--Silence!≫ cria Dologhow, et il tira en arriere l'officier,
qui, embarrasse par ses eperons, sauta gauchement dans la chambre.
La
bouteille une fois placee a sa portee, Dologhow enjamba la fenetre avec
lenteur et precaution, en abaissant ses jambes; alors, s'appuyant des deux
mains aux deux cotes de la fenetre il en mesura de l'oeil la largeur. Puis il
s'assit doucement, laissa aller ses mains, se pencha un peu a gauche, puis a
droite, et saisit la bouteille.
Anatole apporta deux bougies et les placa
dans l'embrasure. Il faisait pourtant grand jour. Le dos et la tete crepue de
Dologhow en chemise etaient eclaires des deux cotes. Tous se serrerent autour
de la fenetre, l'Anglais en avant des autres. Pierre souriait en silence.
Tout a coup un des assistants, terrifie et mecontent, se glissa au premier
rang, avec l'intention de saisir Dologhow par sa chemise.
≪Messieurs,
ce sont des folies, il se blessera mortellement,≫ s'ecria cet homme sage,
plus sage assurement que ses camarades.
Anatole l'arreta.
≪Ne le
touche pas, tu vas l'effrayer et il se tuera, et alors
quoi? hein!≫
Dologhow, s'appuyant sur ses mains et cherchant a se
mettre d'aplomb, se retourna:
≪Si quelqu'un essaye encore de s'en
meler, je le ferai descendre par la a la minute. Voila!≫ dit-il, laissant
lentement tomber ces mots a travers ses levres minces et serrees.... Puis
ayant prononce: Voila! il se retourna, porta la bouteille a sa bouche, rejeta
sa tete en arriere et leva le bras qu'il avait encore de libre, afin de
s'assurer un contrepoids. Un des domestiques, en train de rassembler les
verres sur la table, s'arreta immobile, a demi penche, et ne quitta plus des
yeux la fenetre et la tete de Dologhow.
L'Anglais, les levres
fortement pincees, regardait de cote. Celui qui avait essaye, mais en vain,
d'empecher cette folie, s'etait precipite dans un coin de la chambre sur un
canape, la figure tournee vers la muraille. Pierre se couvrit les yeux, et un
faible sourire passa sur sa figure, qui exprimait l'epouvante et l'horreur.
Il se fit un grand silence.
Pierre ouvrit les yeux et vit Dologhow
assis dans la meme position; seulement sa tete penchait si fortement en
arriere, que ses cheveux crepus touchaient le col de sa chemise, tandis que
le bras qui tenait la bouteille s'elevait de plus en plus, vacillant un peu
sous l'effort. La bouteille se vidait a vue d'oeil. ≪Comme c'est long!≫
pensait Pierre. Il lui semblait qu'il s'etait ecoule plus d'une
demi-heure.... Dologhow fit tout a coup un mouvement de recul, et son bras
trembla plus fort. Assis comme il l'etait, sur un rebord incline, ce
mouvement nerveux pouvait le faire glisser dans le vide. Il se deplaca tout
d'une piece, et son bras et sa tete vacillerent davantage; instinctivement il
leva une main comme pour se cramponner a l'entablement de la croisee, mais
l'abaissa aussitot. Pierre referma les yeux, en se promettant de ne plus
les rouvrir; mais au mouvement general qui se produisit une seconde apres
il regarda et vit Dologhow qui se tenait debout dans l'embrasure, pale
mais joyeux.
≪Elle est vide!≫
Il lanca sa bouteille a
l'Anglais, qui l'attrapa a la volee. Dologhow sauta dans la chambre: il
exhalait une forte odeur de rhum.
≪Admirable! bravo! Voila un pari! Que
le diable vous emporte tous!≫ criait-on de tous cotes a la
fois.
L'Anglais avait tire sa bourse et faisait ses comptes avec
Dologhow, devenu silencieux et maussade. Pierre s'elanca sur la
fenetre.
≪Messieurs! qui veut parier avec moi que je ferai la meme chose,
et meme sans pari? Vite une bouteille, je le ferai! Vite!...
--Va, va,
dit Dologhow en souriant.
--Es-tu devenu fou, voyons! Qu'est-ce qui te
prend? On te le defend, entends-tu bien, a toi dont la tete tourne sur un
escalier, s'ecrierent plusieurs voix.
--Je boirai; vite une bouteille!
cria Pierre en frappant avec force sur la table d'un geste d'ivrogne, et il
enjamba l'appui de la fenetre. Un des jeunes gens se jeta sur ses mains, mais
il etait si fort, qu'il le repoussa bien loin.
--Non, vous n'en
viendrez pas a bout comme cela, dit Anatole; attendez, je vais
l'attraper.
--Ecoute! je tiens le pari, mais pas avant demain; maintenant
allons tous a....
--Allons! s'ecria Pierre, allons, et en avant
Michka!≫ Il saisit l'ourson, l'entoura de ses bras, le souleva de terre et se
mit a valser avec lui tout autour de la chambre.
X
Le
prince Basile n'avait point oublie la promesse qu'il avait faite a
la princesse Droubetzkoi a la soiree de Mlle Scherer. La requete avait
ete presentee a l'Empereur, et le fils de la princesse passa, par
exception, en qualite de sous-lieutenant dans la garde, au regiment
Semenovsky; mais cependant, malgre tous les efforts de sa mere, Boris ne fut
pas nomme aide de camp de Koutouzow. Quelque temps apres la soiree,
la princesse retourna a Moscou aupres des Rostow, ses riches parents,
chez qui elle s'arretait toujours; c'est la que son petit Boris adore
avait passe la plus grande partie de son enfance. La garde avait
quitte Petersbourg le 10 du mois d'aout, et le jeune homme, retenu a Moscou
par la necessite de s'occuper de son equipement, devait la rejoindre
a Radzivilow.
