2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 2

La guerre et la paix 전쟁과 평화 2


Ces derniers mots du vicomte n'avaient pas encore ete salues d'un
sourire approbatif, que deja Pierre s'etait de nouveau elance dans
l'arene, sans laisser a Anna Pavlovna, qui pressentait quelque chose
d'exorbitant, le temps de l'arreter.

≪L'execution du duc d'Enghien, dit Pierre, etait une necessite
politique, et Napoleon a justement montre de la grandeur d'ame en
assumant sur lui seul la responsabilite de cet acte.

--Dieu! Dieu! murmura Mlle Scherer avec horreur.

--Comment, monsieur Pierre, vous trouvez qu'il y a de la grandeur d'ame
dans un assassinat? dit la petite princesse en souriant et en attirant a
elle son ouvrage.

--Ah! ah! firent plusieurs voix.

--Capital!≫ s'ecria le prince Hippolyte en anglais.

Et il se frappa le genou de la main. Le vicomte se borna a hausser les
epaules.

Pierre regarda gravement son auditoire par-dessus ses lunettes.

≪Je parle ainsi, continua-t-il, parce que les Bourbons ont fui devant la
Revolution, en laissant le peuple livre a l'anarchie! Napoleon seul a su
comprendre et vaincre la Revolution, et c'est pourquoi il ne pouvait,
lorsqu'il avait en vue le bien general, se laisser arreter par la vie
d'un individu.

--Ne voulez-vous pas passer a l'autre table?≫ dit Anna Pavlovna.

Mais Pierre, s'animant de plus en plus, continua son plaidoyer sans lui
repondre:

≪Oui, Napoleon est grand parce qu'il s'est place au-dessus de la
Revolution, qu'il en a ecrase les abus en conservant tout ce qu'elle
avait de bon, l'egalite des citoyens, la liberte de la presse et de la
parole, et c'est par la qu'il a conquis le pouvoir.

--S'il avait rendu ce pouvoir au roi legitime, sans en profiter pour
commettre un meurtre, je l'aurais appele un grand homme, dit le
vicomte.

--Cela lui etait impossible. La nation ne lui avait donne la puissance
que pour qu'il la debarrassat des Bourbons; elle avait reconnu en lui un
homme superieur. La Revolution a ete une grande oeuvre, continua Pierre,
qui temoignait de son extreme jeunesse, en essayant d'expliquer ses
opinions et en emettant des idees avancees et irritantes.

--La Revolution et le regicide une grande oeuvre! Apres cela,... Mais ne
voulez-vous pas passer a l'autre table? repeta Anna Pavlovna.

--Le _Contrat social_! repartit le vicomte avec un sourire de
resignation.

--Je ne parle pas du regicide, je parle de l'idee.

--Oui, l'idee du pillage, du meurtre et du regicide, dit en
l'interrompant une voix ironique.

--Il est certain que ce sont la les extremes; mais le fond veritable de
l'idee, c'est l'emancipation des prejuges, l'egalite des citoyens, et
tout cela a ete conserve par Napoleon dans son integrite.

--La liberte! l'egalite! dit avec mepris le vicomte, qui etait decide a
demontrer au jeune homme toute l'absurdite de son raisonnement.... Ces
mots si ronflants ont deja perdu leur valeur. Qui donc n'aimerait la
liberte et l'egalite? Le Sauveur nous les a prechees! Sommes-nous
devenus plus heureux apres la Revolution? Au contraire! Nous voulions la
liberte, et Bonaparte l'a confisquee!≫

Le prince Andre regardait en souriant tantot Pierre et le vicomte,
tantot la maitresse de la maison, qui, malgre son grand usage du monde,
avait ete terrifiee par les sorties de Pierre; mais, lorsqu'elle
s'apercut que ces paroles sacrileges n'excitaient point la colere du
vicomte et qu'il n'etait plus possible de les etouffer, elle fit cause
commune avec le noble emigre et, rassemblant toutes ses forces, tomba a
son tour sur l'orateur.

≪Mais, mon cher monsieur Pierre, dit-elle, comment pouvez-vous expliquer
la conduite du grand homme qui met a mort un duc, disons meme tout
simplement un homme, lorsque cet homme n'a commis aucun crime, et cela
sans jugement?

--J'aurais egalement demande a monsieur, dit le vicomte, de m'expliquer
le 18 brumaire. N'etait-ce point une trahison, ou, si vous aimez mieux,
un escamotage qui ne ressemble en rien a la maniere d'agir d'un grand
homme?

--Et les prisonniers d'Afrique massacres par son ordre, s'ecria la
petite princesse, c'est epouvantable!

--C'est un roturier, vous avez beau dire,≫ ajouta le prince Hippolyte.

Pierre, ne sachant plus a qui repondre, les regarda tous en souriant,
non pas d'un sourire insignifiant et a peine visible, mais de ce sourire
franc et sincere qui donnait a sa figure, habituellement severe et meme
un peu morose, une expression de bonte naive, semblable a celle d'un
enfant qui implore son pardon.

