Un des hommes les plus remarquables et les plus antipathiques, a
mon avis. C'est le ministre des affaires etrangeres, le prince
Adam Czartorisky.... Ce sont ces hommes-la, dit le prince Andre avec
un soupir qu'il ne put reprimer, qui decident du sort des
nations!≫
Les troupes se mirent en marche le lendemain, et Boris, n'ayant
revu ni Bolkonsky ni Dolgoroukow, pendant le temps qui s'ecoula jusqu'a
la bataille d'Austerlitz, fut laisse dans son
regiment.
X
Le 16, a l'aube, l'escadron de Denissow,
faisant partie du detachement du prince Bagration, quitta sa derniere etape
pour gagner le champ de bataille, a la suite des autres colonnes; mais, a la
distance d'une verste, il recut l'ordre de s'arreter. Rostow vit defiler
devant lui les cosaques, le 1er et le 2eme escadron de hussards, quelques
bataillons d'infanterie et de l'artillerie, les generaux prince
Bagration, Dolgoroukow et leurs aides de camp. La lutte interieure qu'il
avait soutenue pour vaincre la terreur qui s'emparait de lui au moment
de l'engagement, tous ses beaux reves sur la facon dont il
s'y distinguerait a l'avenir, s'evanouissaient en fumee, car son
escadron fut laisse dans la reserve, et la journee s'ecoula triste et
ennuyeuse. A neuf heures du matin, il entendit au loin une fusillade, des
cris, des hourras, il vit ramener quelques blesses et enfin, au milieu
d'une centaine de cosaques, tout un detachement de cavalerie francaise;
si l'engagement, comme on le voyait, avait ete court, il s'etait du
moins termine a notre avantage; officiers et soldats parlaient d'une
brillante victoire, de la prise de Vischau et d'un escadron francais
fait prisonnier. Le temps etait pur, un beau soleil rechauffait l'air
apres la legere gelee de la nuit, et le radieux eclat d'une belle
journee d'automne, en harmonie avec la joie et l'expression du triomphe,
se refletait sur les traits des soldats, des officiers, des generaux et
des aides de camp qui se croisaient en tous sens. Apres avoir
souffert l'angoisse inevitable qui precede une affaire, pour passer ensuite
cette joyeuse journee dans l'inaction, Rostow ressentait une vive
impatience.
≪Rostow, viens ici, noyons notre chagrin! lui cria Denissow,
qui, assis sur le bord de la route, avait un flacon d'eau-de-vie et
quelques victuailles a cote de lui, et etait entoure d'officiers qui
partageaient ses provisions.
--Encore un qu'on amene! dit l'un d'eux,
en designant un dragon francais qui marchait entre deux cosaques, dont l'un
menait par la bride la belle et forte monture du
prisonnier.
--Vends-moi le cheval, cria Denissow au
cosaque.
--Volontiers, Votre Noblesse.≫
Les officiers se leverent
et entourerent le cosaque et le prisonnier. Ce dernier etait un jeune
Alsacien, qui parlait francais avec un accent allemand des plus prononces. Il
etait rouge d'emotion; ayant entendu parler sa langue, il s'adressait a
chacun d'eux alternativement, en leur expliquant qu'il n'avait pas ete pris
par sa faute, que c'etait le caporal qui en etait cause, qu'il l'avait envoye
chercher des housses, quoiqu'il l'assurat que les Russes etaient deja la, et
a chaque phrase il ajoutait:
≪Qu'on ne fasse pas de mal a mon petit
cheval.≫
Et il le caressait. Il avait l'air de ne pas se rendre bien
compte de ce qu'il disait: tantot il s'excusait d'avoir ete fait prisonnier,
tantot il faisait parade de sa ponctualite a remplir ses devoirs de
soldat, comme s'il etait encore en presence de ses chefs. C'etait pour
notre arriere-garde un specimen exact des armees francaises, que
nous connaissions encore si peu.
Les cosaques echangerent son cheval
contre deux pieces d'or, et Rostow, qui pour le moment se trouvait le plus
riche des officiers, en devint proprietaire.
≪Mais qu'on ne fasse pas
de mal a mon petit cheval,≫ lui repeta l'Alsacien.
Rostow le rassura
et lui donna un peu d'argent.
≪Allez! allez! dit le cosaque, en prenant
le prisonnier francais par la main pour le faire
avancer.
--L'Empereur! l'Empereur! cria-t-on tout a coup autour d'eux.
Tous s'agiterent, se disperserent, se placerent a leur poste, et
Rostow, voyant venir de loin quelques cavaliers avec des plumets blancs,
gagna prestement sa place et se mit en selle. Toute sa mauvaise humeur,
tout son ennui, toute pensee personnelle s'effacerent a l'instant de
son esprit; devant le sentiment de joie ineffable qui le penetrait
tout entier, a l'approche de son souverain. C'etait pour lui une
compensation complete a la deception du matin; exalte, comme un amoureux qui
a obtenu le rendez-vous desire, il n'osait se retourner, et devinait son
arrivee, non au bruit des chevaux, mais a l'intensite de l'emotion
qui s'epanouissait en lui et qui eclairait et illuminait tout ce
qui l'entourait. Cependant le ≪soleil≫ arrivait plus pres, plus
pres.... Rostow se sentait comme enveloppe des rayons de sa douce et
majestueuse lumiere..., et il entendit cette voix si bienveillante, si calme,
si imposante et si naturelle a la fois, qui resonna au milieu d'un
silence de mort:
≪Les hussards de Pavlograd? demanda
l'Empereur.
--La reserve, Sire!≫ repondit une voix humaine, apres la voix
divine qui avait parle.
