2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 5

La guerre et la paix 전쟁과 평화 5


Nicolas, qui se trouvait loin de Sonia, et a cote de Julie Karaguine,
causait avec elle en souriant. Sonia souriait aussi, mais la jalousie la
devorait: elle palissait, rougissait tour a tour, et faisait tout son
possible pour deviner ce qu'ils pouvaient se dire. La gouvernante, a
l'air agressif, se tenait sur le qui-vive, toute prete a fondre sur
celui qui oserait attaquer les enfants. Le gouverneur allemand tachait
de noter dans sa cervelle les mets et les vins qui defilaient devant
lui, pour en faire une description detaillee dans sa premiere lettre a
sa famille, et il etait profondement blesse de ce que le maitre d'hotel
ne faisait nulle attention a lui et ne lui offrait jamais de vin. Il
dissimulait de son mieux, en faisant semblant de ne pas en desirer, et
il aurait bien voulu faire croire que, s'il en avait accepte, c'aurait
ete uniquement pour satisfaire une curiosite de savant.


XIX


La conversation s'animait de plus en plus du cote des hommes. Le colonel
racontait que le manifeste de la declaration de guerre etait deja
repandu a Petersbourg, et que l'exemplaire qu'il en avait eu venait
d'etre apporte au general en chef par un courrier.

≪Quelle est la mauvaise etoile qui nous pousse a guerroyer contre
Napoleon? s'ecria Schinchine. Il a deja rabattu le caquet a l'Autriche;
je crains cette fois que ce ne soit notre tour.≫

Le colonel, un robuste et rouge Allemand, bon soldat d'ailleurs et bon
patriote, malgre son origine, s'offensa de ces paroles:

≪Mauvaise etoile! s'ecria-t-il en prononcant les mots a sa facon et tout
de travers. Quand c'est l'Empereur, monsieur, qui sait pourquoi nous la
faisons! Il dit dans son manifeste qu'il ne saurait rester indifferent
au danger qui menace la Russie, et que la securite de l'empire, la
dignite et la saintete des _alliances!_...≫ ajouta-t-il en appuyant
particulierement sur ce dernier mot, comme si toute l'importance de la
question y etait contenue.

Puis, grace a une memoire infaillible et exercee depuis longtemps a
retenir les edits officiels, il se mit a repeter mot a mot les premieres
lignes du manifeste:

≪Le seul desir, l'unique et constant but de l'Empereur etant d'etablir
en Europe une paix durable, il se decide, afin d'en atteindre la
realisation, a faire passer des a present une partie de l'armee a
l'etranger. Voila, monsieur, la raison! dit-il, en vidant son verre avec
lenteur et en sollicitant du regard l'approbation du comte.

--Connaissez-vous le proverbe: ≪Jeremie, Jeremie, reste chez toi, et
veille a tes fuseaux!≫ repartit ironiquement Schinchine. Cela nous va
comme un gant. Quand on pense que meme Souvorow a ete battu a plate
couture..., et ou sont aujourd'hui, je vous le demande, les Souvorow?
dit-il en passant du russe au francais.

--Nous devons nous battre jusqu'a la derniere goutte de notre sang,
reprit le colonel en frappant du poing sur la table, et mourir pour
notre Empereur! Voila ce qu'il faut, et surtout raisonner le moins
possible, ajouta-t-il en accentuant le mot ≪moins≫ et en se tournant
vers le comte. C'est ainsi que nous raisonnons, nous autres vieux
hussards; et vous, comment raisonnez-vous, jeune homme et jeune hussard?
continua-t-il en s'adressant a Nicolas, qui negligeait sa voisine pour
ecouter de toutes ses oreilles.

--Je suis completement de votre avis, repondit-il en devenant rouge
comme une pivoine, en tournant les assiettes dans tous les sens et en
deplacant et replacant son verre d'un mouvement si brusque et si
desespere, qu'il faillit le briser. Je suis convaincu que nous devons,
nous autres Russes, vaincre ou mourir!...≫

La phrase n'etait pas achevee, qu'il en avait deja senti tout le
ridicule: c'etait pompeux, emphatique et completement hors de propos.

