2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 19

La guerre et la paix 전쟁과 평화 19


Il n'a pas ete tue, il a ete blesse! dit un autre.

--Qui? Koutouzow? demanda Rostow.

--Non, pas Koutouzow... comment l'appelle-t-on?... Enfin qu'importe! Il
n'en est pas reste beaucoup de vivants. Allez de ce cote, vous trouverez
tous les chefs reunis au village de Gostieradek.≫

Rostow continua son chemin au pas, ne sachant plus que faire, ni a qui
s'adresser. L'Empereur blesse! La bataille perdue!... Suivant la
direction indiquee, il voyait au loin une tour et les clochers d'une
eglise. Pourquoi se depecher? Il n'avait rien a demander a l'Empereur,
ni a Koutouzow, fussent-ils meme sains et saufs.

≪Prenez le chemin a gauche, Votre Noblesse; si vous allez tout droit,
vous vous ferez tuer.≫

Rostow reflechit un instant et suivit la route qu'on venait de lui
signaler comme dangereuse.

≪Ca m'est bien egal! l'Empereur etant blesse, qu'ai-je besoin de me
menager?≫

Et il deboucha sur l'espace ou il y avait eu le plus de morts et de
fuyards. Les Francais n'y etaient pas encore, et le peu de Russes qui
avaient survecu l'avaient abandonne. Sur ce champ gisaient, comme des
gerbes bien garnies, des tas de dix, quinze hommes tues et blesses; les
blesses rampaient pour se reunir par deux et par trois, et poussaient
des cris qui frappaient peniblement l'oreille de Rostow; il lanca son
cheval au galop pour eviter ce spectacle des souffrances humaines. Il
avait peur, non pas pour sa vie, mais peur de perdre ce sang-froid qui
lui etait si necessaire et qu'il avait senti faiblir en voyant ces
malheureux.

Les Francais avaient cesse de tirer sur cette plaine desertee par les
vivants; mais, a la vue de l'aide de camp qui la traversait, leurs
bouches a feu lancerent quelques boulets. Ces sons stridents et
lugubres, ces morts dont il etait entoure lui causerent une impression
de terreur et de pitie pour lui-meme. Il se souvint de la derniere
lettre de sa mere et se dit a lui-meme: ≪Qu'aurait-elle eprouve en me
voyant ici sous le feu de ces canons?≫

Dans le village de Gostieradek, qui etait hors de la portee des boulets,
il retrouva les troupes russes, quittant le champ de bataille en ordre,
quoique confondues entre elles. On y parlait de la bataille perdue,
comme d'un fait avere: mais personne ne put indiquer a Rostow ou etaient
l'Empereur et Koutouzow. Les uns assuraient que le premier etait
reellement blesse; d'autres dementaient ce bruit, en l'expliquant par la
fuite du grand-marechal comte Tolstoi, pale et terrifie, que l'on avait
vu passer dans la voiture de l'Empereur. Ayant appris que quelques
grands personnages se trouvaient derriere le hameau a gauche, Rostow s'y
dirigea, non plus dans l'espoir de rencontrer celui qu'il cherchait,
mais par acquit de conscience. A trois verstes plus loin, il depassa les
dernieres troupes russes, et, a cote d'un verger separe de la route par
un fosse, il vit deux cavaliers. Il lui sembla connaitre l'un deux, qui
portait un plumet blanc; l'autre, sur un magnifique cheval alezan, qu'il
crut aussi avoir deja vu, arrive au fosse, eperonna sa monture et, lui
rendant la bride, le franchit legerement; quelques parcelles de terre
jaillirent sous les sabots du cheval, et alors, lui faisant faire
volte-face, il franchit de nouveau le fosse et s'approcha
respectueusement de son compagnon, comme pour l'engager a suivre son
exemple. Celui auquel il s'adressait fit un geste negatif de la tete et
de la main, et Rostow reconnut aussitot son Empereur, son Empereur
adore, dont il pleurait la defaite.

≪Mais il ne peut pas rester la, tout seul, au milieu de ce champ
desert!≫ se dit-il. Alexandre tourna la tete, et il put apercevoir ces
traits si profondement graves dans son coeur. L'Empereur etait pale; ses
joues etaient creuses, ses yeux enfonces; mais la douceur et la
mansuetude, empreintes sur sa figure, n'en etaient que plus frappantes.
Rostow etait heureux de le voir, heureux de la certitude que sa blessure
n'etait qu'une invention sans fondement, et il se disait qu'il etait de
son devoir de lui transmettre sans plus tarder le message du prince
Dolgoroukow.

Mais, comme un jeune amoureux emu et tremblant, qui n'ose donner cours a
ses reveries passionnees de la nuit, et cherche avec effroi un faux
fuyant, afin de retarder le moment du rendez-vous si ardemment desire,
Rostow, en presence de son desir realise, ne savait s'il lui fallait
s'approcher de l'Empereur ou si cette tentative ne serait pas
inconvenante et deplacee.

≪J'aurais peut-etre l'air, se disait-il, de profiter avec empressement
de ce moment de solitude et d'abattement. Une figure inconnue peut lui
etre desagreable, et puis, que lui dirai-je, quand un regard de lui
suffit pour m'oter la voix?

Les paroles qu'il aurait du prononcer lui expiraient sur les levres,
d'autant plus qu'il leur avait donne un tout autre cadre, l'heure
triomphante d'une victoire, ou le moment ou, etendu sur son lit de
douleur, l'Empereur le remercierait de ses exploits heroiques, et ou,
lui mourant, il ferait a son souverain bien aime l'aveu de son
devouement, si noblement confirme par sa mort.

