2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 18

La guerre et la paix 전쟁과 평화 18


Que, sous pretexte d'emmener les blesses, on ne degarnisse pas les
rangs, et que chacun soit bien penetre de cette pensee, qu'il faut
vaincre ces stipendies de l'Angleterre, qui sont animes d'une si grande
haine contre notre nation!

≪Cette victoire finira la campagne, et nous pourrons reprendre nos
quartiers d'hiver, ou nous serons joints par les nouvelles armees qui se
forment en France, et alors la paix que je ferai sera digne de mon
peuple, de vous et de moi.

≪NAPOLEON.≫


XIV


Il etait cinq heures du matin, et le jour n'avait pas encore paru. Les
troupes du centre, de la reserve et le flanc droit de Bagration se
tenaient immobiles; mais, sur le flanc gauche, les colonnes
d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie, qui avaient ordre de
descendre dans les bas-fonds pour attaquer le flanc droit des Francais
et le rejeter, selon les dispositions prises, dans les montagnes de la
Boheme, s'eveillaient et commencaient leurs preparatifs. Il faisait
froid et sombre. Les officiers dejeunaient et avalaient leur the en
toute hate; les soldats grignotaient leurs biscuits, battaient la
semelle pour se rechauffer et se groupaient autour des feux, en y jetant
tour a tour les debris de chaises, de tables, de roues, de tonneaux,
d'abris, en un mot tout ce qu'ils ne pouvaient emporter et dont l'acre
fumee les enveloppait. L'arrivee des guides autrichiens devint le signal
de la mise en mouvement: le regiment s'agitait, les soldats quittaient
leur feu, serraient leurs pipes dans la tige de leurs bottes, et,
mettant leurs sacs dans les charrettes, saisissaient leurs fusils et
s'alignaient en bon ordre. Les officiers boutonnaient leurs uniformes,
bouclaient leurs ceinturons, accrochaient leurs havresacs et
inspectaient minutieusement les rangs. Les soldats des fourgons et les
domestiques militaires attelaient les chariots et y entassaient tous les
bagages. Les aides de camp, les commandants de regiment, de bataillon,
montaient a cheval, se signaient, donnaient leurs derniers ordres, leurs
commissions et leurs instructions aux hommes du train, et les colonnes
s'ebranlaient au bruit cadence de milliers de pieds, sans savoir ou
elles allaient, et sans meme apercevoir, a cause de la fumee et du
brouillard intense, le terrain qu'elles abandonnaient et celui sur
lequel elles s'engageaient.

Le soldat en marche est tout aussi limite dans ses moyens d'action,
aussi entraine par son regiment, que le marin sur son navire. Pour l'un,
ce sera toujours le meme pont, le meme mat, le meme cable; pour l'autre,
malgre les enormes distances inconnues et pleines de dangers qu'il lui
arrive de franchir, il a egalement autour de lui les memes camarades, le
meme sergent-major, le chien fidele de la compagnie et le meme chef. Le
matelot est rarement curieux de se rendre compte des vastes etendues sur
lesquelles navigue son navire; mais, le jour de la bataille, on ne sait
comment, on ne sait pourquoi, une seule note solennelle, la meme pour
tous, fait vibrer les cordes du moi moral du soldat par l'approche de
cet inconnu inevitable et decisif, qui eveille en lui une inquietude
inusitee. Ce jour-la, il est excite, il regarde, il ecoute, il
questionne et cherche a comprendre ce qui se passe en dehors du cercle
de ses interets habituels.

L'epaisseur du brouillard etait telle que le premier rayon de jour etait
trop faible pour le percer, et l'on ne distinguait rien a dix pas. Les
buissons se transformaient en grands arbres, les plaines en descentes et
en ravins, et l'on risquait de se trouver inopinement devant l'ennemi.
Les colonnes marcherent longtemps dans ce nuage, descendant et montant,
longeant des jardins et des murs dans une localite inconnue, sans le
rencontrer. Devant, derriere, de tous cotes, le soldat entendait l'armee
russe suivant la meme direction, et il se rejouissait de savoir qu'un
grand nombre des siens se dirigeaient comme lui vers ce point inconnu.

≪As-tu entendu? voila ceux de Koursk qui viennent de passer, disait-on
dans les rangs.

--Ah! c'est effrayant ce qu'il y a de nos troupes! Quand on a allume les
feux hier soir, j'ai regarde... c'etait Moscou, quoi!≫

Les soldats marchaient gaiement, comme toujours, quand il s'agit de
prendre l'offensive, et cependant les chefs de colonnes ne s'en etaient
pas encore approches et ne leur avaient pas dit un mot (tous ceux que
nous avons vus au conseil de guerre etaient en effet de mauvaise humeur
et mecontents de la decision prise: ils se bornaient a executer les
instructions qu'on leur avait donnees, sans s'occuper d'encourager le
soldat). Une heure environ se passa ainsi: le gros des troupes s'arreta,
et aussitot on eprouva le sentiment instinctif d'une grande confusion et
d'un grand desordre. Il serait difficile d'expliquer comment ce
sentiment d'abord confus devient bientot une certitude absolue: le fait
est qu'il gagne insensiblement de proche en proche avec une rapidite
irresistible, comme l'eau se deverse dans un ravin. Si l'armee russe
s'etait trouvee seule, sans allies, il se serait ecoule plus de temps
pour transformer une apprehension pareille en un fait certain; mais ici
on ressentait comme un plaisir extreme et tout naturel a en accuser les
Allemands, et chacun fut aussitot convaincu que cette fatale confusion
etait due aux mangeurs de saucisses.

