Allons-y, repondit le prince Andre, j'y prendrai un morceau de
pain et de fromage, car je n'ai pas eu le temps de manger.
--Si vous
me l'aviez dit, prince, je vous aurais offert de partager mon pain et mon
sel.≫
Ils quitterent leurs chevaux et entrerent dans la tente;
quelques officiers, a la figure fatiguee et enluminee, etaient occupes a
boire et a manger.
≪Pour Dieu, messieurs, leur dit l'officier
d'etat-major d'un ton de reproche accentue, qui prouvait que ce n'etait pas
la premiere fois qu'il le leur repetait, vous savez bien que le prince a
defendu de quitter son poste et de se reunir ici;≫ et s'adressant a un
officier d'artillerie de petite taille, maigre et peu soigne, qui s'etait
leve a leur entree avec un sourire contraint, et s'etait dechausse pour
donner a la vivandiere ses bottes a secher. ≪Et vous aussi,
capitaine Tonschine! N'avez-vous pas honte? En votre qualite d'artilleur,
vous devriez donner l'exemple, et vous voila sans bottes; si on bat
la generale, vous serez gentil, nu-pieds. Vous allez me faire le
plaisir, messieurs, de retourner a vos postes, tous,≫ ajouta-t-il d'un ton
de commandement.
Le prince Andre n'avait pu s'empecher de sourire en
regardant Tonschine, qui, debout, silencieux et souriant, levait tour a tour
ses pieds dechausses, et dont les yeux, bons et intelligents, allaient de
l'un a l'autre.
≪Les soldats disent qu'il est plus commode d'etre
dechausse, repondit humblement le capitaine Tonschine, en cherchant a sortir
par une plaisanterie de sa fausse position; mais il se troubla en sentant que
sa saillie avait ete mal recue.
--Retournez a vos postes, messieurs,≫
repeta l'officier d'etat-major, qui s'efforcait de garder son
serieux.
Le prince Andre jeta encore un coup d'oeil sur l'artilleur, dont
la personnalite comique etait un type a part; il n'avait rien de
militaire, et cependant il produisait la meilleure impression.
Une
fois sortis du village, apres avoir depasse et rencontre a chaque pas des
soldats et des officiers de toute arme, ils virent a leur gauche les
retranchements en terre glaise rouge qu'on etait encore en train d'elever.
Quelques bataillons en chemise, malgre la bise froide qui soufflait, y
travaillaient comme des fourmis. Les ayant examines, ils poursuivirent leur
route et, s'en eloignant au galop, ils gravirent la montagne
opposee.
Du haut de cette eminence ils apercurent les
Francais.
≪La-bas est notre batterie, celle de cet original dechausse;
allons-y, mon prince, c'est le point le plus eleve, nous verrons
mieux.
--Mille graces, je trouverai mon chemin tout seul, repondit le
prince Andre, pour se debarrasser de son compagnon; ne vous derangez pas,
je vous en supplie...≫
Et ils se separerent.
A dix verstes des
Francais, sur la route de Znaim, parcourue par le prince Andre le matin meme,
regnaient une confusion et un desordre indescriptibles. A Grounth, il avait
senti dans l'air une inquietude et une agitation inusitees; ici, au
contraire, en se rapprochant de l'ennemi, il constatait avec joie la bonne
tenue et l'air d'assurance des troupes. Les soldats, vetus de leurs capotes
grises, etaient bien alignes devant le sergent-major et le capitaine, qui
comptaient leurs hommes en posant le doigt sur la poitrine de chacun d'eux,
et en faisant lever le bras au dernier soldat de chaque petit
detachement. Quelques-uns apportaient du bois et des broussailles pour se
construire des baraques, riaient et causaient entre eux; des groupes
s'etaient formes autour des feux; les uns tout habilles, les autres, a moitie
nus, sechaient leurs chemises, raccommodaient leurs bottes et leurs
capotes, ranges en cercle autour des marmites et des cuisiniers. Dans une
des compagnies la soupe etait prete, et les soldats impatients suivaient
des yeux la vapeur des chaudieres, en attendant que le sergent de
service eut porte leur soupe a gouter a l'officier, assis sur une poutre
devant sa baraque.
Dans une autre compagnie, plus heureuse, car toutes
n'avaient pas d'eau-de-vie, les hommes se pressaient autour d'un
sergent-major qui avait une figure grelee et de larges epaules; il leur en
versait tour a tour dans le couvercle de leurs bidons, en inclinant son petit
tonneau; les soldats la portaient pieusement a leurs levres, s'en rincaient
la bouche, essuyaient ensuite leurs levres sur leurs manches, et,
apres avoir recouvert leurs bidons, s'eloignaient gais et dispos.
Tous etaient si calmes, qu'on n'aurait pu supposer, a les voir, que
l'ennemi fut a deux pas. Ils semblaient plutot se reposer a une tranquille
etape dans leur pays, qu'etre a la veille d'un engagement ou peut-etre
la moitie d'entre eux resteraient sur le terrain. Le prince Andre,
apres avoir passe devant le regiment de chasseurs, atteignit les rangs
serres des grenadiers de Kiew; tout en conservant leur tournure
martiale habituelle, les grenadiers etaient aussi paisiblement occupes que
leurs camarades; il apercut, non loin de la haute baraque du chef du
regiment, un peloton de grenadiers devant lequel un homme nu etait couche.
