Il sentit un poids etrange peser sur son bras gauche engourdi.
Son poignet semblait ne plus lui appartenir, et pourtant aucune trace
de sang ne se voyait sur sa main:
≪Ah! voila enfin des hommes, ils
vont m'aider,≫ pensa-t-il avec joie. Le premier de ceux qui accouraient vers
lui, hale, bronze, avec un nez crochu, vetu d'une capote gros bleu, portait
un shako de forme etrange; l'un d'eux prononca quelques mots dans une langue
qui n'etait pas du russe. D'autres, habilles de meme facon, conduisaient un
hussard de son regiment.
≪C'est, sans doute un prisonnier.... Mais
va-t-on me prendre aussi? se dit Rostow, qui n'en croyait pas ses yeux.
Sont-ce des Francais?≫
Il examinait les survenants, et, malgre sa recente
bravoure qui les voulait tous exterminer, ce voisinage le glacait
d'effroi.
≪Ou vont-ils?... Est-ce a moi qu'ils en veulent?... Me
tueront-ils?... Pourquoi? Moi que tout le monde aime?...≫
Et il se
souvint de l'amour de sa mere, de sa famille, de l'affection que chacun avait
pour lui, ce qui rendait cette supposition invraisemblable.
Il restait
cloue a sa place, sans se rendre compte de sa situation; le Francais au nez
crochu, a la figure etrangere, echauffee par la course, et dont il pouvait
deja distinguer la physionomie, arrivait sur lui la baionnette en avant.
Rostow saisit son pistolet, mais, au lieu de le decharger sur son ennemi, il
le lui jeta violemment a la tete, et s'enfuit a toutes jambes se cacher dans
les buissons.
Les sentiments de lutte et d'excitation qu'il avait si
vivement eprouves sur le pont de l'Enns etaient bien loin de lui: il courait
comme un lievre traque par les chiens; l'instinct de conserver son
existence jeune et heureuse envahissait tout son etre, et lui donnait des
ailes! Sautant par-dessus les fosses, franchissant les sillons
avec l'impetuosite de son enfance, il tournait souvent en arriere sa bonne
et douce figure palie, tandis que le frisson de la peur aiguillonnait
sa course.
≪Il vaut mieux ne pas regarder,≫ pensa-t-il; mais, arrive
aux premieres broussailles, il s'arreta; les Francais etaient distances, et
celui qui le poursuivait ralentissait le pas et semblait appeler ses
compagnons:
≪Impossible!... Ils ne peuvent pas vouloir me tuer?≫ se dit
Rostow.
Cependant son bras devenait de plus en plus lourd; on aurait dit
qu'il trainait un poids de deux pouds[22], il ne pouvait plus avancer.
Le Francais le visait, il ferma les yeux et se baissa: une, deux
balles passerent en sifflant a ses oreilles; rassemblant ses dernieres
forces et soulevant son poignet gauche avec sa main droite, il s'elanca
dans les buissons. La etait le salut, la etaient les tirailleurs
russes!
XIX
L'infanterie, surprise a l'improviste dans le
bois, en sortait au pas de course, en groupes debandes. Un soldat effare
laissa tomber ce mot d'une si terrible signification a la
guerre:
≪Nous sommes coupes!≫
Et ce mot repandit l'epouvante dans
toute la masse.
≪Cernes! coupes! perdus!≫ criaient les fuyards.
Au
premier bruit de la fusillade, aux premiers cris, le commandant du regiment
devina qu'il venait de se passer quelque chose d'effroyable. Frappe de la
pensee que lui, officier exact, militaire exemplaire depuis tant d'annees,
pouvait etre accuse de negligence et d'incurie par ses chefs, oubliant ses
airs d'importance, son rival indiscipline, oubliant surtout le danger qui
l'attendait, il empoigna le pommeau de sa selle, eperonna son cheval et
partit au galop rejoindre son regiment, sous une pluie de balles qui
heureusement ne l'effleurerent meme pas. Il n'avait qu'un desir: savoir ce
qui en etait, reparer la faute commise, si elle venait a lui etre imputee, et
rester pur de tout blame, lui qui comptait vingt-deux ans de services
irreprochables.
Ayant heureusement franchi la ligne ennemie, il tomba de
l'autre cote du bois au milieu des fuyards qui se precipitaient a travers
champs, sans vouloir ecouter les commandements. C'etait la minute terrible de
cette hesitation morale qui decide du sort d'une bataille. Ces
troupes affolees obeiraient-elles a la voix jusque-la si respectee de leur
chef, ou continueraient-elles a fuir? Malgre ses rappels desesperes, malgre
sa figure decomposee par la fureur, malgre ses gestes menacants,
les soldats couraient, couraient toujours, et tiraient en l'air sans
se retourner. Le sort en etait jete: la balance, dans cette
minute d'hesitation, avait penche du cote de la peur.
Le general
etouffait a force de crier, la fumee l'aveuglait; il s'arreta de desespoir.