≪C'est bien beau, ce que vous venez de dire,≫ lui souffla a l'oreille
Julie en soupirant. Sonia, saisie d'un tremblement nerveux, l'avait
ecoute toute rougissante, tandis que Pierre approuvait le discours du
colonel:

≪Voila qui s'appelle parler, dit-il.

--Vous etes, jeune homme, un vrai hussard, reprit le colonel, en
recommencant a frapper sur la table.

--He, la-bas, pourquoi tout ce bruit?...≫

C'etait Marie Dmitrievna qui elevait la voix.

≪Pourquoi ces coups de poing? A qui en as-tu? En verite, tu t'emportes
comme si tu chargeais des Francais!

--Je dis la verite, lui repondit le hussard.

--Nous parlons de la guerre, s'ecria le comte, car savez-vous, Marie
Dmitrievna, que j'ai un fils qui part pour l'armee?

--Et moi, j'en ai quatre a l'armee et je ne m'en plains pas; tout se
fait par la volonte de Dieu. On meurt couche ≪sur son poele[10]≪, et
l'on se tire sain et sauf d'une melee, continua Marie Dmitrievna, en
elevant sa forte voix qui resonnait a travers la table....

Et la conversation se localisa de nouveau entre les femmes d'un cote, et
les hommes de l'autre.

≪Je te dis que tu ne le demanderas pas, murmurait a Natacha son petit
frere, tu ne le demanderas pas?

--Et moi, je te dis que je le demanderai,≫ repondit Natacha....

Et la figure tout en feu et avec une audace mutine et resolue, elle se
leva a demi, et invitant Pierre du regard a lui preter attention:

≪Maman! s'ecria-t-elle de sa voix d'enfant, fraiche et sonore.

--Que veux-tu?≫ demanda la comtesse effrayee.

Elle avait devine une gaminerie, a l'expression de la figure de la
petite fille, et elle la menaca severement du doigt, en hochant la tete
d'un air fache et mecontent.

Les conversations cesserent.

≪Maman, quel plat sucre aurons-nous?≫ reprit sans hesitation Natacha....

Sa mere faisait de vains efforts pour l'arreter.

≪Cosaque!≫ cria Marie Dmitrievna, en la menacant a son tour de l'index.

Les convives s'entre-regarderent. Les vieux ne savaient comment prendre
cet incident.

≪Maman, quel plat sucre aurons-nous?≫ repeta Natacha gaiement, et
parfaitement rassuree sur les suites de son espieglerie.

Sonia et le gros Pierre etouffaient leurs rires tant bien que mal.

≪Eh bien, tu vois, je l'ai demande, chuchota Natacha au petit frere et a
Pierre, qu'elle regarda de nouveau.

--On servira une glace, mais tu n'en auras pas,≫ dit Marie Dmitrievna.

Natacha, voyant qu'elle n'avait plus rien a craindre meme de la part de
cette derniere, s'adressa a elle encore plus resolument: ≪Quelle glace?
Je n'aime pas la glace a la creme.

--Aux carottes, alors?

--Non, non, quelle glace, Marie Dmitrievna, quelle glace? Je veux le
savoir,≫ criait-elle toujours plus haut.

La comtesse et tous les convives eclaterent de rire. On ne riait pas
autant de la repartie de Marie Dmitrievna que de la hardiesse et de
l'habilete deployees par cette fillette, qui osait ainsi lui tenir tete.

Natacha se calma lorsqu'on lui eut annonce une glace a l'ananas. Un
instant apres, on versa le champagne; la musique se remit a jouer; le
comte et la petite comtesse s'embrasserent, les convives se leverent
pour la feliciter et trinquer avec leurs hotes, leurs vis-a-vis, leurs
voisins et les enfants. Enfin les domestiques retirerent vivement les
chaises, et tous les convives, dont le vin et le diner avaient
legerement colore les visages, se remirent en file comme en entrant, et
passerent dans le meme ordre de la salle a manger au salon.


