2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 17

La guerre et la paix 전쟁과 평화 17


Un des hommes les plus remarquables et les plus antipathiques, a mon
avis. C'est le ministre des affaires etrangeres, le prince Adam
Czartorisky.... Ce sont ces hommes-la, dit le prince Andre avec un
soupir qu'il ne put reprimer, qui decident du sort des nations!≫

Les troupes se mirent en marche le lendemain, et Boris, n'ayant revu ni
Bolkonsky ni Dolgoroukow, pendant le temps qui s'ecoula jusqu'a la
bataille d'Austerlitz, fut laisse dans son regiment.


X


Le 16, a l'aube, l'escadron de Denissow, faisant partie du detachement
du prince Bagration, quitta sa derniere etape pour gagner le champ de
bataille, a la suite des autres colonnes; mais, a la distance d'une
verste, il recut l'ordre de s'arreter. Rostow vit defiler devant lui les
cosaques, le 1er et le 2eme escadron de hussards, quelques bataillons
d'infanterie et de l'artillerie, les generaux prince Bagration,
Dolgoroukow et leurs aides de camp. La lutte interieure qu'il avait
soutenue pour vaincre la terreur qui s'emparait de lui au moment de
l'engagement, tous ses beaux reves sur la facon dont il s'y
distinguerait a l'avenir, s'evanouissaient en fumee, car son escadron
fut laisse dans la reserve, et la journee s'ecoula triste et ennuyeuse.
A neuf heures du matin, il entendit au loin une fusillade, des cris, des
hourras, il vit ramener quelques blesses et enfin, au milieu d'une
centaine de cosaques, tout un detachement de cavalerie francaise; si
l'engagement, comme on le voyait, avait ete court, il s'etait du moins
termine a notre avantage; officiers et soldats parlaient d'une brillante
victoire, de la prise de Vischau et d'un escadron francais fait
prisonnier. Le temps etait pur, un beau soleil rechauffait l'air apres
la legere gelee de la nuit, et le radieux eclat d'une belle journee
d'automne, en harmonie avec la joie et l'expression du triomphe, se
refletait sur les traits des soldats, des officiers, des generaux et des
aides de camp qui se croisaient en tous sens. Apres avoir souffert
l'angoisse inevitable qui precede une affaire, pour passer ensuite cette
joyeuse journee dans l'inaction, Rostow ressentait une vive impatience.

≪Rostow, viens ici, noyons notre chagrin! lui cria Denissow, qui, assis
sur le bord de la route, avait un flacon d'eau-de-vie et quelques
victuailles a cote de lui, et etait entoure d'officiers qui partageaient
ses provisions.

--Encore un qu'on amene! dit l'un d'eux, en designant un dragon francais
qui marchait entre deux cosaques, dont l'un menait par la bride la belle
et forte monture du prisonnier.

--Vends-moi le cheval, cria Denissow au cosaque.

--Volontiers, Votre Noblesse.≫

Les officiers se leverent et entourerent le cosaque et le prisonnier.
Ce dernier etait un jeune Alsacien, qui parlait francais avec un accent
allemand des plus prononces. Il etait rouge d'emotion; ayant entendu
parler sa langue, il s'adressait a chacun d'eux alternativement, en leur
expliquant qu'il n'avait pas ete pris par sa faute, que c'etait le
caporal qui en etait cause, qu'il l'avait envoye chercher des housses,
quoiqu'il l'assurat que les Russes etaient deja la, et a chaque phrase
il ajoutait:

≪Qu'on ne fasse pas de mal a mon petit cheval.≫

Et il le caressait. Il avait l'air de ne pas se rendre bien compte de ce
qu'il disait: tantot il s'excusait d'avoir ete fait prisonnier, tantot
il faisait parade de sa ponctualite a remplir ses devoirs de soldat,
comme s'il etait encore en presence de ses chefs. C'etait pour notre
arriere-garde un specimen exact des armees francaises, que nous
connaissions encore si peu.

Les cosaques echangerent son cheval contre deux pieces d'or, et Rostow,
qui pour le moment se trouvait le plus riche des officiers, en devint
proprietaire.

≪Mais qu'on ne fasse pas de mal a mon petit cheval,≫ lui repeta
l'Alsacien.

Rostow le rassura et lui donna un peu d'argent.

≪Allez! allez! dit le cosaque, en prenant le prisonnier francais par la
main pour le faire avancer.

--L'Empereur! l'Empereur! cria-t-on tout a coup autour d'eux. Tous
s'agiterent, se disperserent, se placerent a leur poste, et Rostow,
voyant venir de loin quelques cavaliers avec des plumets blancs, gagna
prestement sa place et se mit en selle. Toute sa mauvaise humeur, tout
son ennui, toute pensee personnelle s'effacerent a l'instant de son
esprit; devant le sentiment de joie ineffable qui le penetrait tout
entier, a l'approche de son souverain. C'etait pour lui une compensation
complete a la deception du matin; exalte, comme un amoureux qui a obtenu
le rendez-vous desire, il n'osait se retourner, et devinait son arrivee,
non au bruit des chevaux, mais a l'intensite de l'emotion qui
s'epanouissait en lui et qui eclairait et illuminait tout ce qui
l'entourait. Cependant le ≪soleil≫ arrivait plus pres, plus pres....
Rostow se sentait comme enveloppe des rayons de sa douce et majestueuse
lumiere..., et il entendit cette voix si bienveillante, si calme, si
imposante et si naturelle a la fois, qui resonna au milieu d'un silence
de mort:

≪Les hussards de Pavlograd? demanda l'Empereur.

--La reserve, Sire!≫ repondit une voix humaine, apres la voix divine qui
avait parle.

