Il n'a pas ete tue, il a ete blesse! dit un autre.
--Qui?
Koutouzow? demanda Rostow.
--Non, pas Koutouzow... comment
l'appelle-t-on?... Enfin qu'importe! Il n'en est pas reste beaucoup de
vivants. Allez de ce cote, vous trouverez tous les chefs reunis au village de
Gostieradek.≫
Rostow continua son chemin au pas, ne sachant plus que
faire, ni a qui s'adresser. L'Empereur blesse! La bataille perdue!... Suivant
la direction indiquee, il voyait au loin une tour et les clochers
d'une eglise. Pourquoi se depecher? Il n'avait rien a demander a
l'Empereur, ni a Koutouzow, fussent-ils meme sains et saufs.
≪Prenez
le chemin a gauche, Votre Noblesse; si vous allez tout droit, vous vous ferez
tuer.≫
Rostow reflechit un instant et suivit la route qu'on venait de
lui signaler comme dangereuse.
≪Ca m'est bien egal! l'Empereur etant
blesse, qu'ai-je besoin de me menager?≫
Et il deboucha sur l'espace ou
il y avait eu le plus de morts et de fuyards. Les Francais n'y etaient pas
encore, et le peu de Russes qui avaient survecu l'avaient abandonne. Sur ce
champ gisaient, comme des gerbes bien garnies, des tas de dix, quinze hommes
tues et blesses; les blesses rampaient pour se reunir par deux et par trois,
et poussaient des cris qui frappaient peniblement l'oreille de Rostow; il
lanca son cheval au galop pour eviter ce spectacle des souffrances humaines.
Il avait peur, non pas pour sa vie, mais peur de perdre ce sang-froid
qui lui etait si necessaire et qu'il avait senti faiblir en voyant
ces malheureux.
Les Francais avaient cesse de tirer sur cette plaine
desertee par les vivants; mais, a la vue de l'aide de camp qui la traversait,
leurs bouches a feu lancerent quelques boulets. Ces sons stridents
et lugubres, ces morts dont il etait entoure lui causerent une
impression de terreur et de pitie pour lui-meme. Il se souvint de la
derniere lettre de sa mere et se dit a lui-meme: ≪Qu'aurait-elle eprouve en
me voyant ici sous le feu de ces canons?≫
Dans le village de
Gostieradek, qui etait hors de la portee des boulets, il retrouva les troupes
russes, quittant le champ de bataille en ordre, quoique confondues entre
elles. On y parlait de la bataille perdue, comme d'un fait avere: mais
personne ne put indiquer a Rostow ou etaient l'Empereur et Koutouzow. Les uns
assuraient que le premier etait reellement blesse; d'autres dementaient ce
bruit, en l'expliquant par la fuite du grand-marechal comte Tolstoi, pale et
terrifie, que l'on avait vu passer dans la voiture de l'Empereur. Ayant
appris que quelques grands personnages se trouvaient derriere le hameau a
gauche, Rostow s'y dirigea, non plus dans l'espoir de rencontrer celui qu'il
cherchait, mais par acquit de conscience. A trois verstes plus loin, il
depassa les dernieres troupes russes, et, a cote d'un verger separe de la
route par un fosse, il vit deux cavaliers. Il lui sembla connaitre l'un deux,
qui portait un plumet blanc; l'autre, sur un magnifique cheval alezan,
qu'il crut aussi avoir deja vu, arrive au fosse, eperonna sa monture et,
lui rendant la bride, le franchit legerement; quelques parcelles de
terre jaillirent sous les sabots du cheval, et alors, lui faisant
faire volte-face, il franchit de nouveau le fosse et
s'approcha respectueusement de son compagnon, comme pour l'engager a suivre
son exemple. Celui auquel il s'adressait fit un geste negatif de la tete
et de la main, et Rostow reconnut aussitot son Empereur, son
Empereur adore, dont il pleurait la defaite.
≪Mais il ne peut pas
rester la, tout seul, au milieu de ce champ desert!≫ se dit-il. Alexandre
tourna la tete, et il put apercevoir ces traits si profondement graves dans
son coeur. L'Empereur etait pale; ses joues etaient creuses, ses yeux
enfonces; mais la douceur et la mansuetude, empreintes sur sa figure, n'en
etaient que plus frappantes. Rostow etait heureux de le voir, heureux de la
certitude que sa blessure n'etait qu'une invention sans fondement, et il se
disait qu'il etait de son devoir de lui transmettre sans plus tarder le
message du prince Dolgoroukow.
Mais, comme un jeune amoureux emu et
tremblant, qui n'ose donner cours a ses reveries passionnees de la nuit, et
cherche avec effroi un faux fuyant, afin de retarder le moment du rendez-vous
si ardemment desire, Rostow, en presence de son desir realise, ne savait s'il
lui fallait s'approcher de l'Empereur ou si cette tentative ne serait
pas inconvenante et deplacee.
≪J'aurais peut-etre l'air, se disait-il,
de profiter avec empressement de ce moment de solitude et d'abattement. Une
figure inconnue peut lui etre desagreable, et puis, que lui dirai-je, quand
un regard de lui suffit pour m'oter la voix?
Les paroles qu'il aurait
du prononcer lui expiraient sur les levres, d'autant plus qu'il leur avait
donne un tout autre cadre, l'heure triomphante d'une victoire, ou le moment
ou, etendu sur son lit de douleur, l'Empereur le remercierait de ses exploits
heroiques, et ou, lui mourant, il ferait a son souverain bien aime l'aveu de
son devouement, si noblement confirme par sa mort.
≪Et d'ailleurs que
lui demanderais-je? il est quatre heures du soir, et la bataille est perdue!