≪Nous voila en plan!... Qu'est-ce qui barre donc la route? Est-ce le
Francais?... Non, car il aurait deja tire!... Avec cela qu'on nous a
presses de partir, et nous voila arretes en plein champ! Ces maudits
Allemands qui brouillent tout, ces diables qui ont la cervelle a
l'envers!... Fallait les flanquer en avant, tandis qu'ils se pressent
la, derriere. Et nous voila a attendre sans manger! Sera-ce
long?...--Bon, voila la cavalerie qui est maintenant en travers de la
route, dit un officier. Que le diable emporte ces Allemands, qui ne
connaissent pas leur pays!

--Quelle division? demanda un aide de camp en s'approchant des soldats.

--Dix-huitieme!

--Que faites-vous donc la? vous auriez du etre en avant depuis
longtemps; maintenant, vous ne passerez plus jusqu'au soir.

--Quelles fichues dispositions! Ils ne savent pas eux-memes ce qu'ils
font!≫ dit l'officier en s'eloignant.

Puis ce fut un general qui criait avec colere en allemand:

≪Taffa-lafa!

--Avec ca qu'il est facile de le comprendre, dit un soldat. Je les
aurais fusillees, ces canailles!

--Nous devions etre sur place a neuf heures, et nous n'avons pas fait la
moitie de la route.... En voila des dispositions!≫

On n'entendait que cela de tous cotes, et l'ardeur premiere des troupes
se changeait insensiblement en une violente irritation, causee par la
stupidite des instructions qu'avaient donnees les Allemands.

Cet embarras etait le resultat du mouvement opere par la cavalerie
autrichienne vers le flanc gauche. Les generaux en chef, ayant trouve
notre centre trop eloigne du flanc droit, avaient fait rebrousser chemin
a toute la cavalerie, l'avaient dirigee vers le flanc gauche, et, par
suite de cet ordre, plusieurs milliers de chevaux passaient a travers
l'infanterie, qui etait ainsi forcee de s'arreter sur place.

Une altercation avait eu lieu entre le guide autrichien et le general
russe. Ce dernier s'epoumonait a exiger que la cavalerie suspendit son
mouvement; l'Autrichien repondait que la faute en etait non pas a lui,
mais au chef, et pendant ce temps-la les troupes immobiles et
silencieuses perdaient peu a peu leur entrain. Apres une heure de halte,
elles se mirent en marche, et elles descendaient dans les bas-fonds, ou
le brouillard s'epaississait de plus en plus, tandis qu'il commencait a
s'eclaircir sur la hauteur, lorsque devant elles retentit a travers
cette brume impenetrable un premier coup, puis un second suivi de
quelques autres a intervalles irreguliers, auxquels succeda un feu vif
et continu, au-dessus du ruisseau de Goldbach.

Ne comptant pas y rencontrer l'ennemi et arrives sur lui a
l'improviste, ne recevant aucune parole d'encouragement de leurs chefs,
et conservant l'impression d'avoir ete inutilement retardes, les Russes,
completement enveloppes par ce brouillard epais, tiraient mollement et
sans hate, avancaient, s'arretaient, sans recevoir a temps aucun ordre
de leurs chefs, ni des aides de camp, qui erraient comme eux dans ces
bas-fonds a la recherche de leur division. Ce fut le sort de la
premiere, de la seconde et de la troisieme colonne, qui toutes trois
avaient opere leur descente. L'ennemi etait-il a dix verstes avec le
gros de ses forces, comme on le supposait, ou bien etait-il la, cache a
tous les yeux? Personne ne le sut jusqu'a neuf heures du matin. La
quatrieme colonne, commandee, par Koutouzow, occupait le plateau de
Pratzen.

Pendant que tout cela se passait, Napoleon, entoure de ses marechaux, se
tenait sur la hauteur de Schlapanitz. Au-dessus de sa tete se deroulait
un ciel bleu, et l'immense globe du soleil se balancait, comme un brulot
enflamme, sur la mer laiteuse des vapeurs du brouillard. Ni les troupes
francaises, ni Napoleon, entoure de son etat-major, ne se trouvaient de
l'autre cote du ruisseau et des bas-fonds des villages de Sokolenitz et
de Schlapanitz, derriere lesquels nous comptions occuper la position et
commencer l'attaque, mais tout au contraire ils etaient en deca, et a
une telle proximite de nous, que Napoleon pouvait distinguer, a l'oeil
nu, un fantassin d'un cavalier. Vetu d'une capote grise, la meme qui
avait fait la campagne d'Italie, monte sur un petit cheval arabe gris,
il se tenait un peu en avant de ses marechaux, examinant en silence les
contours des collines qui emergeaient peu a peu du brouillard et sur
lesquelles se mouvaient au loin les troupes russes, et pretant l'oreille
a la fusillade engagee au pied des hauteurs. Pas un muscle ne bougeait
sur sa figure, encore maigre a cette epoque, et ses yeux brillants
s'attachaient fixement sur un point. Ses previsions se trouvaient
justifiees. Une grande partie des troupes russes etaient descendues dans
le ravin et marchaient vers la ligne des etangs. L'autre partie
abandonnait le plateau de Pratzen que Napoleon, qui le considerait comme
la clef de la position, avait eu l'intention d'attaquer. Il voyait
defiler et briller au milieu du brouillard, comme dans un enfoncement
forme par deux montagnes, descendant du village de Pratzen et suivant la
meme direction vers le vallon, les milliers de baionnettes des
differentes colonnes russes, qui se perdaient l'une apres l'autre dans
cette mer de brumes. D'apres les rapports recus la veille au soir,
d'apres le bruit tres sensible de roues et de pas entendu pendant la
nuit aux avant-postes, d'apres le desordre des manoeuvres des troupes
russes, il comprenait clairement que les allies le supposaient a une
grande distance, que les colonnes de Pratzen composaient le centre de
l'armee russe, et que ce centre etait suffisamment affaibli pour qu'il
put l'attaquer avec succes,... et cependant il ne donnait pas le signal
de l'attaque.

