2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 3

La guerre et la paix 전쟁과 평화 3


--Silence!≫ cria Dologhow, et il tira en arriere l'officier, qui,
embarrasse par ses eperons, sauta gauchement dans la chambre.

La bouteille une fois placee a sa portee, Dologhow enjamba la fenetre
avec lenteur et precaution, en abaissant ses jambes; alors, s'appuyant
des deux mains aux deux cotes de la fenetre il en mesura de l'oeil la
largeur. Puis il s'assit doucement, laissa aller ses mains, se pencha un
peu a gauche, puis a droite, et saisit la bouteille.

Anatole apporta deux bougies et les placa dans l'embrasure. Il faisait
pourtant grand jour. Le dos et la tete crepue de Dologhow en chemise
etaient eclaires des deux cotes. Tous se serrerent autour de la fenetre,
l'Anglais en avant des autres. Pierre souriait en silence. Tout a coup
un des assistants, terrifie et mecontent, se glissa au premier rang,
avec l'intention de saisir Dologhow par sa chemise.

≪Messieurs, ce sont des folies, il se blessera mortellement,≫ s'ecria
cet homme sage, plus sage assurement que ses camarades.

Anatole l'arreta.

≪Ne le touche pas, tu vas l'effrayer et il se tuera, et alors quoi?
hein!≫

Dologhow, s'appuyant sur ses mains et cherchant a se mettre d'aplomb, se
retourna:

≪Si quelqu'un essaye encore de s'en meler, je le ferai descendre par la
a la minute. Voila!≫ dit-il, laissant lentement tomber ces mots a
travers ses levres minces et serrees.... Puis ayant prononce: Voila! il
se retourna, porta la bouteille a sa bouche, rejeta sa tete en arriere
et leva le bras qu'il avait encore de libre, afin de s'assurer un
contrepoids. Un des domestiques, en train de rassembler les verres sur
la table, s'arreta immobile, a demi penche, et ne quitta plus des yeux
la fenetre et la tete de Dologhow.

L'Anglais, les levres fortement pincees, regardait de cote. Celui qui
avait essaye, mais en vain, d'empecher cette folie, s'etait precipite
dans un coin de la chambre sur un canape, la figure tournee vers la
muraille. Pierre se couvrit les yeux, et un faible sourire passa sur sa
figure, qui exprimait l'epouvante et l'horreur. Il se fit un grand
silence.

Pierre ouvrit les yeux et vit Dologhow assis dans la meme position;
seulement sa tete penchait si fortement en arriere, que ses cheveux
crepus touchaient le col de sa chemise, tandis que le bras qui tenait la
bouteille s'elevait de plus en plus, vacillant un peu sous l'effort. La
bouteille se vidait a vue d'oeil. ≪Comme c'est long!≫ pensait Pierre. Il
lui semblait qu'il s'etait ecoule plus d'une demi-heure.... Dologhow fit
tout a coup un mouvement de recul, et son bras trembla plus fort. Assis
comme il l'etait, sur un rebord incline, ce mouvement nerveux pouvait le
faire glisser dans le vide. Il se deplaca tout d'une piece, et son bras
et sa tete vacillerent davantage; instinctivement il leva une main
comme pour se cramponner a l'entablement de la croisee, mais l'abaissa
aussitot. Pierre referma les yeux, en se promettant de ne plus les
rouvrir; mais au mouvement general qui se produisit une seconde apres il
regarda et vit Dologhow qui se tenait debout dans l'embrasure, pale mais
joyeux.

≪Elle est vide!≫

Il lanca sa bouteille a l'Anglais, qui l'attrapa a la volee. Dologhow
sauta dans la chambre: il exhalait une forte odeur de rhum.

≪Admirable! bravo! Voila un pari! Que le diable vous emporte tous!≫
criait-on de tous cotes a la fois.

L'Anglais avait tire sa bourse et faisait ses comptes avec Dologhow,
devenu silencieux et maussade. Pierre s'elanca sur la fenetre.

≪Messieurs! qui veut parier avec moi que je ferai la meme chose, et meme
sans pari? Vite une bouteille, je le ferai! Vite!...

--Va, va, dit Dologhow en souriant.

--Es-tu devenu fou, voyons! Qu'est-ce qui te prend? On te le defend,
entends-tu bien, a toi dont la tete tourne sur un escalier, s'ecrierent
plusieurs voix.

--Je boirai; vite une bouteille! cria Pierre en frappant avec force sur
la table d'un geste d'ivrogne, et il enjamba l'appui de la fenetre. Un
des jeunes gens se jeta sur ses mains, mais il etait si fort, qu'il le
repoussa bien loin.

--Non, vous n'en viendrez pas a bout comme cela, dit Anatole; attendez,
je vais l'attraper.

--Ecoute! je tiens le pari, mais pas avant demain; maintenant allons
tous a....

--Allons! s'ecria Pierre, allons, et en avant Michka!≫ Il saisit
l'ourson, l'entoura de ses bras, le souleva de terre et se mit a valser
avec lui tout autour de la chambre.


