2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 11

La guerre et la paix 전쟁과 평화 11


Et il se rendormit heureux, avec un sourire d'enfant, du profond sommeil
de la jeunesse.


X


Le lendemain, il se reveilla tard, et, rassemblant ses idees, il se
rappela tout d'abord qu'il devait se presenter le jour meme a l'empereur
Francois; et toutes les impressions de la veille, l'audience du
ministre, la politesse exageree de l'aide de camp, sa conversation avec
Bilibine, traverserent en foule son cerveau. Ayant endosse, pour se
rendre au palais, la grande tenue qu'il n'avait pas portee depuis
longtemps, gai et dispos, le bras en echarpe, il entra, en passant,
chez son hote, ou se trouvaient deja quatre jeunes diplomates, entre
autres le prince Hippolyte Kouraguine, secretaire a l'ambassade de
Russie, que Bolkonsky connaissait.

Les trois autres, que Bilibine lui nomma, etaient des jeunes gens du
monde, elegants, riches, aimant le plaisir, qui formaient ici, comme a
Vienne, un cercle a part, dont il etait la tete et qu'il appelait ≪les
notres≫. Ce cercle, compose presque exclusivement de diplomates, avait
ses interets en dehors de la guerre et de la politique. La vie du grand
monde, leurs relations avec quelques femmes et leur service de
chancellerie occupaient seuls leurs loisirs. Ces messieurs firent au
prince Andre l'honneur tres rare de le recevoir avec empressement, comme
un des leurs. Par politesse et comme entree en matiere, ils daignerent
lui adresser quelques questions au sujet de l'armee et de la bataille,
pour reprendre ensuite leur conversation vive et legere, pleine de gaies
saillies et de critiques sans valeur.

≪Et voici le bouquet! dit l'un d'eux qui racontait la deconvenue d'un
collegue: le chancelier lui assure a lui-meme que sa nomination a
Londres est un avancement, qu'il doit la considerer comme telle: vous
representez-vous sa figure a ces mots?

--Et moi, messieurs, je vous denonce Kouraguine, le terrible Don Juan,
qui profite du malheur d'autrui.≫

Le prince Hippolyte etait etale dans un fauteuil a la Voltaire, les
jambes jetees negligemment par-dessus les bras du fauteuil:

≪Voyons, parlez-moi de cela, dit-il en riant.

--Oh! Don Juan! oh! serpent! dirent plusieurs voix.

--Vous ne savez probablement pas, Bolkonsky, reprit Bilibine, que toutes
les atrocites commises par l'armee francaise, j'allais dire par l'armee
russe, ne sont rien en comparaison des ravages causes par cet homme
parmi nos dames.

--La femme est la compagne de l'homme,≫ dit le prince Hippolyte, en
regardant ses pieds a travers son monocle.

Bilibine et ≪les notres≫ eclaterent de rire, et le prince Andre put
constater que cet Hippolyte dont il avait ete, il faut l'avouer, presque
jaloux, etait le plastron de cette societe.

≪Il faut que je vous fasse les honneurs de Kouraguine, dit Bilibine tout
bas; il est charmant dans ses dissertations politiques; vous allez voir
avec quelle importance...≫

Et s'approchant d'Hippolyte, le front plisse, il entama sur les
evenements du jour une discussion qui attira aussitot l'attention
generale.

≪Le cabinet de Berlin ne peut pas exprimer un sentiment d'alliance,
commenca Hippolyte en regardant son auditoire avec assurance, sans
exprimer... comme dans sa derniere note... vous comprenez... vous
comprenez.... Puis, si S. M. l'Empereur ne deroge pas aux principes,
notre alliance... attendez, je n'ai pas fini...≫

Et saisissant la main du prince Andre:

≪Je suppose que l'intervention sera plus forte que la non-intervention
et... on ne pourra pas imputer a fin de non-recevoir notre depeche du 28
novembre; voila comment tout cela finira...≫

Et il lacha la main du prince Andre.

≪Demosthene, je te reconnais au caillou que tu as cache dans ta bouche
d'or[17],≫ s'ecria Bilibine, qui, pour mieux temoigner sa satisfaction,
semblait avoir fait descendre sur son front toute sa foret de cheveux.

Hippolyte, riant plus fort et plus haut que les autres, avait pourtant
l'air de souffrir de ce rire force qui tordait en tous sens sa figure
habituellement apathique.

≪Voyons, messieurs, dit Bilibine, Bolkonsky est mon hote et je tiens,
autant qu'il est en mon pouvoir, a le faire jouir de tous les plaisirs
de Brunn. Si nous etions a Vienne, ce serait bien plus facile, mais ici,
dans ce vilain trou morave, je vous demande votre aide: il faut lui
faire les honneurs de Brunn. Chargez-vous du theatre, je me charge de la
societe. Quant a vous, Hippolyte, la question du beau sexe vous regarde.

--Il faudra lui montrer la ravissante Amelie, s'ecria un ≪des notres≫,
en baisant le bout de ses doigts.

--Oui, il faudra inspirer a ce sanguinaire soldat des sentiments plus
humains, ajouta Bilibine.