C'etait pour lui un jour solennel,--l'anniversaire de son couronnement.
S'etant assoupi vers le matin d'un leger sommeil, il s'etait leve gai,
bien portant, confiant dans son etoile, dans cette heureuse disposition
d'esprit ou tout parait possible, ou tout reussit; montant a cheval, il
alla examiner le terrain; sa figure calme et froide trahissait dans son
immobilite un bonheur conscient et merite, comme celui qui illumine
parfois la figure d'un adolescent amoureux et heureux.

Lorsque le soleil se fut entierement degage et que les gerbes
d'eclatante lumiere se repandirent sur la plaine, Napoleon, qui semblait
n'avoir attendu que ce moment, deganta sa main blanche, d'une forme
irreprochable, et fit un geste qui etait le signal de commencer
l'attaque. Les marechaux, accompagnes de leurs aides de camp, galoperent
dans differentes directions, et quelques minutes plus tard, le gros des
forces de l'armee francaise se dirigeait rapidement vers le plateau de
Pratzen, que les Russes continuaient a abandonner, en se deversant a
gauche dans la vallee.


XV


A huit heures du matin, Koutouzow se rendit a cheval a Pratzen, a la
tete de la quatrieme colonne, celle de Miloradovitch, qui allait
remplacer les colonnes de Prsczebichewsky et de Langeron descendues dans
les bas-fonds. Il salua les soldats du premier regiment et donna
l'ordre de se mettre en marche, montrant par la son intention de
commander en personne. Il s'arreta au village de Pratzen. Le prince
Andre, excite, exalte, mais calme et froid en apparence, comme l'est
generalement un homme qui se sent arrive au but ardemment desire,
faisait partie de la nombreuse suite du general en chef. La journee qui
commencait serait, il en etait sur, son Toulon ou son pont d'Arcole. Le
pays et la position de nos troupes lui etaient aussi connus qu'ils le
pouvaient etre a tout officier superieur de notre armee; quant a son
plan strategique, inexecutable a present, il l'avait completement
oublie. Suivant en pensee le plan de Weirother, il se demandait, a part
lui, quels seraient les coups du hasard et les incidents qui lui
permettraient de mettre en evidence sa fermete et la rapidite de ses
conceptions.

A gauche, au pied de la montagne, dans le brouillard, des troupes
invisibles echangeaient des coups de fusil. ≪La, se disait-il, se
concentrera la bataille, la surgiront les obstacles, et c'est la, qu'on
m'enverra avec une brigade ou une division, et que, le drapeau en main,
j'avancerai, en culbutant tout sur mon passage!≫ si bien qu'en voyant
defiler devant lui les bataillons, il ne pouvait s'empecher de se dire:
≪Voici peut-etre justement le drapeau avec lequel je m'elancerai en
avant!≫

Sur le sol s'etendait un givre leger, qui fondait peu a peu en rosee,
tandis que dans le ravin tout etait enveloppe d'un brouillard intense;
on n'y voyait absolument rien, surtout a gauche, ou etaient descendues
nos troupes et d'ou partait la fusillade. Le soleil brillait de tout son
eclat au-dessus de leurs tetes, dans un ciel bleu fonce. Au loin devant
elles, sur l'autre bord de cette mer blanchatre, se dessinaient les
cretes boisees des collines; c'etait la que devait se trouver l'ennemi.
A droite, la garde s'engouffrait dans ces vapeurs, ne laissant apres
elle que l'echo de sa marche; a gauche, derriere le village, des masses
de cavalerie s'avancaient pour disparaitre a leur tour. Devant et
derriere s'ecoulait l'infanterie. Le general en chef assistait au defile
des troupes a la sortie du village: il avait l'air epuise et irrite.
L'infanterie s'arreta tout a coup devant lui, sans en avoir recu
l'ordre, evidemment a cause d'un obstacle qui barrait la route a sa tete
de colonne:

≪Mais dites donc enfin qu'on se fractionne en bataillons et qu'on tourne
le village, dit Koutouzow sechement au general qui s'avancait. Comment
ne comprenez-vous pas qu'il est impossible de se developper ainsi dans
les rues d'un village quand on marche a l'ennemi?

--Je comptais precisement, Votre Excellence, me reformer en avant du
village.≫

Koutouzow sourit aigrement.

≪Charmante idee vraiment que de developper votre front en face de
l'ennemi!

--L'ennemi est encore loin, Votre Haute Excellence. D'apres la
disposition....

--Quelle disposition? s'ecria-t-il avec colere. Qui vous l'a dit?...
Veuillez faire ce que l'on vous ordonne.

--J'obeis, dit l'autre.

--Mon cher, dit Nesvitsky a l'oreille du prince Andre, le vieux est
d'une humeur de chien.≫

Un officier autrichien, en uniforme blanc avec un plumet vert, aborda en
ce moment Koutouzow et lui demanda, de la part de l'Empereur, si la
quatrieme colonne etait engagee dans l'action.

Koutouzow se detourna sans lui repondre; son regard tombant par hasard
sur le prince Andre, il s'adoucit, comme pour le mettre en dehors de sa
mauvaise humeur.

