Nicolas, qui se trouvait loin de Sonia, et a cote de Julie
Karaguine, causait avec elle en souriant. Sonia souriait aussi, mais la
jalousie la devorait: elle palissait, rougissait tour a tour, et faisait tout
son possible pour deviner ce qu'ils pouvaient se dire. La gouvernante,
a l'air agressif, se tenait sur le qui-vive, toute prete a fondre
sur celui qui oserait attaquer les enfants. Le gouverneur allemand
tachait de noter dans sa cervelle les mets et les vins qui defilaient
devant lui, pour en faire une description detaillee dans sa premiere lettre
a sa famille, et il etait profondement blesse de ce que le maitre
d'hotel ne faisait nulle attention a lui et ne lui offrait jamais de vin.
Il dissimulait de son mieux, en faisant semblant de ne pas en desirer,
et il aurait bien voulu faire croire que, s'il en avait accepte,
c'aurait ete uniquement pour satisfaire une curiosite de
savant.
XIX
La conversation s'animait de plus en plus du
cote des hommes. Le colonel racontait que le manifeste de la declaration de
guerre etait deja repandu a Petersbourg, et que l'exemplaire qu'il en avait
eu venait d'etre apporte au general en chef par un courrier.
≪Quelle
est la mauvaise etoile qui nous pousse a guerroyer contre Napoleon? s'ecria
Schinchine. Il a deja rabattu le caquet a l'Autriche; je crains cette fois
que ce ne soit notre tour.≫
Le colonel, un robuste et rouge Allemand, bon
soldat d'ailleurs et bon patriote, malgre son origine, s'offensa de ces
paroles:
≪Mauvaise etoile! s'ecria-t-il en prononcant les mots a sa facon
et tout de travers. Quand c'est l'Empereur, monsieur, qui sait pourquoi nous
la faisons! Il dit dans son manifeste qu'il ne saurait rester
indifferent au danger qui menace la Russie, et que la securite de l'empire,
la dignite et la saintete des _alliances!_...≫ ajouta-t-il en
appuyant particulierement sur ce dernier mot, comme si toute l'importance de
la question y etait contenue.
Puis, grace a une memoire infaillible et
exercee depuis longtemps a retenir les edits officiels, il se mit a repeter
mot a mot les premieres lignes du manifeste:
≪Le seul desir, l'unique
et constant but de l'Empereur etant d'etablir en Europe une paix durable, il
se decide, afin d'en atteindre la realisation, a faire passer des a present
une partie de l'armee a l'etranger. Voila, monsieur, la raison! dit-il, en
vidant son verre avec lenteur et en sollicitant du regard l'approbation du
comte.
--Connaissez-vous le proverbe: ≪Jeremie, Jeremie, reste chez toi,
et veille a tes fuseaux!≫ repartit ironiquement Schinchine. Cela nous
va comme un gant. Quand on pense que meme Souvorow a ete battu a
plate couture..., et ou sont aujourd'hui, je vous le demande, les
Souvorow? dit-il en passant du russe au francais.
--Nous devons nous
battre jusqu'a la derniere goutte de notre sang, reprit le colonel en
frappant du poing sur la table, et mourir pour notre Empereur! Voila ce qu'il
faut, et surtout raisonner le moins possible, ajouta-t-il en accentuant le
mot ≪moins≫ et en se tournant vers le comte. C'est ainsi que nous raisonnons,
nous autres vieux hussards; et vous, comment raisonnez-vous, jeune homme et
jeune hussard? continua-t-il en s'adressant a Nicolas, qui negligeait sa
voisine pour ecouter de toutes ses oreilles.
--Je suis completement de
votre avis, repondit-il en devenant rouge comme une pivoine, en tournant les
assiettes dans tous les sens et en deplacant et replacant son verre d'un
mouvement si brusque et si desespere, qu'il faillit le briser. Je suis
convaincu que nous devons, nous autres Russes, vaincre ou
mourir!...≫
La phrase n'etait pas achevee, qu'il en avait deja senti tout
le ridicule: c'etait pompeux, emphatique et completement hors de
propos.
≪C'est bien beau, ce que vous venez de dire,≫ lui souffla a
l'oreille Julie en soupirant. Sonia, saisie d'un tremblement nerveux,
l'avait ecoute toute rougissante, tandis que Pierre approuvait le discours
du colonel:
≪Voila qui s'appelle parler, dit-il.
--Vous etes,
jeune homme, un vrai hussard, reprit le colonel, en recommencant a frapper
sur la table.
--He, la-bas, pourquoi tout ce bruit?...≫
C'etait
Marie Dmitrievna qui elevait la voix.
≪Pourquoi ces coups de poing? A qui
en as-tu? En verite, tu t'emportes comme si tu chargeais des
Francais!
--Je dis la verite, lui repondit le hussard.
--Nous
parlons de la guerre, s'ecria le comte, car savez-vous, Marie Dmitrievna, que
j'ai un fils qui part pour l'armee?
--Et moi, j'en ai quatre a l'armee et
je ne m'en plains pas; tout se fait par la volonte de Dieu. On meurt couche
≪sur son poele[10]≪, et l'on se tire sain et sauf d'une melee, continua Marie
Dmitrievna, en elevant sa forte voix qui resonnait a travers la
table....
Et la conversation se localisa de nouveau entre les femmes d'un
cote, et les hommes de l'autre.