L'Empereur s'arreta devant Rostow. La beaute de sa figure, plus
frappante encore dans ce moment que le jour de la revue, brillait
d'entrain et de jeunesse, et cet air d'innocente jeunesse, tout
rayonnant de la vivacite de l'adolescence, n'enlevait rien a la sereine
majeste de ses traits. En parcourant des yeux l'escadron, son regard
rencontra l'espace d'une seconde celui de Rostow. Avait-il compris ce
qui bouillonnait dans l'ame de ce dernier? Rostow en etait convaincu,
car il avait senti passer sur lui le doux chatoiement de ses beaux yeux
bleus.

Relevant les sourcils, l'Empereur eperonna brusquement son cheval et
s'elanca au galop en avant.

Le jeune souverain n'avait pu se refuser le plaisir d'assister a
l'engagement, malgre tous les avis contraires de ses conseillers, et,
s'etant separe a midi de la troisieme colonne qu'il suivait, il allait
rejoindre l'avant-garde, lorsqu'au moment ou il atteignait les hussards,
plusieurs aides de camp lui apporterent la nouvelle de l'heureuse issue
de l'affaire.

Cette bataille, qui ne consistait, par le fait, qu'en la prise d'un
escadron francais, lui fut representee comme une grande victoire, si
bien que l'Empereur et meme l'armee, avant que la fumee se fut dissipee,
etaient persuades que les Francais avaient ete vaincus, et obliges de
battre en retraite. Peu d'instants apres le depart de l'Empereur, la
division du regiment de Pavlograd recut l'ordre d'avancer, et Rostow
eut encore une fois le bonheur d'apercevoir l'Empereur dans la petite
ville de Vischau. Quelques blesses et quelques tues qu'on n'avait pas eu
le temps d'enlever y gisaient encore sur la place ou la fusillade avait
ete la plus chaude. L'Empereur, accompagne de sa suite civile et
militaire, monte sur un cheval alezan, se penchait de cote, portant d'un
geste plein de grace une lorgnette d'or a ses yeux, et regardait un
soldat etendu a ses pieds, sans casque et la tete ensanglantee. L'aspect
de ce blesse, horrible a voir, si pres de l'Empereur, fut desagreable a
Rostow; il s'apercut de la contraction de son visage et du frissonnement
qui parcourait tout son etre; il vit son pied presser nerveusement le
flanc de sa monture, qui, bien dressee, conservait une immobilite
complete. Un aide de camp descendit de cheval pour soulever le blesse,
qui poussa un gemissement, et il le posa sur un brancard.

≪Doucement, doucement; ne peut-on pas faire cela plus doucement?≫ dit
l'Empereur, avec un accent de compassion qui prouvait que sa souffrance
etait plus vive que celle du mourant.

Il s'eloigna, et Rostow, qui avait remarque ses yeux humides de larmes,
l'entendit dire en francais a Czartorisky:

≪Quelle terrible chose que la guerre!≫

L'avant-garde etablie en avant de Vischau, en vue de l'ennemi, qui ce
jour-la cedait le terrain sans la moindre resistance, avait recu les
remerciements de l'Empereur, la promesse de recompenses et une double
ration d'eau-de-vie pour les hommes. Les grands feux du bivouac
petillaient encore plus gaiement que la veille, et les chants des
soldats remplissaient l'air. Denissow fetait son avancement au rang de
major, et Rostow, legerement gris a la fin du souper, proposa de porter
la sante de Sa Majeste, non pas la sante officielle de l'Empereur comme
souverain, mais la sante de l'Empereur comme homme plein de coeur et de
charme....

≪Buvons a sa sante, s'ecria-t-il, et a la prochaine victoire!... Si nous
nous sommes bien battus, si nous n'avons pas recule a Schongraben devant
les Francais, que sera-ce maintenant que nous l'avons, lui, a notre
tete? Nous mourrons avec bonheur pour lui, n'est-ce pas, messieurs? Je
ne m'exprime peut-etre pas bien, mais je le sens et vous aussi! A la
sante de l'empereur Alexandre 1er! Hourra!

--Hourra!≫ repondirent en choeur les officiers.

Et le vieux Kirstein criait avec autant d'enthousiasme que l'officier de
vingt ans.

Leurs verres vides et brises, Kirstein en remplit d'autres, et,
s'avancant en manches de chemise, un verre a la main, vers les soldats
groupes autour du feu, il leva le verre au-dessus de sa tete, pendant
que la flamme eclairait de ses rouges reflets sa pose triomphale, ses
grandes moustaches grises, et sa poitrine blanche, que sa chemise
entr'ouverte laissait a decouvert.

≪Enfants, a la sante de notre Empereur et a la victoire sur l'ennemi!≫
s'ecria-t-il de sa voix basse et vibrante.

Ses hommes l'entourerent en lui repondant par de bruyantes acclamations.

En se separant a la nuit, Denissow frappa sur l'epaule de son favori
Rostow:

≪Pas moyen de s'amouracher, hein? alors on s'est epris de l'Empereur!

--Denissow, ne plaisante pas la-dessus, c'est un sentiment trop eleve,
trop sublime!

--Oui, oui, mon jeune ami, je suis de ton avis, je le partage et je
l'approuve!--Non, tu ne le comprends pas!≫

Et Rostow alla se promener au milieu des feux, qui s'eteignaient peu a
peu, en revant au bonheur de mourir, sans songer a sa vie, de mourir
simplement sous les yeux de l'Empereur; il se sentait en effet
transporte d'enthousiasme pour lui, pour la gloire des armes russes et
pour le triomphe du lendemain. Du reste, il n'etait pas le seul a penser
ainsi: les neuf dixiemes des soldats eprouvaient, quoique a un moindre
degre, ces sensations enivrantes, pendant les heures memorables qui
precederent la journee d'Austerlitz.


