2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 4

La guerre et la paix 전쟁과 평화 4


≪Au revoir, mon amie, dit-elle a la comtesse, qui la reconduisit jusqu'a
l'antichambre; souhaite-moi bonne chance.

--Vous allez voir le comte Cyrille Vladimirovitch, ma chere, lui cria le
comte en sortant de la grande salle? S'il se sent mieux, vous inviterez
Pierre a diner; il venait chez nous autrefois et dansait avec les
enfants. Faites-le-lui promettre, je vous en prie. Nous verrons si
Tarass se distinguera; il assure que le comte Orlow n'a jamais donne un
diner pareil a celui qu'il nous prepare.≫


XV


≪Mon cher Boris, dit la princesse a son fils, pendant que la voiture
mise a sa disposition par la comtesse Rostow quittait la rue jonchee de
paille et entrait dans la grande cour de l'hotel Besoukhow, mon cher
Boris, repeta-t-elle en degageant sa main de dessous son vieux manteau
et en la posant sur celle de son fils avec un mouvement a la fois
caressant et timide, sois aimable, sois prudent. Il est ton parrain, et
ton avenir depend de lui, ne l'oublie pas. Sois gentil, comme tu sais
l'etre quand tu veux.

--J'aurais voulu, je l'avoue, etre sur de retirer de tout cela autre
chose qu'une humiliation, repondit-il froidement; mais vous avez ma
promesse, et je ferai cela pour vous.≫

Apres avoir refuse de se faire annoncer, la mere et le fils entrerent
dans le vestibule vitre, orne de deux rangees de statues dans des
niches. Le suisse les examina des pieds a la tete, ses yeux
s'arreterent sur le manteau rape de la mere; alors il leur demanda s'ils
etaient venus pour les jeunes princesses ou pour le comte. En apprenant
que c'etait pour ce dernier, il s'empressa de leur declarer, en depit
des voitures qui stationnaient devant la porte et dont la presence lui
donnait un dementi, que Son Excellence ne recevait personne, vu
l'extreme gravite de son etat.

≪Dans ce cas, partons, dit Boris en francais.

--Mon ami,≫ reprit sa mere d'un ton suppliant, en lui touchant le bras,
comme si cet attouchement avait le don de le calmer ou de l'exciter a
volonte.

Boris se tut; sa mere en profita pour s'adresser au suisse d'un ton
larmoyant: ≪Je sais que le comte est tres mal, c'est pour cela que je
suis venue; je suis sa parente, je ne le derangerai pas... je veux
seulement voir le prince Basile; je sais qu'il est ici; va, je te prie,
nous annoncer.≫

Le suisse tira avec humeur le cordon de la sonnette.

≪La princesse Droubetzkoi se fait annoncer chez le prince Basile,≫
cria-t-il a un valet de chambre qui avancait sa tete sous la voute de
l'escalier.

La princesse arrangea les plis de sa robe de taffetas teint, en se
regardant dans une grande glace de Venise encadree dans le mur, et posa
hardiment sa chaussure usee sur les marches tendues d'un riche tapis.

≪Vous me l'avez promis, mon cher,≫ repeta-t-elle a son fils, en
l'effleurant de la main pour l'encourager.

Boris la suivit tranquillement, les yeux baisses, et tous deux entrerent
dans la salle que l'on devait traverser pour arriver chez le prince
Basile.

Au moment ou ils allaient demander leur chemin a un vieux valet de
chambre qui s'etait leve a leur approche, une des nombreuses portes qui
donnaient dans cette piece s'ouvrit et laissa passer le prince Basile en
douillette de velours fourree et ornee d'une seule decoration, ce qui
etait ordinairement chez lui l'indice d'une toilette negligee. Le prince
reconduisait un beau garcon a cheveux noirs. C'etait le docteur Lorrain.

≪Est-ce bien certain?

--_Errare humanum est_, mon prince, repondit le docteur en grasseyant et
en prononcant le latin a la francaise.

--C'est bien, c'est bien,≫ dit le prince Basile, qui, ayant remarque la
princesse Droubetzkoi et son fils, congedia le medecin en le saluant de
la tete.

Alors il s'approcha d'eux en silence et les interrogea du regard. Boris
vit l'expression d'une profonde douleur passer aussitot dans les yeux de
sa mere, et il en sourit a la derobee.

≪Nous nous retrouvons dans de bien tristes circonstances, mon prince....
Comment va le cher malade?≫ dit-elle, en faisant semblant de ne point
remarquer le regard, froid et blessant dirige sur elle.

Le prince Basile continua a les regarder en silence, elle et son fils
Boris, sans chercher meme a deguiser son etonnement; sans rendre a ce
dernier son salut, il repondit a la princesse par un mouvement de tete
et de levres qui indiquait que la situation du malade etait desesperee.

≪C'est donc vrai! s'ecria-t-elle. Ah! c'est epouvantable, c'est terrible
a penser.... C'est mon fils, ajouta-t-elle; il tenait a vous remercier
en personne.≫ Nouveau salut de Boris. ≪Soyez persuade, mon prince, que
jamais le coeur d'une mere n'oubliera ce que vous avez fait pour son
fils.