≪Et d'ailleurs que lui demanderais-je? il est quatre heures du soir, et
la bataille est perdue! Non, non, je ne m'approcherai pas de lui: je ne
dois pas interrompre ses pensees. Il vaut mieux mourir mille fois que
d'en recevoir un regard courrouce.≫

Il s'eloigna donc tristement, le desespoir dans l'ame, en se retournant
toujours pour suivre les mouvements de son souverain.

Il vit le capitaine Von Toll s'approcher de l'Empereur et l'aider a
franchir a pied le fosse et a s'asseoir ensuite sous un pommier. Toll
resta debout a cote de lui, en lui parlant avec chaleur. Ce spectacle
remplit Rostow de regrets et d'envie, surtout lorsqu'il vit l'Empereur,
portant une main a ses yeux, tendre l'autre a Toll.

≪J'aurais pu etre a sa place,≫ se dit-il. Et, ne pouvant retenir les
larmes qui coulaient de ses yeux, il continua a s'eloigner, ne sachant a
quoi se decider ni de quel cote se diriger. Son desespoir etait d'autant
plus violent, qu'il s'accusait de faiblesse. Il aurait pu, il aurait du
s'approcher. C'etait le moment ou jamais de faire preuve de devouement,
et il n'en avait pas profite. Il tourna bride et revint a l'endroit ou
il avait apercu l'Empereur, et ou il n'y avait plus personne. Une longue
file de charrettes et de fourgons passait lentement, et Rostow apprit
d'un des conducteurs que l'etat-major de Koutouzow etait non loin du
village, et qu'ils s'y rendaient. Il les suivit.


A cinq heures du soir, la bataille etait perdue sur tous les points.
Plus de cent bouches a feu etaient tombees au pouvoir des Francais.

Tout le corps d'armee de Prsczebichewsky avait mis bas les armes. Les
autres colonnes, ayant perdu la moitie de leurs hommes, se repliaient en
troupes debandees.

Le reste des colonnes de Langeron et de Doktourow se pressait
confusement autour des etangs et des ecluses du village d'Auguest.

Sur ce point seul, a six heures du soir, continuait encore le feu de
l'ennemi, qui, ayant place des batteries a mi-cote de la hauteur de
Pratzen, tirait sur nos troupes en retraite.

Doktourow et d'autres a l'arriere-garde, reformant leurs bataillons, se
defendaient contre la cavalerie francaise qui les poursuivait. Le jour
tombait. Sur l'etroite chaussee d'Auguest, pendant une longue serie de
paisibles annees, le bon vieux meunier, en bonnet de coton, avait jete
ses lignes dans l'etang, pendant que son petit-fils, ses manches de
chemise retroussees, s'amusait a plonger la main dans le grand arrosoir
ou fretillaient les poissons argentes; sur cette meme chaussee, sous
l'oeil du paysan morave en bonnet de fourrure, en habit gros bleu,
d'enormes chariots avaient longtemps passe au pas, amenant au moulin de
riches gerbes de froment et remportant de gros sacs d'une farine blanche
et legere dont la fine poussiere voltigeait en l'air; et maintenant on y
voyait une foule egaree, affolee, se pressant, se heurtant, s'ecrasant
sous les pieds des chevaux, les roues des fourgons, des avant-trains, et
foulant aux pieds les mourants, pour aller se faire tuer quelques pas
plus loin.

Toutes les dix secondes, un boulet ou une grenade tombait et eclatait au
milieu de cette foule compacte, tuant et couvrant de sang tous ceux
qu'ils atteignaient. Dologhow, deja officier, blesse a la main, seul
avec ses dix hommes et son chef a cheval, representait tout ce qui
restait du regiment. Entraines par la masse, ils s'etaient fraye un
chemin jusqu'a l'entree de la chaussee, ou ils s'etaient vus arretes par
le cheval d'un avant-train, qui etait tombe et qu'il fallait degager. Un
boulet tua un homme derriere eux, un second en frappa un autre devant,
et le sang jaillit sur Dologhow. La foule se rua en avant avec desespoir
et s'arreta de nouveau.

≪Le salut est au dela de ces cent pas; rester ici c'est la mort!≫ voila
ce que tout le monde disait.

Dologhow, qui avait ete refoule au milieu, parvint jusqu'au bord de la
digue, et courut sur la faible couche de glace qui recouvrait l'etang.

≪Voyons! tourne par ici, cria-t-il au canonnier. Elle tient...!≫ La
glace le supportait effectivement, mais elle craquait et cedait sous ses
pas, et il etait evident que, sans attendre le poids du canon et de
cette foule, elle allait s'enfoncer sous lui. On le regardait, on se
pressait sur les bords, sans se decider a l'imiter. Le commandant du
regiment, a cheval, leva le bras, ouvrit la bouche pour lui parler,
lorsqu'un boulet siffla si bas au-dessus de toutes ces tetes terrifiees,
qu'elles s'inclinerent, et quelque chose tomba. C'etait le general qui
s'affaissait dans une mare de sang! Personne ne le regarda, personne ne
songea a le relever!

≪Sur la glace! sur la glace! n'entends-tu pas! Tourne, tourne,≫ crierent
plusieurs voix; les gens ne savaient pas encore meme pourquoi ils
criaient ainsi.

Un des derniers avant-trains s'y engagea, et la foule se precipita sur
la glace, qui craqua sous l'un des fuyards; son pied s'enfonca dans
l'eau; en faisant un effort pour le retirer, il y tomba jusqu'a la
ceinture. Les plus proches hesiterent, l'homme de l'avant-train arreta
son cheval, tandis que derriere continuaient les cris: ≪En avant! En
avant sur la glace;≫ et des hurlements de terreur retentirent de toutes
parts. Les soldats, entourant le canon, tiraient et battaient les
chevaux pour les forcer a avancer. Les chevaux partirent, la glace
s'effondra d'un seul bloc, et quarante hommes disparurent. Cependant les
boulets ne cessaient de siffler et de tomber avec une sinistre
regularite, tantot sur la glace, tantot dans l'eau, et de decimer cette
masse vivante, qui avait envahi la digue, les etangs et leurs rives.