Deux soldats le tenaient, deux autres frappaient regulierement sur son
dos avec de minces et flexibles baguettes. Le patient criait d'une
facon lamentable; un gros major marchait devant le detachement et
repetait, sans faire la moindre attention a ses cris:
≪Il est honteux
pour un soldat de voler, le soldat doit etre honnete et brave; s'il a vole
son camarade, c'est qu'il n'a pas le sentiment de l'honneur, c'est qu'il est
un miserable! Encore! encore!...≫
Et les coups tombaient, et les cris
continuaient.
Un jeune officier qui venait de s'eloigner du coupable, et
dont la figure trahissait une compassion involontaire, regarda avec
etonnement l'aide de camp qui passait.
Le prince Andre, une fois
arrive aux avant-postes, les parcourut en detail. La ligne des tirailleurs
ennemis et la notre, separees par une grande distance sur le flanc gauche et
sur le flanc droit, se rapprochaient au milieu, a l'endroit meme que les
parlementaires avaient traverse le matin. Elles etaient si rapprochees, que
les soldats pouvaient distinguer les traits les uns des autres et se
parler. Beaucoup de curieux, meles aux soldats, examinaient cet ennemi
inconnu et etrange pour eux, et, quoiqu'on leur intimat sans cesse l'ordre
de s'eloigner, ils semblaient cloues sur place. Nos soldats s'etaient
bien vite lasses de ce spectacle: ils ne regardaient plus les Francais,
et passaient le temps de leur faction a echanger entre eux des lazzis
sur les nouveaux arrivants.
Le prince Andre s'arreta pour considerer
l'ennemi.
≪Vois donc, vois donc,--disait un soldat a son camarade en lui
en designant un autre qui s'etait avance sur la ligne et avait engage
une conversation vive et animee avec un grenadier francais,--vois
donc comme il en degoise, le Francais ne peut pas le
rattraper.
--Qu'en dis-tu, toi, Siderow?
--Attends, laisse-moi
ecouter.... Diable! comme il y va,≫ repondit Siderow, qui passait pour savoir
tres bien le francais.
Ce soldat qu'ils admiraient tant etait Dologhow;
son capitaine et lui arrivaient du flanc gauche, ou etait leur
regiment.
Encore, encore,--disait le capitaine en se penchant en avant,
et en cherchant a ne pas perdre une seule de ces paroles qui
etaient completement inintelligibles pour lui:--Parlez, parlez plus vite!...
que veut-il?≫
Dologhow, entraine dans une chaude dispute avec le
grenadier, ne lui repondit pas. Ils parlaient de la campagne; le Francais,
confondant les Autrichiens avec les Russes, soutenait que ces derniers
s'etaient rendus et avaient fui a Ulm, tandis que Dologhow cherchait a lui
prouver que les Russes avaient battu les Francais et ne s'etaient pas
rendus:
≪Si l'on nous ordonne de vous chasser d'ici, nous vous
chasserons, continua-t-il.
--Faites seulement bien attention,
repondait le grenadier, qu'on ne vous emmene pas tous avec vos
cosaques.≫
L'auditoire se mit a rire.
≪On vous fera danser comme
du temps de Souvorow, reprit Dologhow.
--Qu'est-ce qu'il chante? demanda
un Francais.
--Bah, de l'histoire ancienne! repondit un autre, comprenant
qu'il etait question des guerres du temps passe.
--L'Empereur va lui
en faire voir a votre Souvara comme aux autres....
--Bonaparte? repliqua
Dologhow, qui fut aussitot interrompu par le Francais irrite.
--Il n'y
a pas de Bonaparte, il y a l'Empereur, sacre nom!
--Que le diable emporte
votre Empereur!...≫
Et Dologhow jurant en russe, a la maniere des
soldats, jeta son fusil sur son epaule et s'eloigna en disant a son
capitaine:
≪Allons-nous-en, Ivan Loukitch.
--En voila du francais,
dirent en riant les soldats; a ton tour, Siderow!...≫
Et Siderow,
clignant de l'oeil et s'adressant aux Francais, leur lanca coup sur coup une
bordee de mots sans suite, sans signification, tels que ≪cari, mata tafa,
safi, muter casca≫, en tachant de donner a sa voix des intonations
expressives. Un rire homerique eclata parmi les soldats, un rire si franc, si
joyeux, qu'il traversa la ligne et se communiqua aux Francais; on aurait pu
croire qu'il n'y avait plus qu'a decharger les fusils et a rentrer chacun
chez soi: mais les fusils resterent charges, les meurtrieres des maisons et
des retranchements conserverent leur aspect menacant, et les canons enleves
de leurs avant-trains et braques sur l'ennemi ne sortirent pas de leur
sinistre immobilite.
XV
Apres avoir parcouru la ligne des
troupes jusqu'au flanc gauche, le prince Andre monta a la batterie d'ou, au
dire de l'officier d'etat-major, on decouvrait tout le terrain. Il descendit
de cheval et s'arreta au bout de la batterie, au quatrieme et dernier
canon. L'artilleur de garde voulut lui presenter les armes, mais, au signe
de l'officier, il reprit sa marche monotone et reguliere. Derriere
les bouches a feu se trouvaient les avant-trains, et plus loin, les
chevaux attaches au piquet et les feux du bivouac des artilleurs. A gauche,
non loin du dernier canon, s'elevait une petite hutte formee de
branchages entrelaces, de l'interieur de laquelle partaient les voix animees
de plusieurs officiers.
On apercevait en effet de cette batterie la
presque totalite des troupes russes et la plus grande partie de celles de
l'ennemi. Sur une colline, juste en face, se dessinait a l'horizon le village
de Schongraben; a droite et a gauche, on distinguait, a trois
endroits differents, au milieu de la fumee de leurs feux, les troupes
francaises, dont le plus grand nombre etait masse dans le village et derriere
la montagne. A gauche des maisons, a travers les nuages de fumee,
on entrevoyait confusement une masse sombre, qui paraissait etre
une batterie, mais dont, a l'oeil nu, on ne pouvait se rendre compte.
