2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 15

La guerre et la paix 전쟁과 평화 15


Le the est servi, le prince va sortir de chez lui!≫ lui cria tout a
coup la femme de chambre, a travers la porte.

Elle tressaillit et elle eut peur de ses propres pensees. Avant de
descendre, elle entra dans son oratoire, et, fixant ses regards sur
l'image noircie du Sauveur, eclairee par la douce lueur de la lampe,
elle joignit les mains, et se recueillit quelques instants. Le doute
tourmentait son ame: les joies de l'amour, de l'amour terrestre lui
seraient-elles donnees? Dans ses songes sur le mariage, elle entrevoyait
toujours le bonheur domestique complete par des enfants; mais son reve
secret, presque inavoue a elle-meme, etait de gouter de cet amour
terrestre, et ce sentiment etait d'autant plus fort, qu'elle le cachait
aux autres et a elle-meme: ≪Mon Dieu, comment chasser de mon coeur ces
insinuations diaboliques? Comment me derober a ces horribles pensees,
pour me soumettre avec calme a ta volonte?≫ A peine avait-elle adresse a
Dieu cette priere qu'elle en trouva la reponse dans son coeur: ≪Ne
desire rien pour toi-meme, ne cherche rien, ne te trouble pas et n'envie
rien a personne; l'avenir doit te rester inconnu, mais il faut que cet
avenir te trouve prete a tout! S'il plait a Dieu de t'eprouver par les
devoirs du mariage, que sa volonte s'accomplisse!≫ Ces pensees la
calmerent, mais elle garda au fond de son coeur le desir de voir se
realiser son reve d'amour, elle soupira, se signa et descendit, sans
plus penser ni a sa robe, ni a sa coiffure, ni a son entree, ni a ce
qu'elle dirait. Quelle valeur ces miseres pouvaient-elles avoir devant
les desseins du Tout-Puissant, sans la volonte duquel il ne tombe pas un
cheveu de la tete de l'homme!


IV


La princesse Marie trouva deja au salon le prince Basile et son fils,
causant avec la petite princesse et Mlle Bourrienne. Elle s'avanca
gauchement, en marchant pesamment sur ses talons. Les deux hommes et
Mlle Bourrienne se leverent, et la petite princesse s'ecria: ≪Voila
Marie!≫

Son coup d'oeil les enveloppa tous distinctement. Elle vit se fondre en
un aimable sourire l'expression grave qui avait passe sur le visage du
prince Basile a sa vue; elle vit les yeux de sa belle-soeur suivre avec
curiosite sur la figure des visiteurs l'impression qu'elle produisait;
elle vit Mlle Bourrienne avec ses rubans et son joli visage, qui n'avait
jamais ete aussi anime, tourne vers lui, mais elle ne le vit pas, _lui_!
Seulement, elle comprit instinctivement que quelque chose de grand, de
lumineux, de beau, s'approchait d'elle a son entree. Le prince Basile
fut le premier a lui baiser la main; ses levres effleurerent le front
chauve incline sur elle[23], et, repondant a ses compliments, elle
l'assura qu'elle ne l'avait point oublie. Anatole survint, mais elle ne
pouvait le voir: elle sentit sa main emprisonnee dans une autre main
ferme et douce, et elle toucha a peine de ses levres un front blanc,
ombrage de beaux cheveux chatains. Relevant les yeux, elle fut frappee
de sa beaute. Il se tenait devant elle, un doigt passe dans la
boutonniere de son uniforme, la taille cambree; il se balancait
legerement sur un pied, et la regardait en silence, sans penser a elle.
Anatole n'avait pas la comprehension vive, il n'etait pas eloquent,
mais en revanche il possedait ce calme si precieux dans le monde et
cette assurance que rien ne pouvait ebranler. Un homme timide, qui se
serait montre embarrasse de l'inconvenance de son silence a une premiere
entrevue, et qui aurait fait des efforts pour en sortir, aurait empire
la situation, tandis qu'Anatole, qui ne s'en preoccupait guere,
continuait a examiner la coiffure de la princesse Marie, sans se presser
le moins du monde de sortir de son mutisme:

≪Je ne vous empeche pas de causer, avait-il l'air de dire, mais quant a
moi, je n'en ai nulle envie!≫

La conscience de sa superiorite donnait a ses rapports avec les femmes
une certaine nuance de dedain, qui avait le don d'eveiller en elles la
curiosite, la crainte, l'amour meme. Il paraissait leur dire:

≪Je vous connais, croyez-moi! Pourquoi dissimuler?... vous ne demandez
pas mieux!≫

Peut-etre ne le pensait-il pas, c'etait meme probable, car jamais il ne
se donnait la peine de reflechir, mais il imposait cette conviction, et
la princesse Marie l'eprouva si bien, qu'elle s'empara aussitot du
prince Basile, afin de faire comprendre a son fils qu'elle ne se
trouvait pas digne d'occuper son attention. La conversation etait vive
et animee, grace surtout au babillage de la petite princesse, qui
entr'ouvrait a plaisir ses levres pour montrer ses dents blanches. Elle
avait engage avec le prince Basile une de ces causeries qui lui etaient
habituelles et qui pouvaient faire supposer qu'entre elle et son
interlocuteur il y avait un echange de souvenirs mutuels, d'anecdotes
connues d'eux seuls, tandis que ce n'etait qu'un leger tissu de phrases
brillantes, qui ne supposait aucune intimite anterieure.

Le prince Basile lui donnait la replique, ainsi qu'Anatole, qu'elle
connaissait a peine. Mlle Bourrienne crut aussi de son devoir de faire
sa partie dans cet echange de souvenirs, etrangers pour elle, et la
princesse Marie se vit entrainee a y prendre gaiement part.