C'etait jour de fete chez les Rostow. La mere et la
fille cadette s'appelaient Natalie, et on les fetait toutes les deux. Une
longue suite de voitures n'avaient cesse des le matin de deposer a l'hotel
Rostow, rue Povarskaia, une foule de visiteurs qui apportaient
leurs felicitations. La comtesse et sa fille ainee, une belle personne,
les recevaient au salon, ou ils se succedaient sans relache.
La mere
etait une femme de quarante-cinq ans, avec un type oriental, un visage
amaigri, et visiblement epuisee par les douze enfants qu'elle avait donnes a
son mari. La lenteur de ses mouvements et de son parler, qui provenait de sa
faiblesse, lui donnait un air imposant qui inspirait le respect. La princesse
Droubetzkoi etait avec elle, et, comme elle faisait partie de la famille,
elle aidait de son mieux a recevoir les visiteurs et a soutenir la
conversation.
Les jeunes gens, qui ne se souciaient pas de prendre part a
la reception, se tenaient dans des chambres interieures. Le comte allait
a la rencontre des arrivants, et en les reconduisant les engageait tous
a diner.
≪Je vous suis bien sincerement oblige, mon cher, ou ma chere,
disait-il indifferemment a chacun, aux inferieurs aussi bien qu'aux
superieurs. Merci pour celle dont nous celebrons la fete. Vous viendrez diner
sans faute, n'est-ce pas? Autrement, mon cher, vous m'offenseriez. Je
vous supplie de venir avec toute votre famille, ma chere...≫ Il
repetait exactement les memes paroles a tous les invites, et les
accompagnait exactement de la meme expression de figure, puis venait un
serrement de main avec saluts reiteres. Apres avoir reconduit les partants,
il revenait aupres de ceux qui n'avaient pas encore fait leurs
adieux, s'avancait a lui-meme un fauteuil et, apres avoir pose avec
complaisance ses pieds a terre et ses mains sur ses genoux, il se balancait
de droite et de gauche, emettant, en homme qui croit savoir vivre, des
reflexions sur le temps, sur la sante, tantot en russe, tantot en francais,
bien qu'il parlat fort mal le francais, mais toujours avec le meme
aplomb. Malgre sa fatigue, il se levait de nouveau pour reconduire les
partants, comme un homme bien decide a remplir ses devoirs jusqu'au bout,
et renouvelait ses invitations, tout cela en ramenant sur son crane
chauve quelques cheveux gris et rares.
Parfois, en revenant, il
traversait le vestibule et la serre et entrait dans une grande salle avec des
murs de stuc, ou l'on dressait les tables pour un diner de quatre-vingts
couverts. Apres avoir regarde les domestiques qui portaient les porcelaines,
l'argenterie, et deployaient les nappes damassees, il appelait un certain
Dmitri Vassilievitch, noble de naissance, qui dirigeait ses affaires, et lui
disait:
≪Ecoute, Mitenka, tache que tout soit bien; oui, c'est bien,
c'est bien!...≫
Et en examinant avec satisfaction une enorme table qui
venait de recevoir une rallonge, il ajoutait:
≪Le principal, c'est le
service, c'est le service, entends-tu bien,≫ et la-dessus il rentrait
enchante dans le salon.
≪Marie Lvovna Karaguine!≫ annonca d'une voix de
basse le valet de pied de la comtesse en se montrant a la porte.
La
comtesse reflechit un instant, en savourant une prise de tabac qu'elle
prenait dans une tabatiere en or ornee du portrait de son mari.
≪Dieu!
que ces visites m'ont extenuee! Allons, encore cette derniere... elle est si
begueule!... Priez-la de monter,≫ repondit-elle tristement au laquais, comme
si elle voulait dire: ≪Oh! celle-la va m'achever!≫
Une dame, grande,
forte, a l'air hautain, suivie d'une jeune fille au visage rond et souriant,
entra au salon; elles etaient precedees toutes deux du frou-frou de leurs
robes trainantes.
≪Chere comtesse... il y a si longtemps... elle a ete
alitee, la pauvre enfant... au bal des Razoumosky et de la comtesse
Apraxine.... J'ai ete si heureuse!≫
Ces civilites a batons rompus se
confondaient avec le frolement des robes et le deplacement des chaises. Puis
la conversation s'engageait tant bien que mal jusqu'au moment ou, grace a une
premiere pause, on pouvait decemment se permettre de lever la seance, tout en
faisant ses adieux, et, apres avoir recommence les: ≪Je suis bien charmee...
la sante de maman.... La comtesse Apraxine...≫ passer dans
l'antichambre, mettre sa pelisse et son manteau et partir.
La maladie
du vieux comte Besoukhow, l'un des plus beaux hommes du temps de Catherine,
qui etait en ce moment la nouvelle du jour, fit naturellement les frais de la
conversation, et il fut meme question de son fils naturel, Pierre, celui-la
meme qui avait ete si peu convenable a la soiree de Mlle Scherer.
