Que, sous pretexte d'emmener les blesses, on ne degarnisse pas
les rangs, et que chacun soit bien penetre de cette pensee, qu'il
faut vaincre ces stipendies de l'Angleterre, qui sont animes d'une si
grande haine contre notre nation!
≪Cette victoire finira la campagne,
et nous pourrons reprendre nos quartiers d'hiver, ou nous serons joints par
les nouvelles armees qui se forment en France, et alors la paix que je ferai
sera digne de mon peuple, de vous et de
moi.
≪NAPOLEON.≫
XIV
Il etait cinq heures du matin,
et le jour n'avait pas encore paru. Les troupes du centre, de la reserve et
le flanc droit de Bagration se tenaient immobiles; mais, sur le flanc gauche,
les colonnes d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie, qui avaient ordre
de descendre dans les bas-fonds pour attaquer le flanc droit des
Francais et le rejeter, selon les dispositions prises, dans les montagnes de
la Boheme, s'eveillaient et commencaient leurs preparatifs. Il
faisait froid et sombre. Les officiers dejeunaient et avalaient leur the
en toute hate; les soldats grignotaient leurs biscuits, battaient
la semelle pour se rechauffer et se groupaient autour des feux, en y
jetant tour a tour les debris de chaises, de tables, de roues, de
tonneaux, d'abris, en un mot tout ce qu'ils ne pouvaient emporter et dont
l'acre fumee les enveloppait. L'arrivee des guides autrichiens devint le
signal de la mise en mouvement: le regiment s'agitait, les soldats
quittaient leur feu, serraient leurs pipes dans la tige de leurs bottes,
et, mettant leurs sacs dans les charrettes, saisissaient leurs fusils
et s'alignaient en bon ordre. Les officiers boutonnaient leurs
uniformes, bouclaient leurs ceinturons, accrochaient leurs havresacs
et inspectaient minutieusement les rangs. Les soldats des fourgons et
les domestiques militaires attelaient les chariots et y entassaient tous
les bagages. Les aides de camp, les commandants de regiment, de
bataillon, montaient a cheval, se signaient, donnaient leurs derniers ordres,
leurs commissions et leurs instructions aux hommes du train, et les
colonnes s'ebranlaient au bruit cadence de milliers de pieds, sans savoir
ou elles allaient, et sans meme apercevoir, a cause de la fumee et
du brouillard intense, le terrain qu'elles abandonnaient et celui
sur lequel elles s'engageaient.
Le soldat en marche est tout aussi
limite dans ses moyens d'action, aussi entraine par son regiment, que le
marin sur son navire. Pour l'un, ce sera toujours le meme pont, le meme mat,
le meme cable; pour l'autre, malgre les enormes distances inconnues et
pleines de dangers qu'il lui arrive de franchir, il a egalement autour de lui
les memes camarades, le meme sergent-major, le chien fidele de la compagnie
et le meme chef. Le matelot est rarement curieux de se rendre compte des
vastes etendues sur lesquelles navigue son navire; mais, le jour de la
bataille, on ne sait comment, on ne sait pourquoi, une seule note solennelle,
la meme pour tous, fait vibrer les cordes du moi moral du soldat par
l'approche de cet inconnu inevitable et decisif, qui eveille en lui une
inquietude inusitee. Ce jour-la, il est excite, il regarde, il ecoute,
il questionne et cherche a comprendre ce qui se passe en dehors du
cercle de ses interets habituels.
L'epaisseur du brouillard etait
telle que le premier rayon de jour etait trop faible pour le percer, et l'on
ne distinguait rien a dix pas. Les buissons se transformaient en grands
arbres, les plaines en descentes et en ravins, et l'on risquait de se trouver
inopinement devant l'ennemi. Les colonnes marcherent longtemps dans ce nuage,
descendant et montant, longeant des jardins et des murs dans une localite
inconnue, sans le rencontrer. Devant, derriere, de tous cotes, le soldat
entendait l'armee russe suivant la meme direction, et il se rejouissait de
savoir qu'un grand nombre des siens se dirigeaient comme lui vers ce point
inconnu.
≪As-tu entendu? voila ceux de Koursk qui viennent de passer,
disait-on dans les rangs.
--Ah! c'est effrayant ce qu'il y a de nos
troupes! Quand on a allume les feux hier soir, j'ai regarde... c'etait
Moscou, quoi!≫
Les soldats marchaient gaiement, comme toujours, quand il
s'agit de prendre l'offensive, et cependant les chefs de colonnes ne s'en
etaient pas encore approches et ne leur avaient pas dit un mot (tous ceux
que nous avons vus au conseil de guerre etaient en effet de mauvaise
humeur et mecontents de la decision prise: ils se bornaient a executer
les instructions qu'on leur avait donnees, sans s'occuper d'encourager
le soldat). Une heure environ se passa ainsi: le gros des troupes
s'arreta, et aussitot on eprouva le sentiment instinctif d'une grande
confusion et d'un grand desordre. Il serait difficile d'expliquer comment
ce sentiment d'abord confus devient bientot une certitude absolue: le
fait est qu'il gagne insensiblement de proche en proche avec une
rapidite irresistible, comme l'eau se deverse dans un ravin. Si l'armee
russe s'etait trouvee seule, sans allies, il se serait ecoule plus de
temps pour transformer une apprehension pareille en un fait certain; mais
ici on ressentait comme un plaisir extreme et tout naturel a en accuser
les Allemands, et chacun fut aussitot convaincu que cette fatale
confusion etait due aux mangeurs de saucisses.
≪Nous voila en plan!...
