Mais dites-moi, je vous prie, continua le
prince avec une nonchalance croissante, comme s'il venait seulement de
songer a la question qu'il allait faire, tandis qu'elle etait le but
principal de sa visite, dites-moi s'il est vrai que Sa Majeste
l'imperatrice mere ait desire la nomination du baron Founcke au poste de
premier secretaire a Vienne? Le baron me parait si nul! Le prince Basile
convoitait pour son fils ce meme poste, qu'on tachait de faire obtenir
au baron Founcke par la protection de l'imperatrice Marie Feodorovna.
Anna Pavlovna couvrit presque entierement ses yeux en abaissant ses
paupieres; cela voulait dire que ni elle ni personne ne savait ce qui
pouvait convenir ou deplaire a l'imperatrice.

≪Le baron Founcke a ete recommande a l'imperatrice mere par la soeur de
Sa Majeste,≫ dit-elle d'un ton triste et sec.

En prononcant ces paroles, Anna Pavlovna donna a sa figure l'expression
d'un profond et sincere devouement avec une teinte de melancolie; elle
prenait cette expression chaque fois qu'elle prononcait le nom de son
auguste protectrice, et son regard se voila de nouveau lorsqu'elle
ajouta que Sa Majeste temoignait beaucoup d'estime au baron Founcke.

Le prince se taisait, avec un air de profonde indifference, et pourtant
Anna Pavlovna, avec son tact et sa finesse de femme, et de femme de
cour, venait de lui allonger un petit coup de griffe, pour s'etre permis
un jugement temeraire sur une personne recommandee aux bontes de
l'imperatrice; mais elle s'empressa aussitot de le consoler:

≪Parlons un peu des votres! Savez-vous que votre fille fait les delices
de la societe depuis son apparition dans le monde? On la trouve belle
comme le jour!≫

Le prince fit un salut qui exprimait son respect et sa reconnaissance.

≪Que de fois n'ai-je pas ete frappee de l'injuste repartition du bonheur
dans cette vie, continua Anna Pavlovna, apres un instant de silence.
Elle se rapprocha du prince avec un aimable sourire pour lui faire
comprendre qu'elle abandonnait le terrain de la politique et les
causeries de salon pour commencer un entretien intime: ≪Pourquoi, par
exemple, le sort vous a-t-il accorde de charmants enfants tels que les
votres, a l'exception pourtant d'Anatole, votre cadet, que je n'aime
pas? ajouta-t-elle avec la decision d'un jugement sans appel et en
levant les sourcils. Vous etes le dernier a les apprecier, vous ne les
meritez donc pas...≫

Et elle sourit de son sourire enthousiaste.

≪Que voulez-vous? dit le prince. Lavater aurait certainement decouvert
que je n'ai pas la bosse de la paternite.

--Treve de plaisanteries! il faut que je vous parle serieusement. Je
suis tres mecontente de votre cadet, entre nous soit dit. On a parle de
lui chez Sa Majeste (sa figure, a ces mots, prit une expression de
tristesse), et on vous a plaint.≫

Le prince ne repondit rien. Elle le regarda en silence et attendit.

≪Je ne sais plus que faire, reprit-il avec humeur. Comme pere, j'ai fait
ce que j'ai pu pour leur education, et tous les deux ont mal tourne.
Hippolyte du moins est un imbecile paisible, tandis qu'Anatole est un
imbecile turbulent; c'est la seule difference qu'il y ait entre eux!≫

Il sourit cette fois plus naturellement, plus franchement, et quelque
chose de grossier et de desagreable se dessina dans les replis de sa
bouche ridee.

≪Les hommes comme vous ne devraient pas avoir d'enfants; si vous n'etiez
pas pere, je n'aurais aucun reproche a vous adresser, lui dit d'un air
pensif Mlle Scherer.

--Je suis votre fidele esclave, vous le savez; aussi est-ce a vous seule
que je puis me confesser; mes enfants ne sont pour moi qu'un lourd
fardeau et la croix de mon existence; c'est ainsi que je les accepte.
Que faire?...≫ Et il se tut, en exprimant par un geste sa soumission a
la destinee.

Anna Pavlovna parut reflechir.

≪N'avez-vous jamais songe a marier votre fils prodigue, Anatole? Les
vieilles filles ont, dit-on, la manie de marier les gens; je ne crois
pas avoir cette faiblesse, et pourtant j'ai une jeune fille en vue pour
lui, une parente a nous, la princesse Bolkonsky, qui est tres
malheureuse aupres de son pere.≫

Le prince Basile ne dit rien, mais un leger mouvement de tete indiqua la
rapidite de ses conclusions, rapidite familiere a un homme du monde, et
son empressement a enregistrer ces circonstances dans sa memoire.

