Ces derniers mots du vicomte n'avaient pas encore ete salues
d'un sourire approbatif, que deja Pierre s'etait de nouveau elance
dans l'arene, sans laisser a Anna Pavlovna, qui pressentait quelque
chose d'exorbitant, le temps de l'arreter.
≪L'execution du duc
d'Enghien, dit Pierre, etait une necessite politique, et Napoleon a justement
montre de la grandeur d'ame en assumant sur lui seul la responsabilite de cet
acte.
--Dieu! Dieu! murmura Mlle Scherer avec horreur.
--Comment,
monsieur Pierre, vous trouvez qu'il y a de la grandeur d'ame dans un
assassinat? dit la petite princesse en souriant et en attirant a elle son
ouvrage.
--Ah! ah! firent plusieurs voix.
--Capital!≫ s'ecria le
prince Hippolyte en anglais.
Et il se frappa le genou de la main. Le
vicomte se borna a hausser les epaules.
Pierre regarda gravement son
auditoire par-dessus ses lunettes.
≪Je parle ainsi, continua-t-il, parce
que les Bourbons ont fui devant la Revolution, en laissant le peuple livre a
l'anarchie! Napoleon seul a su comprendre et vaincre la Revolution, et c'est
pourquoi il ne pouvait, lorsqu'il avait en vue le bien general, se laisser
arreter par la vie d'un individu.
--Ne voulez-vous pas passer a
l'autre table?≫ dit Anna Pavlovna.
Mais Pierre, s'animant de plus en
plus, continua son plaidoyer sans lui repondre:
≪Oui, Napoleon est
grand parce qu'il s'est place au-dessus de la Revolution, qu'il en a ecrase
les abus en conservant tout ce qu'elle avait de bon, l'egalite des citoyens,
la liberte de la presse et de la parole, et c'est par la qu'il a conquis le
pouvoir.
--S'il avait rendu ce pouvoir au roi legitime, sans en profiter
pour commettre un meurtre, je l'aurais appele un grand homme, dit
le vicomte.
--Cela lui etait impossible. La nation ne lui avait donne
la puissance que pour qu'il la debarrassat des Bourbons; elle avait reconnu
en lui un homme superieur. La Revolution a ete une grande oeuvre, continua
Pierre, qui temoignait de son extreme jeunesse, en essayant d'expliquer
ses opinions et en emettant des idees avancees et irritantes.
--La
Revolution et le regicide une grande oeuvre! Apres cela,... Mais
ne voulez-vous pas passer a l'autre table? repeta Anna Pavlovna.
--Le
_Contrat social_! repartit le vicomte avec un sourire
de resignation.
--Je ne parle pas du regicide, je parle de
l'idee.
--Oui, l'idee du pillage, du meurtre et du regicide, dit
en l'interrompant une voix ironique.
--Il est certain que ce sont la
les extremes; mais le fond veritable de l'idee, c'est l'emancipation des
prejuges, l'egalite des citoyens, et tout cela a ete conserve par Napoleon
dans son integrite.
--La liberte! l'egalite! dit avec mepris le vicomte,
qui etait decide a demontrer au jeune homme toute l'absurdite de son
raisonnement.... Ces mots si ronflants ont deja perdu leur valeur. Qui donc
n'aimerait la liberte et l'egalite? Le Sauveur nous les a prechees!
Sommes-nous devenus plus heureux apres la Revolution? Au contraire! Nous
voulions la liberte, et Bonaparte l'a confisquee!≫
Le prince Andre
regardait en souriant tantot Pierre et le vicomte, tantot la maitresse de la
maison, qui, malgre son grand usage du monde, avait ete terrifiee par les
sorties de Pierre; mais, lorsqu'elle s'apercut que ces paroles sacrileges
n'excitaient point la colere du vicomte et qu'il n'etait plus possible de les
etouffer, elle fit cause commune avec le noble emigre et, rassemblant toutes
ses forces, tomba a son tour sur l'orateur.
≪Mais, mon cher monsieur
Pierre, dit-elle, comment pouvez-vous expliquer la conduite du grand homme
qui met a mort un duc, disons meme tout simplement un homme, lorsque cet
homme n'a commis aucun crime, et cela sans jugement?
--J'aurais
egalement demande a monsieur, dit le vicomte, de m'expliquer le 18 brumaire.
N'etait-ce point une trahison, ou, si vous aimez mieux, un escamotage qui ne
ressemble en rien a la maniere d'agir d'un grand homme?
--Et les
prisonniers d'Afrique massacres par son ordre, s'ecria la petite princesse,
c'est epouvantable!
--C'est un roturier, vous avez beau dire,≫ ajouta le
prince Hippolyte.
Pierre, ne sachant plus a qui repondre, les regarda
tous en souriant, non pas d'un sourire insignifiant et a peine visible, mais
de ce sourire franc et sincere qui donnait a sa figure, habituellement severe
et meme un peu morose, une expression de bonte naive, semblable a celle
d'un enfant qui implore son pardon.
Le vicomte, qui ne l'avait jamais
vu, comprit tout de suite que ce jacobin etait moins terrible que ses
paroles. On se taisait.
