Quel style, quelles jolies descriptions! Et quelle ame! Et
sur lui-meme, rien... aucun detail! Il parle d'un certain Denissow, et
je suis sure qu'il aura montre plus de courage qu'eux tous. Quel coeur!
Je le disais toujours lorsqu'il etait petit, toujours!≫
Pendant une
semaine on ne s'occupa que de faire des brouillons, et d'ecrire, et de
recopier la lettre que toute la maison envoyait a Nicolouchka. Sous la
surveillance de la comtesse et du comte, on preparait l'argent et les effets
necessaires a l'equipement du nouvel officier, Anna Mikhailovna, en femme
pratique, avait su menager a son fils une protection dans l'armee, et se
faciliter avec lui des moyens de correspondre, en envoyant ses lettres au
grand-duc Constantin, commandant de la garde. Les Rostow, de leur cote,
supposaient qu'on adressant leurs lettres ≪a la garde russe, a l'etranger≫,
c'etait parfaitement clair et precis, et que, si les lettres arrivaient
jusqu'au grand-duc commandant de la garde, il n'y avait aucune raison
pour qu'elles n'arrivassent pas egalement au regiment de Pavlograd,
qui devait se trouver dans le voisinage. Il fut pourtant decide
qu'on enverrait le tout a Boris par le courrier du grand-duc, et que
Boris serait charge de le transmettre a leur fils. Pere, mere, Sonia et
les enfants, tous avaient ecrit, et le vieux comte avait joint au paquet
six mille roubles pour l'equipement.
VII
Le 12
novembre, l'armee de Koutouzow, campee aux alentours d'Olmutz, se preparait a
etre passee en revue par les deux empereurs de Russie et d'Autriche. La
garde, qui venait d'arriver, bivouaquait a quinze verstes de la, pour
paraitre le lendemain matin a dix heures sur le champ
de manoeuvres.
Nicolas Rostow avait recu ce meme jour un billet de
Boris. Boris lui annoncait que le regiment d'Ismailovsky s'arretait a
quelques verstes, et qu'il l'attendait pour lui remettre la lettre et
l'argent. La necessite de ce dernier envoi se faisait vivement sentir, car,
apres la campagne, et pendant le sejour a Olmutz, Nicolas avait ete expose
a toutes les tentations imaginables, grace aux cantines bien fournies
des vivandiers, et grace aussi aux juifs autrichiens, qui pullulaient
dans le camp. Ce n'etait dans le regiment de Pavlograd que banquets
sur banquets pour feter les recompenses recues; puis des courses sans fin
a la ville, ou une certaine Caroline la Hongroise avait ouvert
un restaurant, dont le service etait fait par des femmes. Rostow avait
fete tout dernierement son avancement, avait achete Bedouin, le cheval
de Denissow, et se trouvait endette jusqu'au cou envers ses camarades et
le Vivandier. Apres avoir dine avec des amis, il se mit en quete de
son camarade d'enfance, dans le bivouac de la garde. Il n'avait pas
encore eu le temps de s'equiper, et portait toujours sa veste rapee de
junker, ornee de la croix de soldat, un pantalon a fond de cuir et le
ceinturon avec l'epee d'officier; son cheval etait un cheval cosaque
achete d'occasion, et son shako bossele etait pose de cote, d'un air
tapageur. En s'approchant du regiment d'Ismailovsky, il ne pensait dans sa
joie qu'a emerveiller Boris et ses camarades de la garde par son air
de hussard aguerri qui n'en est pas a sa premiere campagne.
La garde
avait execute une promenade plutot qu'une marche, en faisant parade de sa
belle tenue et de son elegance. Les havresacs etaient transportes dans des
charrettes, et, a chacune de leurs courtes etapes, les officiers trouvaient
des diners excellents, prepares par les autorites de l'endroit. Les regiments
entraient dans les villes et en sortaient musique en tete, et pendant toute
la marche, ce dont la garde etait tres fiere, les soldats, obeissant a
l'ordre du grand-duc, marchaient au pas et les officiers suivaient a leur
rang. Depuis leur depart, Boris n'avait pas quitte Berg, qui etait devenu
chef de compagnie, et qui, par son exactitude au service, avait su gagner
la confiance de ses chefs, et arranger fort avantageusement ses
petites affaires. Boris avait eu soin de faire bon nombre de connaissances,
qui pouvaient lui devenir tres utiles dans un moment donne, entre
autres celle du prince Andre Bolkonsky, a qui il avait apporte une lettre
de Pierre, et il esperait etre attache, par sa protection, a
l'etat-major du general en chef. Berg et Boris, tous deux tires a quatre
epingles, et completement reposes de leur derniere etape, jouaient aux echecs
sur une table ronde, dans le logement propre et soigne qui leur avait
ete assigne; le long tuyau de la pipe de Berg se prelassait entre
ses jambes, pendant que Boris, de ses blanches mains, mettait les pieces
en piles, sans perdre de vue la figure de son partenaire, absorbe
comme toujours par son occupation du moment:
≪Eh bien, comment en
sortirez-vous?
--Nous allons voir!≫
La porte s'ouvrit a ce
moment.
≪Le voila enfin! s'ecria Rostow.... Ah! et Berg est aussi
la?
--Petits enfants, allez faire dodo,≫ ajouta-t-il en fredonnant
une chanson de sa vieille bonne, qui avait toujours le don de les
faire pouffer de rire, Boris et lui.
