2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 14

La guerre et la paix 전쟁과 평화 14


Attendez, lui dit-elle, j'ai des vues sur vous pour ce soir.≫

Et, regardant Helene, elle sourit.

≪Ma bonne Helene, il faut que vous soyez charitable pour ma pauvre
tante, qui a une adoration pour vous: allez lui tenir compagnie pour dix
minutes, et voici cet aimable comte qui va se sacrifier avec vous.≫

Elle retint Pierre, en ayant l'air de lui faire une confidence:

≪N'est-ce pas qu'elle est ravissante? lui dit-elle tout bas, en lui
designant la belle Helene, qui s'avancait majestueusement vers la
≪tante≫.... Quelle tenue pour une aussi jeune fille! quel tact! quel
coeur! Heureux celui qui l'obtiendra!... l'homme qui l'epousera, fut-il
le plus obscur, est sur d'arriver au premier rang... n'est-ce pas votre
avis?≫

Pierre repondit en s'associant sincerement aux eloges d'Anna Pavlovna,
car, lorsqu'il lui arrivait de songer a Helene, c'etaient precisement sa
beaute et sa tenue pleine de dignite et de reserve qui se presentaient
tout d'abord a son imagination.

La ≪tante≫, blottie dans son petit coin, y recut les deux jeunes gens,
sans temoigner cependant le moindre empressement pour Helene; au
contraire, elle jeta a sa niece un regard effraye, comme pour lui
demander ce qu'elle devait en faire. Sans en tenir compte, Anna
Pavlovna dit tout haut a Pierre, en regardant Helene et en s'eloignant:

≪J'espere que vous ne trouverez plus qu'on s'ennuie chez moi?≫

Helene sourit, etonnee que cette supposition put s'adresser a une
personne qui avait l'insigne bonheur de l'admirer et de causer avec
elle. La ≪tante≫, apres avoir tousse une ou deux fois pour eclaircir sa
voix, exprima en francais a Helene le plaisir qu'elle avait a la voir,
et, se tournant du cote de Pierre, elle repeta la meme ceremonie.
Pendant que cette conversation somnifere se trainait en boitant, Helene
adressa a Pierre un de ses beaux et radieux sourires que, du reste, elle
prodiguait a tout le monde. Il y etait tellement habitue, qu'il ne le
remarqua meme pas. La ≪tante≫ l'interrogeait sur la collection de
tabatieres qui avait appartenu au vieux comte Besoukhow, et lui faisait
admirer la sienne, ornee du portrait de son mari.

≪C'est sans doute de V...≫ dit Pierre en nommant un celebre peintre en
miniatures.

Alors il se pencha au-dessus de la table pour prendre la tabatiere; cela
ne l'empechait pas de preter l'oreille en meme temps aux conversations
de l'autre groupe. Il etait sur le point de se lever, lorsque la ≪tante≫
lui tendit sa tabatiere par-dessus la tete d'Helene. Helene se pencha en
avant, toute souriante. Elle portait, selon la mode du temps, un
corsage tres echancre dans le dos et sur la poitrine. Son buste, dont la
blancheur rappelait a Pierre celle du marbre, etait si pres de lui, que,
malgre sa mauvaise vue, il distinguait involontairement toutes les
beautes de ses epaules et de son cou, si pres de ses levres, qu'il
n'aurait eu qu'a se baisser d'une ligne pour les y poser. Il sentait la
tiede chaleur de son corps, melee a la suave odeur des parfums, et il
entendait vaguement craquer son corset au moindre mouvement. Ce n'etait
pas pourtant le parfait ensemble des beautes de cette statue de marbre
qui venait de le frapper ainsi; c'etaient les charmes de ce corps
ravissant qu'il devinait sous cette legere gaze. La violence de la
sensation qui penetra tout son etre effaca a jamais ses premieres
impressions, et il lui fut aussi impossible d'y revenir, qu'il est
impossible de retrouver ses illusions perdues.

≪Vous n'aviez donc pas remarque combien je suis belle? semblait lui dire
Helene. Vous n'aviez pas remarque que je suis une femme et une femme que
chacun peut obtenir, vous surtout?≫ disait son regard.

Et Pierre comprit en cet instant que non seulement Helene pouvait
devenir sa femme, mais qu'elle le deviendrait, et cela aussi
positivement que s'ils etaient deja devant le pretre. Comment et quand?
Il l'ignorait. Serait-ce un bonheur? Il ne le savait pas; il pressentait
meme plutot que ce serait un malheur, mais il etait sur que cela
arriverait.

Pierre baissa les yeux et les releva, en essayant de revoir en elle
cette froide beaute qui jusqu'a ce jour l'avait laisse si indifferent;
il ne le pouvait plus, il subissait son influence et il ne s'elevait
plus entre eux d'autre barriere que sa seule volonte.

≪Bon, je vous laisse dans votre petit coin.... Je vois que vous y etes
tres bien,≫ dit Mlle Scherer en passant.

Et Pierre se demanda avec terreur s'il n'avait pas commis quelque
inconvenance, et s'il n'avait pas laisse deviner son trouble interieur.
Il se rapprocha du principal groupe.

≪On dit que vous embellissez votre maison de Petersbourg?≫ lui dit Anna
Pavlovna.

C'etait vrai en effet: l'architecte lui avait declare que des
arrangements interieurs etaient indispensables, et il l'avait laisse
faire.

