Le the est servi, le prince va sortir de chez lui!≫ lui cria tout
a coup la femme de chambre, a travers la porte.
Elle tressaillit et
elle eut peur de ses propres pensees. Avant de descendre, elle entra dans son
oratoire, et, fixant ses regards sur l'image noircie du Sauveur, eclairee par
la douce lueur de la lampe, elle joignit les mains, et se recueillit quelques
instants. Le doute tourmentait son ame: les joies de l'amour, de l'amour
terrestre lui seraient-elles donnees? Dans ses songes sur le mariage, elle
entrevoyait toujours le bonheur domestique complete par des enfants; mais son
reve secret, presque inavoue a elle-meme, etait de gouter de cet
amour terrestre, et ce sentiment etait d'autant plus fort, qu'elle le
cachait aux autres et a elle-meme: ≪Mon Dieu, comment chasser de mon coeur
ces insinuations diaboliques? Comment me derober a ces horribles
pensees, pour me soumettre avec calme a ta volonte?≫ A peine avait-elle
adresse a Dieu cette priere qu'elle en trouva la reponse dans son coeur:
≪Ne desire rien pour toi-meme, ne cherche rien, ne te trouble pas et
n'envie rien a personne; l'avenir doit te rester inconnu, mais il faut que
cet avenir te trouve prete a tout! S'il plait a Dieu de t'eprouver par
les devoirs du mariage, que sa volonte s'accomplisse!≫ Ces pensees
la calmerent, mais elle garda au fond de son coeur le desir de voir
se realiser son reve d'amour, elle soupira, se signa et descendit,
sans plus penser ni a sa robe, ni a sa coiffure, ni a son entree, ni a
ce qu'elle dirait. Quelle valeur ces miseres pouvaient-elles avoir
devant les desseins du Tout-Puissant, sans la volonte duquel il ne tombe pas
un cheveu de la tete de l'homme!
IV
La princesse Marie
trouva deja au salon le prince Basile et son fils, causant avec la petite
princesse et Mlle Bourrienne. Elle s'avanca gauchement, en marchant pesamment
sur ses talons. Les deux hommes et Mlle Bourrienne se leverent, et la petite
princesse s'ecria: ≪Voila Marie!≫
Son coup d'oeil les enveloppa tous
distinctement. Elle vit se fondre en un aimable sourire l'expression grave
qui avait passe sur le visage du prince Basile a sa vue; elle vit les yeux de
sa belle-soeur suivre avec curiosite sur la figure des visiteurs l'impression
qu'elle produisait; elle vit Mlle Bourrienne avec ses rubans et son joli
visage, qui n'avait jamais ete aussi anime, tourne vers lui, mais elle ne le
vit pas, _lui_! Seulement, elle comprit instinctivement que quelque chose de
grand, de lumineux, de beau, s'approchait d'elle a son entree. Le prince
Basile fut le premier a lui baiser la main; ses levres effleurerent le
front chauve incline sur elle[23], et, repondant a ses compliments,
elle l'assura qu'elle ne l'avait point oublie. Anatole survint, mais elle
ne pouvait le voir: elle sentit sa main emprisonnee dans une autre
main ferme et douce, et elle toucha a peine de ses levres un front
blanc, ombrage de beaux cheveux chatains. Relevant les yeux, elle fut
frappee de sa beaute. Il se tenait devant elle, un doigt passe dans
la boutonniere de son uniforme, la taille cambree; il se
balancait legerement sur un pied, et la regardait en silence, sans penser a
elle. Anatole n'avait pas la comprehension vive, il n'etait pas
eloquent, mais en revanche il possedait ce calme si precieux dans le monde
et cette assurance que rien ne pouvait ebranler. Un homme timide, qui
se serait montre embarrasse de l'inconvenance de son silence a une
premiere entrevue, et qui aurait fait des efforts pour en sortir, aurait
empire la situation, tandis qu'Anatole, qui ne s'en preoccupait
guere, continuait a examiner la coiffure de la princesse Marie, sans se
presser le moins du monde de sortir de son mutisme:
≪Je ne vous
empeche pas de causer, avait-il l'air de dire, mais quant a moi, je n'en ai
nulle envie!≫
La conscience de sa superiorite donnait a ses rapports avec
les femmes une certaine nuance de dedain, qui avait le don d'eveiller en
elles la curiosite, la crainte, l'amour meme. Il paraissait leur
dire:
≪Je vous connais, croyez-moi! Pourquoi dissimuler?... vous ne
demandez pas mieux!≫
Peut-etre ne le pensait-il pas, c'etait meme
probable, car jamais il ne se donnait la peine de reflechir, mais il imposait
cette conviction, et la princesse Marie l'eprouva si bien, qu'elle s'empara
aussitot du prince Basile, afin de faire comprendre a son fils qu'elle ne
se trouvait pas digne d'occuper son attention. La conversation etait
vive et animee, grace surtout au babillage de la petite princesse,
qui entr'ouvrait a plaisir ses levres pour montrer ses dents blanches.
Elle avait engage avec le prince Basile une de ces causeries qui lui
etaient habituelles et qui pouvaient faire supposer qu'entre elle et
son interlocuteur il y avait un echange de souvenirs mutuels,
d'anecdotes connues d'eux seuls, tandis que ce n'etait qu'un leger tissu de
phrases brillantes, qui ne supposait aucune intimite anterieure.
Le
prince Basile lui donnait la replique, ainsi qu'Anatole, qu'elle connaissait
a peine. Mlle Bourrienne crut aussi de son devoir de faire sa partie dans cet
echange de souvenirs, etrangers pour elle, et la princesse Marie se vit
entrainee a y prendre gaiement part.