L'Empereur s'arreta devant Rostow. La beaute
de sa figure, plus frappante encore dans ce moment que le jour de la revue,
brillait d'entrain et de jeunesse, et cet air d'innocente jeunesse,
tout rayonnant de la vivacite de l'adolescence, n'enlevait rien a la
sereine majeste de ses traits. En parcourant des yeux l'escadron, son
regard rencontra l'espace d'une seconde celui de Rostow. Avait-il compris
ce qui bouillonnait dans l'ame de ce dernier? Rostow en etait
convaincu, car il avait senti passer sur lui le doux chatoiement de ses beaux
yeux bleus.
Relevant les sourcils, l'Empereur eperonna brusquement son
cheval et s'elanca au galop en avant.
Le jeune souverain n'avait pu se
refuser le plaisir d'assister a l'engagement, malgre tous les avis contraires
de ses conseillers, et, s'etant separe a midi de la troisieme colonne qu'il
suivait, il allait rejoindre l'avant-garde, lorsqu'au moment ou il atteignait
les hussards, plusieurs aides de camp lui apporterent la nouvelle de
l'heureuse issue de l'affaire.
Cette bataille, qui ne consistait, par
le fait, qu'en la prise d'un escadron francais, lui fut representee comme une
grande victoire, si bien que l'Empereur et meme l'armee, avant que la fumee
se fut dissipee, etaient persuades que les Francais avaient ete vaincus, et
obliges de battre en retraite. Peu d'instants apres le depart de l'Empereur,
la division du regiment de Pavlograd recut l'ordre d'avancer, et
Rostow eut encore une fois le bonheur d'apercevoir l'Empereur dans la
petite ville de Vischau. Quelques blesses et quelques tues qu'on n'avait pas
eu le temps d'enlever y gisaient encore sur la place ou la fusillade
avait ete la plus chaude. L'Empereur, accompagne de sa suite civile
et militaire, monte sur un cheval alezan, se penchait de cote, portant
d'un geste plein de grace une lorgnette d'or a ses yeux, et regardait
un soldat etendu a ses pieds, sans casque et la tete ensanglantee.
L'aspect de ce blesse, horrible a voir, si pres de l'Empereur, fut
desagreable a Rostow; il s'apercut de la contraction de son visage et du
frissonnement qui parcourait tout son etre; il vit son pied presser
nerveusement le flanc de sa monture, qui, bien dressee, conservait une
immobilite complete. Un aide de camp descendit de cheval pour soulever le
blesse, qui poussa un gemissement, et il le posa sur un
brancard.
≪Doucement, doucement; ne peut-on pas faire cela plus
doucement?≫ dit l'Empereur, avec un accent de compassion qui prouvait que sa
souffrance etait plus vive que celle du mourant.
Il s'eloigna, et
Rostow, qui avait remarque ses yeux humides de larmes, l'entendit dire en
francais a Czartorisky:
≪Quelle terrible chose que la
guerre!≫
L'avant-garde etablie en avant de Vischau, en vue de l'ennemi,
qui ce jour-la cedait le terrain sans la moindre resistance, avait recu
les remerciements de l'Empereur, la promesse de recompenses et une
double ration d'eau-de-vie pour les hommes. Les grands feux du
bivouac petillaient encore plus gaiement que la veille, et les chants
des soldats remplissaient l'air. Denissow fetait son avancement au rang
de major, et Rostow, legerement gris a la fin du souper, proposa de
porter la sante de Sa Majeste, non pas la sante officielle de l'Empereur
comme souverain, mais la sante de l'Empereur comme homme plein de coeur et
de charme....
≪Buvons a sa sante, s'ecria-t-il, et a la prochaine
victoire!... Si nous nous sommes bien battus, si nous n'avons pas recule a
Schongraben devant les Francais, que sera-ce maintenant que nous l'avons,
lui, a notre tete? Nous mourrons avec bonheur pour lui, n'est-ce pas,
messieurs? Je ne m'exprime peut-etre pas bien, mais je le sens et vous aussi!
A la sante de l'empereur Alexandre 1er! Hourra!
--Hourra!≫ repondirent
en choeur les officiers.
Et le vieux Kirstein criait avec autant
d'enthousiasme que l'officier de vingt ans.
Leurs verres vides et
brises, Kirstein en remplit d'autres, et, s'avancant en manches de chemise,
un verre a la main, vers les soldats groupes autour du feu, il leva le verre
au-dessus de sa tete, pendant que la flamme eclairait de ses rouges reflets
sa pose triomphale, ses grandes moustaches grises, et sa poitrine blanche,
que sa chemise entr'ouverte laissait a decouvert.
≪Enfants, a la sante
de notre Empereur et a la victoire sur l'ennemi!≫ s'ecria-t-il de sa voix
basse et vibrante.
Ses hommes l'entourerent en lui repondant par de
bruyantes acclamations.
En se separant a la nuit, Denissow frappa sur
l'epaule de son favori Rostow:
≪Pas moyen de s'amouracher, hein? alors
on s'est epris de l'Empereur!
--Denissow, ne plaisante pas la-dessus,
c'est un sentiment trop eleve, trop sublime!
--Oui, oui, mon jeune
ami, je suis de ton avis, je le partage et je l'approuve!--Non, tu ne le
comprends pas!≫
Et Rostow alla se promener au milieu des feux, qui
s'eteignaient peu a peu, en revant au bonheur de mourir, sans songer a sa
vie, de mourir simplement sous les yeux de l'Empereur; il se sentait en
effet transporte d'enthousiasme pour lui, pour la gloire des armes russes
et pour le triomphe du lendemain. Du reste, il n'etait pas le seul a
penser ainsi: les neuf dixiemes des soldats eprouvaient, quoique a un
moindre degre, ces sensations enivrantes, pendant les heures memorables
qui precederent la journee d'Austerlitz.