Non, non, je ne m'approcherai pas de lui: je ne dois pas interrompre ses
pensees. Il vaut mieux mourir mille fois que d'en recevoir un regard
courrouce.≫
Il s'eloigna donc tristement, le desespoir dans l'ame, en se
retournant toujours pour suivre les mouvements de son souverain.
Il
vit le capitaine Von Toll s'approcher de l'Empereur et l'aider a franchir a
pied le fosse et a s'asseoir ensuite sous un pommier. Toll resta debout a
cote de lui, en lui parlant avec chaleur. Ce spectacle remplit Rostow de
regrets et d'envie, surtout lorsqu'il vit l'Empereur, portant une main a ses
yeux, tendre l'autre a Toll.
≪J'aurais pu etre a sa place,≫ se dit-il.
Et, ne pouvant retenir les larmes qui coulaient de ses yeux, il continua a
s'eloigner, ne sachant a quoi se decider ni de quel cote se diriger. Son
desespoir etait d'autant plus violent, qu'il s'accusait de faiblesse. Il
aurait pu, il aurait du s'approcher. C'etait le moment ou jamais de faire
preuve de devouement, et il n'en avait pas profite. Il tourna bride et revint
a l'endroit ou il avait apercu l'Empereur, et ou il n'y avait plus personne.
Une longue file de charrettes et de fourgons passait lentement, et Rostow
apprit d'un des conducteurs que l'etat-major de Koutouzow etait non loin
du village, et qu'ils s'y rendaient. Il les suivit.
A cinq heures
du soir, la bataille etait perdue sur tous les points. Plus de cent bouches a
feu etaient tombees au pouvoir des Francais.
Tout le corps d'armee de
Prsczebichewsky avait mis bas les armes. Les autres colonnes, ayant perdu la
moitie de leurs hommes, se repliaient en troupes debandees.
Le reste
des colonnes de Langeron et de Doktourow se pressait confusement autour des
etangs et des ecluses du village d'Auguest.
Sur ce point seul, a six
heures du soir, continuait encore le feu de l'ennemi, qui, ayant place des
batteries a mi-cote de la hauteur de Pratzen, tirait sur nos troupes en
retraite.
Doktourow et d'autres a l'arriere-garde, reformant leurs
bataillons, se defendaient contre la cavalerie francaise qui les poursuivait.
Le jour tombait. Sur l'etroite chaussee d'Auguest, pendant une longue serie
de paisibles annees, le bon vieux meunier, en bonnet de coton, avait
jete ses lignes dans l'etang, pendant que son petit-fils, ses manches
de chemise retroussees, s'amusait a plonger la main dans le grand
arrosoir ou fretillaient les poissons argentes; sur cette meme chaussee,
sous l'oeil du paysan morave en bonnet de fourrure, en habit gros
bleu, d'enormes chariots avaient longtemps passe au pas, amenant au moulin
de riches gerbes de froment et remportant de gros sacs d'une farine
blanche et legere dont la fine poussiere voltigeait en l'air; et maintenant
on y voyait une foule egaree, affolee, se pressant, se heurtant,
s'ecrasant sous les pieds des chevaux, les roues des fourgons, des
avant-trains, et foulant aux pieds les mourants, pour aller se faire tuer
quelques pas plus loin.
Toutes les dix secondes, un boulet ou une
grenade tombait et eclatait au milieu de cette foule compacte, tuant et
couvrant de sang tous ceux qu'ils atteignaient. Dologhow, deja officier,
blesse a la main, seul avec ses dix hommes et son chef a cheval, representait
tout ce qui restait du regiment. Entraines par la masse, ils s'etaient fraye
un chemin jusqu'a l'entree de la chaussee, ou ils s'etaient vus arretes
par le cheval d'un avant-train, qui etait tombe et qu'il fallait degager.
Un boulet tua un homme derriere eux, un second en frappa un autre
devant, et le sang jaillit sur Dologhow. La foule se rua en avant avec
desespoir et s'arreta de nouveau.
≪Le salut est au dela de ces cent
pas; rester ici c'est la mort!≫ voila ce que tout le monde
disait.
Dologhow, qui avait ete refoule au milieu, parvint jusqu'au bord
de la digue, et courut sur la faible couche de glace qui recouvrait
l'etang.
≪Voyons! tourne par ici, cria-t-il au canonnier. Elle tient...!≫
La glace le supportait effectivement, mais elle craquait et cedait sous
ses pas, et il etait evident que, sans attendre le poids du canon et
de cette foule, elle allait s'enfoncer sous lui. On le regardait, on
se pressait sur les bords, sans se decider a l'imiter. Le commandant
du regiment, a cheval, leva le bras, ouvrit la bouche pour lui
parler, lorsqu'un boulet siffla si bas au-dessus de toutes ces tetes
terrifiees, qu'elles s'inclinerent, et quelque chose tomba. C'etait le
general qui s'affaissait dans une mare de sang! Personne ne le regarda,
personne ne songea a le relever!
≪Sur la glace! sur la glace!
n'entends-tu pas! Tourne, tourne,≫ crierent plusieurs voix; les gens ne
savaient pas encore meme pourquoi ils criaient ainsi.
Un des derniers
avant-trains s'y engagea, et la foule se precipita sur la glace, qui craqua
sous l'un des fuyards; son pied s'enfonca dans l'eau; en faisant un effort
pour le retirer, il y tomba jusqu'a la ceinture. Les plus proches hesiterent,
l'homme de l'avant-train arreta son cheval, tandis que derriere continuaient
les cris: ≪En avant! En avant sur la glace;≫ et des hurlements de terreur
retentirent de toutes parts. Les soldats, entourant le canon, tiraient et
battaient les chevaux pour les forcer a avancer. Les chevaux partirent, la
glace s'effondra d'un seul bloc, et quarante hommes disparurent. Cependant
les boulets ne cessaient de siffler et de tomber avec une
sinistre regularite, tantot sur la glace, tantot dans l'eau, et de decimer
cette masse vivante, qui avait envahi la digue, les etangs et leurs
rives.
