2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 20

La guerre et la paix 전쟁과 평화 20


Essayes-en, je te le conseille,≫ dit le vieux comte avec une feinte
colere, et se retournant vers le maitre d'hotel, qui les examinait tour
a tour avec une bonhomie intelligente: ≪Voila la jeunesse, Pheoctiste;
elle se moque de nous autres vieux.

--C'est vrai, Excellence; elle ne demande qu'a bien boire et a bien
manger; quant aux apprets et au service ca lui est bien egal.

--C'est ca, c'est ca,≫ s'ecria le comte, et, empoignant les deux mains
de son fils: ≪Je te tiens, polisson, et tu vas me faire le plaisir de
prendre mon traineau a deux chevaux et d'aller chez Besoukhow lui
demander de ma part des fraises et des ananas. Il n'y en a que chez lui.
S'il n'y est pas, va les demander aux princesses, puis tu iras au
Rasgoulai. Ipatka, le cocher, connait le chemin; tu y trouveras
Illiouchka le bohemien, celui qui dansait en casaquin blanc chez le
comte Orlow, et tu l'ameneras ici.

--Avec les bohemiennes? ajouta Nicolas en riant.

--Voyons, voyons!≫ dit son pere.

Le vieux comte en etait la de ses recommandations, lorsque Anna
Mikhailovna, qui, selon son habitude, etait entree a pas de loup, parut
subitement aupres d'eux, avec cet air affaire et mele de fausse humilite
chretienne qui lui etait habituel. Le comte, surpris en robe de chambre,
ce qui du reste lui arrivait tous les jours, se confondit en excuses.

≪Ce n'est rien, cher comte, dit-elle, en fermant doucement les yeux.
Quant a votre commission, c'est moi qui la ferai. Le jeune Besoukhow
vient d'arriver, et nous en obtiendrons tout ce dont vous avez besoin.
Il faut que je le voie. Il m'a envoye une lettre de Boris, qui, Dieu
merci, est attache a l'etat-major.≫

Le comte, enchante de son obligeance, lui fit atteler sa petite voiture.

≪Vous lui direz de venir; je l'inscrirai. Est-il avec sa femme?≫

Anna Mikhailovna leva les yeux au ciel, et son visage exprima une
profonde douleur.

≪Ah! mon ami, il est bien malheureux, et, si ce qu'on dit est vrai,
c'est affreux, mais qui pouvait le prevoir? C'est une ame si belle et
si noble que ce jeune Besoukhow! Ah! oui, je le plains de tout coeur, et
je ferai tout ce qui me sera humainement possible pour le consoler.

--Mais qu'y a-t-il donc? demanderent a la fois le pere et le fils.

--Vous connaissez, n'est-ce pas? Dologhow, le fils de Marie Ivanovna,
dit Anna Mikhailovna en soupirant et en parlant a mi-voix et a mots
couverts, comme si elle craignait de se compromettre. Eh bien... c'est
≪lui≫ qui l'a protege, qui l'a invite a venir chez ≪lui≫ a Petersbourg,
et maintenant ≪elle≫, elle est arrivee ici, avec cette tete a l'envers a
sa suite, et le pauvre Pierre est, dit-on, abime de douleur.≫

Malgre tout son desir de temoigner sa sympathie pour le jeune comte, les
intonations et les demi-sourires d'Anna Mikhailovna en laissaient percer
une plus vive encore peut-etre pour cette ≪tete a l'envers≫, comme elle
appelait Dologhow.

≪Tout cela est bel et bon, mais il faut qu'il vienne au club... cela le
distraira. Ce sera un banquet monstre!≫

Le lendemain, 3 mars, a deux heures de l'apres-midi, deux cent cinquante
membres du club anglais et cinquante invites attendaient pour diner leur
hote illustre, le prince Bagration, le heros de la campagne d'Autriche.

La nouvelle de la bataille d'Austerlitz avait frappe Moscou de stupeur.
Jusqu'a ce moment, la victoire avait ete si fidele aux Russes que la
nouvelle d'une defaite ne rencontra que des incredules, et l'on essaya
de l'attribuer a des causes extraordinaires. Lorsque dans le courant du
mois de decembre le fait fut devenu incontestable, on avait l'air, au
club anglais, ou se reunissaient toute l'aristocratie de la ville et
tous les hauts dignitaires les mieux informes, de s'etre donne le mot
pour ne faire aucune allusion ni a la guerre ni a la derniere bataille.
Les personnages influents, qui donnaient d'habitude le ton aux
conversations, tels que le comte Rostopchine, le prince Youry
Vladimirovitch Dolgoroukow, Valouiew, le comte Markow, le prince
Viazemsky, ne se montraient pas au club, mais se voyaient en petit
comite, et les Moscovites, habitues d'ordinaire, comme le comte Rostow,
a n'exprimer d'autre opinion que celle d'autrui, etaient restes quelque
temps sans guide et sans donnees precises sur la marche de la guerre.
Sentant instinctivement que les nouvelles etaient mauvaises et qu'il
etait difficile de s'en rendre exactement compte, ils gardaient un
silence prudent. Les gros bonnets, semblables au jury qui sort de la
salle des deliberations, rentrerent au club et donnerent leur avis; tout
redevint pour eux d'une clarte ineluctable, et ils decouvrirent a
l'instant mille et une raisons pour expliquer a leur facon cette
catastrophe incroyable, inadmissible: la deroute des Russes. A partir
de ce moment, on ne fit plus, dans tous les coins de Moscou, que broder
sur le meme theme, qui etait invariablement la mauvaise fourniture des
vivres, la trahison des Autrichiens, du Polonais Prsczebichewsky, du
Francais Langeron, l'incapacite de Koutouzow, et (bien bas, bien bas) la
jeunesse, l'inexperience et la confiance mal placee de l'Empereur. En
revanche, on etait unanime pour dire que nos troupes avaient accompli
des prodiges de valeur: soldats, officiers, generaux, tous avaient ete
heroiques. Mais le heros des heros etait le prince Bagration, qui
s'etait couvert de gloire a Schongraben et a Austerlitz, ou seul il
avait su conserver sa colonne en bon ordre, tout en se repliant avec
elle et en defendant pas a pas sa retraite contre un ennemi deux fois
plus nombreux. Son manque de parente a Moscou, ou il etait etranger, y
avait singulierement facilite sa promotion au titre de heros. On saluait
en lui le simple soldat de fortune, le soldat sans protections, sans
intrigues, qui ne songe qu'a se battre pour son pays, et dont le nom se
rattachait du reste aux souvenirs de la campagne d'Italie et de
Souvarow. La malveillance et la desapprobation que Koutouzow avait
accumulees sur sa tete s'accentuaient plus vivement encore par le
contraste des honneurs rendus a Bagration, ≪qu'il aurait fallu inventer
s'il n'avait pas existe,≫ comme avait dit un jour ce mauvais plaisant de
Schinchine, en parodiant les paroles de Voltaire. On ne parlait de
Koutouzow que pour le blamer et l'accuser d'etre une girouette de cour
et un vieux satyre.

