2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 16

La guerre et la paix 전쟁과 평화 16


Quel style, quelles jolies descriptions! Et quelle ame! Et sur
lui-meme, rien... aucun detail! Il parle d'un certain Denissow, et je
suis sure qu'il aura montre plus de courage qu'eux tous. Quel coeur! Je
le disais toujours lorsqu'il etait petit, toujours!≫

Pendant une semaine on ne s'occupa que de faire des brouillons, et
d'ecrire, et de recopier la lettre que toute la maison envoyait a
Nicolouchka. Sous la surveillance de la comtesse et du comte, on
preparait l'argent et les effets necessaires a l'equipement du nouvel
officier, Anna Mikhailovna, en femme pratique, avait su menager a son
fils une protection dans l'armee, et se faciliter avec lui des moyens de
correspondre, en envoyant ses lettres au grand-duc Constantin,
commandant de la garde. Les Rostow, de leur cote, supposaient qu'on
adressant leurs lettres ≪a la garde russe, a l'etranger≫, c'etait
parfaitement clair et precis, et que, si les lettres arrivaient jusqu'au
grand-duc commandant de la garde, il n'y avait aucune raison pour
qu'elles n'arrivassent pas egalement au regiment de Pavlograd, qui
devait se trouver dans le voisinage. Il fut pourtant decide qu'on
enverrait le tout a Boris par le courrier du grand-duc, et que Boris
serait charge de le transmettre a leur fils. Pere, mere, Sonia et les
enfants, tous avaient ecrit, et le vieux comte avait joint au paquet six
mille roubles pour l'equipement.


VII


Le 12 novembre, l'armee de Koutouzow, campee aux alentours d'Olmutz, se
preparait a etre passee en revue par les deux empereurs de Russie et
d'Autriche. La garde, qui venait d'arriver, bivouaquait a quinze verstes
de la, pour paraitre le lendemain matin a dix heures sur le champ de
manoeuvres.

Nicolas Rostow avait recu ce meme jour un billet de Boris. Boris lui
annoncait que le regiment d'Ismailovsky s'arretait a quelques verstes,
et qu'il l'attendait pour lui remettre la lettre et l'argent. La
necessite de ce dernier envoi se faisait vivement sentir, car, apres la
campagne, et pendant le sejour a Olmutz, Nicolas avait ete expose a
toutes les tentations imaginables, grace aux cantines bien fournies des
vivandiers, et grace aussi aux juifs autrichiens, qui pullulaient dans
le camp. Ce n'etait dans le regiment de Pavlograd que banquets sur
banquets pour feter les recompenses recues; puis des courses sans fin a
la ville, ou une certaine Caroline la Hongroise avait ouvert un
restaurant, dont le service etait fait par des femmes. Rostow avait fete
tout dernierement son avancement, avait achete Bedouin, le cheval de
Denissow, et se trouvait endette jusqu'au cou envers ses camarades et le
Vivandier. Apres avoir dine avec des amis, il se mit en quete de son
camarade d'enfance, dans le bivouac de la garde. Il n'avait pas encore
eu le temps de s'equiper, et portait toujours sa veste rapee de junker,
ornee de la croix de soldat, un pantalon a fond de cuir et le ceinturon
avec l'epee d'officier; son cheval etait un cheval cosaque achete
d'occasion, et son shako bossele etait pose de cote, d'un air tapageur.
En s'approchant du regiment d'Ismailovsky, il ne pensait dans sa joie
qu'a emerveiller Boris et ses camarades de la garde par son air de
hussard aguerri qui n'en est pas a sa premiere campagne.

La garde avait execute une promenade plutot qu'une marche, en faisant
parade de sa belle tenue et de son elegance. Les havresacs etaient
transportes dans des charrettes, et, a chacune de leurs courtes etapes,
les officiers trouvaient des diners excellents, prepares par les
autorites de l'endroit. Les regiments entraient dans les villes et en
sortaient musique en tete, et pendant toute la marche, ce dont la garde
etait tres fiere, les soldats, obeissant a l'ordre du grand-duc,
marchaient au pas et les officiers suivaient a leur rang. Depuis leur
depart, Boris n'avait pas quitte Berg, qui etait devenu chef de
compagnie, et qui, par son exactitude au service, avait su gagner la
confiance de ses chefs, et arranger fort avantageusement ses petites
affaires. Boris avait eu soin de faire bon nombre de connaissances, qui
pouvaient lui devenir tres utiles dans un moment donne, entre autres
celle du prince Andre Bolkonsky, a qui il avait apporte une lettre de
Pierre, et il esperait etre attache, par sa protection, a l'etat-major
du general en chef. Berg et Boris, tous deux tires a quatre epingles, et
completement reposes de leur derniere etape, jouaient aux echecs sur une
table ronde, dans le logement propre et soigne qui leur avait ete
assigne; le long tuyau de la pipe de Berg se prelassait entre ses
jambes, pendant que Boris, de ses blanches mains, mettait les pieces en
piles, sans perdre de vue la figure de son partenaire, absorbe comme
toujours par son occupation du moment:

≪Eh bien, comment en sortirez-vous?

--Nous allons voir!≫

La porte s'ouvrit a ce moment.

≪Le voila enfin! s'ecria Rostow.... Ah! et Berg est aussi la?

--Petits enfants, allez faire dodo,≫ ajouta-t-il en fredonnant une
chanson de sa vieille bonne, qui avait toujours le don de les faire
pouffer de rire, Boris et lui.