XIX
Pendant ce temps, le prince Andre gisait
toujours au meme endroit sur la hauteur de Pratzen, serrant dans ses mains un
morceau de la hampe du drapeau, perdant du sang et poussant a son insu des
gemissements plaintifs et faibles comme ceux d'un enfant.
Vers le
soir, ses gemissements cesserent: il etait sans connaissance. Tout a coup il
rouvrit les yeux, ne se rendant pas compte du temps ecoule et se sentant de
nouveau vivant et souffrant d'une blessure cuisante a la tete:
≪Ou
est-il donc ce ciel sans fond que j'ai vu ce matin et que je ne connaissais
pas auparavant?...≫ Ce fut sa premiere pensee. ≪...Et ces souffrances aussi
m'etaient inconnues! Oui, je ne savais rien, rien jusqu'a present. Mais ou
suis-je?≫
Il ecouta et entendit le bruit de plusieurs chevaux et de voix
qui s'avancaient de son cote. On parlait francais. Il ne tourna pas la
tete. Il regardait toujours ce ciel si haut au-dessus de lui, dont
l'azur insondable apparaissait a travers de legers nuages.
Ces
cavaliers, c'etaient Napoleon et deux aides de camp. Bonaparte avait fait le
tour du champ de bataille et donne des ordres pour renforcer les batteries
dirigees sur la digue d'Auguest; il examinait maintenant les blesses et les
morts abandonnes sur le terrain.
≪De beaux hommes! dit-il a la vue d'un
grenadier russe, etendu sur le ventre, la face contre terre, la nuque noircie
et les bras deja raidis par la mort.
--Les munitions des pieces de
position sont epuisees, sire! lui dit un aide de camp, envoye des batteries
qui mitraillaient Auguest.
--Faites avancer celles de la reserve,
repondit Napoleon en s'eloignant de quelques pas et en s'arretant a cote du
prince Andre, qui serrait toujours la hampe mutilee dont le drapeau avait ete
pris comme trophee par les Francais.
--Voila une belle mort!≫ dit
Napoleon.
Le prince Andre comprit qu'il etait question de lui et que
c'etait Napoleon qui parlait; mais ses paroles bourdonnerent a son oreille
sans qu'il y attachat le moindre interet, et il les oublia aussitot. Sa
tete etait brulante; ses forces s'en allaient avec son sang, et il ne
voyait devant lui que ce ciel lointain et eternel. Il avait
reconnu Napoleon,--son heros;--mais dans ce moment ce heros lui paraissait
si petit, si insignifiant en comparaison de ce qui se passait entre son
ame et ce ciel sans limites! Ce qu'on disait, qui s'etait arrete pres
de lui, tout lui etait indifferent, mais il etait content de leur halte;
il sentait confusement qu'on allait l'aider a rentrer dans cette
existence qu'il trouvait si belle, depuis qu'il l'avait comprise autrement.
Il rassembla toutes ses forces pour faire un mouvement et pour articuler
un son; il remua un pied et poussa un faible gemissement.
≪Ah! il
n'est pas mort? dit Napoleon. Qu'on releve ce jeune homme, qu'on le porte a
l'ambulance!≫
Et l'Empereur alla a la rencontre du marechal Lannes qui,
souriant, se decouvrit devant lui et le felicita de la
victoire.
Bientot le prince Andre ne se souvint plus de rien; la douleur
causee par les efforts de ceux qui le soulevaient, les secousses du brancard
et le sondage de sa plaie a l'ambulance lui avaient de nouveau fait
perdre connaissance. Il ne revint a lui que le soir, pendant qu'on
le transportait a l'hopital avec plusieurs autres Russes blesses
et prisonniers. Pendant ce trajet, il se sentit ranime et put regarder
ce qui se passait autour de lui et meme parler.
Les premiers mots
qu'il entendit furent ceux de l'officier francais charge d'escorter les
blesses:
≪Arretons-nous ici: l'Empereur va passer; il faut lui procurer
le plaisir de voir ces messieurs.
--Bah! il y a tant de prisonniers
cette fois... une grande partie de l'armee russe... il doit en avoir assez,
dit un autre.
--Oui! mais pourtant, reprit le premier en designant un
officier russe blesse, en uniforme de chevalier-garde, celui-la est, dit-on,
le commandant de toute la garde de l'empereur Alexandre!≫
Bolkonsky
reconnut le prince Repnine, qu'il avait rencontre dans le monde a
Petersbourg. A cote de lui se tenait un jeune chevalier-garde de dix-neuf
ans, egalement blesse.≫
Bonaparte, arrivant au galop, arreta court son
cheval devant eux:
≪Qui est le plus eleve en grade?≫ demanda-t-il en
voyant les blesses.
On lui nomma le colonel prince
Repnine.
≪Etes-vous le commandant du regiment des chevaliers-gardes de
l'empereur Alexandre?
--Je ne commandais qu'un
escadron.
--Votre regiment a fait son devoir avec
honneur!
--L'eloge d'un grand capitaine est la plus belle recompense du
soldat, repondit Repnine.
--C'est avec plaisir que je vous le donne,
dit Napoleon. Qui est ce jeune homme a cote de vous?≫
Repnine nomma le
lieutenant Suchtelen.
Napoleon le regarda en souriant:
≪Il est
venu bien jeune se frotter a nous?
--La jeunesse n'empeche pas le
courage, murmura Suchtelen d'une voix emue.