≪Nous pourrons au moins jouir de vous completement, cher prince: ce
n'etait pas ainsi aux soirees d'Annette, vous vous sauviez toujours...
cette chere Annette!

--Vous n'allez pas au moins me parler politique, comme Annette?

--Et notre table de the?

--Oh oui!

--Pourquoi ne veniez-vous jamais chez Annette? demanda-t-elle a Anatole.
Ah! je le sais, allez, votre frere Hippolyte m'a raconte vos exploits!≫
Et elle ajouta, en le menacant de son joli doigt: ≪Je les connais, vos
exploits de Paris!

--Et Hippolyte ne t'a pas raconte, demanda le prince Basile a son fils,
en saisissant la main de la petite princesse comme pour la retenir, il
ne t'a pas raconte comme il sechait sur pied pour cette charmante
princesse et comme elle le mettait a la porte.... Oh! c'est la perle des
femmes, princesse,≫ dit-il a la princesse Marie.

Mlle Bourrienne, de son cote, au mot de ≪Paris≫, profita de l'occasion
pour jeter dans la conversation ses souvenirs personnels.

Elle questionna Anatole sur son sejour a Paris:

≪Paris lui avait-il plu?

Anatole, heureux de lui repondre, souriait en la regardant; ayant decide
a l'avance dans son for interieur qu'il ne s'ennuierait pas a
Lissy-Gory:

≪Elle n'est pas mal, pas mal du tout, cette demoiselle de compagnie,
disait-il a part lui; j'espere que l'autre la prendra avec elle quand
elle m'epousera...; la petite est, ma foi, gentille!≫

Le vieux prince s'habillait dans son cabinet sans se hater: grognon et
pensif, il reflechissait a ce qu'il devait faire. L'arrivee de ces
visiteurs le contrariait.

≪Que me veulent-ils, le prince Basile et son fils? Le pere est un
hableur, un homme de rien, son fils doit etre gentil!

Leur arrivee le contrariait surtout parce qu'elle ramenait sur le tapis
une question qu'il s'efforcait toujours d'eloigner, en cherchant a se
tromper lui-meme. Il s'etait bien souvent demande s'il se deciderait un
jour a se separer de sa fille, mais jamais il ne se posait
categoriquement cette question, sachant bien que, s'il y repondait en
toute justice, sa reponse serait contraire non seulement a ses
sentiments, mais encore a toutes ses habitudes. Son existence sans elle,
malgre le peu de cas qu'il paraissait en faire, lui semblait impossible:

≪Qu'a-t-elle besoin de se marier pour etre malheureuse? Voila Lise, qui
certainement n'aurait pu trouver un meilleur mari... est-elle contente
de son sort? Laide et gauche comme elle est, qui l'epousera pour elle?
On la prendra pour sa fortune, pour ses alliances! Ne serait-elle pas
beaucoup plus heureuse de rester fille?≫

Ainsi pensait le vieux prince, en s'habillant, et il se disait que
cette terrible alternative etait a la veille d'une solution, car
l'intention evidente du prince Basile est de faire sa demande, sinon
aujourd'hui, a coup sur demain. Sans doute le nom, la position dans le
monde, tout est convenable, mais est-il digne d'elle?... ≪C'est ce que
nous verrons! c'est ce que nous verrons,≫ ajouta-t-il tout haut.

Et il se dirigea d'un pas ferme et decide vers le salon. En entrant, il
embrassa d'un seul coup d'oeil tous les details, et le changement de
toilette de la petite princesse, et les rubans de Mlle Bourrienne, et la
monstrueuse coiffure de sa fille, et son isolement et les sourires de
Bourrienne et d'Anatole:

≪Elle est attifee comme une sotte, pensa-t-il, et lui, qui n'a pas l'air
d'y prendre garde!

--Bonjour, dit-il en s'approchant du prince Basile. Je suis content de
te voir.

--L'amitie ne connait pas les distances, repondit le prince Basile, en
parlant comme toujours d'un ton assure et familier. Voici mon cadet,
aimez-le, je vous le recommande!

--Beau garcon, beau garcon, dit le maitre de la maison, en examinant
Anatole. Viens ici, embrasse-moi la.≫

Et il lui presenta sa joue. Anatole l'embrassa, en le regardant
curieusement, mais avec une tranquillite parfaite, dans l'attente d'une
de ces sorties originales et brusques dont son pere lui avait parle.

Le vieux prince s'assit a sa place habituelle dans le coin du canape,
et, apres avoir offert un fauteuil au prince Basile, il l'entreprit sur
la politique et les nouvelles du jour; sans cesser de paraitre l'ecouter
avec attention, il ne perdait pas de vue sa fille.

≪Ah! c'est ce qu'on ecrit de Potsdam.≫

Et, repetant les dernieres paroles de son interlocuteur, il se leva et
s'approcha d'elle:

≪Est-ce pour les visiteurs que tu t'es ainsi paree? belle, tres belle,
ma foi! une nouvelle coiffure a leur intention!... Eh bien, alors je te
defends, devant eux, de jamais te permettre a l'avenir de te pomponner
sans mon autorisation.

--C'est moi, mon pere, qui suis la coupable, dit la petite princesse en
s'interposant.

--Vous avez, madame, tous les droits possibles de vous parer a votre
guise, lui repondit-il en lui faisant un profond salut, mais elle n'a
pas besoin de se defigurer: elle est assez laide comme cela!...≫

Et il se rassit a sa place, sans s'occuper davantage de la princesse
Marie, qui etait prete a pleurer.