≪Dieu de Dieu, que tu es change!≫

Boris se leva pour aller a la rencontre de son ami, sans oublier
toutefois d'arreter dans leur chute les differentes pieces du jeu; il
allait l'embrasser, lorsque Rostow fit un mouvement de cote. Avec cet
instinct naturel a la jeunesse, qui ne songe qu'a s'ecarter des sentiers
battus, Rostow cherchait constamment a exprimer ses sentiments d'une
facon neuve et originale, et a ne se conformer en rien aux habitudes
recues. Il n'avait d'autre desir que de faire quelque chose
d'extraordinaire, ne fut-ce que de pincer son ami, et surtout d'eviter
l'accolade habituelle. Boris au contraire deposa tout tranquillement et
affectueusement sur ses joues les trois baisers de rigueur.

Six mois a peine s'etaient ecoules depuis leur separation, et en se
retrouvant ainsi au moment ou ils faisaient leurs premiers pas dans la
vie, ils furent frappes de l'enorme changement qui etait survenu en eux,
et qui resultait evidemment du milieu dans lequel ils s'etaient
developpes.

≪Ah! vous autres, maudits frotteurs de parquets, qui rentrez d'une
promenade, coquets et pimpants, tandis que nous, pauvres pecheurs de
l'armee...≫ disait Rostow, qui, avec sa jeune voix de baryton et ses
mouvements accentues, cherchait a se donner la desinvolture d'un
militaire de l'armee, par opposition avec l'elegance de la garde, en
montrant son pantalon couvert de boue.

L'hotesse allemande passa en ce moment la tete par la porte.

≪Est-elle jolie? dit Rostow, en clignant de l'oeil.

--Ne crie donc pas si fort! Tu les effrayes, lui dit Boris. Sais-tu bien
que je ne t'attendais pas sitot, car ce n'est qu'hier soir que j'ai
remis mon billet a Bolkonsky, un aide de camp que je connais. Je
n'esperais pas qu'il te le ferait parvenir aussi vite.... Eh bien,
comment vas-tu? Tu as recu le bapteme du feu?≫

Rostow, sans repondre, joua avec la croix de soldat de Saint-Georges qui
etait suspendue aux brandebourgs de son uniforme et, indiquant son bras
en echarpe:

≪Comme tu vois!

--Ah! ah! dit Boris en souriant, nous aussi, mon cher, nous avons fait
une campagne charmante. Son Altesse Imperiale suivait le regiment, et
nous avions toutes nos aises. En Pologne, des receptions, des diners,
des bals a n'en plus finir.... Le cesarevitch est tres bienveillant pour
tous les officiers!≫

Et ils se raconterent mutuellement toutes les differentes phases de
leur existences: l'un, la vie de bivouac, l'autre les avantages de sa
position dans la garde avec de hautes protections.

≪Oh! la garde! dit Rostow. Donne-moi du vin.≫

Boris fit une grimace, mais, tirant sa bourse de dessous ses oreillers
bien blancs, il fit apporter du vin.

≪A propos, voici ton argent et la lettre.≫

Rostow jeta l'argent sur le canape, et saisit la lettre en mettant ses
deux coudes sur la table pour la lire commodement. La presence de Berg
le genait; se sentant regarde fixement par lui, il se fit aussitot un
ecran de sa lettre.

≪On ne vous a pas menage l'argent! dit Berg, en contemplant le gros sac
enfonce dans le canape, et nous autres, nous tirons le diable par la
queue, avec notre solde.

--Ecoutez, mon cher, la premiere fois que vous recevrez une lettre de
chez vous et que vous aurez mille questions a faire a votre ami, je vous
assure que je m'en irai tout de suite pour vous laisser toute liberte:
ainsi donc, disparaissez bien vite... et allez-vous-en au diable!
s'ecria-t-il en le faisant pivoter et en le regardant amicalement pour
adoucir la vivacite par trop franche de ses paroles. Ne m'en veuillez
pas, n'est-ce pas, je vous traite en vieille connaissance!

--Mais je vous en prie, comte, je le comprends parfaitement, dit Berg de
sa voix enrouee.

--Allez chez les maitres de la maison: ils vous ont invite,≫ ajouta
Boris.

Berg passa une redingote sans tache, releva ses cheveux par devant a la
facon de l'empereur Alexandre, et, convaincu de l'effet irresistible
produit par sa toilette, il sortit avec un sourire de satisfaction sur
les levres.

≪Ah! quel animal je suis! dit Rostow, en lisant sa lettre.

--Pourquoi?

--Un veritable animal de ne pas leur avoir ecrit une seconde fois... ils
se sont tellement effrayes! Eh bien, as-tu envoye Gavrilo chercher du
vin? Bravo! nous allons nous en donner!≫

Parmi les missives de ses parents il y avait une lettre de
recommandation pour le prince Bagration. La vieille comtesse, d'apres le
conseil d'Anna Mikhailovna, l'avait obtenue d'une de ses connaissances,
et elle demandait a son fils de la porter au plus tot a son
destinataire, afin d'en tirer profit.

≪Quelle folie! j'en ai bien besoin! dit Rostow, en jetant la lettre sur
la table.

--Pourquoi l'as-tu jetee?

--C'est une lettre de recommandation, je m'en moque pas mal.

--Comment, tu t'en moques pas mal? mais elle te sera necessaire.

--Je n'ai besoin de rien; ce n'est pas moi qui irai mendier une place
d'aide de camp!