≪Comment voulez-vous qu'il vous reponde a tous?
dit tout a coup le prince Andre. N'y a-t-il pas une difference entre les
actions d'un homme prive et celles d'un homme d'Etat, d'un grand capitaine ou
d'un souverain? Il me semble du moins qu'il y en a une.
--Mais sans
doute, s'ecria Pierre, tout heureux de cet appui inespere.
--Napoleon,
sur le pont d'Arcole ou tendant la main aux pestiferes dans l'hopital de
Jaffa, est grand comme homme, et il est impossible de ne pas le reconnaitre;
mais il y a, c'est vrai, d'autres faits difficiles a justifier,≫ continua le
prince Andre, qui tenait visiblement a reparer la maladresse des discours de
Pierre et qui se leva sur ces derniers mots, en donnant ainsi a sa femme le
signal du depart.
Le prince Hippolyte fit de meme, mais tout en engageant
d'un geste de la main tous ceux qui allaient suivre cet exemple a ne pas
bouger.
≪A propos, dit-il vivement, on m'a conte aujourd'hui une
anecdote moscovite charmante; il faut que je vous en regale. Vous
m'excuserez, vicomte; je dois la dire en russe; on n'en comprendrait pas le
sel autrement...≫
Et il entama son histoire en russe, mais avec
l'accent d'un Francais qui aurait sejourne un an en Russie:
≪Il y a a
Moscou une dame, une grande dame, tres avare, qui avait besoin de deux valets
de pied de grande taille pour placer derriere sa voiture.... Or cette dame
avait aussi, c'etait son gout, une femme de chambre de grande
taille....≫
Ici le prince Hippolyte se mit a reflechir, comme s'il
eprouvait une certaine difficulte a continuer son recit:
≪Elle lui
dit; oui, elle lui dit: Fille une telle, mets la livree et monte derriere la
voiture; je vais faire des visites...≫
A cet endroit, le prince Hippolyte
eclata de rire, mais par malheur il n'y eut pas d'echo dans son auditoire, et
le conteur parut eprouver de cet insucces une impression defavorable.
Plusieurs se deciderent pourtant a sourire, entre autres la vieille dame et
Mlle Scherer.
...Elle partit; tout a coup il s'eleva un ouragan; la fille
perdit son chapeau, et ses longs cheveux se denouerent.≫
Ne pouvant se
contenir davantage, il fut pris d'un acces de rire si bruyant qu'il en
suffoquait.
≪...Oui, acheva-t-il en se tordant, ses longs cheveux se
denouerent... et toute la ville l'a su!≫
Et l'anecdote finit la.
Personne, a vrai dire, n'en avait compris le sens, ni pourquoi elle devait
etre necessairement contee en russe. Mais Anna Pavlovna et quelques autres
surent gre au narrateur d'avoir si adroitement mis fin a l'ennuyeuse et
desagreable sortie de M. Pierre. La conversation s'eparpilla ensuite en menus
propos, en remarques insignifiantes sur le bal a venir et sur le bal passe,
sur les theatres, le tout entremele de questions pour savoir ou et quand on
se retrouverait.
V
Apres cet incident, les hotes d'Anna
Pavlovna la remercierent de sa charmante soiree et se retirerent un a
un.
D'une taille peu ordinaire, carre des epaules, et maladroit a
l'extreme, Pierre avait aussi, entre autres desavantages physiques, des
mains enormes et rouges; il ne savait pas entrer dans un salon, encore
moins en sortir comme il convient et apres avoir debite de jolies
phrases. Grace a sa distraction proverbiale, il avait pris en se levant, au
lieu de son chapeau, le tricorne a plumet d'un general, qu'il se mit
a tirailler jusqu'au moment ou le legitime proprietaire, effraye,
parvint a se le faire rendre. Mais, il faut le dire, tous ces defauts et
toutes ces gaucheries etaient rachetes par sa bienveillance, sa candeur et
sa modestie.
Mlle Scherer, se tournant vers lui, le salua comme pour
lui octroyer son pardon, avec une mansuetude toute
chretienne.
≪J'espere, lui dit-elle, avoir encore le plaisir de vous
voir; mais j'espere egalement, mon cher monsieur Pierre, que d'ici la vous
aurez change d'opinions.≫
Il ne lui repondit rien; mais, quand il lui
rendit son salut, tous les assistants purent voir sur ses levres ce franc
sourire qui avait l'air de dire: ≪Apres tout, les opinions sont des opinions,
et vous voyez que je suis un bon et brave garcon.≫ C'etait si vrai que tous,
y compris Mlle Scherer, le sentirent instinctivement.
Le prince Andre
avait suivi dans l'antichambre sa femme et le prince Hippolyte, qu'il
ecoutait avec indifference, en se faisant donner son manteau par un laquais.
Le prince Hippolyte, le lorgnon dans l'oeil, debout a cote de la gentille
petite princesse, la regardait obstinement.