X


Le prince Basile n'avait point oublie la promesse qu'il avait faite a la
princesse Droubetzkoi a la soiree de Mlle Scherer. La requete avait ete
presentee a l'Empereur, et le fils de la princesse passa, par exception,
en qualite de sous-lieutenant dans la garde, au regiment Semenovsky;
mais cependant, malgre tous les efforts de sa mere, Boris ne fut pas
nomme aide de camp de Koutouzow. Quelque temps apres la soiree, la
princesse retourna a Moscou aupres des Rostow, ses riches parents, chez
qui elle s'arretait toujours; c'est la que son petit Boris adore avait
passe la plus grande partie de son enfance. La garde avait quitte
Petersbourg le 10 du mois d'aout, et le jeune homme, retenu a Moscou par
la necessite de s'occuper de son equipement, devait la rejoindre a
Radzivilow.

C'etait jour de fete chez les Rostow. La mere et la fille cadette
s'appelaient Natalie, et on les fetait toutes les deux. Une longue suite
de voitures n'avaient cesse des le matin de deposer a l'hotel Rostow,
rue Povarskaia, une foule de visiteurs qui apportaient leurs
felicitations. La comtesse et sa fille ainee, une belle personne, les
recevaient au salon, ou ils se succedaient sans relache.

La mere etait une femme de quarante-cinq ans, avec un type oriental, un
visage amaigri, et visiblement epuisee par les douze enfants qu'elle
avait donnes a son mari. La lenteur de ses mouvements et de son parler,
qui provenait de sa faiblesse, lui donnait un air imposant qui inspirait
le respect. La princesse Droubetzkoi etait avec elle, et, comme elle
faisait partie de la famille, elle aidait de son mieux a recevoir les
visiteurs et a soutenir la conversation.

Les jeunes gens, qui ne se souciaient pas de prendre part a la
reception, se tenaient dans des chambres interieures. Le comte allait a
la rencontre des arrivants, et en les reconduisant les engageait tous a
diner.

≪Je vous suis bien sincerement oblige, mon cher, ou ma chere, disait-il
indifferemment a chacun, aux inferieurs aussi bien qu'aux superieurs.
Merci pour celle dont nous celebrons la fete. Vous viendrez diner sans
faute, n'est-ce pas? Autrement, mon cher, vous m'offenseriez. Je vous
supplie de venir avec toute votre famille, ma chere...≫ Il repetait
exactement les memes paroles a tous les invites, et les accompagnait
exactement de la meme expression de figure, puis venait un serrement de
main avec saluts reiteres. Apres avoir reconduit les partants, il
revenait aupres de ceux qui n'avaient pas encore fait leurs adieux,
s'avancait a lui-meme un fauteuil et, apres avoir pose avec complaisance
ses pieds a terre et ses mains sur ses genoux, il se balancait de droite
et de gauche, emettant, en homme qui croit savoir vivre, des reflexions
sur le temps, sur la sante, tantot en russe, tantot en francais, bien
qu'il parlat fort mal le francais, mais toujours avec le meme aplomb.
Malgre sa fatigue, il se levait de nouveau pour reconduire les partants,
comme un homme bien decide a remplir ses devoirs jusqu'au bout, et
renouvelait ses invitations, tout cela en ramenant sur son crane chauve
quelques cheveux gris et rares.

Parfois, en revenant, il traversait le vestibule et la serre et entrait
dans une grande salle avec des murs de stuc, ou l'on dressait les tables
pour un diner de quatre-vingts couverts. Apres avoir regarde les
domestiques qui portaient les porcelaines, l'argenterie, et deployaient
les nappes damassees, il appelait un certain Dmitri Vassilievitch, noble
de naissance, qui dirigeait ses affaires, et lui disait:

≪Ecoute, Mitenka, tache que tout soit bien; oui, c'est bien, c'est
bien!...≫

Et en examinant avec satisfaction une enorme table qui venait de
recevoir une rallonge, il ajoutait:

≪Le principal, c'est le service, c'est le service, entends-tu bien,≫ et
la-dessus il rentrait enchante dans le salon.

≪Marie Lvovna Karaguine!≫ annonca d'une voix de basse le valet de pied
de la comtesse en se montrant a la porte.

La comtesse reflechit un instant, en savourant une prise de tabac
qu'elle prenait dans une tabatiere en or ornee du portrait de son mari.

≪Dieu! que ces visites m'ont extenuee! Allons, encore cette derniere...
elle est si begueule!... Priez-la de monter,≫ repondit-elle tristement
au laquais, comme si elle voulait dire: ≪Oh! celle-la va m'achever!≫

Une dame, grande, forte, a l'air hautain, suivie d'une jeune fille au
visage rond et souriant, entra au salon; elles etaient precedees toutes
deux du frou-frou de leurs robes trainantes.

≪Chere comtesse... il y a si longtemps... elle a ete alitee, la pauvre
enfant... au bal des Razoumosky et de la comtesse Apraxine.... J'ai ete
si heureuse!≫

Ces civilites a batons rompus se confondaient avec le frolement des
robes et le deplacement des chaises. Puis la conversation s'engageait
tant bien que mal jusqu'au moment ou, grace a une premiere pause, on
pouvait decemment se permettre de lever la seance, tout en faisant ses
adieux, et, apres avoir recommence les: ≪Je suis bien charmee... la
sante de maman.... La comtesse Apraxine...≫ passer dans l'antichambre,
mettre sa pelisse et son manteau et partir.

La maladie du vieux comte Besoukhow, l'un des plus beaux hommes du temps
de Catherine, qui etait en ce moment la nouvelle du jour, fit
naturellement les frais de la conversation, et il fut meme question de
son fils naturel, Pierre, celui-la meme qui avait ete si peu convenable
a la soiree de Mlle Scherer.