--Pourquoi donc?

--C'est un service de domestique.

--Ah! tu es toujours le meme, a ce que je vois, dit Boris.

--Et toi, toujours le meme diplomate; mais il ne s'agit pas de cela...
que deviens-tu? dit Rostow.

--Comme tu le vois, jusqu'a present tout va bien, mais je t'avoue que
mon but est d'etre attache comme aide de camp, et de ne pas rester dans
les rangs.

--Pourquoi cela?

--Parce qu'une fois qu'on est entre dans la carriere militaire, il faut
tacher de la faire aussi brillante que possible.

--Ah! c'est comme cela!≫

Et il attacha des regards fixes sur son ami, en s'efforcant, mais en
vain, de penetrer le fond de sa pensee.

Le vieux Gavrilo entra avec le vin demande.

≪Il faudrait envoyer chercher Alphonse Carlovitch, il boirait avec toi a
ma place.

--Si tu veux; comment est-il ce Tudesque? demanda Rostow d'un air
meprisant.

--C'est un excellent homme, tres honnete et tres agreable.≫

Rostow examina de nouveau Boris et soupira. Berg une fois revenu, la
conversation des trois officiers devint plus vive, autour de la
bouteille de vin. Ceux de la garde mettaient Rostow au courant des
plaisirs qu'ils rencontraient sur leur marche, des receptions qu'on leur
avait faites en Russie, en Pologne et a l'etranger. Ils citaient les
mots et les anecdotes de leur chef le grand-duc, a propos de sa bonte
et de la violence de son caractere. Berg, qui, selon son habitude, se
taisait toujours lorsque le sujet ne le touchait pas directement,
raconta complaisamment comment en Galicie il avait eu l'honneur de
causer avec Son Altesse Imperiale, comment le grand-duc s'etait plaint a
lui de l'irregularite de leur marche, et comment, s'approchant un jour
en colere de la compagnie, il en avait appele le chef ≪Arnaute≫! C'etait
l'expression favorite du cesarevitch, dans ses acces d'emportement.

≪Vous ne me croirez pas, comte, mais j'etais si sur de mon bon droit,
que je n'eprouvai pas la moindre frayeur; sans me vanter, je vous
avouerai que je connais aussi bien les ordres du jour et nos reglements,
que ≪Notre Pere qui etes aux cieux≫. Aussi n'y a-t-il jamais de fautes
de discipline a reprocher ma compagnie, et je comparus devant lui avec
une conscience tranquille...≫

A ces mots, le narrateur se leva pour montrer comment il s'etait avance,
en faisant le salut militaire. Il aurait ete difficile de voir une
figure temoignant a la fois plus de respect et de contentement de
soi-meme.

≪Il ecume, poursuivit-il, m'envoie a tous les diables, et m'accable
d'≫Arnaute≫ et de ≪Siberie≫! Je me garde bien de repondre. ≪Es-tu muet?≫
s'ecrie-t-il. Je continue a me taire.... Eh bien! comte, qu'en
dites-vous? Le lendemain, dans l'ordre du jour, pas un mot a propos de
cette scene! Voila ce que c'est que de ne pas perdre la tete! Oui,
comte, c'est ainsi, repeta-t-il, en allumant sa pipe et en lancant en
l'air des anneaux de fumee.

--Je vous en felicite,≫ dit Rostow.

Mais Boris, devinant ses intentions moqueuses a l'endroit de Berg,
detourna adroitement la conversation en priant son ami de leur dire
quand et comment il avait ete blesse. Rien ne pouvait etre plus agreable
a Rostow, qui commenca son recit; s'animant de plus en plus, il se mit a
raconter l'affaire de Schongraben, non pas comme elle s'etait passee,
mais comme il aurait souhaite qu'elle se fut passee c'est-a-dire
embellie par sa feconde imagination. Rostow aimait sans doute la verite,
et tenait a s'y confirmer; cependant il s'en eloigna malgre lui,
imperceptiblement. Un expose exact et prosaique aurait ete mal recu par
ses camarades, qui, ayant, comme lui, entendu plus d'une fois decrire
des batailles, et s'en etant fait une idee precise, n'auraient ajoute
aucune foi a ses paroles, et peut-etre meme l'auraient accuse de ne pas
avoir saisi l'ensemble de ce qui s'etait passe sous ses yeux. Comment
leur raconter tout simplement qu'il etait parti au galop, que, tombe de
cheval, il s'etait foule le poignet et enfui a toutes jambes devant un
Francais? Se borner ainsi a la pure verite aurait demande un grand
effort de sa part. Lachant la bride a sa fantaisie, il leur narra
comment, au milieu du feu, une folle ardeur s'etant emparee de lui, il
avait tout oublie, s'etait precipite comme la tempete sur un carre, y
sabrant de droite et de gauche, comment enfin il etait tombe
d'epuisement..., etc., etc.