≪Dieu de Dieu, que tu es
change!≫
Boris se leva pour aller a la rencontre de son ami, sans
oublier toutefois d'arreter dans leur chute les differentes pieces du jeu;
il allait l'embrasser, lorsque Rostow fit un mouvement de cote. Avec
cet instinct naturel a la jeunesse, qui ne songe qu'a s'ecarter des
sentiers battus, Rostow cherchait constamment a exprimer ses sentiments
d'une facon neuve et originale, et a ne se conformer en rien aux
habitudes recues. Il n'avait d'autre desir que de faire quelque
chose d'extraordinaire, ne fut-ce que de pincer son ami, et surtout
d'eviter l'accolade habituelle. Boris au contraire deposa tout tranquillement
et affectueusement sur ses joues les trois baisers de rigueur.
Six
mois a peine s'etaient ecoules depuis leur separation, et en se retrouvant
ainsi au moment ou ils faisaient leurs premiers pas dans la vie, ils furent
frappes de l'enorme changement qui etait survenu en eux, et qui resultait
evidemment du milieu dans lequel ils s'etaient developpes.
≪Ah! vous
autres, maudits frotteurs de parquets, qui rentrez d'une promenade, coquets
et pimpants, tandis que nous, pauvres pecheurs de l'armee...≫ disait Rostow,
qui, avec sa jeune voix de baryton et ses mouvements accentues, cherchait a
se donner la desinvolture d'un militaire de l'armee, par opposition avec
l'elegance de la garde, en montrant son pantalon couvert de
boue.
L'hotesse allemande passa en ce moment la tete par la
porte.
≪Est-elle jolie? dit Rostow, en clignant de l'oeil.
--Ne
crie donc pas si fort! Tu les effrayes, lui dit Boris. Sais-tu bien que je ne
t'attendais pas sitot, car ce n'est qu'hier soir que j'ai remis mon billet a
Bolkonsky, un aide de camp que je connais. Je n'esperais pas qu'il te le
ferait parvenir aussi vite.... Eh bien, comment vas-tu? Tu as recu le bapteme
du feu?≫
Rostow, sans repondre, joua avec la croix de soldat de
Saint-Georges qui etait suspendue aux brandebourgs de son uniforme et,
indiquant son bras en echarpe:
≪Comme tu vois!
--Ah! ah! dit
Boris en souriant, nous aussi, mon cher, nous avons fait une campagne
charmante. Son Altesse Imperiale suivait le regiment, et nous avions toutes
nos aises. En Pologne, des receptions, des diners, des bals a n'en plus
finir.... Le cesarevitch est tres bienveillant pour tous les
officiers!≫
Et ils se raconterent mutuellement toutes les differentes
phases de leur existences: l'un, la vie de bivouac, l'autre les avantages de
sa position dans la garde avec de hautes protections.
≪Oh! la garde!
dit Rostow. Donne-moi du vin.≫
Boris fit une grimace, mais, tirant sa
bourse de dessous ses oreillers bien blancs, il fit apporter du
vin.
≪A propos, voici ton argent et la lettre.≫
Rostow jeta
l'argent sur le canape, et saisit la lettre en mettant ses deux coudes sur la
table pour la lire commodement. La presence de Berg le genait; se sentant
regarde fixement par lui, il se fit aussitot un ecran de sa
lettre.
≪On ne vous a pas menage l'argent! dit Berg, en contemplant le
gros sac enfonce dans le canape, et nous autres, nous tirons le diable par
la queue, avec notre solde.
--Ecoutez, mon cher, la premiere fois que
vous recevrez une lettre de chez vous et que vous aurez mille questions a
faire a votre ami, je vous assure que je m'en irai tout de suite pour vous
laisser toute liberte: ainsi donc, disparaissez bien vite... et allez-vous-en
au diable! s'ecria-t-il en le faisant pivoter et en le regardant amicalement
pour adoucir la vivacite par trop franche de ses paroles. Ne m'en
veuillez pas, n'est-ce pas, je vous traite en vieille
connaissance!
--Mais je vous en prie, comte, je le comprends
parfaitement, dit Berg de sa voix enrouee.
--Allez chez les maitres de
la maison: ils vous ont invite,≫ ajouta Boris.
Berg passa une
redingote sans tache, releva ses cheveux par devant a la facon de l'empereur
Alexandre, et, convaincu de l'effet irresistible produit par sa toilette, il
sortit avec un sourire de satisfaction sur les levres.
≪Ah! quel
animal je suis! dit Rostow, en lisant sa lettre.
--Pourquoi?
--Un
veritable animal de ne pas leur avoir ecrit une seconde fois... ils se sont
tellement effrayes! Eh bien, as-tu envoye Gavrilo chercher du vin? Bravo!
nous allons nous en donner!≫
Parmi les missives de ses parents il y avait
une lettre de recommandation pour le prince Bagration. La vieille comtesse,
d'apres le conseil d'Anna Mikhailovna, l'avait obtenue d'une de ses
connaissances, et elle demandait a son fils de la porter au plus tot a
son destinataire, afin d'en tirer profit.
≪Quelle folie! j'en ai bien
besoin! dit Rostow, en jetant la lettre sur la table.
--Pourquoi
l'as-tu jetee?
--C'est une lettre de recommandation, je m'en moque pas
mal.
--Comment, tu t'en moques pas mal? mais elle te sera
necessaire.
--Je n'ai besoin de rien; ce n'est pas moi qui irai mendier
une place d'aide de camp!
--Pourquoi donc?