Le vicomte, qui ne l'avait jamais vu, comprit tout de suite que ce
jacobin etait moins terrible que ses paroles. On se taisait.

≪Comment voulez-vous qu'il vous reponde a tous? dit tout a coup le
prince Andre. N'y a-t-il pas une difference entre les actions d'un homme
prive et celles d'un homme d'Etat, d'un grand capitaine ou d'un
souverain? Il me semble du moins qu'il y en a une.

--Mais sans doute, s'ecria Pierre, tout heureux de cet appui inespere.

--Napoleon, sur le pont d'Arcole ou tendant la main aux pestiferes dans
l'hopital de Jaffa, est grand comme homme, et il est impossible de ne
pas le reconnaitre; mais il y a, c'est vrai, d'autres faits difficiles a
justifier,≫ continua le prince Andre, qui tenait visiblement a reparer
la maladresse des discours de Pierre et qui se leva sur ces derniers
mots, en donnant ainsi a sa femme le signal du depart.

Le prince Hippolyte fit de meme, mais tout en engageant d'un geste de la
main tous ceux qui allaient suivre cet exemple a ne pas bouger.

≪A propos, dit-il vivement, on m'a conte aujourd'hui une anecdote
moscovite charmante; il faut que je vous en regale. Vous m'excuserez,
vicomte; je dois la dire en russe; on n'en comprendrait pas le sel
autrement...≫

Et il entama son histoire en russe, mais avec l'accent d'un Francais qui
aurait sejourne un an en Russie:

≪Il y a a Moscou une dame, une grande dame, tres avare, qui avait besoin
de deux valets de pied de grande taille pour placer derriere sa
voiture.... Or cette dame avait aussi, c'etait son gout, une femme de
chambre de grande taille....≫

Ici le prince Hippolyte se mit a reflechir, comme s'il eprouvait une
certaine difficulte a continuer son recit:

≪Elle lui dit; oui, elle lui dit: Fille une telle, mets la livree et
monte derriere la voiture; je vais faire des visites...≫

A cet endroit, le prince Hippolyte eclata de rire, mais par malheur il
n'y eut pas d'echo dans son auditoire, et le conteur parut eprouver de
cet insucces une impression defavorable. Plusieurs se deciderent
pourtant a sourire, entre autres la vieille dame et Mlle Scherer.

...Elle partit; tout a coup il s'eleva un ouragan; la fille perdit son
chapeau, et ses longs cheveux se denouerent.≫

Ne pouvant se contenir davantage, il fut pris d'un acces de rire si
bruyant qu'il en suffoquait.

≪...Oui, acheva-t-il en se tordant, ses longs cheveux se denouerent...
et toute la ville l'a su!≫

Et l'anecdote finit la. Personne, a vrai dire, n'en avait compris le
sens, ni pourquoi elle devait etre necessairement contee en russe. Mais
Anna Pavlovna et quelques autres surent gre au narrateur d'avoir si
adroitement mis fin a l'ennuyeuse et desagreable sortie de M. Pierre. La
conversation s'eparpilla ensuite en menus propos, en remarques
insignifiantes sur le bal a venir et sur le bal passe, sur les theatres,
le tout entremele de questions pour savoir ou et quand on se
retrouverait.


V


Apres cet incident, les hotes d'Anna Pavlovna la remercierent de sa
charmante soiree et se retirerent un a un.

D'une taille peu ordinaire, carre des epaules, et maladroit a l'extreme,
Pierre avait aussi, entre autres desavantages physiques, des mains
enormes et rouges; il ne savait pas entrer dans un salon, encore moins
en sortir comme il convient et apres avoir debite de jolies phrases.
Grace a sa distraction proverbiale, il avait pris en se levant, au lieu
de son chapeau, le tricorne a plumet d'un general, qu'il se mit a
tirailler jusqu'au moment ou le legitime proprietaire, effraye, parvint
a se le faire rendre. Mais, il faut le dire, tous ces defauts et toutes
ces gaucheries etaient rachetes par sa bienveillance, sa candeur et sa
modestie.

Mlle Scherer, se tournant vers lui, le salua comme pour lui octroyer son
pardon, avec une mansuetude toute chretienne.

≪J'espere, lui dit-elle, avoir encore le plaisir de vous voir; mais
j'espere egalement, mon cher monsieur Pierre, que d'ici la vous aurez
change d'opinions.≫

Il ne lui repondit rien; mais, quand il lui rendit son salut, tous les
assistants purent voir sur ses levres ce franc sourire qui avait l'air
de dire: ≪Apres tout, les opinions sont des opinions, et vous voyez que
je suis un bon et brave garcon.≫ C'etait si vrai que tous, y compris
Mlle Scherer, le sentirent instinctivement.

Le prince Andre avait suivi dans l'antichambre sa femme et le prince
Hippolyte, qu'il ecoutait avec indifference, en se faisant donner son
manteau par un laquais. Le prince Hippolyte, le lorgnon dans l'oeil,
debout a cote de la gentille petite princesse, la regardait obstinement.

