2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 13

La guerre et la paix 전쟁과 평화 13


Il sentit un poids etrange peser sur son bras gauche engourdi. Son
poignet semblait ne plus lui appartenir, et pourtant aucune trace de
sang ne se voyait sur sa main:

≪Ah! voila enfin des hommes, ils vont m'aider,≫ pensa-t-il avec joie.
Le premier de ceux qui accouraient vers lui, hale, bronze, avec un nez
crochu, vetu d'une capote gros bleu, portait un shako de forme etrange;
l'un d'eux prononca quelques mots dans une langue qui n'etait pas du
russe. D'autres, habilles de meme facon, conduisaient un hussard de son
regiment.

≪C'est, sans doute un prisonnier.... Mais va-t-on me prendre aussi? se
dit Rostow, qui n'en croyait pas ses yeux. Sont-ce des Francais?≫

Il examinait les survenants, et, malgre sa recente bravoure qui les
voulait tous exterminer, ce voisinage le glacait d'effroi.

≪Ou vont-ils?... Est-ce a moi qu'ils en veulent?... Me tueront-ils?...
Pourquoi? Moi que tout le monde aime?...≫

Et il se souvint de l'amour de sa mere, de sa famille, de l'affection
que chacun avait pour lui, ce qui rendait cette supposition
invraisemblable.

Il restait cloue a sa place, sans se rendre compte de sa situation; le
Francais au nez crochu, a la figure etrangere, echauffee par la course,
et dont il pouvait deja distinguer la physionomie, arrivait sur lui la
baionnette en avant. Rostow saisit son pistolet, mais, au lieu de le
decharger sur son ennemi, il le lui jeta violemment a la tete, et
s'enfuit a toutes jambes se cacher dans les buissons.

Les sentiments de lutte et d'excitation qu'il avait si vivement eprouves
sur le pont de l'Enns etaient bien loin de lui: il courait comme un
lievre traque par les chiens; l'instinct de conserver son existence
jeune et heureuse envahissait tout son etre, et lui donnait des ailes!
Sautant par-dessus les fosses, franchissant les sillons avec
l'impetuosite de son enfance, il tournait souvent en arriere sa bonne et
douce figure palie, tandis que le frisson de la peur aiguillonnait sa
course.

≪Il vaut mieux ne pas regarder,≫ pensa-t-il; mais, arrive aux premieres
broussailles, il s'arreta; les Francais etaient distances, et celui qui
le poursuivait ralentissait le pas et semblait appeler ses compagnons:

≪Impossible!... Ils ne peuvent pas vouloir me tuer?≫ se dit Rostow.

Cependant son bras devenait de plus en plus lourd; on aurait dit qu'il
trainait un poids de deux pouds[22], il ne pouvait plus avancer. Le
Francais le visait, il ferma les yeux et se baissa: une, deux balles
passerent en sifflant a ses oreilles; rassemblant ses dernieres forces
et soulevant son poignet gauche avec sa main droite, il s'elanca dans
les buissons. La etait le salut, la etaient les tirailleurs russes!


XIX


L'infanterie, surprise a l'improviste dans le bois, en sortait au pas de
course, en groupes debandes. Un soldat effare laissa tomber ce mot d'une
si terrible signification a la guerre:

≪Nous sommes coupes!≫

Et ce mot repandit l'epouvante dans toute la masse.

≪Cernes! coupes! perdus!≫ criaient les fuyards.

Au premier bruit de la fusillade, aux premiers cris, le commandant du
regiment devina qu'il venait de se passer quelque chose d'effroyable.
Frappe de la pensee que lui, officier exact, militaire exemplaire depuis
tant d'annees, pouvait etre accuse de negligence et d'incurie par ses
chefs, oubliant ses airs d'importance, son rival indiscipline, oubliant
surtout le danger qui l'attendait, il empoigna le pommeau de sa selle,
eperonna son cheval et partit au galop rejoindre son regiment, sous une
pluie de balles qui heureusement ne l'effleurerent meme pas. Il n'avait
qu'un desir: savoir ce qui en etait, reparer la faute commise, si elle
venait a lui etre imputee, et rester pur de tout blame, lui qui
comptait vingt-deux ans de services irreprochables.

Ayant heureusement franchi la ligne ennemie, il tomba de l'autre cote du
bois au milieu des fuyards qui se precipitaient a travers champs, sans
vouloir ecouter les commandements. C'etait la minute terrible de cette
hesitation morale qui decide du sort d'une bataille. Ces troupes
affolees obeiraient-elles a la voix jusque-la si respectee de leur chef,
ou continueraient-elles a fuir? Malgre ses rappels desesperes, malgre sa
figure decomposee par la fureur, malgre ses gestes menacants, les
soldats couraient, couraient toujours, et tiraient en l'air sans se
retourner. Le sort en etait jete: la balance, dans cette minute
d'hesitation, avait penche du cote de la peur.

