Essayes-en, je te le conseille,≫ dit le vieux comte avec une
feinte colere, et se retournant vers le maitre d'hotel, qui les examinait
tour a tour avec une bonhomie intelligente: ≪Voila la jeunesse,
Pheoctiste; elle se moque de nous autres vieux.
--C'est vrai,
Excellence; elle ne demande qu'a bien boire et a bien manger; quant aux
apprets et au service ca lui est bien egal.
--C'est ca, c'est ca,≫
s'ecria le comte, et, empoignant les deux mains de son fils: ≪Je te tiens,
polisson, et tu vas me faire le plaisir de prendre mon traineau a deux
chevaux et d'aller chez Besoukhow lui demander de ma part des fraises et des
ananas. Il n'y en a que chez lui. S'il n'y est pas, va les demander aux
princesses, puis tu iras au Rasgoulai. Ipatka, le cocher, connait le chemin;
tu y trouveras Illiouchka le bohemien, celui qui dansait en casaquin blanc
chez le comte Orlow, et tu l'ameneras ici.
--Avec les bohemiennes?
ajouta Nicolas en riant.
--Voyons, voyons!≫ dit son pere.
Le vieux
comte en etait la de ses recommandations, lorsque Anna Mikhailovna, qui,
selon son habitude, etait entree a pas de loup, parut subitement aupres
d'eux, avec cet air affaire et mele de fausse humilite chretienne qui lui
etait habituel. Le comte, surpris en robe de chambre, ce qui du reste lui
arrivait tous les jours, se confondit en excuses.
≪Ce n'est rien, cher
comte, dit-elle, en fermant doucement les yeux. Quant a votre commission,
c'est moi qui la ferai. Le jeune Besoukhow vient d'arriver, et nous en
obtiendrons tout ce dont vous avez besoin. Il faut que je le voie. Il m'a
envoye une lettre de Boris, qui, Dieu merci, est attache a
l'etat-major.≫
Le comte, enchante de son obligeance, lui fit atteler sa
petite voiture.
≪Vous lui direz de venir; je l'inscrirai. Est-il avec sa
femme?≫
Anna Mikhailovna leva les yeux au ciel, et son visage exprima
une profonde douleur.
≪Ah! mon ami, il est bien malheureux, et, si ce
qu'on dit est vrai, c'est affreux, mais qui pouvait le prevoir? C'est une ame
si belle et si noble que ce jeune Besoukhow! Ah! oui, je le plains de tout
coeur, et je ferai tout ce qui me sera humainement possible pour le
consoler.
--Mais qu'y a-t-il donc? demanderent a la fois le pere et le
fils.
--Vous connaissez, n'est-ce pas? Dologhow, le fils de Marie
Ivanovna, dit Anna Mikhailovna en soupirant et en parlant a mi-voix et a
mots couverts, comme si elle craignait de se compromettre. Eh bien...
c'est ≪lui≫ qui l'a protege, qui l'a invite a venir chez ≪lui≫ a
Petersbourg, et maintenant ≪elle≫, elle est arrivee ici, avec cette tete a
l'envers a sa suite, et le pauvre Pierre est, dit-on, abime de
douleur.≫
Malgre tout son desir de temoigner sa sympathie pour le jeune
comte, les intonations et les demi-sourires d'Anna Mikhailovna en laissaient
percer une plus vive encore peut-etre pour cette ≪tete a l'envers≫, comme
elle appelait Dologhow.
≪Tout cela est bel et bon, mais il faut qu'il
vienne au club... cela le distraira. Ce sera un banquet monstre!≫
Le
lendemain, 3 mars, a deux heures de l'apres-midi, deux cent cinquante membres
du club anglais et cinquante invites attendaient pour diner leur hote
illustre, le prince Bagration, le heros de la campagne d'Autriche.
La
nouvelle de la bataille d'Austerlitz avait frappe Moscou de stupeur. Jusqu'a
ce moment, la victoire avait ete si fidele aux Russes que la nouvelle d'une
defaite ne rencontra que des incredules, et l'on essaya de l'attribuer a des
causes extraordinaires. Lorsque dans le courant du mois de decembre le fait
fut devenu incontestable, on avait l'air, au club anglais, ou se reunissaient
toute l'aristocratie de la ville et tous les hauts dignitaires les mieux
informes, de s'etre donne le mot pour ne faire aucune allusion ni a la guerre
ni a la derniere bataille. Les personnages influents, qui donnaient
d'habitude le ton aux conversations, tels que le comte Rostopchine, le prince
Youry Vladimirovitch Dolgoroukow, Valouiew, le comte Markow, le
prince Viazemsky, ne se montraient pas au club, mais se voyaient en
petit comite, et les Moscovites, habitues d'ordinaire, comme le comte
Rostow, a n'exprimer d'autre opinion que celle d'autrui, etaient restes
quelque temps sans guide et sans donnees precises sur la marche de la
guerre. Sentant instinctivement que les nouvelles etaient mauvaises et
qu'il etait difficile de s'en rendre exactement compte, ils gardaient
un silence prudent. Les gros bonnets, semblables au jury qui sort de
la salle des deliberations, rentrerent au club et donnerent leur avis;
tout redevint pour eux d'une clarte ineluctable, et ils decouvrirent
a l'instant mille et une raisons pour expliquer a leur facon
cette catastrophe incroyable, inadmissible: la deroute des Russes. A
partir de ce moment, on ne fit plus, dans tous les coins de Moscou, que
broder sur le meme theme, qui etait invariablement la mauvaise fourniture
des vivres, la trahison des Autrichiens, du Polonais Prsczebichewsky,
du Francais Langeron, l'incapacite de Koutouzow, et (bien bas, bien bas)
la jeunesse, l'inexperience et la confiance mal placee de l'Empereur.