XX


Les tables de jeu etaient preparees; les parties de boston
s'organiserent, et les invites se repandirent dans les salons et dans la
bibliotheque. Le comte contemplait un jeu de cartes qu'il avait
disposees en eventail devant lui. C'etait l'heure habituelle de sa
sieste: aussi faisait-il son possible pour vaincre le sommeil qui le
gagnait, et il riait a tout propos. La jeunesse, entrainee par la
maitresse de la maison, s'etait groupee autour du piano et de la harpe.
Julie, cedant aux instances generales, executa sur ce dernier instrument
un air avec variations, et se joignit ensuite au reste de la societe,
pour prier Natacha et Nicolas, dont on connaissait le talent musical, de
chanter quelque chose. Natacha, toute fiere d'etre traitee en grande
personne, etait cependant fort intimidee.

≪Que chanterons-nous? demanda-t-elle.

--_La Source_, repondit Nicolas.

--Eh! bien, commencons! Boris, venez ici! Ou donc est Sonia?≫

S'apercevant de l'absence de son amie, Natacha s'elanca hors de la salle
a sa recherche et courut a la chambre de Sonia. Elle etait vide: dans le
salon d'etude, personne! Elle comprit alors que Sonia devait se trouver
sur le banc du corridor. Ce banc etait le lieu consacre aux douloureux
epanchements de la jeune generation feminine de la famille Rostow. Il
n'y avait pas a en douter. Sonia s'etait effectivement jetee sur le
banc, ou elle pleurait a chaudes larmes, dans sa vaporeuse toilette
rose, qu'elle froissait sans y prendre garde; ses petites epaules
decolletees etaient convulsivement secouees par des sanglots, et elle
pressait contre un coussin raye et sale, propriete de la vieille bonne,
son visage cache dans ses mains. La figure de Natacha, jusque-la si
animee et si joyeuse, perdit son air de fete: ses yeux devinrent fixes,
les veines de son cou se gonflerent et les coins de sa bouche
s'abaisserent.

≪Sonia, qu'as-tu? Qu'est-il arrive? Oh! oh!≫ s'ecria-t-elle.

Et a la vue des pleurs de Sonia elle se mit, de son cote, a fondre en
larmes.

Sonia essaya, mais en vain, de relever la tete pour lui repondre. Elle
enfonca davantage sa figure dans le coussin. Natacha s'assit pres
d'elle en l'entourant de ses bras, et, parvenant enfin a maitriser son
emotion, elle se leva a demi en s'essuyant les yeux.

≪Nicolas part dans une semaine, balbutia-t-elle: l'ordre du jour a paru,
il est imprime; il me l'a dit lui-meme. Mais je n'aurais pas pleure
malgre cela, ajouta-t-elle en montrant un papier qu'elle tenait a la
main et sur lequel Nicolas lui avait ecrit des vers. Mais c'est que tu
ne peux pas me comprendre, et personne ne peut comprendre cette belle
ame. Tu es heureuse, toi, je ne t'en veux pas, je t'aime et j'aime
Boris: il est charmant, il n'y aura pas d'obstacles, entre vous; mais
Nicolas est mon cousin et il faudra le metropolitain lui-meme pour...
autrement c'est impossible! Et puis si maman (Sonia regardait la
comtesse comme sa mere) trouvait que je suis un empechement a l'avenir
de Nicolas? Elle dirait que je n'ai pas de coeur, que je suis une
ingrate; et vraiment, Dieu m'est temoin, je l'aime tant, et elle, et
vous tous... excepte pourtant Vera.... Que lui ai-je fait a celle-la
pour que...? Oui, je vous suis si reconnaissante, que j'aurais ete
heureuse de vous sacrifier quelque chose, mais je n'ai rien...≫

Et Sonia, ne pouvant se contenir, cacha de nouveau son visage dans le
coussin. On voyait, aux efforts de Natacha pour la calmer, que celle-ci
comprenait toute la gravite du chagrin de son amie.