Le general etouffait a force de crier, la fumee l'aveuglait; il s'arreta
de desespoir. Tout semblait perdu, lorsque les Francais qui nous
poursuivaient s'enfuirent tout a coup sans raison apparente et se
rejeterent dans la foret, ou apparurent les tirailleurs russes. C'etait
la compagnie de Timokhine, qui, ayant seule conserve ses rangs et
s'etant retranchee dans le fosse a la lisiere de la foret, attaquait les
Francais par derriere; Timokhine, brandissant sa petite epee, s'etait
elance sur l'ennemi avec un elan si formidable et une si folle audace,
que les Francais, saisis a leur tour de terreur, s'enfuirent en jetant
leurs fusils. Dologhow, qui courait a cote de lui, en tua un a bout
portant, et fut le premier a s'emparer d'un officier, qui se rendit
prisonnier. Les fuyards s'arreterent, les bataillons se reformerent, et
l'ennemi, qui avait ete sur le point de couper en deux le flanc gauche,
fut repousse. Le chef du regiment se tenait sur le pont avec le major
Ekonomow, et assistait au defile des compagnies qui se repliaient,
lorsqu'un soldat, s'approchant de son cheval, saisit son etrier et se
serra contre lui; ce soldat, qui tenait dans ses mains une epee
d'officier, portait une capote de drap gros bleu et une giberne
francaise en bandouliere; la tete bandee, sans shako et sans havresac,
il souriait malgre sa paleur, et ses yeux bleus regardaient fierement
son chef, qui ne put s'empecher de lui accorder quelque attention,
malgre les ordres qu'il etait en train de donner au major Ekonomow.

≪Excellence, voici deux trophees! dit Dologhow en montrant l'epee et la
giberne. J'ai fait prisonnier un officier, j'ai arrete une compagnie...
(Sa respiration courte et haletante denotait la fatigue, il parlait par
saccades):.... Toute la compagnie peut en temoigner, je vous prie de
vous en souvenir, Excellence.

--Bien, bien!≫ repondit son chef, sans interrompre sa conversation avec
le major.

Et Dologhow, detachant son mouchoir, le tira par la manche, en lui
montrant les caillots de sang coagules dans ses cheveux:

≪Blessure de baionnette, fit-il, j'etais en avant; rappelez-vous-le,
Excellence!≫

Comme on l'a vu plus haut, on avait oublie la batterie de Tonschine;
mais, vers la fin de l'engagement, le prince Bagration, entendant la
canonnade continuer au centre, y envoya d'abord l'officier d'etat-major
de service, puis le prince Andre, avec ordre a Tonschine de se retirer
au plus vite. Les deux bataillons qui devaient defendre la batterie
avaient ete envoyes, sur un ordre venu on ne sait d'ou, prendre part a
la bataille, et la batterie continuait a tirer. Les Francais, trompes
par ce feu energique, et supposant que le gros des forces etait masse de
ce cote, essayerent par deux fois de s'en emparer, et furent repousses
chaque fois par la mitraille que vomissaient ces quatre bouches a feu
solitaires et abandonnees sur la hauteur.

Peu de temps apres le depart de Bagration, Tonschine etait parvenu a
rallumer, l'incendie de Schongraben.

≪Vois donc comme ca brule! quelle fumee, quelle fumee!... Ils courent,
vois donc!≫ se disaient les servants, heureux de leur succes.

Toutes les pieces etaient pointees sur le village, et chaque coup etait
salue de joyeuses exclamations. Le feu, pousse par le vent, se
propageait avec rapidite. Les colonnes francaises abandonnerent
Schongraben, et etablirent sur sa droite dix pieces qui repondirent a
celles de Tonschine.

La joie enfantine excitee par la vue de l'incendie, et l'heureux
resultat de leur tir avaient empeche les artilleurs de remarquer cette
batterie. Ils ne s'en apercurent que lorsque deux projectiles, suivis de
plusieurs autres, vinrent tomber au milieu de leurs pieces. Un canonnier
eut la jambe enlevee, et deux chevaux furent tues. Leur ardeur n'en fut
pas refroidie, mais elle changea de caractere; les chevaux furent
remplaces par ceux de l'affut de reserve, les blesses furent emportes et
les quatre pieces tournees vers la batterie ennemie. L'officier camarade
de Tonschine avait ete tue des le commencement de l'action, et des
quarante hommes qui servaient les pieces, dix-sept eurent le meme sort
dans l'espace d'une heure. Quant aux survivants, ils continuaient
gaiement leur besogne.

Le petit officier aux mouvements gauches et enfantins faisait
constamment renouveler sa pipe par son domestique, et s'elancait en
avant pour examiner les Francais, en s'abritant les yeux de sa main.

≪Feu! enfants,≫ disait-il, en saisissant lui-meme les roues du canon
pour le pointer.

Au milieu de la fumee, assourdi par le bruit continuel du tir, dont
chaque coup le faisait tressaillir, Tonschine courait d'une piece a
l'autre, sa pipe a la bouche, soit pour les pointer, soit pour compter
les charges, soit pour faire changer les attelages. Jetant de sa petite
voix, au milieu de ce bruit infernal, des ordres incessants, sa figure
s'animait de plus en plus: elle ne se contractait que lorsqu'un homme
tombait blesse ou mort, et il s'en detournait pour crier avec colere
apres les survivants, toujours lents a relever les morts ou les blesses.
Les soldats, beaux hommes pour la plupart et, comme il arrive souvent
dans une compagnie d'artilleurs, de deux tetes plus grands et plus
larges d'epaules que leur chef, l'interrogeaient du regard comme des
enfants dans une situation difficile, et l'expression de sa figure se
refletait aussitot sur leurs males visages.

Grace a ce grondement continu, a ce tapage, a cette activite forcee,
Tonschine n'eprouvait pas la moindre crainte: il n'admettait meme pas la
possibilite d'etre blesse ou tue. Il lui semblait que depuis le premier
coup tire sur l'ennemi il s'etait passe beaucoup de temps, qu'il etait
la depuis la veille, et que ce petit carre de terrain qu'il occupait lui
etait familier et connu. Il n'oubliait rien, prenait avec sang-froid ses
dispositions, comme aurait pu le faire a sa place le meilleur des
officiers, et pourtant il se trouvait dans un etat voisin du delire ou
de l'ivresse.