≪Allez-vous-en, Annette,
disait la jeune femme en prenant conge d'elle; vous aurez froid! C'est
convenu!≫ ajouta-t-elle tout bas.
Anna Pavlovna avait eu le temps de
causer avec Lise du mariage projete entre sa belle-soeur et
Anatole:
≪Je compte sur vous, ma cherie, repondit-elle egalement a voix
basse. Vous lui en ecrirez un mot, et vous me direz comment le pere envisage
la chose. Au revoir!...≫
Et elle rentra au salon.
Le prince
Hippolyte se rapprocha de la petite princesse et, se penchant au-dessus
d'elle, lui parla de tres pres en chuchotant.
Deux laquais, le sien et
celui de la princesse, l'un tenant un surtout d'officier, l'autre un chale,
attendaient qu'il eut fini ce bavardage en francais, qu'ils semblaient
ecouter, tout inintelligible qu'il fut pour eux, et meme comprendre, sans
vouloir le laisser paraitre.
La petite princesse parlait, souriait et
riait tout a la fois.
≪Je suis enchante de n'etre pas alle chez
l'ambassadeur, disait le prince Hippolyte. Quel ennui! Charmante soiree,
n'est-il pas vrai? Charmante!
--On assure que le bal de ce soir sera
tres beau, repartit la princesse en retroussant sa petite levre au fin duvet;
toutes les jolies femmes de la societe y seront.
--Pas toutes, puisque
vous n'y serez pas,≫ ajouta-t-il en riant. Et s'emparant du chale que
presentait le valet de pied, il le poussa de cote pour envelopper la
princesse. Ses mains s'attarderent assez longtemps autour du cou de la jeune
femme, qu'il avait l'air d'embrasser (etait-ce intention ou gaucherie?
personne n'aurait pu le deviner). Elle recula gracieusement, en continuant a
sourire, se detourna et regarda son mari, dont les yeux etaient fermes et qui
avait l'air fatigue et endormi.
≪Etes-vous prete?≫ dit-il a sa femme
en lui glissant un regard.
Le prince Hippolyte endossa prestement son
surtout, qui, etant a la derniere mode, lui descendait plus bas que les
talons, et, tout en s'embarrassant dans ses plis, il se precipita sur le
perron pour aider la princesse a monter en voiture.
≪Au revoir,
princesse!≫ cria-t-il, la langue aussi embarrassee que les pieds.
La
princesse relevait sa robe et s'asseyait dans le fond obscur de la voiture;
son mari arrangeait son sabre.
Le prince Hippolyte, qui faisait semblant
de les aider, ne faisait en realite que les gener.
≪Pardon, monsieur,
dit le prince Andre d'un ton sec et desagreable, en s'adressant en russe au
jeune homme qui l'empechait de passer.--Pierre, viens-tu, je t'attends,≫
reprit-il affectueusement.
Le postillon partit, et le carrosse s'ebranla
avec un bruit de roues[7].
Le prince Hippolyte, reste sur le perron,
riait d'un rire nerveux en attendant le vicomte, a qui il avait promis de le
reconduire.
≪Eh bien, mon cher, votre petite princesse est tres bien,
tres bien, dit le vicomte en se mettant en voiture, tres bien, ma foi!...≫ Et
il baisa le bout de ses doigts.
Hippolyte se rengorgea en
riant.
≪Savez-vous que vous etes terrible avec votre petit air innocent?
Je plains le pauvre mari, ce petit officier qui se donne des airs de
prince regnant.≫
Hippolyte balbutia en riant aux eclats: ≪Et vous
disiez que les dames russes ne valaient pas les Francaises: il ne s'agit que
de savoir s'y prendre.≫
VI
Pierre, arrive le premier,
entra tout droit dans le cabinet du prince Andre, en habitue de la maison;
apres s'etre etendu sur le canape, comme il en avait l'habitude, il prit un
livre au hasard,--c'etait ce jour-la les _Commentaires_ de Cesar,--et,
s'accoudant aussitot, il l'ouvrit au beau milieu.
≪Qu'as-tu fait chez
Mlle Scherer? Elle en tombera serieusement malade,≫ dit le prince Andre, qui
entra bientot apres en frottant l'une contre l'autre ses mains, qu'il avait
petites et blanches.
Pierre se retourna tout d'une piece; le canape en
gemit, et, montrant sa figure animee et souriante, il fit un geste qui
temoignait de son indifference:
≪Cet abbe est vraiment interessant;
seulement il n'entend pas la question comme il faut l'entendre.... Je suis
sur qu'une paix inviolable est possible, mais je ne puis dire comment, ce ne
serait toujours pas au moyen de l'equilibre politique...≫
Le prince
Andre, qui n'avait pas l'air de s'interesser aux questions abstraites,
l'interrompit:
≪Vois-tu, mon cher, ce qui est impossible, c'est de dire
partout et toujours ce que l'on pense! Eh bien, t'es-tu decide a quelque
chose? Seras-tu garde a cheval ou diplomate?
--Croiriez-vous que je
n'en sais encore rien! Ni l'une ni l'autre de ces perspectives ne me seduit,
dit Pierre en s'asseyant a la turque sur le divan.