Tout semblait perdu, lorsque les Francais qui nous poursuivaient s'enfuirent
tout a coup sans raison apparente et se rejeterent dans la foret, ou
apparurent les tirailleurs russes. C'etait la compagnie de Timokhine, qui,
ayant seule conserve ses rangs et s'etant retranchee dans le fosse a la
lisiere de la foret, attaquait les Francais par derriere; Timokhine,
brandissant sa petite epee, s'etait elance sur l'ennemi avec un elan si
formidable et une si folle audace, que les Francais, saisis a leur tour de
terreur, s'enfuirent en jetant leurs fusils. Dologhow, qui courait a cote de
lui, en tua un a bout portant, et fut le premier a s'emparer d'un officier,
qui se rendit prisonnier. Les fuyards s'arreterent, les bataillons se
reformerent, et l'ennemi, qui avait ete sur le point de couper en deux le
flanc gauche, fut repousse. Le chef du regiment se tenait sur le pont avec le
major Ekonomow, et assistait au defile des compagnies qui se
repliaient, lorsqu'un soldat, s'approchant de son cheval, saisit son etrier
et se serra contre lui; ce soldat, qui tenait dans ses mains une
epee d'officier, portait une capote de drap gros bleu et une
giberne francaise en bandouliere; la tete bandee, sans shako et sans
havresac, il souriait malgre sa paleur, et ses yeux bleus regardaient
fierement son chef, qui ne put s'empecher de lui accorder quelque
attention, malgre les ordres qu'il etait en train de donner au major
Ekonomow.
≪Excellence, voici deux trophees! dit Dologhow en montrant
l'epee et la giberne. J'ai fait prisonnier un officier, j'ai arrete une
compagnie... (Sa respiration courte et haletante denotait la fatigue, il
parlait par saccades):.... Toute la compagnie peut en temoigner, je vous prie
de vous en souvenir, Excellence.
--Bien, bien!≫ repondit son chef,
sans interrompre sa conversation avec le major.
Et Dologhow, detachant
son mouchoir, le tira par la manche, en lui montrant les caillots de sang
coagules dans ses cheveux:
≪Blessure de baionnette, fit-il, j'etais en
avant; rappelez-vous-le, Excellence!≫
Comme on l'a vu plus haut, on
avait oublie la batterie de Tonschine; mais, vers la fin de l'engagement, le
prince Bagration, entendant la canonnade continuer au centre, y envoya
d'abord l'officier d'etat-major de service, puis le prince Andre, avec ordre
a Tonschine de se retirer au plus vite. Les deux bataillons qui devaient
defendre la batterie avaient ete envoyes, sur un ordre venu on ne sait d'ou,
prendre part a la bataille, et la batterie continuait a tirer. Les Francais,
trompes par ce feu energique, et supposant que le gros des forces etait masse
de ce cote, essayerent par deux fois de s'en emparer, et furent
repousses chaque fois par la mitraille que vomissaient ces quatre bouches a
feu solitaires et abandonnees sur la hauteur.
Peu de temps apres le
depart de Bagration, Tonschine etait parvenu a rallumer, l'incendie de
Schongraben.
≪Vois donc comme ca brule! quelle fumee, quelle fumee!...
Ils courent, vois donc!≫ se disaient les servants, heureux de leur
succes.
Toutes les pieces etaient pointees sur le village, et chaque coup
etait salue de joyeuses exclamations. Le feu, pousse par le vent,
se propageait avec rapidite. Les colonnes francaises
abandonnerent Schongraben, et etablirent sur sa droite dix pieces qui
repondirent a celles de Tonschine.
La joie enfantine excitee par la
vue de l'incendie, et l'heureux resultat de leur tir avaient empeche les
artilleurs de remarquer cette batterie. Ils ne s'en apercurent que lorsque
deux projectiles, suivis de plusieurs autres, vinrent tomber au milieu de
leurs pieces. Un canonnier eut la jambe enlevee, et deux chevaux furent tues.
Leur ardeur n'en fut pas refroidie, mais elle changea de caractere; les
chevaux furent remplaces par ceux de l'affut de reserve, les blesses furent
emportes et les quatre pieces tournees vers la batterie ennemie. L'officier
camarade de Tonschine avait ete tue des le commencement de l'action, et
des quarante hommes qui servaient les pieces, dix-sept eurent le meme
sort dans l'espace d'une heure. Quant aux survivants, ils
continuaient gaiement leur besogne.
Le petit officier aux mouvements
gauches et enfantins faisait constamment renouveler sa pipe par son
domestique, et s'elancait en avant pour examiner les Francais, en s'abritant
les yeux de sa main.
≪Feu! enfants,≫ disait-il, en saisissant lui-meme
les roues du canon pour le pointer.
Au milieu de la fumee, assourdi
par le bruit continuel du tir, dont chaque coup le faisait tressaillir,
Tonschine courait d'une piece a l'autre, sa pipe a la bouche, soit pour les
pointer, soit pour compter les charges, soit pour faire changer les
attelages. Jetant de sa petite voix, au milieu de ce bruit infernal, des
ordres incessants, sa figure s'animait de plus en plus: elle ne se
contractait que lorsqu'un homme tombait blesse ou mort, et il s'en detournait
pour crier avec colere apres les survivants, toujours lents a relever les
morts ou les blesses. Les soldats, beaux hommes pour la plupart et, comme il
arrive souvent dans une compagnie d'artilleurs, de deux tetes plus grands et
plus larges d'epaules que leur chef, l'interrogeaient du regard comme
des enfants dans une situation difficile, et l'expression de sa figure
se refletait aussitot sur leurs males visages.
Grace a ce grondement
continu, a ce tapage, a cette activite forcee, Tonschine n'eprouvait pas la
moindre crainte: il n'admettait meme pas la possibilite d'etre blesse ou tue.
Il lui semblait que depuis le premier coup tire sur l'ennemi il s'etait passe
beaucoup de temps, qu'il etait la depuis la veille, et que ce petit carre de
terrain qu'il occupait lui etait familier et connu. Il n'oubliait rien,
prenait avec sang-froid ses dispositions, comme aurait pu le faire a sa place
le meilleur des officiers, et pourtant il se trouvait dans un etat voisin du
delire ou de l'ivresse.