≪Sonia,≫ dit-elle.

Elle avait tout a coup devine la verite.

≪Je parie, que Vera t'a parle apres le diner? Oui, n'est-ce pas?

--Mais c'est Nicolas qui les a ecrits, ces vers, et c'est moi qui ai
copie les autres qu'elle a trouves sur ma fable et qu'elle menace de
montrer a maman.... Elle m'a dit que j'etais une ingrate, et que maman
ne me permettrait jamais de l'epouser..., qu'il epouserait Julie
Karaguine, et tu as bien vu comme il s'est occupe d'elle toute la
journee; Natacha, pourquoi tout cela?...≫

Et ses larmes recommencerent de plus belle. Natacha l'attira a elle,
l'embrassa, et la tranquillisa en lui souriant a travers ses pleurs.

≪Sonia, il ne faut pas la croire. Souviens-toi de ce que nous disions a
nous trois avec Nicolas, l'autre soir apres le souper. Nous avons decide
d'avance comment tout se passerait; je ne me rappelle plus comment, mais
je sais que cela devait etre tres bien et tres possible. Le frere de
l'oncle Schinchine a bien epouse sa cousine germaine, et nous ne sommes
cousins qu'au troisieme degre. Boris aussi disait que ce ne serait pas
difficile, car je lui ai raconte tout cela, tu sais, et il est si
intelligent, si bon! Ne pleure pas, Sonia, ma petite colombe, ma petite
amie.!...≫

Et elle la couvrait de baisers en riant.

≪Vera est mechante, laissons-la tranquille, mais tout ira bien, et elle
ne dira rien a maman. Nicolas l'annoncera lui-meme et il ne pense pas a
Julie...≫

Puis elle lui donna encore un baiser, et Sonia se releva d'un bond, les
yeux tout brillants de nouveau, de joie et d'esperance. C'etait bien
veritablement un charmant petit chat, qui semblait guetter le moment
favorable pour retomber doucement sur ses pattes et s'elancer a la
poursuite du peloton avec lequel, comme tous ceux de sa race, il savait
si bien jouer.

≪Tu le crois? bien vrai, tu le jures? dit-elle vivement, en reparant le
desordre de sa robe et de sa coiffure.

--Je te le jure,≫ repliqua Natacha, en lui rattachant une boucle de
cheveux echappee de ses longues nattes. ≪Eh bien, allons chanter _la
Source_, s'ecrierent-elles en riant, allons!

--Sais-tu que ce gros Pierre, qui etait en face de moi, est tres drole,
dit tout a coup Natacha en s'arretant. Oh! que je m'amuse!...≫

Et elle s'elanca dans le corridor. Sonia secoua le duvet attache a sa
jupe, glissa les vers dans son corsage et la suivit a pas precipites,
les joues tout en feu.

Comme on le pense, le quatuor de _la Source_ eut un grand succes.
Nicolas chanta ensuite une nouvelle romance:

          _Phoebe rayonne dans la nuit,_
          _Je reve a toi, mon coeur s'enfuit_
          _Vers ton coeur, o mon adoree;_
          _Je reve que tes doigts charmants_
          _Font vibrer la harpe doree..._
          _Mais que m'importent ces doux chants,_
          _Et ces appels de mon amante,_
          _Si ses baisers ne viennent pas_
          _Devancer sur ma levre ardente_
          _Le baiser glace du trepas?_

Il n'avait pas fini, que l'orchestre place dans la galerie donna le
signal de la danse, et la jeunesse s'elanca au milieu d'un pele-mele
general.

Schinchine venait d'accaparer Pierre, qui etait pour lui un morceau
friand tout fraichement debarque, et il se lancait dans une ennuyeuse
dissertation politique, lorsque Natacha entra dans le salon, et marchant
droit vers Pierre:

≪Maman, lui dit-elle en riant et en rougissant, maman m'a ordonne de
vous inviter a danser.