≪C'est tres bien, mais ne demenagez pas de chez le prince Basile; il est
bon d'avoir un ami comme le prince, j'en sais quelque chose, dit Anna
Pavlovna, en souriant a ce dernier.... Vous etes si jeune, vous avez
besoin de conseils; vous ne m'en voudrez pas d'user de mon privilege de
vieille femme...≫

Elle s'arreta dans l'attente d'un compliment, comme le font
habituellement les dames qui parlent de leur age.

≪Si vous vous mariez, ce sera autre chose!...≫

Et elle enveloppa Pierre et Helene d'un meme regard. Ils ne se voyaient
pas, mais Pierre la sentait toujours dans une proximite effrayante pour
lui, et il murmura une reponse banale.

Rentre chez lui, il ne put s'endormir; il pensait toujours a ce qu'il
avait eprouve. Il venait seulement de comprendre que cette femme qu'il
avait connue enfant, et dont il disait distraitement: ≪Oui, elle est
belle,≫ pouvait lui appartenir.

≪Mais elle est bete, je l'ai toujours dit, pensait-il. Il y a donc
quelque chose de mauvais, de defendu dans le sentiment qu'elle a
provoque en moi. Ne m'a-t-on pas raconte que son frere Anatole avait eu
de l'amour pour elle et elle pour lui, et que c'est a cause de cela
qu'il avait ete renvoye? Son autre frere, c'est Hippolyte; son pere,
c'est le prince Basile; ce n'est pas bien,≫ pensait-il.

Et cependant, au milieu de toutes ces reflexions vagues sur la valeur
morale d'Helene, il se surprenait souriant et revant a elle, a elle
devenue sa femme, avec l'espoir qu'elle pourrait l'aimer et que tout ce
qu'on avait pu en dire etait faux, et tout a coup il la revoyait de
nouveau, non pas elle, Helene, mais ce corps charmant revetu de blanches
draperies.

≪Pourquoi donc ne l'avais-je pas vue ainsi auparavant?...≫ Et, trouvant
quelque chose de malhonnete et de repulsif dans ce mariage, il se
reprochait sa faiblesse.

Il se rappelait ses mots, ses regards, et les mots et les regards de
ceux qui les avaient vus ensemble et les allusions transparentes de Mlle
Scherer, et celles du prince Basile, et il se demandait avec epouvante
s'il ne s'etait pas deja trop engage a faire une chose evidemment
mauvaise et contre sa conscience..., et, tout en prononcant cet arret,
au fond de son ame s'elevait la brillante image d'Helene, entouree de
l'aureole de sa beaute feminine.


II


Au mois de septembre de l'annee 1805, le prince Basile recut la mission
d'aller inspecter quatre gouvernements; il avait sollicite cette
commission pour faire en meme temps, sans bourse delier, la tournee de
ses terres ruinees, prendre en passant son fils Anatole et se rendre
avec lui chez le prince Nicolas Bolkonsky, afin d'essayer de le marier a
la fille du vieux richard. Mais, avant de se lancer dans cette nouvelle
entreprise, il etait necessaire d'en finir avec l'indecision de Pierre,
qui passait chez lui toutes ses journees, et s'y montrait bete, confus
et embarrasse (comme le sont les amoureux) en presence d'Helene, sans
faire un pas en avant, un pas decisif.

≪Tout cela est bel et bon, mais il faut que cela finisse,≫ se dit un
matin avec un soupir melancolique le prince Basile, qui commencait a
trouver que Pierre, qui lui devait tant, ne se conduisait pas
precisement bien en cette circonstance: ≪C'est la jeunesse,
l'etourderie? Que le bon Dieu le benisse, continuait-il, en constatant
avec satisfaction sa propre indulgence; mais il faut que cela
finisse!... C'est apres-demain la fete d'Helene: je reunirai quelques
parents, et s'il ne comprend pas ce qu'il lui reste a faire, j'y
veillerai: c'est mon devoir de pere!≫

Six semaines s'etaient ecoulees depuis la soiree de Mlle Scherer et la
nuit d'insomnie pendant laquelle Pierre avait decide que son mariage
avec Helene serait sa perte, et qu'il ne lui restait plus qu'a partir
pour l'eviter. Cependant il n'avait point quitte la maison du prince
Basile, et il sentait avec terreur qu'il se liait davantage tous les
jours, et qu'il ne pouvait plus se retrouver aupres d'Helene avec son
indifference premiere; d'un autre cote, il n'avait pas la force de se
detacher d'elle et se voyait contraint de l'epouser, en depit du
malheur qui resulterait pour lui de cette union. Peut-etre aurait-il pu
se retirer encore a temps si le prince Basile, qui jusque-la n'avait
jamais ouvert ses salons, ne s'etait plu a avoir du monde chez lui tous
les soirs, et l'absence de Pierre, du moins a ce qu'on lui assurait,
aurait enleve un element de plaisir a ces reunions, en trompant
l'attente de tous. Dans les courts instants que le prince Basile passait
a la maison, il ne manquait jamais l'occasion, en lui offrant a baiser
sa joue rasee de frais, de lui dire: ≪a demain,≫ ou bien ≪au revoir, a
diner≫, ou bien encore ≪c'est pour toi que je reste≫, et cependant s'il
lui arrivait de rester chez lui pour Pierre, comme il le disait, il ne
lui temoignait aucune attention speciale.