En revanche, on etait unanime pour dire que nos troupes avaient
accompli des prodiges de valeur: soldats, officiers, generaux, tous avaient
ete heroiques. Mais le heros des heros etait le prince Bagration,
qui s'etait couvert de gloire a Schongraben et a Austerlitz, ou seul
il avait su conserver sa colonne en bon ordre, tout en se repliant
avec elle et en defendant pas a pas sa retraite contre un ennemi deux
fois plus nombreux. Son manque de parente a Moscou, ou il etait etranger,
y avait singulierement facilite sa promotion au titre de heros. On
saluait en lui le simple soldat de fortune, le soldat sans protections,
sans intrigues, qui ne songe qu'a se battre pour son pays, et dont le nom
se rattachait du reste aux souvenirs de la campagne d'Italie et
de Souvarow. La malveillance et la desapprobation que Koutouzow
avait accumulees sur sa tete s'accentuaient plus vivement encore par
le contraste des honneurs rendus a Bagration, ≪qu'il aurait fallu
inventer s'il n'avait pas existe,≫ comme avait dit un jour ce mauvais
plaisant de Schinchine, en parodiant les paroles de Voltaire. On ne parlait
de Koutouzow que pour le blamer et l'accuser d'etre une girouette de
cour et un vieux satyre.
Tout Moscou repetait les paroles du prince
Dolgoroukow: ≪A force de forger, on devient forgeron,≫ en se consolant de la
defaite actuelle par le souvenir des victoires passees, et les aphorismes de
Rostopchine, qui disait a qui voulait l'entendre que ≪le soldat francais
avait besoin d'etre excite a la bataille par des phrases ronflantes; qu'il
fallait a l'Allemand une logique serree pour le convaincre qu'il etait
plus dangereux de fuir que de marcher a l'ennemi, et que, quant au Russe,
on etait oblige de le retenir et de le supplier de se moderer.≫
Chaque
jour, on citait de nouveaux traits de courage accomplis a Austerlitz par nos
soldats et par nos officiers: celui-ci avait sauve un drapeau, celui-la avait
tue cinq francais, cet autre avait pris cinq canons. Berg n'etait pas oublie,
et, ceux memes qui ne le connaissaient pas racontaient que, blesse a la main
droite, il avait pris son epee de la main gauche et avait bravement continue
sa marche en avant. Quant a Bolkonsky, personne n'en disait mot; ses plus
proches parents regrettaient seuls sa mort prematuree et plaignaient sa jeune
femme enceinte et son original de pere.
III
Le 3 mars,
de nombreuses voix, pareilles a un essaim d'abeilles printanieres,
bourdonnaient dans les chambres du club anglais. Les membres du club et les
invites, les uns en uniforme, les autres en frac, quelques-uns meme en habit
a la francaise, allaient et venaient, s'asseyaient, se relevaient et se
formaient en groupes animes. Les laquais poudres, en bas de soie et en
culotte courte, se tenaient deux par deux a chaque porte, tout prets a faire
leur service. La majorite de cette reunion etait composee d'hommes ages, d'un
exterieur respectable, avec des figures satisfaites, de gros doigts, des
gestes et des inflexions de voix assurees. Cette categorie de membres avait
ses places habituelles, reservees a l'avance, et se reunissait en petit
comite intime. La minorite se composait d'invites pris au hasard, et surtout
de jeunes gens, parmi lesquels se trouvaient Nesvitsky, ancien membre
du club, Denissow, Rostow, Dologhow, redevenu officier du regiment
de Semenovsky, et plusieurs autres. Cette jeunesse semblait
faire profession d'une deference legerement dedaigneuse envers la
generation des vieux et leur dire: ≪Nous sommes tout disposes a vous
respecter, mais rappelez-vous que l'avenir est a nous.≫
Pierre, qui,
pour complaire a sa femme, avait laisse pousser ses cheveux, ote ses
lunettes, et s'habillait a la derniere mode, promenait sa tristesse et son
ennui d'une salle a l'autre. La, comme ailleurs, il etait entoure de gens qui
adoraient en lui le veau d'or, et auxquels, habitue qu'il etait a leur
encens, il ne repondait qu'avec une distraction meprisante. Par son age, il
appartenait a la jeunesse, mais par sa fortune et ses relations il faisait
partie de la societe des hommes ages et influents et passait indifferemment
des uns aux autres.
La conversation des vieux les plus marquants, tels
que Rostopchine, Valouiew et Narischkine, attirait sur eux l'attention de
membres plus ou moins connus du club, qui s'en approchaient pour les
ecouter religieusement. Rostopchine racontait comment les Russes, refoules
par les fuyards autrichiens, avaient du se frayer un chemin au milieu
d'eux en les chargeant a la baionnette; Valouiew expliquait a ses
voisins, sous le sceau du secret, que l'envoi d'Ouvarow a Moscou n'avait
d'autre but que de connaitre l'opinion des Moscovites sur la
bataille d'Austerlitz, tandis que Narischkine rappelait l'anecdote de
Souvorow, se mettant a faire ≪cocorico≫ en pleine seance du conseil de
guerre autrichien, pour toute reponse a l'ineptie de ses membres.
Schinchine, qui cherchait toujours l'occasion de lancer une plaisanterie,
ajouta avec tristesse que Koutouzow n'avait meme pas su apprendre de Souvorow
a faire ≪cocorico≫; mais le regard severe des vieux lui fit
comprendre qu'il etait inconvenant de s'exprimer ainsi ce jour-la sur
Koutouzow.
Le comte Rostow allait de la salle a manger au salon et du
salon a la salle a manger, d'un air affaire et inquiet, saluant
indifferemment, avec sa bonhomie habituelle, les grands et les petits,
cherchant parfois du regard ce beau garcon qui etait son fils et lui
adressant de joyeux clignements d'yeux. Nicolas, debout pres de la fenetre,
causait avec Dologhow, dont il avait fait recemment la connaissance et
qu'il appreciait beaucoup. Le vieux comte s'approcha pour serrer la main a
ce dernier.