--Il me sera difficile, messieurs, de profiter de vos aimables
dispositions a mon egard, objecta Bolkonsky, en regardant a sa montre,
car il est temps que je sorte.

--Ou allez-vous donc?

--Je me rends chez l'Empereur.

--Oh! oh! Alors au revoir, Bolkonsky!

--Au revoir, prince; revenez diner avec nous, nous nous chargerons de
vous.

--Ecoutez, lui dit Bilibine, en le reconduisant dans l'antichambre, vous
ferez bien, dans votre entrevue avec l'Empereur, de donner des eloges a
l'intendance, pour sa maniere de distribuer les vivres et de designer
les etapes.

--Quand meme je le voudrais, je ne le pourrais pas, repondit Bolkonsky.

--Eh bien! parlez pour deux, car il a la passion des audiences sans
jamais trouver un mot a dire, comme vous le verrez.≫


XI


Le prince Andre, place sur le passage de l'Empereur, dans le groupe des
officiers autrichiens, eut l'honneur d'attirer son regard et de recevoir
un salut de sa longue tete. La ceremonie achevee, l'aide de camp de la
veille vint poliment transmettre a Bolkonsky le desir de Sa Majeste de
lui donner audience. L'empereur Francois le recut debout au milieu de
son cabinet, et le prince Andre fut frappe de son embarras: il
rougissait a tout propos et semblait ne savoir comment s'exprimer:

≪Dites-moi a quel moment a commence la bataille?≫ demanda-t-il avec
precipitation.

Le prince Andre, l'ayant satisfait sur ce point, se vit bientot oblige
de repondre a d'autres demandes tout aussi naives.

≪Comment se porte Koutouzow? Quand a-t-il quitte Krems?...≫ etc....

L'Empereur paraissait n'avoir qu'un but: poser un certain nombre de
questions; quant aux reponses, elles ne l'interessaient guere.

≪A quelle heure la bataille a-t-elle commence?

--Je ne saurais preciser a Votre Majeste l'heure a laquelle la bataille
s'est engagee sur le front des troupes, car a Diernstein, ou je me
trouvais, la premiere attaque a eu lieu a six heures du soir,≫ reprit
vivement Bolkonsky.

Il comptait presenter a l'Empereur une description exacte, qu'il tenait
toute prete, de ce qu'il avait vu et appris.

L'Empereur lui coupa la parole, puis lui demanda en souriant:

≪Combien de milles?

--D'ou et jusqu'ou, sire?

--De Diernstein a Krems?

--Trois milles et demi, sire.

--Les Francais ont-ils quitte la rive gauche?

--D'apres les derniers rapports de nos espions, les derniers Francais
ont traverse la riviere la meme nuit sur des radeaux.

--Y a-t-il assez de fourrages a Krems?

--Pas en quantite suffisante.≫

L'Empereur l'interrompit de nouveau:

≪A quelle heure a ete tue le general Schmidt?

--A sept heures, je crois.

--A sept heures?... c'est bien triste, bien triste!≫

La-dessus, l'ayant remercie, il le congedia. Le prince Andre sortit et
se vit aussitot entoure d'un grand nombre de courtisans; il n'y avait
plus pour lui que phrases flatteuses et regards bienveillants, jusqu'a
l'aide de camp, qui lui fit des reproches de ne pas s'etre loge au
palais et lui offrit meme sa maison. Le ministre de la guerre le
felicita pour la decoration de l'ordre de Marie-Therese de 3eme classe
que l'Empereur venait de lui conferer; le chambellan de l'Imperatrice
l'engagea a passer chez Sa Majeste; l'archiduchesse desirait egalement
le voir. Il ne savait a qui repondre et cherchait a rassembler ses
idees, lorsque l'ambassadeur de Russie, lui touchant l'epaule,
l'entraina dans l'embrasure d'une fenetre pour causer avec lui.

En depit des previsions de Bilibine, la nouvelle qu'il avait apportee
avait ete recue avec joie, et un _Te Deum_ avait ete commande. Koutouzow
venait d'etre nomme grand-croix de Marie-Therese, et toute l'armee
recevait des recompenses. Grace aux invitations qui pleuvaient sur lui
de tous cotes, le prince Andre fut oblige de consacrer toute sa matinee
a des visites chez les hauts dignitaires autrichiens. Apres les avoir
terminees, vers cinq heures du soir, il retournait chez Bilibine, et
composait, chemin faisant, la lettre qu'il voulait ecrire a son pere et
dans laquelle il lui decrivait sa course a Brunn, lorsque devant le
perron il apercut une britchka plus d'a moitie remplie d'objets
emballes, et Franz, le domestique de Bilibine, y introduisant avec
effort une nouvelle malle.

Le prince Andre, qui s'etait arrete en route chez un libraire pour y
prendre quelques livres, s'etait attarde.

≪Qu'est-ce que cela veut dire?

--Ah! Excellence! s'ecria Franz, nous allons plus loin: le scelerat est
de nouveau sur nos talons.