Pierre n'avait pas le courage de tromper ses esperances Tous les jours
il se repetait:

≪Il faut que je parvienne a la connaitre; me suis-je trompe alors, ou
vois-je faux a present?... Elle n'est pas sotte, elle est charmante;
elle ne parle pas beaucoup, il est vrai, mais elle ne dit jamais de
sottises et ne s'embarrasse jamais!≫

Il essayait parfois de l'entrainer dans une discussion, mais elle
repondait invariablement, d'une voix douce, par une reflexion qui
temoignait du peu d'interet qu'elle y prenait, ou par un sourire et un
regard qui, aux yeux de Pierre, etaient le signe infaillible de sa
superiorite. Elle avait sans doute raison de traiter de billevesees ces
dissertations, comparees a son sourire: elle en avait un tout
particulier a son adresse, radieux et confiant, tout autre que ce
sourire banal qui illuminait ordinairement son beau visage. Pierre
savait qu'on attendait de lui un mot, un pas au dela d'une certaine
limite, et il savait que tot ou tard il la franchirait, malgre
l'incomprehensible terreur qui s'emparait de lui a cette seule pensee.
Que de fois pendant ces six semaines ne s'etait-il pas senti entraine de
plus en plus vers cet abime, et ne s'etait-il pas demande:

≪Ou est ma fermete? N'en ai-je donc plus?≫

Pendant ces terribles luttes, sa fermete habituelle semblait, en effet,
completement aneantie. Pierre appartenait a cette categorie peu
nombreuse d'hommes qui ne sont forts que lorsqu'ils sentent que leur
conscience n'a rien a leur reprocher, et, a partir du moment ou,
au-dessus de la tabatiere de la ≪tante≫, le demon du desir s'etait
empare de lui, un sentiment inconscient de culpabilite paralysait son
esprit de resolution.

Une petite societe d'intimes, de parents et d'amis, au dire de la
princesse, soupait chez eux le soir de la fete d'Helene, et on leur
avait donne a entendre que, ce soir-la, devait se decider le sort de
celle qu'on fetait. La princesse Kouraguine, dont l'embonpoint s'etait
accuse et qui jadis avait ete une beaute imposante, occupait le haut
bout de la table; a ses cotes etaient assis les hotes les plus
marquants: un vieux general, sa femme et Mlle Scherer; a l'autre bout se
trouvaient les invites plus ages et les personnes de la maison, Pierre
et Helene a cote l'un de l'autre. Le prince Basile ne soupait pas: il se
promenait autour de la table, s'approchant de l'un ou de l'autre de ses
invites. Il etait d'excellente humeur; il disait a chacun un mot
aimable, sauf cependant a Helene et a Pierre, dont il feignait d'ignorer
la presence. Les bougies brillaient de tout leur eclat: l'argenterie,
les cristaux, les toilettes des dames et les epaulettes d'or et d'argent
scintillaient a leurs feux; autour de la table s'agitait la livree rouge
des domestiques. On n'entendait que le cliquetis des couteaux, le bruit
des assiettes, des verres, les voix animees de plusieurs conversations.
Un vieux chambellan assurait de son amour brulant une vieille baronne,
qui lui repondait par un eclat de rire; un autre racontait la
mesaventure d'une certaine Marie Victorovna, et le prince Basile, au
milieu de la table, provoquait l'attention en decrivant aux dames, d'un
ton railleur, la derniere seance du conseil de l'empire, au cours de
laquelle le nouveau general gouverneur de Saint-Petersbourg avait recu
et avait lu le fameux rescrit que l'empereur Alexandre lui avait adresse
de l'armee. Dans ce rescrit, Sa Majeste constatait les nombreuses
preuves de fidelite que son peuple lui donnait a tout instant, et
assurait que celles de la ville de Petersbourg lui etaient
particulierement agreables, qu'il etait fier d'etre a la tete d'une
pareille nation et qu'il tacherait de s'en rendre digne!

Le rescrit debutait par ces mots:

≪Serguei Kousmitch, de tous cotes arrivent jusqu'a moi,≫ etc., etc.

≪Comment, demandait une dame, il n'a pas lu plus loin que ≪Serguei
Kousmitch≫?

--Pas une demi-syllabe de plus...≫ Serguei Kousmitch, de tous cotes...
de tous cotes, Serguei Kousmitch≫..., et le pauvre Viasmitinow ne put
aller plus loin, repondit le prince Basile en riant. A plusieurs
reprises il essaya de reprendre la phrase, mais, a peine le mot
≪Serguei≫ prononce, sa voix tremblait; a ≪Kousmitch≫ les larmes
arrivaient, et apres ≪de tous cotes≫ les sanglots l'etouffaient au point
qu'il ne pouvait continuer. Il tirait vite son mouchoir et recommencait
avec un nouvel effort le ≪Serguei Kousmitch, de tous cotes≫, suivi de
larmes, si bien qu'un autre s'offrit pour lire a sa place.

--Ne soyez pas mechant, s'ecria Anna Pavlovna en le menacant du doigt,
c'est un si brave et si excellent homme que notre bon Viasmitinow.≫

Tous riaient gaiement, sauf Pierre et Helene, qui contenaient, en
silence et avec peine, le sourire, rayonnant et embarrasse a la fois,
que leurs sentiments intimes amenaient a tout moment sur leurs levres.

