2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 12

La guerre et la paix 전쟁과 평화 12


Allons-y, repondit le prince Andre, j'y prendrai un morceau de pain et
de fromage, car je n'ai pas eu le temps de manger.

--Si vous me l'aviez dit, prince, je vous aurais offert de partager mon
pain et mon sel.≫

Ils quitterent leurs chevaux et entrerent dans la tente; quelques
officiers, a la figure fatiguee et enluminee, etaient occupes a boire et
a manger.

≪Pour Dieu, messieurs, leur dit l'officier d'etat-major d'un ton de
reproche accentue, qui prouvait que ce n'etait pas la premiere fois
qu'il le leur repetait, vous savez bien que le prince a defendu de
quitter son poste et de se reunir ici;≫ et s'adressant a un officier
d'artillerie de petite taille, maigre et peu soigne, qui s'etait leve a
leur entree avec un sourire contraint, et s'etait dechausse pour donner
a la vivandiere ses bottes a secher. ≪Et vous aussi, capitaine
Tonschine! N'avez-vous pas honte? En votre qualite d'artilleur, vous
devriez donner l'exemple, et vous voila sans bottes; si on bat la
generale, vous serez gentil, nu-pieds. Vous allez me faire le plaisir,
messieurs, de retourner a vos postes, tous,≫ ajouta-t-il d'un ton de
commandement.

Le prince Andre n'avait pu s'empecher de sourire en regardant Tonschine,
qui, debout, silencieux et souriant, levait tour a tour ses pieds
dechausses, et dont les yeux, bons et intelligents, allaient de l'un a
l'autre.

≪Les soldats disent qu'il est plus commode d'etre dechausse, repondit
humblement le capitaine Tonschine, en cherchant a sortir par une
plaisanterie de sa fausse position; mais il se troubla en sentant que sa
saillie avait ete mal recue.

--Retournez a vos postes, messieurs,≫ repeta l'officier d'etat-major,
qui s'efforcait de garder son serieux.

Le prince Andre jeta encore un coup d'oeil sur l'artilleur, dont la
personnalite comique etait un type a part; il n'avait rien de militaire,
et cependant il produisait la meilleure impression.

Une fois sortis du village, apres avoir depasse et rencontre a chaque
pas des soldats et des officiers de toute arme, ils virent a leur gauche
les retranchements en terre glaise rouge qu'on etait encore en train
d'elever. Quelques bataillons en chemise, malgre la bise froide qui
soufflait, y travaillaient comme des fourmis. Les ayant examines, ils
poursuivirent leur route et, s'en eloignant au galop, ils gravirent la
montagne opposee.

Du haut de cette eminence ils apercurent les Francais.

≪La-bas est notre batterie, celle de cet original dechausse; allons-y,
mon prince, c'est le point le plus eleve, nous verrons mieux.

--Mille graces, je trouverai mon chemin tout seul, repondit le prince
Andre, pour se debarrasser de son compagnon; ne vous derangez pas, je
vous en supplie...≫

Et ils se separerent.

A dix verstes des Francais, sur la route de Znaim, parcourue par le
prince Andre le matin meme, regnaient une confusion et un desordre
indescriptibles. A Grounth, il avait senti dans l'air une inquietude et
une agitation inusitees; ici, au contraire, en se rapprochant de
l'ennemi, il constatait avec joie la bonne tenue et l'air d'assurance
des troupes. Les soldats, vetus de leurs capotes grises, etaient bien
alignes devant le sergent-major et le capitaine, qui comptaient leurs
hommes en posant le doigt sur la poitrine de chacun d'eux, et en faisant
lever le bras au dernier soldat de chaque petit detachement.
Quelques-uns apportaient du bois et des broussailles pour se construire
des baraques, riaient et causaient entre eux; des groupes s'etaient
formes autour des feux; les uns tout habilles, les autres, a moitie nus,
sechaient leurs chemises, raccommodaient leurs bottes et leurs capotes,
ranges en cercle autour des marmites et des cuisiniers. Dans une des
compagnies la soupe etait prete, et les soldats impatients suivaient des
yeux la vapeur des chaudieres, en attendant que le sergent de service
eut porte leur soupe a gouter a l'officier, assis sur une poutre devant
sa baraque.

Dans une autre compagnie, plus heureuse, car toutes n'avaient pas
d'eau-de-vie, les hommes se pressaient autour d'un sergent-major qui
avait une figure grelee et de larges epaules; il leur en versait tour a
tour dans le couvercle de leurs bidons, en inclinant son petit tonneau;
les soldats la portaient pieusement a leurs levres, s'en rincaient la
bouche, essuyaient ensuite leurs levres sur leurs manches, et, apres
avoir recouvert leurs bidons, s'eloignaient gais et dispos. Tous
etaient si calmes, qu'on n'aurait pu supposer, a les voir, que l'ennemi
fut a deux pas. Ils semblaient plutot se reposer a une tranquille etape
dans leur pays, qu'etre a la veille d'un engagement ou peut-etre la
moitie d'entre eux resteraient sur le terrain. Le prince Andre, apres
avoir passe devant le regiment de chasseurs, atteignit les rangs serres
des grenadiers de Kiew; tout en conservant leur tournure martiale
habituelle, les grenadiers etaient aussi paisiblement occupes que leurs
camarades; il apercut, non loin de la haute baraque du chef du regiment,
un peloton de grenadiers devant lequel un homme nu etait couche. Deux
soldats le tenaient, deux autres frappaient regulierement sur son dos
avec de minces et flexibles baguettes. Le patient criait d'une facon
lamentable; un gros major marchait devant le detachement et repetait,
sans faire la moindre attention a ses cris:

≪Il est honteux pour un soldat de voler, le soldat doit etre honnete et
brave; s'il a vole son camarade, c'est qu'il n'a pas le sentiment de
l'honneur, c'est qu'il est un miserable! Encore! encore!...≫

Et les coups tombaient, et les cris continuaient.