--Mais que se passe-t-il donc? demanda le prince Andre au moment ou
Bilibine, dont le visage toujours calme trahissait cependant une
certaine emotion, venait a sa rencontre.

--Avouez que c'est charmant cette histoire du pont de Thabor!... Ils
l'ont passe sans coup ferir!≫

Le prince Andre ecoutait sans comprendre.

≪Mais d'ou venez-vous donc, pour ignorer ce que savent tous les cochers
de fiacre?

--Je viens de chez l'archiduc, et je n'y ai rien appris.

--Et vous n'avez pas remarque que chacun fait ses paquets?

--Je n'ai rien vu! Mais enfin qu'y a-t-il donc? reprit-il avec
impatience.

--Ce qu'il y a? Il y a que les Francais ont passe le pont defendu par
d'Auersperg, qui ne l'a pas fait sauter, que Murat arrive au grand
galop sur la route de Brunn et que, sinon aujourd'hui, du moins demain
ils seront ici.

--Comment, ici? mais puisque le pont etait mine, pourquoi ne l'avoir pas
fait sauter?

--C'est a vous que je le demande, car personne, pas meme Bonaparte, ne
le saura jamais!≫

Bolkonsky haussa les epaules:

≪Mais si le pont est franchi, l'armee est perdue, elle sera coupee!

--C'est justement la le _hic_... Ecoutez: Les Francais occupent Vienne,
comme je vous l'ai deja dit, tout va tres bien. Le lendemain,
c'est-a-dire hier au soir, messieurs les marechaux Murat, Lannes et
Belliard[18] montent a cheval et vont examiner le pont; remarquez bien,
trois Gascons! Messieurs, dit l'un d'eux, vous savez que le pont de
Thabor est mine et contre-mine, qu'il est defendu par cette fameuse tete
de pont que vous savez, et quinze mille hommes de troupes qui ont recu
l'ordre de le faire sauter pour nous barrer le passage. Mais comme il
serait plus qu'agreable a notre Empereur et maitre, Napoleon, de s'en
emparer, allons-y tous trois et emparons-nous-en. ≪Allons,≫ repondirent
les autres. Et les voila qui partent, qui prennent le pont, le
franchissent, et toute l'armee a leur suite passe le Danube, se
dirigeant sur nous, sur vous et sur vos communications.

--Treve de plaisanteries, repartit le prince Andre, le sujet est grave
et triste.≫

Et cependant, malgre l'ennui qu'aurait du lui causer cette facheuse
nouvelle, il eprouvait une certaine satisfaction. Depuis qu'il avait
appris la situation desesperee de l'armee russe, il se croyait destine a
la tirer de ce peril: c'etait pour lui le Toulon qui allait le faire
sortir de la foule obscure de ses camarades et lui ouvrir le chemin de
la gloire. Tout en ecoutant Bilibine, il se voyait deja arrivant au
camp, donnant son avis au conseil de guerre, et proposant un plan qui
pourrait seul sauver l'armee; naturellement on lui en confiait
l'execution.

≪Je ne plaisante pas, continua Bilibine, rien de plus vrai, rien de plus
triste! Ces messieurs arrivent seuls sur le pont et agitent leurs
mouchoirs blancs, ils assurent qu'il y a un armistice et qu'eux,
marechaux, vont conferer avec le prince Auersperg; l'officier de garde
les laisse entrer dans la tete du pont. Ils lui racontent un tas de
gasconnades: que la guerre est finie, que l'empereur Francois va
recevoir Bonaparte, que, quant a eux, ils vont chez le prince
Auersperg... et mille autres contes bleus. L'officier envoie chercher
Auersperg. Ces messieurs embrassent leurs ennemis, plaisantent avec eux,
enfourchent les canons, pendant qu'un bataillon francais arrive tout
doucement sur le pont et jette a l'eau les sacs de matieres
inflammables! Enfin parait le general-lieutenant, notre cher prince
Auersperg von Nautern.

≪Cher ennemi, fleur des guerriers, autrichiens, heros des campagnes de
Turquie, treve a notre inimitie, nous pouvons nous tendre la main,
l'empereur Napoleon brule du desir de connaitre le prince Auersperg!≫

≪En un mot, ces messieurs, qui n'etaient pas Gascons pour rien, lui
jettent tant de poudre aux yeux avec leurs belles phrases, et lui, de
son cote, se sent tellement honore de cette intimite soudaine avec des
marechaux de France, si aveugle par le manteau et les plumes d'autruche
de Murat, qu'il n'y voit que du feu, et oublie celui qu'il devait faire
sur l'ennemi!≫

Malgre la vivacite de son recit, Bilibine n'oublia pas de s'arreter pour
donner le temps au prince Andre d'apprecier le mot qu'il venait de
lancer.