≪Je plains bien sincerement le pauvre comte, dit Mme Karaguine. Sa sante
est si mauvaise, et avoir un fils qui lui cause un pareil chagrin!

--Mais quel est donc le chagrin qu'il a pu lui causer?≫ demanda la
comtesse en feignant d'ignorer l'histoire, tandis qu'elle l'avait deja
entendu conter au moins une quinzaine de fois.

≪Voila le fruit de l'education actuelle! Ce jeune homme s'est trouve
livre a lui-meme lorsqu'il etait a l'etranger, et maintenant on raconte
qu'il a fait a Petersbourg des choses si epouvantables, qu'on a du le
faire partir, par ordre de la police.

--Vraiment? dit la comtesse.

--Il a fait de mauvaises connaissances, ajouta la princesse Droubetzkoi,
et avec le fils du prince Basile et un certain Dologhow ils ont commis
des horreurs.... Ce dernier a ete fait soldat et on a renvoye le fils de
Besoukhow a Moscou; quant a Anatole, son pere a trouve le moyen
d'etouffer le scandale; on lui a pourtant enjoint de quitter
Petersbourg.

--Mais qu'ont-ils donc fait? demanda la comtesse.

--Ce sont de veritables brigands, Dologhow surtout, reprit Mme
Karaguine: il est le fils de Marie Ivanovna Dologhow, une dame si
respectable.... Croiriez-vous qu'a eux trois ils se sont empares, je ne
sais ou, d'un ourson, qu'ils l'ont fourre avec eux en voiture et mene
chez des actrices. La police a voulu les arreter. Alors... qu'ont-ils
imagine?... Ils ont saisi l'officier de police; et, apres l'avoir
attache sur le dos de l'ourson, ils l'ont lache clans la Moika, l'ourson
nageant avec l'homme de police sur son dos.

--Ah! ma chere, la bonne figure que devait avoir cet homme! s'ecria le
comte en se tordant de rire.

--Mais, c'est une horreur! Il n'y a pas la, cher comte, de quoi rire,≫
s'ecria Mme Karaguine.

Et, malgre elle, elle pouffait de rire, comme lui.

≪On a eu toutes les peines du monde a sauver le malheureux... et quand
on pense que c'est le fils du comte Besoukhow qui s'amuse d'une facon
aussi insensee! Il passait pourtant pour un garcon intelligent et bien
eleve.... Voila le resultat d'une education faite a l'etranger. J'espere
au moins que personne ne le recevra, malgre sa fortune. On a voulu me le
presenter, mais j'ai immediatement decline cet honneur...! J'ai des
filles!

--Ou avez-vous donc appris qu'il fut si riche, demanda la comtesse en
se penchant vers Mme Karaguine et en tournant le dos aux demoiselles,
qui feignirent aussitot de ne rien entendre. Le vieux comte n'a que des
enfants naturels, et Pierre est un de ces batards, je crois!≫

Mme Karaguine fit un geste de la main.

≪Ils sont, je crois, une vingtaine.≫

La princesse Droubetzkoi, qui brulait du desir de faire parade de ses
relations et de montrer qu'elle connaissait a fond l'existence de chacun
dans le detail le plus intime, prit a son tour la parole et dit a voix
basse et avec emphase:

≪Voici ce que c'est...! La reputation du comte Besoukhow est bien
etablie: il a tant d'enfants, qu'il en a perdu le compte, mais Pierre
est son favori.

--Quel beau vieillard c'etait, pas plus tard que l'annee derniere, dit
la comtesse, je n'ai jamais vu d'homme aussi beau que lui!

--Ah! il a beaucoup change depuis... A propos, j'allais vous dire que
l'heritier direct de toute sa fortune est le prince Basile, du chef de
sa femme; mais le vieux, ayant de l'affection pour Pierre, s'est
beaucoup occupe de son education, et a ecrit a l'Empereur a son sujet.
Personne ne peut donc savoir lequel des deux heritera de lui a sa mort,
qu'on attend d'ailleurs d'un moment a l'autre. Lorrain est meme arrive
de Petersbourg. La fortune est colossale... quarante mille ames et des
millions en capitaux. Je le sais pour sur, car je le tiens du prince
Basile lui-meme. Le vieux Besoukhow m'est aussi un peu cousin par sa
mere, et il est le parrain de Boris, ajouta-t-elle, en faisant semblant
de n'attacher a ce fait aucune importance. Le prince Basile est a Moscou
depuis hier soir.

--N'est-il pas charge de faire une inspection?

--Oui; mais, entre nous soit dit, reprit la princesse, l'inspection
n'est qu'un pretexte: il n'est arrive que pour voir le comte Cyrille
Vladimirovitch, quand il a su qu'il etait au plus mal.

--Cela n'empeche pas, ma chere, l'histoire d'etre excellente, dit le
comte, qui, en se voyant peu ecoute par les dames, se tourna du cote des
demoiselles. Oh! la bonne figure qu'il devait faire l'homme de
police!...≫

Et il se mit a contrefaire les gestes du policier en eclatant de rire
d'une voix de basse-taille. C'etait ce rire bruyant et sonore
particulier aux gens qui aiment a bien manger et surtout a bien boire;
tout son gros corps en trembla.

≪Vous revenez diner, n'est-ce pas, ma chere?≫ ajouta-t-il.