≪Je
plains bien sincerement le pauvre comte, dit Mme Karaguine. Sa sante est si
mauvaise, et avoir un fils qui lui cause un pareil chagrin!
--Mais quel
est donc le chagrin qu'il a pu lui causer?≫ demanda la comtesse en feignant
d'ignorer l'histoire, tandis qu'elle l'avait deja entendu conter au moins une
quinzaine de fois.
≪Voila le fruit de l'education actuelle! Ce jeune
homme s'est trouve livre a lui-meme lorsqu'il etait a l'etranger, et
maintenant on raconte qu'il a fait a Petersbourg des choses si epouvantables,
qu'on a du le faire partir, par ordre de la police.
--Vraiment? dit la
comtesse.
--Il a fait de mauvaises connaissances, ajouta la princesse
Droubetzkoi, et avec le fils du prince Basile et un certain Dologhow ils ont
commis des horreurs.... Ce dernier a ete fait soldat et on a renvoye le fils
de Besoukhow a Moscou; quant a Anatole, son pere a trouve le
moyen d'etouffer le scandale; on lui a pourtant enjoint de
quitter Petersbourg.
--Mais qu'ont-ils donc fait? demanda la
comtesse.
--Ce sont de veritables brigands, Dologhow surtout, reprit
Mme Karaguine: il est le fils de Marie Ivanovna Dologhow, une dame
si respectable.... Croiriez-vous qu'a eux trois ils se sont empares, je
ne sais ou, d'un ourson, qu'ils l'ont fourre avec eux en voiture et
mene chez des actrices. La police a voulu les arreter. Alors...
qu'ont-ils imagine?... Ils ont saisi l'officier de police; et, apres
l'avoir attache sur le dos de l'ourson, ils l'ont lache clans la Moika,
l'ourson nageant avec l'homme de police sur son dos.
--Ah! ma chere,
la bonne figure que devait avoir cet homme! s'ecria le comte en se tordant de
rire.
--Mais, c'est une horreur! Il n'y a pas la, cher comte, de quoi
rire,≫ s'ecria Mme Karaguine.
Et, malgre elle, elle pouffait de rire,
comme lui.
≪On a eu toutes les peines du monde a sauver le malheureux...
et quand on pense que c'est le fils du comte Besoukhow qui s'amuse d'une
facon aussi insensee! Il passait pourtant pour un garcon intelligent et
bien eleve.... Voila le resultat d'une education faite a l'etranger.
J'espere au moins que personne ne le recevra, malgre sa fortune. On a voulu
me le presenter, mais j'ai immediatement decline cet honneur...! J'ai
des filles!
--Ou avez-vous donc appris qu'il fut si riche, demanda la
comtesse en se penchant vers Mme Karaguine et en tournant le dos aux
demoiselles, qui feignirent aussitot de ne rien entendre. Le vieux comte n'a
que des enfants naturels, et Pierre est un de ces batards, je
crois!≫
Mme Karaguine fit un geste de la main.
≪Ils sont, je
crois, une vingtaine.≫
La princesse Droubetzkoi, qui brulait du desir de
faire parade de ses relations et de montrer qu'elle connaissait a fond
l'existence de chacun dans le detail le plus intime, prit a son tour la
parole et dit a voix basse et avec emphase:
≪Voici ce que c'est...! La
reputation du comte Besoukhow est bien etablie: il a tant d'enfants, qu'il en
a perdu le compte, mais Pierre est son favori.
--Quel beau vieillard
c'etait, pas plus tard que l'annee derniere, dit la comtesse, je n'ai jamais
vu d'homme aussi beau que lui!
--Ah! il a beaucoup change depuis... A
propos, j'allais vous dire que l'heritier direct de toute sa fortune est le
prince Basile, du chef de sa femme; mais le vieux, ayant de l'affection pour
Pierre, s'est beaucoup occupe de son education, et a ecrit a l'Empereur a son
sujet. Personne ne peut donc savoir lequel des deux heritera de lui a sa
mort, qu'on attend d'ailleurs d'un moment a l'autre. Lorrain est meme
arrive de Petersbourg. La fortune est colossale... quarante mille ames et
des millions en capitaux. Je le sais pour sur, car je le tiens du
prince Basile lui-meme. Le vieux Besoukhow m'est aussi un peu cousin par
sa mere, et il est le parrain de Boris, ajouta-t-elle, en faisant
semblant de n'attacher a ce fait aucune importance. Le prince Basile est a
Moscou depuis hier soir.
--N'est-il pas charge de faire une
inspection?
--Oui; mais, entre nous soit dit, reprit la princesse,
l'inspection n'est qu'un pretexte: il n'est arrive que pour voir le comte
Cyrille Vladimirovitch, quand il a su qu'il etait au plus mal.
--Cela
n'empeche pas, ma chere, l'histoire d'etre excellente, dit le comte, qui, en
se voyant peu ecoute par les dames, se tourna du cote des demoiselles. Oh! la
bonne figure qu'il devait faire l'homme de police!...≫
Et il se mit a
contrefaire les gestes du policier en eclatant de rire d'une voix de
basse-taille. C'etait ce rire bruyant et sonore particulier aux gens qui
aiment a bien manger et surtout a bien boire; tout son gros corps en
trembla.
≪Vous revenez diner, n'est-ce pas, ma chere?≫
ajouta-t-il.