Du milieu du bruit assourdissant de la
batterie, de la fumee et des boulets ennemis qui tombaient sur la terre, sur
un canon, sur un homme, sur un cheval, du milieu de ses soldats qui se
hataient, le front ruisselant de sueur, il s'elevait dans sa tete un monde a
part et fantastique, plein de fievreuses jouissances. Dans ce reve eveille,
les canons ennemis etaient pour lui des pipes enormes par lesquelles
un fumeur invisible lui lancait de legers nuages de fumee.
≪Tiens, le
voila qui fume, se dit Tonschine a demi-voix, a la vue d'un blanc panache que
le vent emportait: attrapons la balle et
renvoyons-la!
--Qu'ordonnez-vous, Votre Noblesse? demanda le canonnier
place a cote de lui, qui avait vaguement entendu ces paroles.
--Rien,
vas-y! vas-y, notre Matveevna,≫ repondit-il, en s'adressant au grand canon de
fonte ancienne qui etait le dernier de la rangee et qui pour lui etait la
Matveevna.
Les Francais lui faisaient l'effet de fourmis courant autour
des pieces; le bel artilleur, un peu ivrogne, qui etait le servant n° 1 du
deuxieme canon, representait, dans le monde de ses fantaisies, le personnage
de ≪l'oncle≫, dont Tonschine suivait les moindres gestes avec un
plaisir tout particulier, et le son de la fusillade arrivait jusqu'a lui
comme la respiration d'un etre vivant, dont il percevait avidement tous
les soupirs.
≪Le voila qui respire, se disait-il tout bas, et lui-meme
se croyait un homme puissant, de haute taille, lancant des deux mains des
boulets sur l'ennemi.
--Voyons, Matveevna, fais ton devoir! venait-il
de dire, en quittant son canon favori, lorsqu'il entendit au-dessus de sa
tete une voix inconnue:
--Capitaine Tonschine, capitaine!≫
Il se
retourna effraye: c'etait l'officier d'etat-major
qui l'interpellait:
≪Etes-vous fou? voila deux fois qu'on vous a donne
l'ordre de vous retirer!
--Moi... je n'ai rien... begaya-t-il, les
deux doigts a la visiere de sa casquette.
--Je...≫
Mais l'aide
de camp n'acheva pas. Un boulet, fendant l'air a ses cotes, lui fit faire le
plongeon. Il allait recommencer sa phrase, lorsqu'un nouveau boulet l'arreta
tout court. Il tourna bride, et s'eloigna au galop, en lui
criant:
≪Retirez-vous!≫
Les artilleurs se mirent a rire. Un second
aide de camp arriva aussitot porteur du meme ordre.
C'etait le prince
Andre. La premiere chose qui frappa ses regards, en arrivant sur le plateau,
fut un cheval dont le pied ecrase laissait echapper un flot de sang et qui
hennissait de douleur a cote de ses compagnons encore atteles. Quelques morts
gisaient au milieu des avant-trains.
Des boulets volaient l'un apres
l'autre par-dessus sa tete, et il sentait un frisson nerveux courir le long
de son epine dorsale; mais la pensee seule qu'il put avoir peur lui rendait
tout son courage. Descendant lentement de son cheval au milieu des pieces, il
transmit l'ordre, et sur place. Bien decide, a part lui, a les faire enlever
sous ses yeux, et a les emmener au besoin lui-meme sous le feu incessant
des Francais; il preta son aide a Tonschine, en enjambant les corps
etendus de tous cotes.
≪Il vient de nous arriver une autorite tout a
l'heure, mais elle s'est sauvee bien vite: ce n'est pas comme Votre
Noblesse,≫ dit un canonnier au prince Andre.
Ce dernier n'avait
echange aucune parole avec Tonschine, et, occupes tous les deux, ils
semblaient ne pas se voir. Apres etre parvenus a placer les quatre canons
intacts sur leurs avant-trains, ils se mirent en route pour descendre, en
abandonnant une piece enclouee et une licorne.
≪Au revoir!≫ dit le
prince Andre.
Et il tendit la main au capitaine.
≪Au revoir, mon
ami, ma bonne petite ame!≫
Et les yeux de Tonschine s'emplirent de
larmes, sans qu'il sut pourquoi.
XX
Le vent etait tombe;
de sombres nuages qui se confondaient a l'horizon avec la fumee de la poudre
restaient suspendus sur le champ de bataille; la lueur de deux incendies,
d'autant plus visible que le soir etait venu, se detachait sur ce fond. La
canonnade allait s'affaiblissant, mais la fusillade, derriere et a droite,
s'entendait a chaque pas plus forte et plus rapprochee. A peine sorti avec
ses canons de la zone du feu ennemi, et descendu dans le ravin, Tonschine
rencontra une partie de l'etat-major, entre autres l'officier porteur de
l'ordre de retraite et Gerkow, qui, bien qu'il eut ete envoye deux fois,
n'etait jamais parvenu jusqu'a lui. Tous, s'interrompant les uns les autres,
lui donnaient des ordres et des contre-ordres sur la route qu'il devait
suivre, l'accablant de reproches et de critiques.
Quant a lui, monte
sur son miserable cheval, il gardait un morne silence, car il sentait qu'a la
premiere parole qu'il aurait prononcee, ses nerfs, en se detendant, auraient
trahi son emotion. Bien qu'il lui eut ete enjoint d'abandonner les blesses,
plusieurs se trainaient, en suppliant qu'on les placat sur les canons.
L'elegant officier d'infanterie qui, peu d'heures auparavant, s'etait elance
hors de la hutte de Tonschine, etait maintenant couche sur l'affut de la
Matveevna, avec une balle dans le ventre. Un junker de hussards, pale et
soutenant sa main mutilee, demandait egalement une petite
place.