XI


Il se fit un grand silence. La comtesse regardait Mme Karaguine et
souriait agreablement, sans meme chercher a deguiser la satisfaction
qu'elle eprouverait a la voir partir. La fille de Mme Karaguine
arrangeait machinalement sa robe en interrogeant sa mere du regard,
lorsqu'on entendit tout a coup comme le bruit de plusieurs personnes qui
auraient traverse en courant la piece voisine, puis la chute d'une
chaise, et une fillette de treize ans, retenant d'une main le jupon
retrousse de sa petite robe de mousseline dans lequel elle semblait
cacher quelque chose, bondit jusqu'au milieu du salon et s'y arreta tout
court. Il etait evident qu'une course desordonnee l'avait entrainee plus
loin qu'elle ne voulait.

Au meme moment se montrerent a sa suite un etudiant au collet amarante,
un officier de la garde, une jeune fille de quinze ans et un petit
garcon en jaquette, au teint vif et colore.

Le comte se leva en se balancant et, entourant la petite fille de ses
bras:

≪Ah! la voila, s'ecria-t-il, c'est sa fete aujourd'hui; ma chere, c'est
sa fete!

--Il y a temps pour tout, ma cherie, dit la comtesse avec une feinte
severite.... Tu la gates toujours, Elie!

--Bonjour, ma chere; je vous souhaite une bonne fete!... La delicieuse
enfant!≫ dit Mme Karaguine en s'adressant a la mere.

La petite fille, avec ses yeux noirs et sa bouche trop grande, semblait
plutot laide que jolie, mais, en revanche, elle etait d'une vivacite
sans pareille; le mouvement de ses epaules, qui s'agitaient encore dans
son corsage decollete, attestait qu'elle venait de courir; ses cheveux
noirs, boucles, et tout ebouriffes, retombaient en arriere; ses bras nus
etaient minces et greles; elle portait encore des pantalons garnis de
dentelle, et ses petits pieds etaient chausses de souliers. En un mot,
elle etait dans cet age plein d'esperances ou la petite fille n'est plus
une enfant, mais ou l'enfant n'est pas encore une jeune fille. Echappant
a son pere, elle se jeta sur sa mere, sans preter la moindre attention a
sa reprimande, et, cachant sa figure en feu dans le fouillis de dentelle
qui couvrait le mantelet de la comtesse, elle eclata de rire et se mit a
conter a batons rompus une histoire sur sa poupee, qu'elle tira aussitot
de son jupon.

≪Vous voyez bien, c'est une poupee, c'est Mimi, vous voyez!...≫

Et Natacha, pouvant a peine parler, glissa sur les genoux de sa mere en
riant de si bon coeur, que Mme Karaguine ne put s'empecher d'en faire
autant.

≪Voyons, laisse-moi, va-t'en avec ton monstre, disait la comtesse en
jouant la colere et en la repoussant doucement.... C'est ma cadette,≫
dit-elle en s'adressant a Mme Karaguine.

Natacha, relevant sa tete enfouie au milieu des dentelles de sa mere,
regarda un moment la dame inconnue a travers les larmes du rire et se
cacha de nouveau le visage. Obligee d'admirer ce tableau de famille, Mme
Karaguine crut bien faire en y jouant son role:

≪Dites-moi, ma petite, qui est donc Mimi? C'est votre fille sans doute?≫

Natacha, mecontente du ton de condescendance de l'etrangere, ne repondit
rien et se borna a la regarder d'un air serieux.

Pendant ce temps, toute la jeunesse, c'est-a-dire Boris, l'officier,
fils de la princesse Droubetzkoi, Nicolas, l'etudiant, fils aine du
comte Rostow, Sonia, sa niece, agee de quinze ans, et Petroucha, son
fils cadet, s'etaient groupes dans la chambre et faisaient des efforts
visibles pour contenir, dans les limites de la bienseance, la vivacite
et l'entrain qui percaient dans chacun de leurs mouvements. Rien qu'a
les voir, on comprenait bien vite que, dans les appartements interieurs
d'ou ils s'etaient si impetueusement elances, l'entretien avait ete
autrement gai qu'au salon, et qu'on y avait parle d'autre chose que des
bruits de la ville, du temps qu'il faisait et de la comtesse Apraxine.
Ils echangeaient des regards furtifs et retenaient a grand'peine leur
fou rire.

Les deux jeunes gens etaient des amis d'enfance, du meme age, tous deux
jolis garcons, mais absolument differents l'un de l'autre. Boris etait
grand, blond, d'une beaute calme et reguliere. Nicolas avait la tete
bouclee, il etait petit et son visage exprimait la franchise. Sur sa
levre superieure s'estompaient legerement les premiers poils d'une
moustache naissante. Tout en lui respirait l'ardeur et l'enthousiasme.
Il avait fortement rougi en entrant et avait essaye en vain de dire
quelque chose. Boris, au contraire, reprit tout de suite son aplomb, et
raconta d'une facon plaisante qu'il avait eu l'honneur de connaitre Mlle
Mimi dans son adolescence, mais que depuis cinq ans elle avait
terriblement vieilli et que sa tete etait fendue!

Pendant ce recit il jeta un regard a Natacha, qui reporta aussitot les
yeux sur son petit frere: celui-ci, les paupieres a moitie fermees,
etait comme secoue par un rire convulsif et silencieux; ne pouvant a
cette vue se contenir davantage, elle se leva d'un bond et s'enfuit
aussi vite que ses petits pieds pouvaient la porter. Boris resta
impassible:

≪Maman, ne desirez-vous pas sortir et n'avez-vous pas besoin de la
voiture? demanda-t-il en souriant.