≪Je trouve au contraire que cette coiffure va fort bien a la princesse,
dit le prince Basile.

--Eh bien, dis donc, mon jeune prince... comment t'appelle-t-on? Viens
ici, causons et faisons connaissance.

--C'est maintenant que la farce va commencer, se dit Anatole en
s'asseyant a cote de lui.

--Ainsi donc, mon bon, on vous a eleve a l'etranger? Ce n'est pas comme
nous, ton pere et moi, auxquels un sacristain a enseigne a lire et a
ecrire!... Eh bien, dites-moi, mon ami, vous servez dans la garde a
cheval a present? ajouta-t-il en le regardant fixement de tres pres.

--Non, j'ai passe dans l'armee, repondit Anatole, qui reprimait avec
peine une folle envie de rire.

--Ah! ah! c'est parfait! C'est donc que vous voulez servir l'Empereur et
la patrie? On est a la guerre... un beau garcon comme cela doit servir,
doit servir... au service actif!

--Non, prince, le regiment est deja en marche, et moi j'y suis
attache...--A quoi donc suis-je attache, papa? dit-il en riant a son
pere.

--Il sert bien, ma foi: il demande a quoi il est attache! ha! ha!≫

Et le vieux prince partit d'un eclat de rire, auquel Anatole fit echo,
quand tout a coup le premier s'arreta tout court et fronca violemment
les sourcils:

≪Eh bien, va-t-en,≫ lui dit-il.

Et Anatole alla rejoindre les dames.

≪Tu l'as fait elever a l'etranger, n'est-ce pas, prince Basile?

--J'ai fait ce que j'ai pu, repondit le prince Basile, car l'education
que l'on donne la-bas est infiniment superieure.

--Oui, tout est change aujourd'hui, tout est nouveau!... Beau garcon,
beau garcon! Allons chez moi.≫

A peine furent-ils arrives dans son cabinet, que le prince Basile
s'empressa de lui faire part de ses desirs et de ses esperances.

≪Crois-tu donc que je la tienne enchainee, et que je ne puisse pas m'en
separer? Que se figurent-ils donc? s'ecria-t-il avec colere; mais demain
si elle veut, cela m'est bien egal! Seulement je veux mieux connaitre
mon gendre!... Tu connais mes principes: agis donc franchement. Je lui
demanderai demain devant toi si elle veut, et dans ce cas il restera; il
restera ici, je veux l'etudier!...≫

Et le vieux prince termina par son ebrouement habituel, en donnant a sa
voix cette meme intonation aigue qu'il avait eue en prenant conge de son
fils.

≪Je vous parlerai bien franchement,--dit le prince Basile, et il prit le
ton matois de l'homme convaincu qu'il est inutile de ruser avec un
auditeur trop clairvoyant,--car vous voyez au travers des gens. Anatole
n'est pas un genie, mais c'est un honnete et brave garcon, c'est un bon
fils.

--Bien, bien, nous verrons!≫

A l'apparition d'Anatole, les trois femmes, qui vivaient solitaires, et
privees depuis longtemps de la societe des hommes, sentirent, toutes les
trois egalement, que leur existence jusque-la avait ete incomplete. La
faculte de penser, de sentir, d'observer, se trouva decuplee en une
seconde chez toutes les trois, et les tenebres qui les enveloppaient
s'eclairerent tout a coup d'une lumiere inattendue et vivifiante.

La princesse Marie ne pensait plus ni a sa figure ni a sa malencontreuse
coiffure, elle s'absorbait dans la contemplation de cet homme si beau et
si franc, qui pouvait devenir son mari. Il lui paraissait bon,
courageux, energique, genereux; au moins en etait-elle persuadee; mille
reveries de bonheur domestique s'elevaient dans son imagination: elle
essayait de les chasser et de les cacher au fond de son coeur:

≪Ne suis-je pas trop froide? pensait-elle; si je garde cette reserve,
c'est parce que je me sens trop vivement attiree vers lui!... Il ne peut
pourtant pas deviner ce que je pense, et croire qu'il m'est
desagreable.≫

Et la princesse Marie faisait son possible pour etre aimable, sans y
reussir.

≪La pauvre fille! elle est diablement laide!≫ pensait Anatole.

Mlle Bourrienne avait aussi son petit lot de pensees eveillees en elle
par la presence d'Anatole. La jolie jeune fille, qui n'avait ni position
dans le monde, ni parents, ni amis, ni patrie, n'avait jamais songe
serieusement a etre toute sa vie la lectrice du vieux prince et l'amie
de la princesse Marie. Elle attendait depuis longtemps ce prince russe,
qui, du premier coup d'oeil, saurait apprecier sa superiorite sur ses
jeunes compatriotes, laides et mal fagotees, s'eprendrait d'elle et
l'enleverait. Mlle Bourrienne s'etait composee toute une petite
histoire, qu'elle tenait d'une de ses tantes et que son imagination se
complaisait a achever. C'etait le roman d'une jeune fille seduite, que
sa pauvre mere accablait de reproches, et souvent elle se sentait emue
jusqu'aux larmes de ce recit fait a un seducteur imaginaire.... Ce
prince russe qui devait l'enlever etait la.... Il lui declarerait son
amour... elle mettrait en avant: ≪ma pauvre mere,≫ et il l'epouserait.
C'est ainsi que Mlle Bourrienne imposait, chapitre par chapitre, son
roman, tout en causant des merveilles de Paris. Elle n'avait aucun plan
preconcu, mais tout etait classe a l'avance dans sa tete, et tous ces
elements epars se groupaient autour d'Anatole, auquel elle voulait
plaire a tout prix.