≪Allez voir, mon cher, lui dit-il, si la troisieme division a depasse le
village. Dites-lui de s'arreter et d'attendre mes ordres, et
demandez-lui, ajouta-t-il en le retenant, si les tirailleurs sont postes
et ce qu'ils font... ce qu'ils font?≫ murmura-t-il, sans rien repondre
a l'envoye autrichien.

Le prince Andre, ayant depasse les premiers bataillons, arreta la
troisieme division et constata en effet l'absence de tirailleurs en
avant des colonnes. Le chef du regiment recut avec stupefaction l'ordre
envoye par le general en chef de les poster; il etait convaincu que
d'autres troupes se deployaient devant lui et que l'ennemi devait etre
au moins a dix verstes. Il ne voyait en effet devant lui qu'une etendue
deserte, qui semblait s'abaisser doucement et que recouvrait un epais
brouillard. Le prince Andre revint aussitot faire son rapport au general
en chef, qu'il trouva au meme endroit, toujours a cheval et lourdement
affaisse sur sa selle, de tout le poids de son corps. Les troupes
etaient arretees, et les soldats avaient mis leurs fusils la crosse a
terre.

≪Bien, bien,≫ dit-il.

Et se tournant vers l'Autrichien, qui, une montre a la main, l'assurait
qu'il etait temps de se remettre en marche, puisque toutes les colonnes
du flanc gauche avaient opere leur descente:

≪Rien ne presse, Excellence, dit-il en baillant.... Nous avons bien le
temps!≫

Au meme moment, ils entendirent derriere eux les cris des troupes,
repondant au salut de certaines voix, qui s'avancaient avec rapidite le
long des colonnes en marche. Lorsque les soldats du regiment devant
lequel il se tenait crierent a leur tour, Koutouzow recula de quelques
pas et fronca le sourcil. Sur la route de Pratzen arrivait au galop un
escadron de cavaliers de diverses couleurs, dont deux se detachaient en
avant des autres; l'un, en uniforme noir, avec un plumet blanc, montait
un cheval alezan a courte queue; l'autre, en uniforme blanc, etait sur
un cheval noir. C'etaient les deux empereurs et leur suite. Koutouzow,
avec l'affectation d'un subordonne qui est a son poste, commanda aux
troupes le silence, et, faisant le salut militaire, s'approcha de
l'Empereur. Toute sa personne et ses manieres, subitement
metamorphosees, avaient pris l'apparence de cette soumission aveugle de
l'inferieur, qui ne raisonne pas. Son respect affecte sembla frapper
desagreablement l'empereur Alexandre, mais cette impression fugitive
s'effaca aussitot, pour ne laisser aucune trace sur sa jeune figure,
rayonnante de bonheur. Son indisposition de quelques jours l'avait
maigri, sans rien lui faire perdre de cet ensemble reellement seduisant
de majeste et de douceur, qui se lisait sur sa bouche aux levres fines
et dans ses beaux yeux bleus.

S'il etait majestueux a la revue d'Olmutz, ici il paraissait plus gai et
plus ardent. La figure coloree par la course rapide qu'il venait de
faire, il arreta son cheval, et, respirant a pleins poumons, il se
retourna vers sa suite aussi jeune, aussi animee que lui, composee de
la fleur de la jeunesse austro-russe, des regiments d'armee et de la
garde. Czartorisky, Novosiltsow, Volkonsky, Strogonow et d'autres en
faisaient partie, et causaient en riant entre eux. Revetus de brillants
uniformes, montes sur de beaux chevaux bien dresses, ils se tenaient a
quelques pas de l'empereur. Des ecuyers tenaient en main, tout prets
pour les deux souverains, des chevaux de rechange aux housses brodees.
L'empereur Francois, encore jeune, avec le teint vif, maigre, elance,
raide en selle sur son bel etalon, jetant des regards anxieux autour de
lui, fit signe a un de ses aides de camp d'approcher. ≪Il va surement
lui demander l'heure du depart,≫ se dit le prince Andre, en suivant les
mouvements de son ancienne connaissance. Il se souvenait des questions
que Sa Majeste Autrichienne lui avait adressees a Brunn.

La vue de cette brillante jeunesse, pleine de seve et de confiance dans
le succes, chassa aussitot la disposition morose dans laquelle etait
l'etat-major de Koutouzow: telle une fraiche brise des champs, penetrant
par la fenetre ouverte, disperse au loin les lourdes vapeurs d'une
chambre trop chaude.

≪Pourquoi ne commencez-vous pas, Michel Larionovitch?

--J'attendais Votre Majeste,≫ dit Koutouzow, en s'inclinant
respectueusement.

L'Empereur se pencha de son cote comme s'il ne l'avait pas entendu.

≪J'attendais Votre Majeste, repeta Koutouzow,--et le prince Andre
remarqua un mouvement de sa levre superieure au moment ou il prononca:
≪j'attendais≫...--Les colonnes ne sont pas toutes reunies, sire.≫

Cette reponse deplut a l'Empereur; il haussa les epaules et regarda
Novosiltsow, comme pour se plaindre de Koutouzow.

≪Nous ne sommes pourtant pas sur le Champ-de-Mars, Michel Larionovitch,
ou l'on attend pour commencer la revue que tous les regiments soient
rassembles, continua l'Empereur, en jetant cette fois un coup d'oeil a
l'empereur Francois comme pour l'inviter, sinon a prendre part a la
conversation, au moins a l'ecouter; mais ce dernier ne parut pas s'en
preoccuper.