--Il faut pourtant
te decider a quelque chose; ton pere attend!≫
Pierre avait ete envoye a
l'etranger a l'age de dix ans avec un abbe pour precepteur, et il y etait
reste jusqu'a vingt-cinq ans. A son retour a Moscou, son pere avait congedie
l'abbe et avait dit au jeune homme:
≪Maintenant, va a Petersbourg,
examine et choisis! Je consens a tout. Voici une lettre pour le prince
Basile, et voila de l'argent. Ecris et compte sur moi pour
t'aider.≫
Or depuis trois mois Pierre cherchait une carriere et ne
faisait rien. Il se passa la main sur le front:
≪Ce doit etre un
franc-macon? dit-il en pensant a l'abbe qu'il avait vu a la
soiree.
--Chimeres que tout cela, lui dit en l'interrompant le prince
Andre; parlons plutot de tes affaires. Es-tu alle voir la garde a
cheval?
--Non, je n'y suis pas alle; mais j'ai reflechi a une chose, que
je voulais vous communiquer. Nous avons la guerre avec Napoleon; si l'on
se battait pour la liberte, je serais le premier a m'engager; mais
aider l'Angleterre et l'Autriche a lutter contre le plus grand homme qui
soit au monde, ce n'est pas bien.≫
Le prince Andre ne fit que hausser
les epaules a cette sortie enfantine; dedaignant d'y faire une reponse
serieuse, il se contenta de dire:
≪Si l'on ne se battait que pour ses
convictions, il n'y aurait pas de guerre.
--Et ce serait parfait,
repliqua Pierre.
--C'est bien possible, mais cela ne sera jamais, reprit
en souriant le prince Andre.
--Enfin, voyons, pourquoi allons-nous
faire la guerre?
--Pourquoi? Je n'en sais rien! Il le faut, et par-dessus
le marche j'y vais.--et il s'arreta. J'y vais, parce que la vie que je mene
ici... ne me va pas!≫
VII
Le frolement d'une robe se
fit entendre dans la piece voisine. A ce bruit, le prince Andre eut l'air de
revenir a lui: il se redressa et donna a son visage l'expression qu'il avait
eue pendant toute la soiree d'Anna Pavlovna. Pierre glissa ses pieds a terre.
La princesse entra; elle avait eu le temps de remplacer sa toilette du soir
par un deshabille de maison, non moins frais et non moins elegant; son mari
se leva et lui avanca poliment un fauteuil.
≪Je me demande souvent,
dit-elle en francais, selon son habitude, et en s'asseyant vivement, pourquoi
Annette ne s'est pas mariee? Comme vous etes sots, messieurs, de ne pas
l'avoir epousee! Je vous en demande pardon, mais vous n'entendez rien aux
femmes. Quel disputeur vous faites, monsieur Pierre!
--Je dispute
aussi contre votre mari, car je ne comprends pas pourquoi il va faire la
guerre,≫ dit Pierre en s'adressant a la princesse, sans le moindre symptome
de cet embarras qui existe souvent entre un jeune homme et une jeune
femme.
La princesse tressaillit; la reflexion de Pierre l'avait touchee
au vif.
≪Eh bien, moi aussi, je lui dis la meme chose. Vraiment, je ne
comprends pas pourquoi les hommes ne peuvent vivre sans guerre? Pourquoi
ne desirons-nous rien, n'avons-nous besoin de rien, nous autres
femmes? Voyons, je vous en fais juge. Je suis toujours a lui repeter que
sa position ici comme aide de camp de mon oncle est des plus
brillantes: chacun le connait, chacun l'apprecie! Pas plus tard que ces
jours-ci, chez les Apraxine, j'ai entendu une dame dire: ≪C'est la le
fameux ≪prince Andre!≫ ma parole d'honneur!≫
Et elle eclata de
rire.
≪Voila comment il est recu partout, et il peut, quand il le
voudra, devenir aide de camp de l'empereur, car l'empereur, vous le savez,
s'est entretenu tres gracieusement avec lui! Nous le disions
justement, Annette et moi. Ce serait si facile a arranger! Qu'en
pensez-vous?≫
Pierre regarda le prince Andre et se tut en voyant que son
ami paraissait contrarie.
≪Quand partez-vous?
demanda-t-il.
--Ah! ne me parlez pas de ce depart, je ne veux pas en
entendre parler, reprit la princesse de cet air a la fois capricieux et
enjoue qu'elle avait eu avec Hippolyte, mais qui, dans ce cercle intime dont
Pierre faisait partie, detonnait singulierement. Lorsque j'ai pense
aujourd'hui qu'il me faudra rompre avec toutes des cheres relations... je...,
et puis, sais-tu, Andre, et elle lui fit un imperceptible clignement
d'yeux en frissonnant... j'ai peur!≫
Son mari la regarda stupefait,
comme s'il venait seulement de s'apercevoir de sa presence. Il lui repondit
pourtant avec une froide politesse:
≪Que craignez-vous, Lise? Je ne
vous comprends pas.