--C'est un service
de domestique.
--Ah! tu es toujours le meme, a ce que je vois, dit
Boris.
--Et toi, toujours le meme diplomate; mais il ne s'agit pas de
cela... que deviens-tu? dit Rostow.
--Comme tu le vois, jusqu'a
present tout va bien, mais je t'avoue que mon but est d'etre attache comme
aide de camp, et de ne pas rester dans les rangs.
--Pourquoi
cela?
--Parce qu'une fois qu'on est entre dans la carriere militaire, il
faut tacher de la faire aussi brillante que possible.
--Ah! c'est
comme cela!≫
Et il attacha des regards fixes sur son ami, en s'efforcant,
mais en vain, de penetrer le fond de sa pensee.
Le vieux Gavrilo entra
avec le vin demande.
≪Il faudrait envoyer chercher Alphonse Carlovitch,
il boirait avec toi a ma place.
--Si tu veux; comment est-il ce
Tudesque? demanda Rostow d'un air meprisant.
--C'est un excellent
homme, tres honnete et tres agreable.≫
Rostow examina de nouveau Boris et
soupira. Berg une fois revenu, la conversation des trois officiers devint
plus vive, autour de la bouteille de vin. Ceux de la garde mettaient Rostow
au courant des plaisirs qu'ils rencontraient sur leur marche, des receptions
qu'on leur avait faites en Russie, en Pologne et a l'etranger. Ils citaient
les mots et les anecdotes de leur chef le grand-duc, a propos de sa
bonte et de la violence de son caractere. Berg, qui, selon son habitude,
se taisait toujours lorsque le sujet ne le touchait pas
directement, raconta complaisamment comment en Galicie il avait eu l'honneur
de causer avec Son Altesse Imperiale, comment le grand-duc s'etait plaint
a lui de l'irregularite de leur marche, et comment, s'approchant un
jour en colere de la compagnie, il en avait appele le chef ≪Arnaute≫!
C'etait l'expression favorite du cesarevitch, dans ses acces
d'emportement.
≪Vous ne me croirez pas, comte, mais j'etais si sur de mon
bon droit, que je n'eprouvai pas la moindre frayeur; sans me vanter, je
vous avouerai que je connais aussi bien les ordres du jour et nos
reglements, que ≪Notre Pere qui etes aux cieux≫. Aussi n'y a-t-il jamais de
fautes de discipline a reprocher ma compagnie, et je comparus devant lui
avec une conscience tranquille...≫
A ces mots, le narrateur se leva
pour montrer comment il s'etait avance, en faisant le salut militaire. Il
aurait ete difficile de voir une figure temoignant a la fois plus de respect
et de contentement de soi-meme.
≪Il ecume, poursuivit-il, m'envoie a
tous les diables, et m'accable d'≫Arnaute≫ et de ≪Siberie≫! Je me garde bien
de repondre. ≪Es-tu muet?≫ s'ecrie-t-il. Je continue a me taire.... Eh bien!
comte, qu'en dites-vous? Le lendemain, dans l'ordre du jour, pas un mot a
propos de cette scene! Voila ce que c'est que de ne pas perdre la tete!
Oui, comte, c'est ainsi, repeta-t-il, en allumant sa pipe et en lancant
en l'air des anneaux de fumee.
--Je vous en felicite,≫ dit
Rostow.
Mais Boris, devinant ses intentions moqueuses a l'endroit de
Berg, detourna adroitement la conversation en priant son ami de leur
dire quand et comment il avait ete blesse. Rien ne pouvait etre plus
agreable a Rostow, qui commenca son recit; s'animant de plus en plus, il se
mit a raconter l'affaire de Schongraben, non pas comme elle s'etait
passee, mais comme il aurait souhaite qu'elle se fut passee
c'est-a-dire embellie par sa feconde imagination. Rostow aimait sans doute la
verite, et tenait a s'y confirmer; cependant il s'en eloigna malgre
lui, imperceptiblement. Un expose exact et prosaique aurait ete mal recu
par ses camarades, qui, ayant, comme lui, entendu plus d'une fois
decrire des batailles, et s'en etant fait une idee precise, n'auraient
ajoute aucune foi a ses paroles, et peut-etre meme l'auraient accuse de ne
pas avoir saisi l'ensemble de ce qui s'etait passe sous ses yeux.
Comment leur raconter tout simplement qu'il etait parti au galop, que, tombe
de cheval, il s'etait foule le poignet et enfui a toutes jambes devant
un Francais? Se borner ainsi a la pure verite aurait demande un
grand effort de sa part. Lachant la bride a sa fantaisie, il leur
narra comment, au milieu du feu, une folle ardeur s'etant emparee de lui,
il avait tout oublie, s'etait precipite comme la tempete sur un carre,
y sabrant de droite et de gauche, comment enfin il etait
tombe d'epuisement..., etc., etc.
≪Tu ne peux te figurer, ajouta-t-il,
l'etrange et terrible fureur qui s'empare de vous pendant la
melee!≫
Comme il prononcait cette belle peroraison, le prince Bolkonsky
entra dans la chambre. Le prince Andre, qui etait flatte de voir les
jeunes gens s'adresser a lui, aimait a les proteger. Boris lui avait plu, et
il ne demandait pas mieux que de lui rendre service. Envoye chez
le cesarevitch par Koutouzow avec des papiers, il etait venu en passant.