--Je crains de brouiller toutes les figures, repondit Pierre, mais si
vous voulez me guider...≫

Et il presenta sa main a la fillette.

Pendant que les couples se mettaient en place et que les instruments
s'accordaient, Pierre s'etait assis a cote de sa petite dame, qui ne se
possedait pas de joie, a la seule idee de danser avec un grand monsieur
arrive de l'etranger, et de causer avec lui comme une grande personne.
Tout en jouant avec un eventail qu'on lui avait donne a garder et en
prenant une pose degagee, etudiee Dieu sait ou et Dieu sait quand, elle
bavardait et riait avec son cavalier.

≪Eh bien, eh bien, regardez-la donc!≫ dit la comtesse en traversant la
salle.

Natacha rougit sans cesser de rire:

≪Mais, maman, quel plaisir avez-vous a.... Qu'y a-t-il donc la de si
extraordinaire?≫

On dansait la troisieme ≪anglaise≫, lorsque le comte et Marie
Dmitrievna, qui jouaient au salon, repousserent leurs chaises et
passerent dans la salle de bal, suivis de quelques vieux dignitaires qui
etiraient leurs membres endoloris a la suite de ce long repos, tout en
remettant dans leur poche leur bourse et leur portefeuille.

Marie Dmitrievna et son cavalier etaient de fort belle humeur; ce
dernier lui avait offert, comme un veritable danseur de ballet et avec
une politesse comique et theatrale, son poing arrondi, sur lequel elle
avait gracieusement pose la main. Se redressant alors plein de gaiete et
de verve, le comte attendit que la figure de ≪l'anglaise≫ fut terminee:

≪Semione! s'ecria-t-il aussitot, en battant des mains et en s'adressant
au premier violon, joue le _Daniel Cooper_, tu sais?≫

C'etait la danse favorite du comte, la danse de sa jeunesse, une des
figures de ≪l'anglaise≫.

≪Regardez donc papa,≫ s'ecria Natacha de toutes ses forces, et, oubliant
qu'elle dansait avec un grand monsieur, elle pencha sa tete sur ses
genoux en riant de tout son coeur. Toute la salle s'amusait
effectivement a suivre les mouvements et les poses du joyeux petit
vieillard et de son imposante partenaire, dont la taille depassait la
sienne. Les bras arrondis, les epaules effacees, les pieds en dehors, il
battait legerement la mesure sur le parquet; le sourire qui
s'epanouissait sur son visage preparait le public a ce qui allait
suivre. Aux premieres notes de cet entrainant _Daniel Cooper_, qui lui
rappelait le gai _trepak_ (danse nationale russe), toutes les portes qui
donnaient dans la salle se garnirent d'hommes d'un cote et de femmes de
l'autre: c'etaient les gens de la maison accourus pour contempler le
spectacle que leur offrait la joyeuse incartade de leur maitre:

≪Ah! Seigneur notre Pere, quel aigle!≫ s'ecria la vieille bonne.

Le comte dansait avec art et il en etait fier! Quant a sa dame, elle
n'avait jamais su, ni jamais essaye de bien danser.

Ayant confie son ≪ridicule≫ a la comtesse, elle se tenait immobile et
droite comme une veritable geante. Ses puissantes mains pendaient le
long de sa puissante personne, et grace a un sourire etudie et au
fremissement de ses narines, son visage, dont les lignes etaient
correctes, mais d'une beaute severe, temoignait seul de son animation.
Si le cavalier charmait les spectateurs qui l'entouraient par l'imprevu
et les graces de ses pas et de ses entrechats, le moindre geste de la
dame excitait une admiration egale. On savait gre a Marie Dmitrievna de
ses balancements, de ses demi-tours, de ses mouvements d'epaules,
empreints d'une dignite surprenante malgre sa corpulence, et que sa
retenue habituelle rendait encore plus extraordinaires. La danse
s'animait de plus en plus, on negligeait les autres couples, et toute
l'attention se concentrait sur les deux vieilles gens. Natacha tirait
les gens au hasard par leur robe ou par leur habit en exigeant qu'on
regardat son pere, et Dieu sait si l'on s'en faisait faute.

