Attendez, lui dit-elle, j'ai des vues sur vous pour ce
soir.≫
Et, regardant Helene, elle sourit.
≪Ma bonne Helene, il
faut que vous soyez charitable pour ma pauvre tante, qui a une adoration pour
vous: allez lui tenir compagnie pour dix minutes, et voici cet aimable comte
qui va se sacrifier avec vous.≫
Elle retint Pierre, en ayant l'air de lui
faire une confidence:
≪N'est-ce pas qu'elle est ravissante? lui dit-elle
tout bas, en lui designant la belle Helene, qui s'avancait majestueusement
vers la ≪tante≫.... Quelle tenue pour une aussi jeune fille! quel tact!
quel coeur! Heureux celui qui l'obtiendra!... l'homme qui l'epousera,
fut-il le plus obscur, est sur d'arriver au premier rang... n'est-ce pas
votre avis?≫
Pierre repondit en s'associant sincerement aux eloges
d'Anna Pavlovna, car, lorsqu'il lui arrivait de songer a Helene, c'etaient
precisement sa beaute et sa tenue pleine de dignite et de reserve qui se
presentaient tout d'abord a son imagination.
La ≪tante≫, blottie dans
son petit coin, y recut les deux jeunes gens, sans temoigner cependant le
moindre empressement pour Helene; au contraire, elle jeta a sa niece un
regard effraye, comme pour lui demander ce qu'elle devait en faire. Sans en
tenir compte, Anna Pavlovna dit tout haut a Pierre, en regardant Helene et en
s'eloignant:
≪J'espere que vous ne trouverez plus qu'on s'ennuie chez
moi?≫
Helene sourit, etonnee que cette supposition put s'adresser a
une personne qui avait l'insigne bonheur de l'admirer et de causer
avec elle. La ≪tante≫, apres avoir tousse une ou deux fois pour eclaircir
sa voix, exprima en francais a Helene le plaisir qu'elle avait a la
voir, et, se tournant du cote de Pierre, elle repeta la meme
ceremonie. Pendant que cette conversation somnifere se trainait en boitant,
Helene adressa a Pierre un de ses beaux et radieux sourires que, du reste,
elle prodiguait a tout le monde. Il y etait tellement habitue, qu'il ne
le remarqua meme pas. La ≪tante≫ l'interrogeait sur la collection
de tabatieres qui avait appartenu au vieux comte Besoukhow, et lui
faisait admirer la sienne, ornee du portrait de son mari.
≪C'est sans
doute de V...≫ dit Pierre en nommant un celebre peintre
en miniatures.
Alors il se pencha au-dessus de la table pour prendre
la tabatiere; cela ne l'empechait pas de preter l'oreille en meme temps aux
conversations de l'autre groupe. Il etait sur le point de se lever, lorsque
la ≪tante≫ lui tendit sa tabatiere par-dessus la tete d'Helene. Helene se
pencha en avant, toute souriante. Elle portait, selon la mode du temps,
un corsage tres echancre dans le dos et sur la poitrine. Son buste, dont
la blancheur rappelait a Pierre celle du marbre, etait si pres de lui,
que, malgre sa mauvaise vue, il distinguait involontairement toutes
les beautes de ses epaules et de son cou, si pres de ses levres,
qu'il n'aurait eu qu'a se baisser d'une ligne pour les y poser. Il sentait
la tiede chaleur de son corps, melee a la suave odeur des parfums, et
il entendait vaguement craquer son corset au moindre mouvement. Ce
n'etait pas pourtant le parfait ensemble des beautes de cette statue de
marbre qui venait de le frapper ainsi; c'etaient les charmes de ce
corps ravissant qu'il devinait sous cette legere gaze. La violence de
la sensation qui penetra tout son etre effaca a jamais ses
premieres impressions, et il lui fut aussi impossible d'y revenir, qu'il
est impossible de retrouver ses illusions perdues.
≪Vous n'aviez donc
pas remarque combien je suis belle? semblait lui dire Helene. Vous n'aviez
pas remarque que je suis une femme et une femme que chacun peut obtenir, vous
surtout?≫ disait son regard.
Et Pierre comprit en cet instant que non
seulement Helene pouvait devenir sa femme, mais qu'elle le deviendrait, et
cela aussi positivement que s'ils etaient deja devant le pretre. Comment et
quand? Il l'ignorait. Serait-ce un bonheur? Il ne le savait pas; il
pressentait meme plutot que ce serait un malheur, mais il etait sur que
cela arriverait.
Pierre baissa les yeux et les releva, en essayant de
revoir en elle cette froide beaute qui jusqu'a ce jour l'avait laisse si
indifferent; il ne le pouvait plus, il subissait son influence et il ne
s'elevait plus entre eux d'autre barriere que sa seule volonte.
≪Bon,
je vous laisse dans votre petit coin.... Je vois que vous y etes tres bien,≫
dit Mlle Scherer en passant.
Et Pierre se demanda avec terreur s'il
n'avait pas commis quelque inconvenance, et s'il n'avait pas laisse deviner
son trouble interieur. Il se rapprocha du principal groupe.
≪On dit
que vous embellissez votre maison de Petersbourg?≫ lui dit
Anna Pavlovna.
C'etait vrai en effet: l'architecte lui avait declare
que des arrangements interieurs etaient indispensables, et il l'avait
laisse faire.