Un jeune officier qui venait de s'eloigner du coupable, et dont la
figure trahissait une compassion involontaire, regarda avec etonnement
l'aide de camp qui passait.

Le prince Andre, une fois arrive aux avant-postes, les parcourut en
detail. La ligne des tirailleurs ennemis et la notre, separees par une
grande distance sur le flanc gauche et sur le flanc droit, se
rapprochaient au milieu, a l'endroit meme que les parlementaires avaient
traverse le matin. Elles etaient si rapprochees, que les soldats
pouvaient distinguer les traits les uns des autres et se parler.
Beaucoup de curieux, meles aux soldats, examinaient cet ennemi inconnu
et etrange pour eux, et, quoiqu'on leur intimat sans cesse l'ordre de
s'eloigner, ils semblaient cloues sur place. Nos soldats s'etaient bien
vite lasses de ce spectacle: ils ne regardaient plus les Francais, et
passaient le temps de leur faction a echanger entre eux des lazzis sur
les nouveaux arrivants.

Le prince Andre s'arreta pour considerer l'ennemi.

≪Vois donc, vois donc,--disait un soldat a son camarade en lui en
designant un autre qui s'etait avance sur la ligne et avait engage une
conversation vive et animee avec un grenadier francais,--vois donc
comme il en degoise, le Francais ne peut pas le rattraper.

--Qu'en dis-tu, toi, Siderow?

--Attends, laisse-moi ecouter.... Diable! comme il y va,≫ repondit
Siderow, qui passait pour savoir tres bien le francais.

Ce soldat qu'ils admiraient tant etait Dologhow; son capitaine et lui
arrivaient du flanc gauche, ou etait leur regiment.

Encore, encore,--disait le capitaine en se penchant en avant, et en
cherchant a ne pas perdre une seule de ces paroles qui etaient
completement inintelligibles pour lui:--Parlez, parlez plus vite!... que
veut-il?≫

Dologhow, entraine dans une chaude dispute avec le grenadier, ne lui
repondit pas. Ils parlaient de la campagne; le Francais, confondant les
Autrichiens avec les Russes, soutenait que ces derniers s'etaient rendus
et avaient fui a Ulm, tandis que Dologhow cherchait a lui prouver que
les Russes avaient battu les Francais et ne s'etaient pas rendus:

≪Si l'on nous ordonne de vous chasser d'ici, nous vous chasserons,
continua-t-il.

--Faites seulement bien attention, repondait le grenadier, qu'on ne vous
emmene pas tous avec vos cosaques.≫

L'auditoire se mit a rire.

≪On vous fera danser comme du temps de Souvorow, reprit Dologhow.

--Qu'est-ce qu'il chante? demanda un Francais.

--Bah, de l'histoire ancienne! repondit un autre, comprenant qu'il etait
question des guerres du temps passe.

--L'Empereur va lui en faire voir a votre Souvara comme aux autres....

--Bonaparte? repliqua Dologhow, qui fut aussitot interrompu par le
Francais irrite.

--Il n'y a pas de Bonaparte, il y a l'Empereur, sacre nom!

--Que le diable emporte votre Empereur!...≫

Et Dologhow jurant en russe, a la maniere des soldats, jeta son fusil
sur son epaule et s'eloigna en disant a son capitaine:

≪Allons-nous-en, Ivan Loukitch.

--En voila du francais, dirent en riant les soldats; a ton tour,
Siderow!...≫

Et Siderow, clignant de l'oeil et s'adressant aux Francais, leur lanca
coup sur coup une bordee de mots sans suite, sans signification, tels
que ≪cari, mata tafa, safi, muter casca≫, en tachant de donner a sa voix
des intonations expressives. Un rire homerique eclata parmi les soldats,
un rire si franc, si joyeux, qu'il traversa la ligne et se communiqua
aux Francais; on aurait pu croire qu'il n'y avait plus qu'a decharger
les fusils et a rentrer chacun chez soi: mais les fusils resterent
charges, les meurtrieres des maisons et des retranchements conserverent
leur aspect menacant, et les canons enleves de leurs avant-trains et
braques sur l'ennemi ne sortirent pas de leur sinistre immobilite.


XV


Apres avoir parcouru la ligne des troupes jusqu'au flanc gauche, le
prince Andre monta a la batterie d'ou, au dire de l'officier
d'etat-major, on decouvrait tout le terrain. Il descendit de cheval et
s'arreta au bout de la batterie, au quatrieme et dernier canon.
L'artilleur de garde voulut lui presenter les armes, mais, au signe de
l'officier, il reprit sa marche monotone et reguliere. Derriere les
bouches a feu se trouvaient les avant-trains, et plus loin, les chevaux
attaches au piquet et les feux du bivouac des artilleurs. A gauche, non
loin du dernier canon, s'elevait une petite hutte formee de branchages
entrelaces, de l'interieur de laquelle partaient les voix animees de
plusieurs officiers.