--Oui, certainement, va la commander,≫ repondit sa mere.

Boris quitta le salon sans se presser et suivit les traces de Natacha,
tandis que le petit bonhomme joufflu s'elancait a leur suite, tout
mecontent d'avoir ete abandonne par eux.


XII


De toute cette jeunesse il ne restait plus que Nicolas et Sonia, la
demoiselle etrangere et la fille ainee de la comtesse, de quatre ans
plus agee que Natacha et qui comptait deja au nombre des grandes
personnes.

Sonia etait une petite brune mignonne, avec des yeux doux, ombrages de
longs cils. Le ton olivatre de son visage s'accusait encore plus sur la
nuque et sur ses mains fines et gracieuses, et une epaisse natte de
cheveux noirs s'enroulait deux fois autour de sa tete. L'harmonie de ses
mouvements, la mollesse et la souplesse de ses membres greles, ses
manieres un peu reservees la faisaient comparer a un joli petit minet
pret a se metamorphoser en une delicieuse jeune chatte. Elle essayait
par un sourire de prendre part a la conversation generale, mais ses
yeux, sous leurs cils longs et soyeux, se portaient involontairement sur
le cousin qui allait partir pour l'armee: ils exprimaient si visiblement
ce sentiment d'adoration particulier aux jeunes filles, que son sourire
ne pouvait tromper personne; il etait evident que le petit minet ne
s'etait pelotonne que pour un instant, et qu'une fois hors du salon, a
l'exemple de Boris et de Natacha, il sauterait et gambaderait de plus
belle avec ce cher petit cousin.

≪Oui, ma chere, disait le vieux comte en montrant Nicolas, son ami Boris
a ete nomme officier et il veut le suivre par amitie pour lui, me
quitter, laisser la l'universite et se faire militaire.... Et dire, ma
chere, que sa place aux Archives etait toute prete! C'est ce que
j'appelle de l'amitie!

--Mais la guerre est declaree, dit-on?

--On le dit depuis longtemps, on le redira encore, et puis on n'en
parlera plus.... Oui, ma chere, voila de l'amitie, ou je ne m'y connais
pas.... Il entre aux hussards!≫

Mme Karaguine, ne sachant que repondre, hocha la tete.

≪Ce n'est pas du tout par amitie!≫ s'ecria Nicolas, qui devint pourpre
et eut l'air de s'en defendre comme d'une action honteuse.

Il jeta un coup d'oeil sur sa cousine et sur Mlle Karaguine, qui
semblaient toutes deux l'approuver.

≪Nous avons aujourd'hui a diner le colonel du regiment de Pavlograd; il
est ici en conge et il l'emmenera. Que faire? dit le comte en haussant
les epaules et en s'efforcant de parler gaiement d'un sujet qui lui
avait cause beaucoup de chagrin.

--Je vous ai deja declare, papa, que si vous me defendiez de partir, je
resterais. Mais je ne puis etre que militaire, je le sais tres bien,
car, pour devenir diplomate ou fonctionnaire civil, il faut savoir
cacher ses sentiments, et je ne le sais pas,≫ continua-t-il en regardant
ces demoiselles avec toute la coquetterie de son age.

La petite chatte, les yeux attaches sur les siens, semblait guetter la
minute favorable pour recommencer ses agaceries et donner un libre cours
a sa nature feline.

≪C'est bon, c'est bon, dit le comte; il s'enflamme tout de suite.
Bonaparte leur a tourne la cervelle a tous, et tous cherchent a savoir
comment de simple lieutenant il est devenu Empereur. Apres tout, je leur
souhaite bonne chance,≫ ajouta-t-il sans remarquer le sourire moqueur de
Mme Karaguine.

On se mit a parler de Napoleon, et Julie, c'etait le nom de Mlle
Karaguine, s'adressant au jeune Rostow:

≪Je regrette, lui dit-elle, que vous n'ayez pas ete jeudi chez les
Argharow. Je me suis ennuyee sans vous,≫ murmura-t-elle tendrement.

Le jeune homme, tres flatte, se rapprocha d'elle, et il s'ensuivit un
aparte plein de coquetterie, qui lui fit oublier la jalousie de Sonia,
tandis que la pauvre petite, toute rouge et toute fremissante,
s'efforcait de sourire. Au milieu de l'entretien il se tourna vers elle,
et Sonia, lui repondant par un regard a la fois passionne et irrite,
quitta la chambre, ayant beaucoup de peine a retenir ses larmes.

Toute la vivacite de Nicolas disparut comme par enchantement, et,
profitant du premier moment favorable, il s'eloigna a sa recherche, la
figure bouleversee.

≪Les secrets de cette jeunesse sont cousus de fil blanc,≫ dit la
princesse Droubetzkoi en le suivant des yeux... ≪cousinage, dangereux
voisinage[8]≪≪Oui,≫ reprit la comtesse, apres l'eclipse de ce rayon de
soleil et de vie apporte par toute cette jeunesse....

Et repondant elle-meme a une question que personne ne lui avait
adressee, mais qui la preoccupait constamment:

≪Que de soucis, que de souffrances avant de pouvoir en jouir!... et
maintenant je tremble plus que je ne me rejouis. J'ai peur, toujours
peur! C'est justement l'age le plus dangereux pour les filles comme pour
les garcons.

--Tout depend de l'education!