≪Savez-vous bien que cet Anatole me coute quarante mille roubles par
an? soupira-t-il en donnant un libre cours a ses tristes pensees. Que
sera-ce dans cinq ans, s'il y va de ce train? Voila l'avantage d'etre
pere!... Est-elle riche, votre princesse?

--Son pere est tres riche et tres avare! Il vit chez lui, a la campagne.
C'est ce fameux prince Bolkonsky auquel on a fait quitter le service du
vivant de feu l'empereur et qu'on avait surnomme ≪le roi de Prusse≫. Il
est fort intelligent, mais tres original et assez difficile a vivre. La
pauvre enfant est malheureuse comme les pierres. Elle n'a qu'un frere,
qui a epouse depuis peu Lise Heinenn et qui est aide de camp de
Koutouzow. Vous le verrez tout a l'heure.

--De grace, chere Annette, dit le prince en saisissant tout a coup la
main de Mlle Scherer, arrangez-moi cette affaire, et je serai a tout
jamais le plus fidele de vos _esclafes_, comme l'ecrit mon _starost_[4]
au bas de ses rapports. Elle est de bonne famille et riche, c'est juste
ce qu'il me faut.≫

Et la-dessus, avec la familiarite de geste elegante et aisee qui le
distinguait, il baisa la main de la demoiselle d'honneur, puis, apres
l'avoir serree legerement, il s'enfonca dans son fauteuil en regardant
d'un autre cote.

≪Eh bien, ecoutez, dit Anna Pavlovna, j'en causerai ce soir meme avec
Lise Bolkonsky. Qui sait? cela s'arrangera peut-etre! Je vais faire,
dans l'interet de votre famille, l'apprentissage de mon metier de
vieille fille.


II


Le salon d'Anna Pavlovna s'emplissait peu a peu: la fine fleur de
Petersbourg y etait reunie; cette reunion se composait, il est vrai, de
personnes dont le caractere et l'age differaient beaucoup, mais qui
etaient toutes du meme bord. La fille du prince Basile, la belle Helene,
venait d'arriver pour emmener son pere et se rendre avec lui a la fete
de l'ambassadeur d'Angleterre. Elle etait en toilette de bal, avec le
chiffre de demoiselle d'honneur a son corsage. La plus seduisante femme
de Petersbourg, la toute jeune et toute mignonne princesse Bolkonsky, y
etait egalement. Mariee l'hiver precedent, sa situation interessante,
tout en lui interdisant les grandes reunions, lui permettait encore de
prendre part aux soirees intimes. On y voyait aussi le prince Hippolyte,
fils du prince Basile, suivi de Mortemart, qu'il presentait a ses
connaissances, l'abbe Morio, et bien d'autres.

≪Avez-vous vu ma tante?≫ ou bien: ≪Ne connaissez-vous pas ma tante?≫
repetait invariablement Anna Pavlovna a chacun de ses invites en les
conduisant vers une petite vieille coiffee de noeuds gigantesques, qui
venait de faire son apparition. Mlle Scherer portait lentement son
regard du nouvel arrive sur ≪sa tante≫ en le lui presentant, et la
quittait aussitot pour en amener d'autres. Tous accomplissaient la meme
ceremonie aupres de cette tante inconnue et inutile, qui n'interessait
personne. Anna Pavlovna ecoutait et approuvait l'echange de leurs
civilites, d'un air a la fois triste et solennel. La tante employait
toujours les memes termes, en s'informant de la sante de chacun, en
parlant de la sienne propre et de celle de Sa Majeste l'imperatrice,
≪laquelle, Dieu merci, etait devenue meilleure≫. Par politesse, on
tachait de ne pas marquer trop de hate en s'esquivant, et l'on se
gardait bien de revenir aupres de la vieille dame une seconde fois dans
la soiree. La jeune princesse Bolkonsky avait apporte son ouvrage dans
un _ridicule_ de velours brode d'or. Sa levre superieure, une ravissante
petite levre, ombragee d'un fin duvet, ne parvenait jamais a rejoindre
la levre inferieure; mais, malgre l'effort visible qu'elle faisait pour
s'abaisser ou se relever, elle n'en etait que plus gracieuse, malgre ce
leger defaut tout personnel et original, privilege des femmes
veritablement attrayantes, car cette bouche a demi ouverte lui pretait
un charme de plus. Chacun admirait cette jeune femme, pleine de vie et
de sante, qui, a la veille d'etre mere, portait si legerement son
fardeau. Apres avoir echange quelques mots avec elle, tous, jeunes gens
ennuyes ou vieillards moroses, se figuraient qu'ils etaient bien pres de
lui ressembler, ou qu'ils avaient ete particulierement aimables, grace a
son gai sourire, qui a chaque parole faisait briller ses petites dents
blanches.