≪C'est justement pour cela, sire, que je ne commence pas, dit Koutouzow
a haute et intelligible voix, car nous ne sommes pas a une revue, nous
ne sommes pas sur le Champ-de-Mars.≫

A ces paroles, les officiers de la suite s'entre-regarderent. ≪Il a beau
etre vieux, il ne devrait pas parler ainsi,≫ disaient clairement leurs
figures, qui exprimaient la desapprobation.

L'Empereur fixa son regard attentif et scrutateur sur Koutouzow, dans
l'attente de ce qu'il allait sans doute ajouter. Celui-ci, inclinant
respectueusement la tete, garda le silence. Ce silence dura une seconde,
apres laquelle, reprenant l'attitude et le ton d'un inferieur qui
demande des ordres:

≪Du reste, si tel est le desir de Votre Majeste?≫ dit-il.

Et appelant a lui le chef de la colonne, Miloradovitch, il lui donna
l'ordre d'attaquer.

Les rangs s'ebranlerent, et deux bataillons de Novgorod et un bataillon
du regiment d'Apcheron defilerent.

Au moment ou passait le bataillon d'Apcheron, Miloradovitch s'elanca en
avant; son manteau etait rejete en arriere et laissait voir son uniforme
chamarre de decorations. Le tricorne orne d'un immense panache pose de
cote, il salua cranement l'Empereur en arretant court son cheval devant
lui.

≪Avec l'aide de Dieu, general! lui dit celui-ci.

--Ma foi, sire, nous ferons tout ce que nous pourrons,≫ s'ecria-t-il
gaiement, tandis que la suite souriait de son etrange accent francais.

Miloradovitch fit faire volte-face a son cheval et se retrouva a
quelques pas en arriere de l'Empereur. Les soldats, excites par la vue
du tsar, marchaient en cadence d'un pas rapide et plein d'entrain.

≪Enfants! leur cria tout a coup Miloradovitch, oubliant la presence de
son souverain et partageant lui-meme l'elan de ses braves, dont il avait
ete le compagnon sous le commandement de Souvarow... enfants! ce n'est
pas le premier village que vous allez enlever a la baionnette!

--Prets a servir,≫ repondirent les soldats.

A leurs cris, le cheval de l'Empereur, le meme qu'il montait pendant les
revues en Russie, eut comme un frisson d'inquietude. Ici, sur le champ
de bataille d'Austerlitz, surpris du voisinage de l'etalon noir de
l'Empereur Francois, il dressait les oreilles au bruit inusite des
decharges, sans en comprendre la signification, et sans se douter de ce
que pensait et ressentait son auguste cavalier.

L'Empereur sourit, en designant a un de ses intimes les bataillons qui
s'eloignaient.


XVI


Koutouzow, accompagne de ses aides de camp, suivit au pas les
carabiniers.

A une demi-verste de distance, il s'arreta pres d'une maison isolee, une
auberge abandonnee sans doute, situee a l'embranchement de deux routes
qui descendaient toutes deux la montagne et qui etaient toutes deux
couvertes de nos troupes.

Le brouillard se dissipait, et on commencait a distinguer les masses
confuses de l'armee ennemie sur les hauteurs d'en face. On entendait un
feu tres vif a gauche dans le vallon. Koutouzow causait avec le general
autrichien; le prince Andre pria ce dernier de lui passer la longue-vue.

≪Voyez, voyez, disait l'etranger, voila les Francais!≫ Et il indiqua,
non un point eloigne, mais le pied de la montagne qu'ils avaient devant
eux.

Les deux generaux et les aides de camp se passerent fievreusement la
longue-vue. Une terreur involontaire se peignit sur leurs traits: les
Francais, qu'on croyait a deux verstes, s'etaient dresses inopinement
devant eux!

≪C'est l'ennemi!... Mais non!... Mais certainement!... Comment est-ce
possible?≫ dirent plusieurs voix....

Et le prince Andre voyait a droite monter a la rencontre du regiment
d'Apcheron une formidable colonne de Francais, a cinq cents pas de
l'endroit ou ils se tenaient.

≪Voila l'heure! se dit-il.... Il faut arreter le regiment, Votre Haute
Excellence!≫ A ce moment, une epaisse fumee couvrit tout le paysage, une
forte decharge de mousqueterie retentit a leurs oreilles, et une voix
haletante de frayeur s'ecria a deux pas: ≪Fini, camarades, fini!...≫ Et,
comme si un ordre emanait de cette voix, des masses enormes de soldats
refoules, se poussant, se bousculant, passerent en fuyant, au meme
endroit, ou, cinq minutes auparavant, ils avaient defile devant les
empereurs. Essayer d'arreter cette foule etait une folie, car elle
entrainait tout sur son passage. Bolkonsky resistait avec peine au
torrent et ne comprenait que vaguement ce qui venait d'arriver.
Nesvitsky, rouge et hors de lui, criait a Koutouzow qu'il allait etre
fait prisonnier, s'il ne se portait pas en arriere. Koutouzow, immobile,
tira son mouchoir et s'en couvrit la joue d'ou le sang coulait. Le
prince Andre se fraya un passage jusqu'a lui:

≪Vous etes blesse? lui dit-il avec emotion.

--La plaie n'est pas la, mais ici!≫ dit Koutouzow, en pressant son
mouchoir sur sa blessure et en designant les fuyards.

≪Arretez-les!≫ s'ecria-t-il.

Mais, comprenant aussitot l'inutilite de cet appel, il piqua des deux,
et, prenant sur la droite au milieu d'une nouvelle troupe de fuyards, il
se vit entraine avec elle en arriere.