≪Nous pourrons au moins jouir de
vous completement, cher prince: ce n'etait pas ainsi aux soirees d'Annette,
vous vous sauviez toujours... cette chere Annette!
--Vous n'allez pas
au moins me parler politique, comme Annette?
--Et notre table de
the?
--Oh oui!
--Pourquoi ne veniez-vous jamais chez Annette?
demanda-t-elle a Anatole. Ah! je le sais, allez, votre frere Hippolyte m'a
raconte vos exploits!≫ Et elle ajouta, en le menacant de son joli doigt: ≪Je
les connais, vos exploits de Paris!
--Et Hippolyte ne t'a pas raconte,
demanda le prince Basile a son fils, en saisissant la main de la petite
princesse comme pour la retenir, il ne t'a pas raconte comme il sechait sur
pied pour cette charmante princesse et comme elle le mettait a la porte....
Oh! c'est la perle des femmes, princesse,≫ dit-il a la princesse
Marie.
Mlle Bourrienne, de son cote, au mot de ≪Paris≫, profita de
l'occasion pour jeter dans la conversation ses souvenirs
personnels.
Elle questionna Anatole sur son sejour a Paris:
≪Paris
lui avait-il plu?
Anatole, heureux de lui repondre, souriait en la
regardant; ayant decide a l'avance dans son for interieur qu'il ne
s'ennuierait pas a Lissy-Gory:
≪Elle n'est pas mal, pas mal du tout,
cette demoiselle de compagnie, disait-il a part lui; j'espere que l'autre la
prendra avec elle quand elle m'epousera...; la petite est, ma foi,
gentille!≫
Le vieux prince s'habillait dans son cabinet sans se hater:
grognon et pensif, il reflechissait a ce qu'il devait faire. L'arrivee de
ces visiteurs le contrariait.
≪Que me veulent-ils, le prince Basile et
son fils? Le pere est un hableur, un homme de rien, son fils doit etre
gentil!
Leur arrivee le contrariait surtout parce qu'elle ramenait sur le
tapis une question qu'il s'efforcait toujours d'eloigner, en cherchant a
se tromper lui-meme. Il s'etait bien souvent demande s'il se deciderait
un jour a se separer de sa fille, mais jamais il ne se
posait categoriquement cette question, sachant bien que, s'il y repondait
en toute justice, sa reponse serait contraire non seulement a
ses sentiments, mais encore a toutes ses habitudes. Son existence sans
elle, malgre le peu de cas qu'il paraissait en faire, lui semblait
impossible:
≪Qu'a-t-elle besoin de se marier pour etre malheureuse? Voila
Lise, qui certainement n'aurait pu trouver un meilleur mari... est-elle
contente de son sort? Laide et gauche comme elle est, qui l'epousera pour
elle? On la prendra pour sa fortune, pour ses alliances! Ne serait-elle
pas beaucoup plus heureuse de rester fille?≫
Ainsi pensait le vieux
prince, en s'habillant, et il se disait que cette terrible alternative etait
a la veille d'une solution, car l'intention evidente du prince Basile est de
faire sa demande, sinon aujourd'hui, a coup sur demain. Sans doute le nom, la
position dans le monde, tout est convenable, mais est-il digne d'elle?...
≪C'est ce que nous verrons! c'est ce que nous verrons,≫ ajouta-t-il tout
haut.
Et il se dirigea d'un pas ferme et decide vers le salon. En
entrant, il embrassa d'un seul coup d'oeil tous les details, et le changement
de toilette de la petite princesse, et les rubans de Mlle Bourrienne, et
la monstrueuse coiffure de sa fille, et son isolement et les sourires
de Bourrienne et d'Anatole:
≪Elle est attifee comme une sotte,
pensa-t-il, et lui, qui n'a pas l'air d'y prendre garde!
--Bonjour,
dit-il en s'approchant du prince Basile. Je suis content de te
voir.
--L'amitie ne connait pas les distances, repondit le prince Basile,
en parlant comme toujours d'un ton assure et familier. Voici mon
cadet, aimez-le, je vous le recommande!
--Beau garcon, beau garcon,
dit le maitre de la maison, en examinant Anatole. Viens ici, embrasse-moi
la.≫
Et il lui presenta sa joue. Anatole l'embrassa, en le
regardant curieusement, mais avec une tranquillite parfaite, dans l'attente
d'une de ces sorties originales et brusques dont son pere lui avait
parle.
Le vieux prince s'assit a sa place habituelle dans le coin du
canape, et, apres avoir offert un fauteuil au prince Basile, il l'entreprit
sur la politique et les nouvelles du jour; sans cesser de paraitre
l'ecouter avec attention, il ne perdait pas de vue sa fille.
≪Ah!
c'est ce qu'on ecrit de Potsdam.≫
Et, repetant les dernieres paroles de
son interlocuteur, il se leva et s'approcha d'elle:
≪Est-ce pour les
visiteurs que tu t'es ainsi paree? belle, tres belle, ma foi! une nouvelle
coiffure a leur intention!... Eh bien, alors je te defends, devant eux, de
jamais te permettre a l'avenir de te pomponner sans mon
autorisation.
--C'est moi, mon pere, qui suis la coupable, dit la petite
princesse en s'interposant.
--Vous avez, madame, tous les droits
possibles de vous parer a votre guise, lui repondit-il en lui faisant un
profond salut, mais elle n'a pas besoin de se defigurer: elle est assez laide
comme cela!...≫
Et il se rassit a sa place, sans s'occuper davantage de
la princesse Marie, qui etait prete a pleurer.
