Et il se rendormit heureux, avec un sourire d'enfant, du profond
sommeil de la jeunesse.
X
Le lendemain, il se reveilla
tard, et, rassemblant ses idees, il se rappela tout d'abord qu'il devait se
presenter le jour meme a l'empereur Francois; et toutes les impressions de la
veille, l'audience du ministre, la politesse exageree de l'aide de camp, sa
conversation avec Bilibine, traverserent en foule son cerveau. Ayant endosse,
pour se rendre au palais, la grande tenue qu'il n'avait pas portee
depuis longtemps, gai et dispos, le bras en echarpe, il entra, en
passant, chez son hote, ou se trouvaient deja quatre jeunes diplomates,
entre autres le prince Hippolyte Kouraguine, secretaire a l'ambassade
de Russie, que Bolkonsky connaissait.
Les trois autres, que Bilibine
lui nomma, etaient des jeunes gens du monde, elegants, riches, aimant le
plaisir, qui formaient ici, comme a Vienne, un cercle a part, dont il etait
la tete et qu'il appelait ≪les notres≫. Ce cercle, compose presque
exclusivement de diplomates, avait ses interets en dehors de la guerre et de
la politique. La vie du grand monde, leurs relations avec quelques femmes et
leur service de chancellerie occupaient seuls leurs loisirs. Ces messieurs
firent au prince Andre l'honneur tres rare de le recevoir avec empressement,
comme un des leurs. Par politesse et comme entree en matiere, ils
daignerent lui adresser quelques questions au sujet de l'armee et de la
bataille, pour reprendre ensuite leur conversation vive et legere, pleine de
gaies saillies et de critiques sans valeur.
≪Et voici le bouquet! dit
l'un d'eux qui racontait la deconvenue d'un collegue: le chancelier lui
assure a lui-meme que sa nomination a Londres est un avancement, qu'il doit
la considerer comme telle: vous representez-vous sa figure a ces
mots?
--Et moi, messieurs, je vous denonce Kouraguine, le terrible Don
Juan, qui profite du malheur d'autrui.≫
Le prince Hippolyte etait
etale dans un fauteuil a la Voltaire, les jambes jetees negligemment
par-dessus les bras du fauteuil:
≪Voyons, parlez-moi de cela, dit-il en
riant.
--Oh! Don Juan! oh! serpent! dirent plusieurs voix.
--Vous
ne savez probablement pas, Bolkonsky, reprit Bilibine, que toutes les
atrocites commises par l'armee francaise, j'allais dire par l'armee russe, ne
sont rien en comparaison des ravages causes par cet homme parmi nos
dames.
--La femme est la compagne de l'homme,≫ dit le prince Hippolyte,
en regardant ses pieds a travers son monocle.
Bilibine et ≪les notres≫
eclaterent de rire, et le prince Andre put constater que cet Hippolyte dont
il avait ete, il faut l'avouer, presque jaloux, etait le plastron de cette
societe.
≪Il faut que je vous fasse les honneurs de Kouraguine, dit
Bilibine tout bas; il est charmant dans ses dissertations politiques; vous
allez voir avec quelle importance...≫
Et s'approchant d'Hippolyte, le
front plisse, il entama sur les evenements du jour une discussion qui attira
aussitot l'attention generale.
≪Le cabinet de Berlin ne peut pas
exprimer un sentiment d'alliance, commenca Hippolyte en regardant son
auditoire avec assurance, sans exprimer... comme dans sa derniere note...
vous comprenez... vous comprenez.... Puis, si S. M. l'Empereur ne deroge pas
aux principes, notre alliance... attendez, je n'ai pas fini...≫
Et
saisissant la main du prince Andre:
≪Je suppose que l'intervention sera
plus forte que la non-intervention et... on ne pourra pas imputer a fin de
non-recevoir notre depeche du 28 novembre; voila comment tout cela
finira...≫
Et il lacha la main du prince Andre.
≪Demosthene, je te
reconnais au caillou que tu as cache dans ta bouche d'or[17],≫ s'ecria
Bilibine, qui, pour mieux temoigner sa satisfaction, semblait avoir fait
descendre sur son front toute sa foret de cheveux.
Hippolyte, riant plus
fort et plus haut que les autres, avait pourtant l'air de souffrir de ce rire
force qui tordait en tous sens sa figure habituellement
apathique.
≪Voyons, messieurs, dit Bilibine, Bolkonsky est mon hote et je
tiens, autant qu'il est en mon pouvoir, a le faire jouir de tous les
plaisirs de Brunn. Si nous etions a Vienne, ce serait bien plus facile, mais
ici, dans ce vilain trou morave, je vous demande votre aide: il faut
lui faire les honneurs de Brunn. Chargez-vous du theatre, je me charge de
la societe. Quant a vous, Hippolyte, la question du beau sexe vous
regarde.
--Il faudra lui montrer la ravissante Amelie, s'ecria un ≪des
notres≫, en baisant le bout de ses doigts.
--Oui, il faudra inspirer a
ce sanguinaire soldat des sentiments plus humains, ajouta
Bilibine.