Qu'est-ce qui barre donc la route? Est-ce le Francais?... Non, car il aurait
deja tire!... Avec cela qu'on nous a presses de partir, et nous voila arretes
en plein champ! Ces maudits Allemands qui brouillent tout, ces diables qui
ont la cervelle a l'envers!... Fallait les flanquer en avant, tandis qu'ils
se pressent la, derriere. Et nous voila a attendre sans manger!
Sera-ce long?...--Bon, voila la cavalerie qui est maintenant en travers de
la route, dit un officier. Que le diable emporte ces Allemands, qui
ne connaissent pas leur pays!
--Quelle division? demanda un aide de
camp en s'approchant des soldats.
--Dix-huitieme!
--Que
faites-vous donc la? vous auriez du etre en avant depuis longtemps;
maintenant, vous ne passerez plus jusqu'au soir.
--Quelles fichues
dispositions! Ils ne savent pas eux-memes ce qu'ils font!≫ dit l'officier en
s'eloignant.
Puis ce fut un general qui criait avec colere en
allemand:
≪Taffa-lafa!
--Avec ca qu'il est facile de le
comprendre, dit un soldat. Je les aurais fusillees, ces
canailles!
--Nous devions etre sur place a neuf heures, et nous n'avons
pas fait la moitie de la route.... En voila des dispositions!≫
On
n'entendait que cela de tous cotes, et l'ardeur premiere des troupes se
changeait insensiblement en une violente irritation, causee par la stupidite
des instructions qu'avaient donnees les Allemands.
Cet embarras etait le
resultat du mouvement opere par la cavalerie autrichienne vers le flanc
gauche. Les generaux en chef, ayant trouve notre centre trop eloigne du flanc
droit, avaient fait rebrousser chemin a toute la cavalerie, l'avaient dirigee
vers le flanc gauche, et, par suite de cet ordre, plusieurs milliers de
chevaux passaient a travers l'infanterie, qui etait ainsi forcee de s'arreter
sur place.
Une altercation avait eu lieu entre le guide autrichien et le
general russe. Ce dernier s'epoumonait a exiger que la cavalerie suspendit
son mouvement; l'Autrichien repondait que la faute en etait non pas a
lui, mais au chef, et pendant ce temps-la les troupes immobiles
et silencieuses perdaient peu a peu leur entrain. Apres une heure de
halte, elles se mirent en marche, et elles descendaient dans les bas-fonds,
ou le brouillard s'epaississait de plus en plus, tandis qu'il commencait
a s'eclaircir sur la hauteur, lorsque devant elles retentit a
travers cette brume impenetrable un premier coup, puis un second suivi
de quelques autres a intervalles irreguliers, auxquels succeda un feu
vif et continu, au-dessus du ruisseau de Goldbach.
Ne comptant pas y
rencontrer l'ennemi et arrives sur lui a l'improviste, ne recevant aucune
parole d'encouragement de leurs chefs, et conservant l'impression d'avoir ete
inutilement retardes, les Russes, completement enveloppes par ce brouillard
epais, tiraient mollement et sans hate, avancaient, s'arretaient, sans
recevoir a temps aucun ordre de leurs chefs, ni des aides de camp, qui
erraient comme eux dans ces bas-fonds a la recherche de leur division. Ce fut
le sort de la premiere, de la seconde et de la troisieme colonne, qui toutes
trois avaient opere leur descente. L'ennemi etait-il a dix verstes avec
le gros de ses forces, comme on le supposait, ou bien etait-il la, cache
a tous les yeux? Personne ne le sut jusqu'a neuf heures du matin.
La quatrieme colonne, commandee, par Koutouzow, occupait le plateau
de Pratzen.
Pendant que tout cela se passait, Napoleon, entoure de ses
marechaux, se tenait sur la hauteur de Schlapanitz. Au-dessus de sa tete se
deroulait un ciel bleu, et l'immense globe du soleil se balancait, comme un
brulot enflamme, sur la mer laiteuse des vapeurs du brouillard. Ni les
troupes francaises, ni Napoleon, entoure de son etat-major, ne se trouvaient
de l'autre cote du ruisseau et des bas-fonds des villages de Sokolenitz
et de Schlapanitz, derriere lesquels nous comptions occuper la position
et commencer l'attaque, mais tout au contraire ils etaient en deca, et
a une telle proximite de nous, que Napoleon pouvait distinguer, a
l'oeil nu, un fantassin d'un cavalier. Vetu d'une capote grise, la meme
qui avait fait la campagne d'Italie, monte sur un petit cheval arabe
gris, il se tenait un peu en avant de ses marechaux, examinant en silence
les contours des collines qui emergeaient peu a peu du brouillard et
sur lesquelles se mouvaient au loin les troupes russes, et pretant
l'oreille a la fusillade engagee au pied des hauteurs. Pas un muscle ne
bougeait sur sa figure, encore maigre a cette epoque, et ses yeux
brillants s'attachaient fixement sur un point. Ses previsions se
trouvaient justifiees. Une grande partie des troupes russes etaient
descendues dans le ravin et marchaient vers la ligne des etangs. L'autre
partie abandonnait le plateau de Pratzen que Napoleon, qui le considerait
comme la clef de la position, avait eu l'intention d'attaquer. Il
voyait defiler et briller au milieu du brouillard, comme dans un
enfoncement forme par deux montagnes, descendant du village de Pratzen et
suivant la meme direction vers le vallon, les milliers de baionnettes
des differentes colonnes russes, qui se perdaient l'une apres l'autre
dans cette mer de brumes. D'apres les rapports recus la veille au
soir, d'apres le bruit tres sensible de roues et de pas entendu pendant
la nuit aux avant-postes, d'apres le desordre des manoeuvres des
troupes russes, il comprenait clairement que les allies le supposaient a
une grande distance, que les colonnes de Pratzen composaient le centre
de l'armee russe, et que ce centre etait suffisamment affaibli pour
qu'il put l'attaquer avec succes,... et cependant il ne donnait pas le
signal de l'attaque.