Quant a la petite princesse, comme un vieux cheval de bataille qui,
malgre son age, dresse instinctivement l'oreille au son de la trompette,
elle se preparait a faire une charge a fond de coquetterie, sans y
mettre la moindre arriere-pensee, et sous la seule impulsion d'une
gaiete naive et etourdie. Anatole avait l'habitude, lorsqu'il se
trouvait dans la societe des femmes, de se poser en homme blase et
fatigue de leurs avances; mais, en voyant l'impression qu'il produisait
sur celles-ci, il ne put s'empecher d'eprouver une veritable
satisfaction d'amour-propre, d'autant plus qu'il sentait deja naitre
dans son coeur, pour la jolie et provocante Mlle Bourrienne, un de ces
acces de passion sans frein qui s'emparaient de lui avec une violence
irresistible et l'entrainaient a commettre les actions les plus hardies
et les plus brutales.

Apres le the, la societe avait passe dans le salon voisin; la princesse
Marie fut priee de se mettre au piano. Anatole s'accouda sur
l'instrument a cote de Mlle Bourrienne, et ses yeux petillants et rieurs
ne quittaient pas la princesse Marie, qui sentait avec une emotion de
joie douloureuse ce regard fixe sur elle. Sa sonate favorite la
transportait dans un monde de suaves harmonies intimes, dont la poesie
devenait plus forte, plus vibrante, sous l'influence de ce regard. Il
etait dirige sur elle, et cependant il ne s'adressait en realite qu'au
petit pied de Mlle Bourrienne, qu'Anatole pressait doucement du sien.
Elle regardait aussi la princesse Marie, et dans ses beaux yeux
trahissait egalement une expression de joie emue et melee d'esperance.

≪Comme elle m'aime, pensait la princesse, comme je suis heureuse et quel
bonheur pour moi d'avoir une amie comme elle, et un mari comme lui!...
Mais sera-t-il jamais mon mari?≫

Le soir apres le souper, quand on se separa, Anatole baisa la main de la
princesse, qui trouva le courage de le regarder. Il baisa egalement la
main de la jeune Francaise: ce n'etait pas assurement convenable, mais
il le fit avec son assurance habituelle. Elle rougit, tout effrayee, et
regarda la princesse Marie:

≪Quelle delicatesse, pensa cette derniere. Amelie craindrait-elle par
hasard ma jalousie? Croit-elle que je ne sais pas apprecier sa tendresse
si pure et son devouement?≫

Et, s'approchant de Mlle Bourrienne, elle l'embrassa avec affection.
Anatole s'avanca galamment vers la petite princesse pour lui baiser la
main:

≪Non, non! Quand votre pere m'ecrira que vous vous conduisez bien, je
vous donnerai ma main a baiser, pas avant.

Et, le menacant du doigt, elle sortit en souriant.


V


Chacun rentra chez soi, et, a part Anatole, qui s'endormit aussitot,
personne ne ferma l'oeil de longtemps.

≪Sera-t-il vraiment mon mari, cet homme si beau, si bon, surtout si
bon!≫ pensait la princesse Marie.

Et elle eprouvait une terreur qui n'etait pas dans sa nature: elle
avait peur de se retourner, de bouger; il lui semblait que quelqu'un se
tenait la, dans ce coin sombre, derriere le paravent, et ce quelqu'un
etait le diable, ce quelqu'un etait cet homme au front blanc, aux
sourcils noirs, aux levres vermeilles!

Elle appela sa femme de chambre, et la pria de passer la nuit aupres
d'elle.

Mlle Bourrienne arpenta longtemps le jardin d'hiver, attendant vainement
aussi quelqu'un, souriant a quelqu'un, et s'emouvant parfois aux paroles
de sa ≪pauvre mere≫, qui lui reprochait sa chute.

La petite princesse grondait sa femme de chambre: son lit etait mal
fait: elle ne pouvait s'y coucher d'aucune facon; tout lui etait lourd
et incommode... c'etait son fardeau qui la genait. Il la genait d'autant
plus ce soir, que la presence d'Anatole l'avait reportee a une epoque
ou, vive et legere, elle n'avait aucun souci: assise, en camisole et en
bonnet de nuit, dans un fauteuil, pour la troisieme fois elle faisait
refaire son lit et retourner les matelas par sa femme de chambre
endormie.

≪Je t'avais bien dit qu'il n'y avait que des creux et des bosses; tu
comprends bien que je n'aurais pas mieux demande que de dormir? Ainsi ce
n'est pas ma faute,≫ disait-elle du ton boudeur d'un enfant qui va
pleurer.

Le vieux prince ne dormait pas non plus. Tikhone, a travers son sommeil,
l'entendait marcher et s'ebrouer; il lui semblait que sa dignite avait
ete offensee, et cette offense etait d'autant plus vive, qu'elle ne se
rapportait pas a lui, mais a sa fille, a sa fille qu'il aimait plus que
lui-meme. Il avait beau se dire qu'il prendrait son temps pour decider
quelle serait dans cette affaire la ligne de conduite a suivre, une
ligne de conduite selon la justice et l'equite, ses reflexions ne
faisaient que l'irriter davantage:

≪Elle a tout oublie pour le premier venu, tout, jusqu'a son pere... et
la voila qui court en haut, qui se coiffe et qui fait des graces, et qui
ne ressemble plus a elle-meme! Et la voila enchantee d'abandonner son
pere, et pourtant elle savait que je le remarquerais! Frr... frr...
frr.... Est-ce que je ne vois pas que cet imbecile ne regarde que la
Bourrienne?... Il faut que je la chasse! Et pas un brin de fierte pour
le comprendre; si elle n'en a pas pour elle, qu'elle en ait pour moi! Il
faudra lui montrer que ce bellatre ne pense qu'a la Bourrienne. Pas de
fierte!... je le lui dirai!≫

Dire a sa fille qu'elle se faisait des illusions et qu'Anatole
s'occupait de la Francaise etait, il le savait bien, le plus sur moyen
de froisser son amour-propre. Sa cause serait gagnee; en d'autres
termes, son desir de garder sa fille serait satisfait. Cette idee le
calma, et il appela Tikhone pour se faire deshabiller.