On apercevait en effet de cette batterie la presque totalite des
troupes russes et la plus grande partie de celles de l'ennemi. Sur une
colline, juste en face, se dessinait a l'horizon le village de
Schongraben; a droite et a gauche, on distinguait, a trois endroits
differents, au milieu de la fumee de leurs feux, les troupes francaises,
dont le plus grand nombre etait masse dans le village et derriere la
montagne. A gauche des maisons, a travers les nuages de fumee, on
entrevoyait confusement une masse sombre, qui paraissait etre une
batterie, mais dont, a l'oeil nu, on ne pouvait se rendre compte. Notre
flanc droit s'etendait sur une hauteur assez elevee, dominant l'ennemi,
et occupee par l'infanterie et par les dragons, qu'on apercevait
distinctement sur le bord du plateau. Du centre, ou se trouvaient en ce
moment la batterie de Tonschine et le prince Andre, partait un chemin en
pente douce, qui remontait directement au ruisseau dont le cours nous
separait de Schongraben. Sur la gauche, nos troupes occupaient tout
l'espace jusqu'aux forets, dont la lisiere etait eclairee au loin par
les feux qu'y avait allumes notre infanterie. Le developpement de la
ligne de l'ennemi etait plus grand que le notre, et il etait evident
qu'il pouvait nous tourner des deux cotes. Un ravin a pic longeait les
derrieres de nos positions, et rendait difficile la retraite de la
cavalerie et de l'artillerie. Le prince Andre, appuye contre un canon,
marqua a la hate, sur une feuille arrachee a son calepin, la position de
nos troupes, en y indiquant deux endroits qu'il comptait signaler a
l'attention de Bagration, pour lui proposer, d'abord de reunir toute
l'artillerie au centre, et en second lieu de faire passer l'infanterie
de l'autre cote du ravin. Le prince Andre, qui avait ete, depuis le
commencement de la campagne, constamment attache au general en chef,
etait habitue a se rendre compte des mouvements des masses et des
dispositions generales a prendre. Ayant beaucoup etudie les relations
historiques des batailles, il ne saisissait, dans l'engagement qui se
preparait, que les traits principaux, et pensait involontairement aux
consequences qu'ils exerceraient sur l'ensemble des operations. ≪Si
l'ennemi dirige l'attaque sur le flanc droit, se disait-il, les
regiments de grenadiers de Kiew et de chasseurs de Podolie devront
defendre leurs positions jusqu'au moment d'etre renforces par les
reserves du centre, et dans ce cas les dragons peuvent les prendre en
travers et les culbuter. Si on attaque le centre, qui est d'ailleurs a
couvert de la grande batterie, nous concentrons le flanc gauche sur
cette hauteur, et nous nous replions, en nous echelonnant jusqu'au
ravin.≫ Pendant qu'il etait absorbe dans ses reflexions, il continuait a
entendre, sans preter toutefois la moindre attention a leurs paroles,
les voix des officiers qui etaient dans la hutte. Une d'elles cependant
le frappa tout a coup par la sincerite de son accent, et malgre lui il
se prit a ecouter.

≪Non, mon ami, disait cette voix sympathique, qu'il croyait connaitre,
je dis que, s'il etait possible de savoir ce qui nous attend apres la
mort, personne de nous n'en aurait peur; c'est ainsi, mon ami!

--Qu'on ait peur ou non, reprit une voix plus jeune, cela revient au
meme, on ne l'evitera pas.

--Oui, mais en attendant on a peur.

--Ah! vous autres savants, s'ecria une troisieme voix a l'intonation
male, vous autres artilleurs, vous n'etes si surs de votre fait que
parce que vous trainez toujours a votre suite de l'eau-de-vie et de quoi
manger.≫

C'etait probablement une plaisanterie de fantassin.

≪Oui, et pourtant on a peur, reprit la premiere voix, on a peur de
l'inconnu, voila! On a beau vous conter que l'ame s'en va au ciel, ne
sait-on pas qu'il n'y a pas de ciel, qu'il n'y a qu'une atmosphere?

--Voyons, Tonschine, faites-nous part de votre absinthe, dit la voix
male.

--C'est donc le meme capitaine qui etait sans bottes chez la vivandiere,
se dit le prince Andre, en reconnaissant avec plaisir l'organe de celui
qui philosophait.

--De l'absinthe, pourquoi pas? repondit Tonschine. Quant a comprendre
la vie future...,≫ il n'acheva pas sa phrase, car au meme moment un
sifflement fendit l'air, et un boulet, traversant l'espace avec une
rapidite vertigineuse, s'enfonca avec fracas dans la terre, qu'il fit
rejaillir autour de lui a deux pas de la hutte, le sol trembla sous le
coup. Tonschine s'elanca hors de la hutte, la pipe a la bouche, sa bonne
et intelligente figure un peu pale; il etait suivi de l'officier
d'infanterie a la grosse voix, qui boutonna son uniforme, chemin
faisant, et qui courut a toutes jambes rejoindre sa compagnie.


XVI


Le prince Andre, arrete a cheval pres de la batterie, parcourait des
yeux le vaste horizon pour y decouvrir la piece qui avait lance le
projectile. Il apercut comme des ondulations dans les masses jusque-la
immobiles des Francais, et constata la presence de la batterie qu'il
avait soupconnee. Deux cavaliers descendirent au galop la montagne, au
pied de laquelle avancait une petite colonne ennemie dans l'intention
evidente de renforcer les avant-postes. La fumee du premier coup n'etait
pas encore dissipee, qu'un second nuage s'eleva, et qu'un second coup
partit: la bataille etait commencee. Le prince Andre s'elanca a bride
abattue dans la direction de Grounth pour y rejoindre le prince
Bagration. La canonnade augmentait de violence derriere lui, et l'on y
repondait de notre cote. Dans le bas, a l'endroit traverse par les
parlementaires, la fusillade s'engageait.