≪Le bataillon francais entre dans la tete du pont, encloue les canons,
et le pont est a eux! Mais voila le plus joli, continua-t-il en laissant
au plaisir qu'il trouvait a sa narration le soin de calmer son
emotion.... Le sergent poste pres du canon, au signal duquel on devait
mettre le feu a la mine, voyant accourir les Francais, etait sur le
point de tirer, lorsque Lannes lui arreta le bras. Le sergent, plus fin
que son general, s'approcha d'Auersperg et lui dit ceci ou a peu pres:

≪Prince, on vous trompe et voila les Francais!≫

Murat, craignant de voir l'affaire compromise s'il le laissait
continuer, s'adresse de son cote, en vrai Gascon, a d'Auersperg avec une
feinte surprise:

≪Je ne reconnais pas la discipline autrichienne tant vantee; comment,
vous permettez a un de vos subalternes de vous parler ainsi!≫.... Quel
trait de genie!...

Le prince Auersperg se pique d'honneur et fait mettre le sergent aux
arrets! Avouez que c'est charmant, toute cette histoire du pont de
Thabor!

≪Ce n'est ni betise, ni lachete... c'est trahison peut-etre! s'ecria le
prince Andre, qui se representait les capotes grises, les blesses, la
fumee de la poudre, la canonnade et la gloire qui l'attendait.

--Nullement, cela met la cour dans de trop mauvais draps; ce n'est ni
trahison, ni lachete, ni betise; c'est comme a Ulm: c'est... cherchant
une pointe... c'est du Mack, nous sommes Mackes, dit-il en terminant,
tout fier d'avoir trouve un mot, un mot tout neuf, un de ces mots qui
seraient repetes partout, et son front se deplissa en signe de
satisfaction, pendant qu'il regardait ses ongles, le sourire sur les
levres.

--Ou allez-vous? dit-il au prince Andre, qui s'etait leve.

--Je pars.

--Pour ou?

--Pour l'armee!

--Mais vous pensiez rester encore deux jours?

--C'est impossible, je pars a l'instant.≫

Et le prince Andre, ayant donne ses ordres, rentra dans sa chambre.

≪Ecoutez, mon cher, lui dit Bilibine en l'y rejoignant, pourquoi
partez-vous?≫

Le prince Andre l'interrogea du regard, sans lui repondre.

≪Mais oui, pourquoi partez-vous? Je sais bien, vous pensez qu'il est de
votre devoir de vous rendre a l'armee, maintenant qu'elle est en danger;
je vous comprends, c'est de l'heroisme!

--Pas le moins du monde.

--Oui, vous etes philosophe, mais soyez-le completement! Envisagez les
choses d'un autre point de vue, et vous verrez que votre devoir est au
contraire de vous garder de tout peril. Que ceux qui ne sont bons qu'a
cela s'y jettent; on ne vous a pas donne l'ordre de revenir, et ici on
ne vous lachera pas! Ainsi donc, vous pouvez rester et nous suivre la ou
nous entrainera notre malheureux sort. On va a Olmutz, dit-on; c'est une
fort jolie ville: nous pourrons y arriver dans ma caleche fort
agreablement.

--Pour Dieu, cessez vos plaisanteries, Bilibine.

--Je vous parle serieusement et en ami. Jugez-en: pourquoi partez-vous
quand vous pouvez rester ici? De deux choses l'une: ou bien la paix sera
conclue avant que vous arriviez a l'armee; ou bien il y aura une
debacle, et vous partagerez la honte de l'armee de Koutouzow...≫

Et Bilibine deplissa son front, convaincu que son dilemme etait
irrefutable.

≪Je ne puis pas en juger,≫ repondit froidement le prince Andre.

Et au fond de son coeur il pensait:

≪Je pars pour sauver l'armee!

--Mon cher, vous etes un heros!≫ lui cria Bilibine.


XII


Apres avoir pris conge du ministre de la guerre, Bolkonsky partit dans
la nuit avec l'intention de rejoindre l'armee, qu'il ne savait plus ou
trouver, et avec la crainte de tomber entre les mains des Francais.

A Brunn, la cour faisait ses preparatifs de depart, et le gros des
bagages etait deja expedie sur Olmutz.

En arrivant aux environs d'Etzelsdorf, le prince Andre se trouva tout a
coup sur le passage de l'armee russe, qui se retirait en grande hate et
en desordre, et dont les nombreux chariots qui encombraient la route
empecherent sa voiture d'avancer. Apres avoir demande au chef des
cosaques un cheval et un homme, le prince Andre, fatigue et mourant de
faim, depassa les fourgons pour s'elancer a la recherche du general en
chef. Les bruits les plus tristes arrivaient a ses oreilles tout le long
du chemin, et la confusion qu'il voyait autour de lui ne semblait que
trop les confirmer.