≪Je te dis que tu ne le demanderas
pas, murmurait a Natacha son petit frere, tu ne le demanderas
pas?
--Et moi, je te dis que je le demanderai,≫ repondit
Natacha....
Et la figure tout en feu et avec une audace mutine et
resolue, elle se leva a demi, et invitant Pierre du regard a lui preter
attention:
≪Maman! s'ecria-t-elle de sa voix d'enfant, fraiche et
sonore.
--Que veux-tu?≫ demanda la comtesse effrayee.
Elle avait
devine une gaminerie, a l'expression de la figure de la petite fille, et elle
la menaca severement du doigt, en hochant la tete d'un air fache et
mecontent.
Les conversations cesserent.
≪Maman, quel plat sucre
aurons-nous?≫ reprit sans hesitation Natacha....
Sa mere faisait de vains
efforts pour l'arreter.
≪Cosaque!≫ cria Marie Dmitrievna, en la menacant
a son tour de l'index.
Les convives s'entre-regarderent. Les vieux ne
savaient comment prendre cet incident.
≪Maman, quel plat sucre
aurons-nous?≫ repeta Natacha gaiement, et parfaitement rassuree sur les
suites de son espieglerie.
Sonia et le gros Pierre etouffaient leurs
rires tant bien que mal.
≪Eh bien, tu vois, je l'ai demande, chuchota
Natacha au petit frere et a Pierre, qu'elle regarda de nouveau.
--On
servira une glace, mais tu n'en auras pas,≫ dit Marie
Dmitrievna.
Natacha, voyant qu'elle n'avait plus rien a craindre meme de
la part de cette derniere, s'adressa a elle encore plus resolument: ≪Quelle
glace? Je n'aime pas la glace a la creme.
--Aux carottes,
alors?
--Non, non, quelle glace, Marie Dmitrievna, quelle glace? Je veux
le savoir,≫ criait-elle toujours plus haut.
La comtesse et tous les
convives eclaterent de rire. On ne riait pas autant de la repartie de Marie
Dmitrievna que de la hardiesse et de l'habilete deployees par cette fillette,
qui osait ainsi lui tenir tete.
Natacha se calma lorsqu'on lui eut
annonce une glace a l'ananas. Un instant apres, on versa le champagne; la
musique se remit a jouer; le comte et la petite comtesse s'embrasserent, les
convives se leverent pour la feliciter et trinquer avec leurs hotes, leurs
vis-a-vis, leurs voisins et les enfants. Enfin les domestiques retirerent
vivement les chaises, et tous les convives, dont le vin et le diner
avaient legerement colore les visages, se remirent en file comme en entrant,
et passerent dans le meme ordre de la salle a manger au
salon.
XX
Les tables de jeu etaient preparees; les parties
de boston s'organiserent, et les invites se repandirent dans les salons et
dans la bibliotheque. Le comte contemplait un jeu de cartes qu'il
avait disposees en eventail devant lui. C'etait l'heure habituelle de
sa sieste: aussi faisait-il son possible pour vaincre le sommeil qui
le gagnait, et il riait a tout propos. La jeunesse, entrainee par
la maitresse de la maison, s'etait groupee autour du piano et de la
harpe. Julie, cedant aux instances generales, executa sur ce dernier
instrument un air avec variations, et se joignit ensuite au reste de la
societe, pour prier Natacha et Nicolas, dont on connaissait le talent
musical, de chanter quelque chose. Natacha, toute fiere d'etre traitee en
grande personne, etait cependant fort intimidee.
≪Que chanterons-nous?
demanda-t-elle.
--_La Source_, repondit Nicolas.
--Eh! bien,
commencons! Boris, venez ici! Ou donc est Sonia?≫
S'apercevant de
l'absence de son amie, Natacha s'elanca hors de la salle a sa recherche et
courut a la chambre de Sonia. Elle etait vide: dans le salon d'etude,
personne! Elle comprit alors que Sonia devait se trouver sur le banc du
corridor. Ce banc etait le lieu consacre aux douloureux epanchements de la
jeune generation feminine de la famille Rostow. Il n'y avait pas a en douter.
Sonia s'etait effectivement jetee sur le banc, ou elle pleurait a chaudes
larmes, dans sa vaporeuse toilette rose, qu'elle froissait sans y prendre
garde; ses petites epaules decolletees etaient convulsivement secouees par
des sanglots, et elle pressait contre un coussin raye et sale, propriete de
la vieille bonne, son visage cache dans ses mains. La figure de Natacha,
jusque-la si animee et si joyeuse, perdit son air de fete: ses yeux devinrent
fixes, les veines de son cou se gonflerent et les coins de sa
bouche s'abaisserent.
≪Sonia, qu'as-tu? Qu'est-il arrive? Oh! oh!≫
s'ecria-t-elle.
Et a la vue des pleurs de Sonia elle se mit, de son cote,
a fondre en larmes.
Sonia essaya, mais en vain, de relever la tete
pour lui repondre. Elle enfonca davantage sa figure dans le coussin. Natacha
s'assit pres d'elle en l'entourant de ses bras, et, parvenant enfin a
maitriser son emotion, elle se leva a demi en s'essuyant les
yeux.