La petite princesse fit le tour de la table a petits pas et en se
dandinant; puis, apres avoir arrange les plis de sa robe, elle s'assit
sur le canape a cote du samovar, de l'air d'une personne qui n'avait eu
dans tout cela qu'un seul but, son propre plaisir et celui des autres.

≪J'ai apporte mon ouvrage, dit-elle en ouvrant son sac et en s'adressant
a la societe en general.--Prenez garde, Annette, n'allez pas me jouer
quelque mechant tour; vous m'avez ecrit que votre soiree serait toute
petite; aussi voyez comme me voila attifee...≫ Et elle etendit les bras
pour mieux faire valoir son elegante robe grise, garnie de dentelles, et
serree un peu au-dessous de la gorge par une large ceinture.

≪Soyez tranquille, Lise, vous serez malgre tout la plus jolie.

--Savez-vous que mon mari m'abandonne? continua-t-elle, en s'adressant
du meme ton a un general: il va se faire tuer!

--A quoi bon cette horrible guerre?≫ dit-elle au prince Basile.

Et, sans attendre sa reponse, elle se mit a causer avec la fille du
prince, la belle Helene.

≪Quelle gentille personne que cette petite princesse,≫ dit tout bas le
prince Basile a Anna Pavlovna!

Bientot apres, un jeune homme, gros et lourd, aux cheveux ras, fit son
entree dans le salon. Il portait des lunettes, un pantalon clair a la
mode de l'epoque, un immense jabot et un habit brun. C'etait le fils
naturel du comte Besoukhow, un grand seigneur tres connu du temps de
Catherine et qui se mourait en ce moment a Moscou. Le jeune homme
n'avait encore fait choix d'aucune carriere; il arrivait de l'etranger,
ou il avait ete eleve, et se montrait pour la premiere fois dans le
monde. Anna Pavlovna l'accueillit avec le salut dont elle gratifiait ses
hotes les plus obscurs. Pourtant, a la vue de Pierre, et malgre ce salut
d'un ordre inferieur, sa figure exprima un melange d'inquietude et de
crainte, sentiment que l'on eprouve a la vue d'un objet colossal qui ne
serait pas a sa place. Pierre etait effectivement d'une stature plus
elevee que les autres invites; mais l'inquietude d'Anna Pavlovna
provenait d'une autre cause: elle craignait ce regard bon et timide,
observateur et sincere, qui le distinguait du reste de la compagnie.

≪C'est on ne peut plus aimable a vous, monsieur Pierre, d'etre venu voir
une pauvre malade,≫ dit-elle en echangeant avec sa tante des regards
troubles pendant qu'elle le lui presentait.

Pierre balbutia quelque chose d'inintelligible, en continuant a laisser
errer ses yeux autour de lui. Tout a coup il sourit gaiement et salua la
petite princesse comme une de ses bonnes connaissances, puis il
s'inclina devant ≪la tante≫. Anna Pavlovna avait bien raison de
s'inquieter, car Pierre quitta ≪la tante≫ brusquement, sans meme
attendre la fin de sa phrase sur la sante de Sa Majeste. Elle l'arreta
tout effrayee:

≪Connaissez-vous l'abbe Morio? lui dit-elle. C'est un homme fort
interessant.

--Oui, j'ai entendu parler de son projet d'une paix perpetuelle; c'est
tres spirituel..., mais ce n'est guere praticable.

--Croyez-vous?≫ dit Anna Pavlovna, pour dire quelque chose, en rentrant
dans son role de maitresse de maison.

Mais Pierre se rendit coupable d'une seconde incivilite: il venait
d'abandonner une de ses interlocutrices, sans attendre la fin de sa
phrase, et maintenant il retenait l'autre, qui voulait s'eloigner, en
lui expliquant, la tete penchee et ses grands pieds solidement rives au
parquet, pourquoi le projet de l'abbe Morio n'etait qu'une utopie.

≪Nous en causerons plus tard,≫ dit en souriant Mlle Scherer.