Du milieu du bruit assourdissant de la batterie, de la fumee et des
boulets ennemis qui tombaient sur la terre, sur un canon, sur un homme,
sur un cheval, du milieu de ses soldats qui se hataient, le front
ruisselant de sueur, il s'elevait dans sa tete un monde a part et
fantastique, plein de fievreuses jouissances. Dans ce reve eveille, les
canons ennemis etaient pour lui des pipes enormes par lesquelles un
fumeur invisible lui lancait de legers nuages de fumee.

≪Tiens, le voila qui fume, se dit Tonschine a demi-voix, a la vue d'un
blanc panache que le vent emportait: attrapons la balle et renvoyons-la!

--Qu'ordonnez-vous, Votre Noblesse? demanda le canonnier place a cote de
lui, qui avait vaguement entendu ces paroles.

--Rien, vas-y! vas-y, notre Matveevna,≫ repondit-il, en s'adressant au
grand canon de fonte ancienne qui etait le dernier de la rangee et qui
pour lui etait la Matveevna.

Les Francais lui faisaient l'effet de fourmis courant autour des pieces;
le bel artilleur, un peu ivrogne, qui etait le servant n° 1 du deuxieme
canon, representait, dans le monde de ses fantaisies, le personnage de
≪l'oncle≫, dont Tonschine suivait les moindres gestes avec un plaisir
tout particulier, et le son de la fusillade arrivait jusqu'a lui comme
la respiration d'un etre vivant, dont il percevait avidement tous les
soupirs.

≪Le voila qui respire, se disait-il tout bas, et lui-meme se croyait un
homme puissant, de haute taille, lancant des deux mains des boulets sur
l'ennemi.

--Voyons, Matveevna, fais ton devoir! venait-il de dire, en quittant son
canon favori, lorsqu'il entendit au-dessus de sa tete une voix inconnue:

--Capitaine Tonschine, capitaine!≫

Il se retourna effraye: c'etait l'officier d'etat-major qui
l'interpellait:

≪Etes-vous fou? voila deux fois qu'on vous a donne l'ordre de vous
retirer!

--Moi... je n'ai rien... begaya-t-il, les deux doigts a la visiere de sa
casquette.

--Je...≫

Mais l'aide de camp n'acheva pas. Un boulet, fendant l'air a ses cotes,
lui fit faire le plongeon. Il allait recommencer sa phrase, lorsqu'un
nouveau boulet l'arreta tout court. Il tourna bride, et s'eloigna au
galop, en lui criant:

≪Retirez-vous!≫

Les artilleurs se mirent a rire. Un second aide de camp arriva aussitot
porteur du meme ordre.

C'etait le prince Andre. La premiere chose qui frappa ses regards, en
arrivant sur le plateau, fut un cheval dont le pied ecrase laissait
echapper un flot de sang et qui hennissait de douleur a cote de ses
compagnons encore atteles. Quelques morts gisaient au milieu des
avant-trains.

Des boulets volaient l'un apres l'autre par-dessus sa tete, et il
sentait un frisson nerveux courir le long de son epine dorsale; mais la
pensee seule qu'il put avoir peur lui rendait tout son courage.
Descendant lentement de son cheval au milieu des pieces, il transmit
l'ordre, et sur place. Bien decide, a part lui, a les faire enlever sous
ses yeux, et a les emmener au besoin lui-meme sous le feu incessant des
Francais; il preta son aide a Tonschine, en enjambant les corps etendus
de tous cotes.

≪Il vient de nous arriver une autorite tout a l'heure, mais elle s'est
sauvee bien vite: ce n'est pas comme Votre Noblesse,≫ dit un canonnier
au prince Andre.

Ce dernier n'avait echange aucune parole avec Tonschine, et, occupes
tous les deux, ils semblaient ne pas se voir. Apres etre parvenus a
placer les quatre canons intacts sur leurs avant-trains, ils se mirent
en route pour descendre, en abandonnant une piece enclouee et une
licorne.

≪Au revoir!≫ dit le prince Andre.

Et il tendit la main au capitaine.

≪Au revoir, mon ami, ma bonne petite ame!≫

Et les yeux de Tonschine s'emplirent de larmes, sans qu'il sut pourquoi.


XX


Le vent etait tombe; de sombres nuages qui se confondaient a l'horizon
avec la fumee de la poudre restaient suspendus sur le champ de bataille;
la lueur de deux incendies, d'autant plus visible que le soir etait
venu, se detachait sur ce fond. La canonnade allait s'affaiblissant,
mais la fusillade, derriere et a droite, s'entendait a chaque pas plus
forte et plus rapprochee. A peine sorti avec ses canons de la zone du
feu ennemi, et descendu dans le ravin, Tonschine rencontra une partie de
l'etat-major, entre autres l'officier porteur de l'ordre de retraite et
Gerkow, qui, bien qu'il eut ete envoye deux fois, n'etait jamais parvenu
jusqu'a lui. Tous, s'interrompant les uns les autres, lui donnaient des
ordres et des contre-ordres sur la route qu'il devait suivre,
l'accablant de reproches et de critiques.

Quant a lui, monte sur son miserable cheval, il gardait un morne
silence, car il sentait qu'a la premiere parole qu'il aurait prononcee,
ses nerfs, en se detendant, auraient trahi son emotion. Bien qu'il lui
eut ete enjoint d'abandonner les blesses, plusieurs se trainaient, en
suppliant qu'on les placat sur les canons. L'elegant officier
d'infanterie qui, peu d'heures auparavant, s'etait elance hors de la
hutte de Tonschine, etait maintenant couche sur l'affut de la Matveevna,
avec une balle dans le ventre. Un junker de hussards, pale et soutenant
sa main mutilee, demandait egalement une petite place.