≪Nicolas part dans une semaine, balbutia-t-elle: l'ordre du jour a
paru, il est imprime; il me l'a dit lui-meme. Mais je n'aurais pas
pleure malgre cela, ajouta-t-elle en montrant un papier qu'elle tenait a
la main et sur lequel Nicolas lui avait ecrit des vers. Mais c'est que
tu ne peux pas me comprendre, et personne ne peut comprendre cette
belle ame. Tu es heureuse, toi, je ne t'en veux pas, je t'aime et
j'aime Boris: il est charmant, il n'y aura pas d'obstacles, entre vous;
mais Nicolas est mon cousin et il faudra le metropolitain lui-meme
pour... autrement c'est impossible! Et puis si maman (Sonia regardait
la comtesse comme sa mere) trouvait que je suis un empechement a
l'avenir de Nicolas? Elle dirait que je n'ai pas de coeur, que je suis
une ingrate; et vraiment, Dieu m'est temoin, je l'aime tant, et elle,
et vous tous... excepte pourtant Vera.... Que lui ai-je fait a
celle-la pour que...? Oui, je vous suis si reconnaissante, que j'aurais
ete heureuse de vous sacrifier quelque chose, mais je n'ai rien...≫
Et
Sonia, ne pouvant se contenir, cacha de nouveau son visage dans le coussin.
On voyait, aux efforts de Natacha pour la calmer, que celle-ci comprenait
toute la gravite du chagrin de son amie.
≪Sonia,≫ dit-elle.
Elle
avait tout a coup devine la verite.
≪Je parie, que Vera t'a parle apres
le diner? Oui, n'est-ce pas?
--Mais c'est Nicolas qui les a ecrits, ces
vers, et c'est moi qui ai copie les autres qu'elle a trouves sur ma fable et
qu'elle menace de montrer a maman.... Elle m'a dit que j'etais une ingrate,
et que maman ne me permettrait jamais de l'epouser..., qu'il epouserait
Julie Karaguine, et tu as bien vu comme il s'est occupe d'elle toute
la journee; Natacha, pourquoi tout cela?...≫
Et ses larmes
recommencerent de plus belle. Natacha l'attira a elle, l'embrassa, et la
tranquillisa en lui souriant a travers ses pleurs.
≪Sonia, il ne faut pas
la croire. Souviens-toi de ce que nous disions a nous trois avec Nicolas,
l'autre soir apres le souper. Nous avons decide d'avance comment tout se
passerait; je ne me rappelle plus comment, mais je sais que cela devait etre
tres bien et tres possible. Le frere de l'oncle Schinchine a bien epouse sa
cousine germaine, et nous ne sommes cousins qu'au troisieme degre. Boris
aussi disait que ce ne serait pas difficile, car je lui ai raconte tout cela,
tu sais, et il est si intelligent, si bon! Ne pleure pas, Sonia, ma petite
colombe, ma petite amie.!...≫
Et elle la couvrait de baisers en
riant.
≪Vera est mechante, laissons-la tranquille, mais tout ira bien, et
elle ne dira rien a maman. Nicolas l'annoncera lui-meme et il ne pense pas
a Julie...≫
Puis elle lui donna encore un baiser, et Sonia se releva
d'un bond, les yeux tout brillants de nouveau, de joie et d'esperance.
C'etait bien veritablement un charmant petit chat, qui semblait guetter le
moment favorable pour retomber doucement sur ses pattes et s'elancer a
la poursuite du peloton avec lequel, comme tous ceux de sa race, il
savait si bien jouer.
≪Tu le crois? bien vrai, tu le jures? dit-elle
vivement, en reparant le desordre de sa robe et de sa coiffure.
--Je
te le jure,≫ repliqua Natacha, en lui rattachant une boucle de cheveux
echappee de ses longues nattes. ≪Eh bien, allons chanter _la Source_,
s'ecrierent-elles en riant, allons!
--Sais-tu que ce gros Pierre, qui
etait en face de moi, est tres drole, dit tout a coup Natacha en s'arretant.
Oh! que je m'amuse!...≫
Et elle s'elanca dans le corridor. Sonia secoua
le duvet attache a sa jupe, glissa les vers dans son corsage et la suivit a
pas precipites, les joues tout en feu.
Comme on le pense, le quatuor
de _la Source_ eut un grand succes. Nicolas chanta ensuite une nouvelle
romance:
_Phoebe rayonne dans la nuit,_ _Je reve a
toi, mon coeur s'enfuit_ _Vers ton coeur, o mon
adoree;_ _Je reve que tes doigts charmants_ _Font
vibrer la harpe doree..._ _Mais que m'importent ces doux
chants,_ _Et ces appels de mon amante,_ _Si ses
baisers ne viennent pas_ _Devancer sur ma levre
ardente_ _Le baiser glace du trepas?_
Il n'avait pas fini,
que l'orchestre place dans la galerie donna le signal de la danse, et la
jeunesse s'elanca au milieu d'un pele-mele general.
Schinchine venait
d'accaparer Pierre, qui etait pour lui un morceau friand tout fraichement
debarque, et il se lancait dans une ennuyeuse dissertation politique, lorsque
Natacha entra dans le salon, et marchant droit vers Pierre:
≪Maman,
lui dit-elle en riant et en rougissant, maman m'a ordonne de vous inviter a
danser.
--Je crains de brouiller toutes les figures, repondit Pierre,
mais si vous voulez me guider...≫
Et il presenta sa main a la
fillette.