A la vue du hussard d'armee, echauffe par le recit de ses exploits (il
ne pouvait souffrir les individus de cette espece), il fronca le
sourcil, sourit affectueusement a Boris et, s'inclinant legerement, s'assit
sur le canape. Rien ne pouvait lui etre plus desagreable que de tomber
dans une societe deplaisante pour lui. Rostow, devinant sa pensee,
rougit jusqu'au blanc des yeux: malgre son indifference et son dedain
pour l'opinion de ces messieurs de l'etat-major, il se sentit gene par le
ton cassant et moqueur du prince Andre; remarquant aussi que Boris
semblait avoir honte de lui, il finit par se taire. Ce dernier demanda s'il
y avait des nouvelles et si l'on pouvait sans indiscretion connaitre
les dispositions futures.
≪On va probablement marcher en avant,≫ dit
Bolkonsky, qui tenait a ne pas se compromettre devant des
etrangers.
Berg profita de l'occasion pour s'informer, avec sa
politesse habituelle, si la ration de fourrage ne serait pas doublee pour
les chefs de compagnie de l'armee. Le prince Andre lui repondit, avec
un sourire, qu'il n'etait pas juge de questions d'Etat aussi
graves.
≪J'ai un mot a vous dire concernant votre affaire, dit-il a
Boris, mais nous en causerons plus tard. Venez chez moi apres la revue, nous
ferons tout ce qu'il sera possible de faire...≫
Et s'adressant a
Rostow, dont il ne semblait pas remarquer l'air confus et passablement
irrite:
≪Vous racontiez l'affaire de Schongraben? Vous etiez
la?
--J'etais la!≫ repondit Rostow d'un ton agressif.
Bolkonsky,
trouvant l'occasion toute naturelle de s'amuser de sa mauvaise humeur, lui
dit:
≪Oui, on invente pas mal d'histoires sur cet
engagement!
--Oui, oui, on invente des histoires! dit Rostow en jetant
tour a tour sur Boris et sur Bolkonsky un regard devenu furieux; oui, il y
a beaucoup d'histoires, mais nos relations, les relations de ceux qui
ont ete exposes au feu de l'ennemi, celles-la ont du poids, et un
poids d'une bien autre valeur que celles de ces elegants de l'etat-major,
qui recoivent des recompenses sans rien faire....
--Selon vous, je
suis de ceux-la?≫ reprit avec sang-froid et en souriant doucement le prince
Andre.
Un singulier melange d'impatience et de respect pour le calme
du maintien de Bolkonsky agitait Rostow.
≪Je ne dis pas cela pour
vous, je ne vous connais pas, et n'ai pas, je l'avoue, le desir de vous
connaitre davantage. Je le dis pour tous ceux des etats-majors en
general.
--Et moi, dit le prince Andre, en l'interrompant d'une voix
mesuree et tranquille, je vois que vous voulez m'offenser, ce qui serait par
trop facile si vous vous manquiez de respect a vous-meme; mais
vous reconnaitrez sans doute aussi que l'heure et le lieu sont mal
choisis pour l'essayer. Nous sommes tous a la veille d'un duel serieux
et important, et ce n'est pas la faute de Droubetzkoi, votre ami
d'enfance, si ma figure a le malheur de vous deplaire. Du reste, ajouta-t-il
en se levant, vous connaissez mon nom et vous savez ou me trouver;
n'oubliez pas que je ne me considere pas le moins du monde comme offense,
et, comme je suis plus age que vous, je me permets de vous conseiller de
ne donner aucune suite a votre mauvaise humeur. Ainsi donc, Boris,
a vendredi apres la revue, je vous attendrai...≫
Et le prince Andre
sortit en les saluant.
Rostow ahuri ne retrouva pas son aplomb. Il s'en
voulait mortellement de n'avoir rien trouve a repondre, et, s'etant fait
amener son cheval, il prit conge de Boris assez sechement.
≪Fallait-il
aller provoquer cet aide de camp poseur, ou laisser tomber l'affaire dans
l'eau?≫
Cette question le tourmenta tout le long de la route. Tantot il
se representait le plaisir qu'il eprouverait a voir la frayeur de ce
petit homme orgueilleux, tantot il se surprenait avec etonnement a
desirer, avec une ardeur qu'il n'avait jamais ressentie, l'amitie de cet aide
de camp qu'il detestait.
VIII
Le lendemain de
l'entrevue de Boris et de Rostow, les troupes autrichiennes et russes, au
nombre de 80 000 hommes, y compris celles qui arrivaient de Russie et celles
qui avaient fait la campagne, furent passees en revue par l'empereur
Alexandre, accompagne du cesarevitch, et l'empereur Francois, suivi d'un
archiduc. Des l'aube du jour, les troupes, dans leur tenue de parade,
s'alignaient sur la plaine devant la forteresse. Une masse mouvante, aux
drapeaux flottants, s'arretait au commandement des officiers, se divisait et
se formait en detachements, se laissant depasser par un autre flot bariole
d'uniformes differents. Plus loin, c'etait la cavalerie, habillee de bleu, de
vert, de rouge, avec ses musiciens aux uniformes brodes, qui s'avancait au
pas cadence des chevaux noirs, gris et alezans; puis venait l'artillerie,
qui, au bruit d'airain de ses canons reluisants et tressautant sur leurs
affuts, se deroulait comme un serpent, entre la cavalerie, et l'infanterie,
pour se rendre a la place qui lui etait reservee, en repandant sur
son passage l'odeur des meches allumees. Les generaux en grande
tenue, chamarres de decorations, collets releves, et la taille serree,
les officiers elegants et pares, les soldats aux visages rases de frais,
aux fourniments brillants, les chevaux bien etrilles, a la robe
miroitante comme le satin, a la criniere bien peignee, tous comprenaient
qu'il allait se passer quelque chose de grave et de solennel. Du general
au soldat, chacun se sentait un grain de sable dans cette mer vivante,
mais avait conscience en meme temps de sa force comme partie de ce
grand tout.