--Il me sera difficile, messieurs, de profiter de vos
aimables dispositions a mon egard, objecta Bolkonsky, en regardant a sa
montre, car il est temps que je sorte.
--Ou allez-vous
donc?
--Je me rends chez l'Empereur.
--Oh! oh! Alors au revoir,
Bolkonsky!
--Au revoir, prince; revenez diner avec nous, nous nous
chargerons de vous.
--Ecoutez, lui dit Bilibine, en le reconduisant
dans l'antichambre, vous ferez bien, dans votre entrevue avec l'Empereur, de
donner des eloges a l'intendance, pour sa maniere de distribuer les vivres et
de designer les etapes.
--Quand meme je le voudrais, je ne le pourrais
pas, repondit Bolkonsky.
--Eh bien! parlez pour deux, car il a la passion
des audiences sans jamais trouver un mot a dire, comme vous le
verrez.≫
XI
Le prince Andre, place sur le passage de
l'Empereur, dans le groupe des officiers autrichiens, eut l'honneur d'attirer
son regard et de recevoir un salut de sa longue tete. La ceremonie achevee,
l'aide de camp de la veille vint poliment transmettre a Bolkonsky le desir de
Sa Majeste de lui donner audience. L'empereur Francois le recut debout au
milieu de son cabinet, et le prince Andre fut frappe de son embarras:
il rougissait a tout propos et semblait ne savoir comment
s'exprimer:
≪Dites-moi a quel moment a commence la bataille?≫
demanda-t-il avec precipitation.
Le prince Andre, l'ayant satisfait
sur ce point, se vit bientot oblige de repondre a d'autres demandes tout
aussi naives.
≪Comment se porte Koutouzow? Quand a-t-il quitte Krems?...≫
etc....
L'Empereur paraissait n'avoir qu'un but: poser un certain nombre
de questions; quant aux reponses, elles ne l'interessaient guere.
≪A
quelle heure la bataille a-t-elle commence?
--Je ne saurais preciser a
Votre Majeste l'heure a laquelle la bataille s'est engagee sur le front des
troupes, car a Diernstein, ou je me trouvais, la premiere attaque a eu lieu a
six heures du soir,≫ reprit vivement Bolkonsky.
Il comptait presenter
a l'Empereur une description exacte, qu'il tenait toute prete, de ce qu'il
avait vu et appris.
L'Empereur lui coupa la parole, puis lui demanda en
souriant:
≪Combien de milles?
--D'ou et jusqu'ou,
sire?
--De Diernstein a Krems?
--Trois milles et demi,
sire.
--Les Francais ont-ils quitte la rive gauche?
--D'apres les
derniers rapports de nos espions, les derniers Francais ont traverse la
riviere la meme nuit sur des radeaux.
--Y a-t-il assez de fourrages a
Krems?
--Pas en quantite suffisante.≫
L'Empereur l'interrompit de
nouveau:
≪A quelle heure a ete tue le general Schmidt?
--A sept
heures, je crois.
--A sept heures?... c'est bien triste, bien
triste!≫
La-dessus, l'ayant remercie, il le congedia. Le prince Andre
sortit et se vit aussitot entoure d'un grand nombre de courtisans; il n'y
avait plus pour lui que phrases flatteuses et regards bienveillants,
jusqu'a l'aide de camp, qui lui fit des reproches de ne pas s'etre loge
au palais et lui offrit meme sa maison. Le ministre de la guerre
le felicita pour la decoration de l'ordre de Marie-Therese de 3eme
classe que l'Empereur venait de lui conferer; le chambellan de
l'Imperatrice l'engagea a passer chez Sa Majeste; l'archiduchesse desirait
egalement le voir. Il ne savait a qui repondre et cherchait a rassembler
ses idees, lorsque l'ambassadeur de Russie, lui touchant
l'epaule, l'entraina dans l'embrasure d'une fenetre pour causer avec
lui.
En depit des previsions de Bilibine, la nouvelle qu'il avait
apportee avait ete recue avec joie, et un _Te Deum_ avait ete commande.
Koutouzow venait d'etre nomme grand-croix de Marie-Therese, et toute
l'armee recevait des recompenses. Grace aux invitations qui pleuvaient sur
lui de tous cotes, le prince Andre fut oblige de consacrer toute sa
matinee a des visites chez les hauts dignitaires autrichiens. Apres les
avoir terminees, vers cinq heures du soir, il retournait chez Bilibine,
et composait, chemin faisant, la lettre qu'il voulait ecrire a son pere
et dans laquelle il lui decrivait sa course a Brunn, lorsque devant
le perron il apercut une britchka plus d'a moitie remplie
d'objets emballes, et Franz, le domestique de Bilibine, y introduisant
avec effort une nouvelle malle.
Le prince Andre, qui s'etait arrete en
route chez un libraire pour y prendre quelques livres, s'etait
attarde.
≪Qu'est-ce que cela veut dire?
--Ah! Excellence! s'ecria
Franz, nous allons plus loin: le scelerat est de nouveau sur nos
talons.