XIX


Pendant ce temps, le prince Andre gisait toujours au meme endroit sur
la hauteur de Pratzen, serrant dans ses mains un morceau de la hampe du
drapeau, perdant du sang et poussant a son insu des gemissements
plaintifs et faibles comme ceux d'un enfant.

Vers le soir, ses gemissements cesserent: il etait sans connaissance.
Tout a coup il rouvrit les yeux, ne se rendant pas compte du temps
ecoule et se sentant de nouveau vivant et souffrant d'une blessure
cuisante a la tete:

≪Ou est-il donc ce ciel sans fond que j'ai vu ce matin et que je ne
connaissais pas auparavant?...≫ Ce fut sa premiere pensee. ≪...Et ces
souffrances aussi m'etaient inconnues! Oui, je ne savais rien, rien
jusqu'a present. Mais ou suis-je?≫

Il ecouta et entendit le bruit de plusieurs chevaux et de voix qui
s'avancaient de son cote. On parlait francais. Il ne tourna pas la tete.
Il regardait toujours ce ciel si haut au-dessus de lui, dont l'azur
insondable apparaissait a travers de legers nuages.

Ces cavaliers, c'etaient Napoleon et deux aides de camp. Bonaparte avait
fait le tour du champ de bataille et donne des ordres pour renforcer les
batteries dirigees sur la digue d'Auguest; il examinait maintenant les
blesses et les morts abandonnes sur le terrain.

≪De beaux hommes! dit-il a la vue d'un grenadier russe, etendu sur le
ventre, la face contre terre, la nuque noircie et les bras deja raidis
par la mort.

--Les munitions des pieces de position sont epuisees, sire! lui dit un
aide de camp, envoye des batteries qui mitraillaient Auguest.

--Faites avancer celles de la reserve, repondit Napoleon en s'eloignant
de quelques pas et en s'arretant a cote du prince Andre, qui serrait
toujours la hampe mutilee dont le drapeau avait ete pris comme trophee
par les Francais.

--Voila une belle mort!≫ dit Napoleon.

Le prince Andre comprit qu'il etait question de lui et que c'etait
Napoleon qui parlait; mais ses paroles bourdonnerent a son oreille sans
qu'il y attachat le moindre interet, et il les oublia aussitot. Sa tete
etait brulante; ses forces s'en allaient avec son sang, et il ne voyait
devant lui que ce ciel lointain et eternel. Il avait reconnu
Napoleon,--son heros;--mais dans ce moment ce heros lui paraissait si
petit, si insignifiant en comparaison de ce qui se passait entre son ame
et ce ciel sans limites! Ce qu'on disait, qui s'etait arrete pres de
lui, tout lui etait indifferent, mais il etait content de leur halte; il
sentait confusement qu'on allait l'aider a rentrer dans cette existence
qu'il trouvait si belle, depuis qu'il l'avait comprise autrement. Il
rassembla toutes ses forces pour faire un mouvement et pour articuler un
son; il remua un pied et poussa un faible gemissement.

≪Ah! il n'est pas mort? dit Napoleon. Qu'on releve ce jeune homme, qu'on
le porte a l'ambulance!≫

Et l'Empereur alla a la rencontre du marechal Lannes qui, souriant, se
decouvrit devant lui et le felicita de la victoire.

Bientot le prince Andre ne se souvint plus de rien; la douleur causee
par les efforts de ceux qui le soulevaient, les secousses du brancard et
le sondage de sa plaie a l'ambulance lui avaient de nouveau fait perdre
connaissance. Il ne revint a lui que le soir, pendant qu'on le
transportait a l'hopital avec plusieurs autres Russes blesses et
prisonniers. Pendant ce trajet, il se sentit ranime et put regarder ce
qui se passait autour de lui et meme parler.

Les premiers mots qu'il entendit furent ceux de l'officier francais
charge d'escorter les blesses:

≪Arretons-nous ici: l'Empereur va passer; il faut lui procurer le
plaisir de voir ces messieurs.

--Bah! il y a tant de prisonniers cette fois... une grande partie de
l'armee russe... il doit en avoir assez, dit un autre.

--Oui! mais pourtant, reprit le premier en designant un officier russe
blesse, en uniforme de chevalier-garde, celui-la est, dit-on, le
commandant de toute la garde de l'empereur Alexandre!≫

Bolkonsky reconnut le prince Repnine, qu'il avait rencontre dans le
monde a Petersbourg. A cote de lui se tenait un jeune chevalier-garde de
dix-neuf ans, egalement blesse.≫

Bonaparte, arrivant au galop, arreta court son cheval devant eux:

≪Qui est le plus eleve en grade?≫ demanda-t-il en voyant les blesses.

On lui nomma le colonel prince Repnine.

≪Etes-vous le commandant du regiment des chevaliers-gardes de l'empereur
Alexandre?

--Je ne commandais qu'un escadron.

--Votre regiment a fait son devoir avec honneur!

--L'eloge d'un grand capitaine est la plus belle recompense du soldat,
repondit Repnine.

--C'est avec plaisir que je vous le donne, dit Napoleon. Qui est ce
jeune homme a cote de vous?≫

Repnine nomma le lieutenant Suchtelen.

Napoleon le regarda en souriant:

≪Il est venu bien jeune se frotter a nous?

--La jeunesse n'empeche pas le courage, murmura Suchtelen d'une voix
emue.