C'etait pour lui un jour
solennel,--l'anniversaire de son couronnement. S'etant assoupi vers le matin
d'un leger sommeil, il s'etait leve gai, bien portant, confiant dans son
etoile, dans cette heureuse disposition d'esprit ou tout parait possible, ou
tout reussit; montant a cheval, il alla examiner le terrain; sa figure calme
et froide trahissait dans son immobilite un bonheur conscient et merite,
comme celui qui illumine parfois la figure d'un adolescent amoureux et
heureux.
Lorsque le soleil se fut entierement degage et que les
gerbes d'eclatante lumiere se repandirent sur la plaine, Napoleon, qui
semblait n'avoir attendu que ce moment, deganta sa main blanche, d'une
forme irreprochable, et fit un geste qui etait le signal de
commencer l'attaque. Les marechaux, accompagnes de leurs aides de camp,
galoperent dans differentes directions, et quelques minutes plus tard, le
gros des forces de l'armee francaise se dirigeait rapidement vers le plateau
de Pratzen, que les Russes continuaient a abandonner, en se deversant
a gauche dans la vallee.
XV
A huit heures du matin,
Koutouzow se rendit a cheval a Pratzen, a la tete de la quatrieme colonne,
celle de Miloradovitch, qui allait remplacer les colonnes de Prsczebichewsky
et de Langeron descendues dans les bas-fonds. Il salua les soldats du premier
regiment et donna l'ordre de se mettre en marche, montrant par la son
intention de commander en personne. Il s'arreta au village de Pratzen. Le
prince Andre, excite, exalte, mais calme et froid en apparence, comme
l'est generalement un homme qui se sent arrive au but ardemment
desire, faisait partie de la nombreuse suite du general en chef. La journee
qui commencait serait, il en etait sur, son Toulon ou son pont d'Arcole.
Le pays et la position de nos troupes lui etaient aussi connus qu'ils
le pouvaient etre a tout officier superieur de notre armee; quant a
son plan strategique, inexecutable a present, il l'avait
completement oublie. Suivant en pensee le plan de Weirother, il se demandait,
a part lui, quels seraient les coups du hasard et les incidents qui
lui permettraient de mettre en evidence sa fermete et la rapidite de
ses conceptions.
A gauche, au pied de la montagne, dans le brouillard,
des troupes invisibles echangeaient des coups de fusil. ≪La, se disait-il,
se concentrera la bataille, la surgiront les obstacles, et c'est la,
qu'on m'enverra avec une brigade ou une division, et que, le drapeau en
main, j'avancerai, en culbutant tout sur mon passage!≫ si bien qu'en
voyant defiler devant lui les bataillons, il ne pouvait s'empecher de se
dire: ≪Voici peut-etre justement le drapeau avec lequel je m'elancerai
en avant!≫
Sur le sol s'etendait un givre leger, qui fondait peu a peu
en rosee, tandis que dans le ravin tout etait enveloppe d'un brouillard
intense; on n'y voyait absolument rien, surtout a gauche, ou etaient
descendues nos troupes et d'ou partait la fusillade. Le soleil brillait de
tout son eclat au-dessus de leurs tetes, dans un ciel bleu fonce. Au loin
devant elles, sur l'autre bord de cette mer blanchatre, se dessinaient
les cretes boisees des collines; c'etait la que devait se trouver
l'ennemi. A droite, la garde s'engouffrait dans ces vapeurs, ne laissant
apres elle que l'echo de sa marche; a gauche, derriere le village, des
masses de cavalerie s'avancaient pour disparaitre a leur tour. Devant
et derriere s'ecoulait l'infanterie. Le general en chef assistait au
defile des troupes a la sortie du village: il avait l'air epuise et
irrite. L'infanterie s'arreta tout a coup devant lui, sans en avoir
recu l'ordre, evidemment a cause d'un obstacle qui barrait la route a sa
tete de colonne:
≪Mais dites donc enfin qu'on se fractionne en
bataillons et qu'on tourne le village, dit Koutouzow sechement au general qui
s'avancait. Comment ne comprenez-vous pas qu'il est impossible de se
developper ainsi dans les rues d'un village quand on marche a
l'ennemi?
--Je comptais precisement, Votre Excellence, me reformer en
avant du village.≫
Koutouzow sourit aigrement.
≪Charmante idee
vraiment que de developper votre front en face de l'ennemi!
--L'ennemi
est encore loin, Votre Haute Excellence. D'apres
la disposition....
--Quelle disposition? s'ecria-t-il avec colere. Qui
vous l'a dit?... Veuillez faire ce que l'on vous ordonne.
--J'obeis,
dit l'autre.
--Mon cher, dit Nesvitsky a l'oreille du prince Andre, le
vieux est d'une humeur de chien.≫
Un officier autrichien, en uniforme
blanc avec un plumet vert, aborda en ce moment Koutouzow et lui demanda, de
la part de l'Empereur, si la quatrieme colonne etait engagee dans
l'action.
Koutouzow se detourna sans lui repondre; son regard tombant par
hasard sur le prince Andre, il s'adoucit, comme pour le mettre en dehors de
sa mauvaise humeur.