≪Vous viendrez nous voir, n'est-ce pas? puisque vous
connaissez mon guerrier et que vous etes deux heros de la-bas!... Ah!
Vassili Ignatieitch... bonjour, mon vieux!...≫
Il n'eut pas le temps
d'achever sa phrase, car un laquais, tout essouffle et tout effare,
annonca:
≪Il est arrive!≫
Des coups de sonnette retentirent sur
l'escalier, les directeurs s'elancerent, et les differents membres du club,
disperses dans tous les coins comme des grains de ble sur le van, se
reunirent, se masserent et s'arreterent a la porte du grand salon.
Au
meme instant, Bagration parut a l'entree de cette piece. Il etait sans epee
et sans tricorne. Selon l'usage du club, il les avait deposes dans le
vestibule. Il portait un uniforme neuf, decore d'ordres etrangers et russes,
avec la croix de Saint-Georges sur la poitrine, et n'avait plus le bonnet
fourre et le fouet de cosaque en bandouliere, comme Rostow l'avait vu la
veille d'Austerlitz. Il avait fait couper un peu ses cheveux et ses favoris,
ce qui le changeait a son desavantage. Son air endimanche, peu en rapport
avec ses traits males et decides, donnait a sa physionomie une expression
tant soit peu comique. Beklechow et Fedor Petrovitch Ouvarow, arrives en meme
temps que lui, s'arreterent a la porte pour laisser passer l'hote illustre,
qui, confus de leur politesse, s'arreta un moment, et, apres un echange de
phrases banales, se decida enfin a passer le premier. Rien qu'a voir la
gaucherie de ses mouvements et la facon dont il glissait sur le parquet d'un
air embarrasse, on sentait qu'il lui etait mille fois plus habituel et
plus facile de traverser un champ laboure, sous une pluie de balles, comme
il l'avait fait a Schongraben, a la tete du regiment de Koursk.
Les directeurs, qui s'etaient avances au-devant de lui, lui exprimerent
en peu de mots la joie que tous ressentaient a le recevoir, et,
sans attendre sa reponse, l'entourerent a l'envi et s'en emparerent pour
le conduire a la porte du salon, dont la foule, qui s'y etait
pressee, rendait l'acces presque impossible; chacun en effet
essayait d'apercevoir Bagration par-dessus l'epaule de son voisin, comme
s'il s'etait agi d'une bete curieuse! Le comte Rostow, tout en jouant
des coudes et repetant: ≪Je vous en prie, mon cher, laissez,
laissez passer!≫ fraya le chemin au nouvel arrivant jusqu'au grand divan ou
il parvint enfin a le faire asseoir. Les gros bonnets du club
formerent aussitot le cercle autour de lui, pendant que le vieux comte se
glissait hors de la chambre, pour revenir un instant apres, en compagnie
des autres directeurs, offrir a Bagration une ode composee en son honneur
et deposee sur un immense plat d'argent.
A la vue de ce plat,
Bagration jeta autour de lui des regards inquiets, comme s'il cherchait un
secours invisible; mais, se soumettant a ce qu'il ne pouvait eviter et se
sentant a la merci de tous ces yeux braques sur lui, il saisit vivement le
plat des deux mains, non sans jeter un coup d'oeil de reproche au comte, qui
le lui tendait avec un air de profonde deference. Heureusement, un membre du
club lui vint en aide, en lui retirant obligeamment le plat, qu'il semblait
ne plus vouloir lacher, et en recommandant les vers a son attention.
≪Puisqu'il le faut!≫ avait-il l'air de dire, en prenant le rouleau de papier,
et, le regardant de ses yeux fatigues, il en commenca la lecture d'un
air serieux et concentre.
L'auteur des vers lui offrit de les lire
lui-meme, et le prince Bagration, resigne, pencha la tete et
ecouta.
_≪Sois la gloire du siecle
d'Alexandre,_ _Sois le bouclier de Titus sur le
trone,_ _A la fois homme de bien et guerrier
redoutable._ _De la patrie sois le rempart,_ _Comme tu
es Cesar sur le champ de bataille!_ _C'en est fait, l'heureux
Napoleon_ _Sait aujourd'hui ce qu'est Bagration,_ _Et
n'osera plus se mesurer avec les Achilles russes!...≫_
Il n'avait pas
acheve sa periode que le maitre d'hotel annonca d'une voix
retentissante:
≪Le diner est servi!≫
Les portes s'ouvrirent, et
l'on entendit dans la salle a manger les sons de l'orchestre qui jouait la
fameuse polonaise: _Qu'il eclate le tonnerre des victoires, et que le Russe,
vaillant se rejouisse!_
Le comte Rostow, impatiente contre le
malencontreux auteur, s'avanca vers Bagration et lui fit un profond salut.
Comme, pour le moment, le diner etait plus interessant que la poesie, tous se
leverent, et se rendirent, Bagration en tete, dans la salle a manger.
L'illustre general occupait la place d'honneur entre Beklechow et
Narischkine, ayant tous deux le prenom d'Alexandre, ce qui etait une allusion
delicate au nom meme de l'Empereur. Trois cents personnes s'assirent a cette
longue table, selon leur rang et leurs dignites, les plus notables a cote
de l'hote qu'on fetait.
Un peu avant le diner, le comte Ilia
Andreievitch lui avait presente son fils, et il regardait autour de lui avec
une orgueilleuse satisfaction, pendant que Bagration, qui avait reconnu
Nicolas, lui balbutiait quelques mots inintelligibles.
Denissow,
Rostow et Dologhow avaient pris place au milieu de la table, en face de
Pierre et de Nesvitsky. Le vieux comte, assis vis-a-vis de Bagration,
faisait, avec les autres directeurs, les honneurs du diner, et ils
representaient en leurs personnes la bienveillante hospitalite
de Moscou.