≪Allez-vous-en, Annette, disait la jeune femme en prenant conge d'elle;
vous aurez froid! C'est convenu!≫ ajouta-t-elle tout bas.

Anna Pavlovna avait eu le temps de causer avec Lise du mariage projete
entre sa belle-soeur et Anatole:

≪Je compte sur vous, ma cherie, repondit-elle egalement a voix basse.
Vous lui en ecrirez un mot, et vous me direz comment le pere envisage la
chose. Au revoir!...≫

Et elle rentra au salon.

Le prince Hippolyte se rapprocha de la petite princesse et, se penchant
au-dessus d'elle, lui parla de tres pres en chuchotant.

Deux laquais, le sien et celui de la princesse, l'un tenant un surtout
d'officier, l'autre un chale, attendaient qu'il eut fini ce bavardage en
francais, qu'ils semblaient ecouter, tout inintelligible qu'il fut pour
eux, et meme comprendre, sans vouloir le laisser paraitre.

La petite princesse parlait, souriait et riait tout a la fois.

≪Je suis enchante de n'etre pas alle chez l'ambassadeur, disait le
prince Hippolyte. Quel ennui! Charmante soiree, n'est-il pas vrai?
Charmante!

--On assure que le bal de ce soir sera tres beau, repartit la princesse
en retroussant sa petite levre au fin duvet; toutes les jolies femmes de
la societe y seront.

--Pas toutes, puisque vous n'y serez pas,≫ ajouta-t-il en riant. Et
s'emparant du chale que presentait le valet de pied, il le poussa de
cote pour envelopper la princesse. Ses mains s'attarderent assez
longtemps autour du cou de la jeune femme, qu'il avait l'air d'embrasser
(etait-ce intention ou gaucherie? personne n'aurait pu le deviner). Elle
recula gracieusement, en continuant a sourire, se detourna et regarda
son mari, dont les yeux etaient fermes et qui avait l'air fatigue et
endormi.

≪Etes-vous prete?≫ dit-il a sa femme en lui glissant un regard.

Le prince Hippolyte endossa prestement son surtout, qui, etant a la
derniere mode, lui descendait plus bas que les talons, et, tout en
s'embarrassant dans ses plis, il se precipita sur le perron pour aider
la princesse a monter en voiture.

≪Au revoir, princesse!≫ cria-t-il, la langue aussi embarrassee que les
pieds.

La princesse relevait sa robe et s'asseyait dans le fond obscur de la
voiture; son mari arrangeait son sabre.

Le prince Hippolyte, qui faisait semblant de les aider, ne faisait en
realite que les gener.

≪Pardon, monsieur, dit le prince Andre d'un ton sec et desagreable, en
s'adressant en russe au jeune homme qui l'empechait de passer.--Pierre,
viens-tu, je t'attends,≫ reprit-il affectueusement.

Le postillon partit, et le carrosse s'ebranla avec un bruit de roues[7].

Le prince Hippolyte, reste sur le perron, riait d'un rire nerveux en
attendant le vicomte, a qui il avait promis de le reconduire.

≪Eh bien, mon cher, votre petite princesse est tres bien, tres bien,
dit le vicomte en se mettant en voiture, tres bien, ma foi!...≫ Et il
baisa le bout de ses doigts.

Hippolyte se rengorgea en riant.

≪Savez-vous que vous etes terrible avec votre petit air innocent? Je
plains le pauvre mari, ce petit officier qui se donne des airs de prince
regnant.≫

Hippolyte balbutia en riant aux eclats: ≪Et vous disiez que les dames
russes ne valaient pas les Francaises: il ne s'agit que de savoir s'y
prendre.≫


VI


Pierre, arrive le premier, entra tout droit dans le cabinet du prince
Andre, en habitue de la maison; apres s'etre etendu sur le canape, comme
il en avait l'habitude, il prit un livre au hasard,--c'etait ce jour-la
les _Commentaires_ de Cesar,--et, s'accoudant aussitot, il l'ouvrit au
beau milieu.

≪Qu'as-tu fait chez Mlle Scherer? Elle en tombera serieusement malade,≫
dit le prince Andre, qui entra bientot apres en frottant l'une contre
l'autre ses mains, qu'il avait petites et blanches.

Pierre se retourna tout d'une piece; le canape en gemit, et, montrant sa
figure animee et souriante, il fit un geste qui temoignait de son
indifference:

≪Cet abbe est vraiment interessant; seulement il n'entend pas la
question comme il faut l'entendre.... Je suis sur qu'une paix inviolable
est possible, mais je ne puis dire comment, ce ne serait toujours pas au
moyen de l'equilibre politique...≫

Le prince Andre, qui n'avait pas l'air de s'interesser aux questions
abstraites, l'interrompit:

≪Vois-tu, mon cher, ce qui est impossible, c'est de dire partout et
toujours ce que l'on pense! Eh bien, t'es-tu decide a quelque chose?
Seras-tu garde a cheval ou diplomate?

--Croiriez-vous que je n'en sais encore rien! Ni l'une ni l'autre de ces
perspectives ne me seduit, dit Pierre en s'asseyant a la turque sur le
divan.

