≪Au revoir, mon amie, dit-elle a la comtesse, qui la reconduisit
jusqu'a l'antichambre; souhaite-moi bonne chance.
--Vous allez voir le
comte Cyrille Vladimirovitch, ma chere, lui cria le comte en sortant de la
grande salle? S'il se sent mieux, vous inviterez Pierre a diner; il venait
chez nous autrefois et dansait avec les enfants. Faites-le-lui promettre, je
vous en prie. Nous verrons si Tarass se distinguera; il assure que le comte
Orlow n'a jamais donne un diner pareil a celui qu'il nous
prepare.≫
XV
≪Mon cher Boris, dit la princesse a son fils,
pendant que la voiture mise a sa disposition par la comtesse Rostow quittait
la rue jonchee de paille et entrait dans la grande cour de l'hotel Besoukhow,
mon cher Boris, repeta-t-elle en degageant sa main de dessous son vieux
manteau et en la posant sur celle de son fils avec un mouvement a la
fois caressant et timide, sois aimable, sois prudent. Il est ton parrain,
et ton avenir depend de lui, ne l'oublie pas. Sois gentil, comme tu
sais l'etre quand tu veux.
--J'aurais voulu, je l'avoue, etre sur de
retirer de tout cela autre chose qu'une humiliation, repondit-il froidement;
mais vous avez ma promesse, et je ferai cela pour vous.≫
Apres avoir
refuse de se faire annoncer, la mere et le fils entrerent dans le vestibule
vitre, orne de deux rangees de statues dans des niches. Le suisse les examina
des pieds a la tete, ses yeux s'arreterent sur le manteau rape de la mere;
alors il leur demanda s'ils etaient venus pour les jeunes princesses ou pour
le comte. En apprenant que c'etait pour ce dernier, il s'empressa de leur
declarer, en depit des voitures qui stationnaient devant la porte et dont la
presence lui donnait un dementi, que Son Excellence ne recevait personne,
vu l'extreme gravite de son etat.
≪Dans ce cas, partons, dit Boris en
francais.
--Mon ami,≫ reprit sa mere d'un ton suppliant, en lui touchant
le bras, comme si cet attouchement avait le don de le calmer ou de l'exciter
a volonte.
Boris se tut; sa mere en profita pour s'adresser au suisse
d'un ton larmoyant: ≪Je sais que le comte est tres mal, c'est pour cela que
je suis venue; je suis sa parente, je ne le derangerai pas... je
veux seulement voir le prince Basile; je sais qu'il est ici; va, je te
prie, nous annoncer.≫
Le suisse tira avec humeur le cordon de la
sonnette.
≪La princesse Droubetzkoi se fait annoncer chez le prince
Basile,≫ cria-t-il a un valet de chambre qui avancait sa tete sous la voute
de l'escalier.
La princesse arrangea les plis de sa robe de taffetas
teint, en se regardant dans une grande glace de Venise encadree dans le mur,
et posa hardiment sa chaussure usee sur les marches tendues d'un riche
tapis.
≪Vous me l'avez promis, mon cher,≫ repeta-t-elle a son fils,
en l'effleurant de la main pour l'encourager.
Boris la suivit
tranquillement, les yeux baisses, et tous deux entrerent dans la salle que
l'on devait traverser pour arriver chez le prince Basile.
Au moment ou
ils allaient demander leur chemin a un vieux valet de chambre qui s'etait
leve a leur approche, une des nombreuses portes qui donnaient dans cette
piece s'ouvrit et laissa passer le prince Basile en douillette de velours
fourree et ornee d'une seule decoration, ce qui etait ordinairement chez lui
l'indice d'une toilette negligee. Le prince reconduisait un beau garcon a
cheveux noirs. C'etait le docteur Lorrain.
≪Est-ce bien
certain?
--_Errare humanum est_, mon prince, repondit le docteur en
grasseyant et en prononcant le latin a la francaise.
--C'est bien,
c'est bien,≫ dit le prince Basile, qui, ayant remarque la princesse
Droubetzkoi et son fils, congedia le medecin en le saluant de la
tete.
Alors il s'approcha d'eux en silence et les interrogea du regard.
Boris vit l'expression d'une profonde douleur passer aussitot dans les yeux
de sa mere, et il en sourit a la derobee.
≪Nous nous retrouvons dans
de bien tristes circonstances, mon prince.... Comment va le cher malade?≫
dit-elle, en faisant semblant de ne point remarquer le regard, froid et
blessant dirige sur elle.
Le prince Basile continua a les regarder en
silence, elle et son fils Boris, sans chercher meme a deguiser son
etonnement; sans rendre a ce dernier son salut, il repondit a la princesse
par un mouvement de tete et de levres qui indiquait que la situation du
malade etait desesperee.
≪C'est donc vrai! s'ecria-t-elle. Ah! c'est
epouvantable, c'est terrible a penser.... C'est mon fils, ajouta-t-elle; il
tenait a vous remercier en personne.≫ Nouveau salut de Boris. ≪Soyez
persuade, mon prince, que jamais le coeur d'une mere n'oubliera ce que vous
avez fait pour son fils.