S'etant debarrassee de ce jeune homme, qui ne savait pas vivre, elle
retourna a ses occupations, ecoutant, regardant, prete a intervenir sur
les points faibles et a remettre a flot une conversation languissante.
Elle imitait en cela la conduite d'un contremaitre de filature, qui, en
se promenant au milieu de ses ouvriers, remarque l'immobilite ou le son
criard, inusite, bruyant, d'un fuseau, et s'empresse a l'instant de
l'arreter ou de le lancer. Telle Anna Pavlovna se promenait dans son
salon, s'approchait tour a tour d'un groupe silencieux ou d'un cercle
bavard; un mot de sa bouche, un deplacement de personnes habilement
opere, remontait la machine a conversation, qui continuait a tourner
d'un mouvement egal et convenable. La crainte que lui inspirait Pierre
se trahissait au milieu de ses soucis; en le suivant des yeux, elle le
vit se rapprocher pour ecouter ce qui se disait autour de Mortemart et
gagner ensuite le cercle de l'abbe Morio. Quant a Pierre, eleve a
l'etranger, c'etait sa premiere soiree en Russie; il savait qu'il avait
autour de lui tout ce que Petersbourg contenait d'intelligent, et ses
yeux s'ecarquillaient en passant rapidement de l'un a l'autre, comme
ceux d'un enfant dans un magasin de joujoux, tant il craignait de
manquer une conversation frappee au coin de l'esprit. En regardant ces
personnages dont les figures etaient distinguees et pleines d'assurance,
il en attendait toujours un mot fin et spirituel. La conversation de
l'abbe Morio l'ayant attire, il s'arreta, cherchant une occasion de
donner son avis: car c'est le faible de tous les jeunes gens.


III


La soiree d'Anna Pavlovna etait lancee, les fuseaux travaillaient dans
tous les coins, sans interruption. A l'exception de la tante, assise
pres d'une autre dame agee dont le visage etait creuse par les larmes et
qui se trouvait un peu depaysee dans cette brillante societe, les
invites s'etaient divises en trois groupes. Au centre du premier, ou
dominait l'element masculin, se tenait l'abbe; le second, compose de
jeunes gens, entourait Helene, la beaute princiere, et la princesse
Bolkonsky, cette charmante petite femme, si jolie et si fraiche,
quoiqu'un peu trop forte pour son age; le troisieme s'etait forme autour
de Mortemart et de Mlle Scherer.

Le vicomte, dont le visage etait doux et les manieres agreables, posait
pour l'homme celebre; mais, par bienseance, il laissait modestement a
la societe qui l'entourait le soin de faire les honneurs de sa personne.
Anna Pavlovna en profitait visiblement a la facon d'un bon maitre
d'hotel, qui vous recommande, comme un mets choisi et recherche, certain
morceau qui, prepare par un autre, n'aurait pas ete mangeable: elle
avait ainsi servi a ses invites le vicomte d'abord, et l'abbe ensuite,
deux bouchees d'une exquise delicatesse. Autour de Mortemart, on causait
de l'assassinat du duc d'Enghien. Le vicomte soutenait que le duc etait
mort par grandeur d'ame, et que Bonaparte avait des raisons personnelles
de lui en vouloir.

≪Ah oui! contez-nous cela, vicomte,≫ dit gaiement Anna Pavlovna, qui
avait trouve dans cette phrase: ≪contez-nous cela, vicomte,≫ un vague
parfum Louis XV.

Le vicomte sourit et s'inclina en signe d'assentiment. Il se fit un
cercle autour de lui, tandis qu'Anna Pavlovna invitait les gens a
l'ecouter.

≪Le vicomte, dit-elle tout bas a son voisin, connaissait le duc
intimement; le vicomte, repeta-t-elle en se tournant vers un autre, est
un conteur admirable; le vicomte (ceci s'adressait a un troisieme)
appartient au meilleur monde, cela se voit tout de suite.≫

Voila comment le vicomte se trouvait offert au public comme un gibier
rare, avec la maniere d'offrir la plus distinguee et la plus allechante;
il souriait avec finesse au moment de commencer son recit.

≪Venez vous asseoir ici, ma chere Helene,≫ dit Anna Pavlovna en
s'adressant a la belle jeune fille qui etait le centre d'un autre
groupe.

La princesse Helene garda en se levant cet inalterable sourire qu'elle
avait sur les levres depuis son entree et qui etait son apanage de
beaute sans rivale. Frolant a peine, de sa toilette blanche garnie de
lierre et d'herbages, les hommes, qui se reculaient pour la laisser
passer, elle avanca toute scintillante du feu des pierreries, du lustre
de ses cheveux, de l'eblouissante blancheur de ses epaules, symbole
vivant de l'eclat d'une fete. Elle ne regardait personne; mais, souriant
a tous, elle accordait pour ainsi dire a chacun le droit d'admirer la
beaute de sa taille, ses epaules si rondes, que son corsage echancre a
la mode du jour laissait a decouvert, ainsi qu'une partie de la gorge et
du dos. Helene etait si merveilleusement belle qu'elle ne pouvait avoir
l'ombre de coquetterie; elle se sentait en entrant comme genee d'une
beaute si parfaite et si triomphante, et elle aurait desire en affaiblir
l'impression, qu'elle n'aurait pu y reussir.

≪Qu'elle est belle!≫ s'ecriait-on en la regardant.