XI
L'Empereur
sejourna le lendemain a Vischau. Son premier medecin Willier ayant ete appele
par lui plusieurs fois, la nouvelle d'une indisposition de l'Empereur s'etait
repandue dans le quartier general, et dans son entourage intime on disait
qu'il n'avait ni appetit ni sommeil. On attribuait cet etat a la violente
impression qu'avait produite sur son ame sensible la vue des morts et des
blesses.
Le 17, de grand matin, un officier francais, protege par le
drapeau parlementaire, et demandant une audience de l'Empereur lui-meme,
fut amene des avant-postes. Cet officier etait Savary. L'empereur venait
de s'endormir. Savary dut attendre; a midi, il fut introduit, et une
heure apres il repartit avec le prince Dolgoroukow.
Il avait,
disait-on, mission de proposer a l'empereur Alexandre une entrevue avec
Napoleon. A la grande joie de toute l'armee, cette entrevue fut refusee, et
le prince Dolgoroukow, le vainqueur de Vischau, fut envoye avec Savary pour
entrer en pourparlers avec Napoleon, dans le cas ou, contre toute attente,
ces pourparlers auraient la paix pour objet.
Dolgoroukow, de retour le
meme soir, resta longtemps en tete-a-tete avec l'Empereur.
Le 18 et le
19 novembre, les troupes firent encore deux etapes, pendant que les
avant-postes ennemis ne cessaient de se replier, apres avoir echange quelques
coups de fusil avec les notres. Dans l'apres-midi du 19, un mouvement
inaccoutume d'allees et venues eut lieu dans les hautes spheres de l'armee,
et se continua jusqu'au lendemain matin, 20 novembre, date de la memorable
bataille d'Austerlitz.
Jusqu'a l'apres-midi du 19, l'agitation inusitee,
les conversations animees, les courses des aides de camp, n'avaient pas
depasse les limites du quartier general des empereurs, mais elles ne
tarderent pas a gagner l'etat-major de Koutouzow, et bientot apres les
etats-majors des chefs de division. Dans la soiree, les ordres portes par les
aides de camp avaient mis en mouvement toutes les parties de l'armee, et
pendant la nuit du 19 au 20 cette enorme masse de 80 000 hommes se souleva
en bloc, s'ebranla et se mit en marche avec un sourd roulement.
Le
mouvement, concentre le matin dans le quartier general des Empereurs, en se
repandant de proche en proche, avait atteint et tire de leur immobilite
jusqu'aux derniers ressorts de cette immense machine militaire, comparable au
mecanisme si complique d'une grande horloge. L'impulsion une fois donnee, nul
ne saurait plus l'arreter: la grande roue motrice, en accelerant rapidement
sa rotation, entraine a sa suite toutes les autres: lancees a fond de train,
sans avoir idee du but a atteindre, les roues s'engrenent, les essieux
crient, les poids gemissent, les figurines defilent, et les aiguilles, se
mouvant lentement, marquent l'heure, resultat final obtenu par la meme
impulsion donnee a ces milliers d'engrenages, qui semblaient destines a ne
jamais sortir de leur immobilite! C'est ainsi que les desirs, les
humiliations, les souffrances, les elans d'orgueil, de terreur,
d'enthousiasme, la somme entiere des sensations eprouvees par 160 000 Russes
et Francais eurent comme resultat final, marque par l'aiguille sur le cadran
de l'histoire de l'humanite, la grande bataille d'Austerlitz, la
bataille des trois Empereurs!
Le prince Andre etait de service ce
jour-la, et n'avait pas quitte le general en chef Koutouzow, qui, arrive a
six heures du soir au quartier general des deux Empereurs, apres avoir eu une
courte audience de Sa Majeste, se rendit chez le grand marechal de la cour,
comte Tolstoi.
Bolkonsky, ayant remarque l'air contrarie et mecontent de
Koutouzow, en profita pour entrer chez Dolgoroukow, et lui demander les
details sur ce qui se passait; il avait cru s'apercevoir egalement qu'on en
voulait a son chef au quartier general, et qu'on affectait avec lui le ton de
ceux qui savent quelque chose que les autres ignorent.
≪Bonjour, mon
cher, lui dit Dolgoroukow, qui prenait le the avec Bilibine. La fete est pour
demain. Que fait votre vieux, il est de mauvaise humeur?
--Je ne dirai
pas qu'il soit de mauvaise humeur, mais il aurait voulu, je crois, qu'on
l'eut entendu.
--Comment donc, mais on l'a ecoute au conseil de guerre et
on l'ecoutera toujours lorsqu'il parlera sensement, mais trainer en longueur
et toujours attendre, lorsque Bonaparte a visiblement peur de
la bataille,... c'est impossible.
--Mais vous l'avez vu, Bonaparte?
Quelle impression vous a-t-il faite?
--Oui, je l'ai vu, et je demeure
convaincu qu'il redoute terriblement cette bataille, repeta Dolgoroukow,
enchante de la conclusion qu'il avait tiree de sa visite a Napoleon. S'il ne
la redoutait pas, pourquoi aurait-il demande cette entrevue, entame ces
pourparlers? Pourquoi se serait-il replie, lorsque cette retraite est tout
l'oppose de sa tactique habituelle? Croyez-moi: il a peur, son heure est
venue, je puis vous l'assurer.
--Mais comment est-il? demanda le
prince Andre.