--Il faut pourtant te decider a quelque chose; ton pere attend!≫

Pierre avait ete envoye a l'etranger a l'age de dix ans avec un abbe
pour precepteur, et il y etait reste jusqu'a vingt-cinq ans. A son
retour a Moscou, son pere avait congedie l'abbe et avait dit au jeune
homme:

≪Maintenant, va a Petersbourg, examine et choisis! Je consens a tout.
Voici une lettre pour le prince Basile, et voila de l'argent. Ecris et
compte sur moi pour t'aider.≫

Or depuis trois mois Pierre cherchait une carriere et ne faisait rien.
Il se passa la main sur le front:

≪Ce doit etre un franc-macon? dit-il en pensant a l'abbe qu'il avait vu
a la soiree.

--Chimeres que tout cela, lui dit en l'interrompant le prince Andre;
parlons plutot de tes affaires. Es-tu alle voir la garde a cheval?

--Non, je n'y suis pas alle; mais j'ai reflechi a une chose, que je
voulais vous communiquer. Nous avons la guerre avec Napoleon; si l'on se
battait pour la liberte, je serais le premier a m'engager; mais aider
l'Angleterre et l'Autriche a lutter contre le plus grand homme qui soit
au monde, ce n'est pas bien.≫

Le prince Andre ne fit que hausser les epaules a cette sortie enfantine;
dedaignant d'y faire une reponse serieuse, il se contenta de dire:

≪Si l'on ne se battait que pour ses convictions, il n'y aurait pas de
guerre.

--Et ce serait parfait, repliqua Pierre.

--C'est bien possible, mais cela ne sera jamais, reprit en souriant le
prince Andre.

--Enfin, voyons, pourquoi allons-nous faire la guerre?

--Pourquoi? Je n'en sais rien! Il le faut, et par-dessus le marche j'y
vais.--et il s'arreta. J'y vais, parce que la vie que je mene ici... ne
me va pas!≫


VII


Le frolement d'une robe se fit entendre dans la piece voisine. A ce
bruit, le prince Andre eut l'air de revenir a lui: il se redressa et
donna a son visage l'expression qu'il avait eue pendant toute la soiree
d'Anna Pavlovna. Pierre glissa ses pieds a terre. La princesse entra;
elle avait eu le temps de remplacer sa toilette du soir par un
deshabille de maison, non moins frais et non moins elegant; son mari se
leva et lui avanca poliment un fauteuil.

≪Je me demande souvent, dit-elle en francais, selon son habitude, et en
s'asseyant vivement, pourquoi Annette ne s'est pas mariee? Comme vous
etes sots, messieurs, de ne pas l'avoir epousee! Je vous en demande
pardon, mais vous n'entendez rien aux femmes. Quel disputeur vous
faites, monsieur Pierre!

--Je dispute aussi contre votre mari, car je ne comprends pas pourquoi
il va faire la guerre,≫ dit Pierre en s'adressant a la princesse, sans
le moindre symptome de cet embarras qui existe souvent entre un jeune
homme et une jeune femme.

La princesse tressaillit; la reflexion de Pierre l'avait touchee au vif.

≪Eh bien, moi aussi, je lui dis la meme chose. Vraiment, je ne comprends
pas pourquoi les hommes ne peuvent vivre sans guerre? Pourquoi ne
desirons-nous rien, n'avons-nous besoin de rien, nous autres femmes?
Voyons, je vous en fais juge. Je suis toujours a lui repeter que sa
position ici comme aide de camp de mon oncle est des plus brillantes:
chacun le connait, chacun l'apprecie! Pas plus tard que ces jours-ci,
chez les Apraxine, j'ai entendu une dame dire: ≪C'est la le fameux
≪prince Andre!≫ ma parole d'honneur!≫

Et elle eclata de rire.

≪Voila comment il est recu partout, et il peut, quand il le voudra,
devenir aide de camp de l'empereur, car l'empereur, vous le savez, s'est
entretenu tres gracieusement avec lui! Nous le disions justement,
Annette et moi. Ce serait si facile a arranger! Qu'en pensez-vous?≫

Pierre regarda le prince Andre et se tut en voyant que son ami
paraissait contrarie.

≪Quand partez-vous? demanda-t-il.

--Ah! ne me parlez pas de ce depart, je ne veux pas en entendre parler,
reprit la princesse de cet air a la fois capricieux et enjoue qu'elle
avait eu avec Hippolyte, mais qui, dans ce cercle intime dont Pierre
faisait partie, detonnait singulierement. Lorsque j'ai pense aujourd'hui
qu'il me faudra rompre avec toutes des cheres relations... je..., et
puis, sais-tu, Andre, et elle lui fit un imperceptible clignement d'yeux
en frissonnant... j'ai peur!≫

Son mari la regarda stupefait, comme s'il venait seulement de
s'apercevoir de sa presence. Il lui repondit pourtant avec une froide
politesse:

≪Que craignez-vous, Lise? Je ne vous comprends pas.