≪Allez voir, mon cher, lui dit-il, si la troisieme
division a depasse le village. Dites-lui de s'arreter et d'attendre mes
ordres, et demandez-lui, ajouta-t-il en le retenant, si les tirailleurs sont
postes et ce qu'ils font... ce qu'ils font?≫ murmura-t-il, sans rien
repondre a l'envoye autrichien.
Le prince Andre, ayant depasse les
premiers bataillons, arreta la troisieme division et constata en effet
l'absence de tirailleurs en avant des colonnes. Le chef du regiment recut
avec stupefaction l'ordre envoye par le general en chef de les poster; il
etait convaincu que d'autres troupes se deployaient devant lui et que
l'ennemi devait etre au moins a dix verstes. Il ne voyait en effet devant lui
qu'une etendue deserte, qui semblait s'abaisser doucement et que recouvrait
un epais brouillard. Le prince Andre revint aussitot faire son rapport au
general en chef, qu'il trouva au meme endroit, toujours a cheval et
lourdement affaisse sur sa selle, de tout le poids de son corps. Les
troupes etaient arretees, et les soldats avaient mis leurs fusils la crosse
a terre.
≪Bien, bien,≫ dit-il.
Et se tournant vers
l'Autrichien, qui, une montre a la main, l'assurait qu'il etait temps de se
remettre en marche, puisque toutes les colonnes du flanc gauche avaient opere
leur descente:
≪Rien ne presse, Excellence, dit-il en baillant.... Nous
avons bien le temps!≫
Au meme moment, ils entendirent derriere eux les
cris des troupes, repondant au salut de certaines voix, qui s'avancaient avec
rapidite le long des colonnes en marche. Lorsque les soldats du regiment
devant lequel il se tenait crierent a leur tour, Koutouzow recula de
quelques pas et fronca le sourcil. Sur la route de Pratzen arrivait au galop
un escadron de cavaliers de diverses couleurs, dont deux se detachaient
en avant des autres; l'un, en uniforme noir, avec un plumet blanc,
montait un cheval alezan a courte queue; l'autre, en uniforme blanc, etait
sur un cheval noir. C'etaient les deux empereurs et leur suite.
Koutouzow, avec l'affectation d'un subordonne qui est a son poste, commanda
aux troupes le silence, et, faisant le salut militaire, s'approcha
de l'Empereur. Toute sa personne et ses manieres,
subitement metamorphosees, avaient pris l'apparence de cette soumission
aveugle de l'inferieur, qui ne raisonne pas. Son respect affecte sembla
frapper desagreablement l'empereur Alexandre, mais cette impression
fugitive s'effaca aussitot, pour ne laisser aucune trace sur sa jeune
figure, rayonnante de bonheur. Son indisposition de quelques jours
l'avait maigri, sans rien lui faire perdre de cet ensemble reellement
seduisant de majeste et de douceur, qui se lisait sur sa bouche aux levres
fines et dans ses beaux yeux bleus.
S'il etait majestueux a la revue
d'Olmutz, ici il paraissait plus gai et plus ardent. La figure coloree par la
course rapide qu'il venait de faire, il arreta son cheval, et, respirant a
pleins poumons, il se retourna vers sa suite aussi jeune, aussi animee que
lui, composee de la fleur de la jeunesse austro-russe, des regiments d'armee
et de la garde. Czartorisky, Novosiltsow, Volkonsky, Strogonow et d'autres
en faisaient partie, et causaient en riant entre eux. Revetus de
brillants uniformes, montes sur de beaux chevaux bien dresses, ils se
tenaient a quelques pas de l'empereur. Des ecuyers tenaient en main, tout
prets pour les deux souverains, des chevaux de rechange aux housses
brodees. L'empereur Francois, encore jeune, avec le teint vif, maigre,
elance, raide en selle sur son bel etalon, jetant des regards anxieux autour
de lui, fit signe a un de ses aides de camp d'approcher. ≪Il va
surement lui demander l'heure du depart,≫ se dit le prince Andre, en suivant
les mouvements de son ancienne connaissance. Il se souvenait des
questions que Sa Majeste Autrichienne lui avait adressees a Brunn.
La
vue de cette brillante jeunesse, pleine de seve et de confiance dans le
succes, chassa aussitot la disposition morose dans laquelle
etait l'etat-major de Koutouzow: telle une fraiche brise des champs,
penetrant par la fenetre ouverte, disperse au loin les lourdes vapeurs
d'une chambre trop chaude.
≪Pourquoi ne commencez-vous pas, Michel
Larionovitch?
--J'attendais Votre Majeste,≫ dit Koutouzow, en
s'inclinant respectueusement.
L'Empereur se pencha de son cote comme
s'il ne l'avait pas entendu.
≪J'attendais Votre Majeste, repeta
Koutouzow,--et le prince Andre remarqua un mouvement de sa levre superieure
au moment ou il prononca: ≪j'attendais≫...--Les colonnes ne sont pas toutes
reunies, sire.≫
Cette reponse deplut a l'Empereur; il haussa les epaules
et regarda Novosiltsow, comme pour se plaindre de Koutouzow.
≪Nous ne
sommes pourtant pas sur le Champ-de-Mars, Michel Larionovitch, ou l'on attend
pour commencer la revue que tous les regiments soient rassembles, continua
l'Empereur, en jetant cette fois un coup d'oeil a l'empereur Francois comme
pour l'inviter, sinon a prendre part a la conversation, au moins a l'ecouter;
mais ce dernier ne parut pas s'en preoccuper.