On avait beau bavarder, rire, plaisanter, on avait beau manger avec
appetit du saute et des glaces, gouter du vin du Rhin, en evitant de les
regarder, en un mot paraitre indifferent a leur egard, on sentait
instinctivement, au coup d'oeil rapide qu'on leur jetait, aux eclats de
rire, a l'anecdote de ≪Serguei Kousmitch≫, que tout cela n'etait qu'un
jeu, et que toute l'attention de la societe se concentrait de plus en
plus sur eux. Tout en imitant les sanglots de ≪Kousmitch≫, le prince
Basile examinait sa fille a la derobee; et il se disait a part lui:

≪Ca va bien, ca se decidera aujourd'hui.≫

Dans les yeux d'Anna Pavlovna, qui le menacait du doigt, il lisait ses
felicitations sur le prochain mariage. La vieille princesse, enveloppant
sa fille d'un regard courrouce, et proposant, avec un soupir
melancolique, du vin a sa voisine, semblait lui dire:

≪Oui, il ne nous reste plus rien a faire, ma bonne amie, qu'a boire du
vin doux; c'est le tour de cette jeunesse et de son bonheur insolent.≫

≪Voila bien le vrai bonheur, pensait le diplomate en contemplant les
jeunes amoureux. Qu'elles sont insipides, toutes les folies que je
debite, a cote de cela!≫

Au milieu des interets mesquins et factices qui agitaient tout ce monde,
s'etait tout a coup fait jour un sentiment naturel, celui de la double
attraction de deux jeunes gens beaux et pleins de seve, qui ecrasait et
dominait tout cet echafaudage de conventions affectees. Non seulement
les maitres, mais les gens eux-memes semblaient le comprendre, et
s'attardaient a admirer la figure resplendissante d'Helene et celle de
Pierre, toute rouge et toute rayonnante d'emotion.

Pierre etait joyeux et confus a la fois de sentir qu'il etait le but de
tous les regards. Il etait dans la situation d'un homme absorbe qui ne
percoit que vaguement ce qui l'entoure, et qui n'entrevoit la realite
que par eclairs:

≪Ainsi tout est fini!... comment cela s'est-il fait si vite?... car il
n'y a plus a reculer, c'est devenu inevitable pour elle, pour moi, pour
tous.... Ils en sont si persuades que je ne puis pas les tromper.≫

Voila ce que se disait Pierre, en glissant un regard sur les
eblouissantes epaules qui brillaient a cote de lui.

La honte le saisissait parfois: il lui etait penible d'occuper
l'attention generale, de se montrer si naivement heureux, de jouer le
role de Paris ravisseur de la belle Helene, lui dont la figure etait si
depourvue de charmes. Mais cela devait sans doute etre ainsi, et il s'en
consolait. Il n'avait rien fait pour en arriver la; il avait quitte
Moscou avec le prince Basile, et s'etait arrete chez lui... pourquoi ne
l'aurait-il pas fait? Ensuite il avait joue aux cartes avec elle, il lui
avait ramasse son sac a ouvrage, il s'etait promene avec elle.... Quand
donc cela avait-il commence? et maintenant le voila presque fiance!...
Elle est la, a cote de lui; il la voit, il la sent, il respire son
haleine, il admire sa beaute!... Tout a coup une voix connue, lui
repetant la meme question pour la seconde fois, le tira brusquement de
sa reverie:

≪Dis-moi donc, quand as-tu recu la lettre de Bolkonsky? Tu es vraiment
ce soir d'une distraction...≫ dit le prince Basile.

Et Pierre remarqua que tous lui souriaient, a lui et a Helene:

≪Apres tout, puisqu'ils le savent, se dit-il, et d'autant mieux que
c'est vrai...≫

Et son sourire bon enfant lui revint sur les levres.

≪Quand as-tu recu sa lettre? Est-ce d'Olmutz qu'il t'ecrit?

--Peut-on penser a ces bagatelles, se dit Pierre. Oui, d'Olmutz,≫
repondit-il avec un soupir.

En sortant de table, il conduisit sa dame dans le salon voisin, a la
suite des autres convives. On se separa, et quelques-uns d'entre eux
partirent, sans meme prendre conge d'Helene, pour bien marquer qu'ils ne
voulaient pas detourner son attention; ceux qui approchaient d'elle pour
la saluer ne restaient aupres d'elle qu'une seconde, en la suppliant de
ne pas les reconduire.

Le diplomate etait triste et afflige en quittant le salon. Qu'etait sa
futile carriere a cote du bonheur de ces jeunes gens? Le vieux general,
questionne par sa femme sur ses douleurs rhumatismales, grommela une
reponse tout haut, et se dit tout bas:

≪Quelle vieille sotte! parlez-moi d'Helene Vassilievna, c'est une autre
paire de manches; elle sera encore belle a cinquante ans.≫

≪Il me semble que je puis vous feliciter, murmura Anna Pavlovna a la
princesse mere, en l'embrassant tendrement. Si ce n'etait ma migraine,
je serais restee.≫

La princesse ne repondit rien: elle etait envieuse du bonheur de sa
fille. Pendant que ces adieux s'echangeaient, Pierre etait reste seul
avec Helene dans le petit salon; il s'y etait souvent trouve seul avec
elle dans ces derniers temps, sans lui avoir jamais parle d'amour. Il
sentait que le moment etait venu, mais il ne pouvait se decider a faire
ce dernier pas. Il avait honte: il lui semblait occuper a cote d'elle
une place qui ne lui etait pas destinee:

≪Ce bonheur n'est pas pour toi, lui murmurait une voix interieure, il
est pour ceux qui n'ont pas ce que tu as!≫