Tout Moscou repetait les paroles du prince Dolgoroukow: ≪A force de
forger, on devient forgeron,≫ en se consolant de la defaite actuelle par
le souvenir des victoires passees, et les aphorismes de Rostopchine, qui
disait a qui voulait l'entendre que ≪le soldat francais avait besoin
d'etre excite a la bataille par des phrases ronflantes; qu'il fallait a
l'Allemand une logique serree pour le convaincre qu'il etait plus
dangereux de fuir que de marcher a l'ennemi, et que, quant au Russe, on
etait oblige de le retenir et de le supplier de se moderer.≫

Chaque jour, on citait de nouveaux traits de courage accomplis a
Austerlitz par nos soldats et par nos officiers: celui-ci avait sauve un
drapeau, celui-la avait tue cinq francais, cet autre avait pris cinq
canons. Berg n'etait pas oublie, et, ceux memes qui ne le connaissaient
pas racontaient que, blesse a la main droite, il avait pris son epee de
la main gauche et avait bravement continue sa marche en avant. Quant a
Bolkonsky, personne n'en disait mot; ses plus proches parents
regrettaient seuls sa mort prematuree et plaignaient sa jeune femme
enceinte et son original de pere.


III


Le 3 mars, de nombreuses voix, pareilles a un essaim d'abeilles
printanieres, bourdonnaient dans les chambres du club anglais. Les
membres du club et les invites, les uns en uniforme, les autres en frac,
quelques-uns meme en habit a la francaise, allaient et venaient,
s'asseyaient, se relevaient et se formaient en groupes animes. Les
laquais poudres, en bas de soie et en culotte courte, se tenaient deux
par deux a chaque porte, tout prets a faire leur service. La majorite de
cette reunion etait composee d'hommes ages, d'un exterieur respectable,
avec des figures satisfaites, de gros doigts, des gestes et des
inflexions de voix assurees. Cette categorie de membres avait ses places
habituelles, reservees a l'avance, et se reunissait en petit comite
intime. La minorite se composait d'invites pris au hasard, et surtout de
jeunes gens, parmi lesquels se trouvaient Nesvitsky, ancien membre du
club, Denissow, Rostow, Dologhow, redevenu officier du regiment de
Semenovsky, et plusieurs autres. Cette jeunesse semblait faire
profession d'une deference legerement dedaigneuse envers la generation
des vieux et leur dire: ≪Nous sommes tout disposes a vous respecter,
mais rappelez-vous que l'avenir est a nous.≫

Pierre, qui, pour complaire a sa femme, avait laisse pousser ses
cheveux, ote ses lunettes, et s'habillait a la derniere mode, promenait
sa tristesse et son ennui d'une salle a l'autre. La, comme ailleurs, il
etait entoure de gens qui adoraient en lui le veau d'or, et auxquels,
habitue qu'il etait a leur encens, il ne repondait qu'avec une
distraction meprisante. Par son age, il appartenait a la jeunesse, mais
par sa fortune et ses relations il faisait partie de la societe des
hommes ages et influents et passait indifferemment des uns aux autres.

La conversation des vieux les plus marquants, tels que Rostopchine,
Valouiew et Narischkine, attirait sur eux l'attention de membres plus ou
moins connus du club, qui s'en approchaient pour les ecouter
religieusement. Rostopchine racontait comment les Russes, refoules par
les fuyards autrichiens, avaient du se frayer un chemin au milieu d'eux
en les chargeant a la baionnette; Valouiew expliquait a ses voisins,
sous le sceau du secret, que l'envoi d'Ouvarow a Moscou n'avait d'autre
but que de connaitre l'opinion des Moscovites sur la bataille
d'Austerlitz, tandis que Narischkine rappelait l'anecdote de Souvorow,
se mettant a faire ≪cocorico≫ en pleine seance du conseil de guerre
autrichien, pour toute reponse a l'ineptie de ses membres. Schinchine,
qui cherchait toujours l'occasion de lancer une plaisanterie, ajouta
avec tristesse que Koutouzow n'avait meme pas su apprendre de Souvorow a
faire ≪cocorico≫; mais le regard severe des vieux lui fit comprendre
qu'il etait inconvenant de s'exprimer ainsi ce jour-la sur Koutouzow.

Le comte Rostow allait de la salle a manger au salon et du salon a la
salle a manger, d'un air affaire et inquiet, saluant indifferemment,
avec sa bonhomie habituelle, les grands et les petits, cherchant parfois
du regard ce beau garcon qui etait son fils et lui adressant de joyeux
clignements d'yeux. Nicolas, debout pres de la fenetre, causait avec
Dologhow, dont il avait fait recemment la connaissance et qu'il
appreciait beaucoup. Le vieux comte s'approcha pour serrer la main a ce
dernier.