Pendant que les couples se mettaient en place et que les
instruments s'accordaient, Pierre s'etait assis a cote de sa petite dame, qui
ne se possedait pas de joie, a la seule idee de danser avec un grand
monsieur arrive de l'etranger, et de causer avec lui comme une grande
personne. Tout en jouant avec un eventail qu'on lui avait donne a garder et
en prenant une pose degagee, etudiee Dieu sait ou et Dieu sait quand,
elle bavardait et riait avec son cavalier.
≪Eh bien, eh bien,
regardez-la donc!≫ dit la comtesse en traversant la salle.
Natacha
rougit sans cesser de rire:
≪Mais, maman, quel plaisir avez-vous a....
Qu'y a-t-il donc la de si extraordinaire?≫
On dansait la troisieme
≪anglaise≫, lorsque le comte et Marie Dmitrievna, qui jouaient au salon,
repousserent leurs chaises et passerent dans la salle de bal, suivis de
quelques vieux dignitaires qui etiraient leurs membres endoloris a la suite
de ce long repos, tout en remettant dans leur poche leur bourse et leur
portefeuille.
Marie Dmitrievna et son cavalier etaient de fort belle
humeur; ce dernier lui avait offert, comme un veritable danseur de ballet et
avec une politesse comique et theatrale, son poing arrondi, sur lequel
elle avait gracieusement pose la main. Se redressant alors plein de gaiete
et de verve, le comte attendit que la figure de ≪l'anglaise≫ fut
terminee:
≪Semione! s'ecria-t-il aussitot, en battant des mains et en
s'adressant au premier violon, joue le _Daniel Cooper_, tu
sais?≫
C'etait la danse favorite du comte, la danse de sa jeunesse, une
des figures de ≪l'anglaise≫.
≪Regardez donc papa,≫ s'ecria Natacha de
toutes ses forces, et, oubliant qu'elle dansait avec un grand monsieur, elle
pencha sa tete sur ses genoux en riant de tout son coeur. Toute la salle
s'amusait effectivement a suivre les mouvements et les poses du joyeux
petit vieillard et de son imposante partenaire, dont la taille depassait
la sienne. Les bras arrondis, les epaules effacees, les pieds en dehors,
il battait legerement la mesure sur le parquet; le sourire
qui s'epanouissait sur son visage preparait le public a ce qui
allait suivre. Aux premieres notes de cet entrainant _Daniel Cooper_, qui
lui rappelait le gai _trepak_ (danse nationale russe), toutes les portes
qui donnaient dans la salle se garnirent d'hommes d'un cote et de femmes
de l'autre: c'etaient les gens de la maison accourus pour contempler
le spectacle que leur offrait la joyeuse incartade de leur
maitre:
≪Ah! Seigneur notre Pere, quel aigle!≫ s'ecria la vieille
bonne.
Le comte dansait avec art et il en etait fier! Quant a sa dame,
elle n'avait jamais su, ni jamais essaye de bien danser.
Ayant confie
son ≪ridicule≫ a la comtesse, elle se tenait immobile et droite comme une
veritable geante. Ses puissantes mains pendaient le long de sa puissante
personne, et grace a un sourire etudie et au fremissement de ses narines, son
visage, dont les lignes etaient correctes, mais d'une beaute severe,
temoignait seul de son animation. Si le cavalier charmait les spectateurs qui
l'entouraient par l'imprevu et les graces de ses pas et de ses entrechats, le
moindre geste de la dame excitait une admiration egale. On savait gre a Marie
Dmitrievna de ses balancements, de ses demi-tours, de ses mouvements
d'epaules, empreints d'une dignite surprenante malgre sa corpulence, et que
sa retenue habituelle rendait encore plus extraordinaires. La
danse s'animait de plus en plus, on negligeait les autres couples, et
toute l'attention se concentrait sur les deux vieilles gens. Natacha
tirait les gens au hasard par leur robe ou par leur habit en exigeant
qu'on regardat son pere, et Dieu sait si l'on s'en faisait faute.
Dans
les intervalles de la danse, le comte reprenait haleine, s'eventait avec son
mouchoir et criait aux musiciens d'aller plus vite. Puis il se lancait de
nouveau, tournant autour de sa dame, tantot sur la pointe des pieds, tantot
sur les talons. Enfin, emporte par son ardeur juvenile, apres avoir ramene m
danseuse a sa place et s'etre galamment incline devant elle, il leva une
jambe en l'air, et termina ses evolutions choregraphiques par une pirouette
splendide, aux applaudissements et aux rires de toute la salle et surtout de
Natacha.
Les deux danseurs s'arreterent, epuises, hors d'haleine
front ruisselant.
≪Oui, ma chere? c'est bien ainsi que l'on dansait de
notre temps, s'ecria le comte.
--Hourra pour _Daniel Cooper_!≫ reprit
Marie Dmitrievna, en respirant avec peine et en retroussant ses
manches.
XXI
Pendant que l'on dansait ainsi la septieme
≪anglaise≫, que les musiciens detonnaient de fatigue, et que les domestiques
et les cuisiniers, a bout de forces, preparaient le souper, un sixieme coup
d'apoplexie frappait le comte Besoukhow. Les medecins ayant declare que tout
espoir de guerison etait perdu, on lut au moribond les prieres de la
confession, on le fit communier et l'on se prepara a lui donner
l'extreme-onction. L'agitation et l'inquietude inseparables de ces derniers
moments regnaient autour de ce lit de mort. De nombreux agents des
pompes funebres, alleches par l'appat de riches funerailles, se
pressaient devant la grande porte d'entree, ayant soin pourtant de se derober
entre les voitures qui s'arretaient devant le perron. Le general-gouverneur
de Moscou, qui avait envoye ses aides de camp plusieurs fois par jour
pour avoir des nouvelles du malade, etait venu ce soir-la en personne
prendre un dernier conge de l'illustre contemporain de Catherine. Le
magnifique salon de reception etait plein de monde. Tous se leverent avec
respect a l'entree du general en chef, qui venait de passer une demi-heure
seul avec le mourant, et qui, en saluant a droite et a gauche, se hata
de traverser le salon sous le feu de tous les regards.