--Belle reponse, jeune
homme; vous irez loin!≫
Pour completer ce spectacle de triomphe, le
prince Andre avait ete aussi place, sur le premier rang, de facon a frapper
forcement le regard de l'Empereur, qui se souvint de l'avoir deja apercu sur
le champ de bataille.
≪Et vous, jeune homme, comment vous sentez-vous,
mon brave?≫
Le prince Andre, les yeux fixes sur lui, gardait le silence.
Tandis que, cinq minutes auparavant, le blesse avait pu echanger quelques
mots avec les soldats qui le transportaient, maintenant, les yeux fixes
sur l'Empereur, il gardait le silence!... Qu'etaient en effet les
interets, l'orgueil, la joie triomphante de Napoleon? qu'etait le heros
lui-meme, en comparaison de ce beau ciel, plein de justice et de bonte, que
son ame avait embrasse et compris...? Tout lui semblait si miserable,
si mesquin, si different de ces pensees solennelles et severes
qu'avaient fait naitre en lui l'epuisement de ses forces et l'attente de la
mort!
Les yeux fixes sur Napoleon, il pensait a l'insignifiance de
la grandeur, a l'insignifiance de vie, dont personne ne comprenait le
but, a l'insignifiance encore plus grande de la mort, dont le sens
restait cache et impenetrable aux vivants!
≪Qu'on s'occupe de ces
messieurs, dit Napoleon sans attendre la reponse du prince Andre, qu'on les
mene au bivouac et que le docteur Larrey examine leurs blessures. Au revoir,
prince Repnine!≫ Et il les quitta, les traits illumines par le
bonheur.
Temoins de la bienveillance de l'Empereur envers les
prisonniers, les soldats qui portaient le prince Andre, et qui lui avaient
enleve la petite image suspendue a son cou par sa soeur, s'empresserent de la
lui rendre; il la trouva subitement posee sur sa poitrine au-dessus de
son uniforme, sans savoir par qui et comment elle y avait ete
remise.
≪Quel bonheur ce serait, pensa-t-il en se rappelant le profond
sentiment de veneration de sa soeur, quel bonheur ce serait, si tout etait
aussi simple, aussi clair que Marie semble le croire! Comme il serait bon
de savoir ou chercher aide et secours dans cette vie, et ce qui nous
attend apres la mort!... Je serais si heureux, si calme si je pouvais
dire: Seigneur, ayez pitie de moi!... Mais a qui le dirais-je? Ou cette
force incommensurable, incomprehensible, a laquelle je ne puis ni
m'adresser, ni exprimer ce que je sens, est le grand Tout, ou bien c'est le
neant, ou bien c'est ce Dieu qui est renferme ici dans cette image de
Marie! Rien, rien n'est certain, sinon le peu de valeur de ce qui est a
la portee de mon intelligence et la majeste de cet inconnu insondable,
le seul reel peut-etre et le seul grand!≫
Le brancard fut emporte, et,
a chaque secousse, il sentait une douleur intense, augmentee par la fievre et
le delire qui s'emparaient de lui. Il revoyait son pere, sa soeur, sa femme,
ce fils qui allait lui naitre, la petite et insignifiante personne de
Napoleon, et toutes ces images passaient et repassaient sur l'azur de ce ciel
bleu et profond, qui se melait a toutes ses fievreuses hallucinations. Il lui
semblait deja jouir a Lissy-Gory de la vie de famille calme et
tranquille, lorsqu'apparaissait tout a coup a ses yeux un petit Napoleon,
dont le regard indifferent, heureux du malheur d'autrui, le penetrait de
doute et de souffrance... et il se tournait vers son ciel ideal, qui seul
lui promettait l'apaisement! Vers le matin, tous ces reves se melerent et
se confondirent dans les tenebres et le chaos d'un etat
d'inconscience complete, qui, selon l'avis de Larrey (medecin de Napoleon),
devait se terminer par la mort plutot que par la guerison.
≪C'est un
sujet nerveux et bilieux, dit Larrey, il n'en rechappera pas!≫ Et le prince
Andre fut confie, avec quelques autres blesses qui ne laissaient plus
d'espoir, aux soins des habitants du pays.
CHAPITRE
IV
I
Au commencement de l'annee 1806, Nicolas Rostow et
Denissow retournerent chez eux en conge. Comme ce dernier allait a Voronege,
Rostow lui proposa de faire avec lui la route jusqu'a Moscou, et meme de
s'y arreter quelques jours chez ses parents. A l'avant-dernier
relais, Denissow feta la rencontre d'un ancien camarade, en vidant avec
lui trois bouteilles de vin: aussi, malgre les terribles secousses qui
le cahotaient dans le traineau ou il etait couche tout de son long, il
ne se reveilla pas un instant. Plus ils approchaient, plus l'impatience
de Rostow augmentait:
≪Plus vite, plus vite! Oh! ces rues
interminables, ces magasins, ces vendeurs de kalatch[24], ces lanternes, ces
isvostchiki! se disait-il apres avoir passe la barriere, ou l'on avait
inscrit leurs noms et leur arrivee en conge...--Denissow, nous y sommes! Il
dort!--et il se pencha en avant, comme si, par ce mouvement, il pouvait
augmenter la vitesse de leur course.--Voila le carrefour ou se tient Zakhar
l'isvostchiki, et voila Zakhar lui-meme et son cheval!... Ah! voila la
boutique ou j'achetais du pain d'epice! Quand donc arriverons-nous? Va
donc!
--Ou faut-il s'arreter? demanda le postillon.
--Mais la-bas
au bout, a ce grand batiment! Comment, ne le vois-tu pas? Tu sais pourtant
bien que c'est notre maison!--Denissow! Denissow!
Nous arrivons!≫
Denissow souleva la tete et toussa sans
repondre.
≪Dmitri, dit Rostow en s'adressant au laquais assis pres du
cocher, est-ce bien chez nous cette lumiere?