≪Capitaine, dit-il, au nom du ciel, je suis contusionne, je ne
peux plus marcher!≫
On voyait qu'il avait du plus d'une fois faire
inutilement la meme demande, car sa voix etait suppliante et
timide:
≪Au nom du ciel, ne me refusez pas!
--Placez-le,
placez-le! Mets une capote sous lui, mon petit oncle, dit Tonschine, en
s'adressant a son artilleur favori...--Ou est l'officier blesse?
--On
l'a enleve, il est mort, repondit une voix.
--Alors, asseyez-vous, mon
ami, asseyez-vous; etends la capote, Antonow.≫
Le junker, qui n'etait
autre que Rostow, grelottait du frisson de la fievre; on le placa sur la
Matveevna, sur ce meme canon d'ou l'on venait d'enlever le mort. Le sang dont
etait couvert le manteau tacha le pantalon et les mains du
junker.
≪Etes-vous blesse, mon ami? lui demanda Tonschine.
--Non,
je ne suis que contusionne.
--Pourquoi y a-t-il du sang sur la
capote?
--C'est l'officier, Votre Noblesse,≫ dit l'artilleur, en
l'essuyant avec sa manche, comme pour s'excuser de cette tache sur une de ses
pieces.
Les canons, pousses par l'infanterie, furent hisses a grand'peine
sur la montagne, et, arrives enfin au village de Gunthersdorf, ils
s'y arreterent. Il y faisait tellement sombre, qu'on ne distinguait plus
a dix pas les uniformes des soldats. La fusillade cessait peu a peu.
Tout a coup elle reprit tout pres, sur la droite, et des eclairs
brillerent dans l'obscurite. C'etait une derniere tentative des Francais,
a laquelle nos soldats repondirent des maisons du village, dont
ils sortirent aussitot. Quant a Tonschine et a ses hommes, ne pouvant
plus avancer, ils attendaient leur sort, en se regardant en silence.
La fusillade cessa bientot, et d'une rue detournee deboucherent des
soldats qui causaient bruyamment:
≪Nous les avons cranement chauffes,
camarades, ils ne s'y frotteront plus!
--Es-tu sain et sauf,
Petrow?
--On n'y voit goutte, dit un autre... il fait noir comme dans
un four.... Freres, n'y a-t-il rien a boire?≫
Les Francais avaient ete
definitivement repousses, et les canons de Tonschine s'eloignerent en avant
dans la profondeur de l'obscurite, entoures de la clameur confuse de
l'infanterie.
On aurait dit un sombre et invisible fleuve s'ecoulant dans
la meme direction, dont le grondement etait represente par le murmure sourd
des voix, le bruit des fers des chevaux et le grincement des roues.
Du milieu de cette confusion s'elevaient, percants et distincts,
les gemissements et les plaintes des blesses, qui semblaient remplir a
eux seuls ces tenebres et se confondre avec elles en une meme et
sinistre impression. Quelques pas plus loin, une certaine agitation se
manifesta dans cette foule mouvante: un cavalier monte sur un cheval blanc
et accompagne d'une suite nombreuse venait de passer en jetant
quelques mots:
≪Qu'a-t-il dit? Ou va-t-on? S'arrete-t-on? A-t-il
remercie?≫
Tandis que ces questions s'entrecroisaient, cette masse
vivante fut tout a coup refoulee dans son elan en avant par la resistance des
premiers rangs, qui s'etaient arretes: l'ordre venait d'etre donne de camper
au milieu de cette route boueuse.
Les feux s'allumerent et les
conversations reprirent. Le capitaine Tonschine, apres avoir pris ses
dispositions, envoya un soldat a la recherche d'une ambulance ou d'un medecin
pour le pauvre junker, et s'assit aupres du feu. Rostow se traina pres de
lui: le frisson de la fievre, causee par la souffrance, le froid et
l'humidite, secouait tout son corps; un sommeil invincible s'emparait de lui,
mais il ne pouvait s'y abandonner, a cause de la douleur et de l'angoisse que
lui faisait eprouver son bras; tantot il fermait les yeux, tantot il
regardait le feu, qui lui paraissait d'un rouge ardent, ou la petite personne
trapue de Tonschine, qui, assis a la turque, le regardait avec une
compassion sympathique de ses yeux intelligents et bons. Il sentait que de
toute son ame il lui aurait porte secours, mais qu'il ne le pouvait
pas.
De toutes parts on entendait des pas, des voix, le bruit de
l'infanterie qui s'installait, des sabots des chevaux qui pietinaient dans la
boue, et du bois que l'on fendait au loin.
Ce n'etait plus le fleuve
invisible qui grondait, c'etait une mer houleuse et frissonnante apres la
tempete. Rostow voyait et entendait, sans comprendre ce qui se passait autour
de lui. Un troupier s'approcha du feu, s'accroupit sur ses talons, avanca les
mains vers la flamme, et, se retournant avec un regard interrogatif vers
Tonschine:
≪Vous permettez, Votre Noblesse? J'ai perdu ma compagnie je ne
sais ou!≫
Un officier d'infanterie qui avait la joue bandee s'adressa a
Tonschine, pour le prier de faire avancer les canons qui barraient le chemin
a un fourgon; apres lui arriverent deux soldats qui s'injuriaient en
se disputant une botte:
≪Pas vrai que tu l'as ramassee....
--En
v'la une blague!≫ criait l'un d'eux d'une voix enrouee.