--Vous avez parfaitement raison; j'ai ete, Dieu merci, l'amie de mes
enfants, et ils me donnent jusqu'a present toute leur
confiance,--repondit la comtesse; elle nourrissait a cet egard les
illusions de beaucoup de parents qui s'imaginent connaitre les secrets
de leurs enfants.--Je sais que mes filles n'auront rien de cache pour
moi, et que si Nicolas fait des folies,--un garcon y est toujours plus
ou moins oblige,--il ne se conduira pas comme ces messieurs de
Petersbourg.

--Ce sont de bons enfants,--dit le comte, dont le grand moyen pour
trancher les questions compliquees etait de trouver tout parfait.--Que
faire? il a voulu etre hussard.... Que voulez-vous, ma chere?

--Quelle charmante petite creature que votre cadette, un veritable
vif-argent.

--Oui, elle me ressemble, reprit naivement le pere, et quelle voix! Bien
qu'elle soit ma fille, je suis force d'etre juste; ce sera une veritable
cantatrice, une seconde Salomoni! Nous avons pris un Italien pour lui
donner des lecons.

--N'est-ce pas trop tot? A son age, cela peut lui gater la voix.

--Mais pourquoi donc serait-ce trop tot? Nos meres se mariaient bien a
douze ou treize ans.

--Savez-vous qu'elle est deja amoureuse de Boris! Qu'en pensez-vous?≫
dit la comtesse en souriant et en echangeant un regard avec son amie la
princesse A. Mikhailovna.

Et comme si elle repondait ensuite a ses propres pensees, elle ajouta:

≪Si je la tenais severement, si je lui defendais de le voir, Dieu sait
ce qu'il en adviendrait (elle voulait dire sans doute par la qu'ils
s'embrasseraient en cachette): tandis que maintenant je sais tout ce
qu'ils se disent; elle vient elle-meme me le conter tous les soirs. Je
la gate, c'est possible, mais cela vaut mieux, croyez-moi.... Quant a
ma fille ainee, elle a ete elevee tres severement.

--Ah! c'est bien vrai, j'ai ete elevee tout autrement,≫ dit la jeune
comtesse Vera en souriant.

Mais par malheur son sourire ne l'embellissait pas, car, au contraire de
ce qui a lieu d'habitude, il donnait a sa figure une expression
desagreable et affectee. Cependant elle etait plutot belle, assez
intelligente, instruite, elle avait la voix agreable, et ce qu'elle
venait de dire etait parfaitement juste; pourtant, chose etrange, tous
se regarderent, etonnes et embarrasses.

≪On tache toujours de mieux reussir avec les aines et d'en faire quelque
chose d'extraordinaire, dit Mme Karaguine.

--Il faut avouer, reprit le comte, que la comtesse a voulu atteindre
l'impossible avec Vera; mais, apres tout, elle a reussi, et parfaitement
reussi,≫ ajouta-t-il, en lancant a sa fille un coup d'oeil approbateur.

Mme Karaguine se decida enfin a faire ses adieux, en promettant de
revenir diner.

≪Quelle sotte! s'ecria la comtesse apres l'avoir reconduite, je croyais
qu'elle ne s'en irait jamais!≫


XIII


Natacha s'etait arretee, dans sa fuite, a l'entree de la serre; la elle
attendit Boris, tout en pretant l'oreille a la conversation du salon. A
la fin, perdant patience et frappant du pied, elle etait sur le point de
pleurer, lorsqu'elle entendit le jeune homme, qui arrivait sans se
presser le moins du monde. Elle n'eut que le temps de se jeter derriere
les caisses d'arbustes. Une fois dans la serre, Boris regarda autour de
lui et, secouant un leger grain de poussiere de dessus sa manche, il
s'approcha de la glace pour y mirer sa jolie figure. Natacha suivait
avec curiosite tous ses mouvements: elle le vit sourire et se diriger
vers la porte opposee; alors elle eut la pensee de l'appeler:

≪Non, se dit-elle, qu'il me cherche!≫

A peine avait-il disparu, que Sonia, tout en pleurs et les joues en feu,
se precipita dans la serre. Natacha allait s'elancer vers elle, mais le
plaisir de rester invisible et d'observer, ce qui se passait, comme dans
les contes de fees, la retint immobile. Sonia se parlait a elle-meme
tout bas, les yeux fixes sur la porte du salon. Nicolas entra.

≪Sonia, qu'as-tu? Est-ce possible? lui cria-t-il en courant a elle.

--Rien, je n'ai rien, laissez-moi!...≫

Et elle fondit en larmes.

≪Mais non, je sais ce que c'est!

--Eh bien! si vous le savez, tant mieux pour vous, allez la rejoindre.

--Sonia, un mot! Peut-on se tourmenter ainsi et me tourmenter moi, pour
une chimere,≫ lui dit-il en lui prenant la main.

Sonia pleurait sans retirer sa main. Natacha, clouee a sa place,
retenait sa respiration; ses yeux brillaient.

≪Qu'est-ce qui va se passer? pensa-t-elle.

--Sonia, le monde entier n'est rien pour moi: toi seule tu es tout, et
je te le prouverai!

--Je n'aime pas que tu parles a... dit Sonia.

--Eh bien! je ne le ferai plus, pardonne-moi!...≫

Et, l'attirant a lui, il l'embrassa.

≪Ah! voila qui est bien!≫ se dit Natacha.