--Oh! que oui, c'est dans
le cabinet de votre pere.
--Ils ne seront pas encore couches? Hein, qu'en
penses-tu?... A propos, n'oublie pas de deballer aussitot mon nouvel
uniforme,--et il passa la main sur sa jeune moustache...--Eh bien donc, en
avant! Reveille-toi donc, Vasia...!
Mais Denissow s'etait de nouveau
endormi.
≪Marche! marche! Trois roubles de pourboire!≫ s'ecria Rostow,
qui, a quelques pas de chez lui, croyait ne jamais arriver. Le traineau
prit sur la droite et s'arreta devant le perron. Rostow reconnut la
corniche ebrechee, la borne du trottoir, et s'elanca hors du traineau avant
qu'il se fut arrete. Il franchit les marches d'un bond. L'exterieur de
la maison etait aussi froid, aussi calme que par le passe. Que faisait
a ces murs de pierre l'arrivee ou le depart? Personne dans le
vestibule! ≪Mon Dieu! serait-il arrive quelque chose?≫ se dit Rostow avec
un serrement de coeur; il s'arreta une minute, puis reprit sa course
dans l'escalier aux marches usees, qu'il connaissait si bien. ≪Et voila
le meme bouton de porte dejete, dont la malproprete agacait toujours
la comtesse, et voila l'antichambre!≫ Elle n'etait eclairee dans ce
moment que par une chandelle.
Le vieux Michel dormait sur une
banquette, et Procope, le laquais, cet athlete d'une force proverbiale qui
soulevait l'arriere-train d'une voiture, tressait dans un coin des chaussures
en ecorce. Il se retourna au bruit de la porte qui s'ouvrait avec fracas, et
sa figure endormie et insouciante exprima subitement une joie melee de
terreur:
≪Ah! notre pere et les saints archanges! Le jeune comte!
s'ecria-t-il. C'est-il possible?≫ Et Procope, tremblant d'emotion, se
precipita vers la porte du salon; mais, revenant aussitot sur ses pas, il se
jeta sur l'epaule de son maitre et la baisa.
≪Ils se portent tous
bien? demanda Rostow, en lui retirant sa main.
--Dieu soit loue! Dieu
soit loue! Ils viennent seulement de finir de diner. Laisse-toi donc
regarder, Votre Excellence!
--Ainsi donc, tout va bien?
--Dieu
merci, Dieu merci!≫
Rostow, oubliant Denissow et ne voulant pas se
laisser devancer par le domestique, jeta sa pelisse et entra, en courant sur
la pointe des pieds, dans la grande salle obscure; les tables de jeux y
etaient a la meme place, et le lustre etait toujours enveloppe dans sa
housse. Il n'etait pas arrive au salon qu'un ouragan impetueux s'abattit sur
lui d'une porte laterale et le couvrit de baisers. Un second, un
troisieme l'envelopperent a leur tour. Ce ne fut plus
qu'embrassements, exclamations et larmes de joie. Il ne savait lequel des
trois etait son pere, Natacha, ou Petia; tous criaient, parlaient et
l'embrassaient en meme temps, mais il remarqua l'absence de sa
mere.
≪Et moi qui ne le savais pas?... Nicolouschka... mon
ami.
--Le voila! C'est bien lui.... Kolia, mon bijou.... Est-il change!
Et il n'y a pas de lumiere! Vite du the....
--Mais embrasse-moi
donc!...
--Ma bonne petite ame!...≫
Sonia, Natacha, Petia, Anna
Mikhailovna, Vera, le vieux comte, tous le serraient dans leurs bras a tour
de role, et les domestiques et les filles de chambre, entrant a la suite les
uns es autres, poussaient des exclamations. Petia se cramponnait a ses jambes
et criait:
≪Et moi donc, et moi donc!≫
Natacha, apres l'avoir
etouffe de baisers, avait saisi sa veste et sautait comme une chevre, sans
changer de place et en poussant des cris aigus.
On ne voyait que des
yeux brillants de larmes de joie et d'affection, et les levres se
rapprochaient pour echanger de nouveaux baisers.
Sonia, rouge comme le
koumatch[25], le tenait par la main et fixait sur lui un regard rayonnant de
bonheur. Elle venait d'avoir seize ans: elle etait jolie, et l'exaltation du
moment doublait encore sa beaute. Toute haletante, elle ne le quittait pas
des yeux et souriait. Il lui repondit par un regard plein de reconnaissance;
mais on voyait qu'il cherchait, qu'il attendait quelqu'un, sa mere, qui ne
s'etait pas encore montree, tout a coup on entendit derriere la porte des pas
si precipites, rapides, qu'ils ne pouvaient etre que ceux de la comtesse.
Tous s'ecarterent, et il s'elanca a son cou. Elle tomba dans ses bras
en sanglotant; sans avoir la force de relever la tete, elle se
serrait contre lui, sa figure appuyee contre les froids brandebourgs de
son uniforme. Denissow, qui etait entre sans etre remarque, les regardait
et s'essuyait les yeux.
≪Vasili Denissow, l'ami de votre fils, dit-il
au comte qui regardait avec etonnement le nouveau venu.
--Ah! je sais,
je sais. Tres heureux, dit le comte en l'embrassant. Nicolouchka nous l'avait
ecrit.... Natacha, Vera, le voila, c'est Denissow!≫
Tous ces visages
rayonnants de joie se tournerent aussitot vers la personne ebouriffee de
Denissow et l'entourerent.
≪Mon cher petit Denissow!≫ dit Natacha, a
laquelle la joie avait trouble la cervelle, et, s'elancant vers lui, elle
l'embrassa. Denissow, legerement embarrasse, rougit et, prenant la main de
Natacha, la baisa galamment.