Mais il fallait rompre le silence. Il lui demanda si elle avait ete
contente de la soiree. Elle repondit, avec sa simplicite habituelle, que
jamais sa fete n'avait ete pour elle plus agreable que cette annee. Les
plus proches parents causaient encore dans le grand salon. Le prince
Basile s'approcha nonchalamment de Pierre, et celui-ci ne trouva rien de
mieux a faire que de se lever precipitamment et de lui dire qu'il etait
deja tard. Un regard severement interrogateur se fixa sur lui, et parut
lui dire que sa singuliere reponse n'avait pas ete comprise; mais le
prince Basile, reprenant aussitot sa figure doucereuse, le forca a se
rasseoir:

≪Eh bien, Helene? dit-il a sa fille de ce ton d'affectueuse tendresse,
naturelle aux parents qui aiment leurs enfants, et que le prince imitait
sans la ressentir... ≪Serguei Kousmitch... de tous cotes≫...
chantonna-t-il en tourmentant le bouton de son gilet.

Pierre comprit que cette anecdote n'etait pas ce qui interessait le
prince Basile en ce moment, et celui-ci comprit que Pierre l'avait
devine. Il les quitta brusquement, et l'emotion que le jeune homme crut
apercevoir sur les traits de ce vieillard le toucha; il se retourna vers
Helene: elle etait confuse, embarrassee et semblait lui dire:

≪C'est votre faute!≫

≪C'est inevitable, il le faut, mais je ne le puis≫, se dit-il en
recommencant a causer de choses et d'autres et en lui demandant ou etait
le sel de cette histoire de Serguei Kousmitch.

Helene lui repondit qu'elle ne l'avait pas meme ecoutee.

Dans la piece voisine, la vieille princesse parlait de Pierre avec une
dame agee:

≪Certainement c'est un parti tres brillant, mais le bonheur, ma chere?

--Les mariages se font dans les cieux!≫ repondit la vieille dame.

Le prince Basile, qui rentrait en ce moment, alla s'asseoir dans un coin
ecarte, ferma les yeux et s'assoupit. Comme sa tete plongeait en avant,
il se reveilla.

≪Aline, dit-il a sa femme, allez voir ce qu'ils font.≫

La princesse passa devant la porte du petit salon avec une indifference
affectee, et y jeta un coup d'oeil.

≪Ils n'ont pas bouge,≫ dit-elle a son mari.

Le prince Basile fronca le sourcil, fit une moue de cote, ses joues
trembloterent, son visage prit une expression de mauvaise humeur
vulgaire, il se secoua, et, rejetant sa tete en arriere, il entra a pas
decides dans le petit salon. Son air etait si solennel et triomphant,
que Pierre se leva effare.

≪Dieu merci, dit-il, ma femme m'a tout raconte.≫

Et il serra Pierre et sa fille dans ses bras....

≪Helene, mon coeur, quelle joie! quel bonheur!...≫

Sa voix tremblait....

≪J'aimais tant ton pere... et elle sera pour toi une femme devouee! Que
Dieu vous benisse!...≫

Des larmes reelles coulaient sur ses joues....

≪Princesse! cria-t-il a sa femme, venez donc!≫

La princesse arriva tout en pleurs, la vieille dame essuyait aussi ses
larmes; on embrassait Pierre, et Pierre baisait la main d'Helene;
quelques secondes plus tard ils se retrouverent seuls:

≪Tout cela doit etre, se dit Pierre, donc il n'y a pas a se demander si
c'est bien ou mal; c'est plutot bien, car me voila sorti d'incertitude.≫

Il tenait la main de sa fiancee, dont la belle gorge se soulevait et
s'abaissait tour a tour.

≪Helene,≫ dit-il tout haut.

Et il s'arreta....

≪Il est pourtant d'usage, pensait-il, de dire quelque chose dans ces cas
extraordinaires, mais que dit-on?≫

Il ne pouvait se le rappeler; il la regarda, elle se rapprocha de lui,
toute rougissante.

≪Ah! otez-les donc! otez-les,≫ dit-elle en lui indiquant ses lunettes.

Pierre enleva ses lunettes, et ses yeux effrayes et interrogateurs
avaient cette expression etrange, familiere a ceux qui en portent
habituellement. Il se baissait sur sa main, lorsque d'un mouvement
rapide et violent elle saisit ses levres au passage et y imprima
fortement les siennes; ce changement de sa reserve habituelle en un
abandon complet frappa Pierre desagreablement.

≪C'est trop tard, trop tard, pensa-t-il... c'est fini, et d'ailleurs je
l'aime!≫

≪Je vous aime!≫ ajouta-t-il tout haut, force de dire quelque chose.

Mais cet aveu resonna si miserablement a son oreille, qu'il en eut
honte.

Six semaines apres, il etait marie et s'etablissait, comme on le disait
alors, en heureux possesseur de la plus belle des femmes et de plusieurs
millions, dans le magnifique hotel des comtes Besoukhow, entierement
remis a neuf pour la circonstance.


III


Le vieux prince Bolkonsky recevait en decembre 1805 une lettre du
prince Basile, qui lui annoncait sa prochaine arrivee et celle de son
fils:

≪Je suis charge d'une inspection: cent verstes de detour ne peuvent
m'empecher de venir vous presenter mes devoirs, mon tres respecte
bienfaiteur, lui ecrivait-il; Anatole m'accompagne, il est en route pour
l'armee et j'espere que vous voudrez bien lui permettre de vous exprimer
de vive voix le profond respect qu'il vous porte, a l'exemple de son
pere.≫

--Tant mieux, il n'y aura pas a mener Marie dans le monde, les
soupirants viennent nous chercher ici;≫ voila les paroles que laissa
imprudemment echapper la petite princesse, en apprenant cette nouvelle.
Le prince fronca le sourcil et garda le silence.