Le prince
Basile, singulierement pali et amaigri, le reconduisait, en lui disant
quelques mots a voix basse. Apres avoir accompli ce devoir, il s'arreta dans
la grande salle, et se laissa tomber sur une chaise, en se couvrant les yeux
de la main.
Bientot apres, il se leva et se dirigea vivement et d'un air
anxieux vers un long couloir qui aboutissait a l'appartement de l'ainee
des princesses, et il y disparut.
Les personnes qui etaient restees
dans le salon a demi eclaire chuchotaient entre elles ou se taisaient
subitement, et jetaient des regards curieux et inquiets du cote de la porte,
chaque fois qu'elle s'ouvrait pour livrer passage a ceux qui entraient chez
le malade ou qui en sortaient.
≪Le terme est arrive! disait un vieux
pretre assis a cote d'une dame qui l'ecoutait avec veneration.... Le terme
est arrive! Aller plus loin est impossible!
--N'est-ce pas trop tard
pour l'extreme-onction? demanda sa voisine, feignant de ne point savoir a
quoi s'en tenir la-dessus.
--C'est un bien grand sacrement,≫ repondit le
serviteur de l'Eglise, et, passant doucement la main sur son front chauve, il
ramena en avant quelques rares meches de cheveux gris.
≪Qui etait-ce
donc? Le general en chef? demandait-on a l'autre bout de la chambre.... Comme
il est encore jeune!
--Et il est a la veille de ses soixante-dix ans!...
On dit que le comte n'a plus sa tete.... Il etait question de lui
donner l'extreme-onction....
--J'ai connu quelqu'un qui l'a recue sept
fois.≫
La seconde des nieces du comte Besoukhow venait de quitter son
oncle. Elle avait les yeux rouges; elle alla s'asseoir a cote du
docteur Lorrain, qui etait gracieusement accoude sous le portrait
de l'imperatrice Catherine.
≪Il fait veritablement beau, princesse,
tres beau, lui dit le medecin... on pourrait en verite se croire a la
campagne, bien qu'on soit a Moscou!
--N'est-ce pas? repondit la
demoiselle avec un soupir.... Me permettez-vous de lui donner a
boire?≫
Le medecin parut reflechir:
≪A-t-il pris la
potion?
--Oui.≫
Il regarda son ≪Breguet≫:
≪Prenez un verre
d'eau cuite et mettez-y une pincee (faisant le geste de ses doigts fluets)
de... de creme de tartre.
≪Che ne gonnais bas de gas ou l'on reste en fie
abres le droisieme goup, disait un medecin allemand a un aide de
camp.
--Quel homme robuste c'etait! repondit son interlocuteur... A
qui reviennent toutes ses richesses? ajouta-t-il tout bas.
--Il se
drouvera pien un amadeur,≫ reprit l'Allemand avec un gros sourire.
La
porte s'ouvrit de nouveau. Tout le monde regarda: c'etait la
seconde princesse qui, apres avoir prepare la tisane, entrait chez le
malade.
Le medecin allemand s'approcha de Lorrain.
≪Il bourra pien
drainer engore jusqu'au madin.≫
Lorrain plissa ses levres, et fit
solennellement un geste negatif avec son index:
≪Cette nuit au plus
tard!≫ dit-il tout bas, en souriant orgueilleusement a sa propre science, qui
lui permettait de si bien preciser la situation de l'agonisant.
Le
prince Basile ouvrit la porte de la chambre de la princesse ainee. Il y
faisait presque nuit: deux petites lampes brulaient devant les images, et il
s'en exhalait une douce odeur de fleurs et de parfums. Une foule de petits
meubles, de chiffonnieres et de gueridons de toutes formes l'encombraient, et
l'on entrevoyait a demi cachees par un paravent les blanches couvertures d'un
lit tres eleve.
Un petit chien aboya.
≪Ah! c'est vous, mon
cousin!≫
Elle se leva, en passant la main sur ses bandeaux, si
constamment et si correctement lisses, qu'on aurait pu les croire fixes sur
sa tete par une couche de vernis.
≪Qu'y a-t-il? dit-elle, vous m'avez
effrayee!
--Il n'y a rien. C'est toujours la meme chose, mais je suis
venu causer affaires avec toi, Catiche,≫ lui dit le prince.
Et il
s'assit avec lassitude dans le fauteuil qu'elle avait occupe.
≪Comme tu
as chauffe ta chambre! Voyons, assieds-toi la, et causons.
--Je croyais
qu'il etait arrive quelque chose...≫
Et elle se mit en face de lui, toute
prete a l'ecouter avec son air impassible et dur.
≪J'ai essaye de
dormir, mais je ne peux pas.
--Eh bien, ma chere?≫ dit le prince Basile
qui lui prit la main et qui ensuite l'abaissa graduellement, selon son
habitude....