≪C'est le diable qui les a envoyes,≫ se disait-il pendant que Tikhone
passait la chemise de nuit sur ce vieux corps parchemine, dont la
poitrine etait couverte d'une epaisse toison de poils gris.

≪Je ne les ai pas invites, et les voila qui me derangent mon existence,
et il me reste si peu de temps a vivre.... Au diable!≫

Tikhone etait habitue a entendre le prince parler tout haut; aussi
recut-il d'un visage impassible le coup d'oeil furibond qui emergeait de
la chemise.

≪Sont-ils couches?≫

Tikhone, comme tous les valets de chambre bien appris, devinait
d'instinct la direction des pensees de son maitre:

≪Ils se sont couches et ont eteint leurs lumieres, Excellence.

--Bien necessaire, bien necessaire,≫ marmotta le vieux.

Et, glissant ses pieds dans ses pantoufles, et endossant sa robe de
chambre, il alla s'etendre sur le divan qui lui servait de lit.

Quoique peu de paroles eussent ete echangees entre Anatole et Mlle
Bourrienne, ils s'etaient parfaitement compris; quant a la partie du
roman qui precedait l'apparition de ≪ma pauvre mere≫, ils sentaient
qu'ils avaient beaucoup de choses a se dire en secret; aussi, des le
lendemain matin, chercherent-il les occasions d'un tete-a-tete, et ils
se rencontrerent inopinement dans le jardin d'hiver, pendant que la
princesse Marie descendait, plus morte que vive, pour se rendre chez son
pere a l'heure habituelle. Il lui semblait que non seulement chacun
savait que son sort allait se decider dans la journee, mais qu'elle-meme
y etait toute disposee. Elle lisait cela sur la figure de Tikhone, sur
celle du valet de chambre du prince Basile, qu'elle croisa dans le
corridor, portant de l'eau chaude a son maitre, et qui lui fit un
profond salut.

Le vieux prince, ce matin-la, se montra plein de bienveillance et
d'amenite pour sa fille; elle connaissait depuis longtemps cette facon
d'agir, qui n'empechait pas ses mains seches de se crisper de colere
contre elle pour un probleme d'arithmetique qu'elle ne saisissait pas
assez vite, et qui le poussait a se lever, a s'eloigner d'elle et a
repeter a plusieurs reprises les memes paroles d'une voix sourde et
contenue.

Il entama le sujet qui le preoccupait, sans la tutoyer:

≪On m'a fait une proposition qui vous concerne, lui dit-il en souriant
d'un sourire force; vous aurez probablement devine que le prince Basile
n'a pas amene ici son eleve (c'est ainsi qu'il appelait Anatole, sans
trop savoir pourquoi) pour mes beaux yeux; vous connaissez mes
principes: c'est pour cela que je vous parle en ce moment.

--Comment dois-je vous comprendre, mon pere? dit la princesse, palissant
et rougissant tour a tour.

--Comment comprendre? s'ecria le vieux en s'echauffant. Le prince Basile
te trouve a son gout comme belle-fille et il te fait la proposition au
nom de son eleve: c'est clair! Comment comprendre? c'est a toi que je le
demande.

--Je ne sais pas, mon pere, ce que vous... murmura la princesse.

--Moi, moi, je n'ai rien a y voir, laissez-moi donc de cote, ce n'est
pas moi qui me marie!... Que voulez-vous?... c'est la ce qu'il me serait
agreable d'apprendre?≫

La princesse devina que son pere ne voyait pas ce mariage d'un bon oeil,
mais elle se dit aussitot que c'etait le moment ou jamais de decider de
son sort. Elle baissa les yeux pour ne pas voir ce regard qui lui otait
toute faculte de penser et devant lequel elle etait habituee a plier:

≪Je ne desire qu'une chose: agir selon votre volonte, mais s'il m'etait
permis d'exprimer mon desir....

--Parfait! s'ecria le prince en l'interrompant: il te prendra avec la
dot et il y accrochera Mlle Bourrienne; c'est elle qui sera sa femme, et
toi...≫

Il s'arreta en voyant l'impression que ses paroles produisaient sur sa
fille; elle baissait la tete, et elle etait prete a fondre en larmes.

≪Voyons, voyons, je plaisante. Souviens-toi d'une chose, princesse, mes
principes reconnaissent a une jeune fille le droit de choisir. Tu es
libre, mais n'oublie pas que le bonheur de toute ta vie depend du parti
que tu vas prendre... je ne parle pas de moi.

--Mais je ne sais, mon pere....

--Je n'en parle pas; quant a lui, il epousera qui on voudra; mais toi,
tu es libre: va dans ta chambre, reflechis, et apporte-moi ta reponse
dans une heure; tu auras a te prononcer devant lui. Je sais bien, tu vas
prier, je ne t'en empeche pas; prie, tu ferais mieux de reflechir
pourtant; va!... Oui ou non, oui ou non, oui ou non!≫ criait-il pendant
que sa fille s'eloignait chancelante, car son sort etait decide et
decide pour son bonheur.