Toute la peine que s'etait donnee le comte etait couronnee
de succes. Bien que les deux diners, le diner gras et le diner maigre,
fussent tous deux exquis et admirablement reussis, il ne cessa, jusqu'a la
fin du repas, d'eprouver un inquietude involontaire qui se traduisait,
a l'apparition de chaque nouveau plat, par un signe au sommelier ou un
mot a l'oreille du laquais place debout derriere lui. Le
gigantesque sterlet, dont la vue le fit rougir d'une modeste fierte, venait a
peine de faire son entree, que les bouteilles furent debouchees sur toute
la ligne, et le champagne coula a flots dans les verres. Lorsque
l'emotion produite par le poisson fut un peu calmee, le comte Ilia
Andreievitch se concerta avec les autres directeurs.
≪Il est temps,
leur dit-il, de porter la premiere sante, car il y en aura
beaucoup!...≫
Et il se leva, le verre a la main. On se tut pour ecouter
ce qu'il allait dire:
≪A la sante de Sa Majeste l'Empereur!≫
s'ecria-t-il, les yeux humides de larmes de joie et d'enthousiasme, et
l'orchestre eclata en fanfares. On se leva, on cria hourra! Bagration
repondit par un hourra aussi eclatant que celui qu'il avait pousse a
Schongraben, et la voix de Rostow se fit entendre au-dessus des voix des
trois cents autres convives. Emu, sur le point de pleurer, il ne cessait de
repeter: ≪A la sante de Sa Majeste l'Empereur!≫ et, vidant son verre d'un
trait, il le jeta sur le parquet. Plusieurs suivirent son exemple et les cris
retentirent de plus belle. Lorsqu'enfin le silence se retablit, les
domestiques ramasserent les cristaux brises, et chacun se rassit, heureux du
bruit qu'il avait fait. Le comte Ilia Andreievitch, jetant un regard sur la
liste posee a cote de son assiette, se releva et porta la sante du heros de
notre derniere campagne, le prince Pierre Ivanovitch Bagration! De nouveau
ses yeux se remplirent de larmes, et de nouveau un hourra repete par trois
cents voix repondit a son toast; mais, au lieu de l'orchestre, ce fut
cette fois un choeur de chanteurs qui entonna la cantate composee par
Paul Ivanovitch Koutouzow:
_≪Les Russes ne connaissent pas
d'obstacles,_ _De la victoire leur valeur est le
gage,_ _Car nous avons des Bagration,_ _Et les ennemis
sont a nos pieds, etc.≫_
Les chants avaient a peine cesse, qu'on reprit
la kyrielle des toasts.
Le vieux comte continuait a s'attendrir; on
brisait de plus en plus les assiettes et les verres, et on criait a en perdre
la voix. On avait bu a la sante de Beklechow, de Narischkine, d'Ouvarow, de
Dolgoroukow, d'Apraxine, de Valouiew, a la sante des directeurs, des membres
du club, des invites, et enfin a celle de l'organisateur du diner, le comte
Ilia Andreievitch, qui, des les premiers mots de ce toast, vaincu par
son emotion, tira son mouchoir, y cacha sa figure et fondit completement
en larmes.
IV
Pierre buvait et mangeait beaucoup, avec
son avidite habituelle. Mais, ce jour-la, silencieux, morose et abattu, il
regardait d'un air distrait autour de lui et semblait ne rien entendre. Rien
qu'a le voir ainsi preoccupe, ses amis devinaient sans peine qu'il etait
absorbe par quelque question accablante et insoluble.
Cette question,
qui tourmentait a la fois son coeur et son esprit, c'etaient les allusions de
la princesse Catherine, sa cousine, au sujet de l'intimite de Dologhow avec
sa femme.
Le matin meme, il avait recu une lettre anonyme ecrite sur le
ton de grossiere raillerie propre a ce genre de lettres, dans laquelle on
lui disait que ses lunettes lui etaient bien inutiles, puisque la liaison
de sa femme et de Dologhow n'etait un mystere que pour lui seul. Il
n'avait ajoute foi ni a la lettre ni aux allusions de sa cousine; mais la vue
de Dologhow, assis en face de lui, lui causait un invincible
malaise. Chaque fois que ses beaux yeux impudents rencontraient ceux de
Pierre, ils faisaient naitre dans l'ame de ce dernier un sentiment
effroyable, monstrueux, et il se detournait brusquement. En se rappelant le
passe que l'on pretait a Helene et ses relations actuelles avec Dologhow,
il comprenait qu'il aurait pu y avoir quelque chose de vrai dans la
lettre anonyme, s'il ne s'etait pas agi de sa femme. Pierre se
rappela involontairement la premiere visite de Dologhow, et comment, en
souvenir de leurs anciennes folies, il lui avait prete de l'argent, comment
il l'avait installe dans sa maison, comment Helene, sans se departir de
son eternel sourire, lui avait exprime son ennui de cet arrangement,
et comment Dologhow, qui ne cessait de lui vanter avec cynisme la beaute
de sa femme, ne les avait plus quittes d'une semelle depuis ce
jour-la.