Le vicomte eut un mouvement d'epaules en baissant les yeux, comme frappe
par une apparition surnaturelle, pendant qu'Helene s'asseyait pres de
lui, en l'eclairant, lui aussi, de son eternel sourire.

≪Je suis, dit-il, tout intimide devant un pareil auditoire.≫

Helene, appuyant son beau bras sur une table, ne jugea pas necessaire de
repondre; elle souriait et attendait. Tout le temps que dura le recit,
elle se tint droite, abaissant parfois son regard sur sa belle main
potelee, sur sa gorge encore plus belle, jouant avec le collier de
diamants qui l'ornait, etalant sa robe, et se retournant aux endroits
dramatiques vers Anna Pavlovna, pour imiter l'expression de sa
physionomie et reprendre ensuite son calme et placide sourire.

La petite princesse avait egalement quitte la table de the.

≪Attendez, je vais prendre mon ouvrage. Eh bien! que faites-vous? A quoi
pensez-vous? dit-elle a Hippolyte. Apportez-moi donc mon _ridicule_.≫

La princesse, riant et parlant a la fois, avait cause un deplacement
general.

≪Je suis tres bien ici,≫ continua-t-elle en s'asseyant pour recevoir son
_ridicule_ des mains du prince Hippolyte, qui avanca un fauteuil et se
placa a cote d'elle.

Le ≪charmant Hippolyte≫ ressemblait d'une maniere frappante a sa soeur,
≪la belle des belles,≫ quoiqu'il fut remarquablement laid. Les traits
etaient les memes, mais chez sa soeur ils etaient transfigures par ce
sourire invariablement radieux, satisfait, plein de jeunesse, et par la
perfection classique de toute sa personne; sur le visage du frere se
peignait au contraire l'idiotisme, joint a une humeur constamment
boudeuse; sa personne etait faible et malingre; ses yeux, son nez, sa
bouche paraissaient se confondre en une grimace indeterminee et ennuyee,
tandis que ses pieds et ses mains se tordaient et prenaient des poses
impossibles.

≪Est-ce une histoire de revenants? demanda-t-il en portant son lorgnon a
ses yeux comme si cet objet devait lui rendre l'elocution plus facile.

--Pas le moins du monde, dit le narrateur stupefait.

--C'est que je ne puis les souffrir,≫ reprit Hippolyte, et l'on comprit
a son air qu'il avait senti apres coup la portee de ses paroles; mais il
avait tant d'aplomb qu'on se demandait, chaque fois qu'il parlait, s'il
etait bete ou spirituel. Il portait un habit a pans, vert fonce, des
_inexpressibles_ couleurs ≪chair de nymphe emue≫, selon sa propre
expression, des bas et des souliers a boucles.

Le vicomte conta fort agreablement l'anecdote qui circulait sur le duc
d'Enghien; il s'etait, disait-on, rendu secretement a Paris pour voir
Mlle Georges, et il y avait rencontre Bonaparte, que l'eminente artiste
favorisait egalement. La consequence de ce hasard malheureux avait ete
pour Napoleon un de ces evanouissements prolonges auxquels il etait
sujet et qui l'avait mis au pouvoir de son ennemi. Le duc n'en avait pas
profite; mais Bonaparte s'etait venge plus tard de cette genereuse
conduite en le faisant assassiner. Ce recit, plein d'interet, devenait
surtout emouvant au moment de la rencontre des deux rivaux, et les dames
s'en montrerent emues.

≪C'est charmant, murmura Anna Pavlovna en interrogeant des yeux la
petite princesse.

--Charmant!≫ reprit la petite princesse en piquant son aiguille dans son
ouvrage pour faire voir que l'interet et le charme de l'histoire
interrompaient son travail.

Le vicomte gouta fort cet eloge muet, et il s'appretait a continuer
lorsqu'Anna Pavlovna, qui n'avait pas cesse de surveiller le terrible
Pierre, le voyant aux prises avec l'abbe, se precipita vers eux pour
prevenir le danger. Pierre avait en effet reussi a engager l'abbe dans
une conversation sur l'equilibre politique, et l'abbe, visiblement
enchante de l'ardeur ingenue de son jeune interlocuteur, lui developpait
tout au long son projet tendrement caresse; tous deux parlaient haut,
avec vivacite et avec entrain, et c'etait la ce qui avait deplu a la
demoiselle d'honneur.

≪Quel moyen? Mais l'equilibre europeen et le droit des gens, disait
l'abbe.... Un seul empire puissant comme la Russie, reputee barbare, se
mettant honnetement a la tete d'une alliance qui aurait pour but
l'equilibre de l'Europe, et le monde serait sauve!