Lemarrois venait de remettre a Murat la lettre fulminante de Napoleon.
Murat, honteux de sa deconvenue et desirant se faire pardonner, fit
aussitot marcher ses troupes vers le centre de l'armee russe, pour en
tourner en meme temps les deux ailes, avec l'espoir d'ecraser, avant le
soir et avant l'arrivee de l'Empereur, le faible detachement qu'il avait
devant lui.

≪C'est commence! se dit le prince Andre, dont le coeur battit plus vite;
mais ou trouverai-je mon Toulon?≫

En passant au milieu de ces compagnies qui, un quart d'heure avant,
mangeaient tranquillement leur soupe, il rencontra partout la meme
agitation: des soldats saisissaient leurs fusils et s'alignaient en
ordre, tandis que leur visage exprimait l'excitation qu'il ressentait
lui-meme au fond du coeur. Comme lui, ils semblaient dire, avec un
melange de terreur et de joie:

≪C'est commence!≫

A peu de distance des retranchements inacheves, il vit venir a lui, dans
le crepuscule d'une brumeuse soiree d'automne, plusieurs militaires a
cheval. Le premier, qui marchait en avant, revetu d'une bourka[19],
montait un cheval blanc; c'etait le prince Bagration, qui,
reconnaissant le prince Andre, le salua d'un signe de tete. Celui-ci
s'etait arrete pour l'attendre et le mettre au fait de ce qu'il avait
vu.

En l'ecoutant, le prince Bagration regardait devant lui, et le prince
Andre se demandait avec une curiosite inquiete, en etudiant les traits
fortement accuses de cette figure dont les yeux etaient a moitie fermes,
vagues et endormis, quelles pensees, quels sentiments se cachaient
derriere ce masque impenetrable?...

≪C'est bien, dit-il, en inclinant la tete en signe d'acquiescement et
comme si ce qu'il venait d'entendre avait ete prevu par lui. Le prince
Andre, encore tout haletant de sa course, parlait avec volubilite,
tandis que le prince Bagration accentuait ses mots, a l'orientale, et
les laissait tomber lentement de ses levres. Il eperonna son cheval,
mais sans laisser paraitre le moindre signe de precipitation, et se
dirigea vers la batterie de Tonschine, accompagne de toute sa suite,
composee d'un officier d'etat-major, son aide de camp special, du
prince, de Gerkow, d'une ordonnance, de l'officier de l'etat-major de
service et d'un fonctionnaire civil, ayant rang d'auditeur, qui par
curiosite avait demande et obtenu la permission d'assister a une
bataille. Ce gros et fort pekin, a la figure pleine, secoue par son
cheval, assis sur une selle du train des bagages, enveloppe d'un epais
manteau de camelot, regardait autour de lui avec un sourire naif et
satisfait, et faisait une etrange figure au milieu des hussards, des
cosaques et des aides de camp.

≪Et dire qu'il tient a voir une bataille, dit Gerkow a Bolkonsky, en le
lui designant, et il a deja mal au creux de l'estomac!

--Voyons, epargnez-moi, dit le civil, qui paraissait content de servir
de but aux plaisanteries de Gerkow, et cherchait a passer pour plus bete
qu'il n'etait.

--Tres drole, mon monsieur prince, dit l'officier de service;--il se
rappelait qu'en francais le titre du prince etait toujours precede d'un
autre mot, mais il ne put parvenir a le trouver. Ils approchaient de la
batterie de Tonschine, lorsqu'un boulet tomba a quelques pas d'eux.

--Qu'est-ce qui est tombe? demanda l'auditeur.

--C'est une galette francaise, repondit Gerkow.

--Comment, c'est cela qui tue? reprit le premier. Dieu! que c'est
effrayant!≫ continua-t-il tout radieux.

A peine avait-il acheve, qu'un sifflement terrible, epouvantable, se fit
entendre. Un cosaque glissa de son cheval et tomba un peu a la droite de
l'auditeur. Gerkow et l'officier de service se pencherent, en tirant
leurs chevaux du cote oppose. L'auditeur, arrete devant le cosaque, le
considerait avec curiosite: le cosaque etait mort, tandis que le cheval
se debattait encore.

Le prince Bagration regarda par-dessus son epaule. Devinant le motif de
cette confusion, il se detourna avec tranquillite, en ayant l'air de
dire:

≪Ce n'est pas la peine de s'occuper de ces bagatelles.≫

Il arreta son cheval et, en bon cavalier qu'il etait, se pencha en
avant, et degagea son epee, accrochee a sa bourka. C'etait une epee
ancienne, differente de celles qu'on portait habituellement, et dont
Souvorow lui avait fait cadeau en Italie. Le prince Andre, se souvenant
alors de ce detail, y vit un heureux presage. Arrive a la batterie
placee sur la hauteur, le prince Bagration demanda au canonnier de garde
pres des caissons:

≪Quelle compagnie?...≫

Et il avait plutot l'air de lui demander:

≪N'auriez-vous pas peur, par hasard?≫

Le canonnier le comprit ainsi.

≪C'est la compagnie du capitaine Tonschine, Excellence, repondit
joyeusement l'artilleur, qui avait les cheveux roux.

--C'est bien, c'est bien, dit Bagration, et il longeait les avant-trains
pour arriver au dernier canon, lorsque le coup assourdissant de cette
bouche a feu resonna dans l'espace, et, au milieu de la fumee qui
l'enveloppait, il vit les servants s'agiter tout autour et la remettre
avec effort en place. Le soldat n° 1, de haute taille et de large
carrure, qui tenait le refouloir, recula vers la roue; le soldat n° 2
mettait, d'une main tremblante, la charge dans la bouche du canon.
Tonschine, petit et trapu, trebuchant sur l'affut, regardait au loin, en
abritant ses yeux de sa main, sans voir le general.