≪Cette armee russe que l'or de l'Angleterre a transportee des extremites
de l'univers, nous allons lui faire eprouver le meme sort (le sort
d'Ulm),≫ avait dit Bonaparte dans son ordre du jour, a l'ouverture de la
campagne! Ces paroles, subitement revenues a la memoire du prince Andre,
eveillaient en lui un sentiment d'admiration pour ce grand genie, joint
a une impression d'orgueil blesse que traversait l'espoir d'une
prochaine revanche:

≪Et s'il ne restait plus qu'a mourir? pensait-il; eh bien, on saura
mourir, et pas plus mal qu'un autre, s'il le faut.≫

Il regardait avec dedain ces files innombrables de charrettes, de parcs
d'artillerie, s'enchevetrant, se confondant l'un dans l'autre, et plus
loin encore et toujours des charrettes, des chariots de toute forme se
depassant, se heurtant et s'interceptant le passage, en trois ou quatre
rangs serres, sur la large route boueuse. Devant, derriere, aussi loin
que l'on pouvait percevoir un son, on entendait de tous cotes le bruit
des roues, des charrettes, des affuts, le pietinement des chevaux, les
cris des conducteurs pressant leurs attelages, les jurons des soldats,
des domestiques et des officiers. Sur les bords du chemin on voyait a
chaque pas des chevaux morts, dont quelques-uns etaient deja ecorches,
des charrettes a moitie brisees, des soldats de toute arme sortant en
foule des villages voisins, et trainant a leur suite des moutons, des
poules, du foin et de grands sacs pleins jusqu'au bord; aux descentes et
aux montees, les groupes devenaient plus compacts, et leurs cris confus
se fondaient en une clameur ininterrompue. Quelques soldats enfonces
dans la boue jusqu'aux genoux soutenaient les roues des avant-trains et
des fourgons; les fouets sifflaient dans l'air, les chevaux glissaient,
les traits se rompaient et les vociferations semblaient faire eclater
les poitrines. Les officiers, surveillant la marche, galopaient en avant
et en arriere; leurs figures harassees trahissaient leur impuissance a
retablir l'ordre, et leurs commandements se noyaient dans le brouhaha de
cette houle humaine.

≪Voila la chere armee orthodoxe!≫ se dit Bolkonsky, en se rappelant les
paroles de Bilibine et en s'approchant d'un fourgon pour s'enquerir du
general en chef.

Une voiture de forme etrange, trainee par un cheval, tenant le milieu
entre la charrette, la caleche et le cabriolet, et dont les materiaux
heterogenes accusaient une fabrication de circonstance, frappa ses
regards a quelques pas de lui; un soldat la conduisait, et l'on
apercevait, sous la capote et le tablier de cuir, une femme tout
enveloppee de chales. Au moment de faire sa question, le prince Andre en
fut detourne par les cris desesperes que poussait cette femme.
L'officier place a la tete de la file battait son conducteur parce qu'il
essayait de depasser les autres, et les coups de fouet cinglaient le
tablier de la voiture. A la vue du prince Andre, la femme avanca la
tete, et, faisant des signes reiteres de la main, elle l'interpella:

≪Monsieur l'aide de camp, monsieur l'aide de camp, pitie, de grace,
defendez-moi! qu'est-ce qui va m'arriver? Je suis la femme du medecin du
7eme chasseurs; on ne nous laisse pas passer, nous sommes restes en
arriere, nous avons perdu les notres!

--Arriere, ou je t'aplatirai comme une galette, criait l'officier en
colere au soldat, arriere avec ta coquine!

--Monsieur l'aide de camp, defendez-moi, que me veut-on?

--Laissez passer cette voiture, ne voyez-vous pas qu'il y a une femme
dedans?≫ dit le prince Andre, en s'adressant a l'officier.

Celui-ci le regarda sans repondre et, se tournant vers le soldat: ≪Ah!
oui, que je te laisserai passer.... Arriere, animal!

--Laissez-le passer, vous dis-je, reprit le prince Andre.

--Qui es-tu, toi?≫ demanda l'officier hors de lui. Et il appuya sur le
≪toi≫.

≪Es-tu le chef ici? C'est moi qui suis le chef, et pas toi, entends-tu
bien?... Et toi, la-bas, arriere, ou je t'aplatis comme une galette!
continua-t-il en repetant l'expression, qui lui avait plu sans doute.

--Bien arrange, le petit aide de camp!≫ dit une voix dans la foule.

L'officier etait arrive a ce paroxysme de fureur qui enleve aux gens la
conscience de leurs actes, et le prince Andre sentit un moment que son
intervention frisait le ridicule, la chose qu'il craignait le plus au
monde; mais, son instinct prenant le dessus, il se laissa a son tour
emporter par une colere folle, et il s'approcha de l'officier en levant
son fouet et en scandant ces mots:

≪Veuillez laisser passer!≫

L'officier fit un geste de mauvaise humeur et se hata de s'eloigner:

≪C'est toujours leur faute a ceux-la de l'etat-major, le desordre et
tout le bataclan, grommela-t-il; eh bien, faites comme vous voudrez.≫

Le prince Andre se hata a son tour et, sans lever les yeux sur la femme
du medecin, qui l'appelait son sauveur, repassant dans sa tete les
details de cette scene ridicule, il galopa jusqu'au village, ou se
trouvait, lui avait-on dit, le general en chef. Arrive la, il descendit
de cheval, dans l'intention de manger un peu, de se reposer un instant
et de mettre de l'ordre dans le trouble penible de ses impressions:

≪C'est une troupe de bandits, ce n'est pas une armee,≫ pensait-il,
lorsqu'une voix connue l'appela par son nom.