≪C'est justement pour
cela, sire, que je ne commence pas, dit Koutouzow a haute et intelligible
voix, car nous ne sommes pas a une revue, nous ne sommes pas sur le
Champ-de-Mars.≫
A ces paroles, les officiers de la suite
s'entre-regarderent. ≪Il a beau etre vieux, il ne devrait pas parler ainsi,≫
disaient clairement leurs figures, qui exprimaient la
desapprobation.
L'Empereur fixa son regard attentif et scrutateur sur
Koutouzow, dans l'attente de ce qu'il allait sans doute ajouter. Celui-ci,
inclinant respectueusement la tete, garda le silence. Ce silence dura une
seconde, apres laquelle, reprenant l'attitude et le ton d'un inferieur
qui demande des ordres:
≪Du reste, si tel est le desir de Votre
Majeste?≫ dit-il.
Et appelant a lui le chef de la colonne, Miloradovitch,
il lui donna l'ordre d'attaquer.
Les rangs s'ebranlerent, et deux
bataillons de Novgorod et un bataillon du regiment d'Apcheron
defilerent.
Au moment ou passait le bataillon d'Apcheron, Miloradovitch
s'elanca en avant; son manteau etait rejete en arriere et laissait voir son
uniforme chamarre de decorations. Le tricorne orne d'un immense panache pose
de cote, il salua cranement l'Empereur en arretant court son cheval
devant lui.
≪Avec l'aide de Dieu, general! lui dit
celui-ci.
--Ma foi, sire, nous ferons tout ce que nous pourrons,≫
s'ecria-t-il gaiement, tandis que la suite souriait de son etrange accent
francais.
Miloradovitch fit faire volte-face a son cheval et se retrouva
a quelques pas en arriere de l'Empereur. Les soldats, excites par la
vue du tsar, marchaient en cadence d'un pas rapide et plein
d'entrain.
≪Enfants! leur cria tout a coup Miloradovitch, oubliant la
presence de son souverain et partageant lui-meme l'elan de ses braves, dont
il avait ete le compagnon sous le commandement de Souvarow... enfants! ce
n'est pas le premier village que vous allez enlever a la
baionnette!
--Prets a servir,≫ repondirent les soldats.
A leurs
cris, le cheval de l'Empereur, le meme qu'il montait pendant les revues en
Russie, eut comme un frisson d'inquietude. Ici, sur le champ de bataille
d'Austerlitz, surpris du voisinage de l'etalon noir de l'Empereur Francois,
il dressait les oreilles au bruit inusite des decharges, sans en comprendre
la signification, et sans se douter de ce que pensait et ressentait son
auguste cavalier.
L'Empereur sourit, en designant a un de ses intimes les
bataillons qui s'eloignaient.
XVI
Koutouzow, accompagne
de ses aides de camp, suivit au pas les carabiniers.
A une demi-verste
de distance, il s'arreta pres d'une maison isolee, une auberge abandonnee
sans doute, situee a l'embranchement de deux routes qui descendaient toutes
deux la montagne et qui etaient toutes deux couvertes de nos
troupes.
Le brouillard se dissipait, et on commencait a distinguer les
masses confuses de l'armee ennemie sur les hauteurs d'en face. On entendait
un feu tres vif a gauche dans le vallon. Koutouzow causait avec le
general autrichien; le prince Andre pria ce dernier de lui passer la
longue-vue.
≪Voyez, voyez, disait l'etranger, voila les Francais!≫ Et il
indiqua, non un point eloigne, mais le pied de la montagne qu'ils avaient
devant eux.
Les deux generaux et les aides de camp se passerent
fievreusement la longue-vue. Une terreur involontaire se peignit sur leurs
traits: les Francais, qu'on croyait a deux verstes, s'etaient dresses
inopinement devant eux!
≪C'est l'ennemi!... Mais non!... Mais
certainement!... Comment est-ce possible?≫ dirent plusieurs
voix....
Et le prince Andre voyait a droite monter a la rencontre du
regiment d'Apcheron une formidable colonne de Francais, a cinq cents pas
de l'endroit ou ils se tenaient.
≪Voila l'heure! se dit-il.... Il faut
arreter le regiment, Votre Haute Excellence!≫ A ce moment, une epaisse fumee
couvrit tout le paysage, une forte decharge de mousqueterie retentit a leurs
oreilles, et une voix haletante de frayeur s'ecria a deux pas: ≪Fini,
camarades, fini!...≫ Et, comme si un ordre emanait de cette voix, des masses
enormes de soldats refoules, se poussant, se bousculant, passerent en fuyant,
au meme endroit, ou, cinq minutes auparavant, ils avaient defile devant
les empereurs. Essayer d'arreter cette foule etait une folie, car
elle entrainait tout sur son passage. Bolkonsky resistait avec peine
au torrent et ne comprenait que vaguement ce qui venait
d'arriver. Nesvitsky, rouge et hors de lui, criait a Koutouzow qu'il allait
etre fait prisonnier, s'il ne se portait pas en arriere. Koutouzow,
immobile, tira son mouchoir et s'en couvrit la joue d'ou le sang coulait.
Le prince Andre se fraya un passage jusqu'a lui:
≪Vous etes blesse?
lui dit-il avec emotion.
--La plaie n'est pas la, mais ici!≫ dit
Koutouzow, en pressant son mouchoir sur sa blessure et en designant les
fuyards.
≪Arretez-les!≫ s'ecria-t-il.
Mais, comprenant aussitot
l'inutilite de cet appel, il piqua des deux, et, prenant sur la droite au
milieu d'une nouvelle troupe de fuyards, il se vit entraine avec elle en
arriere.