--Ajoutez encore deux lignes, et ce sera bien! s'ecria-t-il d'une voix
flutee, a laquelle il tachait de donner une inflexion martiale peu en
rapport avec sa personne--N° 2, feu!...≫

Bagration appela Tonschine, qui s'approcha a l'instant de lui, en
portant timidement et gauchement les trois doigts a sa visiere, plutot
comme un pretre qui benit que comme un militaire qui salue. Au lieu de
balayer la plaine, comme elles y etaient destinees, les pieces de la
batterie envoyaient des bombes incendiaires dans le village de
Schongraben, devant lequel fourmillaient les masses ennemies.

Personne n'avait indique a Tonschine ou et avec quoi il devait tirer;
mais, apres avoir pris conseil de son sergent-major, Zakartchenko, qu'il
tenait en haute estime, ils avaient decide d'un commun accord qu'ils
devaient chercher a incendier le village:

≪C'est bien≫, dit Bagration, qui ecouta le rapport de l'officier et
examina a son tour le champ de bataille.

Du bas de la hauteur, ou se trouvait le regiment de Kiew, montait le
grondement prolonge et crepitant d'une fusillade; plus loin a droite,
derriere les dragons, on apercevait une colonne ennemie qui tournait
notre flanc; a gauche, l'horizon etait limite par une foret.

Le prince Bagration ordonna a deux bataillons du centre d'aller
renforcer l'aile droite: l'officier d'etat-major se permit de faire
remarquer au prince que dans ce cas les pieces resteraient a decouvert.
Le prince le regarda sans rien dire, de ses yeux vagues. La reflexion
etait juste, il n'y avait rien a y repondre. A ce moment arriva au galop
un aide de camp envoye par le chef du regiment qui se battait sur les
bords de la riviere. Il apportait la nouvelle que des masses enormes de
Francais s'avancaient par la plaine, que le regiment etait disperse et
qu'il se repliait pour se joindre aux grenadiers de Kiew. Le prince
Bagration fit un signe d'assentiment et d'approbation. Il s'eloigna au
pas vers la droite, en envoyant aux dragons l'ordre d'attaquer. Une
demi-heure plus tard, le porteur du message revint annoncer que les
dragons s'etaient deja retires de l'autre cote du ravin pour se mettre a
l'abri du terrible feu de l'ennemi, eviter une inutile perte d'hommes et
envoyer des tirailleurs sous bois.

≪C'est bien≫, dit de nouveau Bagration en quittant la batterie. On
entendait la fusillade dans la foret; le flanc gauche etant trop eloigne
pour que le general en chef put y arriver a temps, il y depecha Gerkow
pour dire au general commandant, celui-la meme que nous avons vu a
Braunau presenter son regiment a Koutouzow, de se retirer au plus vite
derriere le ravin, parce que le flanc droit ne serait pas en etat de
tenir longtemps contre l'ennemi; de sorte que Tonschine fut oublie et
resta sans bataillons pour couvrir sa batterie.

Le prince Andre ecoutait avec attention les observations echangees entre
le prince Bagration et les differents chefs et les ordres qui
s'ensuivaient.

Il fut tres surpris de voir qu'en realite le prince Bagration ne donnait
aucun ordre, et cherchait tout bonnement a faire croire que ses
intentions personnelles etaient en parfait accord avec ce qui etait en
realite le simple effet de la force des circonstances, de la volonte de
ses subordonnes, et des caprices du hasard. Et cependant, malgre la
tournure que les evenements prenaient en dehors de ses previsions, le
prince Andre s'avouait que sa conduite pleine de tact donnait a sa
presence une grande valeur. Rien qu'a le voir, ceux qui l'approchaient
avec des figures decomposees, sentaient le calme leur revenir; officiers
et soldats le saluaient gaiement et, s'excitant les uns les autres,
faisaient montre devant lui de leur courage.


XVII


Le prince Bagration atteignit le point culminant de notre aile droite et
redescendit vers la plaine, ou continuait le bruit de la fusillade et ou
l'action se derobait derriere l'epaisse fumee qui l'enveloppait, lui et
sa suite. Ils ne voyaient rien encore distinctement, mais a chaque pas
en avant ils sentaient de plus en plus vivement que la vraie bataille
etait proche. Ils se croisaient avec des blesses; l'un d'eux, sans
shako, la tete ensanglantee, soutenu sous les bras par deux soldats,
rendait du sang a flots et ralait: la balle lui etait sans doute entree
dans la bouche ou dans le gosier. Un autre, sans fusil, avec un air plus
effare que souffrant, marchait resolument et agitait, sous l'impression
encore toute fraiche de la douleur, sa main mutilee d'ou le sang coulait
a flots sur sa capote. Apres avoir traverse la grande route, ils
descendirent une pente escarpee sur laquelle gisaient quelques hommes;
un peu plus loin, des soldats valides montaient vers eux en criant et en
gesticulant, malgre la presence du general. A quelques pas de la on
distinguait deja dans la fumee les lignes des capotes grises, et un
officier, apercevant Bagration, courut aux hommes qui le suivaient en
leur ordonnant de retourner sur leurs pas.