Mais l'allusion de son pere a Mlle Bourrienne etait terrible; a la
supposer fausse, elle n'y pouvait penser de sang-froid. Elle retournait
chez elle par le jardin d'hiver, lorsque la voix si connue de Mlle
Bourrienne la tira de son trouble. Elle leva les yeux et vit a deux pas
d'elle Anatole qui embrassait la jeune Francaise, en lui parlant a
l'oreille. La figure d'Anatole exprimait les sentiments violents qui
l'agitaient, quand il se retourna vers la princesse, oubliant son bras
autour de la taille de la jolie fille.

≪Qui est la? Que me veut-on?≫ semblait-il dire.

La princesse Marie s'etait arretee petrifiee, les regardant sans
comprendre. Mlle Bourrienne poussa un cri et s'enfuit. Anatole salua la
princesse avec un sourire fanfaron, et haussant les epaules, il se
dirigea vers la porte qui conduisait a son appartement.

Une heure plus tard, Tikhone, qui avait ete envoye prevenir la princesse
Marie, lui annonca qu'on l'attendait, et que le prince Basile etait la.
Il la trouva dans sa chambre, assise sur le canape, passant doucement la
main sur les cheveux de Mlle Bourrienne, qui pleurait a chaudes larmes.
Les doux yeux de la princesse Marie, pleins d'une pitie tendre et
affectueuse, avaient retrouve leur calme et leur lumineuse beaute.

≪Non, princesse, je suis perdue a jamais dans votre coeur.

--Pourquoi donc? Je vous aime plus que jamais et je tacherai de faire
tout mon possible..., repondit la princesse Marie avec un triste
sourire. Remettez-vous, mon amie, je vais aller trouver mon pere.≫

Le prince Basile, assis les jambes croisees, et tenant une tabatiere
dans sa main, simulait un profond attendrissement, qu'il paraissait
s'efforcer de cacher sous un rire emu. A l'entree de la princesse Marie,
aspirant a la hate une petite prise, il lui saisit les deux mains:

≪Ah! ma bonne, ma bonne, le sort de mon fils est entre vos mains.
Decidez, ma bonne, ma chere, ma douce Marie, que j'ai toujours aimee
comme ma fille.≫

Il se detourna, car une larme venait en effet de poindre dans ses yeux.

≪Frr.... Frr...! Au nom de son eleve et fils, le prince te demande si tu
veux, oui ou non, devenir la femme du prince Anatole Kouraguine? Oui ou
non, dis-le, s'ecria-t-il; je me reserve ensuite le droit de faire
connaitre mon opinion... oui, mon opinion, rien que mon opinion,
ajouta-t-il en repondant au regard suppliant du prince Basile.... Eh
bien! oui ou non?

--Mon desir, mon pere, est de ne jamais vous quitter, de ne jamais
separer mon existence de la votre. Je ne veux pas me marier, repondit la
princesse Marie, en adressant un regard resolu de ses beaux yeux au
prince Basile et a son pere.

--Folies, betises, betises, betises!≫ s'ecria le vieux prince, en
attirant sa fille a lui, et en lui serrant la main avec une telle
violence, qu'elle cria de douleur.

Le prince Basile se leva.

≪Ma chere Marie, c'est un moment que je n'oublierai jamais; mais
dites-moi, ne nous donnerez-vous pas un peu d'esperance? Ne pourra-t-il
toucher votre coeur si bon, si genereux? Je ne vous demande qu'un seul
mot: peut-etre?

--Prince, j'ai dit ce que mon coeur m'a dicte, je vous remercie de
l'honneur que vous m'avez fait, mais je ne serai jamais la femme de
votre fils!

--Voila qui est termine, mon cher; tres content de te voir, tres
content. Retourne chez toi, princesse.... Tres content, tres content,≫
repeta le vieux prince, en embrassant le prince Basile.

≪Je suis appelee a un autre bonheur, se disait la princesse Marie, je
serai heureuse en me devouant et en faisant le bonheur d'autrui, et,
quoi qu'il m'en coute, je n'abandonnerai pas la pauvre Amelie. Elle
l'aime si passionnement et s'en repent si amerement. Je ferai tout pour
faciliter son mariage avec lui. S'il manque de fortune, je lui en
donnerai a elle, et je prierai mon pere et Andre d'y consentir!... Je me
rejouirais tant de la voir sa femme, elle si triste, si seule, si
abandonnee!... Comme elle doit l'aimer pour s'etre oubliee ainsi! Qui
sait? J'aurais peut-etre agi de meme!≫


VI


La famille Rostow se trouvait depuis longtemps sans nouvelles de
Nicolas, lorsque dans le courant de l'hiver le comte recut une lettre
sur l'adresse de laquelle il reconnut l'ecriture de son fils. Il se
precipita aussitot, en marchant sur la pointe des pieds afin de ne pas
etre entendu, tout droit dans son cabinet, ou il s'enferma pour la lire
tout a son aise. Anna Mikhailovna, qui avait eu connaissance de
l'arrivee de la lettre, car elle n'ignorait jamais rien de ce qui se
passait dans la maison alla, a pas discrets, retrouver le comte dans son
cabinet et l'y surprit pleurant et riant tout a la fois.

≪Mon bon ami? dit d'un ton interrogatif et melancolique Anna
Mikhailovna, toute prete a prendre part a ce qui lui arrivait, et qui,
malgre l'heureuse tournure de ses affaires, continuait a demeurer chez
les Rostow.

--De Nicolouchka... une lettre!... Il a ete blesse, ma chere... blesse,
ce cher enfant... ma petite comtesse!... fait officier, ma chere...
grace a Dieu!... Mais comment le lui dire?≫ balbutia le comte en
sanglotant.