≪C'est tres bien, mais ne demenagez pas de chez le
prince Basile; il est bon d'avoir un ami comme le prince, j'en sais quelque
chose, dit Anna Pavlovna, en souriant a ce dernier.... Vous etes si jeune,
vous avez besoin de conseils; vous ne m'en voudrez pas d'user de mon
privilege de vieille femme...≫
Elle s'arreta dans l'attente d'un
compliment, comme le font habituellement les dames qui parlent de leur
age.
≪Si vous vous mariez, ce sera autre chose!...≫
Et elle
enveloppa Pierre et Helene d'un meme regard. Ils ne se voyaient pas, mais
Pierre la sentait toujours dans une proximite effrayante pour lui, et il
murmura une reponse banale.
Rentre chez lui, il ne put s'endormir; il
pensait toujours a ce qu'il avait eprouve. Il venait seulement de comprendre
que cette femme qu'il avait connue enfant, et dont il disait distraitement:
≪Oui, elle est belle,≫ pouvait lui appartenir.
≪Mais elle est bete, je
l'ai toujours dit, pensait-il. Il y a donc quelque chose de mauvais, de
defendu dans le sentiment qu'elle a provoque en moi. Ne m'a-t-on pas raconte
que son frere Anatole avait eu de l'amour pour elle et elle pour lui, et que
c'est a cause de cela qu'il avait ete renvoye? Son autre frere, c'est
Hippolyte; son pere, c'est le prince Basile; ce n'est pas bien,≫
pensait-il.
Et cependant, au milieu de toutes ces reflexions vagues sur
la valeur morale d'Helene, il se surprenait souriant et revant a elle, a
elle devenue sa femme, avec l'espoir qu'elle pourrait l'aimer et que tout
ce qu'on avait pu en dire etait faux, et tout a coup il la revoyait
de nouveau, non pas elle, Helene, mais ce corps charmant revetu de
blanches draperies.
≪Pourquoi donc ne l'avais-je pas vue ainsi
auparavant?...≫ Et, trouvant quelque chose de malhonnete et de repulsif dans
ce mariage, il se reprochait sa faiblesse.
Il se rappelait ses mots,
ses regards, et les mots et les regards de ceux qui les avaient vus ensemble
et les allusions transparentes de Mlle Scherer, et celles du prince Basile,
et il se demandait avec epouvante s'il ne s'etait pas deja trop engage a
faire une chose evidemment mauvaise et contre sa conscience..., et, tout en
prononcant cet arret, au fond de son ame s'elevait la brillante image
d'Helene, entouree de l'aureole de sa beaute
feminine.
II
Au mois de septembre de l'annee 1805, le
prince Basile recut la mission d'aller inspecter quatre gouvernements; il
avait sollicite cette commission pour faire en meme temps, sans bourse
delier, la tournee de ses terres ruinees, prendre en passant son fils Anatole
et se rendre avec lui chez le prince Nicolas Bolkonsky, afin d'essayer de le
marier a la fille du vieux richard. Mais, avant de se lancer dans cette
nouvelle entreprise, il etait necessaire d'en finir avec l'indecision de
Pierre, qui passait chez lui toutes ses journees, et s'y montrait bete,
confus et embarrasse (comme le sont les amoureux) en presence d'Helene,
sans faire un pas en avant, un pas decisif.
≪Tout cela est bel et bon,
mais il faut que cela finisse,≫ se dit un matin avec un soupir melancolique
le prince Basile, qui commencait a trouver que Pierre, qui lui devait tant,
ne se conduisait pas precisement bien en cette circonstance: ≪C'est la
jeunesse, l'etourderie? Que le bon Dieu le benisse, continuait-il, en
constatant avec satisfaction sa propre indulgence; mais il faut que
cela finisse!... C'est apres-demain la fete d'Helene: je reunirai
quelques parents, et s'il ne comprend pas ce qu'il lui reste a faire,
j'y veillerai: c'est mon devoir de pere!≫
Six semaines s'etaient
ecoulees depuis la soiree de Mlle Scherer et la nuit d'insomnie pendant
laquelle Pierre avait decide que son mariage avec Helene serait sa perte, et
qu'il ne lui restait plus qu'a partir pour l'eviter. Cependant il n'avait
point quitte la maison du prince Basile, et il sentait avec terreur qu'il se
liait davantage tous les jours, et qu'il ne pouvait plus se retrouver aupres
d'Helene avec son indifference premiere; d'un autre cote, il n'avait pas la
force de se detacher d'elle et se voyait contraint de l'epouser, en depit
du malheur qui resulterait pour lui de cette union. Peut-etre aurait-il
pu se retirer encore a temps si le prince Basile, qui jusque-la
n'avait jamais ouvert ses salons, ne s'etait plu a avoir du monde chez lui
tous les soirs, et l'absence de Pierre, du moins a ce qu'on lui
assurait, aurait enleve un element de plaisir a ces reunions, en
trompant l'attente de tous. Dans les courts instants que le prince Basile
passait a la maison, il ne manquait jamais l'occasion, en lui offrant a
baiser sa joue rasee de frais, de lui dire: ≪a demain,≫ ou bien ≪au revoir,
a diner≫, ou bien encore ≪c'est pour toi que je reste≫, et cependant
s'il lui arrivait de rester chez lui pour Pierre, comme il le disait, il
ne lui temoignait aucune attention speciale.