--Je suis heureux, chere Anna Mikhailovna, d'avoir pu vous etre
agreable,≫ dit le prince en chiffonnant son jabot.

Et sa voix et son geste prirent des airs de protection tout autres qu'a
Petersbourg a la soiree de Mlle Scherer.

≪Faites votre possible pour servir avec zele et vous rendre digne de....
Je suis charme, charme de... Etes-vous en conge?≫

Tout cela avait ete debite avec la plus parfaite indifference.

≪J'attends l'ordre du jour, Excellence, pour me rendre a ma nouvelle
destination,≫ repondit Boris sans se montrer blesse de ce ton sec et
sans temoigner le desir de continuer la conversation.

Frappe de son air tranquille et discret, le prince le regarda avec
attention:

≪Demeurez-vous avec votre mere?

--Je demeure chez la comtesse Rostow, Excellence.

--Chez Elie Rostow, marie a Nathalie Schinchine, dit Anna Mikhailovna.

--Je sais, je sais, reprit le prince de sa voix monotone. Je n'ai jamais
pu comprendre Nathalie! S'etre decidee a epouser cet ours mal leche....
Un personnage stupide, ridicule et, qui plus est, joueur, a ce qu'on
dit.

--Oui, mais un tres brave homme, mon prince, reprit la princesse en
souriant, de maniere a faire croire qu'elle partageait son opinion, tout
en defendant le pauvre comte.

--Que disent les medecins? demanda-t-elle de nouveau en redonnant a sa
figure fatiguee l'expression d'un profond chagrin.

--Il y a peu d'espoir.

--J'aurais tant desire pouvoir encore une fois remercier mon oncle de
toutes ses bontes pour moi et pour Boris. C'est son filleul!≫
ajouta-t-elle avec importance, comme si cette nouvelle devait produire
une impression favorable sur le prince Basile.

Ce dernier se tut et fronca le sourcil.

Comprenant aussitot qu'il craignait de trouver en elle un competiteur
dangereux a la succession du comte Besoukhow, elle s'empressa de le
rassurer:

≪Si ce n'etait ma sincere affection et mon devouement a mon oncle...≫

Ces deux mots ≪mon oncle≫ glissaient de ses levres avec un melange
d'assurance et de laisser-aller.

≪Je connais son caractere franc et noble!... mais ici il n'a que ses
nieces aupres de lui; elles sont jeunes...≫

Et elle continua a demi-voix en baissant la tete:

≪A-t-il rempli ses derniers devoirs? Ses instants sont precieux! Il ne
saurait etre plus mal, il serait donc indispensable de le preparer. Nous
autres femmes, prince, ajouta-t-elle en souriant avec douceur, nous
savons toujours faire accepter ces choses-la. Il faut absolument que je
le voie, malgre tout ce qu'une telle entrevue peut avoir de penible pour
moi; mais je suis si habituee a souffrir!≫

Le prince avait compris, comme l'autre fois a la soiree de Mlle Scherer,
qu'il serait impossible de se debarrasser d'Anna Mikhailovna.

≪Je craindrais que cette entrevue ne lui fit du mal, chere princesse!
Attendons jusqu'au soir: les medecins comptent sur une crise!

--Attendre, mon prince, mais ce sont ses derniers instants, pensez qu'il
y va du salut de son ame! Ah! ils sont terribles les devoirs d'un
chretien!≫

La porte qui communiquait avec les chambres interieures s'ouvrit a ce
moment, et une des princesses en sortit; sa figure etait froide et
reveche, et sa taille, d'une longueur demesuree, jurait par sa
disproportion avec l'ensemble de sa personne.

≪Eh bien, comment est-il? demanda le prince Basile.

--Toujours de meme, et cela ne peut etre autrement avec ce bruit,
repondit la demoiselle, en toisant Anna Mikhailovna comme une etrangere.

--Ah! chere, je ne vous reconnaissais pas, s'ecria celle-ci avec joie en
s'approchant d'elle. Je viens d'arriver, et je suis accourue pour vous
aider a soigner mon oncle! Combien vous avez du souffrir!≫ ajouta-t-elle
en levant les yeux au ciel.

La jeune princesse tourna sur ses talons et sortit sans dire un mot.

Anna Mikhailovna ota ses gants, et, s'etablissant dans un fauteuil comme
dans un retranchement conquis, elle engagea le prince a s'asseoir a ses
cotes.

≪Boris, je vais aller chez le comte, chez mon oncle; toi, mon ami, en
attendant, va chez Pierre, et fais-lui part de l'invitation des Rostow.
Ils l'invitent a diner, tu sais?... Mais il n'ira pas, je crois,
dit-elle en se tournant vers le prince Basile.

--Pourquoi pas? reprit celui-ci avec une mauvaise humeur bien visible;
je serai tres content que vous me debarrassiez de ce jeune homme. Il
s'est installe ici, et le comte n'a pas demande une seule fois a le
voir.≫

Il haussa les epaules et sonna. Un valet de chambre parut et fut charge
de conduire Boris chez Pierre Kirilovitch en prenant par un autre
escalier.