--Mais comment parviendrez-vous a etablir cet equilibre?≫ disait Pierre,
au moment ou Anna Pavlovna, lui jetant un regard severe, demandait a
l'Italien comment il supportait le climat du Nord. La figure de ce
dernier changea subitement d'expression; et il prit cet air
doucereusement affecte qui lui etait habituel avec les femmes.

≪Je subis trop vivement le charme de l'esprit et de la culture
intellectuelle de la societe feminine surtout, dans laquelle j'ai
l'honneur d'etre recu, pour avoir eu le loisir de songer au climat,≫
repondit-il, tandis que Mlle Scherer s'empressait de les rapprocher,
Pierre et lui, du cercle general, afin de ne les point perdre de vue.

Au meme moment, un nouveau personnage fit son entree dans le salon de
Mlle Scherer: c'etait le jeune prince Bolkonsky, le mari de la petite
princesse, un joli garcon, de taille moyenne, avec des traits durs et
accentues. Tout en lui, a commencer par son regard fatigue et a finir
par sa demarche mesuree et tranquille, etait l'oppose de sa petite
femme, si vive et si remuante. Il connaissait tout le monde dans ce
salon. Tous lui inspiraient un ennui profond, et il aurait paye cher
pour ne plus les voir ni les entendre, sans en excepter meme sa femme.
Elle semblait lui inspirer plus d'antipathie que le reste, et il se
detourna d'elle avec une grimace qui fit tort a sa jolie figure. Il
baisa la main d'Anna Pavlovna et promena ses regards autour de lui en
froncant le sourcil.

≪Vous vous preparez a faire la guerre, prince? lui dit-elle.

--Le general Koutouzow a bien voulu de moi pour aide de camp, repondit
Bolkonsky en accentuant la syllabe ≪zow≫.

--Et votre femme?

--Elle ira a la campagne.

--Comment n'avez-vous pas honte de nous priver de votre ravissante
petite femme?

--Andre, s'ecria la petite princesse, aussi coquette avec son mari
qu'avec les autres, si tu savais la jolie histoire que le vicomte vient
de nous conter sur Mlle Georges et Bonaparte!≫

Le prince Andre fit de nouveau la grimace et s'eloigna.

Pierre, qui depuis son entree l'avait suivi de ses yeux gais et
bienveillants, s'approcha de lui et lui saisit la main. Le prince Andre
ne se derida pas pour le nouveau venu; mais, quand il eut reconnu le
visage souriant de Pierre, le sien s'illumina tout a coup d'un bon et
cordial sourire:

≪Ah! bah! te voila aussi dans le grand monde!

--Je savais que vous y seriez. J'irai souper chez vous; le puis-je?
ajouta-t-il tout bas pour ne pas gener le vicomte, qui parlait encore.

--Non, tu ne le peux pas,≫ dit Andre en riant et en faisant comprendre
a Pierre par un serrement de main l'inutilite de sa question.

Il allait lui dire quelque chose, lorsque le prince Basile et sa fille
se leverent, et l'on se rangea pour leur faire place.

≪Excusez-nous, cher vicomte, dit le prince en forcant aimablement
Mortemart a rester assis; cette malencontreuse fete de l'ambassade
d'Angleterre nous prive d'un plaisir et nous force a vous interrompre.
Je regrette vivement, chere Anna Pavlovna, d'etre oblige de quitter
votre charmante soiree.≫

Sa fille Helene se fraya un chemin au milieu des chaises, en retenant sa
robe d'une main, sans cesser de sourire. Pierre regarda cette beaute
resplendissante avec un melange d'extase et de terreur.

≪Elle est bien belle! dit le prince Andre.

--Oui,≫ repondit Pierre.

Le prince Basile lui serra la main en passant:

≪Faites-moi l'education de cet ours-la, dit-il en s'adressant a Mlle
Scherer, je vous en supplie. Voila onze mois qu'il demeure chez moi, et
c'est la premiere fois que je l'apercois dans le monde. Rien ne forme
mieux un jeune homme que la societe des femmes d'esprit.≫


IV


Anna Pavlovna promit en souriant de s'occuper de Pierre, qu'elle savait
apparente par son pere au prince Basile. La vieille dame, qui etait
restee assise a cote de ≪la tante≫, se leva precipitamment et rattrapa
le prince Basile dans l'antichambre. Sa figure bienveillante et creusee
par les larmes n'exprimait plus l'interet attentif qu'elle s'etait
efforcee de lui donner, mais elle trahissait l'inquietude et la
crainte.

≪Que me direz-vous, prince, a propos de mon Boris?≫

Elle prononcait le mot Boris en accentuant tout particulierement l'_o_.

≪Je ne puis rester plus longtemps a Petersbourg. Dites-moi, de grace,
quelles nouvelles je puis rapporter a mon pauvre garcon?≫

Malgre le visible deplaisir et la flagrante impolitesse du prince Basile
en l'ecoutant, elle lui souriait et le retenait de la main pour
l'empecher de s'eloigner.