Leur masse etait si serree qu'il lui etait impossible de s'en degager.
Dans cette confusion les uns criaient, les autres se retournaient et
tiraient en l'air. Koutouzow, parvenu enfin a sortir du courant, se
dirigea avec sa suite, terriblement diminuee, vers l'endroit d'ou
partait la fusillade. Le prince Andre, faisant des efforts surhumains
pour le rejoindre, apercut sur la descente, a travers la fumee, une
batterie russe, qui n'avait pas encore cesse son feu et vers laquelle se
precipitaient des Francais. Un peu, au-dessus d'elle se tenait immobile
l'infanterie russe. Un general s'en detacha et s'approcha de Koutouzow,
dont la suite se reduisait a quatre personnes. Pales et emues, ces
quatre personnes se regardaient en silence.

≪Arretez ces miserables!≫ dit Koutouzow au chef de regiment. Et, comme
pour le punir de ces mots, une volee de balles, semblable a une nichee
d'oiseaux, passa en sifflant au-dessus du regiment et de sa tete. Les
Francais attaquaient la batterie, et, ayant apercu Koutouzow, ils
tiraient sur lui. A cette nouvelle decharge, le commandant de regiment
porta vivement la main a sa jambe; quelques soldats tomberent, et le
porte-drapeau laissa echapper le drapeau de ses mains: vacillant un
moment, il s'accrocha aux baionnettes des soldats; ceux-ci se mirent a
tirer sans en avoir recu l'ordre.

Un soupir desespere sortit de la poitrine de Koutouzow.

≪Bolkonsky, murmura-t-il d'une voix de vieillard affaibli et en lui
montrant le bataillon a moitie detruit, que veut donc dire cela?≫

A peine avait-il prononce ces mots, que le prince Andre, le gosier serre
par des larmes de honte et de colere, s'etait jete a bas de son cheval
et se precipitait vers le drapeau.

≪Enfants, en avant!≫ cria-t-il d'une voix percante. ≪Le moment est
venu!≫ se dit-il, en saisissant la hampe et ecoutant avec bonheur le
sifflement des balles dirigees contre lui. Quelques soldats tomberent
encore.

≪Hourra!≫ s'ecria-t-il, en soulevant avec peine le drapeau.

Et courant en avant, persuade que tout le bataillon le suivait, il fit
encore quelques pas; un soldat, puis un second, puis tous s'elancerent a
sa suite en le depassant. Un sous-officier s'empara du precieux fardeau,
dont le poids faisait trembler le bras du prince Andre, mais il fut tue
au meme moment. Le reprenant encore une fois, Andre continua sa course
avec le bataillon. Il voyait devant lui nos artilleurs: les uns se
battaient, les autres abandonnaient leurs pieces et couraient a sa
rencontre; il voyait les fantassins francais s'emparer de nos chevaux et
tourner nos canons. Il en etait a vingt pas, les balles pleuvaient et
fauchaient tout autour de lui, mais ses yeux rives sur la batterie ne
s'en detachaient pas. La, un artilleur roux, le schako enfonce, et un
Francais se disputaient la possession d'un refouloir; l'expression
egaree et haineuse de leur figure lui etait parfaitement visible; on
sentait qu'ils ne se rendaient pas compte de ce qu'ils faisaient.

≪Que font-ils? se demanda le prince Andre. Pourquoi l'artilleur ne
fuit-il pas, puisqu'il n'a plus d'arme, et pourquoi le Francais ne
l'abat-il pas? Il n'aura pas le temps de se sauver, que le Francais se
souviendra qu'il a son fusil! En effet, un second Francais arriva sur
les combattants, et le sort de l'artilleur roux, qui venait d'arracher
le refouloir des mains de son adversaire, allait se decider. Mais le
prince Andre n'en vit pas la fin. Il recut sur la tete un coup d'une
violence extreme, qu'il crut lui avoir ete applique par un de ses
voisins. La douleur etait moins sensible que desagreable, dans ce moment
ou elle faisait une diversion a sa pensee:

≪Mais que m'arrive-t-il? je ne me tiens plus? mes jambes se derobent
sous moi.≫ Et il tomba sur le dos. Il rouvrit les yeux, dans l'espoir
d'apprendre le denouement de la lutte des deux Francais avec
l'artilleur, et si les canons etaient sauves ou emmenes. Mais il ne vit
plus rien que bien haut au-dessus de lui un ciel immense, profond, ou
voguaient mollement de legers nuages grisatres. ≪Quel calme, quelle
paix! se disait-il; ce n'etait pas ainsi quand je courais, quand nous
courions en criant; ce n'etait pas ainsi, lorsque les deux figures
effrayees se disputaient le refouloir; ce n'etait pas ainsi que les
nuages flottaient dans ce ciel sans fin! Comment ne l'avais-je pas
remarquee plus tot, cette profondeur sans limites? Comme je suis heureux
de l'avoir enfin apercue!... Oui! tout est vide, tout est deception,
excepte cela! Et Dieu soit loue pour ce repos, pour ce calme!...≫


XVII


A neuf heures du matin, au flanc droit, que commandait Bagration,
l'affaire n'etait pas encore engagee. Malgre l'insistance de
Dolgoroukow, desireux de n'en point assumer la responsabilite, il lui
proposa d'envoyer demander les ordres du general en chef. Vu la distance
de dix verstes qui separait les deux ailes de l'armee, l'envoye, s'il
n'etait pas tue, ce qui etait peu probable, et s'il parvenait a
decouvrir le general en chef, ce qui etait tres difficile, ne pourrait
revenir avant le soir; il en etait bien convaincu.

Jetant un regard sur sa suite, les yeux endormis et sans expression de
Bagration s'arreterent sur la figure emue, presque enfantine de Rostow.
Il le choisit.