XI


L'Empereur sejourna le lendemain a Vischau. Son premier medecin Willier
ayant ete appele par lui plusieurs fois, la nouvelle d'une indisposition
de l'Empereur s'etait repandue dans le quartier general, et dans son
entourage intime on disait qu'il n'avait ni appetit ni sommeil. On
attribuait cet etat a la violente impression qu'avait produite sur son
ame sensible la vue des morts et des blesses.

Le 17, de grand matin, un officier francais, protege par le drapeau
parlementaire, et demandant une audience de l'Empereur lui-meme, fut
amene des avant-postes. Cet officier etait Savary. L'empereur venait de
s'endormir. Savary dut attendre; a midi, il fut introduit, et une heure
apres il repartit avec le prince Dolgoroukow.

Il avait, disait-on, mission de proposer a l'empereur Alexandre une
entrevue avec Napoleon. A la grande joie de toute l'armee, cette
entrevue fut refusee, et le prince Dolgoroukow, le vainqueur de Vischau,
fut envoye avec Savary pour entrer en pourparlers avec Napoleon, dans le
cas ou, contre toute attente, ces pourparlers auraient la paix pour
objet.

Dolgoroukow, de retour le meme soir, resta longtemps en tete-a-tete avec
l'Empereur.

Le 18 et le 19 novembre, les troupes firent encore deux etapes, pendant
que les avant-postes ennemis ne cessaient de se replier, apres avoir
echange quelques coups de fusil avec les notres. Dans l'apres-midi du
19, un mouvement inaccoutume d'allees et venues eut lieu dans les hautes
spheres de l'armee, et se continua jusqu'au lendemain matin, 20
novembre, date de la memorable bataille d'Austerlitz.

Jusqu'a l'apres-midi du 19, l'agitation inusitee, les conversations
animees, les courses des aides de camp, n'avaient pas depasse les
limites du quartier general des empereurs, mais elles ne tarderent pas a
gagner l'etat-major de Koutouzow, et bientot apres les etats-majors des
chefs de division. Dans la soiree, les ordres portes par les aides de
camp avaient mis en mouvement toutes les parties de l'armee, et pendant
la nuit du 19 au 20 cette enorme masse de 80 000 hommes se souleva en
bloc, s'ebranla et se mit en marche avec un sourd roulement.

Le mouvement, concentre le matin dans le quartier general des Empereurs,
en se repandant de proche en proche, avait atteint et tire de leur
immobilite jusqu'aux derniers ressorts de cette immense machine
militaire, comparable au mecanisme si complique d'une grande horloge.
L'impulsion une fois donnee, nul ne saurait plus l'arreter: la grande
roue motrice, en accelerant rapidement sa rotation, entraine a sa suite
toutes les autres: lancees a fond de train, sans avoir idee du but a
atteindre, les roues s'engrenent, les essieux crient, les poids
gemissent, les figurines defilent, et les aiguilles, se mouvant
lentement, marquent l'heure, resultat final obtenu par la meme impulsion
donnee a ces milliers d'engrenages, qui semblaient destines a ne jamais
sortir de leur immobilite! C'est ainsi que les desirs, les humiliations,
les souffrances, les elans d'orgueil, de terreur, d'enthousiasme, la
somme entiere des sensations eprouvees par 160 000 Russes et Francais
eurent comme resultat final, marque par l'aiguille sur le cadran de
l'histoire de l'humanite, la grande bataille d'Austerlitz, la bataille
des trois Empereurs!

Le prince Andre etait de service ce jour-la, et n'avait pas quitte le
general en chef Koutouzow, qui, arrive a six heures du soir au quartier
general des deux Empereurs, apres avoir eu une courte audience de Sa
Majeste, se rendit chez le grand marechal de la cour, comte Tolstoi.

Bolkonsky, ayant remarque l'air contrarie et mecontent de Koutouzow, en
profita pour entrer chez Dolgoroukow, et lui demander les details sur ce
qui se passait; il avait cru s'apercevoir egalement qu'on en voulait a
son chef au quartier general, et qu'on affectait avec lui le ton de ceux
qui savent quelque chose que les autres ignorent.

≪Bonjour, mon cher, lui dit Dolgoroukow, qui prenait le the avec
Bilibine. La fete est pour demain. Que fait votre vieux, il est de
mauvaise humeur?

--Je ne dirai pas qu'il soit de mauvaise humeur, mais il aurait voulu,
je crois, qu'on l'eut entendu.

--Comment donc, mais on l'a ecoute au conseil de guerre et on l'ecoutera
toujours lorsqu'il parlera sensement, mais trainer en longueur et
toujours attendre, lorsque Bonaparte a visiblement peur de la
bataille,... c'est impossible.

--Mais vous l'avez vu, Bonaparte? Quelle impression vous a-t-il faite?

--Oui, je l'ai vu, et je demeure convaincu qu'il redoute terriblement
cette bataille, repeta Dolgoroukow, enchante de la conclusion qu'il
avait tiree de sa visite a Napoleon. S'il ne la redoutait pas, pourquoi
aurait-il demande cette entrevue, entame ces pourparlers? Pourquoi se
serait-il replie, lorsque cette retraite est tout l'oppose de sa
tactique habituelle? Croyez-moi: il a peur, son heure est venue, je puis
vous l'assurer.

--Mais comment est-il? demanda le prince Andre.