≪Tu ne peux te figurer, ajouta-t-il, l'etrange et terrible fureur qui
s'empare de vous pendant la melee!≫

Comme il prononcait cette belle peroraison, le prince Bolkonsky entra
dans la chambre. Le prince Andre, qui etait flatte de voir les jeunes
gens s'adresser a lui, aimait a les proteger. Boris lui avait plu, et il
ne demandait pas mieux que de lui rendre service. Envoye chez le
cesarevitch par Koutouzow avec des papiers, il etait venu en passant. A
la vue du hussard d'armee, echauffe par le recit de ses exploits (il ne
pouvait souffrir les individus de cette espece), il fronca le sourcil,
sourit affectueusement a Boris et, s'inclinant legerement, s'assit sur
le canape. Rien ne pouvait lui etre plus desagreable que de tomber dans
une societe deplaisante pour lui. Rostow, devinant sa pensee, rougit
jusqu'au blanc des yeux: malgre son indifference et son dedain pour
l'opinion de ces messieurs de l'etat-major, il se sentit gene par le ton
cassant et moqueur du prince Andre; remarquant aussi que Boris semblait
avoir honte de lui, il finit par se taire. Ce dernier demanda s'il y
avait des nouvelles et si l'on pouvait sans indiscretion connaitre les
dispositions futures.

≪On va probablement marcher en avant,≫ dit Bolkonsky, qui tenait a ne
pas se compromettre devant des etrangers.

Berg profita de l'occasion pour s'informer, avec sa politesse
habituelle, si la ration de fourrage ne serait pas doublee pour les
chefs de compagnie de l'armee. Le prince Andre lui repondit, avec un
sourire, qu'il n'etait pas juge de questions d'Etat aussi graves.

≪J'ai un mot a vous dire concernant votre affaire, dit-il a Boris, mais
nous en causerons plus tard. Venez chez moi apres la revue, nous ferons
tout ce qu'il sera possible de faire...≫

Et s'adressant a Rostow, dont il ne semblait pas remarquer l'air confus
et passablement irrite:

≪Vous racontiez l'affaire de Schongraben? Vous etiez la?

--J'etais la!≫ repondit Rostow d'un ton agressif.

Bolkonsky, trouvant l'occasion toute naturelle de s'amuser de sa
mauvaise humeur, lui dit:

≪Oui, on invente pas mal d'histoires sur cet engagement!

--Oui, oui, on invente des histoires! dit Rostow en jetant tour a tour
sur Boris et sur Bolkonsky un regard devenu furieux; oui, il y a
beaucoup d'histoires, mais nos relations, les relations de ceux qui ont
ete exposes au feu de l'ennemi, celles-la ont du poids, et un poids
d'une bien autre valeur que celles de ces elegants de l'etat-major, qui
recoivent des recompenses sans rien faire....

--Selon vous, je suis de ceux-la?≫ reprit avec sang-froid et en souriant
doucement le prince Andre.

Un singulier melange d'impatience et de respect pour le calme du
maintien de Bolkonsky agitait Rostow.

≪Je ne dis pas cela pour vous, je ne vous connais pas, et n'ai pas, je
l'avoue, le desir de vous connaitre davantage. Je le dis pour tous ceux
des etats-majors en general.

--Et moi, dit le prince Andre, en l'interrompant d'une voix mesuree et
tranquille, je vois que vous voulez m'offenser, ce qui serait par trop
facile si vous vous manquiez de respect a vous-meme; mais vous
reconnaitrez sans doute aussi que l'heure et le lieu sont mal choisis
pour l'essayer. Nous sommes tous a la veille d'un duel serieux et
important, et ce n'est pas la faute de Droubetzkoi, votre ami d'enfance,
si ma figure a le malheur de vous deplaire. Du reste, ajouta-t-il en se
levant, vous connaissez mon nom et vous savez ou me trouver; n'oubliez
pas que je ne me considere pas le moins du monde comme offense, et,
comme je suis plus age que vous, je me permets de vous conseiller de ne
donner aucune suite a votre mauvaise humeur. Ainsi donc, Boris, a
vendredi apres la revue, je vous attendrai...≫

Et le prince Andre sortit en les saluant.

Rostow ahuri ne retrouva pas son aplomb. Il s'en voulait mortellement de
n'avoir rien trouve a repondre, et, s'etant fait amener son cheval, il
prit conge de Boris assez sechement.

≪Fallait-il aller provoquer cet aide de camp poseur, ou laisser tomber
l'affaire dans l'eau?≫

Cette question le tourmenta tout le long de la route. Tantot il se
representait le plaisir qu'il eprouverait a voir la frayeur de ce petit
homme orgueilleux, tantot il se surprenait avec etonnement a desirer,
avec une ardeur qu'il n'avait jamais ressentie, l'amitie de cet aide de
camp qu'il detestait.


VIII


Le lendemain de l'entrevue de Boris et de Rostow, les troupes
autrichiennes et russes, au nombre de 80 000 hommes, y compris celles
qui arrivaient de Russie et celles qui avaient fait la campagne, furent
passees en revue par l'empereur Alexandre, accompagne du cesarevitch, et
l'empereur Francois, suivi d'un archiduc. Des l'aube du jour, les
troupes, dans leur tenue de parade, s'alignaient sur la plaine devant la
forteresse. Une masse mouvante, aux drapeaux flottants, s'arretait au
commandement des officiers, se divisait et se formait en detachements,
se laissant depasser par un autre flot bariole d'uniformes differents.
Plus loin, c'etait la cavalerie, habillee de bleu, de vert, de rouge,
avec ses musiciens aux uniformes brodes, qui s'avancait au pas cadence
des chevaux noirs, gris et alezans; puis venait l'artillerie, qui, au
bruit d'airain de ses canons reluisants et tressautant sur leurs affuts,
se deroulait comme un serpent, entre la cavalerie, et l'infanterie, pour
se rendre a la place qui lui etait reservee, en repandant sur son
passage l'odeur des meches allumees. Les generaux en grande tenue,
chamarres de decorations, collets releves, et la taille serree, les
officiers elegants et pares, les soldats aux visages rases de frais, aux
fourniments brillants, les chevaux bien etrilles, a la robe miroitante
comme le satin, a la criniere bien peignee, tous comprenaient qu'il
allait se passer quelque chose de grave et de solennel. Du general au
soldat, chacun se sentait un grain de sable dans cette mer vivante, mais
avait conscience en meme temps de sa force comme partie de ce grand
tout.