Pierre n'avait pas le
courage de tromper ses esperances Tous les jours il se repetait:
≪Il
faut que je parvienne a la connaitre; me suis-je trompe alors, ou vois-je
faux a present?... Elle n'est pas sotte, elle est charmante; elle ne parle
pas beaucoup, il est vrai, mais elle ne dit jamais de sottises et ne
s'embarrasse jamais!≫
Il essayait parfois de l'entrainer dans une
discussion, mais elle repondait invariablement, d'une voix douce, par une
reflexion qui temoignait du peu d'interet qu'elle y prenait, ou par un
sourire et un regard qui, aux yeux de Pierre, etaient le signe infaillible de
sa superiorite. Elle avait sans doute raison de traiter de billevesees
ces dissertations, comparees a son sourire: elle en avait un
tout particulier a son adresse, radieux et confiant, tout autre que
ce sourire banal qui illuminait ordinairement son beau visage.
Pierre savait qu'on attendait de lui un mot, un pas au dela d'une
certaine limite, et il savait que tot ou tard il la franchirait,
malgre l'incomprehensible terreur qui s'emparait de lui a cette seule
pensee. Que de fois pendant ces six semaines ne s'etait-il pas senti entraine
de plus en plus vers cet abime, et ne s'etait-il pas demande:
≪Ou est
ma fermete? N'en ai-je donc plus?≫
Pendant ces terribles luttes, sa
fermete habituelle semblait, en effet, completement aneantie. Pierre
appartenait a cette categorie peu nombreuse d'hommes qui ne sont forts que
lorsqu'ils sentent que leur conscience n'a rien a leur reprocher, et, a
partir du moment ou, au-dessus de la tabatiere de la ≪tante≫, le demon du
desir s'etait empare de lui, un sentiment inconscient de culpabilite
paralysait son esprit de resolution.
Une petite societe d'intimes, de
parents et d'amis, au dire de la princesse, soupait chez eux le soir de la
fete d'Helene, et on leur avait donne a entendre que, ce soir-la, devait se
decider le sort de celle qu'on fetait. La princesse Kouraguine, dont
l'embonpoint s'etait accuse et qui jadis avait ete une beaute imposante,
occupait le haut bout de la table; a ses cotes etaient assis les hotes les
plus marquants: un vieux general, sa femme et Mlle Scherer; a l'autre bout
se trouvaient les invites plus ages et les personnes de la maison,
Pierre et Helene a cote l'un de l'autre. Le prince Basile ne soupait pas: il
se promenait autour de la table, s'approchant de l'un ou de l'autre de
ses invites. Il etait d'excellente humeur; il disait a chacun un
mot aimable, sauf cependant a Helene et a Pierre, dont il feignait
d'ignorer la presence. Les bougies brillaient de tout leur eclat:
l'argenterie, les cristaux, les toilettes des dames et les epaulettes d'or et
d'argent scintillaient a leurs feux; autour de la table s'agitait la livree
rouge des domestiques. On n'entendait que le cliquetis des couteaux, le
bruit des assiettes, des verres, les voix animees de plusieurs
conversations. Un vieux chambellan assurait de son amour brulant une vieille
baronne, qui lui repondait par un eclat de rire; un autre racontait
la mesaventure d'une certaine Marie Victorovna, et le prince Basile,
au milieu de la table, provoquait l'attention en decrivant aux dames,
d'un ton railleur, la derniere seance du conseil de l'empire, au cours
de laquelle le nouveau general gouverneur de Saint-Petersbourg avait
recu et avait lu le fameux rescrit que l'empereur Alexandre lui avait
adresse de l'armee. Dans ce rescrit, Sa Majeste constatait les
nombreuses preuves de fidelite que son peuple lui donnait a tout instant,
et assurait que celles de la ville de Petersbourg lui
etaient particulierement agreables, qu'il etait fier d'etre a la tete
d'une pareille nation et qu'il tacherait de s'en rendre digne!
Le
rescrit debutait par ces mots:
≪Serguei Kousmitch, de tous cotes arrivent
jusqu'a moi,≫ etc., etc.
≪Comment, demandait une dame, il n'a pas lu plus
loin que ≪Serguei Kousmitch≫?
--Pas une demi-syllabe de plus...≫
Serguei Kousmitch, de tous cotes... de tous cotes, Serguei Kousmitch≫..., et
le pauvre Viasmitinow ne put aller plus loin, repondit le prince Basile en
riant. A plusieurs reprises il essaya de reprendre la phrase, mais, a peine
le mot ≪Serguei≫ prononce, sa voix tremblait; a ≪Kousmitch≫ les
larmes arrivaient, et apres ≪de tous cotes≫ les sanglots l'etouffaient au
point qu'il ne pouvait continuer. Il tirait vite son mouchoir et
recommencait avec un nouvel effort le ≪Serguei Kousmitch, de tous cotes≫,
suivi de larmes, si bien qu'un autre s'offrit pour lire a sa
place.
--Ne soyez pas mechant, s'ecria Anna Pavlovna en le menacant du
doigt, c'est un si brave et si excellent homme que notre bon
Viasmitinow.≫
Tous riaient gaiement, sauf Pierre et Helene, qui
contenaient, en silence et avec peine, le sourire, rayonnant et embarrasse a
la fois, que leurs sentiments intimes amenaient a tout moment sur leurs
levres.