Un autre, le cou
entoure de linges sanglants, s'approcha des artilleurs en demandant a boire
d'une voix sourde:
≪Va-t-il donc falloir mourir comme un
chien?≫
Tonschine lui fit donner de l'eau. Puis accourut un loustic qui
venait chercher du feu pour les fantassins:
≪Du feu, du feu bien
brulant!... Bonne chance, pays, merci pour le feu, nous vous le rendrons avec
usure,≫ criait-il en disparaissant dans la nuit avec son tison
enflamme.
Puis quatre soldats passerent, qui portaient sur un manteau
quelque chose de lourd. L'un d'eux trebucha:
≪Voila que ces diables
ont laisse du bois sur la route, grommela-t-il....
--Il est mort,
pourquoi le porter? dit un autre, voyons, je vous...≫
Et les quatre
hommes s'enfoncerent dans l'ombre avec leur fardeau.
≪Vous souffrez? dit
Tonschine tout bas a Rostow.
--Oui, je souffre.
--Votre Noblesse,
le general vous demande, dit un canonnier a Tonschine.
--J'y vais, mon
ami.≫
Il se leva et s'eloigna du feu en boutonnant son uniforme. Le
prince Bagration etait occupe a diner dans une chaumiere a quelques pas
du foyer des artilleurs, et causait avec plusieurs chefs de troupe
qu'il avait invites a partager son repas. Parmi eux se trouvaient le
petit vieux colonel aux paupieres tombantes, qui nettoyait a belles dents
un os de mouton, le general aux vingt-deux ans de service irreprochable,
a la figure enluminee par le vin et la bonne chere,
l'officier d'etat-major a la belle bague, Gerkow, qui ne cessait de regarder
les convives d'un air inquiet, et le prince Andre, pale, les levres
serrees, les yeux brillants d'un eclat fievreux.
Dans un coin de la
chambre etait depose un drapeau francais. L'auditeur en palpait le tissu en
branlant la tete: etait-ce par curiosite, ou bien la vue de cette table ou
son couvert n'etait pas mis, etait-elle penible a son estomac
affame?
Dans la chaumiere voisine se trouvait un colonel francais,
fait prisonnier par nos dragons; et nos officiers se pressaient autour de
lui pour l'examiner.
Le prince Bagration remerciait les chefs qui
avaient eu un commandement, et se faisait rendre compte des details du
l'affaire et des pertes. Le chef du regiment que nous avons deja vu a Braunau
expliquait au prince comme quoi, des le commencement de l'action, il avait
rassemble les soldats qui ramassaient du bois, et les avait fait passer
derriere les deux bataillons avec lesquels il s'etait precipite baionnette en
avant sur l'ennemi, qu'il avait culbute:
≪M'etant apercu, Excellence,
que le premier bataillon pliait, je me suis poste sur la route et me suis
dit: Laissons passer ceux-ci, nous recevrons les autres avec un feu de
bataillon, c'est ce que j'ai fait!≫
Le chef de regiment aurait tant voulu
avoir agi ainsi, qu'il avait fini par croire que c'etait reellement
arrive.
≪Je dois aussi faire observer a Votre Excellence, continua-t-il
en se souvenant de sa conversation avec Koutouzow, que le soldat
Dologhow s'est empare sous mes yeux d'un officier francais, et qu'il s'est
tout particulierement distingue.
--C'est a ce moment, Excellence, que
j'ai pris part a l'attaque du regiment de Pavlograd, ajouta, avec un regard
mal assure, Gerkow, qui de la journee n'avait apercu un hussard, et qui ne
savait que par oui-dire ce qui s'etait passe. Ils ont enfonce deux carres,
Excellence!≫
Les paroles de Gerkow firent sourire quelques-uns des
officiers presents, qui s'attendaient a une de ses plaisanteries habituelles,
mais comme aucune plaisanterie ne suivait ce mensonge qui, apres tout,
etait a l'honneur de nos troupes, ils prirent un air serieux.
≪Je vous
remercie tous, messieurs; toutes les armes, infanterie, cavalerie,
artillerie, se sont comportees heroiquement! Comment se fait-il seulement
qu'on ait laisse en arriere deux pieces du centre?≫ demanda-t-il en cherchant
quelqu'un des yeux.
Le prince Bagration ne s'informait pas de ce
qu'etaient devenus les canons du flanc gauche, qui avaient ete abandonnes des
le commencement de l'engagement:
≪Il me semble cependant que je vous
avais donne l'ordre de les faire ramener, ajouta-t-il en s'adressant a
l'officier d'etat-major de service.
--L'un etait encloue, repondit
l'officier; quant a l'autre, je ne puis comprendre.... J'etais la tout le
temps... j'ai donne des ordres et... il faisait chaud la-bas, c'est vrai,≫
ajouta-t-il avec modestie.≫
Quelqu'un fit observer qu'on avait envoye
chercher le capitaine Tonschine.
≪Mais vous y etiez? dit le prince
Bagration s'adressant au prince Andre.
--Certainement, nous nous sommes
manques de peu, dit l'officier d'etat-major en souriant
agreablement.
--Je n'ai pas eu le plaisir de vous y voir,≫ repondit d'un
ton rapide et bref le prince Andre.
Il y eut un moment de silence. Sur
le seuil de la porte venait de paraitre Tonschine, qui se glissait timidement
derriere toutes ces grosses epaulettes; embarrasse comme toujours a leur vue,
il trebucha a la hampe du drapeau, et sa maladresse provoqua des rires
etouffes.
≪Comment se fait-il qu'on ait laisse deux canons sur la
hauteur?≫ demanda Bagration en froncant le sourcil, plutot du cote des rieurs
ou se trouvait Gerkow, que du cote du petit capitaine.