--C'est un homme en redingote grise, tres desireux de
m'entendre l'appeler Votre Majeste, mais je ne l'ai honore d'aucun titre, a
son grand chagrin. Voila quel homme c'est, rien de plus! Et malgre
le profond respect que je porte au vieux Koutouzow, nous serions dans
une jolie situation si nous continuions a attendre l'inconnu, et a
lui donner ainsi la chance de s'en aller ou de nous tromper, tandis
qu'a present nous sommes surs de le prendre. Il ne faut pas oublier
le principe de Souvarow: qu'il vaut mieux attaquer que de se
laisser attaquer. L'ardeur des jeunes gens a la guerre, est, croyez-moi,
un indicateur plus sur que toute l'experience des vieux
tacticiens.
--Mais quelle est donc sa position? Je suis alle aujourd'hui
aux avant-postes, et il est impossible de decouvrir ou se trouve le gros
de ses forces, reprit le prince Andre, qui brulait d'envie d'exposer
au prince Dolgoroukow son plan d'attaque particulier.
--Ceci est
parfaitement indifferent. Tous les cas sont prevus s'il est a Brunn...,≫
repartit Dolgoroukow, en se levant pour deployer une carte sur la table et
expliquer a sa facon le projet d'attaque de Weirother, qui consistait en un
mouvement de flanc.
Le prince Andre fit des objections pour prouver que
son plan valait celui de Weirother, qui n'avait pour lui que la bonne fortune
d'avoir ete approuve. Pendant que le prince Andre faisait ressortir les
cotes faibles de ce dernier et les avantages du sien, le prince
Dolgoroukow avait cesse de l'ecouter et jetait des regards distraits tour a
tour sur la carte et sur lui.
≪Il y aura un conseil de guerre ce soir
chez Koutouzow, et vous pourrez exposer vos objections, dit
Dolgoroukow.
--Et je le ferai certainement, reprit le prince
Andre.
--De quoi vous preoccupez-vous, messieurs? dit avec un sourire
railleur Bilibine, qui, apres les avoir ecoutes en silence, se preparait a
les plaisanter. Qu'il y ait une victoire ou une defaite demain, l'honneur
de l'armee russe sera sauf, car, a l'exception de notre Koutouzow, il n'y
a pas un seul Russe parmi les chefs des differentes divisions;
voyez plutot: Herr general Wimpfen, le comte de Langeron, le prince
de Lichtenstein, le prince de Hohenlohe et enfin Prsch..., Prsch...
et ainsi de suite, comme tous les noms polonais.
--Taisez-vous,
mauvaise langue, dit Dolgoroukow, vous vous trompez: il y a deux Russes,
Miloradovitch et Doktourow; il y en a meme un troisieme, Araktcheiew, mais il
n'a pas les nerfs solides.
--Je vais rejoindre mon chef, dit le prince
Andre. Bonne chance, messieurs!≫
Et il sortit en leur serrant la main
a tous deux.
Pendant le trajet, le prince Andre ne put s'empecher de
demander a Koutouzow, qui etait assis en silence a ses cotes, ce qu'il
pensait de la bataille du lendemain. Celui-ci, avec un air profondement
serieux, lui repondit, au bout d'une seconde: ≪Je pense qu'elle sera perdue,
et j'ai prie le comte Tolstoi de transmettre mon opinion a
l'Empereur.... Eh bien, que croyez-vous qu'il m'ait repondu? ≪Eh, mon cher
general, je me mele du riz et des cotelettes, melez-vous des affaires de la
guerre≫ Oui, mon cher, voila ce qu'ils m'ont
repondu!≫
XII
A dix heures du soir, Weirother porta son
plan au logement de Koutouzow, ou devait se rassembler le conseil de guerre.
Tous les chefs de colonnes, avaient ete convoques, et tous, a l'exception du
prince Bagration, qui s'etait fait excuser, se reunirent a l'heure
indiquee.
Weirother, le grand organisateur de la bataille du lendemain,
avec sa vivacite et sa hate fievreuse, faisait un contraste complet
avec Koutouzow, mecontent et endormi, qui presidait malgre lui le Conseil
de guerre. Weirother se trouvait, a la tete de ce mouvement que rien
ne pouvait plus arreter, dans la situation d'un cheval attele qui,
se precipitant sur une descente, ne sait plus si c'est lui qui entraine
la voiture ou si c'est la voiture qui le pousse. Emporte par une
force irresistible, il ne se donnait plus le temps de reflechir a
la consequence de cet elan. Il avait ete deux fois dans la soiree
inspecter les lignes ennemies, deux fois chez les empereurs pour faire son
rapport et donner des explications, et de plus dans sa chancellerie, ou il
avait dicte en allemand un projet de disposition des troupes.
Aussi arriva-t-il au conseil de guerre completement epuise.
Sa
preoccupation etait si evidente qu'il en oubliait la deference qu'il devait
au general en chef: il l'interrompait a tout moment par des paroles sans
suite, sans meme le regarder, sans repondre aux questions qui lui etaient
adressees. Avec ses habits couverts de boue, il avait un air piteux, fatigue,
egare, qui cependant n'excluait pas l'orgueil et
la jactance.
Koutouzow occupait un ancien chateau. Dans le grand
salon, transforme en cabinet, etaient reunis: Koutouzow, Weirother, tous les
membres du conseil de guerre et le prince Andre, qui, apres avoir transmis
les excuses du prince Bagration, avait obtenu l'autorisation de
rester.
≪Le prince Bagration ne venant pas, nous pouvons commencer
notre seance,≫ dit Weirother, en se levant avec empressement pour
se rapprocher de la table, sur laquelle etait etalee, une immense
carte topographique des environs de Brunn.
Koutouzow, dont l'uniforme
deboutonne laissait prendre l'air a son large cou de taureau, enfonce dans un
fauteuil a la Voltaire, ses petites mains potelees de vieillard
symetriquement posees sur les bras du fauteuil, paraissait endormi, mais le
son de la voix de Weirother lui fit ouvrir avec effort l'oeil qui lui
restait.