--Je suis heureux, chere Anna Mikhailovna,
d'avoir pu vous etre agreable,≫ dit le prince en chiffonnant son
jabot.
Et sa voix et son geste prirent des airs de protection tout autres
qu'a Petersbourg a la soiree de Mlle Scherer.
≪Faites votre possible
pour servir avec zele et vous rendre digne de.... Je suis charme, charme
de... Etes-vous en conge?≫
Tout cela avait ete debite avec la plus
parfaite indifference.
≪J'attends l'ordre du jour, Excellence, pour me
rendre a ma nouvelle destination,≫ repondit Boris sans se montrer blesse de
ce ton sec et sans temoigner le desir de continuer la
conversation.
Frappe de son air tranquille et discret, le prince le
regarda avec attention:
≪Demeurez-vous avec votre mere?
--Je
demeure chez la comtesse Rostow, Excellence.
--Chez Elie Rostow, marie a
Nathalie Schinchine, dit Anna Mikhailovna.
--Je sais, je sais, reprit le
prince de sa voix monotone. Je n'ai jamais pu comprendre Nathalie! S'etre
decidee a epouser cet ours mal leche.... Un personnage stupide, ridicule et,
qui plus est, joueur, a ce qu'on dit.
--Oui, mais un tres brave homme,
mon prince, reprit la princesse en souriant, de maniere a faire croire
qu'elle partageait son opinion, tout en defendant le pauvre
comte.
--Que disent les medecins? demanda-t-elle de nouveau en redonnant
a sa figure fatiguee l'expression d'un profond chagrin.
--Il y a peu
d'espoir.
--J'aurais tant desire pouvoir encore une fois remercier mon
oncle de toutes ses bontes pour moi et pour Boris. C'est son
filleul!≫ ajouta-t-elle avec importance, comme si cette nouvelle devait
produire une impression favorable sur le prince Basile.
Ce dernier se
tut et fronca le sourcil.
Comprenant aussitot qu'il craignait de trouver
en elle un competiteur dangereux a la succession du comte Besoukhow, elle
s'empressa de le rassurer:
≪Si ce n'etait ma sincere affection et mon
devouement a mon oncle...≫
Ces deux mots ≪mon oncle≫ glissaient de ses
levres avec un melange d'assurance et de laisser-aller.
≪Je connais
son caractere franc et noble!... mais ici il n'a que ses nieces aupres de
lui; elles sont jeunes...≫
Et elle continua a demi-voix en baissant la
tete:
≪A-t-il rempli ses derniers devoirs? Ses instants sont precieux! Il
ne saurait etre plus mal, il serait donc indispensable de le preparer.
Nous autres femmes, prince, ajouta-t-elle en souriant avec douceur,
nous savons toujours faire accepter ces choses-la. Il faut absolument que
je le voie, malgre tout ce qu'une telle entrevue peut avoir de penible
pour moi; mais je suis si habituee a souffrir!≫
Le prince avait
compris, comme l'autre fois a la soiree de Mlle Scherer, qu'il serait
impossible de se debarrasser d'Anna Mikhailovna.
≪Je craindrais que cette
entrevue ne lui fit du mal, chere princesse! Attendons jusqu'au soir: les
medecins comptent sur une crise!
--Attendre, mon prince, mais ce sont ses
derniers instants, pensez qu'il y va du salut de son ame! Ah! ils sont
terribles les devoirs d'un chretien!≫
La porte qui communiquait avec
les chambres interieures s'ouvrit a ce moment, et une des princesses en
sortit; sa figure etait froide et reveche, et sa taille, d'une longueur
demesuree, jurait par sa disproportion avec l'ensemble de sa
personne.
≪Eh bien, comment est-il? demanda le prince
Basile.
--Toujours de meme, et cela ne peut etre autrement avec ce
bruit, repondit la demoiselle, en toisant Anna Mikhailovna comme une
etrangere.
--Ah! chere, je ne vous reconnaissais pas, s'ecria celle-ci
avec joie en s'approchant d'elle. Je viens d'arriver, et je suis accourue
pour vous aider a soigner mon oncle! Combien vous avez du souffrir!≫
ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel.
La jeune princesse tourna
sur ses talons et sortit sans dire un mot.
Anna Mikhailovna ota ses
gants, et, s'etablissant dans un fauteuil comme dans un retranchement
conquis, elle engagea le prince a s'asseoir a ses cotes.
≪Boris, je
vais aller chez le comte, chez mon oncle; toi, mon ami, en attendant, va chez
Pierre, et fais-lui part de l'invitation des Rostow. Ils l'invitent a diner,
tu sais?... Mais il n'ira pas, je crois, dit-elle en se tournant vers le
prince Basile.
--Pourquoi pas? reprit celui-ci avec une mauvaise humeur
bien visible; je serai tres content que vous me debarrassiez de ce jeune
homme. Il s'est installe ici, et le comte n'a pas demande une seule fois a
le voir.≫
Il haussa les epaules et sonna. Un valet de chambre parut et
fut charge de conduire Boris chez Pierre Kirilovitch en prenant par un
autre escalier.