Apres maints efforts, a dix heures, tout fut pret. L'armee
etait placee sur trois rangs: la cavalerie en premier, l'artillerie ensuite
et l'infanterie en dernier.
Entre chaque arme differente il y avait un
large espace. Chacune de ces trois parties se detachait vivement sur les deux
autres. L'armee de Koutouzow, dont le premier rang de droite etait occupe par
le regiment de Pavlograd, puis les nouveaux regiments de l'armee et de la
garde arrives de Russie, puis l'armee autrichienne, tous, rivalisant de
bonne tenue, etaient sur la meme ligne et sous le meme
commandement.
Tout a coup un murmure, semblable a celui du vent bruissant
dans le feuillage, parcourut les rangs:
≪Ils arrivent! Ils arrivent!≫
s'ecrierent quelques voix.
Et la derniere inquietude de l'attente se
repandit comme une trainee de poudre.
Un groupe s'etait en effet
montre dans le lointain. Au meme moment, un leger souffle traversant le calme
de l'air agita les flammes des lances et les drapeaux, dont les plis
s'enroulaient autour des hampes. Il semblait que ce frissonnement temoignat
de la joie de l'armee a l'approche des souverains:
≪Silence!≫ cria une
voix.
Puis, ainsi que le chant des coqs se repondant aux premieres lueurs
de l'aurore, le mot fut repete sur differents points, et tout se
tut.
On n'entendit plus, dans ce calme profond, que le pas des chevaux
qui approchaient: les trompettes du 1er regiment sonnerent une fanfare,
dont les sons entrainants paraissaient sortir de ces milliers de
poitrines joyeusement emues a l'arrivee des empereurs. A peine la
musique avait-elle cesse, que la voix jeune et douce de l'empereur
Alexandre prononca distinctement ces mots:
≪Bonjour, mes
enfants!≫
Et le 1er regiment fit eclater un hourra si retentissant et si
prolonge, que chacun de ces hommes tressaillit a la pensee du nombre et de
la puissance de la masse dont il faisait partie.
Rostow, place au
premier rang dans l'armee de Koutouzow, la premiere sur le passage de
l'empereur, eprouva, comme tous les autres, ce sentiment general d'oubli de
soi-meme, d'orgueilleuse conscience de sa force et d'attraction passionnee
vers le heros de cette solennite.
Il se disait qu'a une parole de cet
homme toute cette masse et lui-meme, infime atome, se precipiteraient dans le
feu et dans l'eau, tout prets a commettre des crimes ou des actions
heroiques, et il se sentait fremir et presque defaillir a la vue de celui qui
personnifiait cette parole.
Les cris de hourra! hourra! retentissaient de
tous cotes, et les regiments, l'un apres l'autre, sortant de leur immobilite
et de leur silence de mort, etaient evoques a la vie, lorsque l'Empereur
passait devant eux, et le recevaient au son des fanfares, en poussant
des hourras qui se confondaient avec les hourras precedents en une
clameur assourdissante.
Au milieu de ces lignes noires, immobiles, qui
semblaient petrifiees sous leurs larges shakos, des centaines de cavaliers
caracolaient dans une elegante symetrie. C'etait la suite des deux Empereurs,
sur qui etait, concentree toute l'attention contenue et emue de ces 80
000 hommes.
Le jeune et bel Empereur, en uniforme de garde a cheval,
le tricorne pose de cote, avec son visage agreable, sa voix douce et bien
timbree, attirait surtout les regards.
Rostow, qui etait place non
loin des trompettes, suivait de sa vue percante l'approche de son souverain,
et, lorsqu'il en eut distingue a vingt pas les traits rayonnants de beaute,
de jeunesse et de bonheur, il se sentit pris d'un elan irresistible de
tendresse et d'enthousiasme: tout dans l'exterieur du souverain le
ravissait.
Arrete en face du regiment de Pavlograd, le jeune Empereur,
s'adressant a l'Empereur d'Autriche, prononca en francais quelques paroles
et sourit.
Rostow sourit aussi, et sentit que son amour ne faisait que
croitre; il aurait voulu lui en donner une preuve, et l'impossibilite de le
faire le rendait tout malheureux. L'Empereur appela le chef de
regiment.
≪Mon Dieu! que serait-ce s'il s'adressait a moi! j'en mourrais
de joie!
--Messieurs, dit l'Empereur en s'adressant aux officiers (et
Rostow crut entendre une voix du ciel), je vous remercie de tout mon coeur.
Vous avez merite les drapeaux de Saint-Georges et vous vous en
montrerez dignes!
--Rien que mourir, mourir pour lui!≫ se disait
Rostow.
A ce moment eclaterent de formidables hourras, auxquels se
joignit Rostow, de toute la force de ses poumons, pour mieux temoigner,
au risque de se briser la poitrine, du degre de son
enthousiasme.
L'Empereur resta quelques instants indecis.
≪Comment
peut-il etre indecis?≫ se dit Rostow.