≪Oui, je vous en prie, autrement il sera trop tard...≫
Et
sa tete retomba sur sa poitrine, et son oeil se referma.
Quand la lecture
commenca, les membres du conseil auraient pu croire qu'il faisait semblant de
dormir, mais son ronflement sonore leur prouva bientot qu'il avait cede
malgre lui a cet invincible besoin de sommeil, inherent a la nature humaine,
en depit de son desir de temoigner son dedain pour les dispositions qui
avaient ete arretees. En effet, il dormait profondement. Weirother, trop
occupe pour perdre une seconde, lui jeta un coup d'oeil, prit un papier et
commenca d'un ton monotone la lecture tres compliquee et tres difficile a
suivre de la dislocation des troupes:
≪_Dislocation des troupes pour
l'attaque des positions ennemies derriere Kobelnitz et Sokolenitz, du 30
novembre 1805._
≪Vu que le flanc gauche de l'ennemi s'appuie sur des
montagnes boisees et que son aile droite s'etend le long des etangs derri ere
Kobelnitz et Sokolenitz et que notre flanc gauche deborde de beaucoup son
flanc droit, il serait avantageux d'attaquer l'aile droite de l'ennemi;
si nous parvenons surtout a nous emparer des villages de Kobelnitz et
de Sokolenitz, nous nous trouverions alors dans la possibilite de
tomber sur le flanc de l'ennemi et de le poursuivre dans la plaine,
entre Schlappanitz et le bois de Turass, en evitant les defiles
entre Schlappanitz et Bellovitz, qui couvrent le front de l'ennemi. Il
est indispensable dans ce but.... La premiere colonne marche... la
seconde colonne marche... la troisieme colonne marche, etc.≫
Ainsi
lisait Weirother, pendant que les generaux essayaient de le suivre, avec un
deplaisir manifeste. Le blond general Bouxhevden, de haute taille, debout et
le dos appuye au mur, les yeux fixes sur la flamme d'une des bougies,
affectait meme de ne pas ecouter. A cote de lui, Miloradovitch, avec sa
figure haute en couleur, sa moustache retroussee, assis avec un laisser-aller
militaire, les coudes en dehors et les mains sur les genoux, en face de
Weirother, fixait sur lui, tout en gardant un silence opiniatre, ses grands
yeux brillants, qu'il reportait, a la moindre pause, sur ses collegues, sans
qu'il leur fut possible de se rendre compte de la signification de ce regard.
Etait-il pour ou contre, mecontent ou satisfait des mesures prises? Le
plus rapproche de Weirother etait le comte de Langeron, qui avait le
type d'un Francais du midi; un fin sourire n'avait cesse d'animer son
visage pendant la lecture, et ses yeux suivaient le jeu de ses doigts
fluets qui faisaient tourner une tabatiere en or ornee d'une miniature.
Au milieu d'une des plus longues periodes il avait releve la tete, et
il etait sur le point d'interrompre Weirother avec une politesse
presque blessante: mais le general autrichien, sans s'arreter, froncant
le sourcil, fit un geste imperatif de la main comme s'il voulait lui
dire: ≪Apres, apres, vous me ferez vos observations; maintenant suivez sur
la carte et ecoutez.≫ Langeron, surpris, leva les yeux au ciel, se
tourna en cherchant une explication du cote de Miloradovitch; mais,
rencontrant son regard sans expression, il pencha tristement la tete et
recommenca a faire tourner sa tabatiere.
≪Une lecon de geographie!≫
murmura-t-il a demi-voix, mais assez haut cependant pour etre
entendu.
Prsczebichewsky, tenant comme un cornet acoustique la main pres
de son oreille avec une politesse respectueuse mais digne, avait l'air
d'un homme dont l'attention est completement absorbee. Doktourow, de
petite taille, d'un exterieur modeste et d'une volonte a toute epreuve, a
demi penche sur la carte, etudiait consciencieusement le terrain qui
lui etait inconnu. Il avait a plusieurs reprises prie Weirother de
repeter les mots qu'il n'avait pas saisis au passage et les noms des
differents villages, qu'il inscrivait au fur et a mesure sur son
carnet.
La lecture, qui avait dure plus d'une heure, une fois
terminee, Langeron, arretant le mouvement de rotation de sa tabatiere
sans s'adresser a personne en particulier, exprima son opinion sur
la difficulte d'executer ce plan, qui n'etait fonde que sur une
position supposee de l'ennemi, tandis que cette position ne pouvait
etre exactement reconnue, vu la frequence de ses mouvements. Ces
objections etaient fondees; mais leur but evident etait, cela se voyait, de
faire sentir au general autrichien qu'il leur avait lu son projet
avec l'assurance d'un regent de college dictant une lecon a ses ecoliers,
et qu'il avait affaire, non a des imbeciles, mais a des gens
parfaitement capables de lui en remontrer dans l'art militaire. Le son de la
voix monotone de Weirother ayant cesse de se faire entendre, Koutouzow
ouvrit l'oeil, comme le meunier qui se reveille lorsque s'arrete le
bruit somnifere des roues de son moulin; apres avoir ecoute Langeron,
il referma l'oeil de nouveau et pencha la tete encore plus sur sa
poitrine, temoignant ainsi du peu d'interet qu'il prenait a cette
discussion.
Mettant tous ses efforts a irriter Weirother et a le froisser
dans son amour-propre d'auteur, Langeron continuait a demontrer que
Bonaparte pouvait tout aussi bien prendre l'initiative de l'attaque que se
laisser attaquer, et que dans ce cas il detruisait du coup toutes
les combinaisons du plan. Son adversaire ne repondait a ses arguments
que par un sourire de profond mepris, qui lui tenait lieu de toute
replique:
≪S'il avait pu nous attaquer, il l'aurait deja
fait!