XI
Il se fit un grand silence. La comtesse
regardait Mme Karaguine et souriait agreablement, sans meme chercher a
deguiser la satisfaction qu'elle eprouverait a la voir partir. La fille de
Mme Karaguine arrangeait machinalement sa robe en interrogeant sa mere du
regard, lorsqu'on entendit tout a coup comme le bruit de plusieurs personnes
qui auraient traverse en courant la piece voisine, puis la chute
d'une chaise, et une fillette de treize ans, retenant d'une main le
jupon retrousse de sa petite robe de mousseline dans lequel elle
semblait cacher quelque chose, bondit jusqu'au milieu du salon et s'y arreta
tout court. Il etait evident qu'une course desordonnee l'avait entrainee
plus loin qu'elle ne voulait.
Au meme moment se montrerent a sa suite
un etudiant au collet amarante, un officier de la garde, une jeune fille de
quinze ans et un petit garcon en jaquette, au teint vif et colore.
Le
comte se leva en se balancant et, entourant la petite fille de
ses bras:
≪Ah! la voila, s'ecria-t-il, c'est sa fete aujourd'hui; ma
chere, c'est sa fete!
--Il y a temps pour tout, ma cherie, dit la
comtesse avec une feinte severite.... Tu la gates toujours,
Elie!
--Bonjour, ma chere; je vous souhaite une bonne fete!... La
delicieuse enfant!≫ dit Mme Karaguine en s'adressant a la mere.
La
petite fille, avec ses yeux noirs et sa bouche trop grande, semblait plutot
laide que jolie, mais, en revanche, elle etait d'une vivacite sans pareille;
le mouvement de ses epaules, qui s'agitaient encore dans son corsage
decollete, attestait qu'elle venait de courir; ses cheveux noirs, boucles, et
tout ebouriffes, retombaient en arriere; ses bras nus etaient minces et
greles; elle portait encore des pantalons garnis de dentelle, et ses petits
pieds etaient chausses de souliers. En un mot, elle etait dans cet age plein
d'esperances ou la petite fille n'est plus une enfant, mais ou l'enfant n'est
pas encore une jeune fille. Echappant a son pere, elle se jeta sur sa mere,
sans preter la moindre attention a sa reprimande, et, cachant sa figure en
feu dans le fouillis de dentelle qui couvrait le mantelet de la comtesse,
elle eclata de rire et se mit a conter a batons rompus une histoire sur sa
poupee, qu'elle tira aussitot de son jupon.
≪Vous voyez bien, c'est
une poupee, c'est Mimi, vous voyez!...≫
Et Natacha, pouvant a peine
parler, glissa sur les genoux de sa mere en riant de si bon coeur, que Mme
Karaguine ne put s'empecher d'en faire autant.
≪Voyons, laisse-moi,
va-t'en avec ton monstre, disait la comtesse en jouant la colere et en la
repoussant doucement.... C'est ma cadette,≫ dit-elle en s'adressant a Mme
Karaguine.
Natacha, relevant sa tete enfouie au milieu des dentelles de
sa mere, regarda un moment la dame inconnue a travers les larmes du rire et
se cacha de nouveau le visage. Obligee d'admirer ce tableau de famille,
Mme Karaguine crut bien faire en y jouant son role:
≪Dites-moi, ma
petite, qui est donc Mimi? C'est votre fille sans doute?≫
Natacha,
mecontente du ton de condescendance de l'etrangere, ne repondit rien et se
borna a la regarder d'un air serieux.
Pendant ce temps, toute la
jeunesse, c'est-a-dire Boris, l'officier, fils de la princesse Droubetzkoi,
Nicolas, l'etudiant, fils aine du comte Rostow, Sonia, sa niece, agee de
quinze ans, et Petroucha, son fils cadet, s'etaient groupes dans la chambre
et faisaient des efforts visibles pour contenir, dans les limites de la
bienseance, la vivacite et l'entrain qui percaient dans chacun de leurs
mouvements. Rien qu'a les voir, on comprenait bien vite que, dans les
appartements interieurs d'ou ils s'etaient si impetueusement elances,
l'entretien avait ete autrement gai qu'au salon, et qu'on y avait parle
d'autre chose que des bruits de la ville, du temps qu'il faisait et de la
comtesse Apraxine. Ils echangeaient des regards furtifs et retenaient a
grand'peine leur fou rire.
Les deux jeunes gens etaient des amis
d'enfance, du meme age, tous deux jolis garcons, mais absolument differents
l'un de l'autre. Boris etait grand, blond, d'une beaute calme et reguliere.
Nicolas avait la tete bouclee, il etait petit et son visage exprimait la
franchise. Sur sa levre superieure s'estompaient legerement les premiers
poils d'une moustache naissante. Tout en lui respirait l'ardeur et
l'enthousiasme. Il avait fortement rougi en entrant et avait essaye en vain
de dire quelque chose. Boris, au contraire, reprit tout de suite son aplomb,
et raconta d'une facon plaisante qu'il avait eu l'honneur de connaitre
Mlle Mimi dans son adolescence, mais que depuis cinq ans elle
avait terriblement vieilli et que sa tete etait fendue!
Pendant ce
recit il jeta un regard a Natacha, qui reporta aussitot les yeux sur son
petit frere: celui-ci, les paupieres a moitie fermees, etait comme secoue par
un rire convulsif et silencieux; ne pouvant a cette vue se contenir
davantage, elle se leva d'un bond et s'enfuit aussi vite que ses petits pieds
pouvaient la porter. Boris resta impassible:
≪Maman, ne desirez-vous
pas sortir et n'avez-vous pas besoin de la voiture? demanda-t-il en
souriant.