XVI
C'etait la verite. Pierre n'avait
pas eu le loisir de se choisir encore une carriere, par suite de son renvoi
de Petersbourg a Moscou pour ses folies tapageuses. L'histoire racontee chez
les Rostow etait authentique. Il avait, de concert avec ses camarades,
attache l'officier de police sur le dos de l'ourson!
De retour depuis
peu de jours, il s'etait arrete chez son pere, comme d'habitude. Il supposait
avec raison que son aventure devait etre connue et que l'entourage feminin du
comte, toujours hostile a son egard, ne manquerait pas de le monter contre
lui. Malgre tout, il se rendit le jour meme de son arrivee dans l'appartement
de son pere et s'arreta, chemin faisant, dans le salon ou se tenaient
habituellement les princesses, pour leur dire bonjour. Deux d'entre elles
faisaient de la tapisserie a un grand metier, tandis que la troisieme,
l'ainee, leur faisait une lecture a haute voix.
Son maintien etait
severe, sa personne soignee, mais la longueur de son buste sautait aux yeux:
c'etait celle qui avait feint d'ignorer la presence d'Anna Mikhailovna. Les
cadettes, toutes deux fort jolies, ne se distinguaient l'une de l'autre que
par un grain de beaute, qui etait place chez l'une juste au-dessus de la
levre et qui la rendait fort seduisante. Pierre fut recu comme un pestifere.
L'ainee interrompit sa lecture et fixa sur lui en silence des regards
effrayes; la seconde, celle qui etait privee du grain de beaute, suivit son
exemple; la troisieme, moqueuse et gaie, se pencha sur son ouvrage pour
cacher de son mieux le sourire provoque par la scene qui allait se jouer
et qu'elle prevoyait. Elle piqua son aiguille dans le canevas et
fit semblant d'examiner le dessin, en etouffant un eclat de
rire.
≪Bonjour, ma cousine, dit Pierre, vous ne me reconnaissez
pas?
--Je ne vous reconnais que trop bien, trop bien!
--Comment va
le comte? Puis-je le voir? demanda Pierre avec sa gaucherie habituelle, mais
sans temoigner d'embarras.
--Le comte souffre moralement et physiquement,
et vous avez pris soin d'augmenter chez lui les souffrances de
l'ame.
--Puis-je voir le comte? repeta Pierre.
--Oh! si vous
voulez le tuer, le tuer definitivement, oui, vous le pouvez. Olga, va voir si
le bouillon est pret pour l'oncle; c'est le moment,≫ ajouta-t-elle, pour
faire comprendre a Pierre qu'elles etaient uniquement occupees a soigner leur
oncle, tandis que lui, il ne pensait evidemment qu'a lui etre
desagreable.
Olga sortit. Pierre attendit un instant, et, apres avoir
examine les deux soeurs:
≪Si c'est ainsi, dit-il en les saluant, je
retourne chez moi, et vous me ferez savoir quand ce sera possible.≫
Il
s'en alla, et la petite princesse au grain de beaute accompagna sa retraite
d'un long eclat de rire.
Le prince Basile arriva le lendemain et
s'installa dans la maison du comte. Il fit venir Pierre:
≪Mon cher,
lui dit-il, si vous vous conduisez ici comme a Petersbourg, vous finirez tres
mal: c'est tout ce que je puis vous dire. Le comte est dangereusement malade;
il est inutile que vous le voyiez.≫
A partir de ce moment, on ne
s'inquieta plus de Pierre, qui passait ses journees tout seul dans sa chambre
du second etage.
Lorsque Boris entra chez lui, Pierre marchait a grands
pas, s'arretait dans les coins de l'appartement, menacant la muraille de son
poing ferme, comme s'il voulait percer d'un coup d'epee un ennemi
invisible, lancant des regards furieux par-dessus ses lunettes et
recommencant sa promenade en haussant les epaules avec force gestes et
paroles entrecoupees.
≪L'Angleterre a vecu! disait-il en froncant les
sourcils et en dirigeant son index vers un personnage imaginaire. M. Pitt,
traitre a la nation et au droit des gens, est condamne a...≫
Il n'eut
pas le temps de prononcer l'arret dicte par Napoleon, represente en ce moment
par Pierre. Il avait deja traverse la Manche et pris Londres d'assaut,
lorsqu'il vit entrer un jeune et charmant officier, a la tournure elegante.
Il s'arreta court. Pierre avait laisse Boris age de quatorze ans et ne se le
rappelait plus; malgre cela, il lui tendit la main en lui souriant
amicalement, par suite de sa bienveillance naturelle.
≪Vous ne m'avez
pas oublie? dit Boris, repondant a ce sourire. Je suis venu avec ma mere voir
le comte, mais on dit qu'il est malade.
--Oui, on le dit; on ne lui
laisse pas une minute de repos,≫ reprit Pierre, qui se demandait a part lui
quel etait ce jeune homme.
Boris voyait bien qu'il ne le reconnaissait
pas; mais, trouvant qu'il etait inutile de se nommer et n'eprouvant
d'ailleurs aucun embarras, il le regardait dans le blanc des yeux.
≪Le
comte Rostow vous invite a venir diner chez lui aujourd'hui, dit-il apres un
silence prolonge, qui commencait a devenir penible pour Pierre.