Apres maints efforts, a dix heures, tout fut pret. L'armee etait placee
sur trois rangs: la cavalerie en premier, l'artillerie ensuite et
l'infanterie en dernier.

Entre chaque arme differente il y avait un large espace. Chacune de ces
trois parties se detachait vivement sur les deux autres. L'armee de
Koutouzow, dont le premier rang de droite etait occupe par le regiment
de Pavlograd, puis les nouveaux regiments de l'armee et de la garde
arrives de Russie, puis l'armee autrichienne, tous, rivalisant de bonne
tenue, etaient sur la meme ligne et sous le meme commandement.

Tout a coup un murmure, semblable a celui du vent bruissant dans le
feuillage, parcourut les rangs:

≪Ils arrivent! Ils arrivent!≫ s'ecrierent quelques voix.

Et la derniere inquietude de l'attente se repandit comme une trainee de
poudre.

Un groupe s'etait en effet montre dans le lointain. Au meme moment, un
leger souffle traversant le calme de l'air agita les flammes des lances
et les drapeaux, dont les plis s'enroulaient autour des hampes. Il
semblait que ce frissonnement temoignat de la joie de l'armee a
l'approche des souverains:

≪Silence!≫ cria une voix.

Puis, ainsi que le chant des coqs se repondant aux premieres lueurs de
l'aurore, le mot fut repete sur differents points, et tout se tut.

On n'entendit plus, dans ce calme profond, que le pas des chevaux qui
approchaient: les trompettes du 1er regiment sonnerent une fanfare, dont
les sons entrainants paraissaient sortir de ces milliers de poitrines
joyeusement emues a l'arrivee des empereurs. A peine la musique
avait-elle cesse, que la voix jeune et douce de l'empereur Alexandre
prononca distinctement ces mots:

≪Bonjour, mes enfants!≫

Et le 1er regiment fit eclater un hourra si retentissant et si prolonge,
que chacun de ces hommes tressaillit a la pensee du nombre et de la
puissance de la masse dont il faisait partie.

Rostow, place au premier rang dans l'armee de Koutouzow, la premiere sur
le passage de l'empereur, eprouva, comme tous les autres, ce sentiment
general d'oubli de soi-meme, d'orgueilleuse conscience de sa force et
d'attraction passionnee vers le heros de cette solennite.

Il se disait qu'a une parole de cet homme toute cette masse et lui-meme,
infime atome, se precipiteraient dans le feu et dans l'eau, tout prets a
commettre des crimes ou des actions heroiques, et il se sentait fremir
et presque defaillir a la vue de celui qui personnifiait cette parole.

Les cris de hourra! hourra! retentissaient de tous cotes, et les
regiments, l'un apres l'autre, sortant de leur immobilite et de leur
silence de mort, etaient evoques a la vie, lorsque l'Empereur passait
devant eux, et le recevaient au son des fanfares, en poussant des
hourras qui se confondaient avec les hourras precedents en une clameur
assourdissante.

Au milieu de ces lignes noires, immobiles, qui semblaient petrifiees
sous leurs larges shakos, des centaines de cavaliers caracolaient dans
une elegante symetrie. C'etait la suite des deux Empereurs, sur qui
etait, concentree toute l'attention contenue et emue de ces 80 000
hommes.

Le jeune et bel Empereur, en uniforme de garde a cheval, le tricorne
pose de cote, avec son visage agreable, sa voix douce et bien timbree,
attirait surtout les regards.

Rostow, qui etait place non loin des trompettes, suivait de sa vue
percante l'approche de son souverain, et, lorsqu'il en eut distingue a
vingt pas les traits rayonnants de beaute, de jeunesse et de bonheur, il
se sentit pris d'un elan irresistible de tendresse et d'enthousiasme:
tout dans l'exterieur du souverain le ravissait.

Arrete en face du regiment de Pavlograd, le jeune Empereur, s'adressant
a l'Empereur d'Autriche, prononca en francais quelques paroles et
sourit.

Rostow sourit aussi, et sentit que son amour ne faisait que croitre; il
aurait voulu lui en donner une preuve, et l'impossibilite de le faire le
rendait tout malheureux. L'Empereur appela le chef de regiment.

≪Mon Dieu! que serait-ce s'il s'adressait a moi! j'en mourrais de joie!

--Messieurs, dit l'Empereur en s'adressant aux officiers (et Rostow crut
entendre une voix du ciel), je vous remercie de tout mon coeur. Vous
avez merite les drapeaux de Saint-Georges et vous vous en montrerez
dignes!

--Rien que mourir, mourir pour lui!≫ se disait Rostow.

A ce moment eclaterent de formidables hourras, auxquels se joignit
Rostow, de toute la force de ses poumons, pour mieux temoigner, au
risque de se briser la poitrine, du degre de son enthousiasme.

L'Empereur resta quelques instants indecis.

≪Comment peut-il etre indecis?≫ se dit Rostow.