≪Capitaine, dit-il, au nom du ciel, je suis contusionne, je ne peux plus
marcher!≫

On voyait qu'il avait du plus d'une fois faire inutilement la meme
demande, car sa voix etait suppliante et timide:

≪Au nom du ciel, ne me refusez pas!

--Placez-le, placez-le! Mets une capote sous lui, mon petit oncle, dit
Tonschine, en s'adressant a son artilleur favori...--Ou est l'officier
blesse?

--On l'a enleve, il est mort, repondit une voix.

--Alors, asseyez-vous, mon ami, asseyez-vous; etends la capote,
Antonow.≫

Le junker, qui n'etait autre que Rostow, grelottait du frisson de la
fievre; on le placa sur la Matveevna, sur ce meme canon d'ou l'on venait
d'enlever le mort. Le sang dont etait couvert le manteau tacha le
pantalon et les mains du junker.

≪Etes-vous blesse, mon ami? lui demanda Tonschine.

--Non, je ne suis que contusionne.

--Pourquoi y a-t-il du sang sur la capote?

--C'est l'officier, Votre Noblesse,≫ dit l'artilleur, en l'essuyant avec
sa manche, comme pour s'excuser de cette tache sur une de ses pieces.

Les canons, pousses par l'infanterie, furent hisses a grand'peine sur la
montagne, et, arrives enfin au village de Gunthersdorf, ils s'y
arreterent. Il y faisait tellement sombre, qu'on ne distinguait plus a
dix pas les uniformes des soldats. La fusillade cessait peu a peu. Tout
a coup elle reprit tout pres, sur la droite, et des eclairs brillerent
dans l'obscurite. C'etait une derniere tentative des Francais, a
laquelle nos soldats repondirent des maisons du village, dont ils
sortirent aussitot. Quant a Tonschine et a ses hommes, ne pouvant plus
avancer, ils attendaient leur sort, en se regardant en silence. La
fusillade cessa bientot, et d'une rue detournee deboucherent des soldats
qui causaient bruyamment:

≪Nous les avons cranement chauffes, camarades, ils ne s'y frotteront
plus!

--Es-tu sain et sauf, Petrow?

--On n'y voit goutte, dit un autre... il fait noir comme dans un
four.... Freres, n'y a-t-il rien a boire?≫

Les Francais avaient ete definitivement repousses, et les canons de
Tonschine s'eloignerent en avant dans la profondeur de l'obscurite,
entoures de la clameur confuse de l'infanterie.

On aurait dit un sombre et invisible fleuve s'ecoulant dans la meme
direction, dont le grondement etait represente par le murmure sourd des
voix, le bruit des fers des chevaux et le grincement des roues. Du
milieu de cette confusion s'elevaient, percants et distincts, les
gemissements et les plaintes des blesses, qui semblaient remplir a eux
seuls ces tenebres et se confondre avec elles en une meme et sinistre
impression. Quelques pas plus loin, une certaine agitation se manifesta
dans cette foule mouvante: un cavalier monte sur un cheval blanc et
accompagne d'une suite nombreuse venait de passer en jetant quelques
mots:

≪Qu'a-t-il dit? Ou va-t-on? S'arrete-t-on? A-t-il remercie?≫

Tandis que ces questions s'entrecroisaient, cette masse vivante fut tout
a coup refoulee dans son elan en avant par la resistance des premiers
rangs, qui s'etaient arretes: l'ordre venait d'etre donne de camper au
milieu de cette route boueuse.

Les feux s'allumerent et les conversations reprirent. Le capitaine
Tonschine, apres avoir pris ses dispositions, envoya un soldat a la
recherche d'une ambulance ou d'un medecin pour le pauvre junker, et
s'assit aupres du feu. Rostow se traina pres de lui: le frisson de la
fievre, causee par la souffrance, le froid et l'humidite, secouait tout
son corps; un sommeil invincible s'emparait de lui, mais il ne pouvait
s'y abandonner, a cause de la douleur et de l'angoisse que lui faisait
eprouver son bras; tantot il fermait les yeux, tantot il regardait le
feu, qui lui paraissait d'un rouge ardent, ou la petite personne trapue
de Tonschine, qui, assis a la turque, le regardait avec une compassion
sympathique de ses yeux intelligents et bons. Il sentait que de toute
son ame il lui aurait porte secours, mais qu'il ne le pouvait pas.

De toutes parts on entendait des pas, des voix, le bruit de l'infanterie
qui s'installait, des sabots des chevaux qui pietinaient dans la boue,
et du bois que l'on fendait au loin.

Ce n'etait plus le fleuve invisible qui grondait, c'etait une mer
houleuse et frissonnante apres la tempete. Rostow voyait et entendait,
sans comprendre ce qui se passait autour de lui. Un troupier s'approcha
du feu, s'accroupit sur ses talons, avanca les mains vers la flamme, et,
se retournant avec un regard interrogatif vers Tonschine:

≪Vous permettez, Votre Noblesse? J'ai perdu ma compagnie je ne sais ou!≫

Un officier d'infanterie qui avait la joue bandee s'adressa a Tonschine,
pour le prier de faire avancer les canons qui barraient le chemin a un
fourgon; apres lui arriverent deux soldats qui s'injuriaient en se
disputant une botte:

≪Pas vrai que tu l'as ramassee....

--En v'la une blague!≫ criait l'un d'eux d'une voix enrouee.