XVI


C'etait la verite. Pierre n'avait pas eu le loisir de se choisir encore
une carriere, par suite de son renvoi de Petersbourg a Moscou pour ses
folies tapageuses. L'histoire racontee chez les Rostow etait
authentique. Il avait, de concert avec ses camarades, attache l'officier
de police sur le dos de l'ourson!

De retour depuis peu de jours, il s'etait arrete chez son pere, comme
d'habitude. Il supposait avec raison que son aventure devait etre connue
et que l'entourage feminin du comte, toujours hostile a son egard, ne
manquerait pas de le monter contre lui. Malgre tout, il se rendit le
jour meme de son arrivee dans l'appartement de son pere et s'arreta,
chemin faisant, dans le salon ou se tenaient habituellement les
princesses, pour leur dire bonjour. Deux d'entre elles faisaient de la
tapisserie a un grand metier, tandis que la troisieme, l'ainee, leur
faisait une lecture a haute voix.

Son maintien etait severe, sa personne soignee, mais la longueur de son
buste sautait aux yeux: c'etait celle qui avait feint d'ignorer la
presence d'Anna Mikhailovna. Les cadettes, toutes deux fort jolies, ne
se distinguaient l'une de l'autre que par un grain de beaute, qui etait
place chez l'une juste au-dessus de la levre et qui la rendait fort
seduisante. Pierre fut recu comme un pestifere. L'ainee interrompit sa
lecture et fixa sur lui en silence des regards effrayes; la seconde,
celle qui etait privee du grain de beaute, suivit son exemple; la
troisieme, moqueuse et gaie, se pencha sur son ouvrage pour cacher de
son mieux le sourire provoque par la scene qui allait se jouer et
qu'elle prevoyait. Elle piqua son aiguille dans le canevas et fit
semblant d'examiner le dessin, en etouffant un eclat de rire.

≪Bonjour, ma cousine, dit Pierre, vous ne me reconnaissez pas?

--Je ne vous reconnais que trop bien, trop bien!

--Comment va le comte? Puis-je le voir? demanda Pierre avec sa gaucherie
habituelle, mais sans temoigner d'embarras.

--Le comte souffre moralement et physiquement, et vous avez pris soin
d'augmenter chez lui les souffrances de l'ame.

--Puis-je voir le comte? repeta Pierre.

--Oh! si vous voulez le tuer, le tuer definitivement, oui, vous le
pouvez. Olga, va voir si le bouillon est pret pour l'oncle; c'est le
moment,≫ ajouta-t-elle, pour faire comprendre a Pierre qu'elles etaient
uniquement occupees a soigner leur oncle, tandis que lui, il ne pensait
evidemment qu'a lui etre desagreable.

Olga sortit. Pierre attendit un instant, et, apres avoir examine les
deux soeurs:

≪Si c'est ainsi, dit-il en les saluant, je retourne chez moi, et vous me
ferez savoir quand ce sera possible.≫

Il s'en alla, et la petite princesse au grain de beaute accompagna sa
retraite d'un long eclat de rire.

Le prince Basile arriva le lendemain et s'installa dans la maison du
comte. Il fit venir Pierre:

≪Mon cher, lui dit-il, si vous vous conduisez ici comme a Petersbourg,
vous finirez tres mal: c'est tout ce que je puis vous dire. Le comte
est dangereusement malade; il est inutile que vous le voyiez.≫

A partir de ce moment, on ne s'inquieta plus de Pierre, qui passait ses
journees tout seul dans sa chambre du second etage.

Lorsque Boris entra chez lui, Pierre marchait a grands pas, s'arretait
dans les coins de l'appartement, menacant la muraille de son poing
ferme, comme s'il voulait percer d'un coup d'epee un ennemi invisible,
lancant des regards furieux par-dessus ses lunettes et recommencant sa
promenade en haussant les epaules avec force gestes et paroles
entrecoupees.

≪L'Angleterre a vecu! disait-il en froncant les sourcils et en dirigeant
son index vers un personnage imaginaire. M. Pitt, traitre a la nation et
au droit des gens, est condamne a...≫

Il n'eut pas le temps de prononcer l'arret dicte par Napoleon,
represente en ce moment par Pierre. Il avait deja traverse la Manche et
pris Londres d'assaut, lorsqu'il vit entrer un jeune et charmant
officier, a la tournure elegante. Il s'arreta court. Pierre avait laisse
Boris age de quatorze ans et ne se le rappelait plus; malgre cela, il
lui tendit la main en lui souriant amicalement, par suite de sa
bienveillance naturelle.

≪Vous ne m'avez pas oublie? dit Boris, repondant a ce sourire. Je suis
venu avec ma mere voir le comte, mais on dit qu'il est malade.

--Oui, on le dit; on ne lui laisse pas une minute de repos,≫ reprit
Pierre, qui se demandait a part lui quel etait ce jeune homme.

Boris voyait bien qu'il ne le reconnaissait pas; mais, trouvant qu'il
etait inutile de se nommer et n'eprouvant d'ailleurs aucun embarras, il
le regardait dans le blanc des yeux.

≪Le comte Rostow vous invite a venir diner chez lui aujourd'hui, dit-il
apres un silence prolonge, qui commencait a devenir penible pour Pierre.