Mais cette indecision lui parut aussi majestueuse et aussi pleine de
charme que tout ce que faisait l'Empereur, qui, ayant touche, du bout de
sa botte etroite, comme on les portait alors, sa belle jument bai brun,
rassembla les renes de sa main gantee de blanc, et s'eloigna, suivi du
flot de ses aides de camp, pour aller s'arreter, de plus en plus loin,
devant les autres regiments; et l'on ne voyait plus a la fin que le
plumet blanc de son tricorne ondulant au-dessus de la foule.

Rostow avait remarque Bolkonsky parmi les officiers de la suite. Il se
rappela la dispute de la veille, et se demanda s'il fallait, oui ou non,
le provoquer: ≪Non certainement, se dit-il.... Peut-on penser a cela a
present? Que signifient nos querelles et nos offenses, quand nos coeurs
debordent d'amour, de devouement et d'exaltation? J'aime tout le monde
et je pardonne a tous!≫

Lorsque l'Empereur eut passe devant tous les regiments, ils defilerent a
leur tour. Rostow, monte sur Bedouin, qu'il avait tout nouvellement
achete a Denissow, passa le dernier de son escadron, seul et bien en
vue.

Excellent cavalier, il eperonna vivement son cheval et le mit au grand
trot. Abaissant sur son poitrail sa bouche ecumante, la queue elegamment
arquee, fendant l'air, rasant la terre, jetant haut et avec grace ses
jambes fines, Bedouin semblait sentir, lui aussi, que le regard de
l'Empereur etait fixe sur lui.

Le cavalier, de son cote, les jambes en arriere, la figure rayonnante et
inquiete, le buste correctement redresse, ne faisait qu'un avec son
cheval, et ils passerent tous deux devant l'Empereur, dans toute leur
beaute.

≪Bravo les hussards de Pavlograd! dit l'Empereur.

--Mon Dieu, que je serais heureux s'il voulait me dire la tout de suite
de me jeter dans le feu!≫ pensa Rostow.

La revue terminee, les officiers nouvellement arrives et ceux de
Koutouzow se formerent en groupes et s'entretinrent des recompenses, des
Autrichiens et de leurs uniformes, de Bonaparte et de sa situation
critique, surtout lorsque le corps d'Essen les aurait rejoints et que la
Prusse se serait franchement alliee a la Russie.

Mais c'etait la personne meme de l'empereur Alexandre qui faisait le
fond de toutes les conversations: on se repetait chacun de ses mots, de
ses mouvements, et l'enthousiasme allait toujours croissant.

On ne desirait qu'une chose: marcher a l'ennemi sous son commandement,
car avec lui on etait sur de la victoire, et, apres la revue,
l'assurance de vaincre etait plus forte qu'apres deux victoires
remportees.


IX


Le lendemain de la revue, Boris, ayant mis son plus bel uniforme, se
rendit a Olmutz accompagne des voeux de Berg, pour profiter des bonnes
dispositions de Bolkonsky. Une petite place bien commode, celle d'aide
de camp pres d'un personnage haut place, etait tout ce qu'il lui
fallait.

≪C'est bon pour Rostow, se disait-il, a qui son pere envoie six mille
roubles a la fois, de faire le dedaigneux et de traiter cela de service
de laquais; mais moi, qui n'ai rien que ma tete, il faut que je me
pousse dans la carriere, et que je profite de toutes les occasions
favorables.

Le prince Andre n'etait point a Olmutz ce jour-la. Mais l'aspect de la
ville, animee par la presence du quartier general, du corps
diplomatique, des deux empereurs, avec leur suite, leurs cours et leurs
familiers, ne fit qu'augmenter en lui le desir de penetrer dans ces
hautes spheres.

Bien qu'il fut dans la garde, il n'y connaissait personne. Tout ce
monde chamarre de cordons et de decorations, aux plumets multicolores,
parcourant les rues avec de beaux attelages, aussi bien militaire que
civil, lui paraissait a une telle hauteur au-dessus de lui, petit
officier, qu'il ne voulait ni ne pouvait assurement soupconner meme son
existence. Dans la maison occupee par le general en chef Koutouzow, et
ou il etait alle chercher Bolkonsky, l'accueil qu'il recut des aides de
camp et des domestiques semblait destine a lui faire comprendre qu'ils
avaient par-dessus la tete des flaneurs comme lui. Cependant le
lendemain, qui etait le 15 du mois, il renouvela sa tentative. Le prince
Andre etait chez lui, et l'on fit entrer Boris dans une grande salle;
c'etait une ancienne salle de bal, ou l'on avait entasse cinq lits, des
meubles de toute espece, tables, chaises, plus un piano. Un aide de camp
en robe de chambre persane ecrivait a cote de la porte d'entree. Un
second, le gros et beau Nesvitsky, etendu sur son lit, les bras passes
sous la tete en guise d'oreiller, riait avec un officier assis a ses
pieds. Le troisieme jouait une valse viennoise. Le quatrieme, a moitie
couche sur l'instrument, la lui fredonnait. Bolkonsky n'y etait pas.
Personne ne changea d'attitude a la vue de Boris, sauf l'aide de camp en
robe de chambre, qui lui repondit d'un air de mauvaise humeur que
Bolkonsky etait de service, et qu'il le trouverait dans le salon
d'audience, la porte a gauche dans le corridor. Boris le remercia, s'y
rendit et y vit effectivement une dizaine d'officiers et de generaux.