Le general en chef s'approcha des rangs d'ou partaient a chaque instant
des coups secs qui etouffaient le bourdonnement des voix et les cris des
commandements; les figures animees des soldats etaient noires de poudre:
les uns enfoncaient la baguette dans le fusil, les autres versaient la
poudre dans le bassinet et tiraient les cartouches de leur giberne, les
derniers tiraient au hasard, a travers le nuage de fumee epais et
immobile dont l'atmosphere etait impregnee; a des intervalles
rapproches, des sons et des sifflements aigus, d'une nature
particuliere, chatouillaient desagreablement l'oreille: ≪Qu'est-ce donc?
se dit le prince Andre en approchant de cette cohue.... Ce ne sont pas
des tirailleurs, car ils sont en masse; ce n'est pas une attaque,
puisqu'ils ne bougent pas, et ils ne forment pas non plus le carre?≫

Le chef du regiment, vieux militaire a l'exterieur maigre et debile,
dont les grandes paupieres recouvraient presque entierement les yeux,
s'approcha du prince Bagration, et le recut avec un sourire
bienveillant, comme on recoit un hote qui vous est cher. Il lui expliqua
que son regiment, attaque par la cavalerie francaise, l'avait repoussee,
mais en y perdant plus de la moitie de ses hommes. Il avait
militairement qualifie d'attaque ce qui venait de se passer, quand, par
le fait, il n'aurait pu lui-meme se rendre un compte exact de l'etat de
ses troupes pendant cette derniere demi-heure, et dire positivement si
l'attaque avait ete repoussee, ou si son regiment avait ete enfonce. Il
n'y avait dans tout cela de certain que la grele de boulets et de
grenades qui decimait ses hommes depuis qu'ils avaient commence a
s'engager au cri de: ≪Voila la cavalerie!≫ Ce cri avait ete le signal de
la melee, et ils s'etaient mis a tirer, non plus sur la cavalerie, mais
bien sur l'infanterie francaise qui avait paru dans le vallon.

Le prince Bagration approuva de la tete ce rapport, comme s'il contenait
tout ce qu'il pouvait desirer et tout ce qu'il avait prevu, et, se
tournant vers son aide de camp, il lui ordonna de faire descendre de la
montagne les deux bataillons du 6eme chasseurs, qu'il venait d'y voir en
passant.

En ce moment le prince Andre fut frappe du changement qui s'etait
produit sur la figure du general en chef: elle exprimait une decision
ferme et satisfaite d'elle-meme, celle d'un homme qui prend son dernier
elan pour se jeter a l'eau par une chaude journee d'ete. Ce regard vague
et endormi, ce masque affecte des profondes combinaisons avaient
disparu; ses yeux d'epervier, ronds et resolus, regardaient devant eux
sans se fixer sur rien, avec une certaine exaltation dedaigneuse, tandis
que ses mouvements conservaient leur lenteur et leur regularite
habituelles.

Le chef de regiment le supplia de se retirer, car l'endroit etait
perilleux: ≪Au nom du ciel, Excellence, voyez donc!≫ et il montrait les
balles qui sifflaient et crepitaient autour d'eux.

Il y avait dans sa parole ce ton de persuasion et de remontrance
qu'emploierait un charpentier qui, en voyant son seigneur manier la
hache, lui dirait:

≪Nous y sommes habitues nous autres, mais vous, vous vous ferez venir
des durillons aux mains.≫

Quant a lui, il semblait convaincu que ces balles le respecteraient, et
ce fut en vain que l'officier d'etat-major joignit ses instances aux
siennes. Sans leur repondre, le prince Bagration ordonna de cesser la
fusillade et de former les rangs pour faire place aux deux bataillons
qui s'avancaient. Pendant qu'il parlait, on aurait cru qu'une main
invisible relevait vers la gauche un coin du rideau de fumee qui
masquait le bas-fond, et tous les yeux se dirigerent vers la montagne,
qui se decouvrait peu a peu a leurs yeux, et sur le versant de laquelle
descendait la colonne ennemie. On pouvait deja reconnaitre les bonnets a
poil des grenadiers, distinguer les officiers des soldats, et voir les
plis du drapeau s'enrouler autour de la hampe.

≪Comme ils marchent bien!≫ dit une voix dans la suite du prince.

La tete de la colonne avait deja atteint le bas du ravin, et le choc
etait imminent de ce cote de la descente.

Les restes du regiment qui avait soutenu l'attaque se reformerent
rapidement et s'eloignerent sur la droite, tandis que, chassant devant
eux les trainards, les deux bataillons du 6eme chasseurs s'avancaient
d'un pas pesant, regulier et cadence. Sur le flanc gauche, du cote de
Bagration, marchait le commandant de la compagnie; c'etait un homme de
belle prestance, dont la large figure avait une expression
inintelligente et satisfaite, celui-la meme qui s'etait precipite hors
de la hutte de Tonschine. On voyait qu'il n'avait qu'une idee fixe,
passer avec desinvolture devant son chef. Se balancant legerement sur
ses pieds musculeux, il se redressait sans le moindre effort et, tenant
a la main sa petite epee nue, a lame fine et recourbee, regardant tantot
son chef, tantot ceux qui le suivaient, sans jamais perdre le pas, il
repetait a chaque enjambee, en tournant avec souplesse son corps
vigoureux: ≪Gauche, gauche, gauche!...≫ Et la muraille vivante marchait
en mesure, et chacune de ces figures, serieuses et dissemblables,
alourdie par le poids de son fusil et de son sac, semblait comme lui
n'avoir qu'une seule pensee et repeter avec lui: ≪Gauche, gauche,
gauche!≫

Un gros major essouffle perdait le pas en contournant un buisson de la
route; un trainard, effraye de sa negligence, courait pour rejoindre sa
compagnie.

Un boulet passa par-dessus la tete du prince Bagration et de sa suite,
s'abattit au milieu de la colonne en accompagnant les mots de: gauche,
gauche, gauche! de la cadence de son sifflement.