≪Il est tres beau, c'est vrai, se disait Pierre... et je sais
qu'il eprouverait une jouissance toute particuliere a deshonorer mon nom, a
se jouer de moi, precisement a cause des services que je lui ai
rendus; oui, je comprends combien il trouverait, piquant de me tromper de
la sorte, mais je n'y crois pas, je n'ai pas le droit d'y croire!≫
Il
avait souvent ete frappe de l'expression mechante de, la figure de Dologhow,
comme le jour ou ils avaient jete a l'eau l'ours et l'officier de police, ou
bien lorsqu'il provoquait quelqu'un sans raison, ou qu'il tuait d'un coup de
pistolet le cheval d'un isvostchik, et aujourd'hui, lorsque leurs yeux se
rencontraient, il retrouvait dans son regard cette meme expression. ≪Oui,
c'est un bretteur; tuer un homme est le dernier de ses soucis; il se dit que
chacun a peur de lui, et moi tout le premier... et cela doit lui faire
plaisir.... Et au fond c'est vrai.... J'ai peur de lui!≫ Ainsi pensait
Pierre, pendant que Rostow s'entretenait gaiement avec ses deux amis,
Denissow et Dologhow, dont l'un etait un brave hussard et l'autre un franc
vaurien. Leur bruyant trio faisait un singulier contraste avec la personne
massive, serieuse et preoccupee de Pierre, pour lequel Rostow d'ailleurs
n'avait pas de sympathie: primo, c'etait un pekin millionnaire, le mari d'une
beaute a la mode, et une poule mouillee, trois crimes irremissibles a ses
yeux de hussard; secundo, Pierre, distrait et pensif, ne lui avait pas rendu
son salut, et lorsqu'on avait porte la sante de l'Empereur, abime dans
ses reflexions, Pierre ne s'etait pas leve!
≪Eh bien, et vous? lui
cria Rostow irrite de plus en plus. N'entendez-vous pas? A la sante de
l'Empereur!≫
Pierre soupira, se leva avec resignation, vida son verre, et
quand tout le monde fut rassis, il s'adressa a Rostow avec son bon
sourire:
≪Tiens, et moi qui ne vous avais pas reconnu!≫
Rostow,
qui s'egosillait a crier hourra! n'entendit meme pas.
≪Eh bien, tu ne
renouvelles pas connaissance? dit Dologhow.
--Que le bon Dieu le benisse,
cet imbecile! repondit Rostow.
--Il faut soigner les maris des jolies
femmes,≫ lui dit a demi-voix Denissow.
Pierre devinait qu'ils
parlaient de lui, mais il ne pouvait les entendre. Cependant il rougit et se
detourna.
≪Et maintenant, buvons a la sante des jolies femmes! dit
Dologhow d'un air moitie serieux et moitie souriant.... Petroucha!... A la
sante des jolies femmes et de leurs amants!≫
Pierre, les yeux baisses,
buvait sans regarder Dologhow et sans lui repondre. En ce moment, le laquais
qui distribuait la cantate en remit un exemplaire a Pierre, comme etant un
des principaux membres du club. Il allait le prendre, lorsque Dologhow se
pencha et lui arracha la feuille pour la lire. Pierre releva la tete, et,
entraine par un mouvement irresistible de colere, il lui cria de toute sa
force:
≪Je vous le defends!≫
A ces mots, et voyant a qui ils
s'adressaient, Nesvitsky et son voisin de droite, effrayes, chercherent a le
calmer, tandis que Dologhow, fixant sur lui ses yeux brillants et froids
comme l'acier, lui disait, en accentuant chaque syllabe:
≪Je la
garde!≫
Pale, les levres tremblantes, Pierre la lui arracha des
mains:
≪Vous etes un miserable!... vous m'en rendrez raison!≫
Il
se leva de table et comprit tout a coup que la question de l'innocence de sa
femme, cette question qui le torturait depuis vingt-quatre heures, etait
tranchee sans retour. Il la detestait maintenant et sentait que tout etait
rompu avec elle a jamais. Malgre les instances de Denissow, Rostow consentit
a servir de temoin a Dologhow, et, le diner termine, il discuta avec
Nesvitsky, le temoin de Besoukhow, les conditions du duel. Pierre retourna
chez lui, tandis que Rostow, Dologhow et Denissow resterent au club tres
avant dans la nuit a ecouter les bohemiennes et les chanteurs de
regiment.
≪Ainsi, a demain, a Sokolniki, dit Dologhow, en prenant conge
de Rostow, sur le perron.
--Et tu es calme? lui dit
Rostow.
--Vois-tu, repondit Dologhow, je te dirai mon secret en deux
mots: si, la veille d'un duel, tu te mets a ecrire ton testament et des
lettres larmoyantes a tes parents, si surtout tu penses a la possibilite
d'etre tue, tu es un imbecile, un homme fini! Si, au contraire, tu as la
ferme intention de tuer ton adversaire et cela le plus tot possible, tout
va comme sur des roulettes. Ainsi que me le disait un jour notre
chasseur d'ours: ≪Comment ne pas en avoir peur de l'ours?... et, pourtant,
quand on le voit, on ne craint plus qu'une chose: c'est qu'il ne
vous echappe!≫ Eh bien, mon cher, c'est tout juste comme moi. Au revoir,
a demain!≫
Le lendemain, a huit heures du matin, Pierre et Nesvitsky,
en arrivant au bois de Sokolniki, y trouverent Dologhow, Denissow et Rostow.
Pierre paraissait completement indifferent a ce qui allait se passer;
on voyait, a sa figure fatiguee, qu'il avait veille toute la nuit, et
ses yeux tremblotaient involontairement a la lumiere. Deux questions
le preoccupaient exclusivement: la culpabilite de sa femme, qui pour
lui ne faisait plus de doute, et l'innocence de Dologhow, auquel
il reconnaissait le droit de ne pas menager l'honneur d'un homme, qui
apres tout lui etait etranger: ≪Peut-etre en aurais-je fait tout autant,
se dit Pierre, oui, certainement je l'aurais fait!... Mais alors ce
duel, alors ce duel serait un assassinat?... Ou bien je le tuerai, ou bien
ce sera lui qui me touchera a la tete, au coude, au pied, au genou....