--Oui, certainement, va la commander,≫ repondit sa
mere.
Boris quitta le salon sans se presser et suivit les traces de
Natacha, tandis que le petit bonhomme joufflu s'elancait a leur suite,
tout mecontent d'avoir ete abandonne par eux.
XII
De
toute cette jeunesse il ne restait plus que Nicolas et Sonia, la demoiselle
etrangere et la fille ainee de la comtesse, de quatre ans plus agee que
Natacha et qui comptait deja au nombre des grandes personnes.
Sonia
etait une petite brune mignonne, avec des yeux doux, ombrages de longs cils.
Le ton olivatre de son visage s'accusait encore plus sur la nuque et sur ses
mains fines et gracieuses, et une epaisse natte de cheveux noirs s'enroulait
deux fois autour de sa tete. L'harmonie de ses mouvements, la mollesse et la
souplesse de ses membres greles, ses manieres un peu reservees la faisaient
comparer a un joli petit minet pret a se metamorphoser en une delicieuse
jeune chatte. Elle essayait par un sourire de prendre part a la conversation
generale, mais ses yeux, sous leurs cils longs et soyeux, se portaient
involontairement sur le cousin qui allait partir pour l'armee: ils
exprimaient si visiblement ce sentiment d'adoration particulier aux jeunes
filles, que son sourire ne pouvait tromper personne; il etait evident que le
petit minet ne s'etait pelotonne que pour un instant, et qu'une fois hors du
salon, a l'exemple de Boris et de Natacha, il sauterait et gambaderait de
plus belle avec ce cher petit cousin.
≪Oui, ma chere, disait le vieux
comte en montrant Nicolas, son ami Boris a ete nomme officier et il veut le
suivre par amitie pour lui, me quitter, laisser la l'universite et se faire
militaire.... Et dire, ma chere, que sa place aux Archives etait toute prete!
C'est ce que j'appelle de l'amitie!
--Mais la guerre est declaree,
dit-on?
--On le dit depuis longtemps, on le redira encore, et puis on
n'en parlera plus.... Oui, ma chere, voila de l'amitie, ou je ne m'y
connais pas.... Il entre aux hussards!≫
Mme Karaguine, ne sachant que
repondre, hocha la tete.
≪Ce n'est pas du tout par amitie!≫ s'ecria
Nicolas, qui devint pourpre et eut l'air de s'en defendre comme d'une action
honteuse.
Il jeta un coup d'oeil sur sa cousine et sur Mlle Karaguine,
qui semblaient toutes deux l'approuver.
≪Nous avons aujourd'hui a
diner le colonel du regiment de Pavlograd; il est ici en conge et il
l'emmenera. Que faire? dit le comte en haussant les epaules et en s'efforcant
de parler gaiement d'un sujet qui lui avait cause beaucoup de
chagrin.
--Je vous ai deja declare, papa, que si vous me defendiez de
partir, je resterais. Mais je ne puis etre que militaire, je le sais tres
bien, car, pour devenir diplomate ou fonctionnaire civil, il faut
savoir cacher ses sentiments, et je ne le sais pas,≫ continua-t-il en
regardant ces demoiselles avec toute la coquetterie de son age.
La
petite chatte, les yeux attaches sur les siens, semblait guetter la minute
favorable pour recommencer ses agaceries et donner un libre cours a sa nature
feline.
≪C'est bon, c'est bon, dit le comte; il s'enflamme tout de
suite. Bonaparte leur a tourne la cervelle a tous, et tous cherchent a
savoir comment de simple lieutenant il est devenu Empereur. Apres tout, je
leur souhaite bonne chance,≫ ajouta-t-il sans remarquer le sourire moqueur
de Mme Karaguine.
On se mit a parler de Napoleon, et Julie, c'etait le
nom de Mlle Karaguine, s'adressant au jeune Rostow:
≪Je regrette, lui
dit-elle, que vous n'ayez pas ete jeudi chez les Argharow. Je me suis ennuyee
sans vous,≫ murmura-t-elle tendrement.
Le jeune homme, tres flatte, se
rapprocha d'elle, et il s'ensuivit un aparte plein de coquetterie, qui lui
fit oublier la jalousie de Sonia, tandis que la pauvre petite, toute rouge et
toute fremissante, s'efforcait de sourire. Au milieu de l'entretien il se
tourna vers elle, et Sonia, lui repondant par un regard a la fois passionne
et irrite, quitta la chambre, ayant beaucoup de peine a retenir ses
larmes.
Toute la vivacite de Nicolas disparut comme par enchantement,
et, profitant du premier moment favorable, il s'eloigna a sa recherche,
la figure bouleversee.
≪Les secrets de cette jeunesse sont cousus de
fil blanc,≫ dit la princesse Droubetzkoi en le suivant des yeux...
≪cousinage, dangereux voisinage[8]≪≪Oui,≫ reprit la comtesse, apres l'eclipse
de ce rayon de soleil et de vie apporte par toute cette
jeunesse....
Et repondant elle-meme a une question que personne ne lui
avait adressee, mais qui la preoccupait constamment:
≪Que de soucis,
que de souffrances avant de pouvoir en jouir!... et maintenant je tremble
plus que je ne me rejouis. J'ai peur, toujours peur! C'est justement l'age le
plus dangereux pour les filles comme pour les garcons.
--Tout depend
de l'education!