--Mais que se passe-t-il donc? demanda le prince Andre au moment
ou Bilibine, dont le visage toujours calme trahissait cependant
une certaine emotion, venait a sa rencontre.
--Avouez que c'est
charmant cette histoire du pont de Thabor!... Ils l'ont passe sans coup
ferir!≫
Le prince Andre ecoutait sans comprendre.
≪Mais d'ou
venez-vous donc, pour ignorer ce que savent tous les cochers de
fiacre?
--Je viens de chez l'archiduc, et je n'y ai rien
appris.
--Et vous n'avez pas remarque que chacun fait ses
paquets?
--Je n'ai rien vu! Mais enfin qu'y a-t-il donc? reprit-il
avec impatience.
--Ce qu'il y a? Il y a que les Francais ont passe le
pont defendu par d'Auersperg, qui ne l'a pas fait sauter, que Murat arrive au
grand galop sur la route de Brunn et que, sinon aujourd'hui, du moins
demain ils seront ici.
--Comment, ici? mais puisque le pont etait
mine, pourquoi ne l'avoir pas fait sauter?
--C'est a vous que je le
demande, car personne, pas meme Bonaparte, ne le saura
jamais!≫
Bolkonsky haussa les epaules:
≪Mais si le pont est
franchi, l'armee est perdue, elle sera coupee!
--C'est justement la le
_hic_... Ecoutez: Les Francais occupent Vienne, comme je vous l'ai deja dit,
tout va tres bien. Le lendemain, c'est-a-dire hier au soir, messieurs les
marechaux Murat, Lannes et Belliard[18] montent a cheval et vont examiner le
pont; remarquez bien, trois Gascons! Messieurs, dit l'un d'eux, vous savez
que le pont de Thabor est mine et contre-mine, qu'il est defendu par cette
fameuse tete de pont que vous savez, et quinze mille hommes de troupes qui
ont recu l'ordre de le faire sauter pour nous barrer le passage. Mais comme
il serait plus qu'agreable a notre Empereur et maitre, Napoleon, de
s'en emparer, allons-y tous trois et emparons-nous-en. ≪Allons,≫
repondirent les autres. Et les voila qui partent, qui prennent le pont,
le franchissent, et toute l'armee a leur suite passe le Danube,
se dirigeant sur nous, sur vous et sur vos communications.
--Treve de
plaisanteries, repartit le prince Andre, le sujet est grave et
triste.≫
Et cependant, malgre l'ennui qu'aurait du lui causer cette
facheuse nouvelle, il eprouvait une certaine satisfaction. Depuis qu'il
avait appris la situation desesperee de l'armee russe, il se croyait destine
a la tirer de ce peril: c'etait pour lui le Toulon qui allait le
faire sortir de la foule obscure de ses camarades et lui ouvrir le chemin
de la gloire. Tout en ecoutant Bilibine, il se voyait deja arrivant
au camp, donnant son avis au conseil de guerre, et proposant un plan
qui pourrait seul sauver l'armee; naturellement on lui en
confiait l'execution.
≪Je ne plaisante pas, continua Bilibine, rien de
plus vrai, rien de plus triste! Ces messieurs arrivent seuls sur le pont et
agitent leurs mouchoirs blancs, ils assurent qu'il y a un armistice et
qu'eux, marechaux, vont conferer avec le prince Auersperg; l'officier de
garde les laisse entrer dans la tete du pont. Ils lui racontent un tas
de gasconnades: que la guerre est finie, que l'empereur Francois
va recevoir Bonaparte, que, quant a eux, ils vont chez le
prince Auersperg... et mille autres contes bleus. L'officier envoie
chercher Auersperg. Ces messieurs embrassent leurs ennemis, plaisantent avec
eux, enfourchent les canons, pendant qu'un bataillon francais arrive
tout doucement sur le pont et jette a l'eau les sacs de
matieres inflammables! Enfin parait le general-lieutenant, notre cher
prince Auersperg von Nautern.
≪Cher ennemi, fleur des guerriers,
autrichiens, heros des campagnes de Turquie, treve a notre inimitie, nous
pouvons nous tendre la main, l'empereur Napoleon brule du desir de connaitre
le prince Auersperg!≫
≪En un mot, ces messieurs, qui n'etaient pas
Gascons pour rien, lui jettent tant de poudre aux yeux avec leurs belles
phrases, et lui, de son cote, se sent tellement honore de cette intimite
soudaine avec des marechaux de France, si aveugle par le manteau et les
plumes d'autruche de Murat, qu'il n'y voit que du feu, et oublie celui qu'il
devait faire sur l'ennemi!≫
Malgre la vivacite de son recit, Bilibine
n'oublia pas de s'arreter pour donner le temps au prince Andre d'apprecier le
mot qu'il venait de lancer.