Ne pourrais-je donc me cacher et m'enfuir quelque part?≫ Et, en meme
temps, il demandait, avec un calme qui inspirait le respect a ceux
qui l'observaient: ≪Serons-nous bientot prets?≫
Apres avoir enfonce
les sabres dans la neige, indique l'endroit jusqu'ou chacun devait marcher,
et charge les pistolets, Nesvitsky s'approcha de Pierre:
≪Je croirais
manquer a mon devoir, comte, dit-il d'une voix timide, et je ne justifierais
pas la confiance que vous m'avez temoignee et l'honneur que vous m'avez fait
en me choisissant comme second, si dans cette minute solennelle je ne vous
disais pas toute la verite.... Je ne crois pas que le motif de l'affaire soit
assez grave pour verser du sang.... Vous avez eu tort, vous vous etes
emporte....
--Ah! oui, c'etait bien bete!... dit Pierre.
--Dans ce
cas, laissez-moi porter vos excuses, et je suis sur que nos adversaires les
accepteront, dit Nesvitsky, qui, comme tous ceux qui sont meles a des
affaires d'honneur, ne prenait la rencontre au serieux qu'au dernier moment.
Il est plus honorable, comte, d'avouer ses torts que d'en arriver a
l'irreparable. Il n'y a pas eu d'offense grave, ni d'un cote ni de l'autre.
Permettez-moi....
--Les paroles sont inutiles! dit Pierre.... Ca m'est
bien egal.... Dites-moi seulement de quel cote je dois aller et ou je dois
tirer.≫ Il prit le pistolet, et, n'en ayant jamais tenu un de sa vie et
ne s'inquietant guere de l'avouer, il questionna ses temoins sur la
facon de presser la detente: ≪Ah! c'est ainsi... c'est vrai, je
l'avais oublie.
--Aucune excuse, aucune, decidement!≫ repondit
Dologhow a Rostow, qui de son cote avait essaye une tentative de
reconciliation.
L'endroit choisi etait une petite clairiere, dans un bois
de pins, couverte de neige a moitie fondue, et a quatre-vingts pas de la
route ou ils avaient laisse leurs traineaux. A partir de l'endroit ou se
tenaient les temoins jusqu'aux sabres que Nesvitsky et Rostow avaient fiches
en terre a dix pas l'un de l'autre, en guise de barrieres, ils
avaient laisse des traces sur la neige molle et profonde, en comptant
les quarante pas qui devaient separer les adversaires. Il degelait,
et d'humides vapeurs voilaient le paysage au dela de cette distance.
Bien que tout fut pret depuis trois minutes, personne ne donnait encore
le signal; tous se taisaient.
V
≪Eh bien, qu'on
commence! s'ecria Dologhow.
--Eh bien!≫ repeta Pierre en
souriant.
La situation devenait terrible. L'affaire, si insignifiante au
debut, ne pouvait plus maintenant etre arretee. Elle suivait fatalement sa
marche en dehors de toute volonte humaine; elle devait s'accomplir!
Denissow s'avanca jusqu'a la barriere:
≪Les adversaires, dit-il,
s'etant refuses a toute reconciliation, on peut commencer. Qu'on prenne les
pistolets, et qu'on se porte en avant au mot ≪trois!≫
≪Une! deux!
trois!≫ compta Denissow d'une voix sourde, en se reculant. Les combattants
s'avancerent sur le sentier fraye, et chacun d'eux voyait peu a peu emerger
du brouillard la figure de son adversaire. Ils avaient le droit de tirer a
volonte en marchant. Dologhow s'avancait sans se hater et sans lever son
pistolet: ses yeux bleus brillaient et regardaient fixement Pierre; sa bouche
se plissait en un semblant de sourire.
Au mot: ≪trois!≫ Pierre marcha
rapidement; s'ecartant du sentier battu, il s'enfonca dans la neige. Tenant
son pistolet le bras tendu en avant, dans la crainte de se blesser lui-meme,
il cherchait a soutenir sa main droite avec sa main gauche, qu'il avait
instinctivement rejetee en arriere, tout en comprenant l'inutilite de cet
effort; au bout de quelques pas, il se retrouva sur le chemin, regarda a ses
pieds, jeta un coup d'oeil sur Dologhow, et tira. Ne s'attendant pas a un
choc aussi violent, Pierre tressaillit, s'arreta et sourit de son impression.
La fumee, rendue encore plus epaisse par le brouillard, l'empecha
d'abord de rien distinguer, et il attendait en vain l'autre coup, lorsque
des pas precipites se firent entendre, et il entrevit, au milieu de
la fumee, Dologhow pressant d'une main son cote gauche, et de
l'autre serrant convulsivement son pistolet abaisse. Rostow etait accouru a
lui.
≪Non... siffla entre ses dents Dologhow, non, ce n'est pas fini!≫
et, faisant en chancelant quelques pas, il tomba sur la neige a cote
du sabre. Sa main gauche etait couverte de sang; il l'essuya a son
uniforme et s'appuya dessus; son visage pale et sombre tremblait avec
une contraction nerveuse.
≪Je vous... commenca-t-il a dire, et il
ajouta avec effort: prie!...≫ Pierre, retenant avec peine un sanglot, allait
s'approcher de lui, lorsqu'il lui cria: ≪A la barriere!≫ Pierre comprit et
s'arreta. Ils n'etaient plus qu'a dix pas l'un de l'autre. Dologhow plongea
sa tete dans la neige, en remplit sa bouche avec avidite, se redressa sur
son seant et chercha a retrouver son equilibre, tout en ne cessant de
sucer et de manger cette neige glacee. Ses levres frissonnaient, mais ses
yeux brillaient de l'eclat de la haine, et, reunissant toutes ses forces
dans un dernier effort, il leva son pistolet et visa lentement.
≪De
cote, couvrez-vous du pistolet, s'ecria Nesvitsky.
--Couvrez-vous donc!≫
s'ecria malgre lui Denissow, bien qu'il fut le temoin de
Dologhow.
Pierre, avec un doux sourire de pitie et de regret, s'etait
abandonne sans defense et offrait sa large poitrine au pistolet de Dologhow,
qu'il regardait tristement. Les trois temoins fermerent les yeux. Le
coup partit, et Dologhow, s'ecriant avec ferocite: ≪Manque!≫ retomba la
face contre terre.