≪Vous viendrez nous voir, n'est-ce pas? puisque vous connaissez mon
guerrier et que vous etes deux heros de la-bas!... Ah! Vassili
Ignatieitch... bonjour, mon vieux!...≫

Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase, car un laquais, tout
essouffle et tout effare, annonca:

≪Il est arrive!≫

Des coups de sonnette retentirent sur l'escalier, les directeurs
s'elancerent, et les differents membres du club, disperses dans tous les
coins comme des grains de ble sur le van, se reunirent, se masserent et
s'arreterent a la porte du grand salon.

Au meme instant, Bagration parut a l'entree de cette piece. Il etait
sans epee et sans tricorne. Selon l'usage du club, il les avait deposes
dans le vestibule. Il portait un uniforme neuf, decore d'ordres
etrangers et russes, avec la croix de Saint-Georges sur la poitrine, et
n'avait plus le bonnet fourre et le fouet de cosaque en bandouliere,
comme Rostow l'avait vu la veille d'Austerlitz. Il avait fait couper un
peu ses cheveux et ses favoris, ce qui le changeait a son desavantage.
Son air endimanche, peu en rapport avec ses traits males et decides,
donnait a sa physionomie une expression tant soit peu comique. Beklechow
et Fedor Petrovitch Ouvarow, arrives en meme temps que lui, s'arreterent
a la porte pour laisser passer l'hote illustre, qui, confus de leur
politesse, s'arreta un moment, et, apres un echange de phrases banales,
se decida enfin a passer le premier. Rien qu'a voir la gaucherie de ses
mouvements et la facon dont il glissait sur le parquet d'un air
embarrasse, on sentait qu'il lui etait mille fois plus habituel et plus
facile de traverser un champ laboure, sous une pluie de balles, comme il
l'avait fait a Schongraben, a la tete du regiment de Koursk. Les
directeurs, qui s'etaient avances au-devant de lui, lui exprimerent en
peu de mots la joie que tous ressentaient a le recevoir, et, sans
attendre sa reponse, l'entourerent a l'envi et s'en emparerent pour le
conduire a la porte du salon, dont la foule, qui s'y etait pressee,
rendait l'acces presque impossible; chacun en effet essayait
d'apercevoir Bagration par-dessus l'epaule de son voisin, comme s'il
s'etait agi d'une bete curieuse! Le comte Rostow, tout en jouant des
coudes et repetant: ≪Je vous en prie, mon cher, laissez, laissez
passer!≫ fraya le chemin au nouvel arrivant jusqu'au grand divan ou il
parvint enfin a le faire asseoir. Les gros bonnets du club formerent
aussitot le cercle autour de lui, pendant que le vieux comte se glissait
hors de la chambre, pour revenir un instant apres, en compagnie des
autres directeurs, offrir a Bagration une ode composee en son honneur et
deposee sur un immense plat d'argent.

A la vue de ce plat, Bagration jeta autour de lui des regards inquiets,
comme s'il cherchait un secours invisible; mais, se soumettant a ce
qu'il ne pouvait eviter et se sentant a la merci de tous ces yeux
braques sur lui, il saisit vivement le plat des deux mains, non sans
jeter un coup d'oeil de reproche au comte, qui le lui tendait avec un
air de profonde deference. Heureusement, un membre du club lui vint en
aide, en lui retirant obligeamment le plat, qu'il semblait ne plus
vouloir lacher, et en recommandant les vers a son attention. ≪Puisqu'il
le faut!≫ avait-il l'air de dire, en prenant le rouleau de papier, et,
le regardant de ses yeux fatigues, il en commenca la lecture d'un air
serieux et concentre.

L'auteur des vers lui offrit de les lire lui-meme, et le prince
Bagration, resigne, pencha la tete et ecouta.

          _≪Sois la gloire du siecle d'Alexandre,_
          _Sois le bouclier de Titus sur le trone,_
          _A la fois homme de bien et guerrier redoutable._
          _De la patrie sois le rempart,_
          _Comme tu es Cesar sur le champ de bataille!_
          _C'en est fait, l'heureux Napoleon_
          _Sait aujourd'hui ce qu'est Bagration,_
          _Et n'osera plus se mesurer avec les Achilles russes!...≫_

Il n'avait pas acheve sa periode que le maitre d'hotel annonca d'une
voix retentissante:

≪Le diner est servi!≫

Les portes s'ouvrirent, et l'on entendit dans la salle a manger les sons
de l'orchestre qui jouait la fameuse polonaise: _Qu'il eclate le
tonnerre des victoires, et que le Russe, vaillant se rejouisse!_

Le comte Rostow, impatiente contre le malencontreux auteur, s'avanca
vers Bagration et lui fit un profond salut. Comme, pour le moment, le
diner etait plus interessant que la poesie, tous se leverent, et se
rendirent, Bagration en tete, dans la salle a manger. L'illustre general
occupait la place d'honneur entre Beklechow et Narischkine, ayant tous
deux le prenom d'Alexandre, ce qui etait une allusion delicate au nom
meme de l'Empereur. Trois cents personnes s'assirent a cette longue
table, selon leur rang et leurs dignites, les plus notables a cote de
l'hote qu'on fetait.

Un peu avant le diner, le comte Ilia Andreievitch lui avait presente son
fils, et il regardait autour de lui avec une orgueilleuse satisfaction,
pendant que Bagration, qui avait reconnu Nicolas, lui balbutiait
quelques mots inintelligibles.

Denissow, Rostow et Dologhow avaient pris place au milieu de la table,
en face de Pierre et de Nesvitsky. Le vieux comte, assis vis-a-vis de
Bagration, faisait, avec les autres directeurs, les honneurs du diner,
et ils representaient en leurs personnes la bienveillante hospitalite de
Moscou.