Au moment ou il entrait, le prince Andre, avec cette politesse fatiguee
qui dissimule l'ennui, mais que le devoir impose, ecoutait un general
russe decore, d'un certain age et rouge de figure, qui, plante sur la
pointe des pieds, lui exposait son affaire de cet air craintif habituel
au soldat:

≪Tres bien, ayez l'obligeance d'attendre,≫ repondit-il au general, avec
cet accent francais qu'il affectait en parlant russe, lorsqu'il voulait
etre dedaigneux.

Ayant apercu Boris, et sans plus s'occuper du petitionnaire, qui courait
apres lui en reiterant sa demande et en assurant qu'il n'avait pas fini,
le prince Andre vint a lui et le salua amicalement. A ce changement a
vue, Boris comprit ce qu'il avait soupconne tout d'abord, c'est qu'en
dehors de la discipline et de la subordination, telles qu'elles sont
ecrites dans le code militaire, et telles qu'on les pratiquait au
regiment, il y en avait une autre bien plus essentielle, qui forcait ce
general a la figure enluminee a attendre patiemment le bon plaisir du
capitaine Andre, du moment que celui-ci preferait causer avec le
sous-lieutenant prince Boris Droubetzkoi. Il se promit de se guider a
l'avenir d'apres ce dernier code et non d'apres celui qui etait en
vigueur. Grace aux lettres de recommandation dont on l'avait pourvu, il
se sentait place cent fois plus haut que ce general, qui, une fois dans
les rangs, pouvait l'ecraser, lui simple sous-lieutenant de la garde.

≪Je regrette de vous avoir manque hier, dit le prince Andre en lui
serrant la main. J'ai couru toute la journee avec des Allemands. J'ai
ete avec Weirother faire une inspection et etudier la dislocation des
troupes, et vous savez que, lorsque les Allemands se piquent
d'exactitude, on n'en finit plus.≫

Boris sourit et fit semblant de comprendre ce qui devait etre connu de
tout le monde. C'etait pourtant la premiere fois qu'il entendait le nom
de Weirother et le mot de ≪dislocation≫.

≪Ainsi donc, mon cher, vous voulez devenir aide de camp?

--Oui, repondit Boris en rougissant malgre lui, je desirerais le
demander au general en chef; le prince Kouraguine lui en aura sans doute
ecrit. Je le desirerais surtout parce que je doute que la garde voie le
feu, ajouta-t-il enchante de trouver ce pretexte plausible a sa requete.

--Bien, bien, nous en causerons, dit le prince Andre; aussitot mon
rapport presente au sujet de ce monsieur, je serai a vous.≫

Pendant son absence, le general, qui comprenait autrement que Boris les
avantages de la discipline sous-entendue, jeta un regard furieux sur cet
impudent sous-lieutenant qui l'avait empeche de raconter en detail son
affaire; ce dernier en fut un peu decontenance, et attendit avec
impatience le retour du prince Andre, qui l'emmena aussitot dans la
grande salle aux cinq lits.

≪Voici, mon cher, mes conclusions: vous presenter au general en chef est
parfaitement inutile; il vous dira mille amabilites, vous engagera a
diner chez lui... (Ce ne serait pourtant pas trop mal par rapport a
cette autre discipline, se dit Boris en lui-meme...) et il ne fera rien
de plus, car on formerait bientot tout un bataillon de nous autres aides
de camp et officiers d'ordonnance. Je vous propose autre chose, d'autant
mieux que Koutouzow et son etat-major n'ont plus la meme importance.
Dans ce moment, tout est concentre dans la personne de l'Empereur; ainsi
donc, nous irons voir le general aide de camp prince Dolgoroukow, un de
mes bons amis, un excellent homme, a qui j'ai parle de vous; peut-etre
trouvera-t-il moyen de vous placer aupres de lui, ou bien meme plus
haut, plus pres du soleil.≫

Le prince Andre, toujours pret a guider un jeune homme et a lui rendre
sa carriere plus facile, s'acquittait de ce devoir avec un plaisir tout
particulier, et, sous le couvert de cette protection accordee a autrui
et qu'il n'aurait jamais acceptee pour lui-meme, il gravitait autour de
cette sphere qui l'attirait malgre lui, et de laquelle rayonnait le
succes.

La soiree etait deja assez avancee, lorsqu'ils franchirent le seuil du
palais occupe par les deux empereurs et leurs cours.

Leurs Majestes avaient assiste ce meme jour a un conseil de guerre,
auquel avaient egalement pris part tous les membres du Hofkriegsrath. On
y avait decide, contre l'avis des vieux militaires, tels que Koutouzow
et le prince Schwarzenberg, qu'on reprendrait l'offensive et qu'on
livrerait bataille a Bonaparte. Au moment ou le prince Andre se mettait
en quete du prince Dolgoroukow, il apercut encore, sur les differents
visages qu'il rencontrait, la trace de cette victoire remportee par le
parti des jeunes dans le conseil de guerre. Les voix des temporiseurs
qui conseillaient d'attendre avaient ete si bien etouffees par leurs
adversaires, et leurs arguments renverses par des preuves si
infaillibles a l'appui des avantages de l'offensive, que la future
bataille et la victoire qui devait en etre la consequence incontestable
appartenaient pour ainsi dire deja au passe plutot qu'a l'avenir. Les
forces considerables de Napoleon (excedant a coup sur les notres)
etaient massees sur un seul point. Nos troupes, excitees par la presence
des empereurs, ne demandaient qu'a se battre; le point strategique sur
lequel elles auraient a agir etait connu dans ses moindres details du
general Weirother, qui devait servir de guide aux deux armees. Par une
heureuse coincidence, l'armee autrichienne ayant manoeuvre l'annee
precedente sur ce terrain, il fut trace sur les cartes avec une
exactitude mathematique; l'inaction de Napoleon faisait naturellement
croire qu'il s'etait affaibli.