Leur masse etait si serree qu'il lui etait impossible de s'en
degager. Dans cette confusion les uns criaient, les autres se retournaient
et tiraient en l'air. Koutouzow, parvenu enfin a sortir du courant,
se dirigea avec sa suite, terriblement diminuee, vers l'endroit
d'ou partait la fusillade. Le prince Andre, faisant des efforts
surhumains pour le rejoindre, apercut sur la descente, a travers la fumee,
une batterie russe, qui n'avait pas encore cesse son feu et vers laquelle
se precipitaient des Francais. Un peu, au-dessus d'elle se tenait
immobile l'infanterie russe. Un general s'en detacha et s'approcha de
Koutouzow, dont la suite se reduisait a quatre personnes. Pales et emues,
ces quatre personnes se regardaient en silence.
≪Arretez ces
miserables!≫ dit Koutouzow au chef de regiment. Et, comme pour le punir de
ces mots, une volee de balles, semblable a une nichee d'oiseaux, passa en
sifflant au-dessus du regiment et de sa tete. Les Francais attaquaient la
batterie, et, ayant apercu Koutouzow, ils tiraient sur lui. A cette nouvelle
decharge, le commandant de regiment porta vivement la main a sa jambe;
quelques soldats tomberent, et le porte-drapeau laissa echapper le drapeau de
ses mains: vacillant un moment, il s'accrocha aux baionnettes des soldats;
ceux-ci se mirent a tirer sans en avoir recu l'ordre.
Un soupir
desespere sortit de la poitrine de Koutouzow.
≪Bolkonsky, murmura-t-il
d'une voix de vieillard affaibli et en lui montrant le bataillon a moitie
detruit, que veut donc dire cela?≫
A peine avait-il prononce ces mots,
que le prince Andre, le gosier serre par des larmes de honte et de colere,
s'etait jete a bas de son cheval et se precipitait vers le
drapeau.
≪Enfants, en avant!≫ cria-t-il d'une voix percante. ≪Le moment
est venu!≫ se dit-il, en saisissant la hampe et ecoutant avec bonheur
le sifflement des balles dirigees contre lui. Quelques soldats
tomberent encore.
≪Hourra!≫ s'ecria-t-il, en soulevant avec peine le
drapeau.
Et courant en avant, persuade que tout le bataillon le suivait,
il fit encore quelques pas; un soldat, puis un second, puis tous s'elancerent
a sa suite en le depassant. Un sous-officier s'empara du precieux
fardeau, dont le poids faisait trembler le bras du prince Andre, mais il fut
tue au meme moment. Le reprenant encore une fois, Andre continua sa
course avec le bataillon. Il voyait devant lui nos artilleurs: les uns
se battaient, les autres abandonnaient leurs pieces et couraient a
sa rencontre; il voyait les fantassins francais s'emparer de nos chevaux
et tourner nos canons. Il en etait a vingt pas, les balles pleuvaient
et fauchaient tout autour de lui, mais ses yeux rives sur la batterie
ne s'en detachaient pas. La, un artilleur roux, le schako enfonce, et
un Francais se disputaient la possession d'un refouloir;
l'expression egaree et haineuse de leur figure lui etait parfaitement
visible; on sentait qu'ils ne se rendaient pas compte de ce qu'ils
faisaient.
≪Que font-ils? se demanda le prince Andre. Pourquoi
l'artilleur ne fuit-il pas, puisqu'il n'a plus d'arme, et pourquoi le
Francais ne l'abat-il pas? Il n'aura pas le temps de se sauver, que le
Francais se souviendra qu'il a son fusil! En effet, un second Francais arriva
sur les combattants, et le sort de l'artilleur roux, qui venait
d'arracher le refouloir des mains de son adversaire, allait se decider. Mais
le prince Andre n'en vit pas la fin. Il recut sur la tete un coup
d'une violence extreme, qu'il crut lui avoir ete applique par un de
ses voisins. La douleur etait moins sensible que desagreable, dans ce
moment ou elle faisait une diversion a sa pensee:
≪Mais que
m'arrive-t-il? je ne me tiens plus? mes jambes se derobent sous moi.≫ Et il
tomba sur le dos. Il rouvrit les yeux, dans l'espoir d'apprendre le
denouement de la lutte des deux Francais avec l'artilleur, et si les canons
etaient sauves ou emmenes. Mais il ne vit plus rien que bien haut au-dessus
de lui un ciel immense, profond, ou voguaient mollement de legers nuages
grisatres. ≪Quel calme, quelle paix! se disait-il; ce n'etait pas ainsi quand
je courais, quand nous courions en criant; ce n'etait pas ainsi, lorsque les
deux figures effrayees se disputaient le refouloir; ce n'etait pas ainsi que
les nuages flottaient dans ce ciel sans fin! Comment ne l'avais-je
pas remarquee plus tot, cette profondeur sans limites? Comme je suis
heureux de l'avoir enfin apercue!... Oui! tout est vide, tout est
deception, excepte cela! Et Dieu soit loue pour ce repos, pour ce
calme!...≫
XVII
A neuf heures du matin, au flanc droit,
que commandait Bagration, l'affaire n'etait pas encore engagee. Malgre
l'insistance de Dolgoroukow, desireux de n'en point assumer la
responsabilite, il lui proposa d'envoyer demander les ordres du general en
chef. Vu la distance de dix verstes qui separait les deux ailes de l'armee,
l'envoye, s'il n'etait pas tue, ce qui etait peu probable, et s'il parvenait
a decouvrir le general en chef, ce qui etait tres difficile, ne
pourrait revenir avant le soir; il en etait bien convaincu.
Jetant un
regard sur sa suite, les yeux endormis et sans expression de Bagration
s'arreterent sur la figure emue, presque enfantine de Rostow. Il le
choisit.