--Vous ne le croyez donc pas fort? dit Langeron.
--S'il a 40
000 hommes, c'est beaucoup, repondit Weirother, avec le dedain d'un docteur
auquel une bonne femme indique un remede.
--Dans ce cas, il court a sa
perte en attendant notre attaque,≫ continua Langeron d'un ton
ironique.
Il cherchait un appui dans Miloradovitch, mais celui-ci etait a
cent lieues de la discussion.
≪Ma foi, dit-il, demain nous le verrons
sur le champ de bataille.≫
Sur la figure de Weirother, on lisait
clairement qu'il lui paraissait etrange de rencontrer des objections chez les
generaux russes, lorsque non seulement lui, mais encore les deux empereurs
etaient convaincus de la justesse de son plan.
≪Les feux sont eteints
dans le camp ennemi, et on y entend un bruit incessant, dit-il. Que veut dire
cela, si ce n'est qu'il se retire, et c'est la seule chose que nous ayons a
craindre, ou bien encore qu'il change ses positions. Meme en supposant qu'il
prenne celle de Turass, il nous epargnera beaucoup de peine, et nos
dispositions resteront les memes dans leurs moindres details.
--De
quelle maniere?...≫ demanda le prince Andre, qui cherchait depuis longtemps
l'occasion d'exprimer ses doutes.
Mais Koutouzow se reveilla en toussant
avec bruit:
≪Messieurs, dit-il, nos dispositions pour demain; je dirai
meme pour aujourd'hui, puisqu'il est une heure du matin, nos dispositions
ne sauraient etre changees. Vous les connaissez; nous ferons tous
notre devoir. Et rien n'est plus important, la veille d'une
bataille,--il s'arreta un moment,--que de faire un bon somme!≫
Il fit
mine de se lever. Les generaux le saluerent, et on se separa.
Le
Conseil de guerre, devant lequel le prince Andre n'avait pas eu le loisir
d'exprimer sa maniere de voir, lui laissa une impression de trouble et
d'inquietude, et il se demandait qui d'eux tous avait raison, de Dolgoroukow
et Weirother, ou bien de Koutouzow et Langeron. Koutouzow ne pouvait-il donc
dire son opinion franchement a l'Empereur? Cela se passait-il toujours ainsi,
et en vient-on a risquer des milliers d'existences et la mienne, pensait-il,
grace a des interets de cour tout personnels?... Oui, on me tuera peut-etre
demain...? Et tout a coup cette idee de la mort evoqua en lui toute une serie
de souvenirs lointains et intimes, ses adieux a son pere, a sa femme, les
premiers temps de son mariage et son amour pour elle! Il se souvint de
sa grossesse, il s'attendrit sur elle, sur lui-meme, et sortant, tout
emu et agite, de la cabane ou il logeait avec Nesvitsky, il se mit
a marcher.
La nuit etait brumeuse, et un mysterieux rayon de lune
essayait d'en percer les tenebres.
≪Oui, demain, demain!≫ se
disait-il. Tout sera peut-etre fini pour moi et ces souvenirs n'auront
peut-etre plus de valeur. Ce sera demain, je le sens, qu'il me sera donne de
montrer tout ce que je puis faire...≫
Et il se representait la bataille,
les pertes, la concentration de la lutte sur un point, la confusion des
chefs:
≪Voila enfin l'heureux moment, le Toulon si ardemment
desire!≫
Il se vit ensuite exposant son opinion claire et precise a
Koutouzov, a Weirother, aux empereurs. Tous etaient frappes de la justesse de
ses combinaisons, mais personne n'osait prendre sur lui de les
executer.... Il choisissait un regiment, une division, posait ses conditions
pour qu'on ne se mit pas en travers de ses projets, menait sa division sur
le point decisif et remportait la victoire!... Et la mort et l'agonie?
lui soufflait une autre voix. Mais le prince Andre continuait a rever a
ses futurs succes. C'est a lui que l'on confiait le plan de la
prochaine bataille. Il n'etait, il est vrai, qu'un officier de service aupres
de Koutouzow, mais c'etait lui qui faisait tout, et la seconde
bataille etait egalement gagnee!... c'etait lui qui remplacait Koutouzow!...
Eh bien, apres? reprit l'autre voix, apres, si en attendant tu n'es
pas blesse, tue ou decu, qu'arrivera-t-il?--Apres, se repondait le
prince Andre, je n'en sais rien et n'en veux rien savoir. Ce n'est pas ma
faute si je tiens a obtenir de la gloire, si je tiens a me rendre celebre,
a me faire aimer des hommes, si c'est mon seul but dans la vie! Je ne
le dirai a personne, mais qu'y puis-je faire, si je ne tiens qu'a la
gloire et a l'amour des hommes? La mort, les blessures, la perte de ma
famille, rien de tout cela ne m'effraye, et quelque chers que me soient les
etres que j'aime, mon pere, ma soeur, ma femme, quelque etrange que
cela puisse paraitre, je les donnerais tous pour une minute de gloire,
de triomphe, d'amour de la part de ces hommes que je ne connais pas et
que je ne connaitrai jamais, pensait-il.
Pretant l'oreille au murmure
confus qui s'elevait autour de la demeure de Koutouzow, il y distingua les
voix de la domesticite occupee a l'emballage, et celle d'un cocher qui
raillait sur son nom le vieux cuisinier de Koutouzow, appele Tite.
≪Le
diable t'emporte! grommela le vieillard, au milieu des rires de ceux qui
l'entouraient.