Un autre, le cou entoure de linges sanglants, s'approcha des artilleurs
en demandant a boire d'une voix sourde:

≪Va-t-il donc falloir mourir comme un chien?≫

Tonschine lui fit donner de l'eau. Puis accourut un loustic qui venait
chercher du feu pour les fantassins:

≪Du feu, du feu bien brulant!... Bonne chance, pays, merci pour le feu,
nous vous le rendrons avec usure,≫ criait-il en disparaissant dans la
nuit avec son tison enflamme.

Puis quatre soldats passerent, qui portaient sur un manteau quelque
chose de lourd. L'un d'eux trebucha:

≪Voila que ces diables ont laisse du bois sur la route,
grommela-t-il....

--Il est mort, pourquoi le porter? dit un autre, voyons, je vous...≫

Et les quatre hommes s'enfoncerent dans l'ombre avec leur fardeau.

≪Vous souffrez? dit Tonschine tout bas a Rostow.

--Oui, je souffre.

--Votre Noblesse, le general vous demande, dit un canonnier a Tonschine.

--J'y vais, mon ami.≫

Il se leva et s'eloigna du feu en boutonnant son uniforme. Le prince
Bagration etait occupe a diner dans une chaumiere a quelques pas du
foyer des artilleurs, et causait avec plusieurs chefs de troupe qu'il
avait invites a partager son repas. Parmi eux se trouvaient le petit
vieux colonel aux paupieres tombantes, qui nettoyait a belles dents un
os de mouton, le general aux vingt-deux ans de service irreprochable, a
la figure enluminee par le vin et la bonne chere, l'officier
d'etat-major a la belle bague, Gerkow, qui ne cessait de regarder les
convives d'un air inquiet, et le prince Andre, pale, les levres serrees,
les yeux brillants d'un eclat fievreux.

Dans un coin de la chambre etait depose un drapeau francais. L'auditeur
en palpait le tissu en branlant la tete: etait-ce par curiosite, ou bien
la vue de cette table ou son couvert n'etait pas mis, etait-elle penible
a son estomac affame?

Dans la chaumiere voisine se trouvait un colonel francais, fait
prisonnier par nos dragons; et nos officiers se pressaient autour de lui
pour l'examiner.

Le prince Bagration remerciait les chefs qui avaient eu un commandement,
et se faisait rendre compte des details du l'affaire et des pertes. Le
chef du regiment que nous avons deja vu a Braunau expliquait au prince
comme quoi, des le commencement de l'action, il avait rassemble les
soldats qui ramassaient du bois, et les avait fait passer derriere les
deux bataillons avec lesquels il s'etait precipite baionnette en avant
sur l'ennemi, qu'il avait culbute:

≪M'etant apercu, Excellence, que le premier bataillon pliait, je me suis
poste sur la route et me suis dit: Laissons passer ceux-ci, nous
recevrons les autres avec un feu de bataillon, c'est ce que j'ai fait!≫

Le chef de regiment aurait tant voulu avoir agi ainsi, qu'il avait fini
par croire que c'etait reellement arrive.

≪Je dois aussi faire observer a Votre Excellence, continua-t-il en se
souvenant de sa conversation avec Koutouzow, que le soldat Dologhow
s'est empare sous mes yeux d'un officier francais, et qu'il s'est tout
particulierement distingue.

--C'est a ce moment, Excellence, que j'ai pris part a l'attaque du
regiment de Pavlograd, ajouta, avec un regard mal assure, Gerkow, qui de
la journee n'avait apercu un hussard, et qui ne savait que par oui-dire
ce qui s'etait passe. Ils ont enfonce deux carres, Excellence!≫

Les paroles de Gerkow firent sourire quelques-uns des officiers
presents, qui s'attendaient a une de ses plaisanteries habituelles, mais
comme aucune plaisanterie ne suivait ce mensonge qui, apres tout, etait
a l'honneur de nos troupes, ils prirent un air serieux.

≪Je vous remercie tous, messieurs; toutes les armes, infanterie,
cavalerie, artillerie, se sont comportees heroiquement! Comment se
fait-il seulement qu'on ait laisse en arriere deux pieces du centre?≫
demanda-t-il en cherchant quelqu'un des yeux.

Le prince Bagration ne s'informait pas de ce qu'etaient devenus les
canons du flanc gauche, qui avaient ete abandonnes des le commencement
de l'engagement:

≪Il me semble cependant que je vous avais donne l'ordre de les faire
ramener, ajouta-t-il en s'adressant a l'officier d'etat-major de
service.

--L'un etait encloue, repondit l'officier; quant a l'autre, je ne puis
comprendre.... J'etais la tout le temps... j'ai donne des ordres et...
il faisait chaud la-bas, c'est vrai,≫ ajouta-t-il avec modestie.≫

Quelqu'un fit observer qu'on avait envoye chercher le capitaine
Tonschine.

≪Mais vous y etiez? dit le prince Bagration s'adressant au prince Andre.

--Certainement, nous nous sommes manques de peu, dit l'officier
d'etat-major en souriant agreablement.

--Je n'ai pas eu le plaisir de vous y voir,≫ repondit d'un ton rapide et
bref le prince Andre.

Il y eut un moment de silence. Sur le seuil de la porte venait de
paraitre Tonschine, qui se glissait timidement derriere toutes ces
grosses epaulettes; embarrasse comme toujours a leur vue, il trebucha a
la hampe du drapeau, et sa maladresse provoqua des rires etouffes.

≪Comment se fait-il qu'on ait laisse deux canons sur la hauteur?≫
demanda Bagration en froncant le sourcil, plutot du cote des rieurs ou
se trouvait Gerkow, que du cote du petit capitaine.