--Voila bien les hommes! Des egoistes, tous des
egoistes! Parce qu'il lui est venu une fantaisie, il m'abandonne, Dieu sait
pourquoi, et m'enferme toute seule a la campagne.
--Avec mon pere et
ma soeur, vous l'oubliez.
--Cela revient au meme; j'y serai seule, loin
de mes amis a moi, et il veut que je sois tranquille?≫
Elle parlait
d'un ton boudeur; sa levre relevee, loin de donner a sa physionomie une
expression souriante, lui pretait au contraire quelque chose qui faisait
songer a un mechant petit rongeur. Elle se tut, ne trouvant peut-etre pas
convenable de faire allusion a sa grossesse devant Pierre, car la etait le
noeud de la situation.
≪Je ne puis pourtant pas deviner de quoi vous avez
peur,≫ reprit lentement son mari, sans la quitter du regard.
La
princesse rougit et fit un geste de desespoir.
≪Andre, Andre, pourquoi
etes-vous si change?
--Votre medecin vous defend de veiller; vous devriez
aller vous mettre au lit.≫
La princesse ne repondit rien, mais ses
levres tremblerent, tout a coup. Quant a lui, il se leva, haussa les epaules
et se mit a arpenter son cabinet.
Pierre, naivement surpris, les
observait tous deux; enfin il fit un mouvement comme pour se lever, mais il
s'arreta.
≪Ca m'est egal que monsieur Pierre soit present, s'ecria la
princesse, dont la jolie figure fit la grimace de l'enfant qui va pleurer. Il
y a longtemps, Andre, que je voulais te le demander: pourquoi es-tu
devenu tout autre avec moi? Que t'ai-je fait? Tu vas rejoindre l'armee, tu
n'as aucune pitie pour moi. Pourquoi?
--Lise!≫ dit le prince
Andre.
Et ce seul mot contenait a la fois la priere, la menace et
l'assurance qu'elle allait regretter ses paroles.
Elle continua
pourtant avec precipitation:
≪Tu me traites en malade ou en enfant. Je
vois tout.... Tu n'etais pas ainsi il y a six mois!
--Lise, finissez,
je vous en prie,≫ reprit son mari en elevant la voix.
Pierre, dont
l'agitation n'avait fait que croitre pendant cet entretien, se leva et
s'approcha de la jeune femme. Il paraissait ne pouvoir supporter la vue de
ses larmes, et l'on aurait dit qu'il etait pret a pleurer avec
elle.
≪Calmez-vous, princesse; ce sont des idees.... J'ai eprouve
cela aussi... je vous assure... enfin... non, excusez-moi; je suis de
trop comme etranger. Tranquillisez-vous. Adieu!≫
Le prince Andre le
retint.
≪Non, Pierre; attends. La princesse est trop bonne pour me priver
du plaisir de passer ma soiree avec toi.
--Oui, il ne pense qu'a lui,
murmura-t-elle, sans pouvoir retenir des larmes de depit.
--Lise!≫
reprit sechement le prince Andre, dont la voix etait montee au diapason qui
indiquait que sa patience etait a bout.
Tout a coup sur son joli minois
d'ecureuil en colere se repandit cette expression craintive, timide et
timoree que prend souvent un chien lorsque, de sa queue abaissee, il frappe
la terre rapidement et sans bruit.
≪Mon Dieu, mon Dieu,≫
murmura-t-elle en jetant a son mari un regard sournois, puis, relevant sa
robe d'une main, elle s'approcha de lui et lui mit un baiser sur le
front.
≪Bonsoir, Lise,≫ dit-il en se levant a son tour et en lui baisant
la main, comme a une etrangere.
VIII
Les deux amis se
taisaient. Ni l'un ni l'autre ne se decidait a parler. Pierre regardait a la
derobee le prince Andre, qui se frottait le front de sa petite
main.
≪Allons souper,≫ dit-il en soupirant, et il se dirigea vers la
porte. Ils entrerent dans une magnifique salle a manger nouvellement
decoree. Les cristaux, l'argenterie, la vaisselle, le linge damasse, tout
portait l'empreinte de la nouveaute, cette marque distinctive des
jeunes menages. Au milieu du souper, le prince Andre s'accouda sur la table
et se mit a parler avec une irritation nerveuse que Pierre n'avait
jamais remarquee en lui, et comme un homme qui a quelque chose sur le
coeur depuis longtemps et qui se decide enfin a entrer dans la voie
des confidences.
≪Mon cher ami, ne te marie que lorsque tu auras fait
tout ce que tu veux faire, lorsque tu auras cesse d'aimer la femme de ton
choix et que tu l'auras bien etudiee; autrement, tu te tromperas cruellement
et d'une facon irreparable! Marie-toi plutot vieux et bon a rien! Alors tu
ne risqueras pas de gaspiller tout ce qu'il y a en toi d'eleve et de
bon. Oui, tout s'eparpille en menue monnaie! Oui, c'est ainsi; tu as beau
me regarder de cet air etonne. Si tu comptais devenir quelque chose
par toi-meme, tu sentiras a chaque pas que tout est fini, que tout est
ferme pour toi, sauf les salons ou tu coudoieras un laquais de cour et
un idiot.... Mais a quoi sert de...?≫
Et sa main retomba avec force
sur la table.