--Et pourtant, se disait le prince Bolkonsky, je ne tiens
qu'a m'elever au-dessus d'eux tous, je ne tiens qu'a cette gloire mysterieuse
que je sens planer dans ce brouillard au-dessus de ma
tete!≫
XIII
Rostow passa cette nuit-la avec son peloton
aux avant-postes du detachement de Bagration. Ses hussards etaient en vedette
deux par deux; lui-meme parcourait leur ligne au pas de son cheval, pour
vaincre l'irresistible sommeil qui s'emparait de lui. Derriere, sur une
vaste etendue, brillaient indistinctement a travers le brouillard les feux
de nos bivouacs, tandis qu'autour de lui et devant lui s'etendait la
nuit profonde. Malgre tous ses efforts pour percer la brume, il ne
voyait rien. Il croyait parfois entrevoir une lueur indecise, quelques
feux tremblotants, puis tout s'effacait, et il se disait, qu'il avait ete
le jouet d'une illusion; ses yeux se refermaient, et son imagination
lui representait tantot l'Empereur, tantot Denissow, tantot sa famille,
et il ouvrait de nouveau les yeux et n'apercevait devant lui que
les oreilles et la tete de son cheval, les ombres de ses hussards et la
meme obscurite impenetrable.
≪Pourquoi ne m'arriverait-il pas ce qui
est arrive a tant d'autres? se disait-il. Pourquoi ne me trouverais-je pas
sur le passage de l'Empereur, qui me donnerait une commission comme a tout
autre officier et, une fois la commission remplie, me rapprocherait de sa
personne! Oh! s'il le faisait, comme je veillerais sur lui, comme je lui
dirais la verite, comme je demasquerais les fourbes!≫
Et Rostow, pour
mieux se representer son amour et son entier devouement a l'Empereur, se
voyait aux prises avec un traitre allemand, qu'il souffletait et tuait sous
les yeux de son souverain. Un cri eloigne le fit tressaillir.
≪Ou
suis-je? ah! oui, aux avant-postes! le mot d'ordre et de ralliement: ≪Timon
et Olmutz!≫ Quel guignon d'etre laisse demain dans la reserve! Si du moins on
me permettait de prendre part a l'affaire! Ce serait peut-etre la seule
chance de voir l'Empereur. Je vais etre releve tout a l'heure, et j'irai le
demander au general.≫
Il se raffermit sur sa selle pour aller inspecter
encore une fois ses hussards. La nuit lui parut moins sombre: il distinguait
confusement a gauche une pente douce, et vis-a-vis, s'elevant a pic, un noir
mamelon, sur le plateau duquel s'etalait une tache blanche dont il ne pouvait
se rendre compte. Etait-ce une clairiere eclairee par la lune, des
maisons blanches, ou une couche de neige? Il crut meme y apercevoir un
certain mouvement:
≪Une tache blanche? se dit Rostow, c'est de la
neige a coup sur; une tache!≫ repeta-t-il, a moitie endormi.
Et il
retomba dans ses reves....
≪Natacha! murmura-t-il, elle ne voudra jamais
croire que j'ai vu l'Empereur!
--A droite, Votre Noblesse, il y a la
des buissons!≫ lui dit le hussard devant lequel il passait.
Il releva
la tete, et s'arreta. Il se sentait vaincu par le sommeil de la
jeunesse:
≪Oui, mais a quoi vais-je penser? Comment parlerai-je a
l'Empereur?... Non, non, ce n'est pas ca...≫
Et sa tete s'inclinait de
nouveau, lorsque dans son reve, croyant qu'on tirait sur lui, il s'ecria en
se reveillant en sursaut:
≪Qui va la?...≫
Et il entendit au meme
instant, la ou il supposait devoir etre l'ennemi, les cris retentissants de
milliers de voix; son cheval et celui du hussard qui marchait a ses cotes
dresserent les oreilles. A l'endroit d'ou ces cris partaient brilla et
s'eteignit un feu solitaire, puis un autre scintilla, et toute la ligne des
troupes ennemies echelonnees sur la montagne s'eclaira subitement d'une
trainee de feux, pendant que les clameurs allaient en augmentant. Rostow
pouvait reconnaitre, par les intonations, que c'etait du francais, bien qu'il
fut impossible de distinguer les mots a cause du brouhaha.
≪Qu'est-ce
que c'est? Qu'en penses-tu? demanda-t-il a son hussard. C'est pourtant bien
chez l'ennemi?... Ne l'entends-tu donc pas? ajouta-t-il, en voyant qu'il ne
lui repondait pas.
--Eh! qu'est-ce qui peut le savoir, Votre
Noblesse?
--D'apres la direction, ce doit bien etre chez
lui.
--Peut-etre chez lui, peut-etre pas! il se passe tant de choses la
nuit! He, voyons, pas de betises,≫ dit-il a son cheval.
Celui de
Rostow s'echauffait egalement et frappait du pied la terre gelee. Les cris
augmentaient de force et de violence et se confondaient en une immense
clameur, comme seule pouvait la produire une armee de plusieurs milliers
d'hommes. Les feux s'allumaient sur toute la ligne. Le sommeil de Rostow
avait ete chasse par le bruit des acclamations triomphantes:
≪Vive
l'Empereur! vive l'Empereur! entendait-il distinctement.
--Ils ne sont
pas loin, ils doivent etre la, derriere le ruisseau,≫ dit-il a son
hussard.
Celui-ci soupira sans repondre et fit entendre une toux de
mauvaise humeur.
Le pas d'un cheval approchait, et il vit, surgissant
tout a coup devant lui du milieu du brouillard, une figure qui lui parut
gigantesque: c'etait un sous-officier, qui lui annonca l'arrivee des
generaux. Rostow, se dirigeant a leur rencontre, se retourna pour suivre du
regard les feux de l'ennemi. Le prince Bagration et le prince
Dolgoroukow, accompagnes de leurs aides de camp, etaient venus voir
cette fantasmagorie de feux et ecouter les clameurs de l'ennemi.