Le prince Dolgoroukow, l'un des plus chauds defenseurs du plan
d'attaque, venait de rentrer du conseil, emu, epuise, mais fier de son
triomphe, lorsque le prince Andre, auquel il serra aimablement la main,
lui presenta son protege. Incapable de contenir plus longtemps les
pensees qui l'agitaient en ce moment, et ne faisant guere attention a
Boris:

≪Eh bien, mon cher, dit-il en francais, en s'adressant au prince Andre,
nous l'avons remportee, la victoire! Dieu veuille seulement que celle
qui s'ensuivra soit aussi brillante! Et je vous avoue, mon cher, que je
reconnais mes torts envers les Autrichiens, et surtout envers Weirother.
Quelle minutie! Quelle connaissance des lieux! Quelle prevoyance de
toutes les conditions, de toutes les eventualites, des moindres details!
On ne saurait decidement imaginer un ensemble aussi avantageux que celui
de notre situation actuelle. La reunion de la scrupuleuse exactitude
autrichienne avec la bravoure russe, que faut-il de plus?

--L'attaque est donc decidee?

--Oui, mon cher, et Bonaparte me parait avoir perdu la tete! L'Empereur
a recu une lettre de lui aujourd'hui...≫

Et Dolgoroukow sourit d'une maniere significative.

≪Oui-da! que lui ecrit-il donc?

--Mais que peut-il lui ecrire? Traderidera... etc., rien que pour gagner
du temps. Il tombera entre nos mains, soyez-en sur! Mais le plus
amusant, et il sourit avec une bonhomie pleine de malice, c'est qu'on ne
savait comment lui adresser la reponse. Ne pouvant l'adresser au consul,
il va de soi qu'on ne pouvait l'adresser a l'Empereur; il ne restait
plus que le general Bonaparte, c'etait au moins mon avis.

--Mais, lui dit Bolkonsky, il me semble qu'entre ne pas le reconnaitre
Empereur et l'appeler general il y a une difference.

--Certainement, et c'etait la la difficulte, continua vivement
Dolgoroukow. Aussi Bilibine, qui est fort intelligent, proposa l'adresse
suivante: ≪A l'usurpateur et a l'ennemi du genre humain.≫

--Rien que cela?

--En tout cas, Bilibine a serieusement tourne la difficulte, en homme
d'esprit qu'il est....

--Comment?

--Au chef du gouvernement francais!--C'est bien, n'est-ce pas.

--Tres bien, mais ca lui deplaira fort, dit Bolkonsky.

--Oh! sans aucun doute! Mon frere, qui le connait, ayant plus d'une fois
dine chez cet Empereur a Paris, me racontait qu'il n'avait jamais vu de
plus fin et de plus ruse diplomate: l'habilete francaise jointe a
l'astuce italienne! Vous connaissez sans doute toutes les histoires du
comte Markow, le seul qui ait su se conduire avec lui. Connaissez-vous
celle du mouchoir? elle est ravissante! Et ce bavard de Dolgoroukow,
s'adressant tantot a Boris, tantot au prince Andre, leur raconta comment
Bonaparte, voulant eprouver notre ambassadeur, avait laisse tomber son
mouchoir a ses pieds, et, dans l'attente de le lui voir ramasser,
s'etait arrete devant lui; comment Markow, laissant aussitot tomber le
sien tout a cote, le ramassa sans toucher a l'autre.

--Charmant, dit Bolkonsky; mais deux mots, mon prince: je viens en
solliciteur pour ce jeune homme...≫

Un aide de camp qui venait chercher Dolgoroukow de la part de l'Empereur
ne donna pas au prince Andre le temps de finir sa phrase.

≪Oh! quel ennui, dit le prince Dolgoroukow, en se levant a la hate et en
serrant la main aux deux jeunes gens. Je ferai tout ce qui me sera
possible, tout ce qui dependra de moi, pour vous et ce charmant jeune
homme. Mais ce sera pour une autre fois! Vous voyez...≫ ajouta-t-il en
serrant de nouveau la main de Boris avec une familiarite bienveillante et legere.

Boris etait tout emu du voisinage de cette personnalite puissante, emu
aussi de se trouver en contact avec un des ressorts qui mettaient en
mouvement ces enormes masses, dont lui, dans son regiment, ne se sentait
qu'une petite, soumise et infime parcelle. Ils traverserent le corridor
a la suite du prince Dolgoroukow, et au moment ou celui-ci entrait dans
les appartements de l'Empereur, il en sortit un homme en habit civil, de
haute taille, a figure intelligente, et dont la machoire proeminente,
loin d'enlaidir les traits, y ajoutait au contraire beaucoup de vivacite
et de mobilite. Il salua en passant Dolgoroukow comme un intime, et jeta
un regard fixe et froid sur le prince Andre, vers lequel il s'avanca
avec la certitude que l'autre le saluerait et se rangerait pour le
laisser passer; mais le prince Andre ne fit ni l'un ni l'autre; la
figure de l'inconnu exprima l'irritation, et, se detournant, il longea l'autre cote du corridor.
≪Qui est-ce? demanda Boris.

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