--Voila bien les hommes! Des egoistes, tous des egoistes! Parce qu'il
lui est venu une fantaisie, il m'abandonne, Dieu sait pourquoi, et
m'enferme toute seule a la campagne.

--Avec mon pere et ma soeur, vous l'oubliez.

--Cela revient au meme; j'y serai seule, loin de mes amis a moi, et il
veut que je sois tranquille?≫

Elle parlait d'un ton boudeur; sa levre relevee, loin de donner a sa
physionomie une expression souriante, lui pretait au contraire quelque
chose qui faisait songer a un mechant petit rongeur. Elle se tut, ne
trouvant peut-etre pas convenable de faire allusion a sa grossesse
devant Pierre, car la etait le noeud de la situation.

≪Je ne puis pourtant pas deviner de quoi vous avez peur,≫ reprit
lentement son mari, sans la quitter du regard.

La princesse rougit et fit un geste de desespoir.

≪Andre, Andre, pourquoi etes-vous si change?

--Votre medecin vous defend de veiller; vous devriez aller vous mettre
au lit.≫

La princesse ne repondit rien, mais ses levres tremblerent, tout a
coup. Quant a lui, il se leva, haussa les epaules et se mit a arpenter
son cabinet.

Pierre, naivement surpris, les observait tous deux; enfin il fit un
mouvement comme pour se lever, mais il s'arreta.

≪Ca m'est egal que monsieur Pierre soit present, s'ecria la princesse,
dont la jolie figure fit la grimace de l'enfant qui va pleurer. Il y a
longtemps, Andre, que je voulais te le demander: pourquoi es-tu devenu
tout autre avec moi? Que t'ai-je fait? Tu vas rejoindre l'armee, tu n'as
aucune pitie pour moi. Pourquoi?

--Lise!≫ dit le prince Andre.

Et ce seul mot contenait a la fois la priere, la menace et l'assurance
qu'elle allait regretter ses paroles.

Elle continua pourtant avec precipitation:

≪Tu me traites en malade ou en enfant. Je vois tout.... Tu n'etais pas
ainsi il y a six mois!

--Lise, finissez, je vous en prie,≫ reprit son mari en elevant la voix.

Pierre, dont l'agitation n'avait fait que croitre pendant cet
entretien, se leva et s'approcha de la jeune femme. Il paraissait ne
pouvoir supporter la vue de ses larmes, et l'on aurait dit qu'il etait
pret a pleurer avec elle.

≪Calmez-vous, princesse; ce sont des idees.... J'ai eprouve cela
aussi... je vous assure... enfin... non, excusez-moi; je suis de trop
comme etranger. Tranquillisez-vous. Adieu!≫

Le prince Andre le retint.

≪Non, Pierre; attends. La princesse est trop bonne pour me priver du
plaisir de passer ma soiree avec toi.

--Oui, il ne pense qu'a lui, murmura-t-elle, sans pouvoir retenir des
larmes de depit.

--Lise!≫ reprit sechement le prince Andre, dont la voix etait montee au
diapason qui indiquait que sa patience etait a bout.

Tout a coup sur son joli minois d'ecureuil en colere se repandit cette
expression craintive, timide et timoree que prend souvent un chien
lorsque, de sa queue abaissee, il frappe la terre rapidement et sans
bruit.

≪Mon Dieu, mon Dieu,≫ murmura-t-elle en jetant a son mari un regard
sournois, puis, relevant sa robe d'une main, elle s'approcha de lui et
lui mit un baiser sur le front.

≪Bonsoir, Lise,≫ dit-il en se levant a son tour et en lui baisant la
main, comme a une etrangere.


VIII


Les deux amis se taisaient. Ni l'un ni l'autre ne se decidait a parler.
Pierre regardait a la derobee le prince Andre, qui se frottait le front
de sa petite main.

≪Allons souper,≫ dit-il en soupirant, et il se dirigea vers la porte.
Ils entrerent dans une magnifique salle a manger nouvellement decoree.
Les cristaux, l'argenterie, la vaisselle, le linge damasse, tout portait
l'empreinte de la nouveaute, cette marque distinctive des jeunes
menages. Au milieu du souper, le prince Andre s'accouda sur la table et
se mit a parler avec une irritation nerveuse que Pierre n'avait jamais
remarquee en lui, et comme un homme qui a quelque chose sur le coeur
depuis longtemps et qui se decide enfin a entrer dans la voie des
confidences.

≪Mon cher ami, ne te marie que lorsque tu auras fait tout ce que tu veux
faire, lorsque tu auras cesse d'aimer la femme de ton choix et que tu
l'auras bien etudiee; autrement, tu te tromperas cruellement et d'une
facon irreparable! Marie-toi plutot vieux et bon a rien! Alors tu ne
risqueras pas de gaspiller tout ce qu'il y a en toi d'eleve et de bon.
Oui, tout s'eparpille en menue monnaie! Oui, c'est ainsi; tu as beau me
regarder de cet air etonne. Si tu comptais devenir quelque chose par
toi-meme, tu sentiras a chaque pas que tout est fini, que tout est ferme
pour toi, sauf les salons ou tu coudoieras un laquais de cour et un
idiot.... Mais a quoi sert de...?≫

Et sa main retomba avec force sur la table.