--Belle reponse, jeune homme; vous irez loin!≫

Pour completer ce spectacle de triomphe, le prince Andre avait ete aussi
place, sur le premier rang, de facon a frapper forcement le regard de
l'Empereur, qui se souvint de l'avoir deja apercu sur le champ de
bataille.

≪Et vous, jeune homme, comment vous sentez-vous, mon brave?≫

Le prince Andre, les yeux fixes sur lui, gardait le silence. Tandis que,
cinq minutes auparavant, le blesse avait pu echanger quelques mots avec
les soldats qui le transportaient, maintenant, les yeux fixes sur
l'Empereur, il gardait le silence!... Qu'etaient en effet les interets,
l'orgueil, la joie triomphante de Napoleon? qu'etait le heros lui-meme,
en comparaison de ce beau ciel, plein de justice et de bonte, que son
ame avait embrasse et compris...? Tout lui semblait si miserable, si
mesquin, si different de ces pensees solennelles et severes qu'avaient
fait naitre en lui l'epuisement de ses forces et l'attente de la mort!

Les yeux fixes sur Napoleon, il pensait a l'insignifiance de la
grandeur, a l'insignifiance de vie, dont personne ne comprenait le but,
a l'insignifiance encore plus grande de la mort, dont le sens restait
cache et impenetrable aux vivants!

≪Qu'on s'occupe de ces messieurs, dit Napoleon sans attendre la reponse
du prince Andre, qu'on les mene au bivouac et que le docteur Larrey
examine leurs blessures. Au revoir, prince Repnine!≫ Et il les quitta,
les traits illumines par le bonheur.

Temoins de la bienveillance de l'Empereur envers les prisonniers, les
soldats qui portaient le prince Andre, et qui lui avaient enleve la
petite image suspendue a son cou par sa soeur, s'empresserent de la lui
rendre; il la trouva subitement posee sur sa poitrine au-dessus de son
uniforme, sans savoir par qui et comment elle y avait ete remise.

≪Quel bonheur ce serait, pensa-t-il en se rappelant le profond sentiment
de veneration de sa soeur, quel bonheur ce serait, si tout etait aussi
simple, aussi clair que Marie semble le croire! Comme il serait bon de
savoir ou chercher aide et secours dans cette vie, et ce qui nous attend
apres la mort!... Je serais si heureux, si calme si je pouvais dire:
Seigneur, ayez pitie de moi!... Mais a qui le dirais-je? Ou cette force
incommensurable, incomprehensible, a laquelle je ne puis ni m'adresser,
ni exprimer ce que je sens, est le grand Tout, ou bien c'est le neant,
ou bien c'est ce Dieu qui est renferme ici dans cette image de Marie!
Rien, rien n'est certain, sinon le peu de valeur de ce qui est a la
portee de mon intelligence et la majeste de cet inconnu insondable, le
seul reel peut-etre et le seul grand!≫

Le brancard fut emporte, et, a chaque secousse, il sentait une douleur
intense, augmentee par la fievre et le delire qui s'emparaient de lui.
Il revoyait son pere, sa soeur, sa femme, ce fils qui allait lui naitre,
la petite et insignifiante personne de Napoleon, et toutes ces images
passaient et repassaient sur l'azur de ce ciel bleu et profond, qui se
melait a toutes ses fievreuses hallucinations. Il lui semblait deja
jouir a Lissy-Gory de la vie de famille calme et tranquille,
lorsqu'apparaissait tout a coup a ses yeux un petit Napoleon, dont le
regard indifferent, heureux du malheur d'autrui, le penetrait de doute
et de souffrance... et il se tournait vers son ciel ideal, qui seul lui
promettait l'apaisement! Vers le matin, tous ces reves se melerent et se
confondirent dans les tenebres et le chaos d'un etat d'inconscience
complete, qui, selon l'avis de Larrey (medecin de Napoleon), devait se
terminer par la mort plutot que par la guerison.

≪C'est un sujet nerveux et bilieux, dit Larrey, il n'en rechappera pas!≫
Et le prince Andre fut confie, avec quelques autres blesses qui ne
laissaient plus d'espoir, aux soins des habitants du pays.




CHAPITRE IV

I


Au commencement de l'annee 1806, Nicolas Rostow et Denissow retournerent
chez eux en conge. Comme ce dernier allait a Voronege, Rostow lui
proposa de faire avec lui la route jusqu'a Moscou, et meme de s'y
arreter quelques jours chez ses parents. A l'avant-dernier relais,
Denissow feta la rencontre d'un ancien camarade, en vidant avec lui
trois bouteilles de vin: aussi, malgre les terribles secousses qui le
cahotaient dans le traineau ou il etait couche tout de son long, il ne
se reveilla pas un instant. Plus ils approchaient, plus l'impatience de
Rostow augmentait:

≪Plus vite, plus vite! Oh! ces rues interminables, ces magasins, ces
vendeurs de kalatch[24], ces lanternes, ces isvostchiki! se disait-il
apres avoir passe la barriere, ou l'on avait inscrit leurs noms et leur
arrivee en conge...--Denissow, nous y sommes! Il dort!--et il se pencha
en avant, comme si, par ce mouvement, il pouvait augmenter la vitesse de
leur course.--Voila le carrefour ou se tient Zakhar l'isvostchiki, et
voila Zakhar lui-meme et son cheval!... Ah! voila la boutique ou
j'achetais du pain d'epice! Quand donc arriverons-nous? Va donc!

--Ou faut-il s'arreter? demanda le postillon.

--Mais la-bas au bout, a ce grand batiment! Comment, ne le vois-tu pas?
Tu sais pourtant bien que c'est notre maison!--Denissow! Denissow! Nous
arrivons!≫

Denissow souleva la tete et toussa sans repondre.