--Ah! le comte Rostow, s'ecria Pierre joyeusement; alors vous etes son
fils Elie. Figurez-vous que je ne vous reconnaissais pas. Vous
rappelez-vous nos promenades aux montagnes des Oiseaux en compagnie de
Mme Jacquot, il y a de cela longtemps?

--Vous vous trompez, reprit Boris sans se presser et en souriant d'un
air assure et moqueur. Je suis Boris, le fils de la princesse
Droubetzkoi. Le comte Rostow s'appelle Elie et son fils Nicolas, et je
n'ai jamais connu de Mme Jacquot.≫

Pierre secoua la tete et promena ses mains autour de lui, comme s'il
voulait chasser des cousins ou des abeilles.

≪Ah! Dieu! est-ce possible? J'aurai tout confondu; j'ai tant de parents
a Moscou.... Vous etes Boris,... oui, c'est bien cela... enfin c'est
debrouille! Voyons, que pensez-vous de l'expedition de Boulogne? Les
Anglais auront du fil a retordre, si Napoleon parvient seulement a
traverser le detroit. Je crois l'entreprise possible,... pourvu que
Villeneuve se conduise bien.≫

Boris, qui ne lisait pas les journaux, ne savait rien de l'expedition et
entendait prononcer le nom de Villeneuve pour la premiere fois.

≪Ici, a Moscou, les diners et les commerages nous occupent bien
autrement que la politique, repondit-il d'un air toujours moqueur: je
n'en sais absolument rien et je n'y pense jamais! Il n'est question en
ville que de vous et du comte.≫

Pierre sourit de son bon sourire, tout en ayant l'air de craindre que
son interlocuteur ne laissat echapper quelque parole indiscrete; mais
Boris s'exprimait d'un ton sec et precis sans le quitter des yeux.

≪Moscou n'a pas autre chose a faire; chacun veut savoir a qui le comte
leguera sa fortune, et qui sait s'il ne nous enterrera pas tous? Pour
ma part, je le lui souhaite de tout coeur!

--Oui, c'est tres penible, tres penible, balbutia Pierre, qui continuait
a redouter une question delicate pour lui.

--Et vous devez croire, reprit Boris en rougissant legerement, mais en
conservant son maintien reserve, que chacun cherche egalement a obtenir
une obole du millionnaire....

--Nous y voila! pensa Pierre.

--Et je tiens justement a vous dire, pour eviter tout malentendu, que
vous vous tromperiez singulierement en nous mettant, ma mere et moi, au
nombre de ces gens-la. Votre pere est tres riche, tandis que nous sommes
tres pauvres; c'est pourquoi je ne l'ai jamais considere comme un
parent. Ni ma mere, ni moi, ne lui demanderons rien et n'accepterons
jamais rien de lui!≫

Pierre fut quelque temps avant de comprendre; tout a coup il saisit
vivement, et gauchement comme toujours, la main de Boris, et rougissant
de confusion et de honte:

≪Est-ce possible? s'ecria-t-il, peut-on croire que je... ou que
d'autres...?

--Je suis bien aise de vous l'avoir dit; excusez-moi. Si cela vous a
ete desagreable, je n'ai pas eu l'intention de vous offenser, continua
Boris en rassurant Pierre, car les roles etaient intervertis. J'ai pour
principe d'etre franc.... Mais que dois-je repondre? Viendrez-vous diner
chez les Rostow?...≫

Et Boris, s'etant ainsi delivre d'un lourd fardeau et tire d'une fausse
situation en les passant a un autre, etait redevenu charmant comme
d'habitude.

≪Ecoutez-moi, dit Pierre tranquillise, vous etes un homme etonnant. Ce
que vous venez de faire est bien, tres bien! Vous ne meconnaissez pas,
c'est naturel... il y a si longtemps que nous ne nous etions vus...
encore enfants.... Donc, vous auriez pu supposer... je vous comprends
tres bien; je ne l'aurais pas fait, je n'en aurais pas eu le courage,
mais tout de meme c'est parfait. Je suis enchante d'avoir fait votre
connaissance. C'est vraiment etrange, ajouta-t-il en souriant apres un
moment de silence, vous avez pu supposer que je... et il se mit a
rire.--Enfin nous nous connaitrons mieux, n'est-ce pas? je vous en
prie...≫ et il lui serra la main. Savez-vous que je n'ai pas vu le
comte? Il ne m'a pas fait demander... il me fait de la peine comme
homme, mais que faire?... Ainsi, vous croyez serieusement que Napoleon
aura le temps de faire passer la mer a son armee?≫

Et Pierre se mit a developper les avantages et les desavantages de
l'expedition de Boulogne.

Il en etait la lorsqu'un domestique vint prevenir Boris que sa mere
montait en voiture; il prit conge de Pierre, qui lui promit, en lui
serrant amicalement la main, d'aller diner chez les Rostow. Il se
promena longtemps encore dans sa chambre, mais cette fois sans
s'escrimer contre des ennemis imaginaires; il souriait et se sentait
pris, sans doute a cause de sa grande jeunesse et de son complet
isolement, d'une tendresse sans cause pour ce jeune homme intelligent et
sympathique, et bien decide a faire plus ample connaissance avec lui.