Anna Mikhailovna s'assit a ses cotes, essuya les larmes du comte qui
tombaient sur la lettre, la parcourut et, apres s'etre egalement essuye
les yeux, calma l'agitation du comte, lui assurant que pendant le diner
elle preparerait la comtesse, et que le soir, apres le the, on pourrait
lui annoncer la nouvelle.

Elle tint en effet sa promesse, et pendant le repas elle ne cessa de
broder sur le theme de la guerre, demanda a deux reprises quand on avait
recu la derniere lettre de Nicolas, quoiqu'elle le sut parfaitement, et
fit observer qu'on devait s'attendre, a tout moment, a avoir de ses
nouvelles, peut-etre meme avant que la journee fut passee. Chaque fois
qu'elle recommencait ses allusions, la comtesse l'examinait, ainsi que
son mari, avec inquietude, et Anna Mikhailovna detournait adroitement la
conversation sur des sujets indifferents. Natacha, qui, de toute la
famille, saisissait le plus facilement la moindre nuance dans les
inflexions de la voix, le plus leger changement dans les traits et les
regards, avait aussitot dresse les oreilles, devinant qu'il y avait
la-dessous un secret concernant son frere, entre son pere et Anna
Mikhailovna, et que cette derniere y preparait sa mere. Malgre toute son
audace, connaissant la sensibilite de cette mere par rapport a son fils,
Natacha n'osa adresser aucune question; son inquietude l'empecha de
manger, elle ne faisait que se tourner et se retourner sur sa chaise, au
grand deplaisir de sa gouvernante. Aussitot le diner fini, elle se
precipita a la poursuite d'Anna Mikhailovna, qu'elle rattrapa dans le
salon; elle se suspendit a son cou de toute la force de son elan:
≪Tante, bonne tante, qu'y a-t-il?

--Rien, ma petite.

--Chere petite ame de tante, je sais que vous savez quelque chose, et je
ne vous lacherai pas.≫

Anna Mikhailovna secoua la tete.

≪Vous etes une fine mouche, mon enfant!

--Nicolas a ecrit, pas vrai? s'ecria Natacha, lisant une reponse
affirmative sur la figure de sa tante.

--Chut! sois prudente; tu sais comme ta mere est impressionnable!

--Je le serai, je vous le promets; dites-moi seulement ce qu'il y a?
Vous ne voulez pas me le raconter? eh bien, alors j'irai tout de suite
le lui dire!≫

Anna Mikhailovna la mit au courant en peu de mots, en lui reiterant
l'injonction de garder le silence.

≪Je vous donne ma parole d'honneur, dit Natacha en se signant, que je ne
le dirai a personne...≫

Et elle courut aussitot rejoindre Sonia, a laquelle elle cria de loin,
avec une joie exuberante:

≪Nicolas est blesse! une lettre!

--Nicolas!≫ dit Sonia en palissant subitement.

A la vue de l'impression produite par ses paroles, Natacha comprit tout
a coup ce qui se melait de triste a cette joyeuse nouvelle.

Elle se jeta sur Sonia et l'embrassa en pleurant:

≪Il n'a ete qu'un peu blesse, il a ete fait officier et il se porte
bien, car c'est lui-meme qui ecrit!

--Quelles pleurnicheuses vous faites, vous autres femmes! dit Petia en
faisant de grandes enjambees dans la chambre, d'un air decide.--Eh bien,
moi, je suis content, tres content, que mon frere se soit distingue!
Vous n'etes que des pleurnicheuses, vous n'y comprenez rien!≫

Natacha sourit a travers ses larmes.

≪Et tu as lu la lettre? demanda Sonia.

--Non, je ne l'ai pas lue, mais Anna Mikhailovna m'a dit que le mauvais
moment etait passe et qu'il etait officier.

--Dieu soit loue, dit Sonia en faisant le signe de la croix, mais elle
t'aura peut-etre trompee. Allons chez maman.≫

Petia continuait sa promenade en silence.

≪Si j'avais ete a la place de Nicolouchka, j'en aurais tue encore
davantage, de ces Francais; ce sont des miserables; j'en aurais tue tant
et tant que j'en aurais fait une montagne, voila!

--Tais-toi donc, Petia, tu es un imbecile!

--Ce n'est pas moi qui suis un imbecile, c'est vous qui etes des
sottes! Peut-on pleurer pour des bagatelles?

--Tu te le rappelles? demanda Natacha apres un moment de silence.

--Si je me rappelle Nicolas? dit Sonia en souriant.

--Mais non, Sonia... je veux dire... te le rappelles-tu bien...
clairement?... te rappelles-tu tout?... disait avec force gestes
Natacha, qui tachait de donner a ses paroles une signification serieuse.
Moi, je me rappelle Nicolas... tres bien. Quant a Boris, je ne me
souviens plus de lui, mais la, pas du tout.

--Comment! tu ne te souviens pas de Boris? demanda Sonia stupefaite.

--Ce n'est pas que je l'aie oublie,... je sais bien comment il est!
Quand je ferme les yeux, je vois Nicolas, mais Boris...≫

Et elle ferma les yeux.

≪Il n'y a plus rien, rien!

--Ah! Natacha,≫ dit Sonia avec une exaltation serieuse; elle la
regardait sans doute comme indigne d'entendre ce qu'elle allait lui
dire, ce qui ne l'empecha pas d'accentuer malgre elle ses paroles avec
une conviction emue: ≪J'aime ton frere, et quoi qu'il nous arrive, a lui
ou a moi, je ne cesserai de l'aimer!≫

Natacha la regardait de ses yeux curieux: elle sentait que Sonia venait
de dire la verite, que c'etait de l'amour et qu'elle n'avait jamais
encore eprouve rien de pareil; elle voyait, mais sans le comprendre, que
cela pouvait exister!