Ce fut
seulement alors, au milieu de ce grave areopage, que celui-ci se rendit
compte avec terreur de la faute qu'il avait commise en abandonnant, lui
vivant, deux canons. Son trouble, les emotions par lesquelles il avait passe,
lui avaient fait completement oublier cet incident; il restait coi et
murmurait:
≪Je ne sais pas, Excellence, il n'y avait pas assez
d'hommes....
--Vous auriez pu en prendre des bataillons qui vous
couvraient.≫
Tonschine aurait pu repondre qu'il n'y avait pas de
bataillons: c'eut ete pourtant la verite, mais il craignait de compromettre
un chef, et restait les yeux fixes sur Bagration, comme un ecolier pris en
faute.
Le silence se prolongeait, et son juge, desirant evidemment ne pas
faire preuve d'une severite inutile, ne savait que lui dire. Le prince
Andre regardait Tonschine en dessous, et ses doigts se
crispaient nerveusement.
≪Excellence, dit-il en rompant le silence de
sa voix tranchante, vous m'avez envoye a la batterie du capitaine, et j'y ai
trouve les deux tiers des hommes et des chevaux morts, deux canons brises, et
pas de bataillons pour les couvrir.≫
Le prince Bagration et Tonschine
ne le quittaient pas des yeux.
≪Et si Votre Excellence me permet de
donner mon opinion, c'est surtout a cette batterie et a la fermete heroique
du capitaine Tonschine et de sa compagnie que nous devons en grande partie le
succes de la journee.≫
Et sans attendre de reponse il se leva de table.
Le prince Bagration regarda Tonschine et, ne voulant pas laisser percer son
incredulite, il inclina la tete en lui disant qu'il pouvait se
retirer.
Le prince Andre le suivit:
≪Grand merci, lui dit
Tonschine en lui serrant la main, vous m'avez tire d'un mauvais pas, mon
ami.≫
Lui jetant un coup d'oeil attriste, le prince Andre s'eloigna sans
rien repondre. Il avait un poids sur le coeur.... Tout etait si etrange,
si different de ce qu'il avait espere!
≪Qui sont-ils? que font-ils?
quand cela finira-t-il?≫ se demandait Rostow en suivant les ombres qui se
succedaient autour de lui.
Son bras lui faisait de plus en plus mal, le
sommeil l'accablait, des taches rouges dansaient devant ses yeux, et toutes
les diverses impressions de ces voix, de ces figures, de sa solitude, se
confondaient avec la douleur qu'il eprouvait.... Oui, c'etaient bien ces
soldats blesses qui l'ecrasaient, qui le froissaient, ces autres soldats qui
lui retournaient les muscles, qui rotissaient les chairs de son bras
brise!
Pour se debarrasser d'eux, il ferma les yeux, il s'oublia un
instant, et, dans cette courte seconde, il vit defiler devant lui toute
une fantasmagorie: sa mere avec sa main blanche, puis Sonia et ses
petites epaules maigres, puis les yeux de Natacha qui lui souriaient,
puis Denissow, Telianine, Bogdanitch et toute son histoire avec eux, et
cette histoire prenait la figure de ce soldat, la-bas, la-bas, celui qui
avait une voix aigue, un nez crochu, qui lui faisait tant de mal et lui
tirait le bras.
Il tachait, mais en vain, de se derober a la griffe
qui torturait son epaule, cette pauvre epaule qui aurait ete intacte, s'il ne
l'avait pas broyee mechamment.
Il ouvrit les yeux: une etroite bande
du voile noir de la nuit s'etendait au-dessus de la lueur des charbons, et
dans cette lueur voltigeait la poussiere argentee d'une neige fine et legere.
Point de medecin, et Tonschine ne revenait pas. Sauf un pauvre petit
troupier tout nu, qui de l'autre cote du feu chauffait son corps amaigri,
il etait tout seul.
≪Je ne suis necessaire a personne! pensait Rostow,
personne ne veut m'aider, ne me plaint, et pourtant, a la maison, jadis
j'etais fort, gai, entoure d'affection. Il soupira, et son soupir se perdit
dans un gemissement.
--Qu'y a-t-il?... cela te fait mal? demanda le
petit troupier en secouant sa chemise au-dessus du feu, et il ajouta, sans
attendre la reponse:--En a-t-on echarpe de pauvres gens aujourd'hui,
c'est effrayant!≫
Rostow ne l'ecoutait pas, et suivait des yeux les
flocons de neige qui tourbillonnaient dans l'espace; il songeait a l'hiver de
Russie, a la maison chaude, bien eclairee, a sa fourrure moelleuse, a son
rapide traineau, et il s'y voyait plein de vie, entoure de tous les
siens:
≪Pourquoi donc suis-je venu me fourrer ici?≫ se disait-il. Les
Francais ne renouvelerent pas l'attaque le lendemain, et les restes
du detachement de Bagration se reunirent a l'armee de
Koutouzow.
CHAPITRE III
I
Le prince Basile
ne faisait jamais de plan a l'avance: encore moins pensait-il a faire du mal
pour en tirer profit. C'etait tout simplement un homme du monde qui avait
reussi, et pour qui le succes etait devenu une habitude.