Le prince Basile reconduisait la princesse, qui cachait dans son
mouchoir son visage baigne de larmes.

≪C'est affreux, c'est affreux, murmurait-elle, mais malgre tout je
remplirai mon devoir jusqu'au bout. Je reviendrai pour le veiller; on ne
peut pas le laisser ainsi..., chaque seconde est precieuse. Je ne
comprends pas ce que ses nieces attendent. Dieu aidant, je trouverai
peut-etre moyen de le preparer.... Adieu, mon prince, que le bon Dieu
vous soutienne!

--Adieu, ma chere,≫ repondit negligemment le prince Basile.

≪Ah! son etat est terrible, dit la mere a son fils, a peine assise dans
sa voiture; il ne reconnait personne.

--Je ne puis, ma mere, me rendre compte de la nature de ses rapports
avec Pierre.

--Le testament devoilera tout, mon ami, et notre sort en dependra
egalement.

--Mais qu'est-ce qui vous fait supposer qu'il nous laissera quelque
chose?

--Ah! mon enfant, il est si riche, et nous sommes si pauvres!

--Cette raison ne me parait pas suffisante, je vous l'avoue, maman....

--Mon Dieu, mon Dieu, qu'il est malade!≫ repetait la princesse.


XVII


Lorsque Anna Mikhailovna et son fils avaient quitte la comtesse Rostow
pour faire leur visite, ils l'avaient laissee seule, plongee dans ses
reflexions et essuyant de temps en temps ses yeux pleins de larmes.
Enfin elle sonna.

≪Il me semble, ma bonne, dit-elle en s'adressant d'un ton severe a la
fille de chambre qui avait tarde a repondre a l'appel, que vous ne
voulez pas faire votre service; c'est bien! je vous chercherai une autre
place!≫

La comtesse avait les nerfs agaces; le chagrin et la pauvrete honteuse
de son amie l'avaient mise de fort mauvaise humeur, ce qui se traduisait
toujours dans son langage par le ≪vous≫ et ≪ma bonne≫.

≪Pardon, madame, murmura la coupable.

--Priez le comte de passer chez moi.≫

Le comte arriva bientot en se dandinant et s'approcha timidement de sa
femme:

≪Oh! ah! ma petite comtesse, quel saute de gelinottes au madere nous
aurons! Je l'ai goute, ma chere. Aussi ai-je paye Taraska mille roubles,
et il les vaut.≫

Il s'assit a cote de sa femme, passa une main dans ses cheveux et posa
l'autre sur ses genoux d'un air vainqueur.

≪Que desirez-vous, petite comtesse?

--Voila ce que c'est, mon ami; mais quelle est cette tache? lui
dit-elle en posant le doigt sur son gilet. C'est sans doute le saute de
gelinottes? ajouta-t-elle en souriant. Voyez-vous, cher comte, il me
faut de l'argent.≫

La figure du comte s'allongea.

≪Ah! dit-il, chere petite comtesse!≫

Et il chercha son portefeuille avec agitation.

≪Il m'en faut beaucoup... cinq cents roubles, reprit-elle, en frottant
la tache avec son mouchoir de batiste.

--A l'instant, a l'instant! he, qui est la? cria-t-il, avec l'assurance
de l'homme qui sait qu'il sera obei et qu'on s'elancera tete baissee a
sa voix. Qu'on m'envoie Mitenka!≫

Mitenka etait le fils d'un noble et avait ete eleve par le comte, qui
lui avait confie le soin de toutes ses affaires; il fit son entree a pas
lents et mesures, et s'arreta respectueusement devant lui.

≪Ecoute, mon cher, apporte-moi,--et il hesita,--apporte-moi sept cents
roubles, oui, sept cents roubles; mais fais attention de ne pas me
donner des papiers sales et dechires comme l'autre fois. J'en veux de
neufs; c'est pour la comtesse.

--Oui, je t'en prie, Mitenka, qu'ils soient propres, dit la comtesse
avec un soupir.

--Quand Votre Excellence desire-t-elle les avoir? car vous savez que...
du reste soyez sans inquietude, se hata de dire Mitenka, qui voyait
poindre dans la respiration frequente et penible du comte le signe
precurseur d'une colere inevitable.... J'avais oublie... vous allez les
recevoir.

--Tres bien, tres bien, donne-les a la comtesse. Quel tresor que ce
garcon! dit le comte en le suivant des yeux; rien ne lui est impossible
et c'est la ce qui me plait, car apres tout c'est ainsi que cela doit
etre.

--Ah! l'argent, l'argent, que de maux l'argent cause dans ce monde, et
celui-la me sera bien utile, cher comte.

--Chacun sait, petite comtesse, que vous etes terriblement depensiere,≫
reprit le comte. Et, apres avoir baise la main de sa femme, il rentra
chez lui.

La comtesse recut ses assignats tout neufs, et elle venait de les
recouvrir soigneusement de son mouchoir de poche, lorsque la princesse
Droubetzkoi entra dans sa chambre.

≪Eh bien, mon amie? demanda la comtesse legerement emue.