--C'est un homme en redingote grise, tres desireux de m'entendre
l'appeler Votre Majeste, mais je ne l'ai honore d'aucun titre, a son
grand chagrin. Voila quel homme c'est, rien de plus! Et malgre le
profond respect que je porte au vieux Koutouzow, nous serions dans une
jolie situation si nous continuions a attendre l'inconnu, et a lui
donner ainsi la chance de s'en aller ou de nous tromper, tandis qu'a
present nous sommes surs de le prendre. Il ne faut pas oublier le
principe de Souvarow: qu'il vaut mieux attaquer que de se laisser
attaquer. L'ardeur des jeunes gens a la guerre, est, croyez-moi, un
indicateur plus sur que toute l'experience des vieux tacticiens.

--Mais quelle est donc sa position? Je suis alle aujourd'hui aux
avant-postes, et il est impossible de decouvrir ou se trouve le gros de
ses forces, reprit le prince Andre, qui brulait d'envie d'exposer au
prince Dolgoroukow son plan d'attaque particulier.

--Ceci est parfaitement indifferent. Tous les cas sont prevus s'il est a
Brunn...,≫ repartit Dolgoroukow, en se levant pour deployer une carte
sur la table et expliquer a sa facon le projet d'attaque de Weirother,
qui consistait en un mouvement de flanc.

Le prince Andre fit des objections pour prouver que son plan valait
celui de Weirother, qui n'avait pour lui que la bonne fortune d'avoir
ete approuve. Pendant que le prince Andre faisait ressortir les cotes
faibles de ce dernier et les avantages du sien, le prince Dolgoroukow
avait cesse de l'ecouter et jetait des regards distraits tour a tour sur
la carte et sur lui.

≪Il y aura un conseil de guerre ce soir chez Koutouzow, et vous pourrez
exposer vos objections, dit Dolgoroukow.

--Et je le ferai certainement, reprit le prince Andre.

--De quoi vous preoccupez-vous, messieurs? dit avec un sourire railleur
Bilibine, qui, apres les avoir ecoutes en silence, se preparait a les
plaisanter. Qu'il y ait une victoire ou une defaite demain, l'honneur de
l'armee russe sera sauf, car, a l'exception de notre Koutouzow, il n'y a
pas un seul Russe parmi les chefs des differentes divisions; voyez
plutot: Herr general Wimpfen, le comte de Langeron, le prince de
Lichtenstein, le prince de Hohenlohe et enfin Prsch..., Prsch... et
ainsi de suite, comme tous les noms polonais.

--Taisez-vous, mauvaise langue, dit Dolgoroukow, vous vous trompez: il
y a deux Russes, Miloradovitch et Doktourow; il y en a meme un
troisieme, Araktcheiew, mais il n'a pas les nerfs solides.

--Je vais rejoindre mon chef, dit le prince Andre. Bonne chance,
messieurs!≫

Et il sortit en leur serrant la main a tous deux.

Pendant le trajet, le prince Andre ne put s'empecher de demander a
Koutouzow, qui etait assis en silence a ses cotes, ce qu'il pensait de
la bataille du lendemain. Celui-ci, avec un air profondement serieux,
lui repondit, au bout d'une seconde: ≪Je pense qu'elle sera perdue, et
j'ai prie le comte Tolstoi de transmettre mon opinion a l'Empereur....
Eh bien, que croyez-vous qu'il m'ait repondu? ≪Eh, mon cher general, je
me mele du riz et des cotelettes, melez-vous des affaires de la guerre≫
Oui, mon cher, voila ce qu'ils m'ont repondu!≫


XII


A dix heures du soir, Weirother porta son plan au logement de Koutouzow,
ou devait se rassembler le conseil de guerre. Tous les chefs de
colonnes, avaient ete convoques, et tous, a l'exception du prince
Bagration, qui s'etait fait excuser, se reunirent a l'heure indiquee.

Weirother, le grand organisateur de la bataille du lendemain, avec sa
vivacite et sa hate fievreuse, faisait un contraste complet avec
Koutouzow, mecontent et endormi, qui presidait malgre lui le Conseil de
guerre. Weirother se trouvait, a la tete de ce mouvement que rien ne
pouvait plus arreter, dans la situation d'un cheval attele qui, se
precipitant sur une descente, ne sait plus si c'est lui qui entraine la
voiture ou si c'est la voiture qui le pousse. Emporte par une force
irresistible, il ne se donnait plus le temps de reflechir a la
consequence de cet elan. Il avait ete deux fois dans la soiree inspecter
les lignes ennemies, deux fois chez les empereurs pour faire son rapport
et donner des explications, et de plus dans sa chancellerie, ou il avait
dicte en allemand un projet de disposition des troupes. Aussi
arriva-t-il au conseil de guerre completement epuise.

Sa preoccupation etait si evidente qu'il en oubliait la deference qu'il
devait au general en chef: il l'interrompait a tout moment par des
paroles sans suite, sans meme le regarder, sans repondre aux questions
qui lui etaient adressees. Avec ses habits couverts de boue, il avait un
air piteux, fatigue, egare, qui cependant n'excluait pas l'orgueil et la
jactance.

Koutouzow occupait un ancien chateau. Dans le grand salon, transforme en
cabinet, etaient reunis: Koutouzow, Weirother, tous les membres du
conseil de guerre et le prince Andre, qui, apres avoir transmis les
excuses du prince Bagration, avait obtenu l'autorisation de rester.

≪Le prince Bagration ne venant pas, nous pouvons commencer notre
seance,≫ dit Weirother, en se levant avec empressement pour se
rapprocher de la table, sur laquelle etait etalee, une immense carte
topographique des environs de Brunn.

Koutouzow, dont l'uniforme deboutonne laissait prendre l'air a son large
cou de taureau, enfonce dans un fauteuil a la Voltaire, ses petites
mains potelees de vieillard symetriquement posees sur les bras du
fauteuil, paraissait endormi, mais le son de la voix de Weirother lui
fit ouvrir avec effort l'oeil qui lui restait.