Il se retourna, et il apercut a une petite fenetre Nesvitsky, qui
machonnait quelque chose et lui faisait de grands gestes.

≪Bolkonsky, ne m'entends-tu pas? Viens vite!≫

Entre dans la maison, il y trouva Nesvitsky et un autre aide de camp,
qui dejeunaient; ils s'empresserent de lui demander d'un air alarme s'il
apportait quelque nouvelle.

≪Ou est le general en chef? demanda Bolkonsky.

--Ici, dans cette maison, repondit l'aide de camp.

--Eh bien, est-ce vrai, la paix et la capitulation? demanda Nesvitsky.

--C'est a vous de me le dire, je n'en sais rien, car j'ai eu toutes les
peines du monde a vous rejoindre.

--Ah! mon cher, ce qui se passe chez nous est vraiment affreux... je
fais mon mea culpa... nous nous sommes moques de Mack, et notre
situation est pire que la sienne; assieds-toi et dejeune, ajouta
Nesvitsky.

--Il vous sera impossible, mon prince, de retrouver a present votre
fourgon et vos effets: quant a votre Pierre, Dieu sait ou il est.

--Ou est donc le quartier general?

--Nous couchons a Znaim.

--Quant a moi, dit Nesvitsky, j'ai charge sur deux chevaux tout ce dont
j'ai besoin et l'on m'a fait d'excellents bats qui resisteraient meme
aux chemins des montagnes de la Boheme!... Ca va mal, mon cher.... Eh
bien, es-tu malade?... il me semble que tu frissonnes?

--Je n'ai rien,≫ repondit le prince Andre.

Et il se rappela au meme instant sa rencontre avec la femme du medecin
et l'officier du train.

≪Que fait ici le general en chef?

--Je n'y comprends rien, repondit Nesvitsky.

--Et moi, je ne comprends qu'une chose: c'est que tout ca est
deplorable,≫ dit le prince Andre.

Et il se rendit chez Koutouzow; il remarqua, en passant, sa voiture et
les chevaux de sa suite harasses, ereintes, entoures de cosaques et de
gens de service, qui causaient a haute voix entre eux. Koutouzow
lui-meme etait dans la chaumiere avec Bagration et Weirother (c'etait le
nom du general autrichien qui remplacait le defunt Schmidt). Dans le
vestibule, le petit Koslovsky, la figure fatiguee par les veilles, assis
sur ses talons, dictait des ordres a un secretaire, qui les griffonnait
a la hate sur un tonneau renverse. Koslovsky jeta un coup d'oeil a
l'arrivant, sans se donner le temps de le saluer:

≪A la ligne... as-tu ecrit?... Le regiment des grenadiers de Kiew, le
regiment de....

--Impossible de vous suivre, Votre Haute Noblesse,≫ repliqua le
secretaire d'un ton de mauvaise humeur.

Au meme moment, on entendait a travers la porte la voix animee et
mecontente du general en chef, a laquelle repondait une autre voix
completement inconnue. Le bruit de cette conversation, l'inattention de
Koslovsky, le manque de respect de l'ecrivain a bout de forces, cette
etrange installation autour d'un tonneau dans le voisinage du commandant
en chef, les rires bruyants des cosaques sous les fenetres, tous ces
details firent pressentir au prince Andre qu'il avait du se passer
quelque chose de grave et de malheureux.

Il adressa aussitot une kyrielle de questions a l'aide de camp.

≪A l'instant, mon prince, repondit celui-ci. Bagration est charge de la
disposition des troupes.

--Et la capitulation?

--Il n'y en a pas, on se prepare a une bataille.≫

Au moment ou le prince Andre se dirigeait vers la porte de la piece
voisine, Koutouzow, avec son nez aquilin, et sa figure rebondie, parut
sur le seuil. Le prince Andre se trouvait juste en face de lui, mais le
general en chef le regardait sans le reconnaitre; a l'expression vague
de son oeil unique on voyait que les soucis et les preoccupations
l'absorbaient au point de l'isoler du monde exterieur.

≪Est-ce fini? demanda-t-il a Koslovsky.

--A l'instant, Votre Excellence.≫

Bagration avait suivi le general en chef: petit de taille, sec, encore
jeune, sa figure, d'un type oriental, attirait l'attention par son
expression de calme et de fermete.

≪Excellence!...≫

Et le prince Andre tendit une enveloppe a Koutouzow.

≪Ah! de Vienne, c'est bien...≫

Il sortit de la chambre avec Bagration et ils s'arreterent tous deux sur
le perron.

≪Ainsi donc, adieu, prince, dit-il a Bagration. Que le Sauveur te garde,
je te benis pour cette grande entreprise!≫

Il s'attendrit, et ses yeux s'humecterent de larmes; l'attirant a lui de
son bras gauche, il fit de la main droite sur son front le signe de la
croix, geste qui lui etait familier, et lui tendit sa joue a baiser,
mais Bagration l'embrassa au cou:

≪Que Dieu soit avec toi!≫

Et il monta en caleche.