On avait beau bavarder, rire, plaisanter, on avait beau manger
avec appetit du saute et des glaces, gouter du vin du Rhin, en evitant de
les regarder, en un mot paraitre indifferent a leur egard, on
sentait instinctivement, au coup d'oeil rapide qu'on leur jetait, aux eclats
de rire, a l'anecdote de ≪Serguei Kousmitch≫, que tout cela n'etait
qu'un jeu, et que toute l'attention de la societe se concentrait de plus
en plus sur eux. Tout en imitant les sanglots de ≪Kousmitch≫, le
prince Basile examinait sa fille a la derobee; et il se disait a part
lui:
≪Ca va bien, ca se decidera aujourd'hui.≫
Dans les yeux
d'Anna Pavlovna, qui le menacait du doigt, il lisait ses felicitations sur le
prochain mariage. La vieille princesse, enveloppant sa fille d'un regard
courrouce, et proposant, avec un soupir melancolique, du vin a sa voisine,
semblait lui dire:
≪Oui, il ne nous reste plus rien a faire, ma bonne
amie, qu'a boire du vin doux; c'est le tour de cette jeunesse et de son
bonheur insolent.≫
≪Voila bien le vrai bonheur, pensait le diplomate en
contemplant les jeunes amoureux. Qu'elles sont insipides, toutes les folies
que je debite, a cote de cela!≫
Au milieu des interets mesquins et
factices qui agitaient tout ce monde, s'etait tout a coup fait jour un
sentiment naturel, celui de la double attraction de deux jeunes gens beaux et
pleins de seve, qui ecrasait et dominait tout cet echafaudage de conventions
affectees. Non seulement les maitres, mais les gens eux-memes semblaient le
comprendre, et s'attardaient a admirer la figure resplendissante d'Helene et
celle de Pierre, toute rouge et toute rayonnante d'emotion.
Pierre
etait joyeux et confus a la fois de sentir qu'il etait le but de tous les
regards. Il etait dans la situation d'un homme absorbe qui ne percoit que
vaguement ce qui l'entoure, et qui n'entrevoit la realite que par
eclairs:
≪Ainsi tout est fini!... comment cela s'est-il fait si vite?...
car il n'y a plus a reculer, c'est devenu inevitable pour elle, pour moi,
pour tous.... Ils en sont si persuades que je ne puis pas les
tromper.≫
Voila ce que se disait Pierre, en glissant un regard sur
les eblouissantes epaules qui brillaient a cote de lui.
La honte le
saisissait parfois: il lui etait penible d'occuper l'attention generale, de
se montrer si naivement heureux, de jouer le role de Paris ravisseur de la
belle Helene, lui dont la figure etait si depourvue de charmes. Mais cela
devait sans doute etre ainsi, et il s'en consolait. Il n'avait rien fait pour
en arriver la; il avait quitte Moscou avec le prince Basile, et s'etait
arrete chez lui... pourquoi ne l'aurait-il pas fait? Ensuite il avait joue
aux cartes avec elle, il lui avait ramasse son sac a ouvrage, il s'etait
promene avec elle.... Quand donc cela avait-il commence? et maintenant le
voila presque fiance!... Elle est la, a cote de lui; il la voit, il la sent,
il respire son haleine, il admire sa beaute!... Tout a coup une voix connue,
lui repetant la meme question pour la seconde fois, le tira brusquement
de sa reverie:
≪Dis-moi donc, quand as-tu recu la lettre de Bolkonsky?
Tu es vraiment ce soir d'une distraction...≫ dit le prince Basile.
Et
Pierre remarqua que tous lui souriaient, a lui et a Helene:
≪Apres tout,
puisqu'ils le savent, se dit-il, et d'autant mieux que c'est
vrai...≫
Et son sourire bon enfant lui revint sur les
levres.
≪Quand as-tu recu sa lettre? Est-ce d'Olmutz qu'il
t'ecrit?
--Peut-on penser a ces bagatelles, se dit Pierre. Oui,
d'Olmutz,≫ repondit-il avec un soupir.
En sortant de table, il
conduisit sa dame dans le salon voisin, a la suite des autres convives. On se
separa, et quelques-uns d'entre eux partirent, sans meme prendre conge
d'Helene, pour bien marquer qu'ils ne voulaient pas detourner son attention;
ceux qui approchaient d'elle pour la saluer ne restaient aupres d'elle qu'une
seconde, en la suppliant de ne pas les reconduire.
Le diplomate etait
triste et afflige en quittant le salon. Qu'etait sa futile carriere a cote du
bonheur de ces jeunes gens? Le vieux general, questionne par sa femme sur ses
douleurs rhumatismales, grommela une reponse tout haut, et se dit tout
bas:
≪Quelle vieille sotte! parlez-moi d'Helene Vassilievna, c'est une
autre paire de manches; elle sera encore belle a cinquante ans.≫
≪Il
me semble que je puis vous feliciter, murmura Anna Pavlovna a la princesse
mere, en l'embrassant tendrement. Si ce n'etait ma migraine, je serais
restee.≫
La princesse ne repondit rien: elle etait envieuse du bonheur de
sa fille. Pendant que ces adieux s'echangeaient, Pierre etait reste
seul avec Helene dans le petit salon; il s'y etait souvent trouve seul
avec elle dans ces derniers temps, sans lui avoir jamais parle d'amour.