Notre flanc droit s'etendait sur une hauteur assez elevee, dominant
l'ennemi, et occupee par l'infanterie et par les dragons, qu'on
apercevait distinctement sur le bord du plateau. Du centre, ou se trouvaient
en ce moment la batterie de Tonschine et le prince Andre, partait un chemin
en pente douce, qui remontait directement au ruisseau dont le cours
nous separait de Schongraben. Sur la gauche, nos troupes occupaient
tout l'espace jusqu'aux forets, dont la lisiere etait eclairee au loin
par les feux qu'y avait allumes notre infanterie. Le developpement de
la ligne de l'ennemi etait plus grand que le notre, et il etait
evident qu'il pouvait nous tourner des deux cotes. Un ravin a pic longeait
les derrieres de nos positions, et rendait difficile la retraite de
la cavalerie et de l'artillerie. Le prince Andre, appuye contre un
canon, marqua a la hate, sur une feuille arrachee a son calepin, la position
de nos troupes, en y indiquant deux endroits qu'il comptait signaler
a l'attention de Bagration, pour lui proposer, d'abord de reunir
toute l'artillerie au centre, et en second lieu de faire passer
l'infanterie de l'autre cote du ravin. Le prince Andre, qui avait ete, depuis
le commencement de la campagne, constamment attache au general en
chef, etait habitue a se rendre compte des mouvements des masses et
des dispositions generales a prendre. Ayant beaucoup etudie les
relations historiques des batailles, il ne saisissait, dans l'engagement qui
se preparait, que les traits principaux, et pensait involontairement
aux consequences qu'ils exerceraient sur l'ensemble des operations.
≪Si l'ennemi dirige l'attaque sur le flanc droit, se disait-il,
les regiments de grenadiers de Kiew et de chasseurs de Podolie
devront defendre leurs positions jusqu'au moment d'etre renforces par
les reserves du centre, et dans ce cas les dragons peuvent les prendre
en travers et les culbuter. Si on attaque le centre, qui est d'ailleurs
a couvert de la grande batterie, nous concentrons le flanc gauche
sur cette hauteur, et nous nous replions, en nous echelonnant
jusqu'au ravin.≫ Pendant qu'il etait absorbe dans ses reflexions, il
continuait a entendre, sans preter toutefois la moindre attention a leurs
paroles, les voix des officiers qui etaient dans la hutte. Une d'elles
cependant le frappa tout a coup par la sincerite de son accent, et malgre lui
il se prit a ecouter.
≪Non, mon ami, disait cette voix sympathique,
qu'il croyait connaitre, je dis que, s'il etait possible de savoir ce qui
nous attend apres la mort, personne de nous n'en aurait peur; c'est ainsi,
mon ami!
--Qu'on ait peur ou non, reprit une voix plus jeune, cela
revient au meme, on ne l'evitera pas.
--Oui, mais en attendant on a
peur.
--Ah! vous autres savants, s'ecria une troisieme voix a
l'intonation male, vous autres artilleurs, vous n'etes si surs de votre fait
que parce que vous trainez toujours a votre suite de l'eau-de-vie et de
quoi manger.≫
C'etait probablement une plaisanterie de
fantassin.
≪Oui, et pourtant on a peur, reprit la premiere voix, on a
peur de l'inconnu, voila! On a beau vous conter que l'ame s'en va au ciel,
ne sait-on pas qu'il n'y a pas de ciel, qu'il n'y a qu'une
atmosphere?
--Voyons, Tonschine, faites-nous part de votre absinthe, dit
la voix male.
--C'est donc le meme capitaine qui etait sans bottes
chez la vivandiere, se dit le prince Andre, en reconnaissant avec plaisir
l'organe de celui qui philosophait.
--De l'absinthe, pourquoi pas?
repondit Tonschine. Quant a comprendre la vie future...,≫ il n'acheva pas sa
phrase, car au meme moment un sifflement fendit l'air, et un boulet,
traversant l'espace avec une rapidite vertigineuse, s'enfonca avec fracas
dans la terre, qu'il fit rejaillir autour de lui a deux pas de la hutte, le
sol trembla sous le coup. Tonschine s'elanca hors de la hutte, la pipe a la
bouche, sa bonne et intelligente figure un peu pale; il etait suivi de
l'officier d'infanterie a la grosse voix, qui boutonna son uniforme,
chemin faisant, et qui courut a toutes jambes rejoindre sa
compagnie.
XVI
Le prince Andre, arrete a cheval pres de la
batterie, parcourait des yeux le vaste horizon pour y decouvrir la piece qui
avait lance le projectile. Il apercut comme des ondulations dans les masses
jusque-la immobiles des Francais, et constata la presence de la batterie
qu'il avait soupconnee. Deux cavaliers descendirent au galop la montagne,
au pied de laquelle avancait une petite colonne ennemie dans
l'intention evidente de renforcer les avant-postes. La fumee du premier coup
n'etait pas encore dissipee, qu'un second nuage s'eleva, et qu'un second
coup partit: la bataille etait commencee. Le prince Andre s'elanca a
bride abattue dans la direction de Grounth pour y rejoindre le
prince Bagration. La canonnade augmentait de violence derriere lui, et l'on
y repondait de notre cote. Dans le bas, a l'endroit traverse par
les parlementaires, la fusillade s'engageait.