≪Dmitri, dit Rostow en s'adressant au laquais assis pres du cocher,
est-ce bien chez nous cette lumiere?

--Oh! que oui, c'est dans le cabinet de votre pere.

--Ils ne seront pas encore couches? Hein, qu'en penses-tu?... A propos,
n'oublie pas de deballer aussitot mon nouvel uniforme,--et il passa la
main sur sa jeune moustache...--Eh bien donc, en avant! Reveille-toi
donc, Vasia...!

Mais Denissow s'etait de nouveau endormi.

≪Marche! marche! Trois roubles de pourboire!≫ s'ecria Rostow, qui, a
quelques pas de chez lui, croyait ne jamais arriver. Le traineau prit
sur la droite et s'arreta devant le perron. Rostow reconnut la corniche
ebrechee, la borne du trottoir, et s'elanca hors du traineau avant qu'il
se fut arrete. Il franchit les marches d'un bond. L'exterieur de la
maison etait aussi froid, aussi calme que par le passe. Que faisait a
ces murs de pierre l'arrivee ou le depart? Personne dans le vestibule!
≪Mon Dieu! serait-il arrive quelque chose?≫ se dit Rostow avec un
serrement de coeur; il s'arreta une minute, puis reprit sa course dans
l'escalier aux marches usees, qu'il connaissait si bien. ≪Et voila le
meme bouton de porte dejete, dont la malproprete agacait toujours la
comtesse, et voila l'antichambre!≫ Elle n'etait eclairee dans ce moment
que par une chandelle.

Le vieux Michel dormait sur une banquette, et Procope, le laquais, cet
athlete d'une force proverbiale qui soulevait l'arriere-train d'une
voiture, tressait dans un coin des chaussures en ecorce. Il se retourna
au bruit de la porte qui s'ouvrait avec fracas, et sa figure endormie et
insouciante exprima subitement une joie melee de terreur:

≪Ah! notre pere et les saints archanges! Le jeune comte! s'ecria-t-il.
C'est-il possible?≫ Et Procope, tremblant d'emotion, se precipita vers
la porte du salon; mais, revenant aussitot sur ses pas, il se jeta sur
l'epaule de son maitre et la baisa.

≪Ils se portent tous bien? demanda Rostow, en lui retirant sa main.

--Dieu soit loue! Dieu soit loue! Ils viennent seulement de finir de
diner. Laisse-toi donc regarder, Votre Excellence!

--Ainsi donc, tout va bien?

--Dieu merci, Dieu merci!≫

Rostow, oubliant Denissow et ne voulant pas se laisser devancer par le
domestique, jeta sa pelisse et entra, en courant sur la pointe des
pieds, dans la grande salle obscure; les tables de jeux y etaient a la
meme place, et le lustre etait toujours enveloppe dans sa housse. Il
n'etait pas arrive au salon qu'un ouragan impetueux s'abattit sur lui
d'une porte laterale et le couvrit de baisers. Un second, un troisieme
l'envelopperent a leur tour. Ce ne fut plus qu'embrassements,
exclamations et larmes de joie. Il ne savait lequel des trois etait son
pere, Natacha, ou Petia; tous criaient, parlaient et l'embrassaient en
meme temps, mais il remarqua l'absence de sa mere.

≪Et moi qui ne le savais pas?... Nicolouschka... mon ami.

--Le voila! C'est bien lui.... Kolia, mon bijou.... Est-il change! Et il
n'y a pas de lumiere! Vite du the....

--Mais embrasse-moi donc!...

--Ma bonne petite ame!...≫

Sonia, Natacha, Petia, Anna Mikhailovna, Vera, le vieux comte, tous le
serraient dans leurs bras a tour de role, et les domestiques et les
filles de chambre, entrant a la suite les uns es autres, poussaient des
exclamations. Petia se cramponnait a ses jambes et criait:

≪Et moi donc, et moi donc!≫

Natacha, apres l'avoir etouffe de baisers, avait saisi sa veste et
sautait comme une chevre, sans changer de place et en poussant des cris
aigus.

On ne voyait que des yeux brillants de larmes de joie et d'affection, et
les levres se rapprochaient pour echanger de nouveaux baisers.

Sonia, rouge comme le koumatch[25], le tenait par la main et fixait sur
lui un regard rayonnant de bonheur. Elle venait d'avoir seize ans: elle
etait jolie, et l'exaltation du moment doublait encore sa beaute. Toute
haletante, elle ne le quittait pas des yeux et souriait. Il lui repondit
par un regard plein de reconnaissance; mais on voyait qu'il cherchait,
qu'il attendait quelqu'un, sa mere, qui ne s'etait pas encore montree,
tout a coup on entendit derriere la porte des pas si precipites,
rapides, qu'ils ne pouvaient etre que ceux de la comtesse. Tous
s'ecarterent, et il s'elanca a son cou. Elle tomba dans ses bras en
sanglotant; sans avoir la force de relever la tete, elle se serrait
contre lui, sa figure appuyee contre les froids brandebourgs de son
uniforme. Denissow, qui etait entre sans etre remarque, les regardait et
s'essuyait les yeux.

≪Vasili Denissow, l'ami de votre fils, dit-il au comte qui regardait
avec etonnement le nouveau venu.

--Ah! je sais, je sais. Tres heureux, dit le comte en l'embrassant.
Nicolouchka nous l'avait ecrit.... Natacha, Vera, le voila, c'est
Denissow!≫

Tous ces visages rayonnants de joie se tournerent aussitot vers la
personne ebouriffee de Denissow et l'entourerent.

≪Mon cher petit Denissow!≫ dit Natacha, a laquelle la joie avait
trouble la cervelle, et, s'elancant vers lui, elle l'embrassa.
Denissow, legerement embarrasse, rougit et, prenant la main de Natacha,
la baisa galamment.