Pierre se prit la tete dans les mains et,
retournant sur ses pas, entra dans la foret en marchant dans la neige a
grandes enjambees.
≪C'est bete... c'est bete! disait-il. Mort? ce n'est
pas vrai!≫
Nesvitsky le rejoignit et le conduisit chez lui.
Rostow
et Denissow emmenerent Dologhow, qui, grievement blesse et etendu au fond du
traineau, restait immobile, les yeux fermes, sans repondre a leurs questions;
ils etaient a peine rentres en ville qu'il revint a lui, et, relevant
peniblement la tete, il prit la main de Rostow, qui fut frappe du changement
complet de l'expression de sa figure, devenue douce et
attendrie.
≪Comment te sens-tu?
--Mal! mais ce n'est pas la
l'important. Mon ami, dit-il d'une voix entrecoupee, ou sommes-nous? A
Moscou, n'est-ce pas? Ecoute,... je l'ai tuee, elle... elle ne le supportera
pas, elle ne le supportera pas!
--Mais qui donc? dit Rostow
surpris.
--Ma mere, ma pauvre mere, ma mere adoree!≫
Et Dologhow
eclata en sanglots. Quand il fut un peu calme, il expliqua a Rostow qu'il
vivait avec sa mere, que, si elle le voyait mourant, elle ne survivrait pas a
sa douleur, et le supplia d'aller la prevenir, ce que Rostow fit aussitot,
tout en apprenant, a sa grande stupefaction, que ce mauvais sujet, ce
bretteur, demeurait avec une vieille mere et une soeur bossue, et qu'il etait
pour elles le plus tendre des fils et le meilleur des
freres.
VI
Les tete-a-tete de Pierre et de sa femme
etaient devenus de plus en plus rares, surtout depuis les dernieres semaines.
A Moscou, comme a Petersbourg, leur maison etait remplie de monde du matin au
soir. La nuit qui suivit le duel, au lieu d'aller retrouver sa femme dans
sa chambre a coucher, il la passa, comme il lui arrivait du reste
souvent, dans le grand cabinet de son pere, celui-la meme ou le vieux comte
etait mort.
Se jetant sur le canape, il essaya de dormir pour oublier
tout ce qui venait de lui arriver; mais il s'eleva dans son ame une telle
tempete de sensations, de pensees, de souvenirs, que non seulement il lui
fut impossible de fermer les yeux, mais meme de rester en place. Il se
leva et se mit a arpenter sa chambre a pas saccades, tantot il pensait
aux premiers temps leur mariage, a ses belles epaules, a son
regard langoureux et passionne; tantot il voyait se dresser a cote
d'elle Dologhow, beau, impudent, avec son sourire diabolique, tel qu'il
l'avait vu au diner du club; tantot il le revoyait pale, frissonnant, defait
et s'affaissant sur la neige.
≪Et apres tout, se disait-il, j'ai tue
son amant... oui, l'amant de ma femme! Comment cela s'est-il fait?--C'est
arrive, parce que tu l'as epousee, lui repondait une voix interieure.--Mais
en quoi suis-je donc coupable?--Tu es coupable de l'avoir epousee sans
l'aimer, continuait la voix; tu l'as trompee, car tu t'es aveugle
volontairement.≫ Et ce moment, cette minute ou il lui avait dit avec tant
d'effort: ≪Je vous aime!≫ se retraca vivement a sa memoire. ≪Oui, la etait la
faute! je sentais bien alors que je n'avais pas le droit de le lui dire.≫ Il
se rappela en rougissant sa lune de miel, un incident surtout, dont
le souvenir l'humiliait aujourd'hui; peu de temps apres son
mariage, sortant vers midi de leur chambre a coucher, et vetu d'une elegante
robe de chambre, il avait trouve dans son cabinet son intendant en chef
qui, en le saluant respectueusement, avait legerement souri de le voir
dans ce neglige, comme pour lui temoigner la part qu'il prenait a
son bonheur.
≪Et que de fois n'ai-je pas ete fier d'elle, de son tact
si fin, fier de notre interieur ou elle recevait toute la ville, fier surtout
de sa majestueuse et inaccessible beaute! Je croyais ne pas la comprendre,
et je m'etonnais de ne pas l'aimer. Quand j'etudiais son caractere, je
me disais que c'etait ma faute, si je ne comprenais pas cette
impassibilite absolue, cette absence de tout desir, de tout interet... et
maintenant je connais le mot terrible de cette enigme.... C'est une
femme pervertie!≫
≪Anatole allait lui emprunter de l'argent et baiser
ses belles epaules. Elle ne lui donnait pas d'argent, mais elle se laissait
embrasser. Si son pere excitait en plaisantant sa jalousie, elle lui
repondait, de son sourire tranquille, qu'elle n'etait pas assez sotte pour
etre jalouse. ≪Il n'a qu'a faire ce qu'il veut,≫ disait-elle de moi. Un jour,
lui ayant demande si elle ne sentait pas quelque symptome de grossesse,
elle me repondit qu'elle n'etait pas assez niaise pour desirer des
enfants, et que d'ailleurs elle n'en aurait jamais de moi!≫
Il se
rappelait ensuite la grossierete de ses idees, la vulgarite des expressions
qui lui etaient familieres, malgre son education aristocratique. ≪Non, je ne
l'ai jamais aimee! se disait-il.... Et maintenant, voila Dologhow affaisse
sur la neige, s'efforcant de sourire, mourant peut-etre et repondant a mon
repentir par une feinte bravade!≫
Pierre etait un de ces hommes qui,
en depit de la faiblesse de leur caractere, ne cherchent jamais de confident
pour leur douleur. Il luttait avec elle en silence.
≪Je suis coupable,
et je dois supporter, quoi?... la honte de mon nom, le malheur de ma vie?