Pierre ota ses lunettes. Ce mouvement, en changeant
completement sa figure, laissait mieux encore voir sa bonte et sa
stupefaction.
≪Ma femme, continua le prince Andre, est une excellente
femme, une de celles avec lesquelles l'honneur d'un mari n'a rien a craindre;
mais que ne donnerais-je pas en ce moment, grands dieux! pour n'etre pas
marie! Tu es le premier et le seul a qui je l'avoue, parce que je
t'aime!≫
Le prince Andre, en parlant ainsi, ressemblait de moins en moins
a ce prince Bolkonsky qui se carrait dans un des fauteuils de Mlle
Scherer, fermant a demi les yeux et lancant a demi-voix des phrases en
francais. Chaque muscle de sa figure seche et nerveuse avait un
tressaillement de fievre; ses yeux, dont le feu paraissait toujours eteint,
brillaient et rayonnaient avec eclat. On devinait qu'il etait d'autant plus
violent dans ces courts instants d'irritabilite maladive, qu'il semblait
faible et sans vigueur dans son etat habituel.
≪Tu ne me comprends
pas, et c'est pourtant l'histoire de toute une existence! Tu parles de
Bonaparte et de sa carriere, continua-t-il, bien que Pierre n'en eut pas
souffle mot... mais Bonaparte, lorsqu'il travaillait, marchait a son but, pas
a pas, il etait libre, il n'avait que cet objet en vue, et il l'a atteint.
Mais que tu aies le malheur de te lier a une femme, et te voila enchaine
comme un forcat; tout ce que tu sentiras en toi de forces et d'aspirations ne
fera que t'accabler et te remplir de regrets. Les commerages de salon, les
bals, la vanite, la mesquinerie, voila le cercle magique qui te retiendra. Je
m'en vais a present faire la guerre, une des plus formidables guerres qui
aient jamais eu lieu, et je ne sais rien, je ne suis capable de rien; mais
en revanche je suis tres aimable, tres caustique, et l'on m'ecoute
chez Mlle Scherer! Et puis cette societe stupide dont ma femme ne peut
se passer!... Si seulement tu savais ce qu'elles valent, toutes ces
femmes distinguees et toutes les femmes en general. Mon pere a
raison! L'egoisme, la vanite, la sottise, la mediocrite en tout... voila
les femmes, lorsqu'elles se montrent comme elles sont. A les voir dans
le monde, on pourrait croire qu'il y a en elles autre chose; mais
non, rien, rien! Oui, mon ami, ne te marie pas...≫
Ce furent les
dernieres paroles du prince Andre.
≪Ce qui me parait singulier, dit
Pierre, c'est que vous, vous puissiez vous trouver incapable, et croire que
vous avez manque votre vie, quand l'avenir est devant vous et
que...≫
Son intonation faisait voir en quelle haute estime il tenait son
ami et tout ce qu'il en attendait.
Quel droit a-t-il de parler ainsi,
pensait Pierre, pour qui le prince Andre etait le type de toutes les
perfections, justement parce qu'il avait en lui la qualite qu'il sentait lui
manquer a lui-meme, c'est-a-dire la force de volonte. Il avait toujours
admire chez son ami la facilite et l'egalite de ses rapports avec des gens de
toute espece, sa memoire merveilleuse, ses connaissances variees, car il
lisait tout ou prenait un apercu de toute chose, ainsi que son aptitude au
travail et a l'etude. Si Pierre etait frappe de ne point rencontrer chez
Andre de dispositions a la philosophie speculative, ce qui etait son faible
a lui, il n'y voyait point un defaut, mais une force de plus.
Dans les
relations les plus intimes, les plus amicales et les plus simples, la
flatterie et la louange sont aussi necessaires que l'huile qui graisse le
rouage et le fait marcher.
≪Je suis un homme fini, aussi ne parlons plus
de moi, mais de toi,≫ reprit le prince Andre, apres un moment de silence, et
en souriant a cette heureuse diversion.
Le visage de Pierre refleta
aussitot ce changement de physionomie.
≪De moi? dit-il, et sa bouche
s'epanouit en un sourire joyeux et inconscient...? Mais, de moi, il n'y a
rien a dire. Que suis-je d'ailleurs? Un batard!...--Et il rougit subitement,
car il avait fait pour prononcer ce mot un visible effort,--Sans nom, sans
fortune, et... en verite... je suis libre et content, pour le moment, du
moins. Seulement je ne sais, vous l'avouerai-je, ce que je dois
entreprendre, et je tenais serieusement a vous demander conseil
la-dessus.≫
Le prince Andre le regardait avec une affectueuse
bienveillance; mais cette bienveillance amicale laissait cependant deviner la
conscience qu'il avait de sa superiorite.