Mais cette indecision lui parut
aussi majestueuse et aussi pleine de charme que tout ce que faisait
l'Empereur, qui, ayant touche, du bout de sa botte etroite, comme on les
portait alors, sa belle jument bai brun, rassembla les renes de sa main
gantee de blanc, et s'eloigna, suivi du flot de ses aides de camp, pour aller
s'arreter, de plus en plus loin, devant les autres regiments; et l'on ne
voyait plus a la fin que le plumet blanc de son tricorne ondulant au-dessus
de la foule.
Rostow avait remarque Bolkonsky parmi les officiers de la
suite. Il se rappela la dispute de la veille, et se demanda s'il fallait, oui
ou non, le provoquer: ≪Non certainement, se dit-il.... Peut-on penser a cela
a present? Que signifient nos querelles et nos offenses, quand nos
coeurs debordent d'amour, de devouement et d'exaltation? J'aime tout le
monde et je pardonne a tous!≫
Lorsque l'Empereur eut passe devant tous
les regiments, ils defilerent a leur tour. Rostow, monte sur Bedouin, qu'il
avait tout nouvellement achete a Denissow, passa le dernier de son escadron,
seul et bien en vue.
Excellent cavalier, il eperonna vivement son
cheval et le mit au grand trot. Abaissant sur son poitrail sa bouche
ecumante, la queue elegamment arquee, fendant l'air, rasant la terre, jetant
haut et avec grace ses jambes fines, Bedouin semblait sentir, lui aussi, que
le regard de l'Empereur etait fixe sur lui.
Le cavalier, de son cote,
les jambes en arriere, la figure rayonnante et inquiete, le buste
correctement redresse, ne faisait qu'un avec son cheval, et ils passerent
tous deux devant l'Empereur, dans toute leur beaute.
≪Bravo les
hussards de Pavlograd! dit l'Empereur.
--Mon Dieu, que je serais heureux
s'il voulait me dire la tout de suite de me jeter dans le feu!≫ pensa
Rostow.
La revue terminee, les officiers nouvellement arrives et ceux
de Koutouzow se formerent en groupes et s'entretinrent des recompenses,
des Autrichiens et de leurs uniformes, de Bonaparte et de sa
situation critique, surtout lorsque le corps d'Essen les aurait rejoints et
que la Prusse se serait franchement alliee a la Russie.
Mais c'etait
la personne meme de l'empereur Alexandre qui faisait le fond de toutes les
conversations: on se repetait chacun de ses mots, de ses mouvements, et
l'enthousiasme allait toujours croissant.
On ne desirait qu'une chose:
marcher a l'ennemi sous son commandement, car avec lui on etait sur de la
victoire, et, apres la revue, l'assurance de vaincre etait plus forte
qu'apres deux victoires remportees.
IX
Le lendemain de
la revue, Boris, ayant mis son plus bel uniforme, se rendit a Olmutz
accompagne des voeux de Berg, pour profiter des bonnes dispositions de
Bolkonsky. Une petite place bien commode, celle d'aide de camp pres d'un
personnage haut place, etait tout ce qu'il lui fallait.
≪C'est bon
pour Rostow, se disait-il, a qui son pere envoie six mille roubles a la fois,
de faire le dedaigneux et de traiter cela de service de laquais; mais moi,
qui n'ai rien que ma tete, il faut que je me pousse dans la carriere, et que
je profite de toutes les occasions favorables.
Le prince Andre n'etait
point a Olmutz ce jour-la. Mais l'aspect de la ville, animee par la presence
du quartier general, du corps diplomatique, des deux empereurs, avec leur
suite, leurs cours et leurs familiers, ne fit qu'augmenter en lui le desir de
penetrer dans ces hautes spheres.
Bien qu'il fut dans la garde, il n'y
connaissait personne. Tout ce monde chamarre de cordons et de decorations,
aux plumets multicolores, parcourant les rues avec de beaux attelages, aussi
bien militaire que civil, lui paraissait a une telle hauteur au-dessus de
lui, petit officier, qu'il ne voulait ni ne pouvait assurement soupconner
meme son existence. Dans la maison occupee par le general en chef Koutouzow,
et ou il etait alle chercher Bolkonsky, l'accueil qu'il recut des aides
de camp et des domestiques semblait destine a lui faire comprendre
qu'ils avaient par-dessus la tete des flaneurs comme lui. Cependant
le lendemain, qui etait le 15 du mois, il renouvela sa tentative. Le
prince Andre etait chez lui, et l'on fit entrer Boris dans une grande
salle; c'etait une ancienne salle de bal, ou l'on avait entasse cinq lits,
des meubles de toute espece, tables, chaises, plus un piano. Un aide de
camp en robe de chambre persane ecrivait a cote de la porte d'entree.
Un second, le gros et beau Nesvitsky, etendu sur son lit, les bras
passes sous la tete en guise d'oreiller, riait avec un officier assis a
ses pieds. Le troisieme jouait une valse viennoise. Le quatrieme, a
moitie couche sur l'instrument, la lui fredonnait. Bolkonsky n'y etait
pas. Personne ne changea d'attitude a la vue de Boris, sauf l'aide de camp
en robe de chambre, qui lui repondit d'un air de mauvaise humeur
que Bolkonsky etait de service, et qu'il le trouverait dans le
salon d'audience, la porte a gauche dans le corridor. Boris le remercia,
s'y rendit et y vit effectivement une dizaine d'officiers et de
generaux.