Pierre ota ses lunettes. Ce mouvement, en changeant completement sa
figure, laissait mieux encore voir sa bonte et sa stupefaction.

≪Ma femme, continua le prince Andre, est une excellente femme, une de
celles avec lesquelles l'honneur d'un mari n'a rien a craindre; mais que
ne donnerais-je pas en ce moment, grands dieux! pour n'etre pas marie!
Tu es le premier et le seul a qui je l'avoue, parce que je t'aime!≫

Le prince Andre, en parlant ainsi, ressemblait de moins en moins a ce
prince Bolkonsky qui se carrait dans un des fauteuils de Mlle Scherer,
fermant a demi les yeux et lancant a demi-voix des phrases en francais.
Chaque muscle de sa figure seche et nerveuse avait un tressaillement de
fievre; ses yeux, dont le feu paraissait toujours eteint, brillaient et
rayonnaient avec eclat. On devinait qu'il etait d'autant plus violent
dans ces courts instants d'irritabilite maladive, qu'il semblait faible
et sans vigueur dans son etat habituel.

≪Tu ne me comprends pas, et c'est pourtant l'histoire de toute une
existence! Tu parles de Bonaparte et de sa carriere, continua-t-il, bien
que Pierre n'en eut pas souffle mot... mais Bonaparte, lorsqu'il
travaillait, marchait a son but, pas a pas, il etait libre, il n'avait
que cet objet en vue, et il l'a atteint. Mais que tu aies le malheur de
te lier a une femme, et te voila enchaine comme un forcat; tout ce que
tu sentiras en toi de forces et d'aspirations ne fera que t'accabler et
te remplir de regrets. Les commerages de salon, les bals, la vanite, la
mesquinerie, voila le cercle magique qui te retiendra. Je m'en vais a
present faire la guerre, une des plus formidables guerres qui aient
jamais eu lieu, et je ne sais rien, je ne suis capable de rien; mais en
revanche je suis tres aimable, tres caustique, et l'on m'ecoute chez
Mlle Scherer! Et puis cette societe stupide dont ma femme ne peut se
passer!... Si seulement tu savais ce qu'elles valent, toutes ces femmes
distinguees et toutes les femmes en general. Mon pere a raison!
L'egoisme, la vanite, la sottise, la mediocrite en tout... voila les
femmes, lorsqu'elles se montrent comme elles sont. A les voir dans le
monde, on pourrait croire qu'il y a en elles autre chose; mais non,
rien, rien! Oui, mon ami, ne te marie pas...≫

Ce furent les dernieres paroles du prince Andre.

≪Ce qui me parait singulier, dit Pierre, c'est que vous, vous puissiez
vous trouver incapable, et croire que vous avez manque votre vie, quand
l'avenir est devant vous et que...≫

Son intonation faisait voir en quelle haute estime il tenait son ami et
tout ce qu'il en attendait.

Quel droit a-t-il de parler ainsi, pensait Pierre, pour qui le prince
Andre etait le type de toutes les perfections, justement parce qu'il
avait en lui la qualite qu'il sentait lui manquer a lui-meme,
c'est-a-dire la force de volonte. Il avait toujours admire chez son ami
la facilite et l'egalite de ses rapports avec des gens de toute espece,
sa memoire merveilleuse, ses connaissances variees, car il lisait tout
ou prenait un apercu de toute chose, ainsi que son aptitude au travail
et a l'etude. Si Pierre etait frappe de ne point rencontrer chez Andre
de dispositions a la philosophie speculative, ce qui etait son faible a
lui, il n'y voyait point un defaut, mais une force de plus.

Dans les relations les plus intimes, les plus amicales et les plus
simples, la flatterie et la louange sont aussi necessaires que l'huile
qui graisse le rouage et le fait marcher.

≪Je suis un homme fini, aussi ne parlons plus de moi, mais de toi,≫
reprit le prince Andre, apres un moment de silence, et en souriant a
cette heureuse diversion.

Le visage de Pierre refleta aussitot ce changement de physionomie.

≪De moi? dit-il, et sa bouche s'epanouit en un sourire joyeux et
inconscient...? Mais, de moi, il n'y a rien a dire. Que suis-je
d'ailleurs? Un batard!...--Et il rougit subitement, car il avait fait
pour prononcer ce mot un visible effort,--Sans nom, sans fortune, et...
en verite... je suis libre et content, pour le moment, du moins.
Seulement je ne sais, vous l'avouerai-je, ce que je dois entreprendre,
et je tenais serieusement a vous demander conseil la-dessus.≫

Le prince Andre le regardait avec une affectueuse bienveillance; mais
cette bienveillance amicale laissait cependant deviner la conscience
qu'il avait de sa superiorite.