Sa chambre etant preparee, on l'y
conduisit, pendant que les Rostow se groupaient autour de Nicolas dans le
grand salon.
La vieille comtesse n'avait pas lache la main de son fils,
et elle la portait a chaque instant a ses levres; freres et soeurs suivaient
a l'envi chacun de ses gestes, de ses mots, de ses regards, se disputant
a qui serait le plus pres de lui, et s'arrachant la tasse de the,
le mouchoir, la pipe, pour les lui presenter.
La premiere minute du
retour de Rostow lui avait fait eprouver une sensation de bonheur si
complete, qu'elle lui semblait ne pouvoir plus que s'affaiblir, et, dans son
emotion, il en demandait encore et encore.
Le lendemain, il dormit
jusqu'a dix heures du matin.
Dans la piece voisine, impregnee d'une forte
odeur de tabac, trainaient de tous cotes des sabres, des gibernes, des
havresacs, des malles ouvertes, des bottes sales, a cote desquelles se
dressaient contre le mur d'autres bottes bien cirees, avec leurs eperons. Les
domestiques portaient des lavabos, de l'eau chaude pour la barbe, et les
habits qu'ils venaient de brosser.
≪Eh! Grichka, la pipe! s'ecria
Denissow d'une voix enrouee.--Rostow, leve-toi donc!≫ Rostow, se frottant les
yeux, souleva de dessus son chaud oreiller sa chevelure
emmelee:
≪Est-il tard?
--Mais oui, il est tard, il est dix
heures,≫ repondit la voix de Natacha. Et l'on entendit derriere la porte un
frolement de robes et de jupons, fortement empeses, qui se melait aux
chuchotements et aux rires des jeunes filles, dont on apercevait par
l'entrebaillement les rubans bleus, les yeux noirs et les figures joyeuses.
C'etaient Natacha, Sonia et Petia qui venaient savoir s'il etait
leve.
≪Nicolouchka, leve-toi! repetait Natacha.
--Tout de
suite!≫
Petia, ayant apercu un sabre, s'en saisit aussitot. Emporte par
l'elan guerrier que la vue d'un frere aine, militaire, provoque toujours
chez les petits garcons, et oubliant qu'il n'etait pas convenable pour
ses soeurs de voir des hommes deshabilles, il ouvrit brusquement la
porte:
≪Est-ce ton sabre?≫ se mit-il a crier, pendant que les petites
filles se jetaient de cote. Denissow, epouvante, cacha aussitot ses pieds
velus sous la couverture, en appelant des yeux son camarade a son secours.
La porte se referma sur Petia.
≪Nicolas, dit Natacha, viens ici en
robe de chambre.
--Est-ce son sabre ou le votre?≫ demanda Petia en
s'adressant a Denissow, dont les longues moustaches noires lui inspiraient du
respect.
Rostow se chaussa a la hate, endossa sa robe de chambre et passa
dans l'autre piece, ou il trouva Natacha qui avait mis une de ses bottes
a eperons et glissait son pied dans l'autre. Sonia pirouettait et
faisait le ballon. Toutes deux, fraiches, gaies et animees, portaient
de nouvelles robes bleues pareilles. Sonia s'enfuit au plus vite,
et Natacha, s'emparant de son frere, l'emmena pour causer avec lui plus
a son aise. Il s'etablit alors entre eux un feu roulant de questions et
de reponses, qui avaient pour objet des bagatelles d'un interet
tout personnel. Natacha riait a chaque mot, non de ce qu'il disait,
mais parce que la joie qui remplissait son ame ne pouvait se traduire que
par le rire.
≪Comme c'est bien! c'est parfait!≫
repetait-elle.
Et Rostow, sous l'influence de ces chaudes effluves de
tendresse, retrouvait insensiblement ce sourire d'enfant, qui, depuis son
depart, ne s'etait pas epanoui une seule fois sur ses traits.
≪Sais-tu
que tu es devenu un homme, un veritable homme?... et je suis si fiere de
t'avoir pour frere!≫ Elle lui passa les doigts sur la moustache. ≪Je voudrais
bien savoir comment vous etes, vous autres hommes.... Est-ce que vous nous
ressemblez? Non, n'est-ce pas?
--Pourquoi Sonia s'est-elle sauvee? lui
demanda son frere.
--Oh! c'est toute une histoire. Comment parleras-tu a
Sonia? La tutoieras-tu?
--Mais je ne sais pas, comme cela
viendra.
--Eh bien, alors, dis-lui: ≪vous,≫ je t'en prie, et tu sauras
apres pourquoi.
--Mais pourquoi?
--Eh bien, je vais te le dire:
Sonia est mon amie, et une si grande amie, que j'ai brule mon bras pour
elle,--et, relevant sa manche de mousseline, elle laissa voir sur son bras
blanc et mince, un peu plus bas que l'epaule, a l'endroit couvert
ordinairement par le haut des manches, une tache rouge.
--C'est moi
qui me suis brulee pour lui prouver mon amour. J'ai pris une regle rougie au
feu et me la suis appliquee la!≫
Etendu sur le canape, garni de coussins,
de leur chambre d'etude, regardant les yeux brillants de Natacha, Rostow
s'enfoncait de nouveau avec bonheur dans ce monde enfantin, dans ce monde
intime de la famille, dont les propos n'avaient de sens et de valeur que pour
lui, et lui faisaient eprouver une des plus douces jouissances de sa vie;
aussi la brulure du bras, comme temoignage d'affection, lui parut-elle
toute simple: il le comprenait sans s'en etonner.
≪Et bien, et apres?
c'est tout?
--Nous sommes si liees, si liees, que ceci n'est rien... ce
ne sont que des folies... nous sommes amies pour toujours! Quand elle
aime quelqu'un, c'est pour la vie; quant a moi, je ne la comprends
pas, j'oublie tout de suite.