Folies que tout cela! Mon nom et mon honneur ne sont que conventions, et mon
etre en est independant!
≪On a execute Louis XVI parce qu'il etait
criminel, et ils avaient raison tout autant que ceux qui, apres en avoir fait
un saint, mouraient pour lui en martyrs! N'a-t-on pas ensuite execute
Robespierre parce qu'il etait un despote? Qui avait tort? Qui avait
raison? Personne. Vis tant que tu seras vivant: demain, qui le sait, tu
mourras comme j'aurais pu mourir il y a une heure. Pourquoi tant se
tourmenter quand on pense a ce qu'est notre existence en comparaison
de l'eternite!≫
Et au moment ou il se croyait apaise, il la revoyait,
elle et les transports de son amour passager: alors, recommencant a marcher,
il brisait tout ce qui lui tombait sous la main: ≪Pourquoi lui ai-je
dit: ≪Je vous aime?≫ se demandait-il pour la dixieme fois, et il se surprit
a sourire en se rappelant le mot de Moliere: ≪Que diable allait-il
faire dans cette galere?≫
Il etait encore nuit lorsqu'il sonna son
valet de chambre pour lui donner ses ordres de depart. Ne comprenant plus la
possibilite de parler a sa femme, il retournait a Petersbourg, et comptait
lui laisser une lettre pour lui annoncer son intention de vivre separe d'elle
a tout jamais.
Quelques heures apres, le valet de chambre, qui lui
apporta son cafe, le trouva etendu sur le canape, un livre a la main, et
dormant profondement.
Reveille en sursaut, il fut longtemps avant de
comprendre pourquoi il etait la.
≪La comtesse fait demander si Votre
Excellence est a la maison?≫
Pierre n'avait pas encore repondu, que la
comtesse, en deshabille de satin blanc, brode d'argent, les deux epaisses
nattes de ses cheveux relevees en diademe autour de sa ravissante tete, entra
dans la chambre, calme et imposante comme toujours, bien que sur son front de
marbre legerement bombe se dessinat un pli creuse par la colere. Contenant
ses impressions jusqu'a la sortie du valet de chambre, et,
connaissant d'ailleurs toute l'histoire du duel dont elle venait parler a son
mari, elle s'arreta devant lui, sans pouvoir reprimer un sourire de
dedain. Pierre, intimide, la regarda par-dessus ses lunettes et feignit
de reprendre sa lecture, comme un lievre aux abois rabat ses oreilles
et reste immobile en face de ses ennemis.
≪Qu'est-ce encore?
Qu'avez-vous fait, je vous le demande? dit-elle severement, lorsque la porte
se fut refermee sur le valet de chambre.
--Comment, moi? demanda
Pierre.
--Que veut dire ce beau courage! Que veut dire ce duel?
Voyons, repondez!≫
Pierre se retourna lourdement sur le divan, ouvrit
la bouche et ne trouva rien a dire.
≪Eh bien, c'est moi qui vous
repondrai.... Vous croyez tout ce qu'on vous raconte, et on vous a raconte
que Dologhow etait mon amant? continua-t-elle en prononcant en francais le
mot ≪amant≫ avec la nettete cynique qui lui etait habituelle, aussi
simplement que si elle eut employe toute autre expression.... Vous l'avez
cru! et qu'avez-vous prouve en vous battant? que vous etes un sot, que vous
etes un imbecile, ce que du reste tout le monde savait! Qu'en resultera-t-il!
C'est que je serai la risee de tout Moscou, et que chacun racontera qu'etant
gris, vous avez provoque un homme dont vous etiez jaloux sans raison, un
homme qui vaut infiniment mieux que vous sous tous les rapports...≫ Plus
elle parlait, plus elle elevait la voix en s'animant.
Pierre immobile
murmurait des mots inarticules sans lever les yeux.
≪Et pourquoi
avez-vous cru qu'il etait mon amant? Parce que sa societe me faisait plaisir?
Si vous etiez plus intelligent, plus agreable, j'aurais prefere la
votre!
--Ne me parlez pas... je vous en supplie, dit Pierre d'une voix
rauque.
--Pourquoi ne parlerais-je pas? J'ai le droit de vous parler,
car je puis dire hautement qu'une femme qui n'aurait pas d'amant, avec un
mari comme vous, serait une rare exception, et je n'en ai pas!≫
Pierre
lui lanca un regard etrange, dont elle ne comprit pas la signification, et se
recoucha sur le divan. Il souffrait physiquement: sa poitrine se serrait, il
ne pouvait respirer.... Il savait qu'il aurait pu mettre un terme a cette
torture, mais il savait aussi que ce qu'il voulait faire etait
terrible.
≪Il vaut mieux nous separer, dit-il d'une voix
etouffee.
--Nous separer, parfaitement, a condition que vous me donniez
de la fortune,≫ repondit Helene.
Pierre sauta sur ses pieds, et
perdant la tete, se jeta sur elle.
≪Je te tuerai!≫ s'ecria-t-il. Et
saisissant sur la table un morceau de marbre, il fit un pas vers Helene, en
le brandissant avec une force dont lui-meme fut epouvante.
La figure
de la comtesse devint effrayante a voir: elle poussa un cri de bete fauve et
se rejeta en arriere. Pierre subissait tout l'attrait, toute l'ivresse de la
fureur. Il jeta sur le parquet le marbre, qui se brisa, et s'avancant vers
elle les bras tendus:
≪Sortez!≫ s'ecria-t-il d'une voix si formidable,
qu'elle repandit la terreur dans toute la maison. Dieu sait ce qu'il aurait
fait en ce moment, si Helene ne s'etait enfuie au plus vite. Une semaine plus
tard, Pierre partit pour Petersbourg, apres avoir donne a sa femme un plein
pouvoir pour la regie de tous ses biens en Grande-Russie, qui constituaient une
bonne moitie de sa fortune. |
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