≪J'ai de l'affection pour toi, parce que tu es le seul homme vivant,
dans tout notre cercle; tu es satisfait; eh bien! choisis a ton gout, le
choix importe peu. Tu seras bien partout; mais cesse de voir, je t'en
prie, ces Kouraguine; cesse de mener cette existence; cela te va si peu,
toute cette debauche, cette vie a la hussarde, cette....

--Que voulez-vous, mon cher, dit Pierre en haussant les epaules; les
femmes, mon ami, les femmes!

--Je n'admets pas cela, repondit Andre: les femmes comme il faut, oui,
mais pas celles de Kouraguine; celles-la et le vin, je n'admets pas
cela.≫

Pierre demeurait chez le prince Basile et partageait la vie dissipee de
son fils cadet Anatole, celui-la meme qu'on voulait marier a la soeur du
prince Andre pour tacher de le corriger.

≪Savez-vous, dit Pierre, comme s'il lui etait venu tout a coup une
heureuse inspiration, j'y ai serieusement reflechi depuis longtemps!
Grace a ce genre de vie, je ne puis ni me decider, ni penser a rien.
J'ai des maux de tete et pas d'argent. Il m'a encore invite pour ce
soir, mais je n'irai pas!

--Donne-moi ta parole d'honneur que tu cesseras d'y aller.

--Je vous la donne!≫


IX


Il etait une heure passee lorsque Pierre quitta son ami. C'etait par
une nuit de juin, une de ces nuits de Petersbourg, presque sans
crepuscule; il monta dans une voiture de louage avec l'intention bien
arretee de rentrer chez lui. Mais plus il avancait, plus il sentait
qu'il lui serait impossible de dormir pendant cette nuit qui ressemblait
au matin ou au soir d'un beau jour. Son regard plongeait au loin dans
les rues desertes. Chemin faisant, il se rappela que la societe
habituelle des joueurs devait se trouver reunie chez Anatole Kouraguine;
apres le jeu, on se mettait a boire, et le tout finissait par un des
plaisirs favoris de Pierre.

≪Si j'y allais?≫ se dit-il, et il pensa a la parole qu'il venait de
donner au prince Andre.

Mais en meme temps, comme il arrive souvent aux gens sans caractere, il
lui prit une si furieuse envie de jouir une fois encore de cette vie de
libertinage, qu'il ne connaissait, helas, que trop bien, qu'il se decida
a aller chez Anatole, tout en se disant que son engagement n'avait
aucune valeur, puisqu'il avait promis a Anatole avant de promettre au
prince Andre; qu'a tout prendre, ces engagements n'etaient que de pure
convention, sans signification precise, et que d'ailleurs personne
n'etait sur de son lendemain et ne pouvait savoir s'il n'arriverait pas
quelque evenement extraordinaire qui emporterait, avec la vie, l'honneur
et le deshonneur. Cette facon habituelle de raisonner bouleversait
souvent ses decisions en apparence les plus arretees. Pierre ceda
encore et alla chez Kouraguine. Arrive devant le perron d'une grande
maison situee a cote des casernes de la garde a cheval, il en gravit les
marches eclairees et entra par la porte qu'il trouva toute grande
ouverte. Il n'y avait personne dans le vestibule. Ca sentait le vin: des
bouteilles vides, des manteaux, des galoches etaient jetes ca et la, et
l'on entendait a distance des bruits de voix et des cris.

Le jeu et le souper venaient de finir, mais on ne se separait pas
encore. Apres s'etre debarrasse de son manteau, Pierre entra dans la
premiere piece, ou l'on voyait les restes du souper et ou un laquais,
sur de l'impunite, avalait en cachette le vin oublie au fond des verres.
Plus loin, dans le troisieme salon, au milieu du tohu-bohu general des
rires et des cris, le grognement d'un ours se faisait entendre. Huit
jeunes gens se pressaient anxieusement autour d'une fenetre ouverte;
trois d'entre eux jouaient avec un ourson, que l'un d'eux trainait a la
chaine en l'excitant contre son camarade pour lui faire peur.

≪Je parie pour Stievens! cria l'un.

--Ne l'aidez pas surtout! cria un second.

--Va pour Dologhow! cria un troisieme.

--Kouraguine, separe-les!

--Voyons, laissez-la Michka, il s'agit d'un pari!

--D'un coup, autrement il a perdu! cria un quatrieme.

--Jacques, une bouteille! hurla le maitre de la maison, un grand et beau
garcon qui se tenait au milieu du groupe, sans habit, sa chemise ouverte
sur la poitrine.

--Attendez, Messieurs, voici Petrouchka, ce cher ami,≫ dit-il,
s'adressant a Pierre.

Un homme de taille moyenne, aux yeux bleus et clairs, dont la voix calme
et sobre contrastait singulierement avec toutes les autres voix avinees,
l'appela de la fenetre:

≪Viens ici que je t'explique le pari...≫

C'etait Dologhow, un officier du regiment de Semenovsky, bretteur et
joueur connu, qui demeurait avec Anatole. Pierre souriait et regardait
gaiement autour de lui:

≪Je n'y comprends rien! de quoi s'agit-il?