Il sentait que le moment etait venu, mais il ne pouvait se decider a
faire ce dernier pas. Il avait honte: il lui semblait occuper a cote
d'elle une place qui ne lui etait pas destinee:
≪Ce bonheur n'est pas
pour toi, lui murmurait une voix interieure, il est pour ceux qui n'ont pas
ce que tu as!≫
Mais il fallait rompre le silence. Il lui demanda si elle
avait ete contente de la soiree. Elle repondit, avec sa simplicite
habituelle, que jamais sa fete n'avait ete pour elle plus agreable que cette
annee. Les plus proches parents causaient encore dans le grand salon. Le
prince Basile s'approcha nonchalamment de Pierre, et celui-ci ne trouva rien
de mieux a faire que de se lever precipitamment et de lui dire qu'il
etait deja tard. Un regard severement interrogateur se fixa sur lui, et
parut lui dire que sa singuliere reponse n'avait pas ete comprise; mais
le prince Basile, reprenant aussitot sa figure doucereuse, le forca a
se rasseoir:
≪Eh bien, Helene? dit-il a sa fille de ce ton
d'affectueuse tendresse, naturelle aux parents qui aiment leurs enfants, et
que le prince imitait sans la ressentir... ≪Serguei Kousmitch... de tous
cotes≫... chantonna-t-il en tourmentant le bouton de son gilet.
Pierre
comprit que cette anecdote n'etait pas ce qui interessait le prince Basile en
ce moment, et celui-ci comprit que Pierre l'avait devine. Il les quitta
brusquement, et l'emotion que le jeune homme crut apercevoir sur les traits
de ce vieillard le toucha; il se retourna vers Helene: elle etait confuse,
embarrassee et semblait lui dire:
≪C'est votre faute!≫
≪C'est
inevitable, il le faut, mais je ne le puis≫, se dit-il en recommencant a
causer de choses et d'autres et en lui demandant ou etait le sel de cette
histoire de Serguei Kousmitch.
Helene lui repondit qu'elle ne l'avait pas
meme ecoutee.
Dans la piece voisine, la vieille princesse parlait de
Pierre avec une dame agee:
≪Certainement c'est un parti tres brillant,
mais le bonheur, ma chere?
--Les mariages se font dans les cieux!≫
repondit la vieille dame.
Le prince Basile, qui rentrait en ce moment,
alla s'asseoir dans un coin ecarte, ferma les yeux et s'assoupit. Comme sa
tete plongeait en avant, il se reveilla.
≪Aline, dit-il a sa femme,
allez voir ce qu'ils font.≫
La princesse passa devant la porte du petit
salon avec une indifference affectee, et y jeta un coup d'oeil.
≪Ils
n'ont pas bouge,≫ dit-elle a son mari.
Le prince Basile fronca le
sourcil, fit une moue de cote, ses joues trembloterent, son visage prit une
expression de mauvaise humeur vulgaire, il se secoua, et, rejetant sa tete en
arriere, il entra a pas decides dans le petit salon. Son air etait si
solennel et triomphant, que Pierre se leva effare.
≪Dieu merci,
dit-il, ma femme m'a tout raconte.≫
Et il serra Pierre et sa fille dans
ses bras....
≪Helene, mon coeur, quelle joie! quel bonheur!...≫
Sa
voix tremblait....
≪J'aimais tant ton pere... et elle sera pour toi une
femme devouee! Que Dieu vous benisse!...≫
Des larmes reelles coulaient
sur ses joues....
≪Princesse! cria-t-il a sa femme, venez
donc!≫
La princesse arriva tout en pleurs, la vieille dame essuyait aussi
ses larmes; on embrassait Pierre, et Pierre baisait la main
d'Helene; quelques secondes plus tard ils se retrouverent seuls:
≪Tout
cela doit etre, se dit Pierre, donc il n'y a pas a se demander si c'est bien
ou mal; c'est plutot bien, car me voila sorti d'incertitude.≫
Il tenait
la main de sa fiancee, dont la belle gorge se soulevait et s'abaissait tour a
tour.
≪Helene,≫ dit-il tout haut.
Et il s'arreta....
≪Il
est pourtant d'usage, pensait-il, de dire quelque chose dans ces
cas extraordinaires, mais que dit-on?≫
Il ne pouvait se le rappeler;
il la regarda, elle se rapprocha de lui, toute rougissante.
≪Ah!
otez-les donc! otez-les,≫ dit-elle en lui indiquant ses lunettes.
Pierre
enleva ses lunettes, et ses yeux effrayes et interrogateurs avaient cette
expression etrange, familiere a ceux qui en portent habituellement. Il se
baissait sur sa main, lorsque d'un mouvement rapide et violent elle saisit
ses levres au passage et y imprima fortement les siennes; ce changement de sa
reserve habituelle en un abandon complet frappa Pierre
desagreablement.
≪C'est trop tard, trop tard, pensa-t-il... c'est fini,
et d'ailleurs je l'aime!≫
≪Je vous aime!≫ ajouta-t-il tout haut, force
de dire quelque chose.
Mais cet aveu resonna si miserablement a son
oreille, qu'il en eut honte.
Six semaines apres, il etait marie et
s'etablissait, comme on le disait alors, en heureux possesseur de la plus
belle des femmes et de plusieurs millions, dans le magnifique hotel des
comtes Besoukhow, entierement remis a neuf pour la
circonstance.
III
Le vieux prince Bolkonsky recevait en
decembre 1805 une lettre du prince Basile, qui lui annoncait sa prochaine
arrivee et celle de son fils:
≪Je suis charge d'une inspection: cent
verstes de detour ne peuvent m'empecher de venir vous presenter mes devoirs,
mon tres respecte bienfaiteur, lui ecrivait-il; Anatole m'accompagne, il est
en route pour l'armee et j'espere que vous voudrez bien lui permettre de vous
exprimer de vive voix le profond respect qu'il vous porte, a l'exemple de
son pere.≫
--Tant mieux, il n'y aura pas a mener Marie dans le monde,
les soupirants viennent nous chercher ici;≫ voila les paroles que
laissa imprudemment echapper la petite princesse, en apprenant cette
nouvelle. Le prince fronca le sourcil et garda le silence.