Toute la peine que s'etait donnee le comte etait couronnee de succes.
Bien que les deux diners, le diner gras et le diner maigre, fussent tous
deux exquis et admirablement reussis, il ne cessa, jusqu'a la fin du
repas, d'eprouver un inquietude involontaire qui se traduisait, a
l'apparition de chaque nouveau plat, par un signe au sommelier ou un mot
a l'oreille du laquais place debout derriere lui. Le gigantesque
sterlet, dont la vue le fit rougir d'une modeste fierte, venait a peine
de faire son entree, que les bouteilles furent debouchees sur toute la
ligne, et le champagne coula a flots dans les verres. Lorsque l'emotion
produite par le poisson fut un peu calmee, le comte Ilia Andreievitch se
concerta avec les autres directeurs.

≪Il est temps, leur dit-il, de porter la premiere sante, car il y en
aura beaucoup!...≫

Et il se leva, le verre a la main. On se tut pour ecouter ce qu'il
allait dire:

≪A la sante de Sa Majeste l'Empereur!≫ s'ecria-t-il, les yeux humides de
larmes de joie et d'enthousiasme, et l'orchestre eclata en fanfares. On
se leva, on cria hourra! Bagration repondit par un hourra aussi eclatant
que celui qu'il avait pousse a Schongraben, et la voix de Rostow se fit
entendre au-dessus des voix des trois cents autres convives. Emu, sur le
point de pleurer, il ne cessait de repeter: ≪A la sante de Sa Majeste
l'Empereur!≫ et, vidant son verre d'un trait, il le jeta sur le parquet.
Plusieurs suivirent son exemple et les cris retentirent de plus belle.
Lorsqu'enfin le silence se retablit, les domestiques ramasserent les
cristaux brises, et chacun se rassit, heureux du bruit qu'il avait fait.
Le comte Ilia Andreievitch, jetant un regard sur la liste posee a cote
de son assiette, se releva et porta la sante du heros de notre derniere
campagne, le prince Pierre Ivanovitch Bagration! De nouveau ses yeux se
remplirent de larmes, et de nouveau un hourra repete par trois cents
voix repondit a son toast; mais, au lieu de l'orchestre, ce fut cette
fois un choeur de chanteurs qui entonna la cantate composee par Paul
Ivanovitch Koutouzow:

          _≪Les Russes ne connaissent pas d'obstacles,_
          _De la victoire leur valeur est le gage,_
          _Car nous avons des Bagration,_
          _Et les ennemis sont a nos pieds, etc.≫_

Les chants avaient a peine cesse, qu'on reprit la kyrielle des toasts.

Le vieux comte continuait a s'attendrir; on brisait de plus en plus les
assiettes et les verres, et on criait a en perdre la voix. On avait bu a
la sante de Beklechow, de Narischkine, d'Ouvarow, de Dolgoroukow,
d'Apraxine, de Valouiew, a la sante des directeurs, des membres du club,
des invites, et enfin a celle de l'organisateur du diner, le comte Ilia
Andreievitch, qui, des les premiers mots de ce toast, vaincu par son
emotion, tira son mouchoir, y cacha sa figure et fondit completement en
larmes.


IV


Pierre buvait et mangeait beaucoup, avec son avidite habituelle. Mais,
ce jour-la, silencieux, morose et abattu, il regardait d'un air distrait
autour de lui et semblait ne rien entendre. Rien qu'a le voir ainsi
preoccupe, ses amis devinaient sans peine qu'il etait absorbe par
quelque question accablante et insoluble.

Cette question, qui tourmentait a la fois son coeur et son esprit,
c'etaient les allusions de la princesse Catherine, sa cousine, au sujet
de l'intimite de Dologhow avec sa femme.

Le matin meme, il avait recu une lettre anonyme ecrite sur le ton de
grossiere raillerie propre a ce genre de lettres, dans laquelle on lui
disait que ses lunettes lui etaient bien inutiles, puisque la liaison de
sa femme et de Dologhow n'etait un mystere que pour lui seul. Il n'avait
ajoute foi ni a la lettre ni aux allusions de sa cousine; mais la vue de
Dologhow, assis en face de lui, lui causait un invincible malaise.
Chaque fois que ses beaux yeux impudents rencontraient ceux de Pierre,
ils faisaient naitre dans l'ame de ce dernier un sentiment effroyable,
monstrueux, et il se detournait brusquement. En se rappelant le passe
que l'on pretait a Helene et ses relations actuelles avec Dologhow, il
comprenait qu'il aurait pu y avoir quelque chose de vrai dans la lettre
anonyme, s'il ne s'etait pas agi de sa femme. Pierre se rappela
involontairement la premiere visite de Dologhow, et comment, en souvenir
de leurs anciennes folies, il lui avait prete de l'argent, comment il
l'avait installe dans sa maison, comment Helene, sans se departir de son
eternel sourire, lui avait exprime son ennui de cet arrangement, et
comment Dologhow, qui ne cessait de lui vanter avec cynisme la beaute de
sa femme, ne les avait plus quittes d'une semelle depuis ce jour-la.