Ces quelques mots devaient faire allusion a bien des choses,
car le cousin et la cousine s'etaient entendus sans rien se dire.
La
princesse, dont la taille etait longue, seche et disgracieuse,
tourna lentement ses yeux gris a fleur de tete et sans expression, et les
fixa sur lui; puis elle secoua la tete, soupira et reporta son regard
vers les images. Ce mouvement pouvait s'interpreter de deux manieres:
c'etait de la douleur et de la resignation, ou bien de la fatigue et
l'espoir d'un prochain repos.
Le prince Basile le comprit
ainsi.
≪Crois-tu donc que je ne m'en ressente pas aussi? Je suis ereinte
comme un cheval de poste. Causons pourtant, et serieusement, si tu
veux bien...≫
Il se tut et la contraction de ses joues donna a sa
physionomie une expression desagreable, qui ne ressemblait en rien a celle
qu'il prenait devant temoins. Son regard etait aussi tout autre, et on y
lisait a la fois l'impudence et la crainte.
La princesse, retenant son
petit chien sur ses genoux, de ses mains osseuses et maigres, le regardait
attentivement dans le plus profond silence, bien decidee a ne pas le rompre
la premiere, dut-il se prolonger toute la nuit.
≪Voyez-vous, chere
princesse et chere cousine Catherine Semenovna, reprit le prince Basile avec
un effort visible, il faut penser a tout dans de pareils moments; il faut
penser a l'avenir, au votre... je vous aime toutes trois comme mes propres
filles, tu le sais...?≫
Comme la princesse restait impassible et
impenetrable, il continua sans la regarder, en repoussant avec humeur un
gueridon:
≪Tu sais bien, Catiche, que vous trois et ma femme vous etes
les seules heritieres directes. Je comprends tout ce que le sujet a de
penible pour toi et pour moi aussi, je te le jure; mais, ma chere amie, j'ai
depasse la cinquantaine, il faut tout prevoir!... Sais-tu que j'ai
envoye chercher Pierre? Le comte l'a exige en indiquant son
portrait...≫
Le prince Basile releva les yeux sur elle: rien n'indiquait
sur sa figure si elle l'avait ecoute, ou si elle le regardait sans songer
a rien.
≪Je ne cesse d'adresser de ferventes prieres a Dieu, mon
cousin, pour qu'il soit sauve et pour que sa belle ame se detache sans
souffrance de ce monde.
--Oui, oui, certainement, repliqua le vieux
prince, en attirant cette fois a lui avec un mouvement de colere l'innocent
gueridon....
--Mais enfin, voici l'affaire... tu la connais... le comte a
fait l'hiver dernier un testament par lequel il laisse toute sa fortune
a Pierre, en mettant de cote ses heritiers legitimes.
--Oh! il en a
tant fait de testaments! repartit la niece avec une tranquillite parfaite....
En tout cas, il ne saurait rien leguer a Pierre, car Pierre est un fils
naturel!
--Et que ferions-nous? s'ecria vivement le prince Basile en
serrant contre lui le gueridon a le briser...--Que ferions-nous si le
comte demandait a l'Empereur, dans une lettre, de legitimer ce fils? Eu
egard aux services du comte, on le lui accorderait peut-etre!≫
La
princesse sourit, et ce sourire disait qu'elle en savait la-dessus plus long
que son interlocuteur.
≪Je te dirai plus: la lettre est ecrite, mais elle
n'a pas ete envoyee, et pourtant l'Empereur en a connaissance. Il s'agirait
de decouvrir si elle a ete detruite; si, au contraire, elle existe...
alors... quand tout sera fini!--et il soupira pour faire entendre ce que
voulait dire le mot ≪tout≫,--on cherchera dans les papiers du comte..., le
testament sera remis a l'Empereur avec la lettre, sa priere sera accueillie
et Pierre heritera legitimement de tout!
--Et notre part? demanda la
princesse avec une ironie marquee, bien convaincue qu'il n'y avait rien a
craindre.
--Mais, ma pauvre Catiche, c'est clair comme le jour: il sera
le seul heritier, et vous ne recevrez pas une obole--Tu dois le savoir,
ma chere! Le testament et la lettre ont-ils ete detruits? S'il les
a oublies, ou se trouvent-ils? Dans ce cas il faudrait s'en
emparer, car....
--Il ne manquerait plus que cela, lui dit-elle en
l'interrompant du meme ton et avec la meme expression dans le regard.... Je
ne suis qu'une femme et, selon vous, nous sommes toutes des sottes? Mais je
suis sure qu'un batard ne peut heriter de rien, un batard! ajouta-t-elle
en francais, comme si ce mot dans cette langue devait
repondre victorieusement a tous les arguments de son adversaire.
--Tu
ne veux pas me comprendre, Catiche, car tu es intelligente. Si le comte
obtient la legitimation, Pierre deviendra comte Besoukhow, et toute la
fortune ira a lui de droit. Si le testament et la lettre existent, il ne te
reviendra a toi, que la consolation d'avoir ete bonne, devouee... etc...
etc... c'est certain!
--Je sais que le testament existe, mais je sais
aussi qu'il n'est pas legal, et vous me prenez, je crois, pour une idiote,
mon cousin, repondit la princesse, convaincue qu'elle avait ete mordante
et spirituelle.