≪Je trouve au contraire
que cette coiffure va fort bien a la princesse, dit le prince
Basile.
--Eh bien, dis donc, mon jeune prince... comment t'appelle-t-on?
Viens ici, causons et faisons connaissance.
--C'est maintenant que la
farce va commencer, se dit Anatole en s'asseyant a cote de
lui.
--Ainsi donc, mon bon, on vous a eleve a l'etranger? Ce n'est pas
comme nous, ton pere et moi, auxquels un sacristain a enseigne a lire et
a ecrire!... Eh bien, dites-moi, mon ami, vous servez dans la garde
a cheval a present? ajouta-t-il en le regardant fixement de tres
pres.
--Non, j'ai passe dans l'armee, repondit Anatole, qui reprimait
avec peine une folle envie de rire.
--Ah! ah! c'est parfait! C'est
donc que vous voulez servir l'Empereur et la patrie? On est a la guerre... un
beau garcon comme cela doit servir, doit servir... au service
actif!
--Non, prince, le regiment est deja en marche, et moi j'y
suis attache...--A quoi donc suis-je attache, papa? dit-il en riant a
son pere.
--Il sert bien, ma foi: il demande a quoi il est attache!
ha! ha!≫
Et le vieux prince partit d'un eclat de rire, auquel Anatole fit
echo, quand tout a coup le premier s'arreta tout court et fronca
violemment les sourcils:
≪Eh bien, va-t-en,≫ lui dit-il.
Et
Anatole alla rejoindre les dames.
≪Tu l'as fait elever a l'etranger,
n'est-ce pas, prince Basile?
--J'ai fait ce que j'ai pu, repondit le
prince Basile, car l'education que l'on donne la-bas est infiniment
superieure.
--Oui, tout est change aujourd'hui, tout est nouveau!... Beau
garcon, beau garcon! Allons chez moi.≫
A peine furent-ils arrives dans
son cabinet, que le prince Basile s'empressa de lui faire part de ses desirs
et de ses esperances.
≪Crois-tu donc que je la tienne enchainee, et que
je ne puisse pas m'en separer? Que se figurent-ils donc? s'ecria-t-il avec
colere; mais demain si elle veut, cela m'est bien egal! Seulement je veux
mieux connaitre mon gendre!... Tu connais mes principes: agis donc
franchement. Je lui demanderai demain devant toi si elle veut, et dans ce cas
il restera; il restera ici, je veux l'etudier!...≫
Et le vieux prince
termina par son ebrouement habituel, en donnant a sa voix cette meme
intonation aigue qu'il avait eue en prenant conge de son fils.
≪Je
vous parlerai bien franchement,--dit le prince Basile, et il prit le ton
matois de l'homme convaincu qu'il est inutile de ruser avec un auditeur trop
clairvoyant,--car vous voyez au travers des gens. Anatole n'est pas un genie,
mais c'est un honnete et brave garcon, c'est un bon fils.
--Bien,
bien, nous verrons!≫
A l'apparition d'Anatole, les trois femmes, qui
vivaient solitaires, et privees depuis longtemps de la societe des hommes,
sentirent, toutes les trois egalement, que leur existence jusque-la avait ete
incomplete. La faculte de penser, de sentir, d'observer, se trouva decuplee
en une seconde chez toutes les trois, et les tenebres qui les
enveloppaient s'eclairerent tout a coup d'une lumiere inattendue et
vivifiante.
La princesse Marie ne pensait plus ni a sa figure ni a sa
malencontreuse coiffure, elle s'absorbait dans la contemplation de cet homme
si beau et si franc, qui pouvait devenir son mari. Il lui paraissait
bon, courageux, energique, genereux; au moins en etait-elle persuadee;
mille reveries de bonheur domestique s'elevaient dans son imagination:
elle essayait de les chasser et de les cacher au fond de son
coeur:
≪Ne suis-je pas trop froide? pensait-elle; si je garde cette
reserve, c'est parce que je me sens trop vivement attiree vers lui!... Il ne
peut pourtant pas deviner ce que je pense, et croire qu'il
m'est desagreable.≫
Et la princesse Marie faisait son possible pour
etre aimable, sans y reussir.
≪La pauvre fille! elle est diablement
laide!≫ pensait Anatole.
Mlle Bourrienne avait aussi son petit lot de
pensees eveillees en elle par la presence d'Anatole. La jolie jeune fille,
qui n'avait ni position dans le monde, ni parents, ni amis, ni patrie,
n'avait jamais songe serieusement a etre toute sa vie la lectrice du vieux
prince et l'amie de la princesse Marie. Elle attendait depuis longtemps ce
prince russe, qui, du premier coup d'oeil, saurait apprecier sa superiorite
sur ses jeunes compatriotes, laides et mal fagotees, s'eprendrait d'elle
et l'enleverait. Mlle Bourrienne s'etait composee toute une
petite histoire, qu'elle tenait d'une de ses tantes et que son imagination
se complaisait a achever. C'etait le roman d'une jeune fille seduite,
que sa pauvre mere accablait de reproches, et souvent elle se sentait
emue jusqu'aux larmes de ce recit fait a un seducteur imaginaire....
Ce prince russe qui devait l'enlever etait la.... Il lui declarerait
son amour... elle mettrait en avant: ≪ma pauvre mere,≫ et il
l'epouserait. C'est ainsi que Mlle Bourrienne imposait, chapitre par
chapitre, son roman, tout en causant des merveilles de Paris. Elle n'avait
aucun plan preconcu, mais tout etait classe a l'avance dans sa tete, et tous
ces elements epars se groupaient autour d'Anatole, auquel elle
voulait plaire a tout prix.