Dans les intervalles de la danse, le comte reprenait haleine, s'eventait
avec son mouchoir et criait aux musiciens d'aller plus vite. Puis il se
lancait de nouveau, tournant autour de sa dame, tantot sur la pointe des
pieds, tantot sur les talons. Enfin, emporte par son ardeur juvenile,
apres avoir ramene m danseuse a sa place et s'etre galamment incline
devant elle, il leva une jambe en l'air, et termina ses evolutions
choregraphiques par une pirouette splendide, aux applaudissements et aux
rires de toute la salle et surtout de Natacha.

Les deux danseurs s'arreterent, epuises, hors d'haleine front
ruisselant.

≪Oui, ma chere? c'est bien ainsi que l'on dansait de notre temps,
s'ecria le comte.

--Hourra pour _Daniel Cooper_!≫ reprit Marie Dmitrievna, en respirant
avec peine et en retroussant ses manches.


XXI


Pendant que l'on dansait ainsi la septieme ≪anglaise≫, que les musiciens
detonnaient de fatigue, et que les domestiques et les cuisiniers, a bout
de forces, preparaient le souper, un sixieme coup d'apoplexie frappait
le comte Besoukhow. Les medecins ayant declare que tout espoir de
guerison etait perdu, on lut au moribond les prieres de la confession,
on le fit communier et l'on se prepara a lui donner l'extreme-onction.
L'agitation et l'inquietude inseparables de ces derniers moments
regnaient autour de ce lit de mort. De nombreux agents des pompes
funebres, alleches par l'appat de riches funerailles, se pressaient
devant la grande porte d'entree, ayant soin pourtant de se derober entre
les voitures qui s'arretaient devant le perron. Le general-gouverneur de
Moscou, qui avait envoye ses aides de camp plusieurs fois par jour pour
avoir des nouvelles du malade, etait venu ce soir-la en personne prendre
un dernier conge de l'illustre contemporain de Catherine. Le magnifique
salon de reception etait plein de monde. Tous se leverent avec respect a
l'entree du general en chef, qui venait de passer une demi-heure seul
avec le mourant, et qui, en saluant a droite et a gauche, se hata de
traverser le salon sous le feu de tous les regards.

Le prince Basile, singulierement pali et amaigri, le reconduisait, en
lui disant quelques mots a voix basse. Apres avoir accompli ce devoir,
il s'arreta dans la grande salle, et se laissa tomber sur une chaise, en
se couvrant les yeux de la main.

Bientot apres, il se leva et se dirigea vivement et d'un air anxieux
vers un long couloir qui aboutissait a l'appartement de l'ainee des
princesses, et il y disparut.

Les personnes qui etaient restees dans le salon a demi eclaire
chuchotaient entre elles ou se taisaient subitement, et jetaient des
regards curieux et inquiets du cote de la porte, chaque fois qu'elle
s'ouvrait pour livrer passage a ceux qui entraient chez le malade ou qui
en sortaient.

≪Le terme est arrive! disait un vieux pretre assis a cote d'une dame qui
l'ecoutait avec veneration.... Le terme est arrive! Aller plus loin est
impossible!

--N'est-ce pas trop tard pour l'extreme-onction? demanda sa voisine,
feignant de ne point savoir a quoi s'en tenir la-dessus.

--C'est un bien grand sacrement,≫ repondit le serviteur de l'Eglise, et,
passant doucement la main sur son front chauve, il ramena en avant
quelques rares meches de cheveux gris.

≪Qui etait-ce donc? Le general en chef? demandait-on a l'autre bout de
la chambre.... Comme il est encore jeune!