--Eh bien, et puis?
--Eh bien,
elle t'aime comme elle m'aime!≫ Natacha rougit.--Tu dois te rappeler, tu
sais, avant ton depart.... Eh bien, elle assure que tu oublieras tout
cela.... Et elle dit: ≪Je l'aimerai, moi, toujours; mais lui il faut qu'il
soit libre!≫ N'est-ce pas que c'est beau et que c'est noble, bien noble,
n'est-ce pas?≫
Et Natacha demandait cela avec un tel serieux et avec une
telle emotion, qu'on voyait bien qu'elle devait s'etre attendrie plus d'une
fois deja sur ce sujet. Rostow reflechit quelques secondes.
≪Je ne
reprends pas ma parole, dit-il. Et puis, Sonia est si ravissante, qu'il
faudrait etre un triple imbecile pour refuser un
honneur pareil....
--Non, non, s'ecria Natacha. Nous en avons deja
parle. Nous etions sures, vois-tu, que tu repondrais ainsi. Mais cela ne se
peut pas, parce que, comprends-le bien, si tu te regardes seulement comme lie
par ta parole, il en resulte qu'elle a l'air de l'avoir dit expres....
Tu l'epouseras alors par point d'honneur, et ce ne sera plus du tout
la meme chose.≫
Rostow ne trouva rien a redire: Sonia l'avait frappe
la veille par sa beaute, et ce matin elle lui avait semble encore plus jolie.
Elle avait seize ans, elle l'aimait avec passion, et il en etait sur!
Pourquoi ne pas l'aimer des lors, meme en ajournant toute idee de mariage?
≪J'ai encore tant de plaisirs et de jouissances inconnues devant moi!
se disait-il. Oui, c'est tres bien combine, il ne faut pas
s'engager.≫
≪C'est parfait, nous en causerons plus tard, dit-il a haute
voix.... Mais comme je suis content de te revoir! et toi, es-tu restee fidele
a Boris?
--Ah! quelle folie! s'ecria Natacha en riant. Je ne pense, ni
a lui, ni a personne, et je n'en veux rien savoir.
--Bravo! mais
alors....
--Moi, dit Natacha?--et un sourire eclaira son petit visage.
As-tu vu Duport, le fameux danseur? Non! Alors tu ne comprendras
pas, regarde!--Natacha, arrondissant les bras et levant le coin de sa
robe, s'elanca, se retourna, fit un entrechat, puis deux, et, s'elevant
sur les pointes, fit ainsi quelques pas.--Je me tiens, tu vois, sur
mes pointes! tu le vois? Eh bien, jamais je ne me marierai, je me
ferai danseuse. Seulement n'en parle pas!≫
Rostow eclata d'un rire si
joyeux et si franc, que Denissow le lui envia, et Natacha ne put s'empecher
de le partager.
≪Qu'en dis-tu? c'est bien, n'est-ce
pas?
--Comment! si c'est bien?... Tu ne veux donc plus epouser
Boris?≫
Elle devint pourpre:
≪Je ne veux epouser personne, et je
le lui dirai a lui-meme, lorsque je le verrai.
--Oui da! dit
Rostow.
--Bah! ce sont des folies, continua-t-elle en riant... et ton
Denissow, est-il bon?
--Tres bon.
--Eh bien, adieu,
habille-toi.... Et il n'est pas effrayant, ton Denissow?
--Pourquoi
effrayant?... Vaska est un brave garcon.
--Tu l'appelles Vaska? Comme
c'est drole!... Et il est vraiment bon?
--Mais oui!
--Adieu,
depeche-toi, et viens prendre le the... tous ensemble!≫
Natacha quitta la
chambre sur la pointe des pieds comme une veritable danseuse, et en souriant
comme une petite fille de quinze ans. Rostow se rendit bientot au salon, ou
il trouva Sonia; il rougit et ne sut comment l'aborder. Ils s'etaient
embrasses la veille dans leur premiere explosion de joie, mais aujourd'hui
ils comprenaient que ce n'etait plus possible; il sentait poser sur lui le
regard interrogateur de sa mere et de ses soeurs, qui cherchaient a
pressentir ce qu'il allait faire. Il lui baisa la main et lui dit ≪vous≫,
tandis que leurs yeux, se rencontrant, semblaient se tutoyer et s'embrasser
avec tendresse; ceux de Sonia semblaient implorer son pardon, pour avoir ose
lui rappeler sa promesse par l'intermediaire de Natacha et le remercier de
son amour. Lui, de son cote, la remerciait de l'avoir degage de sa parole et
lui disait qu'il ne cesserait jamais de l'aimer, parce que la voir
c'etait l'aimer.
≪Voila qui est singulier, dit Vera, profitant d'un
moment de silence general: Sonia et Nicolas se disent ≪vous,≫ comme des
etrangers.≫ Elle avait dit juste comme toujours, mais comme toujours aussi
elle avait parle mal a propos, et chacun, sans en excepter la vieille
comtesse, qui voyait dans cet amour un obstacle a un brillant mariage pour
son fils, rougit d'un air embarrasse. Denissow entra au meme moment, vetu
d'un nouvel uniforme, pommade, parfume, frise comme un jour de bataille,
et son amabilite inusitee avec les dames causa a Rostow une
profonde surprise.
II
Revenu de l'armee, Nicolas Rostow
fut recu, par sa famille, en fils cheri, en heros; par sa parente, en jeune
homme distingue et bien eleve; par ses connaissances, comme un charmant
lieutenant de hussards, danseur elegant et l'un des plus beaux partis de
Moscou.