Quant a la petite princesse, comme un
vieux cheval de bataille qui, malgre son age, dresse instinctivement
l'oreille au son de la trompette, elle se preparait a faire une charge a fond
de coquetterie, sans y mettre la moindre arriere-pensee, et sous la seule
impulsion d'une gaiete naive et etourdie. Anatole avait l'habitude, lorsqu'il
se trouvait dans la societe des femmes, de se poser en homme blase
et fatigue de leurs avances; mais, en voyant l'impression qu'il
produisait sur celles-ci, il ne put s'empecher d'eprouver une
veritable satisfaction d'amour-propre, d'autant plus qu'il sentait deja
naitre dans son coeur, pour la jolie et provocante Mlle Bourrienne, un de
ces acces de passion sans frein qui s'emparaient de lui avec une
violence irresistible et l'entrainaient a commettre les actions les plus
hardies et les plus brutales.
Apres le the, la societe avait passe
dans le salon voisin; la princesse Marie fut priee de se mettre au piano.
Anatole s'accouda sur l'instrument a cote de Mlle Bourrienne, et ses yeux
petillants et rieurs ne quittaient pas la princesse Marie, qui sentait avec
une emotion de joie douloureuse ce regard fixe sur elle. Sa sonate favorite
la transportait dans un monde de suaves harmonies intimes, dont la
poesie devenait plus forte, plus vibrante, sous l'influence de ce regard.
Il etait dirige sur elle, et cependant il ne s'adressait en realite
qu'au petit pied de Mlle Bourrienne, qu'Anatole pressait doucement du
sien. Elle regardait aussi la princesse Marie, et dans ses beaux
yeux trahissait egalement une expression de joie emue et melee
d'esperance.
≪Comme elle m'aime, pensait la princesse, comme je suis
heureuse et quel bonheur pour moi d'avoir une amie comme elle, et un mari
comme lui!... Mais sera-t-il jamais mon mari?≫
Le soir apres le
souper, quand on se separa, Anatole baisa la main de la princesse, qui trouva
le courage de le regarder. Il baisa egalement la main de la jeune Francaise:
ce n'etait pas assurement convenable, mais il le fit avec son assurance
habituelle. Elle rougit, tout effrayee, et regarda la princesse
Marie:
≪Quelle delicatesse, pensa cette derniere. Amelie craindrait-elle
par hasard ma jalousie? Croit-elle que je ne sais pas apprecier sa
tendresse si pure et son devouement?≫
Et, s'approchant de Mlle
Bourrienne, elle l'embrassa avec affection. Anatole s'avanca galamment vers
la petite princesse pour lui baiser la main:
≪Non, non! Quand votre
pere m'ecrira que vous vous conduisez bien, je vous donnerai ma main a
baiser, pas avant.
Et, le menacant du doigt, elle sortit en
souriant.
V
Chacun rentra chez soi, et, a part Anatole,
qui s'endormit aussitot, personne ne ferma l'oeil de
longtemps.
≪Sera-t-il vraiment mon mari, cet homme si beau, si bon,
surtout si bon!≫ pensait la princesse Marie.
Et elle eprouvait une
terreur qui n'etait pas dans sa nature: elle avait peur de se retourner, de
bouger; il lui semblait que quelqu'un se tenait la, dans ce coin sombre,
derriere le paravent, et ce quelqu'un etait le diable, ce quelqu'un etait cet
homme au front blanc, aux sourcils noirs, aux levres vermeilles!
Elle
appela sa femme de chambre, et la pria de passer la nuit
aupres d'elle.
Mlle Bourrienne arpenta longtemps le jardin d'hiver,
attendant vainement aussi quelqu'un, souriant a quelqu'un, et s'emouvant
parfois aux paroles de sa ≪pauvre mere≫, qui lui reprochait sa
chute.
La petite princesse grondait sa femme de chambre: son lit etait
mal fait: elle ne pouvait s'y coucher d'aucune facon; tout lui etait
lourd et incommode... c'etait son fardeau qui la genait. Il la genait
d'autant plus ce soir, que la presence d'Anatole l'avait reportee a une
epoque ou, vive et legere, elle n'avait aucun souci: assise, en camisole et
en bonnet de nuit, dans un fauteuil, pour la troisieme fois elle
faisait refaire son lit et retourner les matelas par sa femme de
chambre endormie.
≪Je t'avais bien dit qu'il n'y avait que des creux
et des bosses; tu comprends bien que je n'aurais pas mieux demande que de
dormir? Ainsi ce n'est pas ma faute,≫ disait-elle du ton boudeur d'un enfant
qui va pleurer.
Le vieux prince ne dormait pas non plus. Tikhone, a
travers son sommeil, l'entendait marcher et s'ebrouer; il lui semblait que sa
dignite avait ete offensee, et cette offense etait d'autant plus vive,
qu'elle ne se rapportait pas a lui, mais a sa fille, a sa fille qu'il aimait
plus que lui-meme. Il avait beau se dire qu'il prendrait son temps pour
decider quelle serait dans cette affaire la ligne de conduite a suivre,
une ligne de conduite selon la justice et l'equite, ses reflexions
ne faisaient que l'irriter davantage:
≪Elle a tout oublie pour le
premier venu, tout, jusqu'a son pere... et la voila qui court en haut, qui se
coiffe et qui fait des graces, et qui ne ressemble plus a elle-meme! Et la
voila enchantee d'abandonner son pere, et pourtant elle savait que je le
remarquerais! Frr... frr... frr.... Est-ce que je ne vois pas que cet
imbecile ne regarde que la Bourrienne?... Il faut que je la chasse! Et pas un
brin de fierte pour le comprendre; si elle n'en a pas pour elle, qu'elle en
ait pour moi! Il faudra lui montrer que ce bellatre ne pense qu'a la
Bourrienne. Pas de fierte!... je le lui dirai!≫
Dire a sa fille
qu'elle se faisait des illusions et qu'Anatole s'occupait de la Francaise
etait, il le savait bien, le plus sur moyen de froisser son amour-propre. Sa
cause serait gagnee; en d'autres termes, son desir de garder sa fille serait
satisfait. Cette idee le calma, et il appela Tikhone pour se faire
deshabiller.