≪Il est tres beau, c'est vrai, se disait Pierre... et je sais qu'il
eprouverait une jouissance toute particuliere a deshonorer mon nom, a se
jouer de moi, precisement a cause des services que je lui ai rendus;
oui, je comprends combien il trouverait, piquant de me tromper de la
sorte, mais je n'y crois pas, je n'ai pas le droit d'y croire!≫

Il avait souvent ete frappe de l'expression mechante de, la figure de
Dologhow, comme le jour ou ils avaient jete a l'eau l'ours et l'officier
de police, ou bien lorsqu'il provoquait quelqu'un sans raison, ou qu'il
tuait d'un coup de pistolet le cheval d'un isvostchik, et aujourd'hui,
lorsque leurs yeux se rencontraient, il retrouvait dans son regard cette
meme expression. ≪Oui, c'est un bretteur; tuer un homme est le dernier
de ses soucis; il se dit que chacun a peur de lui, et moi tout le
premier... et cela doit lui faire plaisir.... Et au fond c'est vrai....
J'ai peur de lui!≫ Ainsi pensait Pierre, pendant que Rostow
s'entretenait gaiement avec ses deux amis, Denissow et Dologhow, dont
l'un etait un brave hussard et l'autre un franc vaurien. Leur bruyant
trio faisait un singulier contraste avec la personne massive, serieuse
et preoccupee de Pierre, pour lequel Rostow d'ailleurs n'avait pas de
sympathie: primo, c'etait un pekin millionnaire, le mari d'une beaute a
la mode, et une poule mouillee, trois crimes irremissibles a ses yeux de
hussard; secundo, Pierre, distrait et pensif, ne lui avait pas rendu son
salut, et lorsqu'on avait porte la sante de l'Empereur, abime dans ses
reflexions, Pierre ne s'etait pas leve!

≪Eh bien, et vous? lui cria Rostow irrite de plus en plus.
N'entendez-vous pas? A la sante de l'Empereur!≫

Pierre soupira, se leva avec resignation, vida son verre, et quand tout
le monde fut rassis, il s'adressa a Rostow avec son bon sourire:

≪Tiens, et moi qui ne vous avais pas reconnu!≫

Rostow, qui s'egosillait a crier hourra! n'entendit meme pas.

≪Eh bien, tu ne renouvelles pas connaissance? dit Dologhow.

--Que le bon Dieu le benisse, cet imbecile! repondit Rostow.

--Il faut soigner les maris des jolies femmes,≫ lui dit a demi-voix
Denissow.

Pierre devinait qu'ils parlaient de lui, mais il ne pouvait les
entendre. Cependant il rougit et se detourna.

≪Et maintenant, buvons a la sante des jolies femmes! dit Dologhow d'un
air moitie serieux et moitie souriant.... Petroucha!... A la sante des
jolies femmes et de leurs amants!≫

Pierre, les yeux baisses, buvait sans regarder Dologhow et sans lui
repondre. En ce moment, le laquais qui distribuait la cantate en remit
un exemplaire a Pierre, comme etant un des principaux membres du club.
Il allait le prendre, lorsque Dologhow se pencha et lui arracha la
feuille pour la lire. Pierre releva la tete, et, entraine par un
mouvement irresistible de colere, il lui cria de toute sa force:

≪Je vous le defends!≫

A ces mots, et voyant a qui ils s'adressaient, Nesvitsky et son voisin
de droite, effrayes, chercherent a le calmer, tandis que Dologhow,
fixant sur lui ses yeux brillants et froids comme l'acier, lui disait,
en accentuant chaque syllabe:

≪Je la garde!≫

Pale, les levres tremblantes, Pierre la lui arracha des mains:

≪Vous etes un miserable!... vous m'en rendrez raison!≫

Il se leva de table et comprit tout a coup que la question de
l'innocence de sa femme, cette question qui le torturait depuis
vingt-quatre heures, etait tranchee sans retour. Il la detestait
maintenant et sentait que tout etait rompu avec elle a jamais. Malgre
les instances de Denissow, Rostow consentit a servir de temoin a
Dologhow, et, le diner termine, il discuta avec Nesvitsky, le temoin de
Besoukhow, les conditions du duel. Pierre retourna chez lui, tandis que
Rostow, Dologhow et Denissow resterent au club tres avant dans la nuit a
ecouter les bohemiennes et les chanteurs de regiment.

≪Ainsi, a demain, a Sokolniki, dit Dologhow, en prenant conge de Rostow,
sur le perron.

--Et tu es calme? lui dit Rostow.

--Vois-tu, repondit Dologhow, je te dirai mon secret en deux mots: si,
la veille d'un duel, tu te mets a ecrire ton testament et des lettres
larmoyantes a tes parents, si surtout tu penses a la possibilite d'etre
tue, tu es un imbecile, un homme fini! Si, au contraire, tu as la ferme
intention de tuer ton adversaire et cela le plus tot possible, tout va
comme sur des roulettes. Ainsi que me le disait un jour notre chasseur
d'ours: ≪Comment ne pas en avoir peur de l'ours?... et, pourtant, quand
on le voit, on ne craint plus qu'une chose: c'est qu'il ne vous
echappe!≫ Eh bien, mon cher, c'est tout juste comme moi. Au revoir, a
demain!≫

Le lendemain, a huit heures du matin, Pierre et Nesvitsky, en arrivant
au bois de Sokolniki, y trouverent Dologhow, Denissow et Rostow. Pierre
paraissait completement indifferent a ce qui allait se passer; on
voyait, a sa figure fatiguee, qu'il avait veille toute la nuit, et ses
yeux tremblotaient involontairement a la lumiere. Deux questions le
preoccupaient exclusivement: la culpabilite de sa femme, qui pour lui
ne faisait plus de doute, et l'innocence de Dologhow, auquel il
reconnaissait le droit de ne pas menager l'honneur d'un homme, qui apres
tout lui etait etranger: ≪Peut-etre en aurais-je fait tout autant, se
dit Pierre, oui, certainement je l'aurais fait!... Mais alors ce duel,
alors ce duel serait un assassinat?... Ou bien je le tuerai, ou bien ce
sera lui qui me touchera a la tete, au coude, au pied, au genou.... Ne
pourrais-je donc me cacher et m'enfuir quelque part?≫ Et, en meme temps,
il demandait, avec un calme qui inspirait le respect a ceux qui
l'observaient: ≪Serons-nous bientot prets?≫

Apres avoir enfonce les sabres dans la neige, indique l'endroit jusqu'ou
chacun devait marcher, et charge les pistolets, Nesvitsky s'approcha de
Pierre:

≪Je croirais manquer a mon devoir, comte, dit-il d'une voix timide, et
je ne justifierais pas la confiance que vous m'avez temoignee et
l'honneur que vous m'avez fait en me choisissant comme second, si dans
cette minute solennelle je ne vous disais pas toute la verite.... Je ne
crois pas que le motif de l'affaire soit assez grave pour verser du
sang.... Vous avez eu tort, vous vous etes emporte....