≪Viens avec moi, dit-il a Bolkonsky.

--Votre Excellence, j'aurais desire me rendre utile ici.... Si vous
vouliez me permettre de rester sous les ordres du prince Bagration?

--Assieds-toi, reprit Koutouzow en voyant l'indecision de Bolkonsky.
J'ai moi-meme besoin de bons officiers.

--Si demain la dixieme partie de son detachement nous revient, il faudra
en remercier Dieu!≫ ajouta-t-il comme se parlant a lui-meme.

Le regard du prince Andre se fixa involontairement pour une seconde sur
l'oeil absent et la cicatrice a la tempe de Koutouzow, double souvenir
d'une balle turque:

≪Oui, se dit-il, il a le droit de parler avec calme de la perte de tant
d'hommes.

--C'est pour cela, continua-t-il tout haut, que je vous supplie de
m'envoyer la-bas.≫

Koutouzow ne repondit rien: plonge dans ses reflexions, il semblait
avoir oublie ce qu'il venait de dire. Doucement berce sur les coussins
de sa caleche, il tourna un instant apres vers le prince Andre une
figure calme, sur laquelle on aurait vainement cherche la moindre trace
d'emotion, et, tout en raillant finement, il se fit raconter par
Bolkonsky son entrevue avec l'empereur, les on-dit de la cour sur
l'engagement de Krems, et le questionna meme au sujet de quelques dames
que tous deux connaissaient.


XIII


Le 1er novembre, Koutouzow avait recu d'un de ses espions un rapport
d'apres lequel il jugeait son armee dans une position presque sans
issue. Les Francais, apres le passage du pont, disait le rapport,
marchaient en forces considerables pour intercepter sa jonction avec les
troupes venant de Russie. Si Koutouzow se decidait a rester a Krems, les
cent cinquante mille hommes de Napoleon couperaient ses communications,
en entourant ses quarante mille soldats fatigues et epuises, et il se
trouverait dans la position de Mack a Ulm; s'il abandonnait la grande
voie de ses communications avec la Russie, il devrait se jeter, en
defendant sa retraite pas a pas, dans les montagnes inconnues et
depourvues de routes de la Boheme, et perdre par suite tout espoir de se
reunir a Bouksevden. Si enfin il se decidait a se replier de Krems sur
Olmutz, pour rejoindre ses nouvelles forces, il risquait d'etre devance
par les Francais, et force d'accepter la bataille, pendant sa marche et
avec tout son train de bagages derriere lui, contre un ennemi trois fois
plus nombreux, qui le cernerait de deux cotes. Il choisit cependant
cette derniere alternative.

Les Francais s'avancaient a marches forcees vers Znaim, sur la ligne de
retraite de Koutouzow, mais toutefois a 100 verstes devant lui. Se
laisser devancer par eux, c'etait pour les Russes la honte d'Ulm et la
perte complete de l'armee; il n'y avait d'autre chance de la sauver, que
d'atteindre ce point avant l'armee francaise; mais la reussite devenait
impossible avec une masse de quarante mille hommes. Le chemin que
l'ennemi avait a parcourir de Vienne a Znaim etait meilleur et plus
direct que celui de Koutouzow de Krems a Znaim.

A la reception de cette nouvelle, il avait expedie, a travers les
montagnes, Bagration et son avant-garde de quatre mille hommes sur la
route de Vienne a Znaim. Bagration avait ordre d'operer cette marche
sans s'arreter, de se placer de facon a avoir Vienne devant lui, Znaim
derriere, et si, grace a sa bonne etoile, il reussissait a arriver le
premier, de retenir l'ennemi autant qu'il le pourrait, pendant que
Koutouzow, avec tout son train de campagne, s'ecoulerait vers Znaim.

Apres avoir reussi a franchir 45 verstes de montagnes sans chemins
frayes, par une nuit orageuse, et avec des soldats affames et mal
chausses, Bagration, ayant perdu en trainards le tiers de ses hommes,
deboucha a Hollabrunn sur la route de Vienne a Znaim, quelques heures
avant les Francais. Afin de donner a Koutouzow les vingt-quatre heures
indispensables pour atteindre son but, ses quatre mille hommes, epuises
de fatigue, devaient arreter l'ennemi a Hollabrunn et sauver ainsi
l'armee, ce qui etait en realite impossible. Mais la fortune capricieuse
rendit l'impossible possible. Le succes de la ruse qui avait livre aux
Francais, sans coup ferir, le pont de Vienne, inspira a Murat la pensee
d'en tenter une du meme genre avec Koutouzow. Rencontrant le faible
detachement de Bagration, il s'imagina avoir devant lui l'armee tout
entiere. Sur de l'ecraser des qu'il aurait recu les renforts qu'il
attendait, il lui proposa un armistice de trois jours, pendant lequel
chacun d'eux conserverait ses positions respectives. Pour etre plus sur
de l'obtenir, il confirma que les preliminaires de la paix etaient en
discussion, et que par consequent il etait inutile de verser le sang. Le
general autrichien Nostitz, place aux avant-postes, le crut sur parole
et, en se repliant, demasqua Bagration. Un autre parlementaire porta
dans le camp russe les memes assurances mensongeres. Bagration repondit
qu'il ne pouvait ni accepter, ni refuser l'armistice, et qu'il devait
avant tout en referer au general en chef, auquel il allait envoyer son
aide de camp. Cette proposition etait le salut de l'armee; aussi
Koutouzow depecha-t-il immediatement a l'ennemi l'aide de camp
Wintzengerode, charge non seulement d'accepter l'armistice, mais aussi
de poser les conditions d'une capitulation. Il expedia en meme temps
d'autres ordres en arriere, pour presser la marche de l'armee, que
l'ennemi ignorait encore parce qu'elle s'operait derriere les faibles
troupes de Bagration, restees immobiles devant des forces huit fois plus
considerables. Les previsions de Koutouzow se realiserent. Ses
propositions ne l'engageaient a rien et lui faisaient gagner un temps
precieux; car la faute de Murat ne pouvait tarder a etre decouverte.
Aussitot que Bonaparte, etabli a Schoenbrunn, a 25 verstes de
Hollabrunn, recut le rapport de Murat contenant les projets d'armistice
et de capitulation, il comprit qu'on l'avait joue et lui ecrivit la
lettre suivante:

_Au prince Murat._

≪_Schoenbrunn, 25 brumaire (16 novembre), an 1805, huit heures du
matin._

≪Il m'est impossible de trouver des termes pour vous exprimer mon
mecontentement. Vous ne commandez que mon avant-garde, et vous n'avez
pas le droit de faire d'armistice sans mon ordre. Vous me faites perdre
le fruit d'une campagne. Rompez l'armistice sur-le-champ et marchez a
l'ennemi. Vous lui ferez declarer que le general qui a signe cette
capitulation n'avait pas le droit de le faire, qu'il n'y a que
l'empereur de Russie qui ait ce droit.

≪Toutefois, cependant, que l'empereur de Russie ratifierait ladite
convention, je la ratifierai, mais ce n'est qu'une ruse. Marchez,
detruisez l'armee russe... vous etes en position de prendre son bagage
et son artillerie.

≪L'aide de camp de Russie est un..., les officiers ne sont rien quand
ils n'ont pas de pouvoirs; celui-ci n'en avait point... les Autrichiens
se sont laisse jouer sur le pont de Vienne, vous vous laissez jouer par
un aide de camp de l'Empereur.

≪NAPOLEON.≫


L'aide de camp porteur de cette terrible epitre galopait ventre a terre.
Napoleon, craignant de laisser echapper sa facile proie, arrivait avec
toute sa garde pour livrer bataille, tandis que les quatre mille hommes
de Bagration allumaient gaiement leurs feux, se sechaient, se
chauffaient pour la premiere fois depuis trois jours et cuisaient leur
gruau, sans qu'aucun d'eux pressentit l'ouragan qui allait fondre sur
eux.


XIV


L'aide de camp de Napoleon n'avait pas encore rejoint Murat, lorsque le
prince Andre, ayant obtenu de Koutouzow l'autorisation desiree, arriva a
Grounth, a quatre heures du soir, aupres de Bagration. On y etait dans
l'ignorance de la marche generale des affaires: on y causait de la paix
sans y ajouter foi; on y parlait de la bataille sans la croire
prochaine. Bagration recut l'aide de camp favori de Koutouzow avec une
distinction et une bienveillance toutes particulieres; il lui annonca
qu'ils etaient a la veille d'en venir aux mains avec l'ennemi, lui
laissant le choix, ou d'etre attache a sa personne pendant le combat, ou
de surveiller la retraite de l'arriere-garde, ce qui etait egalement
fort important.

≪Du reste, je ne crois pas a un engagement pour aujourd'hui,≫ ajouta
Bagration, comme s'il voulait tranquilliser le prince Andre, et
interieurement il se dit:

≪Si ce n'est qu'un freluquet de l'etat-major, envoye pour recevoir une
decoration, il la recevra aussi bien a l'arriere-garde; mais s'il veut
rester aupres de moi, tant mieux, un brave officier n'est jamais de
trop!≫

Le prince Andre, sans repondre a sa double proposition, demanda au
prince s'il voulait lui permettre d'examiner la situation et la
dislocation des troupes, pour pouvoir s'orienter, le cas echeant.
L'officier de service du detachement, un bel homme, d'une elegance
recherchee, portant un solitaire a l'index, parlant mal mais tres
volontiers le francais, se proposa comme guide.

On ne voyait de tous cotes que des officiers trempes jusqu'aux os, a la
recherche de quelque chose, et des soldats trainant apres eux des
portes, des bancs et des palissades.

≪Voyez, prince, nous ne parvenons pas a nous debarrasser de ces gens-la,
dit l'officier d'etat-major, en les designant du doigt et en indiquant
la tente d'une vivandiere: les chefs sont trop faibles, ils leur
permettent de se rassembler ici... je les ai tous chasses ce matin, et
la voila de nouveau pleine. Permettez, prince, une seconde, que je les chasse encore.

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