Il agissait
constamment selon les circonstances, selon ses rapports avec les uns et les
autres, et conformait a cette pratique les differentes combinaisons qui
etaient le grand interet de son existence, et dont il ne se rendait jamais un
compte bien exact. Il en avait toujours une dizaine en train: les unes
restaient a l'etat d'ebauche, les autres reussissaient, les troisiemes
tombaient dans l'eau. Jamais il ne se disait, par exemple: ≪Ce personnage
etant maintenant au pouvoir, il faut que je tache de capter sa confiance et
son amitie, afin d'obtenir par son entremise un don pecuniaire,≫ ou bien:
≪Voila Pierre qui est riche, je dois l'attirer chez moi pour lui faire
epouser ma fille et lui emprunter les 40 000 roubles dont j'ai besoin.≫ Mais
si le personnage influent se trouvait sur son chemin, son instinct lui
soufflait qu'il pouvait en tirer parti: il s'en rapprochait, s'etablissait
dans son intimite de la facon la plus naturelle du monde, le flattait et
savait se rendre agreable. De meme, sans y mettre la moindre premeditation,
il surveillait Pierre a Moscou. Le jeune homme ayant ete, grace a
lui, nomme gentilhomme de la chambre, ce qui equivalait alors au rang
de conseiller d'Etat, il l'avait engage a retourner avec lui a
Petersbourg et a y loger dans sa maison. Le prince Basile faisait assurement
tout ce qu'il fallait pour arriver, a marier sa fille avec Pierre, mais il
le faisait nonchalamment et sans s'en douter, avec l'assurance evidente
que sa conduite etait toute simple. Si le prince avait eu l'habitude
de murir ses plans, il n'aurait pu avoir autant de bonhomie et de
naturel qu'il en apportait dans ses relations avec ses superieurs comme avec
ses inferieurs. Quelque chose le poussait toujours vers tout ce qui
etait plus puissant ou plus fortune que lui, et il savait choisir, avec un
art tout particulier, l'instant favorable pour en tirer parti. A
peine Pierre fut-il devenu subitement riche et comte Besoukhow, et par
suite tire de sa solitude et de son insouciance, qu'il se vit tout a
coup entoure et se trouva si bien accapare par des occupations de
toutes sortes, qu'il n'avait plus meme le temps de penser a loisir. Il
lui fallait signer des papiers, courir differents tribunaux dont il
n'avait qu'une vague idee, questionner son intendant en chef, visiter
ses proprietes pres de Moscou, recevoir une foule de gens, qui
jusque-la avaient feint d'ignorer son existence, et qui maintenant se
seraient offenses s'il ne les avait pas recus. Hommes de loi, hommes
d'affaires, parents eloignes, simples connaissances, tous etaient
egalement bienveillants et aimables pour le jeune heritier. Tous
semblaient convaincus des hautes qualites de Pierre. Il s'entendait dire a
chaque instant: ≪grace a votre inepuisable bonte,≫ ou ≪grace a votre
grand coeur≫, ou bien ≪vous qui etes si pur≫, ou bien ≪s'il etait
aussi intelligent que vous≫, etc., etc., et il commencait a croire
sincerement a sa bonte inepuisable, a son intelligence hors ligne, d'autant
plus facilement qu'au fond de son coeur il avait toujours eu la
conscience d'etre bon et intelligent. Ceux meme qui avaient ete malveillants
et desagreables a son egard etaient devenus tendres et affectueux.
L'ainee des princesses, celle qui avait la taille trop longue, les
cheveux plaques comme ceux d'une poupee, et un caractere reveche, etait
venue lui dire apres l'enterrement, en baissant les yeux et en
rougissant, qu'elle regrettait leurs malentendus passes, et que, ne se
sentant aucun droit a rien, elle lui demandait pourtant l'autorisation, apres
le coup qui venait de la frapper, de rester quelques semaines encore dans
cette maison qu'elle aimait tant, et ou elle s'etait si longtemps
sacrifiee. En voyant fondre en larmes cette fille habituellement impassible,
Pierre lui saisit la main avec emotion et lui demanda pardon, ne sachant
pas lui-meme de quoi il s'agissait. A dater de ce jour, la
princesse commenca a lui tricoter une echarpe de laine rayee.
≪Fais-le
pour elle, mon cher, car, apres tout, elle a beaucoup souffert du caractere
du defunt,≫ lui disait le prince Basile.
Et il lui fit signer un papier
en faveur de la princesse, apres avoir decide, a part lui, que cet os a
ronger, autrement dit cette lettre de change de 30 000 roubles, devait etre
jete en pature a cette pauvre princesse pour lui fermer la bouche sur le role
qu'il avait joue dans l'affaire du fameux portefeuille. Pierre signa la
lettre de change, et la princesse devint encore plus affectueuse pour lui.
Ses soeurs cadettes suivirent son exemple, surtout la plus jeune, la
jolie princesse au grain de beaute, qui ne laissait pas parfois
d'embarrasser Pierre par ses sourires et le trouble qu'elle temoignait a sa
vue.
Cette affection generale lui semblait si naturelle, qu'il lui
paraissait impossible d'en discuter la sincerite. Du reste, il n'avait guere
le temps de s'interroger la-dessus, berce qu'il etait par le
charme enivrant de ses nouvelles sensations. Il sentait qu'il etait le
centre autour duquel gravitaient des interets importants, et qu'on attendait
de lui une activite constante; son inaction aurait ete nuisible a
beaucoup de monde, et, tout en comprenant le bien qu'il aurait pu faire, il
n'en faisait tout juste que ce qu'on lui demandait, en laissant a l'avenir
le soin de completer sa tache.