--Ah! le
comte Rostow, s'ecria Pierre joyeusement; alors vous etes son fils Elie.
Figurez-vous que je ne vous reconnaissais pas. Vous rappelez-vous nos
promenades aux montagnes des Oiseaux en compagnie de Mme Jacquot, il y a de
cela longtemps?
--Vous vous trompez, reprit Boris sans se presser et en
souriant d'un air assure et moqueur. Je suis Boris, le fils de la
princesse Droubetzkoi. Le comte Rostow s'appelle Elie et son fils Nicolas, et
je n'ai jamais connu de Mme Jacquot.≫
Pierre secoua la tete et promena
ses mains autour de lui, comme s'il voulait chasser des cousins ou des
abeilles.
≪Ah! Dieu! est-ce possible? J'aurai tout confondu; j'ai tant de
parents a Moscou.... Vous etes Boris,... oui, c'est bien cela... enfin
c'est debrouille! Voyons, que pensez-vous de l'expedition de Boulogne?
Les Anglais auront du fil a retordre, si Napoleon parvient seulement
a traverser le detroit. Je crois l'entreprise possible,... pourvu
que Villeneuve se conduise bien.≫
Boris, qui ne lisait pas les
journaux, ne savait rien de l'expedition et entendait prononcer le nom de
Villeneuve pour la premiere fois.
≪Ici, a Moscou, les diners et les
commerages nous occupent bien autrement que la politique, repondit-il d'un
air toujours moqueur: je n'en sais absolument rien et je n'y pense jamais! Il
n'est question en ville que de vous et du comte.≫
Pierre sourit de son
bon sourire, tout en ayant l'air de craindre que son interlocuteur ne laissat
echapper quelque parole indiscrete; mais Boris s'exprimait d'un ton sec et
precis sans le quitter des yeux.
≪Moscou n'a pas autre chose a faire;
chacun veut savoir a qui le comte leguera sa fortune, et qui sait s'il ne
nous enterrera pas tous? Pour ma part, je le lui souhaite de tout
coeur!
--Oui, c'est tres penible, tres penible, balbutia Pierre, qui
continuait a redouter une question delicate pour lui.
--Et vous devez
croire, reprit Boris en rougissant legerement, mais en conservant son
maintien reserve, que chacun cherche egalement a obtenir une obole du
millionnaire....
--Nous y voila! pensa Pierre.
--Et je tiens
justement a vous dire, pour eviter tout malentendu, que vous vous tromperiez
singulierement en nous mettant, ma mere et moi, au nombre de ces gens-la.
Votre pere est tres riche, tandis que nous sommes tres pauvres; c'est
pourquoi je ne l'ai jamais considere comme un parent. Ni ma mere, ni moi, ne
lui demanderons rien et n'accepterons jamais rien de lui!≫
Pierre fut
quelque temps avant de comprendre; tout a coup il saisit vivement, et
gauchement comme toujours, la main de Boris, et rougissant de confusion et de
honte:
≪Est-ce possible? s'ecria-t-il, peut-on croire que je... ou
que d'autres...?
--Je suis bien aise de vous l'avoir dit; excusez-moi.
Si cela vous a ete desagreable, je n'ai pas eu l'intention de vous offenser,
continua Boris en rassurant Pierre, car les roles etaient intervertis. J'ai
pour principe d'etre franc.... Mais que dois-je repondre? Viendrez-vous
diner chez les Rostow?...≫
Et Boris, s'etant ainsi delivre d'un lourd
fardeau et tire d'une fausse situation en les passant a un autre, etait
redevenu charmant comme d'habitude.
≪Ecoutez-moi, dit Pierre
tranquillise, vous etes un homme etonnant. Ce que vous venez de faire est
bien, tres bien! Vous ne meconnaissez pas, c'est naturel... il y a si
longtemps que nous ne nous etions vus... encore enfants.... Donc, vous auriez
pu supposer... je vous comprends tres bien; je ne l'aurais pas fait, je n'en
aurais pas eu le courage, mais tout de meme c'est parfait. Je suis enchante
d'avoir fait votre connaissance. C'est vraiment etrange, ajouta-t-il en
souriant apres un moment de silence, vous avez pu supposer que je... et il se
mit a rire.--Enfin nous nous connaitrons mieux, n'est-ce pas? je vous
en prie...≫ et il lui serra la main. Savez-vous que je n'ai pas vu
le comte? Il ne m'a pas fait demander... il me fait de la peine
comme homme, mais que faire?... Ainsi, vous croyez serieusement que
Napoleon aura le temps de faire passer la mer a son armee?≫
Et Pierre
se mit a developper les avantages et les desavantages de l'expedition de
Boulogne.
Il en etait la lorsqu'un domestique vint prevenir Boris que sa
mere montait en voiture; il prit conge de Pierre, qui lui promit, en
lui serrant amicalement la main, d'aller diner chez les Rostow. Il
se promena longtemps encore dans sa chambre, mais cette fois
sans s'escrimer contre des ennemis imaginaires; il souriait et se
sentait pris, sans doute a cause de sa grande jeunesse et de son
complet isolement, d'une tendresse sans cause pour ce jeune homme intelligent
et sympathique, et bien decide a faire plus ample connaissance avec
lui.