Au moment ou il entrait, le prince Andre, avec cette politesse
fatiguee qui dissimule l'ennui, mais que le devoir impose, ecoutait un
general russe decore, d'un certain age et rouge de figure, qui, plante sur
la pointe des pieds, lui exposait son affaire de cet air craintif
habituel au soldat:
≪Tres bien, ayez l'obligeance d'attendre,≫
repondit-il au general, avec cet accent francais qu'il affectait en parlant
russe, lorsqu'il voulait etre dedaigneux.
Ayant apercu Boris, et sans
plus s'occuper du petitionnaire, qui courait apres lui en reiterant sa
demande et en assurant qu'il n'avait pas fini, le prince Andre vint a lui et
le salua amicalement. A ce changement a vue, Boris comprit ce qu'il avait
soupconne tout d'abord, c'est qu'en dehors de la discipline et de la
subordination, telles qu'elles sont ecrites dans le code militaire, et telles
qu'on les pratiquait au regiment, il y en avait une autre bien plus
essentielle, qui forcait ce general a la figure enluminee a attendre
patiemment le bon plaisir du capitaine Andre, du moment que celui-ci
preferait causer avec le sous-lieutenant prince Boris Droubetzkoi. Il se
promit de se guider a l'avenir d'apres ce dernier code et non d'apres celui
qui etait en vigueur. Grace aux lettres de recommandation dont on l'avait
pourvu, il se sentait place cent fois plus haut que ce general, qui, une fois
dans les rangs, pouvait l'ecraser, lui simple sous-lieutenant de la
garde.
≪Je regrette de vous avoir manque hier, dit le prince Andre en
lui serrant la main. J'ai couru toute la journee avec des Allemands.
J'ai ete avec Weirother faire une inspection et etudier la dislocation
des troupes, et vous savez que, lorsque les Allemands se
piquent d'exactitude, on n'en finit plus.≫
Boris sourit et fit
semblant de comprendre ce qui devait etre connu de tout le monde. C'etait
pourtant la premiere fois qu'il entendait le nom de Weirother et le mot de
≪dislocation≫.
≪Ainsi donc, mon cher, vous voulez devenir aide de
camp?
--Oui, repondit Boris en rougissant malgre lui, je desirerais
le demander au general en chef; le prince Kouraguine lui en aura sans
doute ecrit. Je le desirerais surtout parce que je doute que la garde voie
le feu, ajouta-t-il enchante de trouver ce pretexte plausible a sa
requete.
--Bien, bien, nous en causerons, dit le prince Andre; aussitot
mon rapport presente au sujet de ce monsieur, je serai a
vous.≫
Pendant son absence, le general, qui comprenait autrement que
Boris les avantages de la discipline sous-entendue, jeta un regard furieux
sur cet impudent sous-lieutenant qui l'avait empeche de raconter en detail
son affaire; ce dernier en fut un peu decontenance, et attendit
avec impatience le retour du prince Andre, qui l'emmena aussitot dans
la grande salle aux cinq lits.
≪Voici, mon cher, mes conclusions: vous
presenter au general en chef est parfaitement inutile; il vous dira mille
amabilites, vous engagera a diner chez lui... (Ce ne serait pourtant pas trop
mal par rapport a cette autre discipline, se dit Boris en lui-meme...) et il
ne fera rien de plus, car on formerait bientot tout un bataillon de nous
autres aides de camp et officiers d'ordonnance. Je vous propose autre chose,
d'autant mieux que Koutouzow et son etat-major n'ont plus la meme
importance. Dans ce moment, tout est concentre dans la personne de
l'Empereur; ainsi donc, nous irons voir le general aide de camp prince
Dolgoroukow, un de mes bons amis, un excellent homme, a qui j'ai parle de
vous; peut-etre trouvera-t-il moyen de vous placer aupres de lui, ou bien
meme plus haut, plus pres du soleil.≫
Le prince Andre, toujours pret a
guider un jeune homme et a lui rendre sa carriere plus facile, s'acquittait
de ce devoir avec un plaisir tout particulier, et, sous le couvert de cette
protection accordee a autrui et qu'il n'aurait jamais acceptee pour lui-meme,
il gravitait autour de cette sphere qui l'attirait malgre lui, et de laquelle
rayonnait le succes.
La soiree etait deja assez avancee, lorsqu'ils
franchirent le seuil du palais occupe par les deux empereurs et leurs
cours.
Leurs Majestes avaient assiste ce meme jour a un conseil de
guerre, auquel avaient egalement pris part tous les membres du Hofkriegsrath.
On y avait decide, contre l'avis des vieux militaires, tels que
Koutouzow et le prince Schwarzenberg, qu'on reprendrait l'offensive et
qu'on livrerait bataille a Bonaparte. Au moment ou le prince Andre se
mettait en quete du prince Dolgoroukow, il apercut encore, sur les
differents visages qu'il rencontrait, la trace de cette victoire remportee
par le parti des jeunes dans le conseil de guerre. Les voix des
temporiseurs qui conseillaient d'attendre avaient ete si bien etouffees par
leurs adversaires, et leurs arguments renverses par des preuves
si infaillibles a l'appui des avantages de l'offensive, que la
future bataille et la victoire qui devait en etre la consequence
incontestable appartenaient pour ainsi dire deja au passe plutot qu'a
l'avenir. Les forces considerables de Napoleon (excedant a coup sur les
notres) etaient massees sur un seul point. Nos troupes, excitees par la
presence des empereurs, ne demandaient qu'a se battre; le point strategique
sur lequel elles auraient a agir etait connu dans ses moindres details
du general Weirother, qui devait servir de guide aux deux armees. Par
une heureuse coincidence, l'armee autrichienne ayant manoeuvre
l'annee precedente sur ce terrain, il fut trace sur les cartes avec
une exactitude mathematique; l'inaction de Napoleon faisait
naturellement croire qu'il s'etait affaibli.