--Ma chere princesse Catherine, reprit le vieux prince
avec une impatience marquee, je ne suis pas venu pour te blesser, mais
pour causer avec toi de tes propres interets. Tu es une bonne et
aimable parente, et je te repete pour la dixieme fois que, si le testament et
la lettre se trouvent parmi les papiers du comte, tes soeurs et toi
vous cessez d'etre les heritieres. Si tu manques de confiance en
moi, adresse-toi a des gens competents. Je viens d'en causer avec
Dmitri Onoufrievitch, l'homme d'affaires de la maison, et il m'a repete
la meme chose.≫
La lumiere se fit tout a coup dans les idees de la
princesse. Ses levres minces palirent, mais ses yeux garderent leur
immobilite, tandis que sa voix, qu'elle ne pouvait plus maitriser, avait des
eclats inattendus.
≪Ce serait charmant, je n'ai jamais rien demande, et
je ne veux rien accepter! s'ecria-t-elle en jetant a terre son carlin, et en
arrangeant les plis de sa robe.... Voila la reconnaissance, voila l'affection
pour celles qui lui ont tout sacrifie! Bravo! c'est parfait. Je
n'ai heureusement besoin de rien, prince!
--Mais tu n'es pas seule, tu
as des soeurs....
--Oui, continua-t-elle sans l'ecouter, je le savais
depuis longtemps, mais je n'y pensais plus: l'envie, la duplicite,
l'intrigue, la plus noire des ingratitudes, voila a quoi je devais m'attendre
dans cette maison. J'ai tout compris, et je sais a qui je dois m'en prendre
de ces intrigues.
--Mais il ne s'agit pas de cela, ma chere
amie.
--C'est votre protegee, cette charmante princesse Droubetzkoi, que
je n'aurais pas voulu avoir pour femme de chambre, cette vilaine et
atroce creature!
--Voyons, ne perdons pas notre temps.
--Ah!
laissez-moi: elle s'est faufilee ici pendant l'hiver et a raconte au comte
des horreurs, des choses epouvantables sur nous toutes, sur Sophie surtout.
Impossible de vous les repeter!... Le comte en est tombe malade et n'a pas
voulu nous laisser entrer chez lui pendant quinze jours. C'est alors qu'il a
ecrit ce sale papier, qui, a ce que je croyais, ne pouvait avoir aucune
valeur.
--Nous y voila..., mais pourquoi ne pas m'avoir prevenu? Ou
est-il?
--Il est enferme dans le portefeuille a mosaique qu'il garde
toujours sous son oreiller.... Oui, c'est elle, et si j'ai un gros peche sur
la conscience, c'est la haine que m'inspire cette vilaine femme!
Pourquoi se glisse-t-elle parmi nous? Oh! un jour viendra ou je lui dirai
son fait,≫ s'ecria la princesse completement hors
d'elle-meme.
XXII
Pendant que toutes ces conversations
avaient lieu au salon et chez la princesse, la voiture du prince Basile
ramenait Pierre et avec lui la princesse Droubetzkoi, qui avait juge
necessaire de l'accompagner. Lorsque les roues glisserent doucement sur la
paille etendue devant la facade de l'hotel Besoukhow, elle se tourna vers son
compagnon avec des phrases de consolation toutes pretes; mais, a sa grande
surprise, Pierre dormait, tranquillement berce par le mouvement de la
voiture; elle le reveilla, et il la suivit en songeant pour la premiere fois
qu'il allait avoir une entrevue avec son pere mourant! La voiture s'etait
arretee a une des entrees laterales. Au moment ou il mettait pied a terre,
deux hommes vetus de noir se retirerent vivement dans l'ombre projetee par
le mur; d'autres avaient egalement l'air de se cacher. Personne n'y
faisait la moindre attention. ≪Cela doit etre ainsi,≫ se dit Pierre, et
il continua a suivre la princesse, qui montait rapidement l'etroit
escalier de service. Il se demandait pourquoi elle avait justement choisi
cette entree inusitee, pourquoi cette visite au comte et quelle en
serait l'utilite, mais l'assurance et la hate de son guide le forcaient
a croire encore une fois que cela devait etre ainsi. A mi-chemin,
ils furent heurtes par des gens qui descendaient l'escalier en courant,
avec des seaux d'eau, et qui se serrerent contre la muraille pour leur
livrer passage, sans temoigner le moindre etonnement a leur
vue.
≪C'est bien de ce cote, l'appartement des princesses? demanda
Anna Mikhailovna a l'un d'eux.
--Oui, c'est ici, repondit a haute voix
l'homme a qui elle s'etait adressee, comme si le moment etait venu ou l'on
pouvait tout se permettre. C'est la porte a gauche.
--Le comte ne m'a
peut-etre pas appele, dit Pierre en arrivant sur le palier.... Je prefererais
aller tout droit chez moi.≫
Anna Mikhailovna s'arreta pour
l'attendre:
≪Ah! mon ami! lui dit-elle en lui effleurant la main comme
elle avait effleure celle de son fils peu d'heures auparavant. Croyez que
je souffre autant que vous, mais soyez homme!
--Vraiment, je ferais
mieux de me retirer...≫
Et Pierre regarda affectueusement la princesse
par-dessus ses lunettes.