≪J'ai de l'affection pour
toi, parce que tu es le seul homme vivant, dans tout notre cercle; tu es
satisfait; eh bien! choisis a ton gout, le choix importe peu. Tu seras bien
partout; mais cesse de voir, je t'en prie, ces Kouraguine; cesse de mener
cette existence; cela te va si peu, toute cette debauche, cette vie a la
hussarde, cette....
--Que voulez-vous, mon cher, dit Pierre en haussant
les epaules; les femmes, mon ami, les femmes!
--Je n'admets pas cela,
repondit Andre: les femmes comme il faut, oui, mais pas celles de Kouraguine;
celles-la et le vin, je n'admets pas cela.≫
Pierre demeurait chez le
prince Basile et partageait la vie dissipee de son fils cadet Anatole,
celui-la meme qu'on voulait marier a la soeur du prince Andre pour tacher de
le corriger.
≪Savez-vous, dit Pierre, comme s'il lui etait venu tout a
coup une heureuse inspiration, j'y ai serieusement reflechi depuis
longtemps! Grace a ce genre de vie, je ne puis ni me decider, ni penser a
rien. J'ai des maux de tete et pas d'argent. Il m'a encore invite pour
ce soir, mais je n'irai pas!
--Donne-moi ta parole d'honneur que tu
cesseras d'y aller.
--Je vous la donne!≫
IX
Il
etait une heure passee lorsque Pierre quitta son ami. C'etait par une nuit de
juin, une de ces nuits de Petersbourg, presque sans crepuscule; il monta dans
une voiture de louage avec l'intention bien arretee de rentrer chez lui. Mais
plus il avancait, plus il sentait qu'il lui serait impossible de dormir
pendant cette nuit qui ressemblait au matin ou au soir d'un beau jour. Son
regard plongeait au loin dans les rues desertes. Chemin faisant, il se
rappela que la societe habituelle des joueurs devait se trouver reunie chez
Anatole Kouraguine; apres le jeu, on se mettait a boire, et le tout finissait
par un des plaisirs favoris de Pierre.
≪Si j'y allais?≫ se dit-il, et
il pensa a la parole qu'il venait de donner au prince Andre.
Mais en
meme temps, comme il arrive souvent aux gens sans caractere, il lui prit une
si furieuse envie de jouir une fois encore de cette vie de libertinage, qu'il
ne connaissait, helas, que trop bien, qu'il se decida a aller chez Anatole,
tout en se disant que son engagement n'avait aucune valeur, puisqu'il avait
promis a Anatole avant de promettre au prince Andre; qu'a tout prendre, ces
engagements n'etaient que de pure convention, sans signification precise, et
que d'ailleurs personne n'etait sur de son lendemain et ne pouvait savoir
s'il n'arriverait pas quelque evenement extraordinaire qui emporterait, avec
la vie, l'honneur et le deshonneur. Cette facon habituelle de raisonner
bouleversait souvent ses decisions en apparence les plus arretees. Pierre
ceda encore et alla chez Kouraguine. Arrive devant le perron d'une
grande maison situee a cote des casernes de la garde a cheval, il en gravit
les marches eclairees et entra par la porte qu'il trouva toute
grande ouverte. Il n'y avait personne dans le vestibule. Ca sentait le vin:
des bouteilles vides, des manteaux, des galoches etaient jetes ca et la,
et l'on entendait a distance des bruits de voix et des cris.
Le jeu et
le souper venaient de finir, mais on ne se separait pas encore. Apres s'etre
debarrasse de son manteau, Pierre entra dans la premiere piece, ou l'on
voyait les restes du souper et ou un laquais, sur de l'impunite, avalait en
cachette le vin oublie au fond des verres. Plus loin, dans le troisieme
salon, au milieu du tohu-bohu general des rires et des cris, le grognement
d'un ours se faisait entendre. Huit jeunes gens se pressaient anxieusement
autour d'une fenetre ouverte; trois d'entre eux jouaient avec un ourson, que
l'un d'eux trainait a la chaine en l'excitant contre son camarade pour lui
faire peur.
≪Je parie pour Stievens! cria l'un.
--Ne l'aidez pas
surtout! cria un second.
--Va pour Dologhow! cria un
troisieme.
--Kouraguine, separe-les!
--Voyons, laissez-la Michka,
il s'agit d'un pari!
--D'un coup, autrement il a perdu! cria un
quatrieme.
--Jacques, une bouteille! hurla le maitre de la maison, un
grand et beau garcon qui se tenait au milieu du groupe, sans habit, sa
chemise ouverte sur la poitrine.
--Attendez, Messieurs, voici
Petrouchka, ce cher ami,≫ dit-il, s'adressant a Pierre.
Un homme de
taille moyenne, aux yeux bleus et clairs, dont la voix calme et sobre
contrastait singulierement avec toutes les autres voix avinees, l'appela de
la fenetre:
≪Viens ici que je t'explique le pari...≫
C'etait
Dologhow, un officier du regiment de Semenovsky, bretteur et joueur connu,
qui demeurait avec Anatole. Pierre souriait et regardait gaiement autour de
lui:
≪Je n'y comprends rien! de quoi s'agit-il?