Lemarrois venait de
remettre a Murat la lettre fulminante de Napoleon. Murat, honteux de sa
deconvenue et desirant se faire pardonner, fit aussitot marcher ses troupes
vers le centre de l'armee russe, pour en tourner en meme temps les deux
ailes, avec l'espoir d'ecraser, avant le soir et avant l'arrivee de
l'Empereur, le faible detachement qu'il avait devant lui.
≪C'est
commence! se dit le prince Andre, dont le coeur battit plus vite; mais ou
trouverai-je mon Toulon?≫
En passant au milieu de ces compagnies qui, un
quart d'heure avant, mangeaient tranquillement leur soupe, il rencontra
partout la meme agitation: des soldats saisissaient leurs fusils et
s'alignaient en ordre, tandis que leur visage exprimait l'excitation qu'il
ressentait lui-meme au fond du coeur. Comme lui, ils semblaient dire, avec
un melange de terreur et de joie:
≪C'est commence!≫
A peu de
distance des retranchements inacheves, il vit venir a lui, dans le crepuscule
d'une brumeuse soiree d'automne, plusieurs militaires a cheval. Le premier,
qui marchait en avant, revetu d'une bourka[19], montait un cheval blanc;
c'etait le prince Bagration, qui, reconnaissant le prince Andre, le salua
d'un signe de tete. Celui-ci s'etait arrete pour l'attendre et le mettre au
fait de ce qu'il avait vu.
En l'ecoutant, le prince Bagration
regardait devant lui, et le prince Andre se demandait avec une curiosite
inquiete, en etudiant les traits fortement accuses de cette figure dont les
yeux etaient a moitie fermes, vagues et endormis, quelles pensees, quels
sentiments se cachaient derriere ce masque impenetrable?...
≪C'est
bien, dit-il, en inclinant la tete en signe d'acquiescement et comme si ce
qu'il venait d'entendre avait ete prevu par lui. Le prince Andre, encore tout
haletant de sa course, parlait avec volubilite, tandis que le prince
Bagration accentuait ses mots, a l'orientale, et les laissait tomber
lentement de ses levres. Il eperonna son cheval, mais sans laisser paraitre
le moindre signe de precipitation, et se dirigea vers la batterie de
Tonschine, accompagne de toute sa suite, composee d'un officier d'etat-major,
son aide de camp special, du prince, de Gerkow, d'une ordonnance, de
l'officier de l'etat-major de service et d'un fonctionnaire civil, ayant rang
d'auditeur, qui par curiosite avait demande et obtenu la permission
d'assister a une bataille. Ce gros et fort pekin, a la figure pleine, secoue
par son cheval, assis sur une selle du train des bagages, enveloppe d'un
epais manteau de camelot, regardait autour de lui avec un sourire naif
et satisfait, et faisait une etrange figure au milieu des hussards,
des cosaques et des aides de camp.
≪Et dire qu'il tient a voir une
bataille, dit Gerkow a Bolkonsky, en le lui designant, et il a deja mal au
creux de l'estomac!
--Voyons, epargnez-moi, dit le civil, qui paraissait
content de servir de but aux plaisanteries de Gerkow, et cherchait a passer
pour plus bete qu'il n'etait.
--Tres drole, mon monsieur prince, dit
l'officier de service;--il se rappelait qu'en francais le titre du prince
etait toujours precede d'un autre mot, mais il ne put parvenir a le trouver.
Ils approchaient de la batterie de Tonschine, lorsqu'un boulet tomba a
quelques pas d'eux.
--Qu'est-ce qui est tombe? demanda
l'auditeur.
--C'est une galette francaise, repondit
Gerkow.
--Comment, c'est cela qui tue? reprit le premier. Dieu! que
c'est effrayant!≫ continua-t-il tout radieux.
A peine avait-il acheve,
qu'un sifflement terrible, epouvantable, se fit entendre. Un cosaque glissa
de son cheval et tomba un peu a la droite de l'auditeur. Gerkow et l'officier
de service se pencherent, en tirant leurs chevaux du cote oppose. L'auditeur,
arrete devant le cosaque, le considerait avec curiosite: le cosaque etait
mort, tandis que le cheval se debattait encore.
Le prince Bagration
regarda par-dessus son epaule. Devinant le motif de cette confusion, il se
detourna avec tranquillite, en ayant l'air de dire:
≪Ce n'est pas la
peine de s'occuper de ces bagatelles.≫
Il arreta son cheval et, en bon
cavalier qu'il etait, se pencha en avant, et degagea son epee, accrochee a sa
bourka. C'etait une epee ancienne, differente de celles qu'on portait
habituellement, et dont Souvorow lui avait fait cadeau en Italie. Le prince
Andre, se souvenant alors de ce detail, y vit un heureux presage. Arrive a la
batterie placee sur la hauteur, le prince Bagration demanda au canonnier de
garde pres des caissons:
≪Quelle compagnie?...≫
Et il avait
plutot l'air de lui demander:
≪N'auriez-vous pas peur, par
hasard?≫
Le canonnier le comprit ainsi.
≪C'est la compagnie du
capitaine Tonschine, Excellence, repondit joyeusement l'artilleur, qui avait
les cheveux roux.
--C'est bien, c'est bien, dit Bagration, et il longeait
les avant-trains pour arriver au dernier canon, lorsque le coup assourdissant
de cette bouche a feu resonna dans l'espace, et, au milieu de la fumee
qui l'enveloppait, il vit les servants s'agiter tout autour et la
remettre avec effort en place. Le soldat n° 1, de haute taille et de
large carrure, qui tenait le refouloir, recula vers la roue; le soldat n°
2 mettait, d'une main tremblante, la charge dans la bouche du
canon. Tonschine, petit et trapu, trebuchant sur l'affut, regardait au loin,
en abritant ses yeux de sa main, sans voir le general.