≪Que vous en couterait-il de dire un mot a l'empereur? Il passerait tout
droit dans la garde!

--Soyez assuree, princesse, que je ferai tout mon possible, mais il
m'est difficile de demander cela a Sa Majeste; je vous conseillerais
plutot de vous adresser a Roumianzow par l'intermediaire du prince
Galitzine; ce serait plus prudent.≫

La vieille dame portait le nom de princesse Droubetzkoi, celui d'une des
premieres familles de Russie; mais, pauvre et retiree du monde depuis de
longues annees, elle avait perdu toutes ses relations d'autrefois. Elle
n'etait venue a Petersbourg que pour tacher d'obtenir pour son fils
unique l'autorisation d'entrer dans la garde. C'est dans l'espoir de
rencontrer le prince Basile qu'elle etait venue a la soiree de Mlle
Scherer. Sa figure, belle jadis, exprima un vif mecontentement, mais
pendant une seconde seulement; elle sourit de nouveau et se saisit plus
fortement du bras du prince Basile.

≪Ecoutez-moi, mon prince; je ne vous ai jamais rien demande, je ne vous
demanderai plus jamais rien, et jamais je ne me suis prevalue de
l'amitie qui vous unissait, mon pere et vous. Mais a present, au nom de
Dieu, faites cela pour mon fils et vous serez notre bienfaiteur,
ajouta-t-elle rapidement. Non, ne vous fachez pas, et promettez. J'ai
demande a Galitzine, il m'a refuse! Soyez le bon enfant que vous etiez
jadis, continua-t-elle, en essayant de sourire, pendant que ses yeux se
remplissaient de larmes.

--Papa! nous serons en retard,≫ dit la princesse Helene, qui attendait a
la porte.

Et elle tourna vers son pere sa charmante figure.

Le pouvoir en ce monde est un capital qu'il faut savoir menager. Le
prince Basile le savait mieux que personne: interceder pour chacun de
ceux qui s'adressaient a lui, c'etait le plus sur moyen de ne jamais
rien obtenir pour lui-meme; il avait compris cela tout de suite. Aussi
n'usait-il que fort rarement de son influence personnelle; mais
l'ardente supplication de la princesse Droubetzkoi fit naitre un leger
remords au fond de sa conscience. Ce qu'elle lui avait rappele etait la
verite. Il devait en effet a son pere d'avoir fait les premiers pas dans
la carriere. Il avait aussi remarque qu'elle etait du nombre de ces
femmes, de ces meres surtout, qui n'ont ni cesse ni repos tant que le
but de leur opiniatre desir n'est pas atteint, et qui sont pretes, le
cas echeant, a renouveler a toute heure les recriminations et les
scenes. Cette derniere consideration le decida.

≪Chere Anna Mikhailovna, lui dit-il de sa voix ennuyee et avec sa
familiarite habituelle, il m'est a peu pres impossible de faire ce que
vous me demandez; cependant j'essayerai pour vous prouver mon affection
et le respect que je porte a la memoire de votre pere. Votre fils
passera dans la garde, je vous en donne ma parole! Etes-vous contente?

--Cher ami, vous etes mon bienfaiteur! Je n'attendais pas moins de vous,
je connaissais votre bonte! Un mot encore, dit-elle, le voyant pret a la
quitter. Une fois dans la garde... et elle s'arreta confuse.... Vous qui
etes dans de bons rapports avec Koutouzow, vous lui recommanderez bien
un peu Boris, n'est-ce pas, afin qu'il le prenne pour aide de camp? Je
serai alors tranquille, et jamais je ne...≫

Le prince Basile sourit:

≪Cela, je ne puis vous le promettre. Depuis que Koutouzow a ete nomme
general en chef, il est accable de demandes. Lui-meme m'a assure que
toutes les dames de Moscou lui proposaient leurs fils comme aides de
camp.

--Non, non, promettez, mon ami, mon bienfaiteur, promettez-le-moi, ou je
vous retiens encore!

--Papa! repeta du meme ton la belle Helene, nous serons en retard.

--Eh bien! au revoir, vous voyez, je ne puis....

--Ainsi, demain vous en parlerez a l'empereur?

--Sans faute; mais quant a Koutouzow, je ne promets rien!

--Mon Basile,≫ reprit Anna Mikhailovna en l'accompagnant avec un sourire
de jeune coquette sur les levres, et en oubliant que ce sourire, son
sourire d'autrefois, n'etait plus guere en harmonie avec sa figure
fatiguee. Elle ne pensait plus en effet a son age et employait sans y
songer toutes ses ressources de femme. Mais, a peine le prince eut-il
disparu, que son visage reprit une expression froide et tendue. Elle
regagna le cercle au milieu duquel le vicomte continuait son recit, et
fit de nouveau semblant de s'y interesser, en attendant, puisque son
affaire etait faite, l'instant favorable pour s'eclipser.