--Vous avez parfaitement raison; j'ai ete, Dieu merci,
l'amie de mes enfants, et ils me donnent jusqu'a present toute
leur confiance,--repondit la comtesse; elle nourrissait a cet egard
les illusions de beaucoup de parents qui s'imaginent connaitre les
secrets de leurs enfants.--Je sais que mes filles n'auront rien de cache
pour moi, et que si Nicolas fait des folies,--un garcon y est toujours
plus ou moins oblige,--il ne se conduira pas comme ces messieurs
de Petersbourg.
--Ce sont de bons enfants,--dit le comte, dont le
grand moyen pour trancher les questions compliquees etait de trouver tout
parfait.--Que faire? il a voulu etre hussard.... Que voulez-vous, ma
chere?
--Quelle charmante petite creature que votre cadette, un
veritable vif-argent.
--Oui, elle me ressemble, reprit naivement le
pere, et quelle voix! Bien qu'elle soit ma fille, je suis force d'etre juste;
ce sera une veritable cantatrice, une seconde Salomoni! Nous avons pris un
Italien pour lui donner des lecons.
--N'est-ce pas trop tot? A son
age, cela peut lui gater la voix.
--Mais pourquoi donc serait-ce trop
tot? Nos meres se mariaient bien a douze ou treize ans.
--Savez-vous
qu'elle est deja amoureuse de Boris! Qu'en pensez-vous?≫ dit la comtesse en
souriant et en echangeant un regard avec son amie la princesse A.
Mikhailovna.
Et comme si elle repondait ensuite a ses propres pensees,
elle ajouta:
≪Si je la tenais severement, si je lui defendais de le voir,
Dieu sait ce qu'il en adviendrait (elle voulait dire sans doute par la
qu'ils s'embrasseraient en cachette): tandis que maintenant je sais tout
ce qu'ils se disent; elle vient elle-meme me le conter tous les soirs.
Je la gate, c'est possible, mais cela vaut mieux, croyez-moi.... Quant
a ma fille ainee, elle a ete elevee tres severement.
--Ah! c'est bien
vrai, j'ai ete elevee tout autrement,≫ dit la jeune comtesse Vera en
souriant.
Mais par malheur son sourire ne l'embellissait pas, car, au
contraire de ce qui a lieu d'habitude, il donnait a sa figure une
expression desagreable et affectee. Cependant elle etait plutot belle,
assez intelligente, instruite, elle avait la voix agreable, et ce
qu'elle venait de dire etait parfaitement juste; pourtant, chose etrange,
tous se regarderent, etonnes et embarrasses.
≪On tache toujours de
mieux reussir avec les aines et d'en faire quelque chose d'extraordinaire,
dit Mme Karaguine.
--Il faut avouer, reprit le comte, que la comtesse a
voulu atteindre l'impossible avec Vera; mais, apres tout, elle a reussi, et
parfaitement reussi,≫ ajouta-t-il, en lancant a sa fille un coup d'oeil
approbateur.
Mme Karaguine se decida enfin a faire ses adieux, en
promettant de revenir diner.
≪Quelle sotte! s'ecria la comtesse apres
l'avoir reconduite, je croyais qu'elle ne s'en irait
jamais!≫
XIII
Natacha s'etait arretee, dans sa fuite, a
l'entree de la serre; la elle attendit Boris, tout en pretant l'oreille a la
conversation du salon. A la fin, perdant patience et frappant du pied, elle
etait sur le point de pleurer, lorsqu'elle entendit le jeune homme, qui
arrivait sans se presser le moins du monde. Elle n'eut que le temps de se
jeter derriere les caisses d'arbustes. Une fois dans la serre, Boris regarda
autour de lui et, secouant un leger grain de poussiere de dessus sa manche,
il s'approcha de la glace pour y mirer sa jolie figure. Natacha
suivait avec curiosite tous ses mouvements: elle le vit sourire et se
diriger vers la porte opposee; alors elle eut la pensee de
l'appeler:
≪Non, se dit-elle, qu'il me cherche!≫
A peine avait-il
disparu, que Sonia, tout en pleurs et les joues en feu, se precipita dans la
serre. Natacha allait s'elancer vers elle, mais le plaisir de rester
invisible et d'observer, ce qui se passait, comme dans les contes de fees, la
retint immobile. Sonia se parlait a elle-meme tout bas, les yeux fixes sur la
porte du salon. Nicolas entra.
≪Sonia, qu'as-tu? Est-ce possible? lui
cria-t-il en courant a elle.
--Rien, je n'ai rien,
laissez-moi!...≫
Et elle fondit en larmes.
≪Mais non, je sais ce
que c'est!
--Eh bien! si vous le savez, tant mieux pour vous, allez la
rejoindre.
--Sonia, un mot! Peut-on se tourmenter ainsi et me tourmenter
moi, pour une chimere,≫ lui dit-il en lui prenant la main.
Sonia
pleurait sans retirer sa main. Natacha, clouee a sa place, retenait sa
respiration; ses yeux brillaient.
≪Qu'est-ce qui va se passer?
pensa-t-elle.
--Sonia, le monde entier n'est rien pour moi: toi seule tu
es tout, et je te le prouverai!
--Je n'aime pas que tu parles a... dit
Sonia.
--Eh bien! je ne le ferai plus, pardonne-moi!...≫
Et,
l'attirant a lui, il l'embrassa.
≪Ah! voila qui est bien!≫ se dit
Natacha.
Nicolas et Sonia quitterent la serre; elle les suivit a distance
jusqu'a la porte et appela Boris.