≪C'est le diable qui les a envoyes,≫ se disait-il pendant
que Tikhone passait la chemise de nuit sur ce vieux corps parchemine, dont
la poitrine etait couverte d'une epaisse toison de poils gris.
≪Je ne
les ai pas invites, et les voila qui me derangent mon existence, et il me
reste si peu de temps a vivre.... Au diable!≫
Tikhone etait habitue a
entendre le prince parler tout haut; aussi recut-il d'un visage impassible le
coup d'oeil furibond qui emergeait de la chemise.
≪Sont-ils
couches?≫
Tikhone, comme tous les valets de chambre bien appris,
devinait d'instinct la direction des pensees de son maitre:
≪Ils se
sont couches et ont eteint leurs lumieres, Excellence.
--Bien necessaire,
bien necessaire,≫ marmotta le vieux.
Et, glissant ses pieds dans ses
pantoufles, et endossant sa robe de chambre, il alla s'etendre sur le divan
qui lui servait de lit.
Quoique peu de paroles eussent ete echangees
entre Anatole et Mlle Bourrienne, ils s'etaient parfaitement compris; quant a
la partie du roman qui precedait l'apparition de ≪ma pauvre mere≫, ils
sentaient qu'ils avaient beaucoup de choses a se dire en secret; aussi, des
le lendemain matin, chercherent-il les occasions d'un tete-a-tete, et
ils se rencontrerent inopinement dans le jardin d'hiver, pendant que
la princesse Marie descendait, plus morte que vive, pour se rendre chez
son pere a l'heure habituelle. Il lui semblait que non seulement
chacun savait que son sort allait se decider dans la journee, mais
qu'elle-meme y etait toute disposee. Elle lisait cela sur la figure de
Tikhone, sur celle du valet de chambre du prince Basile, qu'elle croisa dans
le corridor, portant de l'eau chaude a son maitre, et qui lui fit
un profond salut.
Le vieux prince, ce matin-la, se montra plein de
bienveillance et d'amenite pour sa fille; elle connaissait depuis longtemps
cette facon d'agir, qui n'empechait pas ses mains seches de se crisper de
colere contre elle pour un probleme d'arithmetique qu'elle ne saisissait
pas assez vite, et qui le poussait a se lever, a s'eloigner d'elle et
a repeter a plusieurs reprises les memes paroles d'une voix sourde
et contenue.
Il entama le sujet qui le preoccupait, sans la
tutoyer:
≪On m'a fait une proposition qui vous concerne, lui dit-il en
souriant d'un sourire force; vous aurez probablement devine que le prince
Basile n'a pas amene ici son eleve (c'est ainsi qu'il appelait Anatole,
sans trop savoir pourquoi) pour mes beaux yeux; vous connaissez
mes principes: c'est pour cela que je vous parle en ce
moment.
--Comment dois-je vous comprendre, mon pere? dit la princesse,
palissant et rougissant tour a tour.
--Comment comprendre? s'ecria le
vieux en s'echauffant. Le prince Basile te trouve a son gout comme
belle-fille et il te fait la proposition au nom de son eleve: c'est clair!
Comment comprendre? c'est a toi que je le demande.
--Je ne sais pas,
mon pere, ce que vous... murmura la princesse.
--Moi, moi, je n'ai rien a
y voir, laissez-moi donc de cote, ce n'est pas moi qui me marie!... Que
voulez-vous?... c'est la ce qu'il me serait agreable d'apprendre?≫
La
princesse devina que son pere ne voyait pas ce mariage d'un bon oeil, mais
elle se dit aussitot que c'etait le moment ou jamais de decider de son sort.
Elle baissa les yeux pour ne pas voir ce regard qui lui otait toute faculte
de penser et devant lequel elle etait habituee a plier:
≪Je ne desire
qu'une chose: agir selon votre volonte, mais s'il m'etait permis d'exprimer
mon desir....
--Parfait! s'ecria le prince en l'interrompant: il te
prendra avec la dot et il y accrochera Mlle Bourrienne; c'est elle qui sera
sa femme, et toi...≫
Il s'arreta en voyant l'impression que ses
paroles produisaient sur sa fille; elle baissait la tete, et elle etait prete
a fondre en larmes.
≪Voyons, voyons, je plaisante. Souviens-toi d'une
chose, princesse, mes principes reconnaissent a une jeune fille le droit de
choisir. Tu es libre, mais n'oublie pas que le bonheur de toute ta vie depend
du parti que tu vas prendre... je ne parle pas de moi.
--Mais je ne
sais, mon pere....
--Je n'en parle pas; quant a lui, il epousera qui on
voudra; mais toi, tu es libre: va dans ta chambre, reflechis, et apporte-moi
ta reponse dans une heure; tu auras a te prononcer devant lui. Je sais bien,
tu vas prier, je ne t'en empeche pas; prie, tu ferais mieux de
reflechir pourtant; va!... Oui ou non, oui ou non, oui ou non!≫ criait-il
pendant que sa fille s'eloignait chancelante, car son sort etait decide
et decide pour son bonheur.