Sa chambre etant preparee, on l'y conduisit, pendant que les Rostow se
groupaient autour de Nicolas dans le grand salon.

La vieille comtesse n'avait pas lache la main de son fils, et elle la
portait a chaque instant a ses levres; freres et soeurs suivaient a
l'envi chacun de ses gestes, de ses mots, de ses regards, se disputant a
qui serait le plus pres de lui, et s'arrachant la tasse de the, le
mouchoir, la pipe, pour les lui presenter.

La premiere minute du retour de Rostow lui avait fait eprouver une
sensation de bonheur si complete, qu'elle lui semblait ne pouvoir plus
que s'affaiblir, et, dans son emotion, il en demandait encore et encore.

Le lendemain, il dormit jusqu'a dix heures du matin.

Dans la piece voisine, impregnee d'une forte odeur de tabac, trainaient
de tous cotes des sabres, des gibernes, des havresacs, des malles
ouvertes, des bottes sales, a cote desquelles se dressaient contre le
mur d'autres bottes bien cirees, avec leurs eperons. Les domestiques
portaient des lavabos, de l'eau chaude pour la barbe, et les habits
qu'ils venaient de brosser.

≪Eh! Grichka, la pipe! s'ecria Denissow d'une voix enrouee.--Rostow,
leve-toi donc!≫ Rostow, se frottant les yeux, souleva de dessus son
chaud oreiller sa chevelure emmelee:

≪Est-il tard?

--Mais oui, il est tard, il est dix heures,≫ repondit la voix de
Natacha. Et l'on entendit derriere la porte un frolement de robes et de
jupons, fortement empeses, qui se melait aux chuchotements et aux rires
des jeunes filles, dont on apercevait par l'entrebaillement les rubans
bleus, les yeux noirs et les figures joyeuses. C'etaient Natacha, Sonia
et Petia qui venaient savoir s'il etait leve.

≪Nicolouchka, leve-toi! repetait Natacha.

--Tout de suite!≫

Petia, ayant apercu un sabre, s'en saisit aussitot. Emporte par l'elan
guerrier que la vue d'un frere aine, militaire, provoque toujours chez
les petits garcons, et oubliant qu'il n'etait pas convenable pour ses
soeurs de voir des hommes deshabilles, il ouvrit brusquement la porte:

≪Est-ce ton sabre?≫ se mit-il a crier, pendant que les petites filles
se jetaient de cote. Denissow, epouvante, cacha aussitot ses pieds velus
sous la couverture, en appelant des yeux son camarade a son secours. La
porte se referma sur Petia.

≪Nicolas, dit Natacha, viens ici en robe de chambre.

--Est-ce son sabre ou le votre?≫ demanda Petia en s'adressant a
Denissow, dont les longues moustaches noires lui inspiraient du respect.

Rostow se chaussa a la hate, endossa sa robe de chambre et passa dans
l'autre piece, ou il trouva Natacha qui avait mis une de ses bottes a
eperons et glissait son pied dans l'autre. Sonia pirouettait et faisait
le ballon. Toutes deux, fraiches, gaies et animees, portaient de
nouvelles robes bleues pareilles. Sonia s'enfuit au plus vite, et
Natacha, s'emparant de son frere, l'emmena pour causer avec lui plus a
son aise. Il s'etablit alors entre eux un feu roulant de questions et de
reponses, qui avaient pour objet des bagatelles d'un interet tout
personnel. Natacha riait a chaque mot, non de ce qu'il disait, mais
parce que la joie qui remplissait son ame ne pouvait se traduire que par
le rire.

≪Comme c'est bien! c'est parfait!≫ repetait-elle.

Et Rostow, sous l'influence de ces chaudes effluves de tendresse,
retrouvait insensiblement ce sourire d'enfant, qui, depuis son depart,
ne s'etait pas epanoui une seule fois sur ses traits.

≪Sais-tu que tu es devenu un homme, un veritable homme?... et je suis si
fiere de t'avoir pour frere!≫ Elle lui passa les doigts sur la
moustache. ≪Je voudrais bien savoir comment vous etes, vous autres
hommes.... Est-ce que vous nous ressemblez? Non, n'est-ce pas?

--Pourquoi Sonia s'est-elle sauvee? lui demanda son frere.

--Oh! c'est toute une histoire. Comment parleras-tu a Sonia? La
tutoieras-tu?

--Mais je ne sais pas, comme cela viendra.

--Eh bien, alors, dis-lui: ≪vous,≫ je t'en prie, et tu sauras apres
pourquoi.

--Mais pourquoi?

--Eh bien, je vais te le dire: Sonia est mon amie, et une si grande
amie, que j'ai brule mon bras pour elle,--et, relevant sa manche de
mousseline, elle laissa voir sur son bras blanc et mince, un peu plus
bas que l'epaule, a l'endroit couvert ordinairement par le haut des
manches, une tache rouge.

--C'est moi qui me suis brulee pour lui prouver mon amour. J'ai pris une
regle rougie au feu et me la suis appliquee la!≫

Etendu sur le canape, garni de coussins, de leur chambre d'etude,
regardant les yeux brillants de Natacha, Rostow s'enfoncait de nouveau
avec bonheur dans ce monde enfantin, dans ce monde intime de la famille,
dont les propos n'avaient de sens et de valeur que pour lui, et lui
faisaient eprouver une des plus douces jouissances de sa vie; aussi la
brulure du bras, comme temoignage d'affection, lui parut-elle toute
simple: il le comprenait sans s'en etonner.

≪Et bien, et apres? c'est tout?