Deux semaines apres la reception de cette lettre, les gens du prince
Basile firent leur apparition: ils precedaient leurs maitres, qui
arriverent le lendemain.

Le vieux prince avait toujours eu une triste opinion du caractere du
prince Basile, et dans ces derniers temps sa brillante carriere et les
hautes dignites auxquelles il avait trouve moyen de parvenir pendant les
regnes des empereurs Paul et Alexandre, n'avaient fait que la fortifier.
Il devina son arriere-pensee aux transparentes allusions de sa lettre et
aux insinuations de la petite princesse, et sa mauvaise opinion se
changea en un sentiment de profond mepris. Il jurait comme un diable en
parlant de lui, et, le jour de son arrivee, il etait encore plus grognon
que d'habitude. Etait-il de mechante humeur parce que le prince Basile
arrivait, ou cette visite augmentait-elle sa mechante humeur? Le fait
est qu'il etait d'une humeur de dogue.

Tikhone avait meme conseille a l'architecte de ne pas entrer chez le
prince:

≪Ecoutez-le donc marcher, lui avait-il dit, en attirant l'attention de
ce commensal sur le bruit des pas du prince. C'est sur ses talons qu'il
marche, et nous savons ce que cela veut dire.≫

Malgre tout, des les neuf heures du matin, le prince, vetu d'une petite
pelisse de velours, avec un collet de zibeline et un bonnet pareil,
sortit pour faire sa promenade habituelle. Il avait neige la veille;
l'allee qu'il parcourait pour aller aux orangeries etait balayee; on
voyait encore les traces du travail du jardinier, et une pelle se tenait
enfoncee dans le tas de neige molle qui s'elevait en muraille des deux
cotes du chemin. Le prince fit, en silence et d'un air sombre, le tour
des serres et des dependances:

≪Peut-on passer en traineau? demanda-t-il au vieil intendant qui
l'accompagnait et qui semblait etre la copie fidele de son maitre.

--La neige est tres profonde, Excellence: aussi ai-je donne l'ordre de
la balayer sur la grande route.≫

Le prince fit un signe d'approbation, et monta le perron.

≪Dieu soit loue! se dit l'intendant, le nuage n'a pas creve.≫

Et il ajouta tout haut:

≪Il aurait ete difficile de passer, Excellence; aussi, ayant entendu
dire qu'un ministre arrivait chez Votre Excellence...≫

Le prince se retourna brusquement, et fixa sur lui des yeux pleins de
colere:

≪Comment, un ministre? Quel ministre? Qui a donne des ordres?
s'ecria-t-il de sa voix dure et percante. Pour la princesse ma fille, on
ne balaye pas la route, et pour un ministre.... Il ne vient pas de
ministre!...

--Excellence, j'avais suppose....

--Tu as suppose,≫ continua le prince hors de lui. Et en parlant a mots
entrecoupes:

≪Tu as suppose... brigand!... va-nu-pieds!... je t'apprendrai a
supposer...≫

Et, levant sa canne, il allait la laisser retomber certainement sur le
dos d'Alpatitch, si celui-ci ne s'etait instinctivement recule.

Effraye de la hardiesse de son mouvement, cependant tout naturel,
Alpatitch inclina sa tete chauve devant le prince, qui, malgre cette
marque de soumission ou peut-etre a cause d'elle, ne releva plus sa
canne, tout en continuant a crier:

≪Brigand! Qu'on rejette la neige sur la route!...≫

Et il entra violemment chez lui.

La princesse Marie et Mlle Bourrienne attendaient le prince pour diner;
elles le savaient de tres mauvaise humeur, mais la semillante figure de
Mlle Bourrienne semblait dire:

≪Peu m'importe! je suis toujours la meme.≫

Quant a la princesse Marie, si elle sentait bien qu'elle aurait du
imiter cette placide indifference, elle n'en avait pas la force. Elle
etait pale, effrayee, et tenait ses yeux baisses:

≪Si je fais semblant de ne pas remarquer sa mauvaise humeur,
pensait-elle, il dira que je ne lui temoigne aucune sympathie, et si je
ne lui en montre pas, il m'accusera d'etre ennuyeuse et maussade.≫

Le prince jeta un regard sur la figure effaree de sa fille:

≪Triple sotte, murmura-t-il entre ses dents, et l'autre n'est donc pas
la? l'aurait-on deja mise au courant?...--Ou est la princesse? Elle se
cache?

--Elle est un peu indisposee, repondit Mlle Bourrienne avec un sourire
aimable, elle ne paraitra pas; c'est si naturel dans sa situation.

--Hem! hem! cre!... cre!...≫ fit le prince en se mettant a table.

Son assiette lui paraissant mal essuyee, il la jeta derriere lui;
Tikhone la rattrapa au vol et la passa au maitre d'hotel. La petite
princesse n'etait point souffrante, mais, prevenue de la colere du vieux
prince, elle s'etait decidee a ne pas sortir de ses appartements.