≪Et si je rencontre Sa Majeste avant le general en chef, Excellence? lui
dit Rostow.

--Vous pourrez demander les ordres de Sa Majeste,≫ dit Dolgoroukow, en
prevenant la reponse de Bagration.

Apres avoir ete releve de sa faction, Rostow avait dormi quelques heures
et se sentait plein d'entrain, d'elasticite, de confiance en lui-meme et
en son etoile, et pret a tenter l'impossible.

Ses desirs s'etaient accomplis: une grande bataille se livrait; il y
prenait part, et de plus, attache a la personne du plus brave des
generaux, il etait envoye en mission aupres de Koutouzow, avec chance de
rencontrer l'Empereur. La matinee etait claire, son cheval etait bon.
Son ame s'epanouissait toute joyeuse. Longeant d'abord les lignes
immobiles des troupes de Bagration, il arriva sur un terrain occupe par
la cavalerie d'Ouvarow; il y remarqua les premiers signes precurseurs de
l'attaque; l'ayant depasse, il entendit distinctement le bruit du canon
et les decharges de mousqueterie, qui augmentaient d'intensite a chaque
instant.

Ce n'etait plus un ou deux coups solitaires qui retentissaient a
intervalles reguliers dans l'air frais du matin, mais bien un roulement
continu, dans lequel se confondaient les decharges d'artillerie avec la
fusillade et qui se repercutait sur le versant des montagnes, en avant
de Pratzen.

De legers flocons de fumee, voltigeant, se poursuivant l'un l'autre,
s'echappaient des fusils, tandis que des batteries s'elevaient de gros
tourbillons de nuages, qui se balancaient et s'etendaient dans l'espace.
Les baionnettes des masses innombrables d'infanterie en mouvement
brillaient a travers la fumee et laissaient apercevoir l'artillerie avec
ses caissons verts, qui se deroulait au loin comme un etroit ruban.

Rostow s'arreta pour regarder ce qui se passait: ou allaient-ils?
pourquoi marchaient-ils en tous sens, devant, derriere? il ne pouvait le
comprendre; mais ce spectacle, au lieu de lui inspirer de la crainte et
de l'abattement, ne faisait au contraire qu'augmenter son ardeur.

≪Je ne sais ce qui en resultera, mais a coup sur ce sera bien,≫ se
disait-il.

Apres avoir depasse les troupes autrichiennes, il arriva a la ligne
d'attaque.... C'etait la garde qui donnait.

≪Tant mieux! je le verrai de plus pres.≫

Plusieurs cavaliers venaient a lui en galopant. Il reconnut les uhlans
de la garde, dont les rangs avaient ete rompus et qui abandonnaient la
melee. Rostow remarqua du sang sur l'un d'eux.

≪Peu m'importe,≫ se dit-il. A quelques centaines de pas de la, il vit
arriver au grand trot sur sa gauche, de facon a lui couper la route, une
foule enorme de cavaliers, aux uniformes blancs et scintillants, montes
sur des chevaux noirs. Lancant son cheval a toute bride, afin de leur
laisser le champ libre, il y serait certainement parvenu, si la
cavalerie n'avait presse son allure; il la voyait gagner du terrain et
entendait le bruit des chevaux, et le cliquetis des armes se rapprochait
de plus en plus de lui. Au bout d'une minute a peine, il distinguait les
visages des chevaliers-gardes qui allaient attaquer l'infanterie
francaise: ils galopaient, tout en retenant leurs montures.

Rostow entendit le commandement: ≪Marche! Marche! donne par un officier
qui lancait son pur-sang ventre a terre. Craignant d'etre ecrase ou
entraine, Rostow longeait leur front au triple galop, dans l'espoir de
traverser le terrain qu'il avait en vue, avant leur arrivee.

Il craignait de ne pouvoir eviter le choc du dernier chevalier-garde,
dont la haute taille contrastait avec sa frele apparence. Il aurait ete
immanquablement foule aux pieds, et son Bedouin avec lui, s'il n'avait
eu l'heureuse inspiration de faire siffler son fouet devant les yeux de
la belle et forte monture du chevalier-garde: elle tressaillit et dressa
les oreilles; mais, a un vigoureux coup d'eperon de son cavalier,
Bedouin releva la queue et, tendant le cou, s'elanca encore plus rapide.
A peine Rostow les avait-il distances qu'il entendit crier: ≪Hourra!≫
et, se retournant, il vit les premiers rangs s'engouffrer dans un
regiment d'infanterie francaise, aux epaulettes rouges. L'epaisse fumee
d'un canon invisible les deroba aussitot a sa vue.

C'etait cette brillante et fameuse charge des chevaliers-gardes tant
admiree des Francais eux-memes! Avec quel serrement de coeur
n'entendit-il pas raconter, plus tard, que de toute cette masse de beaux
hommes, de toute cette brillante fleur de jeunesse, riche, elegante,
montee sur des chevaux de prix, officiers et junkers, qui l'avaient
depasse dans un galop furieux, il ne restait que dix-huit hommes!

≪Mon heure viendra, je n'ai rien a leur envier, se disait Rostow en
s'eloignant. Peut-etre vais-je voir l'Empereur.≫

Atteignant enfin notre infanterie de la garde, il se trouva au milieu
des boulets, qu'il devina plutot qu'il ne les entendit, en voyant les
figures inquietes des soldats et l'expression grave et plus contenue
des officiers.