Le prince Basile reconduisait la princesse, qui cachait dans
son mouchoir son visage baigne de larmes.
≪C'est affreux, c'est
affreux, murmurait-elle, mais malgre tout je remplirai mon devoir jusqu'au
bout. Je reviendrai pour le veiller; on ne peut pas le laisser ainsi...,
chaque seconde est precieuse. Je ne comprends pas ce que ses nieces
attendent. Dieu aidant, je trouverai peut-etre moyen de le preparer....
Adieu, mon prince, que le bon Dieu vous soutienne!
--Adieu, ma chere,≫
repondit negligemment le prince Basile.
≪Ah! son etat est terrible, dit
la mere a son fils, a peine assise dans sa voiture; il ne reconnait
personne.
--Je ne puis, ma mere, me rendre compte de la nature de ses
rapports avec Pierre.
--Le testament devoilera tout, mon ami, et notre
sort en dependra egalement.
--Mais qu'est-ce qui vous fait supposer
qu'il nous laissera quelque chose?
--Ah! mon enfant, il est si riche,
et nous sommes si pauvres!
--Cette raison ne me parait pas suffisante, je
vous l'avoue, maman....
--Mon Dieu, mon Dieu, qu'il est malade!≫ repetait
la princesse.
XVII
Lorsque Anna Mikhailovna et son fils
avaient quitte la comtesse Rostow pour faire leur visite, ils l'avaient
laissee seule, plongee dans ses reflexions et essuyant de temps en temps ses
yeux pleins de larmes. Enfin elle sonna.
≪Il me semble, ma bonne,
dit-elle en s'adressant d'un ton severe a la fille de chambre qui avait tarde
a repondre a l'appel, que vous ne voulez pas faire votre service; c'est bien!
je vous chercherai une autre place!≫
La comtesse avait les nerfs
agaces; le chagrin et la pauvrete honteuse de son amie l'avaient mise de fort
mauvaise humeur, ce qui se traduisait toujours dans son langage par le ≪vous≫
et ≪ma bonne≫.
≪Pardon, madame, murmura la coupable.
--Priez le
comte de passer chez moi.≫
Le comte arriva bientot en se dandinant et
s'approcha timidement de sa femme:
≪Oh! ah! ma petite comtesse, quel
saute de gelinottes au madere nous aurons! Je l'ai goute, ma chere. Aussi
ai-je paye Taraska mille roubles, et il les vaut.≫
Il s'assit a cote
de sa femme, passa une main dans ses cheveux et posa l'autre sur ses genoux
d'un air vainqueur.
≪Que desirez-vous, petite comtesse?
--Voila ce
que c'est, mon ami; mais quelle est cette tache? lui dit-elle en posant le
doigt sur son gilet. C'est sans doute le saute de gelinottes? ajouta-t-elle
en souriant. Voyez-vous, cher comte, il me faut de l'argent.≫
La
figure du comte s'allongea.
≪Ah! dit-il, chere petite
comtesse!≫
Et il chercha son portefeuille avec agitation.
≪Il m'en
faut beaucoup... cinq cents roubles, reprit-elle, en frottant la tache avec
son mouchoir de batiste.
--A l'instant, a l'instant! he, qui est la?
cria-t-il, avec l'assurance de l'homme qui sait qu'il sera obei et qu'on
s'elancera tete baissee a sa voix. Qu'on m'envoie Mitenka!≫
Mitenka
etait le fils d'un noble et avait ete eleve par le comte, qui lui avait
confie le soin de toutes ses affaires; il fit son entree a pas lents et
mesures, et s'arreta respectueusement devant lui.
≪Ecoute, mon cher,
apporte-moi,--et il hesita,--apporte-moi sept cents roubles, oui, sept cents
roubles; mais fais attention de ne pas me donner des papiers sales et
dechires comme l'autre fois. J'en veux de neufs; c'est pour la
comtesse.
--Oui, je t'en prie, Mitenka, qu'ils soient propres, dit la
comtesse avec un soupir.
--Quand Votre Excellence desire-t-elle les
avoir? car vous savez que... du reste soyez sans inquietude, se hata de dire
Mitenka, qui voyait poindre dans la respiration frequente et penible du comte
le signe precurseur d'une colere inevitable.... J'avais oublie... vous allez
les recevoir.
--Tres bien, tres bien, donne-les a la comtesse. Quel
tresor que ce garcon! dit le comte en le suivant des yeux; rien ne lui est
impossible et c'est la ce qui me plait, car apres tout c'est ainsi que cela
doit etre.
--Ah! l'argent, l'argent, que de maux l'argent cause dans
ce monde, et celui-la me sera bien utile, cher comte.
--Chacun sait,
petite comtesse, que vous etes terriblement depensiere,≫ reprit le comte. Et,
apres avoir baise la main de sa femme, il rentra chez lui.
La comtesse
recut ses assignats tout neufs, et elle venait de les recouvrir soigneusement
de son mouchoir de poche, lorsque la princesse Droubetzkoi entra dans sa
chambre.
≪Eh bien, mon amie? demanda la comtesse legerement
emue.