--Nous sommes si liees, si liees, que ceci n'est rien... ce ne sont que
des folies... nous sommes amies pour toujours! Quand elle aime
quelqu'un, c'est pour la vie; quant a moi, je ne la comprends pas,
j'oublie tout de suite.

--Eh bien, et puis?

--Eh bien, elle t'aime comme elle m'aime!≫ Natacha rougit.--Tu dois te
rappeler, tu sais, avant ton depart.... Eh bien, elle assure que tu
oublieras tout cela.... Et elle dit: ≪Je l'aimerai, moi, toujours; mais
lui il faut qu'il soit libre!≫ N'est-ce pas que c'est beau et que c'est
noble, bien noble, n'est-ce pas?≫

Et Natacha demandait cela avec un tel serieux et avec une telle emotion,
qu'on voyait bien qu'elle devait s'etre attendrie plus d'une fois deja
sur ce sujet. Rostow reflechit quelques secondes.

≪Je ne reprends pas ma parole, dit-il. Et puis, Sonia est si ravissante,
qu'il faudrait etre un triple imbecile pour refuser un honneur
pareil....

--Non, non, s'ecria Natacha. Nous en avons deja parle. Nous etions
sures, vois-tu, que tu repondrais ainsi. Mais cela ne se peut pas, parce
que, comprends-le bien, si tu te regardes seulement comme lie par ta
parole, il en resulte qu'elle a l'air de l'avoir dit expres.... Tu
l'epouseras alors par point d'honneur, et ce ne sera plus du tout la
meme chose.≫

Rostow ne trouva rien a redire: Sonia l'avait frappe la veille par sa
beaute, et ce matin elle lui avait semble encore plus jolie. Elle avait
seize ans, elle l'aimait avec passion, et il en etait sur! Pourquoi ne
pas l'aimer des lors, meme en ajournant toute idee de mariage? ≪J'ai
encore tant de plaisirs et de jouissances inconnues devant moi! se
disait-il. Oui, c'est tres bien combine, il ne faut pas s'engager.≫

≪C'est parfait, nous en causerons plus tard, dit-il a haute voix....
Mais comme je suis content de te revoir! et toi, es-tu restee fidele a
Boris?

--Ah! quelle folie! s'ecria Natacha en riant. Je ne pense, ni a lui, ni
a personne, et je n'en veux rien savoir.

--Bravo! mais alors....

--Moi, dit Natacha?--et un sourire eclaira son petit visage. As-tu vu
Duport, le fameux danseur? Non! Alors tu ne comprendras pas,
regarde!--Natacha, arrondissant les bras et levant le coin de sa robe,
s'elanca, se retourna, fit un entrechat, puis deux, et, s'elevant sur
les pointes, fit ainsi quelques pas.--Je me tiens, tu vois, sur mes
pointes! tu le vois? Eh bien, jamais je ne me marierai, je me ferai
danseuse. Seulement n'en parle pas!≫

Rostow eclata d'un rire si joyeux et si franc, que Denissow le lui
envia, et Natacha ne put s'empecher de le partager.

≪Qu'en dis-tu? c'est bien, n'est-ce pas?

--Comment! si c'est bien?... Tu ne veux donc plus epouser Boris?≫

Elle devint pourpre:

≪Je ne veux epouser personne, et je le lui dirai a lui-meme, lorsque je
le verrai.

--Oui da! dit Rostow.

--Bah! ce sont des folies, continua-t-elle en riant... et ton Denissow,
est-il bon?

--Tres bon.

--Eh bien, adieu, habille-toi.... Et il n'est pas effrayant, ton
Denissow?

--Pourquoi effrayant?... Vaska est un brave garcon.

--Tu l'appelles Vaska? Comme c'est drole!... Et il est vraiment bon?

--Mais oui!

--Adieu, depeche-toi, et viens prendre le the... tous ensemble!≫

Natacha quitta la chambre sur la pointe des pieds comme une veritable
danseuse, et en souriant comme une petite fille de quinze ans. Rostow se
rendit bientot au salon, ou il trouva Sonia; il rougit et ne sut comment
l'aborder. Ils s'etaient embrasses la veille dans leur premiere
explosion de joie, mais aujourd'hui ils comprenaient que ce n'etait plus
possible; il sentait poser sur lui le regard interrogateur de sa mere et
de ses soeurs, qui cherchaient a pressentir ce qu'il allait faire. Il
lui baisa la main et lui dit ≪vous≫, tandis que leurs yeux, se
rencontrant, semblaient se tutoyer et s'embrasser avec tendresse; ceux
de Sonia semblaient implorer son pardon, pour avoir ose lui rappeler sa
promesse par l'intermediaire de Natacha et le remercier de son amour.
Lui, de son cote, la remerciait de l'avoir degage de sa parole et lui
disait qu'il ne cesserait jamais de l'aimer, parce que la voir c'etait
l'aimer.

≪Voila qui est singulier, dit Vera, profitant d'un moment de silence
general: Sonia et Nicolas se disent ≪vous,≫ comme des etrangers.≫ Elle
avait dit juste comme toujours, mais comme toujours aussi elle avait
parle mal a propos, et chacun, sans en excepter la vieille comtesse, qui
voyait dans cet amour un obstacle a un brillant mariage pour son fils,
rougit d'un air embarrasse. Denissow entra au meme moment, vetu d'un
nouvel uniforme, pommade, parfume, frise comme un jour de bataille, et
son amabilite inusitee avec les dames causa a Rostow une profonde
surprise.


II


Revenu de l'armee, Nicolas Rostow fut recu, par sa famille, en fils
cheri, en heros; par sa parente, en jeune homme distingue et bien eleve;
par ses connaissances, comme un charmant lieutenant de hussards, danseur
elegant et l'un des plus beaux partis de Moscou.