Une voix, celle de Boris, lui cria tout a coup:

≪Rostow! Qu'en dis-tu? nous voila aux premieres loges! Notre regiment a
ete rudement engage!≫

Et il souriait de cet heureux sourire de la jeunesse, qui vient le
recevoir le bapteme du feu. Rostow s'arreta:

≪Eh bien! et quoi?

--Repousses!≫ repondit Boris, devenu bavard.

Et la-dessus il lui raconta comment la garde, voyant des troupes devant
elle et les ayant prises pour des Autrichiens, le sifflement des boulets
leur avait prouve bientot qu'ils formaient la premiere ligne et qu'ils
devaient attaquer.

≪Ou vas-tu? lui demanda Boris.

--Trouver le commandant en chef.

--Le voila! lui repondit Boris en lui indiquant le grand-duc Constantin
a cent pas d'eux, en uniforme de chevalier-garde, la tete dans les
epaules, les sourcils fronces, criant et gesticulant contre un officier
autrichien, blanc et bleme.

--Mais c'est le grand-duc, et je cherche le general en chef ou
l'Empereur, dit Rostow en s'eloignant.

--Comte, comte, lui cria Berg, en lui montrant sa main enveloppee d'un
mouchoir ensanglante, je suis blesse au poignet droit, et je suis reste
a mon rang! Voyez, comte, je suis oblige de tenir mon epee de la main
gauche! Dans ma famille tous les ≪Von Berg≫ ont ete des chevaliers!≫

Et Berg continuait a parler que Rostow etait deja loin.

Franchissant un espace desert, pour ne pas se trouver expose au feu de
l'ennemi, il suivit la ligne des reserves, en s'eloignant par la du
centre de l'action. Tout a coup devant lui et sur les derrieres de nos
troupes, dans un endroit ou l'on ne pouvait guere supposer la presence
des Francais, il entendit tout pres de lui une vive fusillade.

≪Qu'est-ce que cela peut etre? se demanda-t-il. L'ennemi sur nos
derrieres?... C'est impossible,--et une peur folle s'empara de lui a la
pensee de l'issue possible de la bataille...--Quoi qu'il en soit, il n'y
a pas a l'eviter, il faut que je decouvre le general en chef, et, si
tout est perdu, il ne me reste qu'a mourir avec eux.≫

Le noir pressentiment qui l'avait envahi se confirmait chaque pas qu'il
faisait sur le terrain occupe par les troupes de toute arme derriere le
village de Pratzen.

≪Que veut dire cela? Sur qui tire-t-on? Qui tire? se demandait Rostow en
rencontrant des soldats russes et autrichiens qui fuyaient en courant
pele-mele.

--Le diable sait ce qui en est! Il a battu tout le monde! Tout est
perdu! lui repondirent en russe, en allemand, en tcheque tous ces
fuyards, comprenant aussi peu que lui ce qui se passait autour d'eux.

--Qu'ils soient rosses, ces Allemands!

--Que le diable les ecorche, ces traitres!≫ repondit un autre.

--Que le diable emporte ces Russes!≫ grommelait un Allemand.

Quelques blesses se trainaient le long du chemin. Les jurons, les cris,
les gemissements se confondaient en un echo prolonge et sinistre. La
fusillade avait cesse, et Rostow apprit plus tard que les fuyards
allemands et russes avaient tire les uns sur les autres.

≪Mon Dieu! se disait Rostow, et l'Empereur qui peut, d'un moment a
l'autre, voir cette debandade!... Ce ne sont que quelques miserables
sans doute! Ca ne se peut pas, ca ne se peut pas; il faut les depasser
au plus vite!≫

La pensee d'une complete deroute ne pouvait lui entrer dans l'esprit,
malgre la vue des batteries et des troupes francaises sur le plateau de
Pratzen, sur le plateau meme ou on lui avait enjoint d'aller trouver
l'Empereur et le general en chef.


XVIII


Aux environs du village de Pratzen, pas un chef n'etait visible. Rostow
n'y apercut que des troupes fuyant a la debandade. Sur la grande route,
des caleches, des voitures de toute espece, des soldats russes,
autrichiens, de toute arme, blesses et non blesses, defilerent devant
lui. Toute cette foule se pressait, bourdonnait, fourmillait et melait
ses cris au son sinistre des bombes lancees par les bouches a feu
francaises des hauteurs de Pratzen.

≪Ou est l'Empereur? ou est Koutouzow?≫ demandait-il au hasard sans
obtenir de reponse.

Enfin, attrapant un soldat au collet, il le forca a l'ecouter: ≪He!
l'ami! Il y a longtemps qu'ils sont tous la-bas, qu'ils ont file en
avant,≫ lui repondit le soldat en riant.

Lachant ce soldat, evidemment ivre, Rostow arreta un domestique
militaire, qui lui semblait devoir etre ecuyer d'un personnage haut
place. Le domestique lui raconta que l'Empereur avait passe en voiture
sur cette route une heure auparavant a fond de train, et qu'il etait
dangereusement blesse. ≪C'est impossible, ce n'etait pas lui, dit
Rostow.--Je l'ai vu de mes propres yeux, repondit le domestique avec un
sourire malin. Il y a assez longtemps que je le connais: combien de fois
ne l'ai-je pas vu a Petersbourg. Il etait tres pale, dans le fond de sa
voiture. Comme il les avait lances ses quatre chevaux noirs, Ilia
Ivanitch! On dirait que je ne le connais pas, ces chevaux, et que
l'Empereur peut avoir un autre cocher qu'Ilia Ivanitch!

--Qui cherchez-vous? lui demanda, quelques pas plus loin, un officier
blesse... le general en chef? Il a ete tue par un boulet dans la poitrine, devant notre regiment!

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