≪Lui ecriras-tu?≫

Sonia reflechit, car c'etait une question qui la preoccupait depuis
longtemps. Comment lui ecrirait-elle? Et d'abord fallait-il lui ecrire?
Maintenant qu'il etait un officier, et un heros blesse, le moment etait
venu, croyait-elle, de se rappeler a son souvenir et de lui rappeler
ainsi l'engagement qu'il avait pris a son egard:

≪Je ne sais pas; s'il m'ecrit, je lui ecrirai, repondit-elle en
rougissant.

--Et ca ne t'embarrassera pas?

--Non.

--Eh bien, moi, j'aurais honte d'ecrire a Boris, et je ne lui ecrirai
pas.

--Et pourquoi en aurais-tu honte?

--Je ne sais pas, mais j'en aurais honte.

--Et moi, je sais pourquoi elle en aurait honte, dit Petia, offense de
l'apostrophe de sa soeur. C'est parce qu'elle s'est amourachee de ce
gros avec des lunettes (c'est ainsi que Petia designait son homonyme, le
nouveau comte Besoukhow), et maintenant c'est le tour du chanteur (il
faisait allusion a l'Italien, au nouveau maitre de chant de Natacha)....
C'est pour cela qu'elle a honte!

--Es-tu bete, Petia!

--Pas plus bete que vous, madame,≫ reprit le gamin de neuf ans du ton
d'un vieux brigadier.

Cependant la comtesse s'etait emue des reticences d'Anna Mikhailovna,
et, revenue chez elle, elle ne quittait pas, de ses yeux prets a fondre
en larmes, la miniature de son fils. Anna Mikhailovna, tenant la lettre,
s'arreta sur le seuil de la chambre:

≪N'entrez pas, disait-elle au vieux comte, qui la suivait... plus
tard...≫

Et elle referma la porte derriere elle.

Le comte appliqua son oreille au trou de la serrure, et n'entendit tout
d'abord qu'un echange de propos indifferents, puis Anna Mikhailovna qui
faisait un long discours, puis un cri, un silence... et deux voix qui se
repondaient alternativement dans un joyeux duo. Anna Mikhailovna
introduisit le comte. Elle portait sur sa figure l'orgueilleuse
satisfaction d'un operateur qui a mene a bonne fin une amputation
dangereuse, et qui desire voir le public apprecier le talent dont il
vient de faire preuve.

≪C'est fait!≫ dit-elle au comte, pendant que la comtesse, tenant d'une
main le portrait et de l'autre la lettre, les baisait tour a tour. Elle
tendit les mains a son mari, embrassa sa tete chauve, par-dessus
laquelle elle envoya un nouveau regard a la lettre et au portrait, et le
repoussa doucement, pour approcher encore une fois la lettre et le
portrait de ses levres. Vera, Natacha, Sonia, Petia entrerent au meme
moment, et on leur lut la lettre de Nicolas, dans laquelle il decrivait,
en quelques lignes, la campagne, les deux batailles auxquelles il avait
pris part, son avancement, et qui finissait par ces mots: ≪Je baise les
mains a maman, et a papa, en demandant leur benediction, et j'embrasse
Vera, Natacha et Petia.≫ Il envoyait aussi ses compliments a M.
Schelling, a Mme Shoss, sa vieille bonne, et suppliait sa mere de
vouloir bien donner de sa part un baiser a sa chere Sonia, a laquelle il
pensait toujours autant, et qu'il aimait toujours. Sonia a ces mots
devint pourpre, et ses yeux se remplirent de larmes. Ne pouvant soutenir
les regards diriges sur elle, elle se sauva dans la grande salle, en fit
le tour, pirouetta sur ses talons comme une toupie, et, toute rayonnante
de plaisir, elle fit le ballon avec sa robe, et s'accroupit sur le
plancher. La comtesse pleurait.

≪Il n'y a pas de quoi pleurer, maman, dit Vera. Il faut se rejouir au
contraire!≫

C'etait juste, et cependant le comte, la comtesse, Natacha, tous la
regarderent d'un air de reproche:

≪De qui donc tient-elle?≫ se demanda la comtesse.

La lettre du fils bien-aime fut lue et relue une centaine de fois, et
ceux qui desiraient en entendre le contenu devaient se rendre chez la
comtesse, car elle ne s'en dessaisissait pas. Lorsque la comtesse en
faisait la lecture aux gouverneurs, aux gouvernantes, a Mitenka, aux
connaissances de la maison, c'etait chaque fois pour elle une nouvelle
jouissance, et chaque fois elle decouvrait de nouvelles qualites a son
Nicolas cheri. C'etait si etrange en effet pour elle de se dire que ce
fils qu'elle avait porte dans son sein, il y avait vingt ans, que ce
fils a propos duquel elle se disputait avec son mari qui le gatait, que
cet enfant qu'elle croyait entendre begayer ≪maman≫... etait la-bas,
loin d'elle, dans un pays etranger, qu'il s'y conduisait en brave
soldat, qu'il y remplissait sans mentor son devoir d'homme de coeur!
L'experience de tous les jours, qui nous montre le chemin parcouru
insensiblement par les enfants, depuis le berceau jusqu'a l'age d'homme,
n'avait jamais existe pour elle. Chaque pas de son fils vers la virilite
lui paraissait aussi merveilleux que s'il eut ete le premier exemple d'un semblable developpement.

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