--Ah! oui, c'etait bien bete!... dit Pierre.

--Dans ce cas, laissez-moi porter vos excuses, et je suis sur que nos
adversaires les accepteront, dit Nesvitsky, qui, comme tous ceux qui
sont meles a des affaires d'honneur, ne prenait la rencontre au serieux
qu'au dernier moment. Il est plus honorable, comte, d'avouer ses torts
que d'en arriver a l'irreparable. Il n'y a pas eu d'offense grave, ni
d'un cote ni de l'autre. Permettez-moi....

--Les paroles sont inutiles! dit Pierre.... Ca m'est bien egal....
Dites-moi seulement de quel cote je dois aller et ou je dois tirer.≫ Il
prit le pistolet, et, n'en ayant jamais tenu un de sa vie et ne
s'inquietant guere de l'avouer, il questionna ses temoins sur la facon
de presser la detente: ≪Ah! c'est ainsi... c'est vrai, je l'avais
oublie.

--Aucune excuse, aucune, decidement!≫ repondit Dologhow a Rostow, qui de
son cote avait essaye une tentative de reconciliation.

L'endroit choisi etait une petite clairiere, dans un bois de pins,
couverte de neige a moitie fondue, et a quatre-vingts pas de la route ou
ils avaient laisse leurs traineaux. A partir de l'endroit ou se tenaient
les temoins jusqu'aux sabres que Nesvitsky et Rostow avaient fiches en
terre a dix pas l'un de l'autre, en guise de barrieres, ils avaient
laisse des traces sur la neige molle et profonde, en comptant les
quarante pas qui devaient separer les adversaires. Il degelait, et
d'humides vapeurs voilaient le paysage au dela de cette distance. Bien
que tout fut pret depuis trois minutes, personne ne donnait encore le
signal; tous se taisaient.


V


≪Eh bien, qu'on commence! s'ecria Dologhow.

--Eh bien!≫ repeta Pierre en souriant.

La situation devenait terrible. L'affaire, si insignifiante au debut, ne
pouvait plus maintenant etre arretee. Elle suivait fatalement sa marche
en dehors de toute volonte humaine; elle devait s'accomplir! Denissow
s'avanca jusqu'a la barriere:

≪Les adversaires, dit-il, s'etant refuses a toute reconciliation, on
peut commencer. Qu'on prenne les pistolets, et qu'on se porte en avant
au mot ≪trois!≫

≪Une! deux! trois!≫ compta Denissow d'une voix sourde, en se reculant.
Les combattants s'avancerent sur le sentier fraye, et chacun d'eux
voyait peu a peu emerger du brouillard la figure de son adversaire. Ils
avaient le droit de tirer a volonte en marchant. Dologhow s'avancait
sans se hater et sans lever son pistolet: ses yeux bleus brillaient et
regardaient fixement Pierre; sa bouche se plissait en un semblant de
sourire.

Au mot: ≪trois!≫ Pierre marcha rapidement; s'ecartant du sentier battu,
il s'enfonca dans la neige. Tenant son pistolet le bras tendu en avant,
dans la crainte de se blesser lui-meme, il cherchait a soutenir sa main
droite avec sa main gauche, qu'il avait instinctivement rejetee en
arriere, tout en comprenant l'inutilite de cet effort; au bout de
quelques pas, il se retrouva sur le chemin, regarda a ses pieds, jeta un
coup d'oeil sur Dologhow, et tira. Ne s'attendant pas a un choc aussi
violent, Pierre tressaillit, s'arreta et sourit de son impression. La
fumee, rendue encore plus epaisse par le brouillard, l'empecha d'abord
de rien distinguer, et il attendait en vain l'autre coup, lorsque des
pas precipites se firent entendre, et il entrevit, au milieu de la
fumee, Dologhow pressant d'une main son cote gauche, et de l'autre
serrant convulsivement son pistolet abaisse. Rostow etait accouru a lui.

≪Non... siffla entre ses dents Dologhow, non, ce n'est pas fini!≫ et,
faisant en chancelant quelques pas, il tomba sur la neige a cote du
sabre. Sa main gauche etait couverte de sang; il l'essuya a son uniforme
et s'appuya dessus; son visage pale et sombre tremblait avec une
contraction nerveuse.

≪Je vous... commenca-t-il a dire, et il ajouta avec effort: prie!...≫
Pierre, retenant avec peine un sanglot, allait s'approcher de lui,
lorsqu'il lui cria: ≪A la barriere!≫ Pierre comprit et s'arreta. Ils
n'etaient plus qu'a dix pas l'un de l'autre. Dologhow plongea sa tete
dans la neige, en remplit sa bouche avec avidite, se redressa sur son
seant et chercha a retrouver son equilibre, tout en ne cessant de sucer
et de manger cette neige glacee. Ses levres frissonnaient, mais ses yeux
brillaient de l'eclat de la haine, et, reunissant toutes ses forces dans
un dernier effort, il leva son pistolet et visa lentement.

≪De cote, couvrez-vous du pistolet, s'ecria Nesvitsky.

--Couvrez-vous donc!≫ s'ecria malgre lui Denissow, bien qu'il fut le
temoin de Dologhow.

Pierre, avec un doux sourire de pitie et de regret, s'etait abandonne
sans defense et offrait sa large poitrine au pistolet de Dologhow, qu'il
regardait tristement. Les trois temoins fermerent les yeux. Le coup
partit, et Dologhow, s'ecriant avec ferocite: ≪Manque!≫ retomba la face
contre terre.