Mais l'allusion de son pere a Mlle
Bourrienne etait terrible; a la supposer fausse, elle n'y pouvait penser de
sang-froid. Elle retournait chez elle par le jardin d'hiver, lorsque la voix
si connue de Mlle Bourrienne la tira de son trouble. Elle leva les yeux et
vit a deux pas d'elle Anatole qui embrassait la jeune Francaise, en lui
parlant a l'oreille. La figure d'Anatole exprimait les sentiments violents
qui l'agitaient, quand il se retourna vers la princesse, oubliant son
bras autour de la taille de la jolie fille.
≪Qui est la? Que me
veut-on?≫ semblait-il dire.
La princesse Marie s'etait arretee petrifiee,
les regardant sans comprendre. Mlle Bourrienne poussa un cri et s'enfuit.
Anatole salua la princesse avec un sourire fanfaron, et haussant les epaules,
il se dirigea vers la porte qui conduisait a son appartement.
Une
heure plus tard, Tikhone, qui avait ete envoye prevenir la princesse Marie,
lui annonca qu'on l'attendait, et que le prince Basile etait la. Il la trouva
dans sa chambre, assise sur le canape, passant doucement la main sur les
cheveux de Mlle Bourrienne, qui pleurait a chaudes larmes. Les doux yeux de
la princesse Marie, pleins d'une pitie tendre et affectueuse, avaient
retrouve leur calme et leur lumineuse beaute.
≪Non, princesse, je suis
perdue a jamais dans votre coeur.
--Pourquoi donc? Je vous aime plus que
jamais et je tacherai de faire tout mon possible..., repondit la princesse
Marie avec un triste sourire. Remettez-vous, mon amie, je vais aller trouver
mon pere.≫
Le prince Basile, assis les jambes croisees, et tenant une
tabatiere dans sa main, simulait un profond attendrissement, qu'il
paraissait s'efforcer de cacher sous un rire emu. A l'entree de la princesse
Marie, aspirant a la hate une petite prise, il lui saisit les deux
mains:
≪Ah! ma bonne, ma bonne, le sort de mon fils est entre vos
mains. Decidez, ma bonne, ma chere, ma douce Marie, que j'ai toujours
aimee comme ma fille.≫
Il se detourna, car une larme venait en effet
de poindre dans ses yeux.
≪Frr.... Frr...! Au nom de son eleve et fils,
le prince te demande si tu veux, oui ou non, devenir la femme du prince
Anatole Kouraguine? Oui ou non, dis-le, s'ecria-t-il; je me reserve ensuite
le droit de faire connaitre mon opinion... oui, mon opinion, rien que mon
opinion, ajouta-t-il en repondant au regard suppliant du prince Basile....
Eh bien! oui ou non?
--Mon desir, mon pere, est de ne jamais vous
quitter, de ne jamais separer mon existence de la votre. Je ne veux pas me
marier, repondit la princesse Marie, en adressant un regard resolu de ses
beaux yeux au prince Basile et a son pere.
--Folies, betises, betises,
betises!≫ s'ecria le vieux prince, en attirant sa fille a lui, et en lui
serrant la main avec une telle violence, qu'elle cria de douleur.
Le
prince Basile se leva.
≪Ma chere Marie, c'est un moment que je
n'oublierai jamais; mais dites-moi, ne nous donnerez-vous pas un peu
d'esperance? Ne pourra-t-il toucher votre coeur si bon, si genereux? Je ne
vous demande qu'un seul mot: peut-etre?
--Prince, j'ai dit ce que mon
coeur m'a dicte, je vous remercie de l'honneur que vous m'avez fait, mais je
ne serai jamais la femme de votre fils!
--Voila qui est termine, mon
cher; tres content de te voir, tres content. Retourne chez toi, princesse....
Tres content, tres content,≫ repeta le vieux prince, en embrassant le prince
Basile.
≪Je suis appelee a un autre bonheur, se disait la princesse
Marie, je serai heureuse en me devouant et en faisant le bonheur d'autrui,
et, quoi qu'il m'en coute, je n'abandonnerai pas la pauvre Amelie.
Elle l'aime si passionnement et s'en repent si amerement. Je ferai tout
pour faciliter son mariage avec lui. S'il manque de fortune, je lui
en donnerai a elle, et je prierai mon pere et Andre d'y consentir!... Je
me rejouirais tant de la voir sa femme, elle si triste, si seule,
si abandonnee!... Comme elle doit l'aimer pour s'etre oubliee ainsi!
Qui sait? J'aurais peut-etre agi de meme!≫
VI
La
famille Rostow se trouvait depuis longtemps sans nouvelles de Nicolas,
lorsque dans le courant de l'hiver le comte recut une lettre sur l'adresse de
laquelle il reconnut l'ecriture de son fils. Il se precipita aussitot, en
marchant sur la pointe des pieds afin de ne pas etre entendu, tout droit dans
son cabinet, ou il s'enferma pour la lire tout a son aise. Anna Mikhailovna,
qui avait eu connaissance de l'arrivee de la lettre, car elle n'ignorait
jamais rien de ce qui se passait dans la maison alla, a pas discrets,
retrouver le comte dans son cabinet et l'y surprit pleurant et riant tout a
la fois.
≪Mon bon ami? dit d'un ton interrogatif et melancolique
Anna Mikhailovna, toute prete a prendre part a ce qui lui arrivait, et
qui, malgre l'heureuse tournure de ses affaires, continuait a demeurer
chez les Rostow.
--De Nicolouchka... une lettre!... Il a ete blesse,
ma chere... blesse, ce cher enfant... ma petite comtesse!... fait officier,
ma chere... grace a Dieu!... Mais comment le lui dire?≫ balbutia le comte
en sanglotant.