Deux
semaines apres la reception de cette lettre, les gens du prince Basile firent
leur apparition: ils precedaient leurs maitres, qui arriverent le
lendemain.
Le vieux prince avait toujours eu une triste opinion du
caractere du prince Basile, et dans ces derniers temps sa brillante carriere
et les hautes dignites auxquelles il avait trouve moyen de parvenir pendant
les regnes des empereurs Paul et Alexandre, n'avaient fait que la
fortifier. Il devina son arriere-pensee aux transparentes allusions de sa
lettre et aux insinuations de la petite princesse, et sa mauvaise opinion
se changea en un sentiment de profond mepris. Il jurait comme un diable
en parlant de lui, et, le jour de son arrivee, il etait encore plus
grognon que d'habitude. Etait-il de mechante humeur parce que le prince
Basile arrivait, ou cette visite augmentait-elle sa mechante humeur? Le
fait est qu'il etait d'une humeur de dogue.
Tikhone avait meme
conseille a l'architecte de ne pas entrer chez le prince:
≪Ecoutez-le
donc marcher, lui avait-il dit, en attirant l'attention de ce commensal sur
le bruit des pas du prince. C'est sur ses talons qu'il marche, et nous savons
ce que cela veut dire.≫
Malgre tout, des les neuf heures du matin, le
prince, vetu d'une petite pelisse de velours, avec un collet de zibeline et
un bonnet pareil, sortit pour faire sa promenade habituelle. Il avait neige
la veille; l'allee qu'il parcourait pour aller aux orangeries etait balayee;
on voyait encore les traces du travail du jardinier, et une pelle se
tenait enfoncee dans le tas de neige molle qui s'elevait en muraille des
deux cotes du chemin. Le prince fit, en silence et d'un air sombre, le
tour des serres et des dependances:
≪Peut-on passer en traineau?
demanda-t-il au vieil intendant qui l'accompagnait et qui semblait etre la
copie fidele de son maitre.
--La neige est tres profonde, Excellence:
aussi ai-je donne l'ordre de la balayer sur la grande route.≫
Le
prince fit un signe d'approbation, et monta le perron.
≪Dieu soit loue!
se dit l'intendant, le nuage n'a pas creve.≫
Et il ajouta tout
haut:
≪Il aurait ete difficile de passer, Excellence; aussi, ayant
entendu dire qu'un ministre arrivait chez Votre Excellence...≫
Le
prince se retourna brusquement, et fixa sur lui des yeux pleins
de colere:
≪Comment, un ministre? Quel ministre? Qui a donne des
ordres? s'ecria-t-il de sa voix dure et percante. Pour la princesse ma fille,
on ne balaye pas la route, et pour un ministre.... Il ne vient pas
de ministre!...
--Excellence, j'avais suppose....
--Tu as
suppose,≫ continua le prince hors de lui. Et en parlant a
mots entrecoupes:
≪Tu as suppose... brigand!... va-nu-pieds!... je
t'apprendrai a supposer...≫
Et, levant sa canne, il allait la laisser
retomber certainement sur le dos d'Alpatitch, si celui-ci ne s'etait
instinctivement recule.
Effraye de la hardiesse de son mouvement,
cependant tout naturel, Alpatitch inclina sa tete chauve devant le prince,
qui, malgre cette marque de soumission ou peut-etre a cause d'elle, ne releva
plus sa canne, tout en continuant a crier:
≪Brigand! Qu'on rejette la
neige sur la route!...≫
Et il entra violemment chez lui.
La
princesse Marie et Mlle Bourrienne attendaient le prince pour diner; elles le
savaient de tres mauvaise humeur, mais la semillante figure de Mlle
Bourrienne semblait dire:
≪Peu m'importe! je suis toujours la
meme.≫
Quant a la princesse Marie, si elle sentait bien qu'elle aurait
du imiter cette placide indifference, elle n'en avait pas la force.
Elle etait pale, effrayee, et tenait ses yeux baisses:
≪Si je fais
semblant de ne pas remarquer sa mauvaise humeur, pensait-elle, il dira que je
ne lui temoigne aucune sympathie, et si je ne lui en montre pas, il
m'accusera d'etre ennuyeuse et maussade.≫
Le prince jeta un regard sur la
figure effaree de sa fille:
≪Triple sotte, murmura-t-il entre ses dents,
et l'autre n'est donc pas la? l'aurait-on deja mise au courant?...--Ou est la
princesse? Elle se cache?
--Elle est un peu indisposee, repondit Mlle
Bourrienne avec un sourire aimable, elle ne paraitra pas; c'est si naturel
dans sa situation.
--Hem! hem! cre!... cre!...≫ fit le prince en se
mettant a table.
Son assiette lui paraissant mal essuyee, il la jeta
derriere lui; Tikhone la rattrapa au vol et la passa au maitre d'hotel. La
petite princesse n'etait point souffrante, mais, prevenue de la colere du
vieux prince, elle s'etait decidee a ne pas sortir de ses
appartements.