≪Mais que dites-vous de cette derniere comedie du sacre de Milan?
demanda Mlle Scherer, et des populations de Genes et de Lucques qui
viennent presenter leurs voeux a M. Buonaparte. M. Buonaparte assis sur
un trone et exaucant les voeux des nations? Adorable! Non, c'est a en
devenir folle! On dirait que le monde a perdu la tete.≫

Le prince Andre sourit en regardant Anna Pavlovna.

≪Dieu me la donne, gare a qui la touche,≫ dit-il.

C'etaient les paroles que Bonaparte avaient prononcees en mettant la
couronne sur sa tete.

≪On dit qu'il etait tres beau en prononcant ces paroles,≫ ajouta-t-il,
en les repetant en italien: ≪Dio mi la dona, guai a chi la toca!≫

≪J'espere, continua Anna Pavlovna, que ce sera la la goutte d'eau qui
fera deborder le vase. En verite, les souverains ne peuvent plus
supporter cet homme, qui est pour tous une menace vivante.

--Les souverains! Je ne parle pas de la Russie, dit le vicomte poliment
et avec tristesse, les souverains, madame? Qu'ont-ils fait pour Louis
XVI, pour la reine, pour Madame Elisabeth? Rien, continua-t-il en
s'animant, et, croyez-moi, ils sont punis pour avoir trahi la cause des
Bourbons. Les souverains? Mais ils envoient des ambassadeurs
complimenter l'Usurpateur[5]...≫ Et, apres avoir pousse une exclamation
de mepris, il changea de pose.

Le prince Hippolyte, qui n'avait cesse d'examiner le vicomte a travers
son lorgnon, se tourna a ces mots tout d'une piece vers la petite
princesse pour lui demander une aiguille, avec laquelle il lui dessina
sur la table l'ecusson des Conde, et il se mit a le lui expliquer avec
une gravite imperturbable, comme si elle l'en avait prie:

≪Baton de gueules engreles de gueule et d'azur, maison des Conde.≫

La princesse ecoutait et souriait.

≪Si Bonaparte reste encore un an sur le trone de France, dit le vicomte,
en reprenant son sujet comme un homme habitue a suivre ses propres
pensees sans preter grande attention aux reflexions d'autrui dans une
question qui lui est familiere, les choses n'en iront que mieux: la
societe francaise, je parle de la bonne, bien entendu, sera a jamais
detruite par les intrigues, la violence; l'exil et les condamnations...
et alors...≫

Il haussa les epaules en levant les bras au ciel. Pierre voulut
intervenir mais Anna Pavlovna, qui le guettait, le devanca.

≪L'empereur Alexandre, commenca-t-elle avec cette inflexion de
tristesse qui accompagnait toujours ses reflexions sur la famille
imperiale, a declare laisser aux Francais eux-memes le droit de choisir
la forme de leur gouvernement, et je suis convaincue que la nation
entiere, une fois delivree de l'Usurpateur, va se jeter dans les bras de
son roi legitime.≫

Anna Pavlovna tenait, comme on le voit, a flatter l'emigre royaliste.

≪C'est peu probable, dit le prince Andre. Monsieur le vicomte suppose
avec raison que les choses sont allees tres loin, et il sera, je crois,
difficile de revenir au passe.

--J'ai entendu dire, ajouta Pierre en se rapprochant d'eux, que la plus
grande partie de la noblesse a ete gagnee par Napoleon.

--Ce sont les bonapartistes qui l'assurent, s'ecria le vicomte sans
regarder Pierre.

--Il est impossible de savoir quelle est aujourd'hui l'opinion publique
en France.

--Bonaparte l'a pourtant dit, reprit le prince Andre avec ironie, car le
vicomte lui deplaisait, et c'etait lui que visaient ses saillies. ≪Je
leur ai montre le chemin de la gloire, ils n'en n'ont pas voulu,--ce
sont les paroles que l'on prete a Napoleon;--je leur ai ouvert mes
antichambres, ils s'y sont ≪precipites en foule...≫ Je ne sais pas a
quel point il avait le droit de le dire.

--Il n'en avait aucun, repondit le vicomte; apres l'assassinat du duc
d'Enghien, les gens les plus enthousiastes ont cesse de voir en lui un
heros, et si meme il l'avait ete un moment aux yeux de certaines
personnes, ajouta-t-il en se tournant vers Anna Pavlovna, apres cet
assassinat il y a eu un martyr de plus au ciel, et un heros de moins sur la terre[6].≫

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