--Ah! quelle terrible situation! Il est meconnaissable et si mal, si
mal! Je ne suis restee qu'un instant, et je n'ai pas dit deux mots.

--Annette, au nom du ciel, ne me refuse pas,≫ dit tout a coup la
comtesse en rougissant et avec un air de confusion qui contrastait
singulierement avec l'expression severe de sa figure fatiguee.

Elle retira vivement son mouchoir et presenta le petit paquet a Anna
Mikhailovna. Celle-ci devina tout de suite la verite, et elle se pencha
aussitot, toute prete a serrer son amie dans ses bras.

≪Voila pour l'uniforme de Boris!≫

Le moment etait venu, et la princesse embrassa son amie en pleurant.
Pourquoi pleuraient-elles toutes deux? Etait-ce parce qu'elles se
trouvaient forcees de penser a l'argent, cette question si secondaire
quand on s'aime! ou peut-etre songeaient-elles au passe, a leur enfance,
qui avait vu naitre leur affection, et a leur jeunesse evanouie? Quoi
qu'il en soit, leurs larmes coulaient, mais c'etaient de douces larmes.


XVIII


La comtesse Rostow etait au salon avec ses filles et un grand nombre
d'invites: Le comte avait emmene les hommes dans son cabinet et leur
faisait les honneurs de sa collection de pipes turques; de temps en
temps il revenait demander a sa femme si Marie Dmitrievna Afrossimow
etait arrivee.

Marie Dmitrievna, surnommee ≪le terrible dragon≫, n'avait ni titre ni
fortune, mais son caractere etait franc et ouvert, ses manieres simples
et naturelles. Elle etait connue de la famille imperiale; la meilleure
societe des deux capitales allait chez elle. On avait beau se moquer
tout bas de son sans-facon et faire circuler les anecdotes les plus
etranges sur son compte, elle inspirait la crainte et le respect.

On fumait dans le cabinet du comte et l'on causait de la guerre qui
venait d'etre officiellement declaree dans le manifeste au sujet du
recrutement. Personne ne l'avait encore lu, mais chacun savait qu'il
etait publie. Le comte, assis sur une ottomane entre deux convives qui
parlaient tout en fumant, ne disait mot, mais inclinait la tete a gauche
et a droite, en les regardant et en les ecoutant tour a tour avec un
visible plaisir.

L'un d'eux portait le costume civil: sa figure ridee, bilieuse, maigre
et rasee de pres, accusait un age voisin de la vieillesse, quoiqu'il
fut mis a la derniere mode; il avait ramene ses pieds sur le divan, avec
le sans-gene d'un habitue de la maison, et aspirait bruyamment a longs
traits et avec force contorsions, la fumee qui s'echappait d'une
chibouque, dont le bout d'ambre relevait le coin de sa bouche.
Schinchine etait un vieux garcon, cousin germain de la comtesse. On le
tenait, dans les salons de Moscou, pour une mauvaise langue. Lorsqu'il
causait, il avait toujours l'air de faire un grand honneur a son
interlocuteur. L'autre convive, jeune officier de la garde, frais et
rose, bien frise, bien coquet, et tire a quatre epingles, tenait le bout
de sa chibouque entre les deux levres vermeilles de sa jolie bouche, et
laissait doucement echapper la fumee en legeres spirales. C'etait le
lieutenant Berg, officier au regiment de Semenovsky, qu'il etait sur le
point de rejoindre avec Boris: c'etait lui que Natacha avait appele ≪le
fiance≫ de la comtesse Vera. Le comte continuait a preter une oreille
attentive, car jouer au boston et suivre la conversation de deux
bavards, quand il avait l'heureuse fortune d'en avoir deux sous la main,
etaient ses occupations favorites.

≪Comment arrangez-vous tout cela, mon cher, mon tres honorable Alphonse
Karlovitch?≫ disait Schinchine avec ironie; il melait, ce qui donnait un
certain piquant a sa conversation, les expressions russes les plus
familieres aux phrases francaises les plus choisies.

≪Vous comptez donc vous faire des rentes sur l'Etat avec votre
compagnie, et en tirer un petit revenu?

--Non, Pierre Nicolaievitch, je tiens seulement a prouver que les
avantages sont bien moins considerables dans la cavalerie que dans
l'infanterie. Mais vous allez du reste juger de ma position...≫

Berg parlait toujours d'une facon precise, tranquille et polie; sa
conversation n'avait jamais d'autre objet que lui-meme, et tant qu'un
entretien ne lui offrait pas d'interet personnel, son silence pouvait se
prolonger indefiniment sans lui faire eprouver et sans faire eprouver
aux autres le moindre embarras; mais, a la premiere occasion favorable,
il se mettait en avant avec une satisfaction visible.

≪Voici ma situation, Pierre Nicolaievitch.... Si je servais dans la
cavalerie, meme comme lieutenant, je n'aurais pas plus de 200 roubles
par trimestre; a present j'en ai 230...≫

Et Berg sourit agreablement en regardant Schinchine et le comte avec une
tranquille assurance, comme si sa carriere et ses succes devaient etre
le but supreme des desirs de chacun.