≪Le bataillon francais entre dans la tete
du pont, encloue les canons, et le pont est a eux! Mais voila le plus joli,
continua-t-il en laissant au plaisir qu'il trouvait a sa narration le soin de
calmer son emotion.... Le sergent poste pres du canon, au signal duquel on
devait mettre le feu a la mine, voyant accourir les Francais, etait sur
le point de tirer, lorsque Lannes lui arreta le bras. Le sergent, plus
fin que son general, s'approcha d'Auersperg et lui dit ceci ou a peu
pres:
≪Prince, on vous trompe et voila les Francais!≫
Murat,
craignant de voir l'affaire compromise s'il le laissait continuer, s'adresse
de son cote, en vrai Gascon, a d'Auersperg avec une feinte
surprise:
≪Je ne reconnais pas la discipline autrichienne tant vantee;
comment, vous permettez a un de vos subalternes de vous parler ainsi!≫....
Quel trait de genie!...
Le prince Auersperg se pique d'honneur et fait
mettre le sergent aux arrets! Avouez que c'est charmant, toute cette histoire
du pont de Thabor!
≪Ce n'est ni betise, ni lachete... c'est trahison
peut-etre! s'ecria le prince Andre, qui se representait les capotes grises,
les blesses, la fumee de la poudre, la canonnade et la gloire qui
l'attendait.
--Nullement, cela met la cour dans de trop mauvais draps; ce
n'est ni trahison, ni lachete, ni betise; c'est comme a Ulm: c'est...
cherchant une pointe... c'est du Mack, nous sommes Mackes, dit-il en
terminant, tout fier d'avoir trouve un mot, un mot tout neuf, un de ces mots
qui seraient repetes partout, et son front se deplissa en signe
de satisfaction, pendant qu'il regardait ses ongles, le sourire sur
les levres.
--Ou allez-vous? dit-il au prince Andre, qui s'etait
leve.
--Je pars.
--Pour ou?
--Pour l'armee!
--Mais
vous pensiez rester encore deux jours?
--C'est impossible, je pars a
l'instant.≫
Et le prince Andre, ayant donne ses ordres, rentra dans sa
chambre.
≪Ecoutez, mon cher, lui dit Bilibine en l'y rejoignant,
pourquoi partez-vous?≫
Le prince Andre l'interrogea du regard, sans
lui repondre.
≪Mais oui, pourquoi partez-vous? Je sais bien, vous pensez
qu'il est de votre devoir de vous rendre a l'armee, maintenant qu'elle est en
danger; je vous comprends, c'est de l'heroisme!
--Pas le moins du
monde.
--Oui, vous etes philosophe, mais soyez-le completement! Envisagez
les choses d'un autre point de vue, et vous verrez que votre devoir est
au contraire de vous garder de tout peril. Que ceux qui ne sont bons
qu'a cela s'y jettent; on ne vous a pas donne l'ordre de revenir, et ici
on ne vous lachera pas! Ainsi donc, vous pouvez rester et nous suivre la
ou nous entrainera notre malheureux sort. On va a Olmutz, dit-on; c'est
une fort jolie ville: nous pourrons y arriver dans ma caleche
fort agreablement.
--Pour Dieu, cessez vos plaisanteries,
Bilibine.
--Je vous parle serieusement et en ami. Jugez-en: pourquoi
partez-vous quand vous pouvez rester ici? De deux choses l'une: ou bien la
paix sera conclue avant que vous arriviez a l'armee; ou bien il y aura
une debacle, et vous partagerez la honte de l'armee de
Koutouzow...≫
Et Bilibine deplissa son front, convaincu que son dilemme
etait irrefutable.
≪Je ne puis pas en juger,≫ repondit froidement le
prince Andre.
Et au fond de son coeur il pensait:
≪Je pars pour
sauver l'armee!
--Mon cher, vous etes un heros!≫ lui cria
Bilibine.
XII
Apres avoir pris conge du ministre de la
guerre, Bolkonsky partit dans la nuit avec l'intention de rejoindre l'armee,
qu'il ne savait plus ou trouver, et avec la crainte de tomber entre les mains
des Francais.
A Brunn, la cour faisait ses preparatifs de depart, et le
gros des bagages etait deja expedie sur Olmutz.
En arrivant aux
environs d'Etzelsdorf, le prince Andre se trouva tout a coup sur le passage
de l'armee russe, qui se retirait en grande hate et en desordre, et dont les
nombreux chariots qui encombraient la route empecherent sa voiture d'avancer.
Apres avoir demande au chef des cosaques un cheval et un homme, le prince
Andre, fatigue et mourant de faim, depassa les fourgons pour s'elancer a la
recherche du general en chef. Les bruits les plus tristes arrivaient a ses
oreilles tout le long du chemin, et la confusion qu'il voyait autour de lui
ne semblait que trop les confirmer.