≪Oui, je vous en prie, autrement il sera trop tard...≫

Et sa tete retomba sur sa poitrine, et son oeil se referma.

Quand la lecture commenca, les membres du conseil auraient pu croire
qu'il faisait semblant de dormir, mais son ronflement sonore leur prouva
bientot qu'il avait cede malgre lui a cet invincible besoin de sommeil,
inherent a la nature humaine, en depit de son desir de temoigner son
dedain pour les dispositions qui avaient ete arretees. En effet, il
dormait profondement. Weirother, trop occupe pour perdre une seconde,
lui jeta un coup d'oeil, prit un papier et commenca d'un ton monotone
la lecture tres compliquee et tres difficile a suivre de la dislocation
des troupes:

≪_Dislocation des troupes pour l'attaque des positions ennemies derriere
Kobelnitz et Sokolenitz, du 30 novembre 1805._

≪Vu que le flanc gauche de l'ennemi s'appuie sur des montagnes boisees
et que son aile droite s'etend le long des etangs derri ere Kobelnitz et
Sokolenitz et que notre flanc gauche deborde de beaucoup son flanc
droit, il serait avantageux d'attaquer l'aile droite de l'ennemi; si
nous parvenons surtout a nous emparer des villages de Kobelnitz et de
Sokolenitz, nous nous trouverions alors dans la possibilite de tomber
sur le flanc de l'ennemi et de le poursuivre dans la plaine, entre
Schlappanitz et le bois de Turass, en evitant les defiles entre
Schlappanitz et Bellovitz, qui couvrent le front de l'ennemi. Il est
indispensable dans ce but.... La premiere colonne marche... la seconde
colonne marche... la troisieme colonne marche, etc.≫

Ainsi lisait Weirother, pendant que les generaux essayaient de le
suivre, avec un deplaisir manifeste. Le blond general Bouxhevden, de
haute taille, debout et le dos appuye au mur, les yeux fixes sur la
flamme d'une des bougies, affectait meme de ne pas ecouter. A cote de
lui, Miloradovitch, avec sa figure haute en couleur, sa moustache
retroussee, assis avec un laisser-aller militaire, les coudes en dehors
et les mains sur les genoux, en face de Weirother, fixait sur lui, tout
en gardant un silence opiniatre, ses grands yeux brillants, qu'il
reportait, a la moindre pause, sur ses collegues, sans qu'il leur fut
possible de se rendre compte de la signification de ce regard. Etait-il
pour ou contre, mecontent ou satisfait des mesures prises? Le plus
rapproche de Weirother etait le comte de Langeron, qui avait le type
d'un Francais du midi; un fin sourire n'avait cesse d'animer son visage
pendant la lecture, et ses yeux suivaient le jeu de ses doigts fluets
qui faisaient tourner une tabatiere en or ornee d'une miniature. Au
milieu d'une des plus longues periodes il avait releve la tete, et il
etait sur le point d'interrompre Weirother avec une politesse presque
blessante: mais le general autrichien, sans s'arreter, froncant le
sourcil, fit un geste imperatif de la main comme s'il voulait lui dire:
≪Apres, apres, vous me ferez vos observations; maintenant suivez sur la
carte et ecoutez.≫ Langeron, surpris, leva les yeux au ciel, se tourna
en cherchant une explication du cote de Miloradovitch; mais, rencontrant
son regard sans expression, il pencha tristement la tete et recommenca a
faire tourner sa tabatiere.

≪Une lecon de geographie!≫ murmura-t-il a demi-voix, mais assez haut
cependant pour etre entendu.

Prsczebichewsky, tenant comme un cornet acoustique la main pres de son
oreille avec une politesse respectueuse mais digne, avait l'air d'un
homme dont l'attention est completement absorbee. Doktourow, de petite
taille, d'un exterieur modeste et d'une volonte a toute epreuve, a demi
penche sur la carte, etudiait consciencieusement le terrain qui lui
etait inconnu. Il avait a plusieurs reprises prie Weirother de repeter
les mots qu'il n'avait pas saisis au passage et les noms des differents
villages, qu'il inscrivait au fur et a mesure sur son carnet.

La lecture, qui avait dure plus d'une heure, une fois terminee,
Langeron, arretant le mouvement de rotation de sa tabatiere sans
s'adresser a personne en particulier, exprima son opinion sur la
difficulte d'executer ce plan, qui n'etait fonde que sur une position
supposee de l'ennemi, tandis que cette position ne pouvait etre
exactement reconnue, vu la frequence de ses mouvements. Ces objections
etaient fondees; mais leur but evident etait, cela se voyait, de faire
sentir au general autrichien qu'il leur avait lu son projet avec
l'assurance d'un regent de college dictant une lecon a ses ecoliers, et
qu'il avait affaire, non a des imbeciles, mais a des gens parfaitement
capables de lui en remontrer dans l'art militaire. Le son de la voix
monotone de Weirother ayant cesse de se faire entendre, Koutouzow ouvrit
l'oeil, comme le meunier qui se reveille lorsque s'arrete le bruit
somnifere des roues de son moulin; apres avoir ecoute Langeron, il
referma l'oeil de nouveau et pencha la tete encore plus sur sa poitrine,
temoignant ainsi du peu d'interet qu'il prenait a cette discussion.

Mettant tous ses efforts a irriter Weirother et a le froisser dans son
amour-propre d'auteur, Langeron continuait a demontrer que Bonaparte
pouvait tout aussi bien prendre l'initiative de l'attaque que se laisser
attaquer, et que dans ce cas il detruisait du coup toutes les
combinaisons du plan. Son adversaire ne repondait a ses arguments que
par un sourire de profond mepris, qui lui tenait lieu de toute replique:

≪S'il avait pu nous attaquer, il l'aurait deja fait!