Les Rostow comptaient tout Moscou au nombre de leurs habitues. Le
comte, qui avait renouvele a la Banque l'engagement de ses terres,
etait completement a flot cette annee, et Nicolas, devenu proprietaire
d'un superbe trotteur, poussait le genre jusqu'a porter un pantalon
comme personne n'en avait encore vu dans la ville, et des bottes a la
mode, aux points relevees, avec de petits eperons en argent. Il
passait gaiement son temps, et eprouvait ce sentiment du bien-etre retrouve
que l'on ressent si vivement lorsqu'on en a ete longtemps prive. Grandi
et devenu homme a ses propres yeux, le souvenir de son desespoir, quand
il avait manque son examen de catechisme, de l'emprunt fait a
Gavrilo l'isvostohik, des baisers echanges en secret avec Sonia, tout cela
ne lui semblait qu'un enfantillage qui se perdait bien loin derriere
lui; tandis que maintenant il etait un lieutenant de hussards avec le
dolman argente, la croix de soldat de Saint-Georges sur la poitrine; il
avait un beau trotteur qu'il entrainait pour les courses de societe,
en compagnie d'amateurs connus, ages et respectables; il avait
lie connaissance avec une dame qui demeurait sur le boulevard et
chez laquelle il passait ses soirees; enfin, il dirigeait la mazurka au
bal des Arkharow, parlait guerre avec le feld-marechal Kamenski, dinait
au club anglais, et tutoyait un colonel de quarante ans, ami de
Denissow.
Comme il n'avait pas vu l'Empereur depuis longtemps, la passion
qu'il eprouvait autrefois pour lui s'etait affaiblie, mais il aimait a
en parler et a laisser croire que son devouement avait un
motif inexplicable pour le commun des mortels, tout en partageant, au fond
de son coeur, l'adoration dont Moscou, qui avait decerne a
l'empereur Alexandre le surnom d'≫Ange terrestre≫, entourait son
souverain bien-aime.
Pendant son court sejour dans sa famille, Rostow
s'etait plutot eloigne que rapproche de Sonia, malgre sa beaute, ses attraits
et l'amour qui eclatait dans toute sa personne. Il passait par cette phase de
jeunesse ou chaque minute est si emplie, que le jeune homme n'a pas le temps
de penser a aimer. Il craignait de s'engager, il etait jaloux de
cette independance qui pouvait seule lui permettre de realiser tous
ses desirs, et il se disait a la vue de Sonia: ≪J'en trouverai
beaucoup comme elle, beaucoup qui me sont encore inconnues! Il sera
toujours temps d'aimer et de m'en occuper plus tard.≫ Il dedaignait, dans
sa virilite, de vivre au milieu des femmes et faisait mine d'aller
a contre-coeur au bal et dans le monde; mais les courses, le club
anglais, les parties fines, Denissow et les visites _la-bas_, c'etait
autre chose, et c'etait vraiment la ce qui convenait a un jeune et
elegant hussard!
Au commencement de mars, le vieux comte Ilia
Andreievitch fut tres occupe des preparatifs d'un diner qu'on donnait au club
anglais en l'honneur du prince Bagration.
Le comte se promenait en
robe de chambre dans la grande salle, donnant des ordres a Pheoctiste, le
celebre maitre d'hotel du club, et lui recommandait de se pourvoir de
primeurs, de poisson bien frais, de veau bien blanc, d'asperges, de
concombres, de fraises!... Le comte etait membre et directeur du club depuis
sa fondation. Personne mieux que lui ne savait organiser sur une grande
echelle un banquet solennel, d'autant mieux qu'il payait de sa poche le
surplus des depenses prevues. Le chef et le maitre d'hotel recevaient avec
une satisfaction evidente les instructions du comte, sachant par experience
ce que leur rapporterait un diner de plusieurs milliers de
roubles.
≪Rappelle-toi bien, n'oublie pas les cretes, les cretes dans le
potage a la tortue.
--Il faudra donc trois plats froids? demanda le
cuisinier.
--Il me parait difficile qu'il y en ait moins, repondit le
comte apres un moment de silence.
--Il faudra donc acheter les grands
sterlets? demanda le maitre d'hotel.
--Certainement! Que faire
d'ailleurs, puisqu'on ne cede pas sur le prix.... Ah! mon Dieu, mon Dieu, et
moi qui allait oublier une seconde entree! Ou est ma tete? mon
Dieu!
--Ou me procurerai-je des fleurs?
--Mitenka! Mitenka!
va-t'en au grand galop a ma ≪datcha≫ s'ecria le comte en s'adressant a son
intendant. Donne l'ordre a Maxime, le jardinier, d'employer a la corvee pour
m'amener tout ce qu'il y a dans mes orangeries. Il faut que deux cents
orangers soient ici vendredi. Qu'on les emballe bien et qu'on les recouvre de
feutre!≫
Ses dispositions achevees, il se disposait a aller retrouver ≪sa
petite comtesse≫ et a se reposer un peu chez elle, lorsque se souvenant
de differentes recommandations qu'il avait oubliees, il fit appeler
de nouveau le maitre queux et le maitre d'hotel, et recommenca
ses explications. La porte s'ouvrit, et le jeune comte entra d'un pas
leger et assure, en faisant sonner ses eperons. Les bons resultats d'une
vie tranquille et heureuse se lisaient sur son teint repose.
≪Ah! mon
garcon, la tete me tourne, dit le vieux comte un peu honteux de ses graves
occupations; allons, aide-moi, il faudra avoir les chanteurs de regiment, il
y aura aussi un orchestre... et les bohemiens? qu'en penses-tu? Vous les
aimez vous autres militaires?
--Vraiment, cher pere, je parie que le
prince Bagration quand il se preparait a la bataille de Schongraben, etait
moins affaire que vous aujourd'hui. |
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