--Un moment, il n'est pas gris! Vite une bouteille, dit Anatole, et,
saisissant un verre sur la table, il s'approcha de lui:

--Avant tout, il faut boire!≫ Pierre se mit a avaler verre sur verre;
cela ne l'empechait pas de suivre la conversation et d'examiner de cote
tous les convives qui etaient ivres et qui s'etaient de nouveau groupes
pres de la croisee. Anatole lui versait du vin, et lui racontait le pari
de Dologhow avec l'Anglais Stievens, un marin. Le premier s'etait engage
a boire une bouteille de rhum, assis sur une fenetre du troisieme etage,
les jambes pendantes en dehors.

≪Voyons, acheve-la, repondit Anatole, en offrant a Pierre le dernier
verre: je ne te lache pas auparavant!

--Non, je n'en veux plus,≫ dit Pierre, repoussant son ami et
s'approchant de la fenetre.

Dologhow tenait l'Anglais par le bras, et lui repetait d'une facon nette
et precise les conditions du pari, tout en s'adressant de preference a
Pierre ou a Anatole.

Dologhow, de taille moyenne, avait les cheveux crepus, les yeux bleus et
vingt-cinq ans environ. Comme tous les officiers d'infanterie de cette
epoque, il ne portait pas de moustaches, et sa bouche, qui etait le
trait saillant de sa figure, se montrait tout entiere. Les lignes en
etaient remarquablement fines et bien dessinees; la levre superieure
s'avancait virilement au-dessus de la levre inferieure, qui etait un peu
forte; aux deux coins de sa bouche se jouait constamment un sourire: on
aurait meme pu dire deux sourires, dont l'un faisait pendant a l'autre;
cet ensemble, joint a son regard ferme, assure et intelligent, forcait
l'attention. Sans fortune, il n'avait pas de relations, demeurait avec
Anatole, depensait des milliers de roubles, et s'etait pose malgre cela
de facon a inspirer a ceux qui le connaissaient plus de respect qu'ils
n'en avaient pour Anatole. Il jouait a tous les jeux, gagnait toujours
et buvait enormement, sans jamais perdre sa liberte d'esprit. Kouraguine
et lui etaient alors des celebrites dans le monde des mauvais sujets et
des viveurs de Petersbourg.

On apporta une bouteille de rhum; deux laquais, visiblement ahuris par
les cris et les ordres qu'on ne cessait de leur donner, se depechaient a
demolir le chassis qui empechait de s'asseoir sur le rebord exterieur de
la croisee.

Anatole s'en approcha avec son air conquerant. Il avait envie de casser
quelque chose, et, repoussant les domestiques, il tira a lui le chassis,
qui resista; les carreaux se briserent.

≪Voyons, a ton tour, Hercule, dit-il a Pierre. Pierre saisit
l'encadrement, l'arracha et en detacha avec fracas le chassis en bois de
chene.

--Enlevez-le en entier, on pourrait croire que je m'y suis cramponne,
dit Dologhow.

--L'Anglais se vante, je crois? dit Anatole.

--C'est bien, repeta Pierre, en suivant des yeux Dologhow, qui, ayant
pris une bouteille de rhum, s'approchait de la fenetre ouverte sur le
ciel, ou la lumiere du soir et celle du matin se confondaient. Il sauta
sur la croisee, tenant la bouteille d'une main:

≪Ecoutez, s'ecria-t-il, debout dans l'embrasure, le visage tourne vers
l'interieur de la chambre. Chacun se tut.

≪Je parie (il parlait le francais pour se bien faire comprendre de
l'Anglais, et il le parlait meme assez mal), je parie cinquante
imperiales, voulez-vous cent?

--Non, cinquante!

--Bien, c'est dit: je parie cinquante imperiales que je boirai toute
cette bouteille de rhum, sans oter le goulot de ma bouche, que je la
boirai la, assis, en dehors de la fenetre,--et il se pencha pour
indiquer le rebord incline de la muraille,--la-dessus et sans me tenir a
rien. Est-ce cela?

--Parfaitement,≫ dit l'Anglais.

Anatole, saisissant ce dernier par un des boutons de son habit et le
regardant de haut, car Stievens etait petit, lui repeta en anglais les
conditions du pari.

≪Ce n'est pas tout, s'ecria Dologhow, en frappant avec la bouteille sur
l'entablement de la fenetre, afin de se faire ecouter.... Ce n'est pas
tout, Kouraguine, attention! Si quelqu'un fait la meme chose, je lui
payerai cent imperiales. Est-ce compris?≫

L'Anglais inclina la tete, sans laisser deviner s'il avait l'intention
d'accepter ou de refuser ce nouveau pari. Anatole le tenait toujours, et
lui traduisait les paroles de Dologhow, malgre ses gestes affirmatifs
reiteres. Un jeune hussard de la garde, qui avait ete en deveine toute
la soiree, grimpa sur la fenetre et se pencha pour regarder en bas:

≪Oh! oh! murmura-t-il, en jetant les yeux jusque sur les dalles du trottoir.

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