≪Cette armee russe que l'or de
l'Angleterre a transportee des extremites de l'univers, nous allons lui faire
eprouver le meme sort (le sort d'Ulm),≫ avait dit Bonaparte dans son ordre du
jour, a l'ouverture de la campagne! Ces paroles, subitement revenues a la
memoire du prince Andre, eveillaient en lui un sentiment d'admiration pour ce
grand genie, joint a une impression d'orgueil blesse que traversait l'espoir
d'une prochaine revanche:
≪Et s'il ne restait plus qu'a mourir?
pensait-il; eh bien, on saura mourir, et pas plus mal qu'un autre, s'il le
faut.≫
Il regardait avec dedain ces files innombrables de charrettes, de
parcs d'artillerie, s'enchevetrant, se confondant l'un dans l'autre, et
plus loin encore et toujours des charrettes, des chariots de toute forme
se depassant, se heurtant et s'interceptant le passage, en trois ou
quatre rangs serres, sur la large route boueuse. Devant, derriere, aussi
loin que l'on pouvait percevoir un son, on entendait de tous cotes le
bruit des roues, des charrettes, des affuts, le pietinement des chevaux,
les cris des conducteurs pressant leurs attelages, les jurons des
soldats, des domestiques et des officiers. Sur les bords du chemin on voyait
a chaque pas des chevaux morts, dont quelques-uns etaient deja
ecorches, des charrettes a moitie brisees, des soldats de toute arme sortant
en foule des villages voisins, et trainant a leur suite des moutons,
des poules, du foin et de grands sacs pleins jusqu'au bord; aux descentes
et aux montees, les groupes devenaient plus compacts, et leurs cris
confus se fondaient en une clameur ininterrompue. Quelques soldats
enfonces dans la boue jusqu'aux genoux soutenaient les roues des avant-trains
et des fourgons; les fouets sifflaient dans l'air, les chevaux
glissaient, les traits se rompaient et les vociferations semblaient faire
eclater les poitrines. Les officiers, surveillant la marche, galopaient en
avant et en arriere; leurs figures harassees trahissaient leur impuissance
a retablir l'ordre, et leurs commandements se noyaient dans le brouhaha
de cette houle humaine.
≪Voila la chere armee orthodoxe!≫ se dit
Bolkonsky, en se rappelant les paroles de Bilibine et en s'approchant d'un
fourgon pour s'enquerir du general en chef.
Une voiture de forme
etrange, trainee par un cheval, tenant le milieu entre la charrette, la
caleche et le cabriolet, et dont les materiaux heterogenes accusaient une
fabrication de circonstance, frappa ses regards a quelques pas de lui; un
soldat la conduisait, et l'on apercevait, sous la capote et le tablier de
cuir, une femme tout enveloppee de chales. Au moment de faire sa question, le
prince Andre en fut detourne par les cris desesperes que poussait cette
femme. L'officier place a la tete de la file battait son conducteur parce
qu'il essayait de depasser les autres, et les coups de fouet cinglaient
le tablier de la voiture. A la vue du prince Andre, la femme avanca
la tete, et, faisant des signes reiteres de la main, elle
l'interpella:
≪Monsieur l'aide de camp, monsieur l'aide de camp, pitie,
de grace, defendez-moi! qu'est-ce qui va m'arriver? Je suis la femme du
medecin du 7eme chasseurs; on ne nous laisse pas passer, nous sommes restes
en arriere, nous avons perdu les notres!
--Arriere, ou je t'aplatirai
comme une galette, criait l'officier en colere au soldat, arriere avec ta
coquine!
--Monsieur l'aide de camp, defendez-moi, que me
veut-on?
--Laissez passer cette voiture, ne voyez-vous pas qu'il y a une
femme dedans?≫ dit le prince Andre, en s'adressant a
l'officier.
Celui-ci le regarda sans repondre et, se tournant vers le
soldat: ≪Ah! oui, que je te laisserai passer.... Arriere,
animal!
--Laissez-le passer, vous dis-je, reprit le prince
Andre.
--Qui es-tu, toi?≫ demanda l'officier hors de lui. Et il appuya
sur le ≪toi≫.
≪Es-tu le chef ici? C'est moi qui suis le chef, et pas
toi, entends-tu bien?... Et toi, la-bas, arriere, ou je t'aplatis comme une
galette! continua-t-il en repetant l'expression, qui lui avait plu sans
doute.
--Bien arrange, le petit aide de camp!≫ dit une voix dans la
foule.
L'officier etait arrive a ce paroxysme de fureur qui enleve aux
gens la conscience de leurs actes, et le prince Andre sentit un moment que
son intervention frisait le ridicule, la chose qu'il craignait le plus
au monde; mais, son instinct prenant le dessus, il se laissa a son
tour emporter par une colere folle, et il s'approcha de l'officier en
levant son fouet et en scandant ces mots:
≪Veuillez laisser
passer!≫
L'officier fit un geste de mauvaise humeur et se hata de
s'eloigner:
≪C'est toujours leur faute a ceux-la de l'etat-major, le
desordre et tout le bataclan, grommela-t-il; eh bien, faites comme vous
voudrez.≫
Le prince Andre se hata a son tour et, sans lever les yeux sur
la femme du medecin, qui l'appelait son sauveur, repassant dans sa tete
les details de cette scene ridicule, il galopa jusqu'au village, ou
se trouvait, lui avait-on dit, le general en chef. Arrive la, il
descendit de cheval, dans l'intention de manger un peu, de se reposer un
instant et de mettre de l'ordre dans le trouble penible de ses
impressions:
≪C'est une troupe de bandits, ce n'est pas une armee,≫
pensait-il, lorsqu'une voix connue l'appela par son nom.