--Un moment, il
n'est pas gris! Vite une bouteille, dit Anatole, et, saisissant un verre sur
la table, il s'approcha de lui:
--Avant tout, il faut boire!≫ Pierre se
mit a avaler verre sur verre; cela ne l'empechait pas de suivre la
conversation et d'examiner de cote tous les convives qui etaient ivres et qui
s'etaient de nouveau groupes pres de la croisee. Anatole lui versait du vin,
et lui racontait le pari de Dologhow avec l'Anglais Stievens, un marin. Le
premier s'etait engage a boire une bouteille de rhum, assis sur une fenetre
du troisieme etage, les jambes pendantes en dehors.
≪Voyons,
acheve-la, repondit Anatole, en offrant a Pierre le dernier verre: je ne te
lache pas auparavant!
--Non, je n'en veux plus,≫ dit Pierre, repoussant
son ami et s'approchant de la fenetre.
Dologhow tenait l'Anglais par
le bras, et lui repetait d'une facon nette et precise les conditions du pari,
tout en s'adressant de preference a Pierre ou a Anatole.
Dologhow, de
taille moyenne, avait les cheveux crepus, les yeux bleus et vingt-cinq ans
environ. Comme tous les officiers d'infanterie de cette epoque, il ne portait
pas de moustaches, et sa bouche, qui etait le trait saillant de sa figure, se
montrait tout entiere. Les lignes en etaient remarquablement fines et bien
dessinees; la levre superieure s'avancait virilement au-dessus de la levre
inferieure, qui etait un peu forte; aux deux coins de sa bouche se jouait
constamment un sourire: on aurait meme pu dire deux sourires, dont l'un
faisait pendant a l'autre; cet ensemble, joint a son regard ferme, assure et
intelligent, forcait l'attention. Sans fortune, il n'avait pas de relations,
demeurait avec Anatole, depensait des milliers de roubles, et s'etait pose
malgre cela de facon a inspirer a ceux qui le connaissaient plus de respect
qu'ils n'en avaient pour Anatole. Il jouait a tous les jeux, gagnait
toujours et buvait enormement, sans jamais perdre sa liberte d'esprit.
Kouraguine et lui etaient alors des celebrites dans le monde des mauvais
sujets et des viveurs de Petersbourg.
On apporta une bouteille de
rhum; deux laquais, visiblement ahuris par les cris et les ordres qu'on ne
cessait de leur donner, se depechaient a demolir le chassis qui empechait de
s'asseoir sur le rebord exterieur de la croisee.
Anatole s'en approcha
avec son air conquerant. Il avait envie de casser quelque chose, et,
repoussant les domestiques, il tira a lui le chassis, qui resista; les
carreaux se briserent.
≪Voyons, a ton tour, Hercule, dit-il a Pierre.
Pierre saisit l'encadrement, l'arracha et en detacha avec fracas le chassis
en bois de chene.
--Enlevez-le en entier, on pourrait croire que je
m'y suis cramponne, dit Dologhow.
--L'Anglais se vante, je crois? dit
Anatole.
--C'est bien, repeta Pierre, en suivant des yeux Dologhow, qui,
ayant pris une bouteille de rhum, s'approchait de la fenetre ouverte sur
le ciel, ou la lumiere du soir et celle du matin se confondaient. Il
sauta sur la croisee, tenant la bouteille d'une main:
≪Ecoutez,
s'ecria-t-il, debout dans l'embrasure, le visage tourne vers l'interieur de
la chambre. Chacun se tut.
≪Je parie (il parlait le francais pour se bien
faire comprendre de l'Anglais, et il le parlait meme assez mal), je parie
cinquante imperiales, voulez-vous cent?
--Non,
cinquante!
--Bien, c'est dit: je parie cinquante imperiales que je boirai
toute cette bouteille de rhum, sans oter le goulot de ma bouche, que je
la boirai la, assis, en dehors de la fenetre,--et il se pencha
pour indiquer le rebord incline de la muraille,--la-dessus et sans me tenir
a rien. Est-ce cela?
--Parfaitement,≫ dit l'Anglais.
Anatole,
saisissant ce dernier par un des boutons de son habit et le regardant de
haut, car Stievens etait petit, lui repeta en anglais les conditions du
pari.
≪Ce n'est pas tout, s'ecria Dologhow, en frappant avec la bouteille
sur l'entablement de la fenetre, afin de se faire ecouter.... Ce n'est
pas tout, Kouraguine, attention! Si quelqu'un fait la meme chose, je
lui payerai cent imperiales. Est-ce compris?≫
L'Anglais inclina la
tete, sans laisser deviner s'il avait l'intention d'accepter ou de refuser ce
nouveau pari. Anatole le tenait toujours, et lui traduisait les paroles de
Dologhow, malgre ses gestes affirmatifs reiteres. Un jeune hussard de la
garde, qui avait ete en deveine toute la soiree, grimpa sur la fenetre et se
pencha pour regarder en bas:
≪Oh! oh! murmura-t-il, en jetant les yeux
jusque sur les dalles du trottoir. |
|
댓글 없음:
댓글 쓰기