--Ajoutez
encore deux lignes, et ce sera bien! s'ecria-t-il d'une voix flutee, a
laquelle il tachait de donner une inflexion martiale peu en rapport avec sa
personne--N° 2, feu!...≫
Bagration appela Tonschine, qui s'approcha a
l'instant de lui, en portant timidement et gauchement les trois doigts a sa
visiere, plutot comme un pretre qui benit que comme un militaire qui salue.
Au lieu de balayer la plaine, comme elles y etaient destinees, les pieces de
la batterie envoyaient des bombes incendiaires dans le village
de Schongraben, devant lequel fourmillaient les masses
ennemies.
Personne n'avait indique a Tonschine ou et avec quoi il devait
tirer; mais, apres avoir pris conseil de son sergent-major, Zakartchenko,
qu'il tenait en haute estime, ils avaient decide d'un commun accord
qu'ils devaient chercher a incendier le village:
≪C'est bien≫, dit
Bagration, qui ecouta le rapport de l'officier et examina a son tour le champ
de bataille.
Du bas de la hauteur, ou se trouvait le regiment de Kiew,
montait le grondement prolonge et crepitant d'une fusillade; plus loin a
droite, derriere les dragons, on apercevait une colonne ennemie qui
tournait notre flanc; a gauche, l'horizon etait limite par une
foret.
Le prince Bagration ordonna a deux bataillons du centre
d'aller renforcer l'aile droite: l'officier d'etat-major se permit de
faire remarquer au prince que dans ce cas les pieces resteraient a
decouvert. Le prince le regarda sans rien dire, de ses yeux vagues. La
reflexion etait juste, il n'y avait rien a y repondre. A ce moment arriva au
galop un aide de camp envoye par le chef du regiment qui se battait sur
les bords de la riviere. Il apportait la nouvelle que des masses enormes
de Francais s'avancaient par la plaine, que le regiment etait disperse
et qu'il se repliait pour se joindre aux grenadiers de Kiew. Le
prince Bagration fit un signe d'assentiment et d'approbation. Il s'eloigna
au pas vers la droite, en envoyant aux dragons l'ordre d'attaquer.
Une demi-heure plus tard, le porteur du message revint annoncer que
les dragons s'etaient deja retires de l'autre cote du ravin pour se mettre
a l'abri du terrible feu de l'ennemi, eviter une inutile perte d'hommes
et envoyer des tirailleurs sous bois.
≪C'est bien≫, dit de nouveau
Bagration en quittant la batterie. On entendait la fusillade dans la foret;
le flanc gauche etant trop eloigne pour que le general en chef put y arriver
a temps, il y depecha Gerkow pour dire au general commandant, celui-la meme
que nous avons vu a Braunau presenter son regiment a Koutouzow, de se retirer
au plus vite derriere le ravin, parce que le flanc droit ne serait pas en
etat de tenir longtemps contre l'ennemi; de sorte que Tonschine fut oublie
et resta sans bataillons pour couvrir sa batterie.
Le prince Andre
ecoutait avec attention les observations echangees entre le prince Bagration
et les differents chefs et les ordres qui s'ensuivaient.
Il fut tres
surpris de voir qu'en realite le prince Bagration ne donnait aucun ordre, et
cherchait tout bonnement a faire croire que ses intentions personnelles
etaient en parfait accord avec ce qui etait en realite le simple effet de la
force des circonstances, de la volonte de ses subordonnes, et des caprices du
hasard. Et cependant, malgre la tournure que les evenements prenaient en
dehors de ses previsions, le prince Andre s'avouait que sa conduite pleine de
tact donnait a sa presence une grande valeur. Rien qu'a le voir, ceux qui
l'approchaient avec des figures decomposees, sentaient le calme leur revenir;
officiers et soldats le saluaient gaiement et, s'excitant les uns les
autres, faisaient montre devant lui de leur
courage.
XVII
Le prince Bagration atteignit le point
culminant de notre aile droite et redescendit vers la plaine, ou continuait
le bruit de la fusillade et ou l'action se derobait derriere l'epaisse fumee
qui l'enveloppait, lui et sa suite. Ils ne voyaient rien encore
distinctement, mais a chaque pas en avant ils sentaient de plus en plus
vivement que la vraie bataille etait proche. Ils se croisaient avec des
blesses; l'un d'eux, sans shako, la tete ensanglantee, soutenu sous les bras
par deux soldats, rendait du sang a flots et ralait: la balle lui etait sans
doute entree dans la bouche ou dans le gosier. Un autre, sans fusil, avec un
air plus effare que souffrant, marchait resolument et agitait, sous
l'impression encore toute fraiche de la douleur, sa main mutilee d'ou le sang
coulait a flots sur sa capote. Apres avoir traverse la grande route,
ils descendirent une pente escarpee sur laquelle gisaient quelques
hommes; un peu plus loin, des soldats valides montaient vers eux en criant et
en gesticulant, malgre la presence du general. A quelques pas de la
on distinguait deja dans la fumee les lignes des capotes grises, et
un officier, apercevant Bagration, courut aux hommes qui le suivaient
en leur ordonnant de retourner sur leurs pas.