Rostow s'approcha de Bagration et, apres lui avoir fait son rapport, se
joignit a sa suite, pretant l'oreille a la conversation des deux
chefs.
≪Croyez-moi, disait Dolgoroukow, ce n'est qu'une ruse de guerre:
il s'est retire, et il a donne l'ordre a l'arriere-garde d'allumer des
feux et de faire du bruit afin de nous tromper.
--J'ai peine a le
croire, reprit Bagration; ils occupent ce mamelon depuis hier soir; s'ils se
retiraient, ils l'auraient aussi abandonne. Monsieur l'officier, dit-il a
Rostow, les eclaireurs y sont-ils encore?
--Ils y etaient hier au soir,
Excellence, mais maintenant je ne pourrais vous le dire. Faut-il y aller voir
avec mes hussards?≫
Bagration faisait de vains efforts pour distinguer la
figure de Rostow.
≪Bien, allez-y≫ dit-il apres un moment de
silence.
Rostow lanca son cheval en avant, appela le sous-officier et
deux hussards, leur donna l'ordre de l'accompagner, et descendit au trot
la montagne dans la direction des cris. Il eprouvait un
melange d'inquietude et de plaisir a se perdre ainsi avec ses trois
hussards dans les tenebres pleines de vapeurs, de mysteres et de
dangers. Bagration lui enjoignit, de la hauteur ou il etait place, de ne
pas franchir le ruisseau, mais Rostow feignit de ne pas l'avoir entendu.
Il allait, il allait toujours, prenant les buissons pour des arbres et
les ravines pour des hommes. Arrive au pied de la montagne, il ne
voyait plus ni les notres ni l'ennemi. En revanche, les cris et les
voix etaient plus distincts. A quelques pas devant lui, il crut
apercevoir une riviere, mais en approchant il reconnut une grande route, et
il s'arreta indecis sur la direction a prendre: fallait-il la suivre ou
la traverser pour continuer a travers champs vers la montagne
opposee? Suivre cette route, qui tranchait dans le brouillard, etait plus
sage, parce qu'on y pouvait voir devant soi.
≪Suis-moi,≫
dit-il.
Et il la franchit pour monter au galop le versant oppose, occupe
depuis la veille par un piquet francais.
≪Votre Noblesse, le voila!≫
lui dit un de ses hussards.
Rostow eut a peine le temps de remarquer un
point noir dans le brouillard, qu'une lueur parut, un coup partit, et une
balle siffla comme a regret bien haut dans la brume et se perdit au loin. Un
second eclair brilla, le coup ne partit point. Rostow tourna bride et
s'eloigna au galop. Quatre coups partirent sur differents points, et les
balles chanterent sur tous les tons. Rostow retint un moment son cheval,
excite comme lui, et le mit au pas:
≪Encore, et encore!≫ se disait-il
gaiement.
Mais les fusils se turent. Arrive au galop aupres de Bagration,
il porta deux doigts a sa visiere.
Dolgoroukow defendait toujours son
opinion:
≪Les Francais se retiraient et n'avaient allume leurs feux que
pour nous tromper. Ils ont parfaitement pu se retirer et laisser des
piquets.
--En tout cas, ils ne sont pas tous partis, Prince, dit
Bagration. Nous ne le saurons que demain.
--Le piquet est sur la
montagne, Excellence, et toujours la au meme endroit, dit Rostow, sans
pouvoir reprimer un sourire de satisfaction, cause par sa course et par le
sifflement des balles.
--Bien, bien, dit Bagration, je vous remercie,
monsieur l'officier.
--Excellence, dit Rostow, permettez-moi
de....
--Qu'y a-t-il?
--Notre escadron sera laisse dans la
reserve, ayez la bonte de m'attacher au 1er escadron.
--Comment vous
appelez-vous?
--Comte Rostow.
--Ah! c'est bien, bien! Je te garde
aupres de moi comme ordonnance.
--Vous etes le fils d'Elie Andreievitch,
dit Dolgoroukow. Mais...≫
Rostow, sans lui repondre, demanda au prince
Bagration: ≪Puis-je alors esperer, Excellence?...
--J'en donnerai
l'ordre.
--Demain, qui sait, oui, demain on m'enverra peut-etre porter un
message a l'Empereur. Dieu soit loue!≫ se dit-il.
Les cris et les feux
de l'armee ennemie etaient causes par la lecture de la proclamation de
Napoleon, pendant laquelle l'Empereur faisait lui-meme a cheval le tour des
bivouacs. Les soldats l'ayant apercu, allumaient des torches de paille et le
suivaient en criant: Vive l'Empereur! L'ordre du jour contenant la
proclamation de Napoleon venait de paraitre; elle etait ainsi
concue:
≪SOLDATS!
≪L'armee russe se presente devant vous pour
venger l'armee autrichienne d'Ulm. Ce sont ces memes bataillons que vous avez
battus a Hollabrunn, et que depuis vous avez constamment poursuivis
jusqu'ici.
≪Les positions que nous occupons sont formidables, et, pendant
qu'ils marcheront pour tourner ma droite, ils me presenteront le
flanc. Soldats, je dirigerai moi-meme vos bataillons. Je me tiendrai loin
du feu, si, avec votre bravoure accoutumee, vous portez le desordre et
la confusion dans les rangs ennemis; mais, si la victoire etait un
moment incertaine, vous verriez votre Empereur s'exposer aux premiers
coups, car la victoire ne saurait hesiter, dans cette journee surtout ou
il s'agit de l'honneur de l'infanterie francaise, qui importe tant a
l'honneur de toute la nation. |
|
댓글 없음:
댓글 쓰기