≪Serrez les rangs,≫ s'ecria avec cranerie le chef de la compagnie; les
soldats se separaient a l'endroit ou etait tombe le boulet, et le vieux
sous-officier chevronne, reste en arriere aupres des morts, rejoignit
son rang, emboita vivement le pas en se retournant d'un air soucieux, et
le commandement de: gauche, gauche, gauche! rythmant de nouveau le bruit
regulier du pas des soldats, semblait encore sortir de la profondeur de
ce silence menacant.

≪Vous l'avez passee en braves, mes enfants,≫ dit le prince Bagration. Un
cri de: ≪Prets a servir[20], Excellence!≫ eclata par detachement. Un
soldat renfrogne regarda son general comme pour lui dire: ≪Nous le
savons aussi bien que vous!≫ Un autre, sans se retourner, dans la
crainte d'etre distrait, ouvrait la bouche toute grande en criant.

On donna l'ordre de s'arreter et d'oter les sacs.

Bagration parcourut les rangs qui venaient de defiler devant lui,
descendit de cheval, tendit la bride a son cosaque, lui remit sa bourka
et etira ses jambes. La tete de la colonne francaise, officiers en tete,
deboucha en ce moment de derriere la montagne.

≪En avant, avec l'aide de Dieu!≫ s'ecria Bagration d'une voix claire et
ferme, et, se retournant un instant vers le front de la troupe, il
s'avanca avec effort sur le terrain inegal, du pas incertain d'un
cavalier a pied. Le prince Andre se sentit entraine par une force
irresistible et en eprouva un grand bonheur[21].

Les Francais etaient a une faible distance, et il pouvait apercevoir
distinctement leurs figures, les buffleteries, les epaulettes rouges, et
un vieil officier qui, les pieds en dehors et des guetres aux jambes,
gravissait avec peine la montagne. Un coup, un second, un troisieme
partirent, et les lignes ennemies se couvrirent de fumee: la fusillade
recommenca. Quelques hommes tomberent de notre cote, entre autres
l'officier qui s'etait donne tant de mal pour defiler avec avantage
devant ses chefs.

Au premier coup de fusil, Bagration avait crie hourra! Un hourra
prolonge lui repondit sur toute la ligne, et depassant leurs chefs, se
depassant l'un l'autre, nos soldats s'elancerent joyeusement a la
poursuite des Francais, dont les rangs s'etaient rompus.


XVIII


L'attaque du 6eme chasseurs avait assure la retraite du flanc droit. Au
centre, l'incendie allume a Schongraben par la batterie oubliee de
Tonschine arretait le mouvement des Francais, qui eteignaient le feu
propage par le vent, et nous donnaient ainsi le temps de nous retirer;
la retraite du centre a travers le ravin se faisait avec bruit et
precipitation, quoique sans desordre. Mais le flanc gauche, qui avait
ete attaque en meme temps et cerne par des forces superieures sous le
commandement de Lannes, compose des regiments d'infanterie d'Azow et de
Podolie, etait debande. Bagration envoya Gerkow au general commandant le
flanc gauche, avec ordre de se replier immediatement.

Gerkow, les doigts a la hauteur de la visiere, s'elanca resolument au
galop, mais il avait a peine quitte Bagration que son courage le trahit;
saisi d'une terreur folle, il lui fut impossible d'aller a l'encontre du
danger; sans avancer jusqu'a la fusillade, il se mit a chercher le
general et les autres chefs la ou ils ne pouvaient se trouver; il en
resulta que l'ordre ne fut pas transmis.

Le commandant du flanc gauche etait, par anciennete de grade, le chef du
regiment que nous avons vu a Braunau et dans lequel servait Dologhow,
tandis que le commandant de l'extreme gauche etait le chef du regiment
de Pavlograd, dont faisait partie Rostow. Les deux chefs, violemment
irrites l'un contre l'autre, ce qui causa un malentendu, perdaient du
temps en recriminations injurieuses, pendant qu'au flanc droit on se
battait depuis longtemps et que les Francais commencaient a operer leur
retraite.

Les regiments de cavalerie et le regiment des chasseurs etaient peu en
mesure de prendre part a l'engagement; du soldat au general, personne ne
s'y attendait, et l'on s'occupait paisiblement du chauffage dans
l'infanterie, et du fourrage dans la cavalerie.

≪Votre chef est mon ancien en grade, disait, rouge de colere, l'Allemand
qui commandait les hussards, a l'aide de camp du regiment de
chasseurs.... Qu'il fasse comme bon lui semble, je ne puis sacrifier mes
hommes.... Trompettes, sonnez la retraite!≫

L'action cependant devenait chaude; la canonnade et la fusillade
grondaient; a droite et au centre, les tirailleurs de Lannes
franchissaient la digue du moulin et s'alignaient de notre cote a deux
portees de fusil. Le general d'infanterie se hissa lourdement sur son
cheval et, se redressant de toute sa hauteur, alla rejoindre le colonel
de cavalerie. La politesse apparente de leur salut cachait leur
animosite reciproque.

≪Je ne puis pourtant pas, colonel, laisser la moitie de mon monde dans
le bois. Je vous prie... et il appuyait sur ce mot... je vous prie
d'occuper les positions et de vous tenir pret pour l'attaque.

--Et moi, je vous prie de vous meler de vos affaires; si vous etiez de
la cavalerie....

--Je ne suis pas de la cavalerie, colonel, mais je suis un general
russe, si vous ne le savez pas....