≪J'ai peur pour l'enfant: Dieu sait ce qui peut lui arriver
si je m'effraye,≫ disait-elle a Mlle Bourrienne, qu'elle avait prise
en affection, qui passait chez elle ses journees, quelquefois meme
ses nuits, et devant laquelle elle ne se genait pas pour juger et
critiquer son beau-pere, qui lui inspirait une terreur et une
antipathie invincibles.
Ce dernier sentiment etait reciproque, mais,
chez le vieux prince, c'etait le dedain qui l'emportait.
≪Il nous
arrive du monde, mon prince, dit Mlle Bourrienne en depliant sa serviette du
bout de ses doigts roses. Son Excellence le prince Kouraguine avec son fils,
a ce que j'ai entendu dire?
--Hem! Cette Excellence est un polisson!
C'est moi qui l'ai fait entrer au ministere, dit le prince d'un ton offense.
Quant a son fils, je ne sais pas pourquoi il vient; la princesse Elisabeth
Carlovna et la princesse Marie le savent peut-etre: moi, je ne le sais pas et
n'ai pas besoin de le savoir!...≫
Il regarda sa fille, qui
rougissait.
≪Es-tu malade, toi aussi? Est-ce par crainte du ministre?
comme disait tout a l'heure cet idiot d'Alpatitch.
--Non, mon
pere.≫
Mlle Bourrienne n'avait pas eu de chance dans le choix de son
sujet de conversation; elle n'en continua pas moins a bavarder, et sur
les orangeries, et sur la beaute d'une fleur nouvellement eclose, si
bien que le prince s'adoucit un peu apres le potage.
Le diner termine,
il se rendit chez sa belle-fille, qu'il trouva assise a une petite table et
bavardant avec Macha, sa femme de chambre. Elle palit a la vue de son
beau-pere. Elle n'etait guere en beaute en ce moment, elle etait meme plutot
laide.
Ses joues s'etaient allongees, elle avait les yeux cernes, et sa
levre semblait se retrousser encore plus qu'auparavant.
≪Ce n'est
rien, je m'alourdis, dit-elle en reponse a une question de son beau-pere, qui
lui demandait de ses nouvelles.
--Besoin de rien?
--Non, merci,
mon pere.
--C'est bien, c'est bien!...≫
Et il sortit. Alpatitch se
trouva sur son chemin dans l'antichambre.
≪La route est-elle
recouverte?
--Oui, Excellence: pardonnez-moi, c'etait par
betise.≫
Le prince l'interrompit avec un sourire force:
≪C'est
bon, c'est bon!...≫
Et lui tendant la main, que l'autre baisa, il rentra
dans son cabinet.
Le prince Basile arriva le soir meme. Il trouva sur la
grande route des cochers et des gens de la maison, qui, a force de cris et de
jurons, firent franchir a son ≪vasok≫ (voiture sur patins) et a ses traineaux
la neige qui avait ete amoncelee expres.
On avait prepare pour chacun
d'eux une chambre separee.
Anatole, sans habit, les poings sur les
hanches, regardait fixement de ses beaux grands yeux et avec un sourire
distrait un coin de la table devant laquelle il etait assis. Toute
l'existence n'etait pour lui qu'une serie de plaisirs ininterrompue, y
compris meme cette visite a un vieillard morose et a une heritiere sans
beaute. A tout prendre, elle pouvait, a son avis, avoir meme un resultat
comique. Et pourquoi ne pas l'epouser puisqu'elle est riche? La richesse ne
gate rien! Une fois rase et parfume avec ce soin et cette elegance qu'il
apportait toujours aux moindres details de sa toilette, portant haut sa belle
tete avec une expression naturellement conquerante, il rentra chez son pere,
autour duquel s'agitaient deux valets de chambre. Le prince Basile salua
son fils gaiement d'un signe de tete, comme pour lui dire:
≪Tu es tres
bien ainsi!
--Voyons, mon pere, sans plaisanterie, elle est tout
simplement monstrueuse? dit Anatole, en reprenant un sujet qu'il avait plus
d'une fois aborde pendant le voyage.
--Pas de folies, je t'en prie,
fais ton possible, et c'est la le principal, pour etre respectueux et
convenable envers le vieux.
--S'il me decoche des choses par trop
desagreables, je m'en irai, je vous en avertis; je les deteste, ces
vieux!
--N'oublie pas que tout depend de toi.≫
En attendant, on
connaissait deja, du cote des femmes, non seulement l'arrivee du ministre et
de son fils, mais les moindres details sur leurs personnes. La princesse
Marie, seule dans sa chambre, faisait d'inutiles efforts pour surmonter son
emotion interieure:
≪Pourquoi ont-ils ecrit? Pourquoi Lise m'en a-t-elle
parle? C'est impossible, je le sens!...≫
Et elle ajoutait, en se
regardant dans la glace:
≪Comment ferai-je mon entree dans le salon? Je
ne pourrai jamais etre moi-meme, meme s'il me plait?≫
Et la pensee de
son pere la remplissait de terreur. Macha avait deja raconte a la petite
princesse et a Mlle Bourrienne comment ce beau garcon, au visage vermeil et
aux sourcils noirs, s'etait elance sur l'escalier comme un aigle, enjambant
trois marches a la fois, tandis que le vieux papa trainait lourdement,
clopin-clopant, un pied apres l'autre.
≪Ils sont arrives, Marie, le
savez-vous?≫ lui dit sa belle-soeur, en entrant chez elle avec Mlle
Bourrienne.