≪Et si je rencontre Sa Majeste avant le general en chef,
Excellence? lui dit Rostow.
--Vous pourrez demander les ordres de Sa
Majeste,≫ dit Dolgoroukow, en prevenant la reponse de Bagration.
Apres
avoir ete releve de sa faction, Rostow avait dormi quelques heures et se
sentait plein d'entrain, d'elasticite, de confiance en lui-meme et en son
etoile, et pret a tenter l'impossible.
Ses desirs s'etaient accomplis:
une grande bataille se livrait; il y prenait part, et de plus, attache a la
personne du plus brave des generaux, il etait envoye en mission aupres de
Koutouzow, avec chance de rencontrer l'Empereur. La matinee etait claire, son
cheval etait bon. Son ame s'epanouissait toute joyeuse. Longeant d'abord les
lignes immobiles des troupes de Bagration, il arriva sur un terrain occupe
par la cavalerie d'Ouvarow; il y remarqua les premiers signes precurseurs
de l'attaque; l'ayant depasse, il entendit distinctement le bruit du
canon et les decharges de mousqueterie, qui augmentaient d'intensite a
chaque instant.
Ce n'etait plus un ou deux coups solitaires qui
retentissaient a intervalles reguliers dans l'air frais du matin, mais bien
un roulement continu, dans lequel se confondaient les decharges d'artillerie
avec la fusillade et qui se repercutait sur le versant des montagnes, en
avant de Pratzen.
De legers flocons de fumee, voltigeant, se
poursuivant l'un l'autre, s'echappaient des fusils, tandis que des batteries
s'elevaient de gros tourbillons de nuages, qui se balancaient et s'etendaient
dans l'espace. Les baionnettes des masses innombrables d'infanterie en
mouvement brillaient a travers la fumee et laissaient apercevoir l'artillerie
avec ses caissons verts, qui se deroulait au loin comme un etroit
ruban.
Rostow s'arreta pour regarder ce qui se passait: ou
allaient-ils? pourquoi marchaient-ils en tous sens, devant, derriere? il ne
pouvait le comprendre; mais ce spectacle, au lieu de lui inspirer de la
crainte et de l'abattement, ne faisait au contraire qu'augmenter son
ardeur.
≪Je ne sais ce qui en resultera, mais a coup sur ce sera bien,≫
se disait-il.
Apres avoir depasse les troupes autrichiennes, il arriva
a la ligne d'attaque.... C'etait la garde qui donnait.
≪Tant mieux! je
le verrai de plus pres.≫
Plusieurs cavaliers venaient a lui en galopant.
Il reconnut les uhlans de la garde, dont les rangs avaient ete rompus et qui
abandonnaient la melee. Rostow remarqua du sang sur l'un d'eux.
≪Peu
m'importe,≫ se dit-il. A quelques centaines de pas de la, il vit arriver au
grand trot sur sa gauche, de facon a lui couper la route, une foule enorme de
cavaliers, aux uniformes blancs et scintillants, montes sur des chevaux
noirs. Lancant son cheval a toute bride, afin de leur laisser le champ libre,
il y serait certainement parvenu, si la cavalerie n'avait presse son allure;
il la voyait gagner du terrain et entendait le bruit des chevaux, et le
cliquetis des armes se rapprochait de plus en plus de lui. Au bout d'une
minute a peine, il distinguait les visages des chevaliers-gardes qui allaient
attaquer l'infanterie francaise: ils galopaient, tout en retenant leurs
montures.
Rostow entendit le commandement: ≪Marche! Marche! donne par un
officier qui lancait son pur-sang ventre a terre. Craignant d'etre ecrase
ou entraine, Rostow longeait leur front au triple galop, dans l'espoir
de traverser le terrain qu'il avait en vue, avant leur arrivee.
Il
craignait de ne pouvoir eviter le choc du dernier chevalier-garde, dont la
haute taille contrastait avec sa frele apparence. Il aurait
ete immanquablement foule aux pieds, et son Bedouin avec lui, s'il
n'avait eu l'heureuse inspiration de faire siffler son fouet devant les yeux
de la belle et forte monture du chevalier-garde: elle tressaillit et
dressa les oreilles; mais, a un vigoureux coup d'eperon de son
cavalier, Bedouin releva la queue et, tendant le cou, s'elanca encore plus
rapide. A peine Rostow les avait-il distances qu'il entendit crier:
≪Hourra!≫ et, se retournant, il vit les premiers rangs s'engouffrer dans
un regiment d'infanterie francaise, aux epaulettes rouges. L'epaisse
fumee d'un canon invisible les deroba aussitot a sa vue.
C'etait cette
brillante et fameuse charge des chevaliers-gardes tant admiree des Francais
eux-memes! Avec quel serrement de coeur n'entendit-il pas raconter, plus
tard, que de toute cette masse de beaux hommes, de toute cette brillante
fleur de jeunesse, riche, elegante, montee sur des chevaux de prix, officiers
et junkers, qui l'avaient depasse dans un galop furieux, il ne restait que
dix-huit hommes!
≪Mon heure viendra, je n'ai rien a leur envier, se
disait Rostow en s'eloignant. Peut-etre vais-je voir
l'Empereur.≫
Atteignant enfin notre infanterie de la garde, il se trouva
au milieu des boulets, qu'il devina plutot qu'il ne les entendit, en voyant
les figures inquietes des soldats et l'expression grave et plus
contenue des officiers.