≪Et puis, dans la garde je suis en vue, et les vacances y sont plus
frequentes que dans l'infanterie. Vous devez comprendre que 230 roubles
ne pouvaient me suffire, car je fais des economies, et j'envoie de
l'argent a mon pere, continua Berg en lancant une bouffee de fumee.

--Le calcul est juste: ≪l'Allemand moud son ble sur le dos de sa hache,≫
comme dit le proverbe...≫

Et Schinchine fit passer le tuyau de sa chibouque dans le coin oppose de
sa bouche en jetant un coup d'oeil au comte, qui eclata de rire. Le
reste de la societe, voyant Schinchine en train de parler, fit cercle
autour d'eux. Berg, qui ne remarquait jamais la moquerie dont il pouvait
etre l'objet, continua a enumerer les avantages qu'il s'etait assures en
passant dans la garde: premierement un rang de plus que ses camarades;
puis, en temps de guerre, le chef d'escadron pouvait fort bien etre tue,
et alors lui, comme le plus ancien, le remplacerait d'autant plus
facilement qu'on l'aimait beaucoup au regiment, et que son papa etait
tres fier de lui. Il contait avec delices ses petites histoires, sans
paraitre se douter qu'il put y avoir des interets plus graves que les
siens, et il y avait dans l'expression naive de son jeune egoisme une
telle ingenuite, que l'auditoire en etait desarme.

≪Enfin, mon cher, que vous soyez dans l'infanterie ou dans la cavalerie,
vous ferez votre chemin, je vous en reponds,≫ dit Schinchine en lui
tapant sur l'epaule et en posant ses pieds, par terre.

Berg sourit avec satisfaction et suivit le comte, qui passa au salon
avec toute la societe.

C'etait le moment qui precede l'annonce du diner, ce moment ou personne
ne tient a engager une conversation, dans l'attente de la zakouska[9].
Cependant la politesse vous y oblige, ne fut-ce que pour deguiser votre
impatience. Les maitres de la maison regardent la porte de la salle a
manger et echangent entre eux des coups d'oeil desesperes. De leur cote,
les invites, qui surprennent au passage ces signes non equivoques
d'impatience, se creusent la tete pour deviner quelle peut etre la
personne ou la chose attendue: est-ce un parent en retard, ou est-ce le
potage?

Pierre venait seulement d'arriver, et s'etait gauchement assis dans le
premier fauteuil venu qui lui avait barre le chemin du milieu du salon.
La comtesse se donnait toute la peine imaginable pour le faire parler,
mais n'en obtenait que des monosyllabes, pendant qu'a travers ses
lunettes il regardait autour de lui, en ayant l'air de chercher
quelqu'un. On le trouvait sans doute fort genant, mais il etait le seul
a ne pas s'en apercevoir. Chacun connaissait plus ou moins son histoire
de l'ours, et cet homme gros, grand et robuste excitait la curiosite
generale; on se demandait avec etonnement comment un etre aussi lourd,
aussi indolent, avait pu faire une pareille plaisanterie a l'officier de
police.

≪Vous etes arrive depuis peu? lui demanda la comtesse.

--Oui, madame, repondit-il en regardant a gauche.

--Vous n'avez pas vu mon mari?

--Non, madame, dit-il en souriant mal a propos.

--Vous avez ete a Paris il n'y a pas bien longtemps; ce doit etre tres
interessant a visiter?

--Tres interessant.≫

La comtesse jeta un regard a Anna Mikhailovna, qui, saisissant au vol
cette priere muette, s'approcha du jeune homme pour animer, s'il etait
possible, la conversation; elle lui parla de son pere, mais sans plus de
succes, et il continua a ne repondre que par monosyllabes.

De leur cote, les autres invites echangeaient entre eux des phrases
comme celles-ci: ≪Les Razoumovsky... cela a ete charmant!... Vous etes
bien bonne... la comtesse Apraxine...≫ lorsque la comtesse se dirigea
tout a coup vers l'autre salon, et on l'entendit s'ecrier:

≪Marie Dmitrievna!

--Elle-meme!...≫ repondit une voix assez dure.

Et Marie Dmitrievna parut au meme instant.

A l'exception des vieilles femmes, les dames comme les demoiselles se
leverent aussitot.

Marie Dmitrievna s'etait arretee sur le seuil de la porte. D'une taille
elevee, forte et hommasse, elle portait haut sa tete a boucles grises,
qui accusait la cinquantaine, et, tout en affectant de rabattre sans se
hater les larges manches de sa robe, elle enveloppa du regard toute la
societe qui l'entourait.

Marie Dmitrievna parlait toujours russe.