Le prince Basile s'etait completement
empare de Pierre et de la direction de ses affaires, et, tout en paraissant a
bout de forces, il ne pouvait cependant se decider, apres tout, a livrer le
possesseur d'une si grande fortune, le fils de son ami, aux caprices du sort
et aux intrigues des coquins. Pendant les premiers jours qui suivirent la
mort du comte Besoukhow, il le dirigeait en tout, et lui indiquait ce
qu'il avait a faire d'un ton fatigue qui semblait dire:
≪Vous savez
que je suis accable d'affaires, et que je ne m'occupe de vous que par pure
charite; vous comprenez bien d'ailleurs que ce que je vous propose est la
seule chose faisable...≫
≪Eh bien, mon ami, nous partons demain, lui
dit-il un jour, d'un ton peremptoire, en fermant les yeux et en promenant ses
doigts sur le bras de Pierre, comme si ce depart avait ete discute et decide
depuis longtemps. Nous partons demain; je t'offre avec plaisir une place
dans ma caleche. Le principal ici est arrange, et il faut absolument
que j'aille a Petersbourg. Voici ce que j'ai recu du chancelier, auquel
je m'etais adresse pour toi: tu es gentilhomme de la chambre et attache
au corps diplomatique.≫
Malgre ce ton d'autorite, Pierre, qui avait
depuis si longtemps reflechi a la carriere qu'il pourrait suivre, essaya en
vain de protester, mais il fut aussitot arrete par le prince Basile. Le
prince parlait, dans les cas extremes, d'une voix basse et caverneuse qui
excluait toute possibilite d'interruption:
≪Mais, mon cher, je l'ai
fait pour moi, pour ma conscience, il n'y a pas a m'en remercier; personne ne
s'est jamais plaint d'etre trop aime, et puis d'ailleurs tu es libre, et tu
peux quitter le service quand tu voudras. Tu en jugeras par toi-meme a
Petersbourg. Aujourd'hui il n'est que temps de nous eloigner de ces terribles
souvenirs...!≫
Et il soupira....
≪Quant a ton valet de chambre,
mon ami, il pourra suivre dans ta caleche. A propos, j'oubliais de te dire,
mon cher, que nous etions en compte avec le defunt: aussi ai-je garde ce qui
a ete recu de la terre de Riazan; tu n'en as pas besoin, nous reglerons plus
tard.≫ Le prince Basile avait en effet recu et garde plusieurs milliers de
roubles provenant de la redevance de cette terre.
L'atmosphere tendre
et affectueuse qui enveloppait Pierre a Moscou le suivit a Petersbourg. Il
lui fut impossible de refuser la place, ou, pour mieux dire, la nomination
(car il ne faisait rien) que lui avait procuree le prince Basile. Ses
nombreuses connaissances, les invitations qu'il recevait de toutes parts, le
retenaient plus fortement peut-etre encore qu'a Moscou dans ce reve eveille,
dans cette agitation constante que lui causait l'impression d'un bonheur
attendu et enfin realise.
Plusieurs de ses compagnons de folies s'etaient
disperses: la garde etait en marche, Dologhow servait comme soldat, Anatole
avait rejoint l'armee dans l'interieur, le prince Andre faisait la guerre....
Aussi Pierre ne passait-il plus ses nuits a s'amuser comme il aimait
tant autrefois a le faire, et il n'avait plus ces conversations et
ces relations intimes qui, il y a quelque temps encore, lui plaisaient
tant. Tout son temps etait pris par des diners et des bals, en compagnie
du prince Basile, de sa forte et puissante femme, et de la belle
Helene.
Anna Pavlovna Scherer n'avait pas ete la derniere a prouver a
Pierre combien le sentiment de la societe etait change a son
egard.
Jadis, quand il se trouvait en presence d'Anna Pavlovna, il
sentait toujours que ce qu'il disait manquait de tact et de convenance, et
que ses appreciations les plus intelligentes devenaient
completement stupides des qu'il les formulait, tandis que les propos les plus
idiots du prince Hippolyte etaient acceptes comme des traits
d'esprit, Aujourd'hui, au contraire, tout ce qu'il enoncait etait ≪charmant≫,
et si Anna Pavlovna n'exprimait pas toujours son approbation, il
voyait bien que c'etait uniquement par egard pour sa modestie.
Au
commencement de l'hiver de 1805 a 1806, Pierre recut le petit billet rose
habituel qui contenait une invitation. Le post-scriptum disait:
≪Vous
trouverez chez moi la belle Helene qu'on ne se lasse jamais
de voir.≫
En lisant ce billet, il sentit pour la premiere fois qu'il
existait entre lui et Helene un certain lien parfaitement visible pour
plusieurs personnes. Cette idee l'effraya, parce qu'elle entrainait a sa
suite de nouvelles obligations qu'il ne desirait pas contracter, et elle
le rejouit en meme temps, comme une supposition amusante.
La soiree
d'Anna Pavlovna etait en tous points semblable a celle de l'ete precedent,
avec cette difference que la primeur actuelle n'etait plus Mortemart, mais un
diplomate tout fraichement debarque de Berlin, et qui apportait les details
les plus nouveaux sur le sejour de l'empereur Alexandre a Potsdam, ou les
deux augustes amis s'etaient jure une alliance eternelle pour la defense du
bon droit contre l'ennemi du genre humain. Anna Pavlovna recut Pierre avec la
nuance de tristesse exigee par la perte recente qu'il venait de faire, car on
semblait s'etre donne le mot pour lui persuader qu'il en avait beaucoup
de chagrin: c'etait cette meme nuance de tristesse qu'elle
affectait toujours en parlant de l'imperatrice Marie Feodorovna. Avec son
tact tout particulier, elle organisa aussitot differents groupes:
le principal, compose de generaux et du prince Basile, jouissait
du diplomate; le second s'etait reuni autour de la table de the.
Mlle Scherer se trouvait dans l'etat d'excitation d'un chef d'armee sur
le champ de bataille, dont le cerveau est plein des plus
brillantes conceptions, mais a qui le temps manque pour les executer.
Ayant remarque que Pierre se dirigeait vers le premier groupe, elle le toucha
legerement du doigt: |
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