Le prince Dolgoroukow,
l'un des plus chauds defenseurs du plan d'attaque, venait de rentrer du
conseil, emu, epuise, mais fier de son triomphe, lorsque le prince Andre,
auquel il serra aimablement la main, lui presenta son protege. Incapable de
contenir plus longtemps les pensees qui l'agitaient en ce moment, et ne
faisant guere attention a Boris:
≪Eh bien, mon cher, dit-il en
francais, en s'adressant au prince Andre, nous l'avons remportee, la
victoire! Dieu veuille seulement que celle qui s'ensuivra soit aussi
brillante! Et je vous avoue, mon cher, que je reconnais mes torts envers les
Autrichiens, et surtout envers Weirother. Quelle minutie! Quelle connaissance
des lieux! Quelle prevoyance de toutes les conditions, de toutes les
eventualites, des moindres details! On ne saurait decidement imaginer un
ensemble aussi avantageux que celui de notre situation actuelle. La reunion
de la scrupuleuse exactitude autrichienne avec la bravoure russe, que faut-il
de plus?
--L'attaque est donc decidee?
--Oui, mon cher, et
Bonaparte me parait avoir perdu la tete! L'Empereur a recu une lettre de lui
aujourd'hui...≫
Et Dolgoroukow sourit d'une maniere
significative.
≪Oui-da! que lui ecrit-il donc?
--Mais que peut-il
lui ecrire? Traderidera... etc., rien que pour gagner du temps. Il tombera
entre nos mains, soyez-en sur! Mais le plus amusant, et il sourit avec une
bonhomie pleine de malice, c'est qu'on ne savait comment lui adresser la
reponse. Ne pouvant l'adresser au consul, il va de soi qu'on ne pouvait
l'adresser a l'Empereur; il ne restait plus que le general Bonaparte, c'etait
au moins mon avis.
--Mais, lui dit Bolkonsky, il me semble qu'entre ne
pas le reconnaitre Empereur et l'appeler general il y a une
difference.
--Certainement, et c'etait la la difficulte, continua
vivement Dolgoroukow. Aussi Bilibine, qui est fort intelligent, proposa
l'adresse suivante: ≪A l'usurpateur et a l'ennemi du genre
humain.≫
--Rien que cela?
--En tout cas, Bilibine a serieusement
tourne la difficulte, en homme d'esprit qu'il
est....
--Comment?
--Au chef du gouvernement francais!--C'est
bien, n'est-ce pas.
--Tres bien, mais ca lui deplaira fort, dit
Bolkonsky.
--Oh! sans aucun doute! Mon frere, qui le connait, ayant plus
d'une fois dine chez cet Empereur a Paris, me racontait qu'il n'avait jamais
vu de plus fin et de plus ruse diplomate: l'habilete francaise jointe
a l'astuce italienne! Vous connaissez sans doute toutes les histoires
du comte Markow, le seul qui ait su se conduire avec lui.
Connaissez-vous celle du mouchoir? elle est ravissante! Et ce bavard de
Dolgoroukow, s'adressant tantot a Boris, tantot au prince Andre, leur raconta
comment Bonaparte, voulant eprouver notre ambassadeur, avait laisse tomber
son mouchoir a ses pieds, et, dans l'attente de le lui voir
ramasser, s'etait arrete devant lui; comment Markow, laissant aussitot tomber
le sien tout a cote, le ramassa sans toucher a l'autre.
--Charmant,
dit Bolkonsky; mais deux mots, mon prince: je viens en solliciteur pour ce
jeune homme...≫
Un aide de camp qui venait chercher Dolgoroukow de la
part de l'Empereur ne donna pas au prince Andre le temps de finir sa
phrase.
≪Oh! quel ennui, dit le prince Dolgoroukow, en se levant a la
hate et en serrant la main aux deux jeunes gens. Je ferai tout ce qui me
sera possible, tout ce qui dependra de moi, pour vous et ce charmant
jeune homme. Mais ce sera pour une autre fois! Vous voyez...≫ ajouta-t-il
en serrant de nouveau la main de Boris avec une familiarite bienveillante et
legere.
Boris etait tout emu du voisinage de cette personnalite
puissante, emu aussi de se trouver en contact avec un des ressorts qui
mettaient en mouvement ces enormes masses, dont lui, dans son regiment, ne se
sentait qu'une petite, soumise et infime parcelle. Ils traverserent le
corridor a la suite du prince Dolgoroukow, et au moment ou celui-ci entrait
dans les appartements de l'Empereur, il en sortit un homme en habit civil,
de haute taille, a figure intelligente, et dont la machoire
proeminente, loin d'enlaidir les traits, y ajoutait au contraire beaucoup de
vivacite et de mobilite. Il salua en passant Dolgoroukow comme un intime, et
jeta un regard fixe et froid sur le prince Andre, vers lequel il
s'avanca avec la certitude que l'autre le saluerait et se rangerait pour
le laisser passer; mais le prince Andre ne fit ni l'un ni l'autre;
la figure de l'inconnu exprima l'irritation, et, se detournant, il longea
l'autre cote du corridor. ≪Qui est-ce? demanda
Boris. |
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