--Ah! quelle terrible situation! Il est meconnaissable et si mal,
si mal! Je ne suis restee qu'un instant, et je n'ai pas dit deux
mots.
--Annette, au nom du ciel, ne me refuse pas,≫ dit tout a coup
la comtesse en rougissant et avec un air de confusion qui
contrastait singulierement avec l'expression severe de sa figure
fatiguee.
Elle retira vivement son mouchoir et presenta le petit paquet a
Anna Mikhailovna. Celle-ci devina tout de suite la verite, et elle se
pencha aussitot, toute prete a serrer son amie dans ses bras.
≪Voila
pour l'uniforme de Boris!≫
Le moment etait venu, et la princesse embrassa
son amie en pleurant. Pourquoi pleuraient-elles toutes deux? Etait-ce parce
qu'elles se trouvaient forcees de penser a l'argent, cette question si
secondaire quand on s'aime! ou peut-etre songeaient-elles au passe, a leur
enfance, qui avait vu naitre leur affection, et a leur jeunesse evanouie?
Quoi qu'il en soit, leurs larmes coulaient, mais c'etaient de douces
larmes.
XVIII
La comtesse Rostow etait au salon avec ses
filles et un grand nombre d'invites: Le comte avait emmene les hommes dans
son cabinet et leur faisait les honneurs de sa collection de pipes turques;
de temps en temps il revenait demander a sa femme si Marie Dmitrievna
Afrossimow etait arrivee.
Marie Dmitrievna, surnommee ≪le terrible
dragon≫, n'avait ni titre ni fortune, mais son caractere etait franc et
ouvert, ses manieres simples et naturelles. Elle etait connue de la famille
imperiale; la meilleure societe des deux capitales allait chez elle. On avait
beau se moquer tout bas de son sans-facon et faire circuler les anecdotes les
plus etranges sur son compte, elle inspirait la crainte et le
respect.
On fumait dans le cabinet du comte et l'on causait de la guerre
qui venait d'etre officiellement declaree dans le manifeste au sujet
du recrutement. Personne ne l'avait encore lu, mais chacun savait
qu'il etait publie. Le comte, assis sur une ottomane entre deux convives
qui parlaient tout en fumant, ne disait mot, mais inclinait la tete a
gauche et a droite, en les regardant et en les ecoutant tour a tour avec
un visible plaisir.
L'un d'eux portait le costume civil: sa figure
ridee, bilieuse, maigre et rasee de pres, accusait un age voisin de la
vieillesse, quoiqu'il fut mis a la derniere mode; il avait ramene ses pieds
sur le divan, avec le sans-gene d'un habitue de la maison, et aspirait
bruyamment a longs traits et avec force contorsions, la fumee qui s'echappait
d'une chibouque, dont le bout d'ambre relevait le coin de sa
bouche. Schinchine etait un vieux garcon, cousin germain de la comtesse. On
le tenait, dans les salons de Moscou, pour une mauvaise langue.
Lorsqu'il causait, il avait toujours l'air de faire un grand honneur a
son interlocuteur. L'autre convive, jeune officier de la garde, frais
et rose, bien frise, bien coquet, et tire a quatre epingles, tenait le
bout de sa chibouque entre les deux levres vermeilles de sa jolie bouche,
et laissait doucement echapper la fumee en legeres spirales. C'etait
le lieutenant Berg, officier au regiment de Semenovsky, qu'il etait sur
le point de rejoindre avec Boris: c'etait lui que Natacha avait appele
≪le fiance≫ de la comtesse Vera. Le comte continuait a preter une
oreille attentive, car jouer au boston et suivre la conversation de
deux bavards, quand il avait l'heureuse fortune d'en avoir deux sous la
main, etaient ses occupations favorites.
≪Comment arrangez-vous tout
cela, mon cher, mon tres honorable Alphonse Karlovitch?≫ disait Schinchine
avec ironie; il melait, ce qui donnait un certain piquant a sa conversation,
les expressions russes les plus familieres aux phrases francaises les plus
choisies.
≪Vous comptez donc vous faire des rentes sur l'Etat avec
votre compagnie, et en tirer un petit revenu?
--Non, Pierre
Nicolaievitch, je tiens seulement a prouver que les avantages sont bien moins
considerables dans la cavalerie que dans l'infanterie. Mais vous allez du
reste juger de ma position...≫
Berg parlait toujours d'une facon precise,
tranquille et polie; sa conversation n'avait jamais d'autre objet que
lui-meme, et tant qu'un entretien ne lui offrait pas d'interet personnel, son
silence pouvait se prolonger indefiniment sans lui faire eprouver et sans
faire eprouver aux autres le moindre embarras; mais, a la premiere occasion
favorable, il se mettait en avant avec une satisfaction
visible.
≪Voici ma situation, Pierre Nicolaievitch.... Si je servais dans
la cavalerie, meme comme lieutenant, je n'aurais pas plus de 200
roubles par trimestre; a present j'en ai 230...≫
Et Berg sourit
agreablement en regardant Schinchine et le comte avec une tranquille
assurance, comme si sa carriere et ses succes devaient etre le but supreme
des desirs de chacun.