--Vous ne le croyez donc pas fort? dit Langeron.

--S'il a 40 000 hommes, c'est beaucoup, repondit Weirother, avec le
dedain d'un docteur auquel une bonne femme indique un remede.

--Dans ce cas, il court a sa perte en attendant notre attaque,≫ continua
Langeron d'un ton ironique.

Il cherchait un appui dans Miloradovitch, mais celui-ci etait a cent
lieues de la discussion.

≪Ma foi, dit-il, demain nous le verrons sur le champ de bataille.≫

Sur la figure de Weirother, on lisait clairement qu'il lui paraissait
etrange de rencontrer des objections chez les generaux russes, lorsque
non seulement lui, mais encore les deux empereurs etaient convaincus de
la justesse de son plan.

≪Les feux sont eteints dans le camp ennemi, et on y entend un bruit
incessant, dit-il. Que veut dire cela, si ce n'est qu'il se retire, et
c'est la seule chose que nous ayons a craindre, ou bien encore qu'il
change ses positions. Meme en supposant qu'il prenne celle de Turass, il
nous epargnera beaucoup de peine, et nos dispositions resteront les
memes dans leurs moindres details.

--De quelle maniere?...≫ demanda le prince Andre, qui cherchait depuis
longtemps l'occasion d'exprimer ses doutes.

Mais Koutouzow se reveilla en toussant avec bruit:

≪Messieurs, dit-il, nos dispositions pour demain; je dirai meme pour
aujourd'hui, puisqu'il est une heure du matin, nos dispositions ne
sauraient etre changees. Vous les connaissez; nous ferons tous notre
devoir. Et rien n'est plus important, la veille d'une bataille,--il
s'arreta un moment,--que de faire un bon somme!≫

Il fit mine de se lever. Les generaux le saluerent, et on se separa.


Le Conseil de guerre, devant lequel le prince Andre n'avait pas eu le
loisir d'exprimer sa maniere de voir, lui laissa une impression de
trouble et d'inquietude, et il se demandait qui d'eux tous avait raison,
de Dolgoroukow et Weirother, ou bien de Koutouzow et Langeron. Koutouzow
ne pouvait-il donc dire son opinion franchement a l'Empereur? Cela se
passait-il toujours ainsi, et en vient-on a risquer des milliers
d'existences et la mienne, pensait-il, grace a des interets de cour tout
personnels?... Oui, on me tuera peut-etre demain...? Et tout a coup
cette idee de la mort evoqua en lui toute une serie de souvenirs
lointains et intimes, ses adieux a son pere, a sa femme, les premiers
temps de son mariage et son amour pour elle! Il se souvint de sa
grossesse, il s'attendrit sur elle, sur lui-meme, et sortant, tout emu
et agite, de la cabane ou il logeait avec Nesvitsky, il se mit a
marcher.

La nuit etait brumeuse, et un mysterieux rayon de lune essayait d'en
percer les tenebres.

≪Oui, demain, demain!≫ se disait-il. Tout sera peut-etre fini pour moi
et ces souvenirs n'auront peut-etre plus de valeur. Ce sera demain, je
le sens, qu'il me sera donne de montrer tout ce que je puis faire...≫

Et il se representait la bataille, les pertes, la concentration de la
lutte sur un point, la confusion des chefs:

≪Voila enfin l'heureux moment, le Toulon si ardemment desire!≫

Il se vit ensuite exposant son opinion claire et precise a Koutouzov, a
Weirother, aux empereurs. Tous etaient frappes de la justesse de ses
combinaisons, mais personne n'osait prendre sur lui de les executer....
Il choisissait un regiment, une division, posait ses conditions pour
qu'on ne se mit pas en travers de ses projets, menait sa division sur le
point decisif et remportait la victoire!... Et la mort et l'agonie? lui
soufflait une autre voix. Mais le prince Andre continuait a rever a ses
futurs succes. C'est a lui que l'on confiait le plan de la prochaine
bataille. Il n'etait, il est vrai, qu'un officier de service aupres de
Koutouzow, mais c'etait lui qui faisait tout, et la seconde bataille
etait egalement gagnee!... c'etait lui qui remplacait Koutouzow!... Eh
bien, apres? reprit l'autre voix, apres, si en attendant tu n'es pas
blesse, tue ou decu, qu'arrivera-t-il?--Apres, se repondait le prince
Andre, je n'en sais rien et n'en veux rien savoir. Ce n'est pas ma faute
si je tiens a obtenir de la gloire, si je tiens a me rendre celebre, a
me faire aimer des hommes, si c'est mon seul but dans la vie! Je ne le
dirai a personne, mais qu'y puis-je faire, si je ne tiens qu'a la gloire
et a l'amour des hommes? La mort, les blessures, la perte de ma famille,
rien de tout cela ne m'effraye, et quelque chers que me soient les etres
que j'aime, mon pere, ma soeur, ma femme, quelque etrange que cela
puisse paraitre, je les donnerais tous pour une minute de gloire, de
triomphe, d'amour de la part de ces hommes que je ne connais pas et que
je ne connaitrai jamais, pensait-il.

Pretant l'oreille au murmure confus qui s'elevait autour de la demeure
de Koutouzow, il y distingua les voix de la domesticite occupee a
l'emballage, et celle d'un cocher qui raillait sur son nom le vieux
cuisinier de Koutouzow, appele Tite.

≪Le diable t'emporte! grommela le vieillard, au milieu des rires de ceux
qui l'entouraient.