Il se
retourna, et il apercut a une petite fenetre Nesvitsky, qui machonnait
quelque chose et lui faisait de grands gestes.
≪Bolkonsky, ne
m'entends-tu pas? Viens vite!≫
Entre dans la maison, il y trouva
Nesvitsky et un autre aide de camp, qui dejeunaient; ils s'empresserent de
lui demander d'un air alarme s'il apportait quelque nouvelle.
≪Ou est
le general en chef? demanda Bolkonsky.
--Ici, dans cette maison, repondit
l'aide de camp.
--Eh bien, est-ce vrai, la paix et la capitulation?
demanda Nesvitsky.
--C'est a vous de me le dire, je n'en sais rien, car
j'ai eu toutes les peines du monde a vous rejoindre.
--Ah! mon cher,
ce qui se passe chez nous est vraiment affreux... je fais mon mea culpa...
nous nous sommes moques de Mack, et notre situation est pire que la sienne;
assieds-toi et dejeune, ajouta Nesvitsky.
--Il vous sera impossible,
mon prince, de retrouver a present votre fourgon et vos effets: quant a votre
Pierre, Dieu sait ou il est.
--Ou est donc le quartier
general?
--Nous couchons a Znaim.
--Quant a moi, dit Nesvitsky,
j'ai charge sur deux chevaux tout ce dont j'ai besoin et l'on m'a fait
d'excellents bats qui resisteraient meme aux chemins des montagnes de la
Boheme!... Ca va mal, mon cher.... Eh bien, es-tu malade?... il me semble que
tu frissonnes?
--Je n'ai rien,≫ repondit le prince Andre.
Et il se
rappela au meme instant sa rencontre avec la femme du medecin et l'officier
du train.
≪Que fait ici le general en chef?
--Je n'y comprends
rien, repondit Nesvitsky.
--Et moi, je ne comprends qu'une chose: c'est
que tout ca est deplorable,≫ dit le prince Andre.
Et il se rendit chez
Koutouzow; il remarqua, en passant, sa voiture et les chevaux de sa suite
harasses, ereintes, entoures de cosaques et de gens de service, qui causaient
a haute voix entre eux. Koutouzow lui-meme etait dans la chaumiere avec
Bagration et Weirother (c'etait le nom du general autrichien qui remplacait
le defunt Schmidt). Dans le vestibule, le petit Koslovsky, la figure fatiguee
par les veilles, assis sur ses talons, dictait des ordres a un secretaire,
qui les griffonnait a la hate sur un tonneau renverse. Koslovsky jeta un coup
d'oeil a l'arrivant, sans se donner le temps de le saluer:
≪A la
ligne... as-tu ecrit?... Le regiment des grenadiers de Kiew, le regiment
de....
--Impossible de vous suivre, Votre Haute Noblesse,≫ repliqua
le secretaire d'un ton de mauvaise humeur.
Au meme moment, on
entendait a travers la porte la voix animee et mecontente du general en chef,
a laquelle repondait une autre voix completement inconnue. Le bruit de cette
conversation, l'inattention de Koslovsky, le manque de respect de l'ecrivain
a bout de forces, cette etrange installation autour d'un tonneau dans le
voisinage du commandant en chef, les rires bruyants des cosaques sous les
fenetres, tous ces details firent pressentir au prince Andre qu'il avait du
se passer quelque chose de grave et de malheureux.
Il adressa aussitot
une kyrielle de questions a l'aide de camp.
≪A l'instant, mon prince,
repondit celui-ci. Bagration est charge de la disposition des
troupes.
--Et la capitulation?
--Il n'y en a pas, on se prepare a
une bataille.≫
Au moment ou le prince Andre se dirigeait vers la porte de
la piece voisine, Koutouzow, avec son nez aquilin, et sa figure rebondie,
parut sur le seuil. Le prince Andre se trouvait juste en face de lui, mais
le general en chef le regardait sans le reconnaitre; a l'expression
vague de son oeil unique on voyait que les soucis et les
preoccupations l'absorbaient au point de l'isoler du monde
exterieur.
≪Est-ce fini? demanda-t-il a Koslovsky.
--A l'instant,
Votre Excellence.≫
Bagration avait suivi le general en chef: petit de
taille, sec, encore jeune, sa figure, d'un type oriental, attirait
l'attention par son expression de calme et de
fermete.
≪Excellence!...≫
Et le prince Andre tendit une enveloppe
a Koutouzow.
≪Ah! de Vienne, c'est bien...≫
Il sortit de la
chambre avec Bagration et ils s'arreterent tous deux sur le
perron.
≪Ainsi donc, adieu, prince, dit-il a Bagration. Que le Sauveur te
garde, je te benis pour cette grande entreprise!≫
Il s'attendrit, et
ses yeux s'humecterent de larmes; l'attirant a lui de son bras gauche, il fit
de la main droite sur son front le signe de la croix, geste qui lui etait
familier, et lui tendit sa joue a baiser, mais Bagration l'embrassa au
cou:
≪Que Dieu soit avec toi!≫
Et il monta en
caleche.
≪Viens avec moi, dit-il a Bolkonsky.