≪Salut cordial a celle que nous fetons, a elle et a ses enfants!
dit-elle de sa voix forte qui dominait toutes les autres.--Que
deviens-tu, vieux pecheur? dit-elle en s'adressant au comte, qui lui
baisait la main.--Avoue-le, tu t'ennuies a Moscou, il n'y a ou lancer
les chiens.... Que faire, mon bon? Voila! Quand ces petits oiseaux-la
auront grandi,--et elle designait les jeunes filles,--bon gre mal gre il
faudra leur chercher des fiances.--Eh bien! mon cosaque, dit Marie
Dmitrievna a Natacha, qu'elle appelait toujours ainsi, en la caressant
de la main pendant que la petite baisait gaiement la sienne,--sans
avoir peur.... Cette fillette est un lutin, je le sais, mais je l'aime!≫

Retirant d'un enorme ≪ridicule≫ des boucles d'oreilles en pierres fines,
taillees en poires, elle les donna a la petite fille, toute rayonnante
de joie et de plaisir, et, se retournant ensuite vers Pierre:

≪He! he! mon tres cher, viens, viens ici, lui dit-elle d'une voix
qu'elle s'efforcait de rendre douce et engageante; viens ici, mon cher.≫

Et elle relevait ses larges manches d'un air menacant...:

≪Approche, approche! J'ai ete la seule a dire la verite a ton pere,
quand l'occasion s'en presentait; je ne vais pas te la menager non plus,
c'est Dieu qui l'ordonne.≫

Elle se tut, et chacun attendit ce qui allait se passer apres cet exorde
gros d'orage:

≪C'est bien, il n'y a rien a dire, tu es un gentil garcon!... Pendant
que ton pere est etendu sur son lit de douleur, tu t'amuses a attacher
un homme de police sur le dos d'un ourson! C'est indecent, mon bonhomme,
c'est indecent! Tu aurais mieux fait d'aller faire la guerre...≫

Puis, lui tournant le dos et presentant sa main au comte, qui retenait a
grand'peine un eclat de rire etouffe:

≪Eh bien, a table, s'ecria-t-elle, il en est temps, je crois!≫

Le comte ouvrit la marche, avec Marie Dmitrievna. Venaient ensuite la
comtesse au bras d'un colonel de hussards, personnage a menager, car il
devait servir de guide a Nicolas et l'emmener au regiment, Anna
Mikhailovna avec Schinchine, Berg avec Vera, la souriante Julie
Karaguine avec Nicolas; d'autres couples suivaient a la file tout le
long de la salle, et enfin derriere toute la compagnie, marchant un a un
avec les enfants, les gouverneurs et les gouvernantes. Les domestiques
se precipiterent sur les chaises, qui furent avancees avec bruit; la
musique eclata dans les galeries du haut, et tout le monde s'assit. Les
sons de l'orchestre ne tarderent pas a etre etouffes par le cliquetis
des couteaux et des fourchettes, par la voix des convives et les allees
et venues des valets de chambre. La comtesse occupait un des bouts de la
longue table avec Marie Dmitrievna a sa droite, et Anna Mikhailovna a sa
gauche. Le comte, place a l'autre bout, avait Schinchine a sa droite et
a sa gauche le colonel; les autres invites du sexe fort s'assirent a
leur fantaisie, et, au milieu de la table, les jeunes gens, Vera, Berg,
Pierre et Boris, faisaient face aux enfants, aux gouverneurs et aux
gouvernantes.

Le comte jetait par intervalles un regard a sa femme et a son
gigantesque bonnet a noeuds bleus, qu'il apercevait entre les carafes,
les bouteilles et les vases garnis de fruits qui l'en separaient, et
s'occupait activement, sans s'oublier lui-meme, a verser du vin a ses
voisins. A travers les tiges d'ananas qui la cachaient un peu, la
comtesse repondait aux coups d'oeil de son mari, dont le front enlumine
se detachait ostensiblement au milieu des cheveux gris qui
l'entouraient. Le cote des dames gazouillait a l'unisson; du cote des
hommes, les voix s'elevaient de plus en plus, et entre autres celle du
colonel de hussards, qui mangeait et buvait tant et si bien, que sa
figure en etait devenue pourpre, et que le comte l'offrait comme
exemple, aux autres dineurs. Berg expliquait a Vera, avec un tendre
sourire, que l'amour venait du ciel et n'appartenait point a la terre.
Boris nommait une a une, a son nouvel ami Pierre, toutes les personnes
presentes, en echangeant des regards avec Natacha, qui lui faisait
vis-a-vis. Pierre parlait peu, examinait les figures qui lui etaient
inconnues et mangeait a belles dents. Des deux potages qu'on lui avait
presentes, il avait choisi le potage a la tortue, et depuis la
koulibiaka jusqu'au roti de gelinottes, il n'avait pas laisse passer un
seul plat, ni refuse un seul des vins offerts par le maitre d'hotel, qui
tenait majestueusement la bouteille enveloppee d'une serviette, et qui
lui glissait mysterieusement a l'oreille:

≪Madere sec, vin de Hongrie, vin du Rhin!≫

Il buvait indifferemment dans l'un ou l'autre des quatre verres, aux
armes du comte, places devant, chaque convive, et il se sentait pris
pour ses voisins d'une bienveillance qui ne faisait qu'augmenter a
chaque rasade. Natacha regardait fixement Boris, comme les fillettes
savent seules le faire quand elles ont une amourette, et surtout
lorsqu'elles viennent d'embrasser pour la premiere fois le heros de
leurs reves. Pierre ne faisait nulle attention a elle, et cependant, a la vue de cette singuliere petite fille qui avait des yeux passionnes, il se sentait pris d'une folle envie de rire.

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