≪Boris, venez ici, dit-elle d'un air
important et mysterieux. J'ai a vous dire quelque chose. Ici,
ici!...≫
Et elle l'amena jusqu'a sa cachette entre les fleurs. Boris
obeissait en souriant:
≪Qu'avez-vous a me dire?≫
Elle se
troubla, regarda autour d'elle, et, ayant apercu sa poupee qui gisait
abandonnee sur une des caisses, elle s'en empara et la
lui presenta:
≪Embrassez ma poupee!≫
Boris ne bougeait pas et
regardait sa petite figure animee et souriante.
≪Vous ne le voulez pas?
Eh bien, venez, par ici...≫
Et, l'entrainant tout au milieu des arbres,
elle jeta sa poupee.
≪Plus pres, plus pres!≫ dit-elle en saisissant tout
a coup le jeune homme par son uniforme.
Et, rougissante d'emotion et
prete a pleurer, elle murmura:
≪Et moi, m'embrasserez-vous?≫
Boris
devint pourpre.
≪Comme vous etes etrange!≫ lui dit-il.
Et il se
penchait indecis au-dessus d'elle.
S'elancant d'un bond sur une des
caisses, elle entoura de ses deux petits bras nus et greles le cou de son
compagnon, et, rejetant ses cheveux en arriere, elle lui appliqua un baiser
sur les levres; puis, s'echappant aussitot et se glissant rapidement a
travers les plantes, elle s'arreta de l'autre cote, la tete
penchee.
≪Natacha, je vous aime, vous le savez bien,
mais....
--Etes-vous amoureux de moi?
--Oui, je le suis. Mais, je
vous en prie, ne recommencons plus..., ce que nous venons de faire.... Encore
quatre ans... alors je demanderai votre main...≫
Natacha se mit a
reflechir.
≪Treize, quatorze, quinze, seize, dit-elle en comptant sur ses
doigts. Bien, c'est convenu!...≫
Et un sourire de confiance et de
satisfaction eclaira son petit visage.
≪C'est convenu! reprit
Boris.
--Pour toujours, a la vie a la mort!≫ s'ecria la fillette en lui
prenant le bras et en l'emmenant, heureuse et tranquille, dans le grand
salon.
XIV
La comtesse, qui s'etait sentie fatiguee, avait
fait fermer sa porte et donne ordre au suisse d'inviter a diner tous ceux qui
viendraient apporter leurs felicitations. Elle desirait aussi causer en
tete-a-tete avec son amie d'enfance, la princesse Droubetzkoi, qui etait
revenue depuis peu de Petersbourg.
≪Je serai franche avec toi, lui
dit-elle en rapprochant son fauteuil de celui de la comtesse: il nous reste,
helas! si peu de vieux amis, que ton amitie m'est doublement
precieuse.≫
Et, jetant un regard sur Vera, elle se tut.
La
comtesse lui serra tendrement la main.
≪Vera, vous ne comprenez donc
rien?≫
Elle aimait peu sa fille, et c'etait facile a voir.
≪Tu ne
comprends donc pas que tu es de trop ici. Va rejoindre
tes soeurs.
--Si vous me l'aviez dit plus tot, maman,--repondit la
belle Vera avec un certain dedain, mais sans paraitre toutefois offensee,--je
serais deja partie...≫
Et elle passa dans la grande salle, ou elle
apercut deux couples assis, chacun devant une fenetre et qui semblaient se
faire pendants l'un a l'autre.
Elle s'arreta un moment pour les
regarder d'un air moqueur. Nicolas, a cote de Sonia, lui copiait des vers,
les premiers de sa composition. Boris et Natacha causaient a voix basse; ils
se turent a l'approche de Vera. Les deux petites filles avaient un air joyeux
et coupable qui trahissait leur amour; c'etait charmant et comique tout a la
fois, mais Vera ne trouvait cela ni charmant ni comique.
≪Combien de
fois ne vous ai-je pas prie de ne jamais toucher aux objets qui
m'appartiennent! Vous avez une chambre a vous.≫
Et la-dessus elle prit
l'encrier des mains de Nicolas.
≪Un instant, un instant, dit Nicolas en
trempant sa plume dans l'encrier.
--Vous ne faites jamais rien a
propos: tout a l'heure, vous etes entres comme des fous dans le salon, et
vous nous avez tous scandalises.≫ En depit, ou peut-etre a cause de la verite
de sa remarque, personne ne souffla mot, mais il y eut entre les quatre
coupables un rapide echange de regards. Vera, son encrier a la main, hesitait
a s'eloigner.
≪Et quels secrets pouvez-vous bien avoir a vos ages? C'est
ridicule, et ce ne sont que des folies!
--Mais que t'importe, Vera?
dit avec douceur Natacha, qui se sentait ce jour-la meilleure que d'habitude
et mieux disposee pour les autres.
--C'est absurde! J'ai honte pour vous!
Quels sont vos secrets, je vous prie?
--Chacun a les siens, et nous te
laissons en repos, toi et Berg, reprit Natacha en s'echauffant.
--Il
est facile de me laisser tranquille, puisque je ne fais rien de blamable.
Mais, quant a toi, je dirai a maman comment tu te conduis
avec Boris.
--Natalie Ilinischna se conduit tres bien avec moi, je
n'ai pas a m'en plaindre.