Ce fut seulement alors, au milieu de ce grave areopage, que celui-ci se
rendit compte avec terreur de la faute qu'il avait commise en
abandonnant, lui vivant, deux canons. Son trouble, les emotions par
lesquelles il avait passe, lui avaient fait completement oublier cet
incident; il restait coi et murmurait:

≪Je ne sais pas, Excellence, il n'y avait pas assez d'hommes....

--Vous auriez pu en prendre des bataillons qui vous couvraient.≫

Tonschine aurait pu repondre qu'il n'y avait pas de bataillons: c'eut
ete pourtant la verite, mais il craignait de compromettre un chef, et
restait les yeux fixes sur Bagration, comme un ecolier pris en faute.

Le silence se prolongeait, et son juge, desirant evidemment ne pas faire
preuve d'une severite inutile, ne savait que lui dire. Le prince Andre
regardait Tonschine en dessous, et ses doigts se crispaient
nerveusement.

≪Excellence, dit-il en rompant le silence de sa voix tranchante, vous
m'avez envoye a la batterie du capitaine, et j'y ai trouve les deux
tiers des hommes et des chevaux morts, deux canons brises, et pas de
bataillons pour les couvrir.≫

Le prince Bagration et Tonschine ne le quittaient pas des yeux.

≪Et si Votre Excellence me permet de donner mon opinion, c'est surtout a
cette batterie et a la fermete heroique du capitaine Tonschine et de sa
compagnie que nous devons en grande partie le succes de la journee.≫

Et sans attendre de reponse il se leva de table. Le prince Bagration
regarda Tonschine et, ne voulant pas laisser percer son incredulite, il
inclina la tete en lui disant qu'il pouvait se retirer.

Le prince Andre le suivit:

≪Grand merci, lui dit Tonschine en lui serrant la main, vous m'avez tire
d'un mauvais pas, mon ami.≫

Lui jetant un coup d'oeil attriste, le prince Andre s'eloigna sans rien
repondre. Il avait un poids sur le coeur.... Tout etait si etrange, si
different de ce qu'il avait espere!

≪Qui sont-ils? que font-ils? quand cela finira-t-il?≫ se demandait
Rostow en suivant les ombres qui se succedaient autour de lui.

Son bras lui faisait de plus en plus mal, le sommeil l'accablait, des
taches rouges dansaient devant ses yeux, et toutes les diverses
impressions de ces voix, de ces figures, de sa solitude, se confondaient
avec la douleur qu'il eprouvait.... Oui, c'etaient bien ces soldats
blesses qui l'ecrasaient, qui le froissaient, ces autres soldats qui lui
retournaient les muscles, qui rotissaient les chairs de son bras brise!

Pour se debarrasser d'eux, il ferma les yeux, il s'oublia un instant,
et, dans cette courte seconde, il vit defiler devant lui toute une
fantasmagorie: sa mere avec sa main blanche, puis Sonia et ses petites
epaules maigres, puis les yeux de Natacha qui lui souriaient, puis
Denissow, Telianine, Bogdanitch et toute son histoire avec eux, et cette
histoire prenait la figure de ce soldat, la-bas, la-bas, celui qui avait
une voix aigue, un nez crochu, qui lui faisait tant de mal et lui tirait
le bras.

Il tachait, mais en vain, de se derober a la griffe qui torturait son
epaule, cette pauvre epaule qui aurait ete intacte, s'il ne l'avait pas
broyee mechamment.

Il ouvrit les yeux: une etroite bande du voile noir de la nuit
s'etendait au-dessus de la lueur des charbons, et dans cette lueur
voltigeait la poussiere argentee d'une neige fine et legere. Point de
medecin, et Tonschine ne revenait pas. Sauf un pauvre petit troupier
tout nu, qui de l'autre cote du feu chauffait son corps amaigri, il
etait tout seul.

≪Je ne suis necessaire a personne! pensait Rostow, personne ne veut
m'aider, ne me plaint, et pourtant, a la maison, jadis j'etais fort,
gai, entoure d'affection. Il soupira, et son soupir se perdit dans un
gemissement.

--Qu'y a-t-il?... cela te fait mal? demanda le petit troupier en
secouant sa chemise au-dessus du feu, et il ajouta, sans attendre la
reponse:--En a-t-on echarpe de pauvres gens aujourd'hui, c'est
effrayant!≫

Rostow ne l'ecoutait pas, et suivait des yeux les flocons de neige qui
tourbillonnaient dans l'espace; il songeait a l'hiver de Russie, a la
maison chaude, bien eclairee, a sa fourrure moelleuse, a son rapide
traineau, et il s'y voyait plein de vie, entoure de tous les siens:

≪Pourquoi donc suis-je venu me fourrer ici?≫ se disait-il. Les Francais
ne renouvelerent pas l'attaque le lendemain, et les restes du
detachement de Bagration se reunirent a l'armee de Koutouzow.




CHAPITRE III

I


Le prince Basile ne faisait jamais de plan a l'avance: encore moins
pensait-il a faire du mal pour en tirer profit. C'etait tout simplement
un homme du monde qui avait reussi, et pour qui le succes etait devenu
une habitude.