Anna Mikhailovna s'assit a ses cotes, essuya les larmes
du comte qui tombaient sur la lettre, la parcourut et, apres s'etre egalement
essuye les yeux, calma l'agitation du comte, lui assurant que pendant le
diner elle preparerait la comtesse, et que le soir, apres le the, on
pourrait lui annoncer la nouvelle.
Elle tint en effet sa promesse, et
pendant le repas elle ne cessa de broder sur le theme de la guerre, demanda a
deux reprises quand on avait recu la derniere lettre de Nicolas, quoiqu'elle
le sut parfaitement, et fit observer qu'on devait s'attendre, a tout moment,
a avoir de ses nouvelles, peut-etre meme avant que la journee fut passee.
Chaque fois qu'elle recommencait ses allusions, la comtesse l'examinait,
ainsi que son mari, avec inquietude, et Anna Mikhailovna detournait
adroitement la conversation sur des sujets indifferents. Natacha, qui, de
toute la famille, saisissait le plus facilement la moindre nuance dans
les inflexions de la voix, le plus leger changement dans les traits et
les regards, avait aussitot dresse les oreilles, devinant qu'il y
avait la-dessous un secret concernant son frere, entre son pere et
Anna Mikhailovna, et que cette derniere y preparait sa mere. Malgre toute
son audace, connaissant la sensibilite de cette mere par rapport a son
fils, Natacha n'osa adresser aucune question; son inquietude l'empecha
de manger, elle ne faisait que se tourner et se retourner sur sa chaise,
au grand deplaisir de sa gouvernante. Aussitot le diner fini, elle
se precipita a la poursuite d'Anna Mikhailovna, qu'elle rattrapa dans
le salon; elle se suspendit a son cou de toute la force de son
elan: ≪Tante, bonne tante, qu'y a-t-il?
--Rien, ma
petite.
--Chere petite ame de tante, je sais que vous savez quelque
chose, et je ne vous lacherai pas.≫
Anna Mikhailovna secoua la
tete.
≪Vous etes une fine mouche, mon enfant!
--Nicolas a ecrit,
pas vrai? s'ecria Natacha, lisant une reponse affirmative sur la figure de sa
tante.
--Chut! sois prudente; tu sais comme ta mere est
impressionnable!
--Je le serai, je vous le promets; dites-moi seulement
ce qu'il y a? Vous ne voulez pas me le raconter? eh bien, alors j'irai tout
de suite le lui dire!≫
Anna Mikhailovna la mit au courant en peu de
mots, en lui reiterant l'injonction de garder le silence.
≪Je vous
donne ma parole d'honneur, dit Natacha en se signant, que je ne le dirai a
personne...≫
Et elle courut aussitot rejoindre Sonia, a laquelle elle
cria de loin, avec une joie exuberante:
≪Nicolas est blesse! une
lettre!
--Nicolas!≫ dit Sonia en palissant subitement.
A la vue de
l'impression produite par ses paroles, Natacha comprit tout a coup ce qui se
melait de triste a cette joyeuse nouvelle.
Elle se jeta sur Sonia et
l'embrassa en pleurant:
≪Il n'a ete qu'un peu blesse, il a ete fait
officier et il se porte bien, car c'est lui-meme qui ecrit!
--Quelles
pleurnicheuses vous faites, vous autres femmes! dit Petia en faisant de
grandes enjambees dans la chambre, d'un air decide.--Eh bien, moi, je suis
content, tres content, que mon frere se soit distingue! Vous n'etes que des
pleurnicheuses, vous n'y comprenez rien!≫
Natacha sourit a travers ses
larmes.
≪Et tu as lu la lettre? demanda Sonia.
--Non, je ne l'ai
pas lue, mais Anna Mikhailovna m'a dit que le mauvais moment etait passe et
qu'il etait officier.
--Dieu soit loue, dit Sonia en faisant le signe de
la croix, mais elle t'aura peut-etre trompee. Allons chez
maman.≫
Petia continuait sa promenade en silence.
≪Si j'avais ete
a la place de Nicolouchka, j'en aurais tue encore davantage, de ces Francais;
ce sont des miserables; j'en aurais tue tant et tant que j'en aurais fait une
montagne, voila!
--Tais-toi donc, Petia, tu es un imbecile!
--Ce
n'est pas moi qui suis un imbecile, c'est vous qui etes des sottes! Peut-on
pleurer pour des bagatelles?
--Tu te le rappelles? demanda Natacha apres
un moment de silence.
--Si je me rappelle Nicolas? dit Sonia en
souriant.
--Mais non, Sonia... je veux dire... te le rappelles-tu
bien... clairement?... te rappelles-tu tout?... disait avec force
gestes Natacha, qui tachait de donner a ses paroles une signification
serieuse. Moi, je me rappelle Nicolas... tres bien. Quant a Boris, je ne
me souviens plus de lui, mais la, pas du tout.
--Comment! tu ne te
souviens pas de Boris? demanda Sonia stupefaite.
--Ce n'est pas que je
l'aie oublie,... je sais bien comment il est! Quand je ferme les yeux, je
vois Nicolas, mais Boris...≫
Et elle ferma les yeux.
≪Il n'y a
plus rien, rien!
--Ah! Natacha,≫ dit Sonia avec une exaltation serieuse;
elle la regardait sans doute comme indigne d'entendre ce qu'elle allait
lui dire, ce qui ne l'empecha pas d'accentuer malgre elle ses paroles
avec une conviction emue: ≪J'aime ton frere, et quoi qu'il nous arrive, a
lui ou a moi, je ne cesserai de l'aimer!≫
Natacha la regardait de ses
yeux curieux: elle sentait que Sonia venait de dire la verite, que c'etait de
l'amour et qu'elle n'avait jamais encore eprouve rien de pareil; elle voyait,
mais sans le comprendre, que cela pouvait exister!