Pierre se prit la tete dans les mains et, retournant sur ses pas, entra
dans la foret en marchant dans la neige a grandes enjambees.

≪C'est bete... c'est bete! disait-il. Mort? ce n'est pas vrai!≫

Nesvitsky le rejoignit et le conduisit chez lui.

Rostow et Denissow emmenerent Dologhow, qui, grievement blesse et etendu
au fond du traineau, restait immobile, les yeux fermes, sans repondre a
leurs questions; ils etaient a peine rentres en ville qu'il revint a
lui, et, relevant peniblement la tete, il prit la main de Rostow, qui
fut frappe du changement complet de l'expression de sa figure, devenue
douce et attendrie.

≪Comment te sens-tu?

--Mal! mais ce n'est pas la l'important. Mon ami, dit-il d'une voix
entrecoupee, ou sommes-nous? A Moscou, n'est-ce pas? Ecoute,... je l'ai
tuee, elle... elle ne le supportera pas, elle ne le supportera pas!

--Mais qui donc? dit Rostow surpris.

--Ma mere, ma pauvre mere, ma mere adoree!≫

Et Dologhow eclata en sanglots. Quand il fut un peu calme, il expliqua a
Rostow qu'il vivait avec sa mere, que, si elle le voyait mourant, elle
ne survivrait pas a sa douleur, et le supplia d'aller la prevenir, ce
que Rostow fit aussitot, tout en apprenant, a sa grande stupefaction,
que ce mauvais sujet, ce bretteur, demeurait avec une vieille mere et
une soeur bossue, et qu'il etait pour elles le plus tendre des fils et
le meilleur des freres.


VI


Les tete-a-tete de Pierre et de sa femme etaient devenus de plus en plus
rares, surtout depuis les dernieres semaines. A Moscou, comme a
Petersbourg, leur maison etait remplie de monde du matin au soir. La
nuit qui suivit le duel, au lieu d'aller retrouver sa femme dans sa
chambre a coucher, il la passa, comme il lui arrivait du reste souvent,
dans le grand cabinet de son pere, celui-la meme ou le vieux comte etait
mort.

Se jetant sur le canape, il essaya de dormir pour oublier tout ce qui
venait de lui arriver; mais il s'eleva dans son ame une telle tempete de
sensations, de pensees, de souvenirs, que non seulement il lui fut
impossible de fermer les yeux, mais meme de rester en place. Il se leva
et se mit a arpenter sa chambre a pas saccades, tantot il pensait aux
premiers temps leur mariage, a ses belles epaules, a son regard
langoureux et passionne; tantot il voyait se dresser a cote d'elle
Dologhow, beau, impudent, avec son sourire diabolique, tel qu'il l'avait
vu au diner du club; tantot il le revoyait pale, frissonnant, defait et
s'affaissant sur la neige.

≪Et apres tout, se disait-il, j'ai tue son amant... oui, l'amant de ma
femme! Comment cela s'est-il fait?--C'est arrive, parce que tu l'as
epousee, lui repondait une voix interieure.--Mais en quoi suis-je donc
coupable?--Tu es coupable de l'avoir epousee sans l'aimer, continuait la
voix; tu l'as trompee, car tu t'es aveugle volontairement.≫ Et ce
moment, cette minute ou il lui avait dit avec tant d'effort: ≪Je vous
aime!≫ se retraca vivement a sa memoire. ≪Oui, la etait la faute! je
sentais bien alors que je n'avais pas le droit de le lui dire.≫ Il se
rappela en rougissant sa lune de miel, un incident surtout, dont le
souvenir l'humiliait aujourd'hui; peu de temps apres son mariage,
sortant vers midi de leur chambre a coucher, et vetu d'une elegante robe
de chambre, il avait trouve dans son cabinet son intendant en chef qui,
en le saluant respectueusement, avait legerement souri de le voir dans
ce neglige, comme pour lui temoigner la part qu'il prenait a son
bonheur.

≪Et que de fois n'ai-je pas ete fier d'elle, de son tact si fin, fier de
notre interieur ou elle recevait toute la ville, fier surtout de sa
majestueuse et inaccessible beaute! Je croyais ne pas la comprendre, et
je m'etonnais de ne pas l'aimer. Quand j'etudiais son caractere, je me
disais que c'etait ma faute, si je ne comprenais pas cette impassibilite
absolue, cette absence de tout desir, de tout interet... et maintenant
je connais le mot terrible de cette enigme.... C'est une femme
pervertie!≫

≪Anatole allait lui emprunter de l'argent et baiser ses belles epaules.
Elle ne lui donnait pas d'argent, mais elle se laissait embrasser. Si
son pere excitait en plaisantant sa jalousie, elle lui repondait, de son
sourire tranquille, qu'elle n'etait pas assez sotte pour etre jalouse.
≪Il n'a qu'a faire ce qu'il veut,≫ disait-elle de moi. Un jour, lui
ayant demande si elle ne sentait pas quelque symptome de grossesse, elle
me repondit qu'elle n'etait pas assez niaise pour desirer des enfants,
et que d'ailleurs elle n'en aurait jamais de moi!≫

Il se rappelait ensuite la grossierete de ses idees, la vulgarite des
expressions qui lui etaient familieres, malgre son education
aristocratique. ≪Non, je ne l'ai jamais aimee! se disait-il.... Et
maintenant, voila Dologhow affaisse sur la neige, s'efforcant de
sourire, mourant peut-etre et repondant a mon repentir par une feinte
bravade!≫

Pierre etait un de ces hommes qui, en depit de la faiblesse de leur
caractere, ne cherchent jamais de confident pour leur douleur. Il
luttait avec elle en silence.