--Et pourtant, se disait le prince Bolkonsky, je ne tiens qu'a m'elever
au-dessus d'eux tous, je ne tiens qu'a cette gloire mysterieuse que je
sens planer dans ce brouillard au-dessus de ma tete!≫


XIII


Rostow passa cette nuit-la avec son peloton aux avant-postes du
detachement de Bagration. Ses hussards etaient en vedette deux par deux;
lui-meme parcourait leur ligne au pas de son cheval, pour vaincre
l'irresistible sommeil qui s'emparait de lui. Derriere, sur une vaste
etendue, brillaient indistinctement a travers le brouillard les feux de
nos bivouacs, tandis qu'autour de lui et devant lui s'etendait la nuit
profonde. Malgre tous ses efforts pour percer la brume, il ne voyait
rien. Il croyait parfois entrevoir une lueur indecise, quelques feux
tremblotants, puis tout s'effacait, et il se disait, qu'il avait ete le
jouet d'une illusion; ses yeux se refermaient, et son imagination lui
representait tantot l'Empereur, tantot Denissow, tantot sa famille, et
il ouvrait de nouveau les yeux et n'apercevait devant lui que les
oreilles et la tete de son cheval, les ombres de ses hussards et la meme
obscurite impenetrable.

≪Pourquoi ne m'arriverait-il pas ce qui est arrive a tant d'autres? se
disait-il. Pourquoi ne me trouverais-je pas sur le passage de
l'Empereur, qui me donnerait une commission comme a tout autre officier
et, une fois la commission remplie, me rapprocherait de sa personne! Oh!
s'il le faisait, comme je veillerais sur lui, comme je lui dirais la
verite, comme je demasquerais les fourbes!≫

Et Rostow, pour mieux se representer son amour et son entier devouement
a l'Empereur, se voyait aux prises avec un traitre allemand, qu'il
souffletait et tuait sous les yeux de son souverain. Un cri eloigne le
fit tressaillir.

≪Ou suis-je? ah! oui, aux avant-postes! le mot d'ordre et de ralliement:
≪Timon et Olmutz!≫ Quel guignon d'etre laisse demain dans la reserve!
Si du moins on me permettait de prendre part a l'affaire! Ce serait
peut-etre la seule chance de voir l'Empereur. Je vais etre releve tout a
l'heure, et j'irai le demander au general.≫

Il se raffermit sur sa selle pour aller inspecter encore une fois ses
hussards. La nuit lui parut moins sombre: il distinguait confusement a
gauche une pente douce, et vis-a-vis, s'elevant a pic, un noir mamelon,
sur le plateau duquel s'etalait une tache blanche dont il ne pouvait se
rendre compte. Etait-ce une clairiere eclairee par la lune, des maisons
blanches, ou une couche de neige? Il crut meme y apercevoir un certain
mouvement:

≪Une tache blanche? se dit Rostow, c'est de la neige a coup sur; une
tache!≫ repeta-t-il, a moitie endormi.

Et il retomba dans ses reves....

≪Natacha! murmura-t-il, elle ne voudra jamais croire que j'ai vu
l'Empereur!

--A droite, Votre Noblesse, il y a la des buissons!≫ lui dit le hussard
devant lequel il passait.

Il releva la tete, et s'arreta. Il se sentait vaincu par le sommeil de
la jeunesse:

≪Oui, mais a quoi vais-je penser? Comment parlerai-je a l'Empereur?...
Non, non, ce n'est pas ca...≫

Et sa tete s'inclinait de nouveau, lorsque dans son reve, croyant qu'on
tirait sur lui, il s'ecria en se reveillant en sursaut:

≪Qui va la?...≫

Et il entendit au meme instant, la ou il supposait devoir etre l'ennemi,
les cris retentissants de milliers de voix; son cheval et celui du
hussard qui marchait a ses cotes dresserent les oreilles. A l'endroit
d'ou ces cris partaient brilla et s'eteignit un feu solitaire, puis un
autre scintilla, et toute la ligne des troupes ennemies echelonnees sur
la montagne s'eclaira subitement d'une trainee de feux, pendant que les
clameurs allaient en augmentant. Rostow pouvait reconnaitre, par les
intonations, que c'etait du francais, bien qu'il fut impossible de
distinguer les mots a cause du brouhaha.

≪Qu'est-ce que c'est? Qu'en penses-tu? demanda-t-il a son hussard. C'est
pourtant bien chez l'ennemi?... Ne l'entends-tu donc pas? ajouta-t-il,
en voyant qu'il ne lui repondait pas.

--Eh! qu'est-ce qui peut le savoir, Votre Noblesse?

--D'apres la direction, ce doit bien etre chez lui.

--Peut-etre chez lui, peut-etre pas! il se passe tant de choses la nuit!
He, voyons, pas de betises,≫ dit-il a son cheval.

Celui de Rostow s'echauffait egalement et frappait du pied la terre
gelee. Les cris augmentaient de force et de violence et se confondaient
en une immense clameur, comme seule pouvait la produire une armee de
plusieurs milliers d'hommes. Les feux s'allumaient sur toute la ligne.
Le sommeil de Rostow avait ete chasse par le bruit des acclamations
triomphantes:

≪Vive l'Empereur! vive l'Empereur! entendait-il distinctement.

--Ils ne sont pas loin, ils doivent etre la, derriere le ruisseau,≫
dit-il a son hussard.

Celui-ci soupira sans repondre et fit entendre une toux de mauvaise
humeur.

Le pas d'un cheval approchait, et il vit, surgissant tout a coup devant
lui du milieu du brouillard, une figure qui lui parut gigantesque:
c'etait un sous-officier, qui lui annonca l'arrivee des generaux.
Rostow, se dirigeant a leur rencontre, se retourna pour suivre du regard
les feux de l'ennemi. Le prince Bagration et le prince Dolgoroukow,
accompagnes de leurs aides de camp, etaient venus voir cette
fantasmagorie de feux et ecouter les clameurs de l'ennemi. Rostow
s'approcha de Bagration et, apres lui avoir fait son rapport, se joignit
a sa suite, pretant l'oreille a la conversation des deux chefs.