≪Lui
ecriras-tu?≫
Sonia reflechit, car c'etait une question qui la preoccupait
depuis longtemps. Comment lui ecrirait-elle? Et d'abord fallait-il lui
ecrire? Maintenant qu'il etait un officier, et un heros blesse, le moment
etait venu, croyait-elle, de se rappeler a son souvenir et de lui
rappeler ainsi l'engagement qu'il avait pris a son egard:
≪Je ne sais
pas; s'il m'ecrit, je lui ecrirai, repondit-elle en rougissant.
--Et
ca ne t'embarrassera pas?
--Non.
--Eh bien, moi, j'aurais honte
d'ecrire a Boris, et je ne lui ecrirai pas.
--Et pourquoi en aurais-tu
honte?
--Je ne sais pas, mais j'en aurais honte.
--Et moi, je sais
pourquoi elle en aurait honte, dit Petia, offense de l'apostrophe de sa
soeur. C'est parce qu'elle s'est amourachee de ce gros avec des lunettes
(c'est ainsi que Petia designait son homonyme, le nouveau comte Besoukhow),
et maintenant c'est le tour du chanteur (il faisait allusion a l'Italien, au
nouveau maitre de chant de Natacha).... C'est pour cela qu'elle a
honte!
--Es-tu bete, Petia!
--Pas plus bete que vous, madame,≫
reprit le gamin de neuf ans du ton d'un vieux brigadier.
Cependant la
comtesse s'etait emue des reticences d'Anna Mikhailovna, et, revenue chez
elle, elle ne quittait pas, de ses yeux prets a fondre en larmes, la
miniature de son fils. Anna Mikhailovna, tenant la lettre, s'arreta sur le
seuil de la chambre:
≪N'entrez pas, disait-elle au vieux comte, qui la
suivait... plus tard...≫
Et elle referma la porte derriere
elle.
Le comte appliqua son oreille au trou de la serrure, et n'entendit
tout d'abord qu'un echange de propos indifferents, puis Anna Mikhailovna
qui faisait un long discours, puis un cri, un silence... et deux voix qui
se repondaient alternativement dans un joyeux duo. Anna
Mikhailovna introduisit le comte. Elle portait sur sa figure
l'orgueilleuse satisfaction d'un operateur qui a mene a bonne fin une
amputation dangereuse, et qui desire voir le public apprecier le talent dont
il vient de faire preuve.
≪C'est fait!≫ dit-elle au comte, pendant que
la comtesse, tenant d'une main le portrait et de l'autre la lettre, les
baisait tour a tour. Elle tendit les mains a son mari, embrassa sa tete
chauve, par-dessus laquelle elle envoya un nouveau regard a la lettre et au
portrait, et le repoussa doucement, pour approcher encore une fois la lettre
et le portrait de ses levres. Vera, Natacha, Sonia, Petia entrerent au
meme moment, et on leur lut la lettre de Nicolas, dans laquelle il
decrivait, en quelques lignes, la campagne, les deux batailles auxquelles il
avait pris part, son avancement, et qui finissait par ces mots: ≪Je baise
les mains a maman, et a papa, en demandant leur benediction, et
j'embrasse Vera, Natacha et Petia.≫ Il envoyait aussi ses compliments a
M. Schelling, a Mme Shoss, sa vieille bonne, et suppliait sa mere
de vouloir bien donner de sa part un baiser a sa chere Sonia, a laquelle
il pensait toujours autant, et qu'il aimait toujours. Sonia a ces
mots devint pourpre, et ses yeux se remplirent de larmes. Ne pouvant
soutenir les regards diriges sur elle, elle se sauva dans la grande salle, en
fit le tour, pirouetta sur ses talons comme une toupie, et, toute
rayonnante de plaisir, elle fit le ballon avec sa robe, et s'accroupit sur
le plancher. La comtesse pleurait.
≪Il n'y a pas de quoi pleurer,
maman, dit Vera. Il faut se rejouir au contraire!≫
C'etait juste, et
cependant le comte, la comtesse, Natacha, tous la regarderent d'un air de
reproche:
≪De qui donc tient-elle?≫ se demanda la comtesse.
La
lettre du fils bien-aime fut lue et relue une centaine de fois, et ceux qui
desiraient en entendre le contenu devaient se rendre chez la comtesse, car
elle ne s'en dessaisissait pas. Lorsque la comtesse en faisait la lecture aux
gouverneurs, aux gouvernantes, a Mitenka, aux connaissances de la maison,
c'etait chaque fois pour elle une nouvelle jouissance, et chaque fois elle
decouvrait de nouvelles qualites a son Nicolas cheri. C'etait si etrange en
effet pour elle de se dire que ce fils qu'elle avait porte dans son sein, il
y avait vingt ans, que ce fils a propos duquel elle se disputait avec son
mari qui le gatait, que cet enfant qu'elle croyait entendre begayer
≪maman≫... etait la-bas, loin d'elle, dans un pays etranger, qu'il s'y
conduisait en brave soldat, qu'il y remplissait sans mentor son devoir
d'homme de coeur! L'experience de tous les jours, qui nous montre le chemin
parcouru insensiblement par les enfants, depuis le berceau jusqu'a l'age
d'homme, n'avait jamais existe pour elle. Chaque pas de son fils vers la
virilite lui paraissait aussi merveilleux que s'il eut ete le premier exemple
d'un semblable developpement. |
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