Les Rostow comptaient tout Moscou au nombre de leurs habitues. Le comte,
qui avait renouvele a la Banque l'engagement de ses terres, etait
completement a flot cette annee, et Nicolas, devenu proprietaire d'un
superbe trotteur, poussait le genre jusqu'a porter un pantalon comme
personne n'en avait encore vu dans la ville, et des bottes a la mode,
aux points relevees, avec de petits eperons en argent. Il passait
gaiement son temps, et eprouvait ce sentiment du bien-etre retrouve que
l'on ressent si vivement lorsqu'on en a ete longtemps prive. Grandi et
devenu homme a ses propres yeux, le souvenir de son desespoir, quand il
avait manque son examen de catechisme, de l'emprunt fait a Gavrilo
l'isvostohik, des baisers echanges en secret avec Sonia, tout cela ne
lui semblait qu'un enfantillage qui se perdait bien loin derriere lui;
tandis que maintenant il etait un lieutenant de hussards avec le dolman
argente, la croix de soldat de Saint-Georges sur la poitrine; il avait
un beau trotteur qu'il entrainait pour les courses de societe, en
compagnie d'amateurs connus, ages et respectables; il avait lie
connaissance avec une dame qui demeurait sur le boulevard et chez
laquelle il passait ses soirees; enfin, il dirigeait la mazurka au bal
des Arkharow, parlait guerre avec le feld-marechal Kamenski, dinait au
club anglais, et tutoyait un colonel de quarante ans, ami de Denissow.

Comme il n'avait pas vu l'Empereur depuis longtemps, la passion qu'il
eprouvait autrefois pour lui s'etait affaiblie, mais il aimait a en
parler et a laisser croire que son devouement avait un motif
inexplicable pour le commun des mortels, tout en partageant, au fond de
son coeur, l'adoration dont Moscou, qui avait decerne a l'empereur
Alexandre le surnom d'≫Ange terrestre≫, entourait son souverain
bien-aime.

Pendant son court sejour dans sa famille, Rostow s'etait plutot eloigne
que rapproche de Sonia, malgre sa beaute, ses attraits et l'amour qui
eclatait dans toute sa personne. Il passait par cette phase de jeunesse
ou chaque minute est si emplie, que le jeune homme n'a pas le temps de
penser a aimer. Il craignait de s'engager, il etait jaloux de cette
independance qui pouvait seule lui permettre de realiser tous ses
desirs, et il se disait a la vue de Sonia: ≪J'en trouverai beaucoup
comme elle, beaucoup qui me sont encore inconnues! Il sera toujours
temps d'aimer et de m'en occuper plus tard.≫ Il dedaignait, dans sa
virilite, de vivre au milieu des femmes et faisait mine d'aller a
contre-coeur au bal et dans le monde; mais les courses, le club anglais,
les parties fines, Denissow et les visites _la-bas_, c'etait autre
chose, et c'etait vraiment la ce qui convenait a un jeune et elegant
hussard!

Au commencement de mars, le vieux comte Ilia Andreievitch fut tres
occupe des preparatifs d'un diner qu'on donnait au club anglais en
l'honneur du prince Bagration.

Le comte se promenait en robe de chambre dans la grande salle, donnant
des ordres a Pheoctiste, le celebre maitre d'hotel du club, et lui
recommandait de se pourvoir de primeurs, de poisson bien frais, de veau
bien blanc, d'asperges, de concombres, de fraises!... Le comte etait
membre et directeur du club depuis sa fondation. Personne mieux que lui
ne savait organiser sur une grande echelle un banquet solennel, d'autant
mieux qu'il payait de sa poche le surplus des depenses prevues. Le chef
et le maitre d'hotel recevaient avec une satisfaction evidente les
instructions du comte, sachant par experience ce que leur rapporterait
un diner de plusieurs milliers de roubles.

≪Rappelle-toi bien, n'oublie pas les cretes, les cretes dans le potage a
la tortue.

--Il faudra donc trois plats froids? demanda le cuisinier.

--Il me parait difficile qu'il y en ait moins, repondit le comte apres
un moment de silence.

--Il faudra donc acheter les grands sterlets? demanda le maitre
d'hotel.

--Certainement! Que faire d'ailleurs, puisqu'on ne cede pas sur le
prix.... Ah! mon Dieu, mon Dieu, et moi qui allait oublier une seconde
entree! Ou est ma tete? mon Dieu!

--Ou me procurerai-je des fleurs?

--Mitenka! Mitenka! va-t'en au grand galop a ma ≪datcha≫ s'ecria le
comte en s'adressant a son intendant. Donne l'ordre a Maxime, le
jardinier, d'employer a la corvee pour m'amener tout ce qu'il y a dans
mes orangeries. Il faut que deux cents orangers soient ici vendredi.
Qu'on les emballe bien et qu'on les recouvre de feutre!≫

Ses dispositions achevees, il se disposait a aller retrouver ≪sa petite
comtesse≫ et a se reposer un peu chez elle, lorsque se souvenant de
differentes recommandations qu'il avait oubliees, il fit appeler de
nouveau le maitre queux et le maitre d'hotel, et recommenca ses
explications. La porte s'ouvrit, et le jeune comte entra d'un pas leger
et assure, en faisant sonner ses eperons. Les bons resultats d'une vie
tranquille et heureuse se lisaient sur son teint repose.

≪Ah! mon garcon, la tete me tourne, dit le vieux comte un peu honteux de
ses graves occupations; allons, aide-moi, il faudra avoir les chanteurs
de regiment, il y aura aussi un orchestre... et les bohemiens? qu'en
penses-tu? Vous les aimez vous autres militaires?

--Vraiment, cher pere, je parie que le prince Bagration quand il se
preparait a la bataille de Schongraben, etait moins affaire que vous aujourd'hui.

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