Nicolas et Sonia quitterent la serre; elle les suivit a distance jusqu'a
la porte et appela Boris.

≪Boris, venez ici, dit-elle d'un air important et mysterieux. J'ai a
vous dire quelque chose. Ici, ici!...≫

Et elle l'amena jusqu'a sa cachette entre les fleurs. Boris obeissait en
souriant:

≪Qu'avez-vous a me dire?≫

Elle se troubla, regarda autour d'elle, et, ayant apercu sa poupee qui
gisait abandonnee sur une des caisses, elle s'en empara et la lui
presenta:

≪Embrassez ma poupee!≫

Boris ne bougeait pas et regardait sa petite figure animee et souriante.

≪Vous ne le voulez pas? Eh bien, venez, par ici...≫

Et, l'entrainant tout au milieu des arbres, elle jeta sa poupee.

≪Plus pres, plus pres!≫ dit-elle en saisissant tout a coup le jeune
homme par son uniforme.

Et, rougissante d'emotion et prete a pleurer, elle murmura:

≪Et moi, m'embrasserez-vous?≫

Boris devint pourpre.

≪Comme vous etes etrange!≫ lui dit-il.

Et il se penchait indecis au-dessus d'elle.

S'elancant d'un bond sur une des caisses, elle entoura de ses deux
petits bras nus et greles le cou de son compagnon, et, rejetant ses
cheveux en arriere, elle lui appliqua un baiser sur les levres; puis,
s'echappant aussitot et se glissant rapidement a travers les plantes,
elle s'arreta de l'autre cote, la tete penchee.

≪Natacha, je vous aime, vous le savez bien, mais....

--Etes-vous amoureux de moi?

--Oui, je le suis. Mais, je vous en prie, ne recommencons plus..., ce
que nous venons de faire.... Encore quatre ans... alors je demanderai
votre main...≫

Natacha se mit a reflechir.

≪Treize, quatorze, quinze, seize, dit-elle en comptant sur ses doigts.
Bien, c'est convenu!...≫

Et un sourire de confiance et de satisfaction eclaira son petit visage.

≪C'est convenu! reprit Boris.

--Pour toujours, a la vie a la mort!≫ s'ecria la fillette en lui prenant
le bras et en l'emmenant, heureuse et tranquille, dans le grand salon.


XIV


La comtesse, qui s'etait sentie fatiguee, avait fait fermer sa porte et
donne ordre au suisse d'inviter a diner tous ceux qui viendraient
apporter leurs felicitations. Elle desirait aussi causer en tete-a-tete
avec son amie d'enfance, la princesse Droubetzkoi, qui etait revenue
depuis peu de Petersbourg.

≪Je serai franche avec toi, lui dit-elle en rapprochant son fauteuil de
celui de la comtesse: il nous reste, helas! si peu de vieux amis, que
ton amitie m'est doublement precieuse.≫

Et, jetant un regard sur Vera, elle se tut.

La comtesse lui serra tendrement la main.

≪Vera, vous ne comprenez donc rien?≫

Elle aimait peu sa fille, et c'etait facile a voir.

≪Tu ne comprends donc pas que tu es de trop ici. Va rejoindre tes
soeurs.

--Si vous me l'aviez dit plus tot, maman,--repondit la belle Vera avec
un certain dedain, mais sans paraitre toutefois offensee,--je serais
deja partie...≫

Et elle passa dans la grande salle, ou elle apercut deux couples assis,
chacun devant une fenetre et qui semblaient se faire pendants l'un a
l'autre.

Elle s'arreta un moment pour les regarder d'un air moqueur. Nicolas, a
cote de Sonia, lui copiait des vers, les premiers de sa composition.
Boris et Natacha causaient a voix basse; ils se turent a l'approche de
Vera. Les deux petites filles avaient un air joyeux et coupable qui
trahissait leur amour; c'etait charmant et comique tout a la fois, mais
Vera ne trouvait cela ni charmant ni comique.

≪Combien de fois ne vous ai-je pas prie de ne jamais toucher aux objets
qui m'appartiennent! Vous avez une chambre a vous.≫

Et la-dessus elle prit l'encrier des mains de Nicolas.

≪Un instant, un instant, dit Nicolas en trempant sa plume dans
l'encrier.

--Vous ne faites jamais rien a propos: tout a l'heure, vous etes entres
comme des fous dans le salon, et vous nous avez tous scandalises.≫ En
depit, ou peut-etre a cause de la verite de sa remarque, personne ne
souffla mot, mais il y eut entre les quatre coupables un rapide echange
de regards. Vera, son encrier a la main, hesitait a s'eloigner.

≪Et quels secrets pouvez-vous bien avoir a vos ages? C'est ridicule, et
ce ne sont que des folies!

--Mais que t'importe, Vera? dit avec douceur Natacha, qui se sentait ce
jour-la meilleure que d'habitude et mieux disposee pour les autres.

--C'est absurde! J'ai honte pour vous! Quels sont vos secrets, je vous
prie?

--Chacun a les siens, et nous te laissons en repos, toi et Berg, reprit
Natacha en s'echauffant.

--Il est facile de me laisser tranquille, puisque je ne fais rien de
blamable. Mais, quant a toi, je dirai a maman comment tu te conduis avec
Boris.

--Natalie Ilinischna se conduit tres bien avec moi, je n'ai pas a m'en
plaindre.