≪Croyez-moi, disait Dolgoroukow, ce n'est qu'une ruse de guerre: il
s'est retire, et il a donne l'ordre a l'arriere-garde d'allumer des feux
et de faire du bruit afin de nous tromper.

--J'ai peine a le croire, reprit Bagration; ils occupent ce mamelon
depuis hier soir; s'ils se retiraient, ils l'auraient aussi abandonne.
Monsieur l'officier, dit-il a Rostow, les eclaireurs y sont-ils encore?

--Ils y etaient hier au soir, Excellence, mais maintenant je ne pourrais
vous le dire. Faut-il y aller voir avec mes hussards?≫

Bagration faisait de vains efforts pour distinguer la figure de Rostow.

≪Bien, allez-y≫ dit-il apres un moment de silence.

Rostow lanca son cheval en avant, appela le sous-officier et deux
hussards, leur donna l'ordre de l'accompagner, et descendit au trot la
montagne dans la direction des cris. Il eprouvait un melange
d'inquietude et de plaisir a se perdre ainsi avec ses trois hussards
dans les tenebres pleines de vapeurs, de mysteres et de dangers.
Bagration lui enjoignit, de la hauteur ou il etait place, de ne pas
franchir le ruisseau, mais Rostow feignit de ne pas l'avoir entendu. Il
allait, il allait toujours, prenant les buissons pour des arbres et les
ravines pour des hommes. Arrive au pied de la montagne, il ne voyait
plus ni les notres ni l'ennemi. En revanche, les cris et les voix
etaient plus distincts. A quelques pas devant lui, il crut apercevoir
une riviere, mais en approchant il reconnut une grande route, et il
s'arreta indecis sur la direction a prendre: fallait-il la suivre ou la
traverser pour continuer a travers champs vers la montagne opposee?
Suivre cette route, qui tranchait dans le brouillard, etait plus sage,
parce qu'on y pouvait voir devant soi.

≪Suis-moi,≫ dit-il.

Et il la franchit pour monter au galop le versant oppose, occupe depuis
la veille par un piquet francais.

≪Votre Noblesse, le voila!≫ lui dit un de ses hussards.

Rostow eut a peine le temps de remarquer un point noir dans le
brouillard, qu'une lueur parut, un coup partit, et une balle siffla
comme a regret bien haut dans la brume et se perdit au loin. Un second
eclair brilla, le coup ne partit point. Rostow tourna bride et s'eloigna
au galop. Quatre coups partirent sur differents points, et les balles
chanterent sur tous les tons. Rostow retint un moment son cheval, excite
comme lui, et le mit au pas:

≪Encore, et encore!≫ se disait-il gaiement.

Mais les fusils se turent. Arrive au galop aupres de Bagration, il porta
deux doigts a sa visiere.

Dolgoroukow defendait toujours son opinion:

≪Les Francais se retiraient et n'avaient allume leurs feux que pour nous
tromper. Ils ont parfaitement pu se retirer et laisser des piquets.

--En tout cas, ils ne sont pas tous partis, Prince, dit Bagration. Nous
ne le saurons que demain.

--Le piquet est sur la montagne, Excellence, et toujours la au meme
endroit, dit Rostow, sans pouvoir reprimer un sourire de satisfaction,
cause par sa course et par le sifflement des balles.

--Bien, bien, dit Bagration, je vous remercie, monsieur l'officier.

--Excellence, dit Rostow, permettez-moi de....

--Qu'y a-t-il?

--Notre escadron sera laisse dans la reserve, ayez la bonte de
m'attacher au 1er escadron.

--Comment vous appelez-vous?

--Comte Rostow.

--Ah! c'est bien, bien! Je te garde aupres de moi comme ordonnance.

--Vous etes le fils d'Elie Andreievitch, dit Dolgoroukow. Mais...≫

Rostow, sans lui repondre, demanda au prince Bagration: ≪Puis-je alors
esperer, Excellence?...

--J'en donnerai l'ordre.

--Demain, qui sait, oui, demain on m'enverra peut-etre porter un message
a l'Empereur. Dieu soit loue!≫ se dit-il.

Les cris et les feux de l'armee ennemie etaient causes par la lecture de
la proclamation de Napoleon, pendant laquelle l'Empereur faisait
lui-meme a cheval le tour des bivouacs. Les soldats l'ayant apercu,
allumaient des torches de paille et le suivaient en criant: Vive
l'Empereur! L'ordre du jour contenant la proclamation de Napoleon venait
de paraitre; elle etait ainsi concue:

≪SOLDATS!

≪L'armee russe se presente devant vous pour venger l'armee autrichienne
d'Ulm. Ce sont ces memes bataillons que vous avez battus a Hollabrunn,
et que depuis vous avez constamment poursuivis jusqu'ici.

≪Les positions que nous occupons sont formidables, et, pendant qu'ils
marcheront pour tourner ma droite, ils me presenteront le flanc.
Soldats, je dirigerai moi-meme vos bataillons. Je me tiendrai loin du
feu, si, avec votre bravoure accoutumee, vous portez le desordre et la
confusion dans les rangs ennemis; mais, si la victoire etait un moment
incertaine, vous verriez votre Empereur s'exposer aux premiers coups,
car la victoire ne saurait hesiter, dans cette journee surtout ou il
s'agit de l'honneur de l'infanterie francaise, qui importe tant a l'honneur de toute la nation.

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