--Votre Excellence,
j'aurais desire me rendre utile ici.... Si vous vouliez me permettre de
rester sous les ordres du prince Bagration?
--Assieds-toi, reprit
Koutouzow en voyant l'indecision de Bolkonsky. J'ai moi-meme besoin de bons
officiers.
--Si demain la dixieme partie de son detachement nous revient,
il faudra en remercier Dieu!≫ ajouta-t-il comme se parlant a
lui-meme.
Le regard du prince Andre se fixa involontairement pour une
seconde sur l'oeil absent et la cicatrice a la tempe de Koutouzow, double
souvenir d'une balle turque:
≪Oui, se dit-il, il a le droit de parler
avec calme de la perte de tant d'hommes.
--C'est pour cela,
continua-t-il tout haut, que je vous supplie de m'envoyer
la-bas.≫
Koutouzow ne repondit rien: plonge dans ses reflexions, il
semblait avoir oublie ce qu'il venait de dire. Doucement berce sur les
coussins de sa caleche, il tourna un instant apres vers le prince Andre
une figure calme, sur laquelle on aurait vainement cherche la moindre
trace d'emotion, et, tout en raillant finement, il se fit raconter
par Bolkonsky son entrevue avec l'empereur, les on-dit de la cour
sur l'engagement de Krems, et le questionna meme au sujet de quelques
dames que tous deux connaissaient.
XIII
Le 1er
novembre, Koutouzow avait recu d'un de ses espions un rapport d'apres lequel
il jugeait son armee dans une position presque sans issue. Les Francais,
apres le passage du pont, disait le rapport, marchaient en forces
considerables pour intercepter sa jonction avec les troupes venant de Russie.
Si Koutouzow se decidait a rester a Krems, les cent cinquante mille hommes de
Napoleon couperaient ses communications, en entourant ses quarante mille
soldats fatigues et epuises, et il se trouverait dans la position de Mack a
Ulm; s'il abandonnait la grande voie de ses communications avec la Russie, il
devrait se jeter, en defendant sa retraite pas a pas, dans les montagnes
inconnues et depourvues de routes de la Boheme, et perdre par suite tout
espoir de se reunir a Bouksevden. Si enfin il se decidait a se replier de
Krems sur Olmutz, pour rejoindre ses nouvelles forces, il risquait d'etre
devance par les Francais, et force d'accepter la bataille, pendant sa marche
et avec tout son train de bagages derriere lui, contre un ennemi trois
fois plus nombreux, qui le cernerait de deux cotes. Il choisit
cependant cette derniere alternative.
Les Francais s'avancaient a
marches forcees vers Znaim, sur la ligne de retraite de Koutouzow, mais
toutefois a 100 verstes devant lui. Se laisser devancer par eux, c'etait pour
les Russes la honte d'Ulm et la perte complete de l'armee; il n'y avait
d'autre chance de la sauver, que d'atteindre ce point avant l'armee
francaise; mais la reussite devenait impossible avec une masse de quarante
mille hommes. Le chemin que l'ennemi avait a parcourir de Vienne a Znaim
etait meilleur et plus direct que celui de Koutouzow de Krems a
Znaim.
A la reception de cette nouvelle, il avait expedie, a travers
les montagnes, Bagration et son avant-garde de quatre mille hommes sur
la route de Vienne a Znaim. Bagration avait ordre d'operer cette
marche sans s'arreter, de se placer de facon a avoir Vienne devant lui,
Znaim derriere, et si, grace a sa bonne etoile, il reussissait a arriver
le premier, de retenir l'ennemi autant qu'il le pourrait, pendant
que Koutouzow, avec tout son train de campagne, s'ecoulerait vers
Znaim.
Apres avoir reussi a franchir 45 verstes de montagnes sans
chemins frayes, par une nuit orageuse, et avec des soldats affames et
mal chausses, Bagration, ayant perdu en trainards le tiers de ses
hommes, deboucha a Hollabrunn sur la route de Vienne a Znaim, quelques
heures avant les Francais. Afin de donner a Koutouzow les vingt-quatre
heures indispensables pour atteindre son but, ses quatre mille hommes,
epuises de fatigue, devaient arreter l'ennemi a Hollabrunn et sauver
ainsi l'armee, ce qui etait en realite impossible. Mais la fortune
capricieuse rendit l'impossible possible. Le succes de la ruse qui avait
livre aux Francais, sans coup ferir, le pont de Vienne, inspira a Murat la
pensee d'en tenter une du meme genre avec Koutouzow. Rencontrant le
faible detachement de Bagration, il s'imagina avoir devant lui l'armee
tout entiere. Sur de l'ecraser des qu'il aurait recu les renforts
qu'il attendait, il lui proposa un armistice de trois jours, pendant
lequel chacun d'eux conserverait ses positions respectives. Pour etre plus
sur de l'obtenir, il confirma que les preliminaires de la paix etaient
en discussion, et que par consequent il etait inutile de verser le sang.