Le general en chef
s'approcha des rangs d'ou partaient a chaque instant des coups secs qui
etouffaient le bourdonnement des voix et les cris des commandements; les
figures animees des soldats etaient noires de poudre: les uns enfoncaient la
baguette dans le fusil, les autres versaient la poudre dans le bassinet et
tiraient les cartouches de leur giberne, les derniers tiraient au hasard, a
travers le nuage de fumee epais et immobile dont l'atmosphere etait
impregnee; a des intervalles rapproches, des sons et des sifflements aigus,
d'une nature particuliere, chatouillaient desagreablement l'oreille:
≪Qu'est-ce donc? se dit le prince Andre en approchant de cette cohue.... Ce
ne sont pas des tirailleurs, car ils sont en masse; ce n'est pas une
attaque, puisqu'ils ne bougent pas, et ils ne forment pas non plus le
carre?≫
Le chef du regiment, vieux militaire a l'exterieur maigre et
debile, dont les grandes paupieres recouvraient presque entierement les
yeux, s'approcha du prince Bagration, et le recut avec un
sourire bienveillant, comme on recoit un hote qui vous est cher. Il lui
expliqua que son regiment, attaque par la cavalerie francaise, l'avait
repoussee, mais en y perdant plus de la moitie de ses hommes. Il
avait militairement qualifie d'attaque ce qui venait de se passer, quand,
par le fait, il n'aurait pu lui-meme se rendre un compte exact de l'etat
de ses troupes pendant cette derniere demi-heure, et dire positivement
si l'attaque avait ete repoussee, ou si son regiment avait ete enfonce.
Il n'y avait dans tout cela de certain que la grele de boulets et
de grenades qui decimait ses hommes depuis qu'ils avaient commence
a s'engager au cri de: ≪Voila la cavalerie!≫ Ce cri avait ete le signal
de la melee, et ils s'etaient mis a tirer, non plus sur la cavalerie,
mais bien sur l'infanterie francaise qui avait paru dans le vallon.
Le
prince Bagration approuva de la tete ce rapport, comme s'il contenait tout ce
qu'il pouvait desirer et tout ce qu'il avait prevu, et, se tournant vers son
aide de camp, il lui ordonna de faire descendre de la montagne les deux
bataillons du 6eme chasseurs, qu'il venait d'y voir en passant.
En ce
moment le prince Andre fut frappe du changement qui s'etait produit sur la
figure du general en chef: elle exprimait une decision ferme et satisfaite
d'elle-meme, celle d'un homme qui prend son dernier elan pour se jeter a
l'eau par une chaude journee d'ete. Ce regard vague et endormi, ce masque
affecte des profondes combinaisons avaient disparu; ses yeux d'epervier,
ronds et resolus, regardaient devant eux sans se fixer sur rien, avec une
certaine exaltation dedaigneuse, tandis que ses mouvements conservaient leur
lenteur et leur regularite habituelles.
Le chef de regiment le supplia
de se retirer, car l'endroit etait perilleux: ≪Au nom du ciel, Excellence,
voyez donc!≫ et il montrait les balles qui sifflaient et crepitaient autour
d'eux.
Il y avait dans sa parole ce ton de persuasion et de
remontrance qu'emploierait un charpentier qui, en voyant son seigneur manier
la hache, lui dirait:
≪Nous y sommes habitues nous autres, mais vous,
vous vous ferez venir des durillons aux mains.≫
Quant a lui, il
semblait convaincu que ces balles le respecteraient, et ce fut en vain que
l'officier d'etat-major joignit ses instances aux siennes. Sans leur
repondre, le prince Bagration ordonna de cesser la fusillade et de former les
rangs pour faire place aux deux bataillons qui s'avancaient. Pendant qu'il
parlait, on aurait cru qu'une main invisible relevait vers la gauche un coin
du rideau de fumee qui masquait le bas-fond, et tous les yeux se dirigerent
vers la montagne, qui se decouvrait peu a peu a leurs yeux, et sur le versant
de laquelle descendait la colonne ennemie. On pouvait deja reconnaitre les
bonnets a poil des grenadiers, distinguer les officiers des soldats, et voir
les plis du drapeau s'enrouler autour de la hampe.
≪Comme ils marchent
bien!≫ dit une voix dans la suite du prince.
La tete de la colonne avait
deja atteint le bas du ravin, et le choc etait imminent de ce cote de la
descente.
Les restes du regiment qui avait soutenu l'attaque se
reformerent rapidement et s'eloignerent sur la droite, tandis que, chassant
devant eux les trainards, les deux bataillons du 6eme chasseurs
s'avancaient d'un pas pesant, regulier et cadence. Sur le flanc gauche, du
cote de Bagration, marchait le commandant de la compagnie; c'etait un homme
de belle prestance, dont la large figure avait une
expression inintelligente et satisfaite, celui-la meme qui s'etait precipite
hors de la hutte de Tonschine. On voyait qu'il n'avait qu'une idee
fixe, passer avec desinvolture devant son chef. Se balancant legerement
sur ses pieds musculeux, il se redressait sans le moindre effort et,
tenant a la main sa petite epee nue, a lame fine et recourbee, regardant
tantot son chef, tantot ceux qui le suivaient, sans jamais perdre le pas,
il repetait a chaque enjambee, en tournant avec souplesse son
corps vigoureux: ≪Gauche, gauche, gauche!...≫ Et la muraille vivante
marchait en mesure, et chacune de ces figures, serieuses et
dissemblables, alourdie par le poids de son fusil et de son sac, semblait
comme lui n'avoir qu'une seule pensee et repeter avec lui: ≪Gauche,
gauche, gauche!≫
Un gros major essouffle perdait le pas en contournant
un buisson de la route; un trainard, effraye de sa negligence, courait pour
rejoindre sa compagnie.
Un boulet passa par-dessus la tete du prince
Bagration et de sa suite, s'abattit au milieu de la colonne en accompagnant
les mots de: gauche, gauche, gauche! de la cadence de son
sifflement.