--Finissez, Boris; vous etes un vrai
diplomate!≫
Ce mot ≪diplomate≫, tres usite parmi ces enfants, avait dans
leur argot une signification toute particuliere.
≪C'est insupportable,
dit Natacha, irritee et blessee. Pourquoi s'accroche-t-elle a moi? Tu ne nous
comprendras jamais, car tu n'as jamais aime personne; tu n'as pas de coeur,
tu es Mme de Genlis, et voila tout (ce sobriquet, invente par Nicolas,
passait pour fort injurieux); ton seul plaisir est de causer de l'ennui aux
autres: tu n'as qu'a faire la coquette avec Berg tant que tu
voudras.
--Ce qui est certain, c'est que je ne cours pas apres un jeune
homme devant le monde, et....
--Tres bien, s'ecria Nicolas, tu as
atteint ton but, tu nous as deranges pour nous dire a tous des sottises;
allons-nous-en, sauvons-nous dans la chambre d'etude!...≫
Aussitot
tous les quatre se leverent et disparurent comme une nichee d'oiseaux
effarouches.
≪C'est a moi au contraire que vous en avez dit,≫ s'ecria
Vera, tandis que les quatre voix repetaient gaiement en choeur derriere la
porte:
≪Mme de Genlis! Mme de Genlis!≫
Sans se preoccuper de ce
sobriquet, Vera s'approcha de la glace pour arranger son echarpe et sa
coiffure, et la vue de son beau visage lui rendit son impassibilite
habituelle.
Dans le salon, la conversation etait des plus intimes entre
les deux amies.
≪Ah! chere, disait la comtesse, tout n'est pas rose
dans ma vie; je vois tres bien, au train dont vont les choses, que nous n'en
avons pas pour longtemps; toute notre fortune y passera! A qui la faute? A sa
bonte et au club! A la campagne meme, il n'a point de repos... toujours
des spectacles, des chasses, que sais-je enfin? Mais a quoi sert
d'en parler? Raconte-moi plutot ce que tu as fait. Vraiment, je
t'admire: comment peux-tu courir ainsi la poste a ton age, aller a Moscou,
a Petersbourg, chez tous les ministres, chez tous les gros bonnets
et savoir t'y prendre avec chacun? Voyons, comment y es-tu parvenue?
C'est merveilleux; quant a moi, je n'y entends rien!
--Ah! ma chere
ame, que Dieu te preserve de jamais savoir par experience ce que c'est que de
rester veuve, sans appui, avec un fils qu'on aime a la folie! On se soumet a
tout pour lui! Mon proces a ete une dure ecole! Lorsque j'avais besoin de
voir un de ces gros bonnets, j'ecrivais ceci: ≪La princesse une telle desire
voir un tel,≫ et j'allais moi-meme en voiture de louage une fois, deux fois,
quatre fois, jusqu'a ce que j'eusse obtenu ce qu'il me fallait, et ce que
l'on pensait de moi m'etait completement indifferent.
--A qui donc
t'es-tu adressee pour Boris? Car enfin le voila officier dans la garde,
tandis que Nicolas n'est que ≪junker≫. Personne ne s'est remue pour lui. A
qui donc t'es-tu adressee?
--Au prince Basile, et il a ete tres aimable.
Il a tout de suite promis d'en parler a l'Empereur, ajouta vivement la
princesse, oubliant les recentes humiliations qu'elle avait du
subir.
--A-t-il beaucoup vieilli, le prince Basile? Je ne l'ai pas
rencontre depuis l'epoque de nos comedies chez les Roumianzow; il m'aura
oubliee, et pourtant a cette epoque-la il me faisait la cour!
--Il est
toujours le meme, aimable et galant; les grandeurs ne lui ont pas tourne la
tete! ≪Je regrette, chere princesse, m'a-t-il dit, de ne pas avoir a me
donner plus de peine; vous n'avez qu'a ordonner.≫ C'est vraiment un brave
homme et un bon parent. Tu sais, Nathalie, l'amour que je porte a mon fils;
il n'y a rien que je ne sois prete a faire pour son bonheur. Mais ma position
est si difficile, si penible, et elle a encore empire, dit-elle tristement a
voix basse. Mon malheureux proces n'avance guere et me ruine. Je n'ai pas dix
kopeks dans ma poche, le croirais-tu? Et je ne sais comment equiper
Boris.≫
Et, tirant son mouchoir, elle se mit a pleurer:
≪J'ai
besoin de cinq cents roubles, et je n'ai qu'un seul billet de vingt-cinq
roubles. Ma situation est epouvantable: je n'ai plus d'espoir que dans le
comte Besoukhow. S'il ne consent pas a venir en aide a son filleul Boris et a
lui faire une pension, toutes mes peines sont perdues.≫
Les yeux de la
comtesse etaient devenus humides, et elle paraissait absorbee dans ses
reflexions.
≪Il m'arrive souvent de penser a l'existence solitaire du
comte Besoukhow, reprit la princesse, a sa fortune colossale, et de
me demander--c'est peut-etre un peche--pourquoi vit-il? La vie lui est
a charge, tandis que Boris est jeune....
--Il lui laissera assurement
quelque chose, dit la comtesse.
--J'en doute, chere amie; ces grands
seigneurs millionnaires sont si egoistes! Je vais pourtant y aller avec
Boris, afin d'expliquer au comte ce dont il s'agit. Il est maintenant deux
heures, dit-elle en se levant, et vous dinez a quatre... j'aurai le
temps.≫
La princesse envoya chercher son fils: |
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