≪Et puis, dans la garde je suis en vue, et les
vacances y sont plus frequentes que dans l'infanterie. Vous devez comprendre
que 230 roubles ne pouvaient me suffire, car je fais des economies, et
j'envoie de l'argent a mon pere, continua Berg en lancant une bouffee de
fumee.
--Le calcul est juste: ≪l'Allemand moud son ble sur le dos de sa
hache,≫ comme dit le proverbe...≫
Et Schinchine fit passer le tuyau de
sa chibouque dans le coin oppose de sa bouche en jetant un coup d'oeil au
comte, qui eclata de rire. Le reste de la societe, voyant Schinchine en train
de parler, fit cercle autour d'eux. Berg, qui ne remarquait jamais la
moquerie dont il pouvait etre l'objet, continua a enumerer les avantages
qu'il s'etait assures en passant dans la garde: premierement un rang de plus
que ses camarades; puis, en temps de guerre, le chef d'escadron pouvait fort
bien etre tue, et alors lui, comme le plus ancien, le remplacerait d'autant
plus facilement qu'on l'aimait beaucoup au regiment, et que son papa
etait tres fier de lui. Il contait avec delices ses petites histoires,
sans paraitre se douter qu'il put y avoir des interets plus graves que
les siens, et il y avait dans l'expression naive de son jeune egoisme
une telle ingenuite, que l'auditoire en etait desarme.
≪Enfin, mon
cher, que vous soyez dans l'infanterie ou dans la cavalerie, vous ferez votre
chemin, je vous en reponds,≫ dit Schinchine en lui tapant sur l'epaule et en
posant ses pieds, par terre.
Berg sourit avec satisfaction et suivit le
comte, qui passa au salon avec toute la societe.
C'etait le moment qui
precede l'annonce du diner, ce moment ou personne ne tient a engager une
conversation, dans l'attente de la zakouska[9]. Cependant la politesse vous y
oblige, ne fut-ce que pour deguiser votre impatience. Les maitres de la
maison regardent la porte de la salle a manger et echangent entre eux des
coups d'oeil desesperes. De leur cote, les invites, qui surprennent au
passage ces signes non equivoques d'impatience, se creusent la tete pour
deviner quelle peut etre la personne ou la chose attendue: est-ce un parent
en retard, ou est-ce le potage?
Pierre venait seulement d'arriver, et
s'etait gauchement assis dans le premier fauteuil venu qui lui avait barre le
chemin du milieu du salon. La comtesse se donnait toute la peine imaginable
pour le faire parler, mais n'en obtenait que des monosyllabes, pendant qu'a
travers ses lunettes il regardait autour de lui, en ayant l'air de
chercher quelqu'un. On le trouvait sans doute fort genant, mais il etait le
seul a ne pas s'en apercevoir. Chacun connaissait plus ou moins son
histoire de l'ours, et cet homme gros, grand et robuste excitait la
curiosite generale; on se demandait avec etonnement comment un etre aussi
lourd, aussi indolent, avait pu faire une pareille plaisanterie a l'officier
de police.
≪Vous etes arrive depuis peu? lui demanda la
comtesse.
--Oui, madame, repondit-il en regardant a gauche.
--Vous
n'avez pas vu mon mari?
--Non, madame, dit-il en souriant mal a
propos.
--Vous avez ete a Paris il n'y a pas bien longtemps; ce doit etre
tres interessant a visiter?
--Tres interessant.≫
La comtesse
jeta un regard a Anna Mikhailovna, qui, saisissant au vol cette priere
muette, s'approcha du jeune homme pour animer, s'il etait possible, la
conversation; elle lui parla de son pere, mais sans plus de succes, et il
continua a ne repondre que par monosyllabes.
De leur cote, les autres
invites echangeaient entre eux des phrases comme celles-ci: ≪Les
Razoumovsky... cela a ete charmant!... Vous etes bien bonne... la comtesse
Apraxine...≫ lorsque la comtesse se dirigea tout a coup vers l'autre salon,
et on l'entendit s'ecrier:
≪Marie Dmitrievna!
--Elle-meme!...≫
repondit une voix assez dure.
Et Marie Dmitrievna parut au meme
instant.
A l'exception des vieilles femmes, les dames comme les
demoiselles se leverent aussitot.
Marie Dmitrievna s'etait arretee sur
le seuil de la porte. D'une taille elevee, forte et hommasse, elle portait
haut sa tete a boucles grises, qui accusait la cinquantaine, et, tout en
affectant de rabattre sans se hater les larges manches de sa robe, elle
enveloppa du regard toute la societe qui l'entourait.
Marie Dmitrievna
parlait toujours russe.