Une voix, celle de Boris, lui cria tout a
coup:
≪Rostow! Qu'en dis-tu? nous voila aux premieres loges! Notre
regiment a ete rudement engage!≫
Et il souriait de cet heureux sourire
de la jeunesse, qui vient le recevoir le bapteme du feu. Rostow
s'arreta:
≪Eh bien! et quoi?
--Repousses!≫ repondit Boris, devenu
bavard.
Et la-dessus il lui raconta comment la garde, voyant des troupes
devant elle et les ayant prises pour des Autrichiens, le sifflement des
boulets leur avait prouve bientot qu'ils formaient la premiere ligne et
qu'ils devaient attaquer.
≪Ou vas-tu? lui demanda
Boris.
--Trouver le commandant en chef.
--Le voila! lui repondit
Boris en lui indiquant le grand-duc Constantin a cent pas d'eux, en uniforme
de chevalier-garde, la tete dans les epaules, les sourcils fronces, criant et
gesticulant contre un officier autrichien, blanc et bleme.
--Mais
c'est le grand-duc, et je cherche le general en chef ou l'Empereur, dit
Rostow en s'eloignant.
--Comte, comte, lui cria Berg, en lui montrant sa
main enveloppee d'un mouchoir ensanglante, je suis blesse au poignet droit,
et je suis reste a mon rang! Voyez, comte, je suis oblige de tenir mon epee
de la main gauche! Dans ma famille tous les ≪Von Berg≫ ont ete des
chevaliers!≫
Et Berg continuait a parler que Rostow etait deja
loin.
Franchissant un espace desert, pour ne pas se trouver expose au feu
de l'ennemi, il suivit la ligne des reserves, en s'eloignant par la
du centre de l'action. Tout a coup devant lui et sur les derrieres de
nos troupes, dans un endroit ou l'on ne pouvait guere supposer la
presence des Francais, il entendit tout pres de lui une vive
fusillade.
≪Qu'est-ce que cela peut etre? se demanda-t-il. L'ennemi sur
nos derrieres?... C'est impossible,--et une peur folle s'empara de lui a
la pensee de l'issue possible de la bataille...--Quoi qu'il en soit, il
n'y a pas a l'eviter, il faut que je decouvre le general en chef, et,
si tout est perdu, il ne me reste qu'a mourir avec eux.≫
Le noir
pressentiment qui l'avait envahi se confirmait chaque pas qu'il faisait sur
le terrain occupe par les troupes de toute arme derriere le village de
Pratzen.
≪Que veut dire cela? Sur qui tire-t-on? Qui tire? se demandait
Rostow en rencontrant des soldats russes et autrichiens qui fuyaient en
courant pele-mele.
--Le diable sait ce qui en est! Il a battu tout le
monde! Tout est perdu! lui repondirent en russe, en allemand, en tcheque tous
ces fuyards, comprenant aussi peu que lui ce qui se passait autour
d'eux.
--Qu'ils soient rosses, ces Allemands!
--Que le diable les
ecorche, ces traitres!≫ repondit un autre.
--Que le diable emporte ces
Russes!≫ grommelait un Allemand.
Quelques blesses se trainaient le long
du chemin. Les jurons, les cris, les gemissements se confondaient en un echo
prolonge et sinistre. La fusillade avait cesse, et Rostow apprit plus tard
que les fuyards allemands et russes avaient tire les uns sur les
autres.
≪Mon Dieu! se disait Rostow, et l'Empereur qui peut, d'un moment
a l'autre, voir cette debandade!... Ce ne sont que quelques
miserables sans doute! Ca ne se peut pas, ca ne se peut pas; il faut les
depasser au plus vite!≫
La pensee d'une complete deroute ne pouvait
lui entrer dans l'esprit, malgre la vue des batteries et des troupes
francaises sur le plateau de Pratzen, sur le plateau meme ou on lui avait
enjoint d'aller trouver l'Empereur et le general en
chef.
XVIII
Aux environs du village de Pratzen, pas un
chef n'etait visible. Rostow n'y apercut que des troupes fuyant a la
debandade. Sur la grande route, des caleches, des voitures de toute espece,
des soldats russes, autrichiens, de toute arme, blesses et non blesses,
defilerent devant lui. Toute cette foule se pressait, bourdonnait,
fourmillait et melait ses cris au son sinistre des bombes lancees par les
bouches a feu francaises des hauteurs de Pratzen.
≪Ou est l'Empereur?
ou est Koutouzow?≫ demandait-il au hasard sans obtenir de
reponse.
Enfin, attrapant un soldat au collet, il le forca a l'ecouter:
≪He! l'ami! Il y a longtemps qu'ils sont tous la-bas, qu'ils ont file
en avant,≫ lui repondit le soldat en riant.
Lachant ce soldat,
evidemment ivre, Rostow arreta un domestique militaire, qui lui semblait
devoir etre ecuyer d'un personnage haut place. Le domestique lui raconta que
l'Empereur avait passe en voiture sur cette route une heure auparavant a fond
de train, et qu'il etait dangereusement blesse. ≪C'est impossible, ce n'etait
pas lui, dit Rostow.--Je l'ai vu de mes propres yeux, repondit le domestique
avec un sourire malin. Il y a assez longtemps que je le connais: combien de
fois ne l'ai-je pas vu a Petersbourg. Il etait tres pale, dans le fond de
sa voiture. Comme il les avait lances ses quatre chevaux noirs,
Ilia Ivanitch! On dirait que je ne le connais pas, ces chevaux, et
que l'Empereur peut avoir un autre cocher qu'Ilia Ivanitch!
--Qui
cherchez-vous? lui demanda, quelques pas plus loin, un officier blesse... le
general en chef? Il a ete tue par un boulet dans la poitrine, devant notre
regiment! |
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