≪Serrez les rangs,≫ s'ecria avec cranerie le chef de la
compagnie; les soldats se separaient a l'endroit ou etait tombe le boulet, et
le vieux sous-officier chevronne, reste en arriere aupres des morts,
rejoignit son rang, emboita vivement le pas en se retournant d'un air
soucieux, et le commandement de: gauche, gauche, gauche! rythmant de nouveau
le bruit regulier du pas des soldats, semblait encore sortir de la profondeur
de ce silence menacant.
≪Vous l'avez passee en braves, mes enfants,≫
dit le prince Bagration. Un cri de: ≪Prets a servir[20], Excellence!≫ eclata
par detachement. Un soldat renfrogne regarda son general comme pour lui dire:
≪Nous le savons aussi bien que vous!≫ Un autre, sans se retourner, dans
la crainte d'etre distrait, ouvrait la bouche toute grande en
criant.
On donna l'ordre de s'arreter et d'oter les
sacs.
Bagration parcourut les rangs qui venaient de defiler devant
lui, descendit de cheval, tendit la bride a son cosaque, lui remit sa
bourka et etira ses jambes. La tete de la colonne francaise, officiers en
tete, deboucha en ce moment de derriere la montagne.
≪En avant, avec
l'aide de Dieu!≫ s'ecria Bagration d'une voix claire et ferme, et, se
retournant un instant vers le front de la troupe, il s'avanca avec effort sur
le terrain inegal, du pas incertain d'un cavalier a pied. Le prince Andre se
sentit entraine par une force irresistible et en eprouva un grand
bonheur[21].
Les Francais etaient a une faible distance, et il pouvait
apercevoir distinctement leurs figures, les buffleteries, les epaulettes
rouges, et un vieil officier qui, les pieds en dehors et des guetres aux
jambes, gravissait avec peine la montagne. Un coup, un second, un
troisieme partirent, et les lignes ennemies se couvrirent de fumee: la
fusillade recommenca. Quelques hommes tomberent de notre cote, entre
autres l'officier qui s'etait donne tant de mal pour defiler avec
avantage devant ses chefs.
Au premier coup de fusil, Bagration avait
crie hourra! Un hourra prolonge lui repondit sur toute la ligne, et depassant
leurs chefs, se depassant l'un l'autre, nos soldats s'elancerent joyeusement
a la poursuite des Francais, dont les rangs s'etaient
rompus.
XVIII
L'attaque du 6eme chasseurs avait assure la
retraite du flanc droit. Au centre, l'incendie allume a Schongraben par la
batterie oubliee de Tonschine arretait le mouvement des Francais, qui
eteignaient le feu propage par le vent, et nous donnaient ainsi le temps de
nous retirer; la retraite du centre a travers le ravin se faisait avec bruit
et precipitation, quoique sans desordre. Mais le flanc gauche, qui
avait ete attaque en meme temps et cerne par des forces superieures sous
le commandement de Lannes, compose des regiments d'infanterie d'Azow et
de Podolie, etait debande. Bagration envoya Gerkow au general commandant
le flanc gauche, avec ordre de se replier immediatement.
Gerkow, les
doigts a la hauteur de la visiere, s'elanca resolument au galop, mais il
avait a peine quitte Bagration que son courage le trahit; saisi d'une terreur
folle, il lui fut impossible d'aller a l'encontre du danger; sans avancer
jusqu'a la fusillade, il se mit a chercher le general et les autres chefs la
ou ils ne pouvaient se trouver; il en resulta que l'ordre ne fut pas
transmis.
Le commandant du flanc gauche etait, par anciennete de grade,
le chef du regiment que nous avons vu a Braunau et dans lequel servait
Dologhow, tandis que le commandant de l'extreme gauche etait le chef du
regiment de Pavlograd, dont faisait partie Rostow. Les deux chefs,
violemment irrites l'un contre l'autre, ce qui causa un malentendu, perdaient
du temps en recriminations injurieuses, pendant qu'au flanc droit on
se battait depuis longtemps et que les Francais commencaient a operer
leur retraite.
Les regiments de cavalerie et le regiment des chasseurs
etaient peu en mesure de prendre part a l'engagement; du soldat au general,
personne ne s'y attendait, et l'on s'occupait paisiblement du chauffage
dans l'infanterie, et du fourrage dans la cavalerie.
≪Votre chef est
mon ancien en grade, disait, rouge de colere, l'Allemand qui commandait les
hussards, a l'aide de camp du regiment de chasseurs.... Qu'il fasse comme bon
lui semble, je ne puis sacrifier mes hommes.... Trompettes, sonnez la
retraite!≫
L'action cependant devenait chaude; la canonnade et la
fusillade grondaient; a droite et au centre, les tirailleurs de
Lannes franchissaient la digue du moulin et s'alignaient de notre cote a
deux portees de fusil. Le general d'infanterie se hissa lourdement sur
son cheval et, se redressant de toute sa hauteur, alla rejoindre le
colonel de cavalerie. La politesse apparente de leur salut cachait
leur animosite reciproque.
≪Je ne puis pourtant pas, colonel, laisser
la moitie de mon monde dans le bois. Je vous prie... et il appuyait sur ce
mot... je vous prie d'occuper les positions et de vous tenir pret pour
l'attaque.
--Et moi, je vous prie de vous meler de vos affaires; si vous
etiez de la cavalerie....
--Je ne suis pas de la cavalerie, colonel,
mais je suis un general russe, si vous ne le savez pas....
--Je le
sais tres bien, Excellence, reprit le premier, en eperonnant son cheval et en
devenant pourpre.... Ne vous plairait il pas de me suivre aux avant-postes?