--Je le sais tres bien, Excellence, reprit le premier, en eperonnant son
cheval et en devenant pourpre.... Ne vous plairait il pas de me suivre
aux avant-postes? Vous verriez par vous-meme que la position ne vaut
rien; je n'ai pas envie de faire massacrer mon monde pour votre bon
plaisir.

--Vous vous oubliez, colonel, ce n'est pas pour mon bon plaisir, et je
ne saurais vous permettre de le dire...≫

Le general accepta la proposition pour ce tournoi de courage: la
poitrine en avant et froncant le sourcil, il se dirigea avec lui vers la
ligne des tirailleurs, comme si leur differend ne pouvait se vider que
sous les balles. Arrives la, ils s'arreterent en silence et quelques
balles volerent par-dessus leurs tetes. Il n'y avait rien de nouveau a y
voir, car, de l'endroit meme qu'ils avaient quitte, l'impossibilite pour
la cavalerie de manoeuvrer au milieu des ravins et des broussailles
etait aussi evidente que le mouvement tournant des Francais pour
envelopper l'aile gauche. Les deux chefs se regardaient comme deux coqs
prets au combat, chacun attendant en vain un signe de faiblesse de son
adversaire. Tous deux subirent cette epreuve avec honneur, et ils
l'auraient prolongee indefiniment par amour-propre, aucun ne voulant
abandonner la partie le premier, si, au meme instant, une fusillade,
accompagnee de cris confus, n'avait eclate a deux pas en arriere.

Les Francais etaient tombes sur les soldats occupes a ramasser du bois:
il ne pouvait donc plus etre question pour les hussards de se replier
avec l'infanterie, car ils etaient coupes de leur chemin de retraite sur
la gauche par les avant-postes ennemis, et force leur fut d'attaquer,
malgre les difficultes du terrain, pour s'ouvrir un passage.

L'escadron de Rostow, qui n'avait eu que le temps de se mettre en selle,
se trouvait juste en face de l'ennemi, et, alors, comme sur le pont de
l'Enns, il n'y avait rien entre l'ennemi et eux, rien que cette distance
pleine de terreur et d'inconnu, cette distance entre les vivants et les
morts que chacun sentait instinctivement, en se demandant avec emotion
s'il la franchirait sain et sauf!...

Le colonel arriva sur le front, en repondant de mauvaise humeur aux
questions des officiers; en homme resolu a faire a sa tete, il leur jeta
un ordre. Rien n'avait ete dit de bien precis, mais une vague rumeur
faisait pressentir une attaque, et l'on entendit tout a la fois le
commandement: ≪Alignez-vous!≫ et le froissement des sabres tires du
fourreau. Nul ne bougeait: l'indecision des chefs etait si apparente,
qu'elle ne tarda pas a se communiquer a leurs troupes, infanterie et
cavalerie.

≪Ah! si cela pouvait venir plus vite, plus vite,≫ se disait Rostow, en
sentant arriver le moment de l'attaque, cette grande et ineffable
jouissance dont ses camarades l'avaient si souvent entretenu.

≪En avant avec l'aide de Dieu, mes enfants! cria la voix de Denissow....
Au trot, marche!≫

Les croupes des chevaux ondulerent, Corbeau tira sur la bride et partit.

Rostow avait a sa droite les premiers rangs de ses hussards et au fond,
devant lui, une ligne sombre dont il ne pouvait se rendre compte a
distance, mais qui etait l'ennemi. On entendait au loin des coups de
fusil.

≪Au trot accelere!...≫

Et Rostow, suivant l'impulsion de son cheval excite, se sentait gagne
par la meme ardeur. Un arbre solitaire qui lui avait semble etre au
milieu de cette ligne mysterieuse etait maintenant depasse:

≪Eh bien, la voila depassee, et il n'y a rien de terrible, au contraire
tout devient plus gai, plus amusant. Oh! comme je vais les sabrer!≫
murmura-t-il avec joie en serrant la poignee de son sabre.

Un formidable hourra retentit derriere lui....

≪Qu'il me tombe seulement sous la main!≫

Et, enlevant Corbeau, il le lanca a pleine carriere; l'ennemi etait en
vue. Tout a coup un immense coup de fouet cingla l'escadron. Rostow leva
la main, pret a sabrer, mais au meme moment il vit s'eloigner Nikitenka,
le soldat qui galopait devant lui, et il se sentit, comme dans un reve,
emporte avec une rapidite vertigineuse, sans quitter sa place. Un
hussard le depassa au galop et le regarda d'un air sombre.

≪Que m'arrive-t-il? Je n'avance pas; je suis donc tombe? suis-je mort?≫

Questions et reponses se croisaient dans sa tete. Il etait seul au
milieu des champs; plus de chevaux emportes, plus de hussards, il ne
voyait autour de lui que la terre immobile et le chaume de la plaine.
Quelque chose de chaud, du sang, coulait autour de lui:

≪Non, je ne suis que blesse; c'est mon cheval qui est tue!≫

Corbeau essaya de se relever, mais il retomba de tout son poids sur son
cavalier; des flots de sang coulaient de sa tete et il se debattait dans
de vains efforts. Rostow, cherchant a se remettre sur ses pieds, retomba
a son tour, sa sabretache s'accrocha a la selle:

≪Ou sont les notres? ou sont les Francais?...≫

Il n'en savait rien.... Il n'y avait personne.

Etant parvenu a se degager de dessous son cheval, il se releva. Ou donc
se trouvait a present cette ligne qui separait si nettement les deux
armees? ≪Ne m'est-il pas arrive quelque chose de grave? Cela se passe-t-il toujours ainsi, et que dois-je faire a present?...≫

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