Il agissait constamment selon les circonstances, selon ses rapports avec
les uns et les autres, et conformait a cette pratique les differentes
combinaisons qui etaient le grand interet de son existence, et dont il
ne se rendait jamais un compte bien exact. Il en avait toujours une
dizaine en train: les unes restaient a l'etat d'ebauche, les autres
reussissaient, les troisiemes tombaient dans l'eau. Jamais il ne se
disait, par exemple: ≪Ce personnage etant maintenant au pouvoir, il faut
que je tache de capter sa confiance et son amitie, afin d'obtenir par
son entremise un don pecuniaire,≫ ou bien: ≪Voila Pierre qui est riche,
je dois l'attirer chez moi pour lui faire epouser ma fille et lui
emprunter les 40 000 roubles dont j'ai besoin.≫ Mais si le personnage
influent se trouvait sur son chemin, son instinct lui soufflait qu'il
pouvait en tirer parti: il s'en rapprochait, s'etablissait dans son
intimite de la facon la plus naturelle du monde, le flattait et savait
se rendre agreable. De meme, sans y mettre la moindre premeditation, il
surveillait Pierre a Moscou. Le jeune homme ayant ete, grace a lui,
nomme gentilhomme de la chambre, ce qui equivalait alors au rang de
conseiller d'Etat, il l'avait engage a retourner avec lui a Petersbourg
et a y loger dans sa maison. Le prince Basile faisait assurement tout ce
qu'il fallait pour arriver, a marier sa fille avec Pierre, mais il le
faisait nonchalamment et sans s'en douter, avec l'assurance evidente que
sa conduite etait toute simple. Si le prince avait eu l'habitude de
murir ses plans, il n'aurait pu avoir autant de bonhomie et de naturel
qu'il en apportait dans ses relations avec ses superieurs comme avec ses
inferieurs. Quelque chose le poussait toujours vers tout ce qui etait
plus puissant ou plus fortune que lui, et il savait choisir, avec un art
tout particulier, l'instant favorable pour en tirer parti. A peine
Pierre fut-il devenu subitement riche et comte Besoukhow, et par suite
tire de sa solitude et de son insouciance, qu'il se vit tout a coup
entoure et se trouva si bien accapare par des occupations de toutes
sortes, qu'il n'avait plus meme le temps de penser a loisir. Il lui
fallait signer des papiers, courir differents tribunaux dont il n'avait
qu'une vague idee, questionner son intendant en chef, visiter ses
proprietes pres de Moscou, recevoir une foule de gens, qui jusque-la
avaient feint d'ignorer son existence, et qui maintenant se seraient
offenses s'il ne les avait pas recus. Hommes de loi, hommes d'affaires,
parents eloignes, simples connaissances, tous etaient egalement
bienveillants et aimables pour le jeune heritier. Tous semblaient
convaincus des hautes qualites de Pierre. Il s'entendait dire a chaque
instant: ≪grace a votre inepuisable bonte,≫ ou ≪grace a votre grand
coeur≫, ou bien ≪vous qui etes si pur≫, ou bien ≪s'il etait aussi
intelligent que vous≫, etc., etc., et il commencait a croire sincerement
a sa bonte inepuisable, a son intelligence hors ligne, d'autant plus
facilement qu'au fond de son coeur il avait toujours eu la conscience
d'etre bon et intelligent. Ceux meme qui avaient ete malveillants et
desagreables a son egard etaient devenus tendres et affectueux. L'ainee
des princesses, celle qui avait la taille trop longue, les cheveux
plaques comme ceux d'une poupee, et un caractere reveche, etait venue
lui dire apres l'enterrement, en baissant les yeux et en rougissant,
qu'elle regrettait leurs malentendus passes, et que, ne se sentant aucun
droit a rien, elle lui demandait pourtant l'autorisation, apres le coup
qui venait de la frapper, de rester quelques semaines encore dans cette
maison qu'elle aimait tant, et ou elle s'etait si longtemps sacrifiee.
En voyant fondre en larmes cette fille habituellement impassible, Pierre
lui saisit la main avec emotion et lui demanda pardon, ne sachant pas
lui-meme de quoi il s'agissait. A dater de ce jour, la princesse
commenca a lui tricoter une echarpe de laine rayee.

≪Fais-le pour elle, mon cher, car, apres tout, elle a beaucoup souffert
du caractere du defunt,≫ lui disait le prince Basile.

Et il lui fit signer un papier en faveur de la princesse, apres avoir
decide, a part lui, que cet os a ronger, autrement dit cette lettre de
change de 30 000 roubles, devait etre jete en pature a cette pauvre
princesse pour lui fermer la bouche sur le role qu'il avait joue dans
l'affaire du fameux portefeuille. Pierre signa la lettre de change, et
la princesse devint encore plus affectueuse pour lui. Ses soeurs
cadettes suivirent son exemple, surtout la plus jeune, la jolie
princesse au grain de beaute, qui ne laissait pas parfois d'embarrasser
Pierre par ses sourires et le trouble qu'elle temoignait a sa vue.

Cette affection generale lui semblait si naturelle, qu'il lui paraissait
impossible d'en discuter la sincerite. Du reste, il n'avait guere le
temps de s'interroger la-dessus, berce qu'il etait par le charme
enivrant de ses nouvelles sensations. Il sentait qu'il etait le centre
autour duquel gravitaient des interets importants, et qu'on attendait de
lui une activite constante; son inaction aurait ete nuisible a beaucoup
de monde, et, tout en comprenant le bien qu'il aurait pu faire, il n'en
faisait tout juste que ce qu'on lui demandait, en laissant a l'avenir le
soin de completer sa tache.