La petite princesse, dont la marche s'alourdissait de plus en
plus, s'approcha d'un fauteuil et s'y laissa tomber: elle avait quitte
son deshabille du matin et avait mis une de ses plus jolies toilettes;
sa coiffure etait soignee, mais l'animation de sa figure ne parvenait pas
a cacher le changement de ses traits. Cette mise elegante le faisait
au contraire ressortir davantage. Mlle Bourrienne, de son cote, avait
fait des frais qui mettaient en relief les charmes de sa jolie
personne.
≪Eh bien, et vous restez comme vous etes, chere princesse?
dit-elle. On va venir annoncer que ces messieurs sont au salon, il faudra
descendre, et vous ne faites pas un petit bout de toilette?≫
La petite
princesse sonna aussitot une femme de chambre et passa gaiement en revue la
garde-robe de sa belle-soeur. La princesse Marie s'en voulait a elle-meme de
son emotion, comme d'un manque de dignite, et en voulait aussi a ses deux
compagnes de trouver cela tout simple. Le leur reprocher, c'eut ete trahir
les sensations qu'elle eprouvait; le refus de se parer aurait amene des
plaisanteries et des conseils sans fin. Elle rougit, l'eclat de ses beaux
yeux s'eteignit, sa figure se marbra, et, en victime resignee, elle
s'abandonna a la direction de sa belle-soeur et de Mlle Bourrienne, qui
toutes deux s'occuperent, a qui mieux mieux, a la rendre jolie. La pauvre
fille etait si laide, qu'aucune rivalite entre elles n'etait possible; aussi
deployerent-elles toute leur science a l'habiller convenablement, avec la foi
naive des femmes dans la puissance de l'ajustement.
≪Vraiment, ma
bonne amie, cette robe n'est pas jolie, dit Lise en se reculant pour mieux
juger de l'ensemble. Faites apporter l'autre, la robe massacat! Il s'agit
peut-etre du sort de toute ta vie.... Ah non! elle est trop claire, elle ne
te va pas.≫
Ce n'etait pas la robe qui manquait de grace, mais bien la
personne qu'elle habillait. La petite princesse et Mlle Bourrienne ne
s'en rendaient pas compte, persuadees qu'un noeud bleu par-ci, une meche
de cheveux relevee par-la, qu'une echarpe abaissee sur la robe
brune, remedieraient a tout. Elles ne voyaient pas qu'il etait impossible
de remedier a l'expression de ce visage effare; elles avaient beau
en changer le cadre, il restait toujours insignifiant et sans
attrait. Apres deux ou trois essais, la princesse Marie, toujours soumise,
se trouva tout a coup coiffee avec les cheveux releves, ce qui
la defigurait encore davantage, et vetue de l'elegante robe massacat
a echarpe bleue; la petite princesse, en ayant fait deux fois le tour
pour la bien examiner de tous les cotes et en arranger les plis,
s'ecria enfin avec desespoir:
≪C'est impossible! Non, Marie,
decidement cela ne vous va pas! Je vous aime mieux dans votre petite robe
grise de tous les jours; non, de grace, faites cela pour moi!... Katia,
dit-elle a la femme de chambre, apportez la robe grise de la princesse. Vous
allez voir, dit-elle a Mlle Bourrienne, en souriant d'avance a ses
combinaisons artistiques, vous allez voir ce que je vais
produire.≫
Katia apporta la robe; la princesse Marie restait immobile
devant la glace. Mlle Bourrienne remarqua que ses yeux etaient humides, que
ses levres tremblaient, et qu'elle etait prete a fondre en
larmes.
≪Voyons, chere princesse, encore un petit effort.≫
La
petite princesse, enlevant la robe a la femme de chambre, s'approcha de sa
belle-soeur.
≪Allons, Marie, nous allons faire cela bien gentiment, bien
simplement.≫
Et toutes trois riaient et gazouillaient comme des
oiseaux.
≪Non, laissez-moi!≫
Et sa voix avait une inflexion si
serieuse, si melancolique, que le gazouillement de ces oiseaux s'arreta
court. Elles comprirent a l'expression de ces beaux yeux suppliants qu'il
etait inutile d'insister.
≪Au moins changez de coiffure! Je vous le
disais bien, continua la princesse en s'adressant a Mlle Bourrienne, que
Marie a une de ces figures auxquelles ce genre de coiffure ne va pas du tout,
mais du tout! Changez-la, de grace!
--Laissez-moi, laissez-moi, tout
cela m'est parfaitement egal.≫
Ses compagnes ne pouvaient en effet
s'empecher de le reconnaitre. La princesse Marie, paree de la sorte, etait,
il est vrai, plus laide que jamais, mais elles connaissaient la puissance de
ce regard melancolique, indice chez elle d'une decision ferme et
resolue.
≪Vous changerez tout cela, n'est-ce pas?≫ dit Lise a sa
belle-soeur, qui demeura silencieuse.
Et la petite princesse quitta la
chambre. Restee seule, Marie ne se regarda pas dans la glace, et, oubliant de
mettre une autre coiffure, elle resta completement immobile. Elle pensait au
mari, a cet etre fort et puissant, doue d'un attrait incomprehensible, qui
devait la transporter dans son monde a lui, completement different du sien,
et plein de bonheur. Elle pensait a l'enfant, a son enfant semblable
a celui de la fille de sa nourrice, qu'elle avait vu la veille. Elle
le voyait deja suspendu a son sein... son mari etait la... il les
regardait tendrement, elle et son enfant... ≪Mais tout cela est impossible!
je suis trop laide!≫ pensa-t-elle. |
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