≪Ah! mon ami, oubliez les torts qu'on a pu avoir
envers vous; pensez qu'il est votre pere et qu'il est a l'agonie.≫ Elle
soupira: ≪Je vous aime comme mon fils, fiez-vous a moi, je veillerai a vos
interets.≫
Pierre n'avait rien compris, mais encore une fois il se dit:
≪Cela doit etre ainsi,≫ et il se laissa emmener. La princesse ouvrit une
porte et entra dans une petite piece qui servait d'antichambre. Un
vieux serviteur des princesses, assis dans un coin, y tricotait un
bas. Pierre n'avait jamais visite cette partie de la maison. Anna
Mikhailovna s'informa de la sante de ces dames aupres d'une fille de chambre,
a laquelle elle prodigua les ≪ma bonne≫ et les ≪mon enfant≫.
Celle-ci,
qui portait une carafe d'eau sur un plateau, enfila un long couloir dalle et
fut suivie par la princesse. La premiere chambre a gauche etait celle de
l'ainee des nieces. Dans son empressement a y entrer, la servante laissa la
porte entrebaillee, si bien que Pierre et sa conductrice, en y jetant
involontairement les yeux, surprirent la niece ainee causant avec le prince
Basile. A la vue des deux visiteurs, ce dernier se rejeta en arriere avec un
geste marque de contrariete, tandis que la princesse, se precipitant sur la
porte, la referma avec violence. Cet acces de colere, si oppose au calme
habituel de son maintien, et l'inquietude extreme qui se peignait sur le
visage du prince Basile etaient si etranges, que Pierre s'arreta
court, interrogeant son guide du regard; la bonne dame, qui ne partageait
pas sa surprise, repondit par un soupir et un sourire:
≪Soyez homme,
mon ami; c'est moi qui veillerai a vos interets.≫
Et Anna Mikhailovna
doubla le pas.
C'est moi qui veillerai a vos interets! Que voulait-elle
dire? Pierre n'y comprenait rien, ≪mais cela doit sans doute etre ainsi,≫
se disait-il. Le corridor aboutissait a une grande salle mal
eclairee attenante au salon de reception du comte. Quoique richement decore,
ce salon etait d'un aspect severe; Pierre le traversait
habituellement lorsqu'il rentrait par le grand escalier. Une baignoire, qu'on
y avait oubliee, s'y etalait au beau milieu; l'eau en degouttait tout
doucement et mouillait le tapis. Un domestique, et un sacristain tenant
un encensoir s'approchaient doucement des nouveaux venus, qu'ils
n'avaient pas apercus. Le salon d'a cote s'ouvrait sur un jardin d'hiver;
deux enormes fenetres a l'italienne y laissaient entrer le jour; un buste
en marbre et un portrait en pied de l'imperatrice Catherine en etaient
les principaux ornements. Les memes personnes y etaient encore assises
et chuchotaient entre elles, en gardant les memes poses.
Tous se
turent a l'entree d'Anna Mikhailovna, pour examiner sa figure pale et
eploree, et le gros et grand Pierre qui la suivait docilement, la tete basse.
Elle savait, et son visage l'exprimait clairement, que l'instant decisif
etait enfin arrive, et ce fut avec l'assurance d'une Petersbourgeoise rompue
aux affaires qu'elle soutint la fixite curieuse de leurs regards. Elle
sentait qu'elle etait protegee par celui qu'elle avait amene, car le mourant
l'avait demande. Se dirigeant sans hesiter vers le confesseur du comte, et se
courbant de facon a se rapetisser, sans toutefois s'incliner outre mesure,
elle lui demanda respectueusement sa benediction, et s'adressa avec la meme
humilite a l'autre dignitaire de l'Eglise.
≪Dieu soit loue, nous voila
a temps, dit-elle, nous avions si grand'peur!... C'est le fils du comte! Quel
epouvantable moment!≫
Ayant murmure ces quelques mots, elle se tourna
vers le docteur:
≪Cher docteur, ce jeune homme est le fils du comte; y
a-t-il de l'espoir?≫
Le docteur leva les yeux au ciel et haussa les
epaules.
Anna Mikhailovna l'imita en tout point, et, se couvrant la
figure de la main, elle le quitta avec un profond soupir, pour se rapprocher
de Pierre, avec une physionomie ou il y avait du respect, de la
tendresse et une tristesse significative.
≪Ayez confiance en sa
misericorde!≫ Alors elle lui indiqua du doigt un petit canape qu'elle
l'engagea a occuper; ensuite elle se dirigea sans bruit vers la porte
mysterieuse qui attirait toute l'attention, l'ouvrit imperceptiblement et
disparut.
Pierre, qui s'etait decide a lui obeir aveuglement, s'assit sur
le petit canape et remarqua, non sans surprise, qu'on l'observait avec plus
de curiosite que d'interet. On chuchotait en le designant, et il
paraissait inspirer une certaine crainte et une certaine servilite. On
lui temoignait un respect auquel on ne l'avait point habitue, et la
dame inconnue qui causait avec les deux pretres se leva pour lui offrir
sa place; un aide de camp ramassa le gant qu'il avait laisse tomber et
le lui presenta; les medecins se turent et se rangerent pour le
laisser passer. Le premier mouvement de Pierre avait ete de refuser la
place offerte, pour ne point deranger la dame, de ramasser lui-meme son
gant et d'eviter les medecins, qui d'ailleurs ne se trouvaient pas sur
son chemin; mais il pensa que ce ne serait pas convenable, qu'il
etait devenu un personnage, qu'on attendait beaucoup de lui pendant
cette mysterieuse et triste nuit, et que par consequent il etait
tenu d'accepter les services de chacun. |
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