≪J'ai peur pour l'enfant: Dieu sait ce qui peut lui arriver si je
m'effraye,≫ disait-elle a Mlle Bourrienne, qu'elle avait prise en
affection, qui passait chez elle ses journees, quelquefois meme ses
nuits, et devant laquelle elle ne se genait pas pour juger et critiquer
son beau-pere, qui lui inspirait une terreur et une antipathie
invincibles.

Ce dernier sentiment etait reciproque, mais, chez le vieux prince,
c'etait le dedain qui l'emportait.

≪Il nous arrive du monde, mon prince, dit Mlle Bourrienne en depliant sa
serviette du bout de ses doigts roses. Son Excellence le prince
Kouraguine avec son fils, a ce que j'ai entendu dire?

--Hem! Cette Excellence est un polisson! C'est moi qui l'ai fait entrer
au ministere, dit le prince d'un ton offense. Quant a son fils, je ne
sais pas pourquoi il vient; la princesse Elisabeth Carlovna et la
princesse Marie le savent peut-etre: moi, je ne le sais pas et n'ai pas
besoin de le savoir!...≫

Il regarda sa fille, qui rougissait.

≪Es-tu malade, toi aussi? Est-ce par crainte du ministre? comme disait
tout a l'heure cet idiot d'Alpatitch.

--Non, mon pere.≫

Mlle Bourrienne n'avait pas eu de chance dans le choix de son sujet de
conversation; elle n'en continua pas moins a bavarder, et sur les
orangeries, et sur la beaute d'une fleur nouvellement eclose, si bien
que le prince s'adoucit un peu apres le potage.

Le diner termine, il se rendit chez sa belle-fille, qu'il trouva assise
a une petite table et bavardant avec Macha, sa femme de chambre. Elle
palit a la vue de son beau-pere. Elle n'etait guere en beaute en ce
moment, elle etait meme plutot laide.

Ses joues s'etaient allongees, elle avait les yeux cernes, et sa levre
semblait se retrousser encore plus qu'auparavant.

≪Ce n'est rien, je m'alourdis, dit-elle en reponse a une question de son
beau-pere, qui lui demandait de ses nouvelles.

--Besoin de rien?

--Non, merci, mon pere.

--C'est bien, c'est bien!...≫

Et il sortit. Alpatitch se trouva sur son chemin dans l'antichambre.

≪La route est-elle recouverte?

--Oui, Excellence: pardonnez-moi, c'etait par betise.≫

Le prince l'interrompit avec un sourire force:

≪C'est bon, c'est bon!...≫

Et lui tendant la main, que l'autre baisa, il rentra dans son cabinet.

Le prince Basile arriva le soir meme. Il trouva sur la grande route des
cochers et des gens de la maison, qui, a force de cris et de jurons,
firent franchir a son ≪vasok≫ (voiture sur patins) et a ses traineaux la
neige qui avait ete amoncelee expres.

On avait prepare pour chacun d'eux une chambre separee.

Anatole, sans habit, les poings sur les hanches, regardait fixement de
ses beaux grands yeux et avec un sourire distrait un coin de la table
devant laquelle il etait assis. Toute l'existence n'etait pour lui
qu'une serie de plaisirs ininterrompue, y compris meme cette visite a un
vieillard morose et a une heritiere sans beaute. A tout prendre, elle
pouvait, a son avis, avoir meme un resultat comique. Et pourquoi ne pas
l'epouser puisqu'elle est riche? La richesse ne gate rien! Une fois rase
et parfume avec ce soin et cette elegance qu'il apportait toujours aux
moindres details de sa toilette, portant haut sa belle tete avec une
expression naturellement conquerante, il rentra chez son pere, autour
duquel s'agitaient deux valets de chambre. Le prince Basile salua son
fils gaiement d'un signe de tete, comme pour lui dire:

≪Tu es tres bien ainsi!

--Voyons, mon pere, sans plaisanterie, elle est tout simplement
monstrueuse? dit Anatole, en reprenant un sujet qu'il avait plus d'une
fois aborde pendant le voyage.

--Pas de folies, je t'en prie, fais ton possible, et c'est la le
principal, pour etre respectueux et convenable envers le vieux.

--S'il me decoche des choses par trop desagreables, je m'en irai, je
vous en avertis; je les deteste, ces vieux!

--N'oublie pas que tout depend de toi.≫

En attendant, on connaissait deja, du cote des femmes, non seulement
l'arrivee du ministre et de son fils, mais les moindres details sur
leurs personnes. La princesse Marie, seule dans sa chambre, faisait
d'inutiles efforts pour surmonter son emotion interieure:

≪Pourquoi ont-ils ecrit? Pourquoi Lise m'en a-t-elle parle? C'est
impossible, je le sens!...≫

Et elle ajoutait, en se regardant dans la glace:

≪Comment ferai-je mon entree dans le salon? Je ne pourrai jamais etre
moi-meme, meme s'il me plait?≫

Et la pensee de son pere la remplissait de terreur. Macha avait deja
raconte a la petite princesse et a Mlle Bourrienne comment ce beau
garcon, au visage vermeil et aux sourcils noirs, s'etait elance sur
l'escalier comme un aigle, enjambant trois marches a la fois, tandis que
le vieux papa trainait lourdement, clopin-clopant, un pied apres
l'autre.

≪Ils sont arrives, Marie, le savez-vous?≫ lui dit sa belle-soeur, en
entrant chez elle avec Mlle Bourrienne.