Le prince Basile s'etait completement empare de Pierre et de la
direction de ses affaires, et, tout en paraissant a bout de forces, il
ne pouvait cependant se decider, apres tout, a livrer le possesseur
d'une si grande fortune, le fils de son ami, aux caprices du sort et aux
intrigues des coquins. Pendant les premiers jours qui suivirent la mort
du comte Besoukhow, il le dirigeait en tout, et lui indiquait ce qu'il
avait a faire d'un ton fatigue qui semblait dire:

≪Vous savez que je suis accable d'affaires, et que je ne m'occupe de
vous que par pure charite; vous comprenez bien d'ailleurs que ce que je
vous propose est la seule chose faisable...≫

≪Eh bien, mon ami, nous partons demain, lui dit-il un jour, d'un ton
peremptoire, en fermant les yeux et en promenant ses doigts sur le bras
de Pierre, comme si ce depart avait ete discute et decide depuis
longtemps. Nous partons demain; je t'offre avec plaisir une place dans
ma caleche. Le principal ici est arrange, et il faut absolument que
j'aille a Petersbourg. Voici ce que j'ai recu du chancelier, auquel je
m'etais adresse pour toi: tu es gentilhomme de la chambre et attache au
corps diplomatique.≫

Malgre ce ton d'autorite, Pierre, qui avait depuis si longtemps reflechi
a la carriere qu'il pourrait suivre, essaya en vain de protester, mais
il fut aussitot arrete par le prince Basile. Le prince parlait, dans les
cas extremes, d'une voix basse et caverneuse qui excluait toute
possibilite d'interruption:

≪Mais, mon cher, je l'ai fait pour moi, pour ma conscience, il n'y a pas
a m'en remercier; personne ne s'est jamais plaint d'etre trop aime, et
puis d'ailleurs tu es libre, et tu peux quitter le service quand tu
voudras. Tu en jugeras par toi-meme a Petersbourg. Aujourd'hui il n'est
que temps de nous eloigner de ces terribles souvenirs...!≫

Et il soupira....

≪Quant a ton valet de chambre, mon ami, il pourra suivre dans ta
caleche. A propos, j'oubliais de te dire, mon cher, que nous etions en
compte avec le defunt: aussi ai-je garde ce qui a ete recu de la terre
de Riazan; tu n'en as pas besoin, nous reglerons plus tard.≫ Le prince
Basile avait en effet recu et garde plusieurs milliers de roubles
provenant de la redevance de cette terre.

L'atmosphere tendre et affectueuse qui enveloppait Pierre a Moscou le
suivit a Petersbourg. Il lui fut impossible de refuser la place, ou,
pour mieux dire, la nomination (car il ne faisait rien) que lui avait
procuree le prince Basile. Ses nombreuses connaissances, les invitations
qu'il recevait de toutes parts, le retenaient plus fortement peut-etre
encore qu'a Moscou dans ce reve eveille, dans cette agitation constante
que lui causait l'impression d'un bonheur attendu et enfin realise.

Plusieurs de ses compagnons de folies s'etaient disperses: la garde
etait en marche, Dologhow servait comme soldat, Anatole avait rejoint
l'armee dans l'interieur, le prince Andre faisait la guerre.... Aussi
Pierre ne passait-il plus ses nuits a s'amuser comme il aimait tant
autrefois a le faire, et il n'avait plus ces conversations et ces
relations intimes qui, il y a quelque temps encore, lui plaisaient tant.
Tout son temps etait pris par des diners et des bals, en compagnie du
prince Basile, de sa forte et puissante femme, et de la belle Helene.

Anna Pavlovna Scherer n'avait pas ete la derniere a prouver a Pierre
combien le sentiment de la societe etait change a son egard.

Jadis, quand il se trouvait en presence d'Anna Pavlovna, il sentait
toujours que ce qu'il disait manquait de tact et de convenance, et que
ses appreciations les plus intelligentes devenaient completement
stupides des qu'il les formulait, tandis que les propos les plus idiots
du prince Hippolyte etaient acceptes comme des traits d'esprit,
Aujourd'hui, au contraire, tout ce qu'il enoncait etait ≪charmant≫, et
si Anna Pavlovna n'exprimait pas toujours son approbation, il voyait
bien que c'etait uniquement par egard pour sa modestie.

Au commencement de l'hiver de 1805 a 1806, Pierre recut le petit billet
rose habituel qui contenait une invitation. Le post-scriptum disait:

≪Vous trouverez chez moi la belle Helene qu'on ne se lasse jamais de
voir.≫

En lisant ce billet, il sentit pour la premiere fois qu'il existait
entre lui et Helene un certain lien parfaitement visible pour plusieurs
personnes. Cette idee l'effraya, parce qu'elle entrainait a sa suite de
nouvelles obligations qu'il ne desirait pas contracter, et elle le
rejouit en meme temps, comme une supposition amusante.

La soiree d'Anna Pavlovna etait en tous points semblable a celle de
l'ete precedent, avec cette difference que la primeur actuelle n'etait
plus Mortemart, mais un diplomate tout fraichement debarque de Berlin,
et qui apportait les details les plus nouveaux sur le sejour de
l'empereur Alexandre a Potsdam, ou les deux augustes amis s'etaient jure
une alliance eternelle pour la defense du bon droit contre l'ennemi du
genre humain. Anna Pavlovna recut Pierre avec la nuance de tristesse
exigee par la perte recente qu'il venait de faire, car on semblait
s'etre donne le mot pour lui persuader qu'il en avait beaucoup de
chagrin: c'etait cette meme nuance de tristesse qu'elle affectait
toujours en parlant de l'imperatrice Marie Feodorovna. Avec son tact
tout particulier, elle organisa aussitot differents groupes: le
principal, compose de generaux et du prince Basile, jouissait du
diplomate; le second s'etait reuni autour de la table de the. Mlle
Scherer se trouvait dans l'etat d'excitation d'un chef d'armee sur le
champ de bataille, dont le cerveau est plein des plus brillantes
conceptions, mais a qui le temps manque pour les executer. Ayant
remarque que Pierre se dirigeait vers le premier groupe, elle le toucha legerement du doigt:

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