≪Salut cordial a celle que nous fetons, a elle et
a ses enfants! dit-elle de sa voix forte qui dominait toutes les
autres.--Que deviens-tu, vieux pecheur? dit-elle en s'adressant au comte, qui
lui baisait la main.--Avoue-le, tu t'ennuies a Moscou, il n'y a ou
lancer les chiens.... Que faire, mon bon? Voila! Quand ces petits
oiseaux-la auront grandi,--et elle designait les jeunes filles,--bon gre mal
gre il faudra leur chercher des fiances.--Eh bien! mon cosaque, dit
Marie Dmitrievna a Natacha, qu'elle appelait toujours ainsi, en la
caressant de la main pendant que la petite baisait gaiement la
sienne,--sans avoir peur.... Cette fillette est un lutin, je le sais, mais je
l'aime!≫
Retirant d'un enorme ≪ridicule≫ des boucles d'oreilles en
pierres fines, taillees en poires, elle les donna a la petite fille, toute
rayonnante de joie et de plaisir, et, se retournant ensuite vers
Pierre:
≪He! he! mon tres cher, viens, viens ici, lui dit-elle d'une
voix qu'elle s'efforcait de rendre douce et engageante; viens ici, mon
cher.≫
Et elle relevait ses larges manches d'un air
menacant...:
≪Approche, approche! J'ai ete la seule a dire la verite a
ton pere, quand l'occasion s'en presentait; je ne vais pas te la menager non
plus, c'est Dieu qui l'ordonne.≫
Elle se tut, et chacun attendit ce
qui allait se passer apres cet exorde gros d'orage:
≪C'est bien, il
n'y a rien a dire, tu es un gentil garcon!... Pendant que ton pere est etendu
sur son lit de douleur, tu t'amuses a attacher un homme de police sur le dos
d'un ourson! C'est indecent, mon bonhomme, c'est indecent! Tu aurais mieux
fait d'aller faire la guerre...≫
Puis, lui tournant le dos et presentant
sa main au comte, qui retenait a grand'peine un eclat de rire
etouffe:
≪Eh bien, a table, s'ecria-t-elle, il en est temps, je
crois!≫
Le comte ouvrit la marche, avec Marie Dmitrievna. Venaient
ensuite la comtesse au bras d'un colonel de hussards, personnage a menager,
car il devait servir de guide a Nicolas et l'emmener au regiment,
Anna Mikhailovna avec Schinchine, Berg avec Vera, la souriante
Julie Karaguine avec Nicolas; d'autres couples suivaient a la file tout
le long de la salle, et enfin derriere toute la compagnie, marchant un a
un avec les enfants, les gouverneurs et les gouvernantes. Les
domestiques se precipiterent sur les chaises, qui furent avancees avec bruit;
la musique eclata dans les galeries du haut, et tout le monde s'assit.
Les sons de l'orchestre ne tarderent pas a etre etouffes par le
cliquetis des couteaux et des fourchettes, par la voix des convives et les
allees et venues des valets de chambre. La comtesse occupait un des bouts de
la longue table avec Marie Dmitrievna a sa droite, et Anna Mikhailovna a
sa gauche. Le comte, place a l'autre bout, avait Schinchine a sa droite
et a sa gauche le colonel; les autres invites du sexe fort s'assirent
a leur fantaisie, et, au milieu de la table, les jeunes gens, Vera,
Berg, Pierre et Boris, faisaient face aux enfants, aux gouverneurs et
aux gouvernantes.
Le comte jetait par intervalles un regard a sa femme
et a son gigantesque bonnet a noeuds bleus, qu'il apercevait entre les
carafes, les bouteilles et les vases garnis de fruits qui l'en separaient,
et s'occupait activement, sans s'oublier lui-meme, a verser du vin a
ses voisins. A travers les tiges d'ananas qui la cachaient un peu,
la comtesse repondait aux coups d'oeil de son mari, dont le front
enlumine se detachait ostensiblement au milieu des cheveux gris
qui l'entouraient. Le cote des dames gazouillait a l'unisson; du cote
des hommes, les voix s'elevaient de plus en plus, et entre autres celle
du colonel de hussards, qui mangeait et buvait tant et si bien, que
sa figure en etait devenue pourpre, et que le comte l'offrait
comme exemple, aux autres dineurs. Berg expliquait a Vera, avec un
tendre sourire, que l'amour venait du ciel et n'appartenait point a la
terre. Boris nommait une a une, a son nouvel ami Pierre, toutes les
personnes presentes, en echangeant des regards avec Natacha, qui lui
faisait vis-a-vis. Pierre parlait peu, examinait les figures qui lui
etaient inconnues et mangeait a belles dents. Des deux potages qu'on lui
avait presentes, il avait choisi le potage a la tortue, et depuis
la koulibiaka jusqu'au roti de gelinottes, il n'avait pas laisse passer
un seul plat, ni refuse un seul des vins offerts par le maitre d'hotel,
qui tenait majestueusement la bouteille enveloppee d'une serviette, et
qui lui glissait mysterieusement a l'oreille:
≪Madere sec, vin de
Hongrie, vin du Rhin!≫
Il buvait indifferemment dans l'un ou l'autre des
quatre verres, aux armes du comte, places devant, chaque convive, et il se
sentait pris pour ses voisins d'une bienveillance qui ne faisait qu'augmenter
a chaque rasade. Natacha regardait fixement Boris, comme les
fillettes savent seules le faire quand elles ont une amourette, et
surtout lorsqu'elles viennent d'embrasser pour la premiere fois le heros
de leurs reves. Pierre ne faisait nulle attention a elle, et cependant, a la
vue de cette singuliere petite fille qui avait des yeux passionnes, il se
sentait pris d'une folle envie de rire. |
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