La petite princesse, dont la marche s'alourdissait de plus en plus,
s'approcha d'un fauteuil et s'y laissa tomber: elle avait quitte son
deshabille du matin et avait mis une de ses plus jolies toilettes; sa
coiffure etait soignee, mais l'animation de sa figure ne parvenait pas a
cacher le changement de ses traits. Cette mise elegante le faisait au
contraire ressortir davantage. Mlle Bourrienne, de son cote, avait fait
des frais qui mettaient en relief les charmes de sa jolie personne.

≪Eh bien, et vous restez comme vous etes, chere princesse? dit-elle. On
va venir annoncer que ces messieurs sont au salon, il faudra descendre,
et vous ne faites pas un petit bout de toilette?≫

La petite princesse sonna aussitot une femme de chambre et passa
gaiement en revue la garde-robe de sa belle-soeur. La princesse Marie
s'en voulait a elle-meme de son emotion, comme d'un manque de dignite,
et en voulait aussi a ses deux compagnes de trouver cela tout simple. Le
leur reprocher, c'eut ete trahir les sensations qu'elle eprouvait; le
refus de se parer aurait amene des plaisanteries et des conseils sans
fin. Elle rougit, l'eclat de ses beaux yeux s'eteignit, sa figure se
marbra, et, en victime resignee, elle s'abandonna a la direction de sa
belle-soeur et de Mlle Bourrienne, qui toutes deux s'occuperent, a qui
mieux mieux, a la rendre jolie. La pauvre fille etait si laide,
qu'aucune rivalite entre elles n'etait possible; aussi deployerent-elles
toute leur science a l'habiller convenablement, avec la foi naive des
femmes dans la puissance de l'ajustement.

≪Vraiment, ma bonne amie, cette robe n'est pas jolie, dit Lise en se
reculant pour mieux juger de l'ensemble. Faites apporter l'autre, la
robe massacat! Il s'agit peut-etre du sort de toute ta vie.... Ah non!
elle est trop claire, elle ne te va pas.≫

Ce n'etait pas la robe qui manquait de grace, mais bien la personne
qu'elle habillait. La petite princesse et Mlle Bourrienne ne s'en
rendaient pas compte, persuadees qu'un noeud bleu par-ci, une meche de
cheveux relevee par-la, qu'une echarpe abaissee sur la robe brune,
remedieraient a tout. Elles ne voyaient pas qu'il etait impossible de
remedier a l'expression de ce visage effare; elles avaient beau en
changer le cadre, il restait toujours insignifiant et sans attrait.
Apres deux ou trois essais, la princesse Marie, toujours soumise, se
trouva tout a coup coiffee avec les cheveux releves, ce qui la
defigurait encore davantage, et vetue de l'elegante robe massacat a
echarpe bleue; la petite princesse, en ayant fait deux fois le tour pour
la bien examiner de tous les cotes et en arranger les plis, s'ecria
enfin avec desespoir:

≪C'est impossible! Non, Marie, decidement cela ne vous va pas! Je vous
aime mieux dans votre petite robe grise de tous les jours; non, de
grace, faites cela pour moi!... Katia, dit-elle a la femme de chambre,
apportez la robe grise de la princesse. Vous allez voir, dit-elle a Mlle
Bourrienne, en souriant d'avance a ses combinaisons artistiques, vous
allez voir ce que je vais produire.≫

Katia apporta la robe; la princesse Marie restait immobile devant la
glace. Mlle Bourrienne remarqua que ses yeux etaient humides, que ses
levres tremblaient, et qu'elle etait prete a fondre en larmes.

≪Voyons, chere princesse, encore un petit effort.≫

La petite princesse, enlevant la robe a la femme de chambre, s'approcha
de sa belle-soeur.

≪Allons, Marie, nous allons faire cela bien gentiment, bien simplement.≫

Et toutes trois riaient et gazouillaient comme des oiseaux.

≪Non, laissez-moi!≫

Et sa voix avait une inflexion si serieuse, si melancolique, que le
gazouillement de ces oiseaux s'arreta court. Elles comprirent a
l'expression de ces beaux yeux suppliants qu'il etait inutile
d'insister.

≪Au moins changez de coiffure! Je vous le disais bien, continua la
princesse en s'adressant a Mlle Bourrienne, que Marie a une de ces
figures auxquelles ce genre de coiffure ne va pas du tout, mais du tout!
Changez-la, de grace!

--Laissez-moi, laissez-moi, tout cela m'est parfaitement egal.≫

Ses compagnes ne pouvaient en effet s'empecher de le reconnaitre. La
princesse Marie, paree de la sorte, etait, il est vrai, plus laide que
jamais, mais elles connaissaient la puissance de ce regard melancolique,
indice chez elle d'une decision ferme et resolue.

≪Vous changerez tout cela, n'est-ce pas?≫ dit Lise a sa belle-soeur, qui
demeura silencieuse.

Et la petite princesse quitta la chambre. Restee seule, Marie ne se
regarda pas dans la glace, et, oubliant de mettre une autre coiffure,
elle resta completement immobile. Elle pensait au mari, a cet etre fort
et puissant, doue d'un attrait incomprehensible, qui devait la
transporter dans son monde a lui, completement different du sien, et
plein de bonheur. Elle pensait a l'enfant, a son enfant semblable a
celui de la fille de sa nourrice, qu'elle avait vu la veille. Elle le
voyait deja suspendu a son sein... son mari etait la... il les regardait
tendrement, elle et son enfant... ≪Mais tout cela est impossible! je suis trop laide!≫ pensa-t-elle.

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