≪Je suis coupable, et je dois supporter, quoi?... la honte de mon nom,
le malheur de ma vie? Folies que tout cela! Mon nom et mon honneur ne
sont que conventions, et mon etre en est independant!

≪On a execute Louis XVI parce qu'il etait criminel, et ils avaient
raison tout autant que ceux qui, apres en avoir fait un saint,
mouraient pour lui en martyrs! N'a-t-on pas ensuite execute Robespierre
parce qu'il etait un despote? Qui avait tort? Qui avait raison?
Personne. Vis tant que tu seras vivant: demain, qui le sait, tu mourras
comme j'aurais pu mourir il y a une heure. Pourquoi tant se tourmenter
quand on pense a ce qu'est notre existence en comparaison de
l'eternite!≫

Et au moment ou il se croyait apaise, il la revoyait, elle et les
transports de son amour passager: alors, recommencant a marcher, il
brisait tout ce qui lui tombait sous la main: ≪Pourquoi lui ai-je dit:
≪Je vous aime?≫ se demandait-il pour la dixieme fois, et il se surprit a
sourire en se rappelant le mot de Moliere: ≪Que diable allait-il faire
dans cette galere?≫

Il etait encore nuit lorsqu'il sonna son valet de chambre pour lui
donner ses ordres de depart. Ne comprenant plus la possibilite de parler
a sa femme, il retournait a Petersbourg, et comptait lui laisser une
lettre pour lui annoncer son intention de vivre separe d'elle a tout
jamais.

Quelques heures apres, le valet de chambre, qui lui apporta son cafe, le
trouva etendu sur le canape, un livre a la main, et dormant
profondement.

Reveille en sursaut, il fut longtemps avant de comprendre pourquoi il
etait la.

≪La comtesse fait demander si Votre Excellence est a la maison?≫

Pierre n'avait pas encore repondu, que la comtesse, en deshabille de
satin blanc, brode d'argent, les deux epaisses nattes de ses cheveux
relevees en diademe autour de sa ravissante tete, entra dans la chambre,
calme et imposante comme toujours, bien que sur son front de marbre
legerement bombe se dessinat un pli creuse par la colere. Contenant ses
impressions jusqu'a la sortie du valet de chambre, et, connaissant
d'ailleurs toute l'histoire du duel dont elle venait parler a son mari,
elle s'arreta devant lui, sans pouvoir reprimer un sourire de dedain.
Pierre, intimide, la regarda par-dessus ses lunettes et feignit de
reprendre sa lecture, comme un lievre aux abois rabat ses oreilles et
reste immobile en face de ses ennemis.

≪Qu'est-ce encore? Qu'avez-vous fait, je vous le demande? dit-elle
severement, lorsque la porte se fut refermee sur le valet de chambre.

--Comment, moi? demanda Pierre.

--Que veut dire ce beau courage! Que veut dire ce duel? Voyons,
repondez!≫

Pierre se retourna lourdement sur le divan, ouvrit la bouche et ne
trouva rien a dire.

≪Eh bien, c'est moi qui vous repondrai.... Vous croyez tout ce qu'on
vous raconte, et on vous a raconte que Dologhow etait mon amant?
continua-t-elle en prononcant en francais le mot ≪amant≫ avec la nettete
cynique qui lui etait habituelle, aussi simplement que si elle eut
employe toute autre expression.... Vous l'avez cru! et qu'avez-vous
prouve en vous battant? que vous etes un sot, que vous etes un imbecile,
ce que du reste tout le monde savait! Qu'en resultera-t-il! C'est que je
serai la risee de tout Moscou, et que chacun racontera qu'etant gris,
vous avez provoque un homme dont vous etiez jaloux sans raison, un homme
qui vaut infiniment mieux que vous sous tous les rapports...≫ Plus elle
parlait, plus elle elevait la voix en s'animant.

Pierre immobile murmurait des mots inarticules sans lever les yeux.

≪Et pourquoi avez-vous cru qu'il etait mon amant? Parce que sa societe
me faisait plaisir? Si vous etiez plus intelligent, plus agreable,
j'aurais prefere la votre!

--Ne me parlez pas... je vous en supplie, dit Pierre d'une voix rauque.


--Pourquoi ne parlerais-je pas? J'ai le droit de vous parler, car je
puis dire hautement qu'une femme qui n'aurait pas d'amant, avec un mari
comme vous, serait une rare exception, et je n'en ai pas!≫

Pierre lui lanca un regard etrange, dont elle ne comprit pas la
signification, et se recoucha sur le divan. Il souffrait physiquement:
sa poitrine se serrait, il ne pouvait respirer.... Il savait qu'il
aurait pu mettre un terme a cette torture, mais il savait aussi que ce
qu'il voulait faire etait terrible.

≪Il vaut mieux nous separer, dit-il d'une voix etouffee.

--Nous separer, parfaitement, a condition que vous me donniez de la
fortune,≫ repondit Helene.

Pierre sauta sur ses pieds, et perdant la tete, se jeta sur elle.

≪Je te tuerai!≫ s'ecria-t-il. Et saisissant sur la table un morceau de
marbre, il fit un pas vers Helene, en le brandissant avec une force dont
lui-meme fut epouvante.

La figure de la comtesse devint effrayante a voir: elle poussa un cri de
bete fauve et se rejeta en arriere. Pierre subissait tout l'attrait,
toute l'ivresse de la fureur. Il jeta sur le parquet le marbre, qui se
brisa, et s'avancant vers elle les bras tendus:

≪Sortez!≫ s'ecria-t-il d'une voix si formidable, qu'elle repandit la
terreur dans toute la maison. Dieu sait ce qu'il aurait fait en ce
moment, si Helene ne s'etait enfuie au plus vite. Une semaine plus tard, Pierre partit pour Petersbourg, apres avoir donne a sa femme un plein pouvoir pour la regie de tous ses biens en Grande-Russie, qui constituaient une bonne moitie de sa fortune.

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