--Finissez, Boris; vous etes un vrai diplomate!≫

Ce mot ≪diplomate≫, tres usite parmi ces enfants, avait dans leur argot
une signification toute particuliere.

≪C'est insupportable, dit Natacha, irritee et blessee. Pourquoi
s'accroche-t-elle a moi? Tu ne nous comprendras jamais, car tu n'as
jamais aime personne; tu n'as pas de coeur, tu es Mme de Genlis, et
voila tout (ce sobriquet, invente par Nicolas, passait pour fort
injurieux); ton seul plaisir est de causer de l'ennui aux autres: tu
n'as qu'a faire la coquette avec Berg tant que tu voudras.

--Ce qui est certain, c'est que je ne cours pas apres un jeune homme
devant le monde, et....

--Tres bien, s'ecria Nicolas, tu as atteint ton but, tu nous as deranges
pour nous dire a tous des sottises; allons-nous-en, sauvons-nous dans la
chambre d'etude!...≫

Aussitot tous les quatre se leverent et disparurent comme une nichee
d'oiseaux effarouches.

≪C'est a moi au contraire que vous en avez dit,≫ s'ecria Vera, tandis
que les quatre voix repetaient gaiement en choeur derriere la porte:

≪Mme de Genlis! Mme de Genlis!≫

Sans se preoccuper de ce sobriquet, Vera s'approcha de la glace pour
arranger son echarpe et sa coiffure, et la vue de son beau visage lui
rendit son impassibilite habituelle.

Dans le salon, la conversation etait des plus intimes entre les deux
amies.

≪Ah! chere, disait la comtesse, tout n'est pas rose dans ma vie; je vois
tres bien, au train dont vont les choses, que nous n'en avons pas pour
longtemps; toute notre fortune y passera! A qui la faute? A sa bonte et
au club! A la campagne meme, il n'a point de repos... toujours des
spectacles, des chasses, que sais-je enfin? Mais a quoi sert d'en
parler? Raconte-moi plutot ce que tu as fait. Vraiment, je t'admire:
comment peux-tu courir ainsi la poste a ton age, aller a Moscou, a
Petersbourg, chez tous les ministres, chez tous les gros bonnets et
savoir t'y prendre avec chacun? Voyons, comment y es-tu parvenue? C'est
merveilleux; quant a moi, je n'y entends rien!

--Ah! ma chere ame, que Dieu te preserve de jamais savoir par experience
ce que c'est que de rester veuve, sans appui, avec un fils qu'on aime a
la folie! On se soumet a tout pour lui! Mon proces a ete une dure ecole!
Lorsque j'avais besoin de voir un de ces gros bonnets, j'ecrivais ceci:
≪La princesse une telle desire voir un tel,≫ et j'allais moi-meme en
voiture de louage une fois, deux fois, quatre fois, jusqu'a ce que
j'eusse obtenu ce qu'il me fallait, et ce que l'on pensait de moi
m'etait completement indifferent.

--A qui donc t'es-tu adressee pour Boris? Car enfin le voila officier
dans la garde, tandis que Nicolas n'est que ≪junker≫. Personne ne s'est
remue pour lui. A qui donc t'es-tu adressee?

--Au prince Basile, et il a ete tres aimable. Il a tout de suite promis
d'en parler a l'Empereur, ajouta vivement la princesse, oubliant les
recentes humiliations qu'elle avait du subir.

--A-t-il beaucoup vieilli, le prince Basile? Je ne l'ai pas rencontre
depuis l'epoque de nos comedies chez les Roumianzow; il m'aura oubliee,
et pourtant a cette epoque-la il me faisait la cour!

--Il est toujours le meme, aimable et galant; les grandeurs ne lui ont
pas tourne la tete! ≪Je regrette, chere princesse, m'a-t-il dit, de ne
pas avoir a me donner plus de peine; vous n'avez qu'a ordonner.≫ C'est
vraiment un brave homme et un bon parent. Tu sais, Nathalie, l'amour que
je porte a mon fils; il n'y a rien que je ne sois prete a faire pour son
bonheur. Mais ma position est si difficile, si penible, et elle a encore
empire, dit-elle tristement a voix basse. Mon malheureux proces n'avance
guere et me ruine. Je n'ai pas dix kopeks dans ma poche, le croirais-tu?
Et je ne sais comment equiper Boris.≫

Et, tirant son mouchoir, elle se mit a pleurer:

≪J'ai besoin de cinq cents roubles, et je n'ai qu'un seul billet de
vingt-cinq roubles. Ma situation est epouvantable: je n'ai plus
d'espoir que dans le comte Besoukhow. S'il ne consent pas a venir en
aide a son filleul Boris et a lui faire une pension, toutes mes peines
sont perdues.≫

Les yeux de la comtesse etaient devenus humides, et elle paraissait
absorbee dans ses reflexions.

≪Il m'arrive souvent de penser a l'existence solitaire du comte
Besoukhow, reprit la princesse, a sa fortune colossale, et de me
demander--c'est peut-etre un peche--pourquoi vit-il? La vie lui est a
charge, tandis que Boris est jeune....

--Il lui laissera assurement quelque chose, dit la comtesse.

--J'en doute, chere amie; ces grands seigneurs millionnaires sont si
egoistes! Je vais pourtant y aller avec Boris, afin d'expliquer au comte
ce dont il s'agit. Il est maintenant deux heures, dit-elle en se levant,
et vous dinez a quatre... j'aurai le temps.≫

La princesse envoya chercher son fils:

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