Vous verriez par vous-meme que la position ne vaut rien; je n'ai pas envie de
faire massacrer mon monde pour votre bon plaisir.
--Vous vous oubliez,
colonel, ce n'est pas pour mon bon plaisir, et je ne saurais vous permettre
de le dire...≫
Le general accepta la proposition pour ce tournoi de
courage: la poitrine en avant et froncant le sourcil, il se dirigea avec lui
vers la ligne des tirailleurs, comme si leur differend ne pouvait se vider
que sous les balles. Arrives la, ils s'arreterent en silence et
quelques balles volerent par-dessus leurs tetes. Il n'y avait rien de nouveau
a y voir, car, de l'endroit meme qu'ils avaient quitte, l'impossibilite
pour la cavalerie de manoeuvrer au milieu des ravins et des
broussailles etait aussi evidente que le mouvement tournant des Francais
pour envelopper l'aile gauche. Les deux chefs se regardaient comme deux
coqs prets au combat, chacun attendant en vain un signe de faiblesse de
son adversaire. Tous deux subirent cette epreuve avec honneur, et
ils l'auraient prolongee indefiniment par amour-propre, aucun ne
voulant abandonner la partie le premier, si, au meme instant, une
fusillade, accompagnee de cris confus, n'avait eclate a deux pas en
arriere.
Les Francais etaient tombes sur les soldats occupes a ramasser
du bois: il ne pouvait donc plus etre question pour les hussards de se
replier avec l'infanterie, car ils etaient coupes de leur chemin de retraite
sur la gauche par les avant-postes ennemis, et force leur fut
d'attaquer, malgre les difficultes du terrain, pour s'ouvrir un
passage.
L'escadron de Rostow, qui n'avait eu que le temps de se mettre
en selle, se trouvait juste en face de l'ennemi, et, alors, comme sur le pont
de l'Enns, il n'y avait rien entre l'ennemi et eux, rien que cette
distance pleine de terreur et d'inconnu, cette distance entre les vivants et
les morts que chacun sentait instinctivement, en se demandant avec
emotion s'il la franchirait sain et sauf!...
Le colonel arriva sur le
front, en repondant de mauvaise humeur aux questions des officiers; en homme
resolu a faire a sa tete, il leur jeta un ordre. Rien n'avait ete dit de bien
precis, mais une vague rumeur faisait pressentir une attaque, et l'on
entendit tout a la fois le commandement: ≪Alignez-vous!≫ et le froissement
des sabres tires du fourreau. Nul ne bougeait: l'indecision des chefs etait
si apparente, qu'elle ne tarda pas a se communiquer a leurs troupes,
infanterie et cavalerie.
≪Ah! si cela pouvait venir plus vite, plus
vite,≫ se disait Rostow, en sentant arriver le moment de l'attaque, cette
grande et ineffable jouissance dont ses camarades l'avaient si souvent
entretenu.
≪En avant avec l'aide de Dieu, mes enfants! cria la voix de
Denissow.... Au trot, marche!≫
Les croupes des chevaux ondulerent,
Corbeau tira sur la bride et partit.
Rostow avait a sa droite les
premiers rangs de ses hussards et au fond, devant lui, une ligne sombre dont
il ne pouvait se rendre compte a distance, mais qui etait l'ennemi. On
entendait au loin des coups de fusil.
≪Au trot accelere!...≫
Et
Rostow, suivant l'impulsion de son cheval excite, se sentait gagne par la
meme ardeur. Un arbre solitaire qui lui avait semble etre au milieu de cette
ligne mysterieuse etait maintenant depasse:
≪Eh bien, la voila depassee,
et il n'y a rien de terrible, au contraire tout devient plus gai, plus
amusant. Oh! comme je vais les sabrer!≫ murmura-t-il avec joie en serrant la
poignee de son sabre.
Un formidable hourra retentit derriere
lui....
≪Qu'il me tombe seulement sous la main!≫
Et, enlevant
Corbeau, il le lanca a pleine carriere; l'ennemi etait en vue. Tout a coup un
immense coup de fouet cingla l'escadron. Rostow leva la main, pret a sabrer,
mais au meme moment il vit s'eloigner Nikitenka, le soldat qui galopait
devant lui, et il se sentit, comme dans un reve, emporte avec une rapidite
vertigineuse, sans quitter sa place. Un hussard le depassa au galop et le
regarda d'un air sombre.
≪Que m'arrive-t-il? Je n'avance pas; je suis
donc tombe? suis-je mort?≫
Questions et reponses se croisaient dans sa
tete. Il etait seul au milieu des champs; plus de chevaux emportes, plus de
hussards, il ne voyait autour de lui que la terre immobile et le chaume de la
plaine. Quelque chose de chaud, du sang, coulait autour de lui:
≪Non,
je ne suis que blesse; c'est mon cheval qui est tue!≫
Corbeau essaya de
se relever, mais il retomba de tout son poids sur son cavalier; des flots de
sang coulaient de sa tete et il se debattait dans de vains efforts. Rostow,
cherchant a se remettre sur ses pieds, retomba a son tour, sa sabretache
s'accrocha a la selle:
≪Ou sont les notres? ou sont les
Francais?...≫
Il n'en savait rien.... Il n'y avait personne.
Etant
parvenu a se degager de dessous son cheval, il se releva. Ou donc se trouvait
a present cette ligne qui separait si nettement les deux armees? ≪Ne m'est-il
pas arrive quelque chose de grave? Cela se passe-t-il toujours ainsi, et que
dois-je faire a present?...≫ |
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