Le general autrichien Nostitz, place aux avant-postes, le crut sur
parole et, en se repliant, demasqua Bagration. Un autre parlementaire
porta dans le camp russe les memes assurances mensongeres. Bagration
repondit qu'il ne pouvait ni accepter, ni refuser l'armistice, et qu'il
devait avant tout en referer au general en chef, auquel il allait envoyer
son aide de camp. Cette proposition etait le salut de l'armee;
aussi Koutouzow depecha-t-il immediatement a l'ennemi l'aide de
camp Wintzengerode, charge non seulement d'accepter l'armistice, mais
aussi de poser les conditions d'une capitulation. Il expedia en meme
temps d'autres ordres en arriere, pour presser la marche de l'armee,
que l'ennemi ignorait encore parce qu'elle s'operait derriere les
faibles troupes de Bagration, restees immobiles devant des forces huit fois
plus considerables. Les previsions de Koutouzow se realiserent.
Ses propositions ne l'engageaient a rien et lui faisaient gagner un
temps precieux; car la faute de Murat ne pouvait tarder a etre
decouverte. Aussitot que Bonaparte, etabli a Schoenbrunn, a 25 verstes
de Hollabrunn, recut le rapport de Murat contenant les projets
d'armistice et de capitulation, il comprit qu'on l'avait joue et lui ecrivit
la lettre suivante:
_Au prince Murat._
≪_Schoenbrunn, 25
brumaire (16 novembre), an 1805, huit heures du matin._
≪Il m'est
impossible de trouver des termes pour vous exprimer mon mecontentement. Vous
ne commandez que mon avant-garde, et vous n'avez pas le droit de faire
d'armistice sans mon ordre. Vous me faites perdre le fruit d'une campagne.
Rompez l'armistice sur-le-champ et marchez a l'ennemi. Vous lui ferez
declarer que le general qui a signe cette capitulation n'avait pas le droit
de le faire, qu'il n'y a que l'empereur de Russie qui ait ce
droit.
≪Toutefois, cependant, que l'empereur de Russie ratifierait
ladite convention, je la ratifierai, mais ce n'est qu'une ruse.
Marchez, detruisez l'armee russe... vous etes en position de prendre son
bagage et son artillerie.
≪L'aide de camp de Russie est un..., les
officiers ne sont rien quand ils n'ont pas de pouvoirs; celui-ci n'en avait
point... les Autrichiens se sont laisse jouer sur le pont de Vienne, vous
vous laissez jouer par un aide de camp de
l'Empereur.
≪NAPOLEON.≫
L'aide de camp porteur de cette
terrible epitre galopait ventre a terre. Napoleon, craignant de laisser
echapper sa facile proie, arrivait avec toute sa garde pour livrer bataille,
tandis que les quatre mille hommes de Bagration allumaient gaiement leurs
feux, se sechaient, se chauffaient pour la premiere fois depuis trois jours
et cuisaient leur gruau, sans qu'aucun d'eux pressentit l'ouragan qui allait
fondre sur eux.
XIV
L'aide de camp de Napoleon n'avait
pas encore rejoint Murat, lorsque le prince Andre, ayant obtenu de Koutouzow
l'autorisation desiree, arriva a Grounth, a quatre heures du soir, aupres de
Bagration. On y etait dans l'ignorance de la marche generale des affaires: on
y causait de la paix sans y ajouter foi; on y parlait de la bataille sans la
croire prochaine. Bagration recut l'aide de camp favori de Koutouzow avec
une distinction et une bienveillance toutes particulieres; il lui
annonca qu'ils etaient a la veille d'en venir aux mains avec l'ennemi,
lui laissant le choix, ou d'etre attache a sa personne pendant le combat,
ou de surveiller la retraite de l'arriere-garde, ce qui etait
egalement fort important.
≪Du reste, je ne crois pas a un engagement
pour aujourd'hui,≫ ajouta Bagration, comme s'il voulait tranquilliser le
prince Andre, et interieurement il se dit:
≪Si ce n'est qu'un
freluquet de l'etat-major, envoye pour recevoir une decoration, il la recevra
aussi bien a l'arriere-garde; mais s'il veut rester aupres de moi, tant
mieux, un brave officier n'est jamais de trop!≫
Le prince Andre, sans
repondre a sa double proposition, demanda au prince s'il voulait lui
permettre d'examiner la situation et la dislocation des troupes, pour pouvoir
s'orienter, le cas echeant. L'officier de service du detachement, un bel
homme, d'une elegance recherchee, portant un solitaire a l'index, parlant mal
mais tres volontiers le francais, se proposa comme guide.
On ne voyait
de tous cotes que des officiers trempes jusqu'aux os, a la recherche de
quelque chose, et des soldats trainant apres eux des portes, des bancs et des
palissades.
≪Voyez, prince, nous ne parvenons pas a nous debarrasser de
ces gens-la, dit l'officier d'etat-major, en les designant du doigt et en
indiquant la tente d'une vivandiere: les chefs sont trop faibles, ils
leur permettent de se rassembler ici... je les ai tous chasses ce matin,
et la voila de nouveau pleine. Permettez, prince, une seconde, que je les
chasse encore. |
|
댓글 없음:
댓글 쓰기