--Et il est a la veille de ses soixante-dix ans!... On dit que le comte
n'a plus sa tete.... Il etait question de lui donner
l'extreme-onction....

--J'ai connu quelqu'un qui l'a recue sept fois.≫

La seconde des nieces du comte Besoukhow venait de quitter son oncle.
Elle avait les yeux rouges; elle alla s'asseoir a cote du docteur
Lorrain, qui etait gracieusement accoude sous le portrait de
l'imperatrice Catherine.

≪Il fait veritablement beau, princesse, tres beau, lui dit le medecin...
on pourrait en verite se croire a la campagne, bien qu'on soit a Moscou!

--N'est-ce pas? repondit la demoiselle avec un soupir.... Me
permettez-vous de lui donner a boire?≫

Le medecin parut reflechir:

≪A-t-il pris la potion?

--Oui.≫

Il regarda son ≪Breguet≫:

≪Prenez un verre d'eau cuite et mettez-y une pincee (faisant le geste de
ses doigts fluets) de... de creme de tartre.

≪Che ne gonnais bas de gas ou l'on reste en fie abres le droisieme goup,
disait un medecin allemand a un aide de camp.

--Quel homme robuste c'etait! repondit son interlocuteur... A qui
reviennent toutes ses richesses? ajouta-t-il tout bas.

--Il se drouvera pien un amadeur,≫ reprit l'Allemand avec un gros
sourire.

La porte s'ouvrit de nouveau. Tout le monde regarda: c'etait la seconde
princesse qui, apres avoir prepare la tisane, entrait chez le malade.

Le medecin allemand s'approcha de Lorrain.

≪Il bourra pien drainer engore jusqu'au madin.≫

Lorrain plissa ses levres, et fit solennellement un geste negatif avec
son index:

≪Cette nuit au plus tard!≫ dit-il tout bas, en souriant orgueilleusement
a sa propre science, qui lui permettait de si bien preciser la
situation de l'agonisant.

Le prince Basile ouvrit la porte de la chambre de la princesse ainee. Il
y faisait presque nuit: deux petites lampes brulaient devant les images,
et il s'en exhalait une douce odeur de fleurs et de parfums. Une foule
de petits meubles, de chiffonnieres et de gueridons de toutes formes
l'encombraient, et l'on entrevoyait a demi cachees par un paravent les
blanches couvertures d'un lit tres eleve.

Un petit chien aboya.

≪Ah! c'est vous, mon cousin!≫

Elle se leva, en passant la main sur ses bandeaux, si constamment et si
correctement lisses, qu'on aurait pu les croire fixes sur sa tete par
une couche de vernis.

≪Qu'y a-t-il? dit-elle, vous m'avez effrayee!

--Il n'y a rien. C'est toujours la meme chose, mais je suis venu causer
affaires avec toi, Catiche,≫ lui dit le prince.

Et il s'assit avec lassitude dans le fauteuil qu'elle avait occupe.

≪Comme tu as chauffe ta chambre! Voyons, assieds-toi la, et causons.

--Je croyais qu'il etait arrive quelque chose...≫

Et elle se mit en face de lui, toute prete a l'ecouter avec son air
impassible et dur.

≪J'ai essaye de dormir, mais je ne peux pas.

--Eh bien, ma chere?≫ dit le prince Basile qui lui prit la main et qui
ensuite l'abaissa graduellement, selon son habitude....

Ces quelques mots devaient faire allusion a bien des choses, car le
cousin et la cousine s'etaient entendus sans rien se dire.

La princesse, dont la taille etait longue, seche et disgracieuse, tourna
lentement ses yeux gris a fleur de tete et sans expression, et les fixa
sur lui; puis elle secoua la tete, soupira et reporta son regard vers
les images. Ce mouvement pouvait s'interpreter de deux manieres: c'etait
de la douleur et de la resignation, ou bien de la fatigue et l'espoir
d'un prochain repos.

Le prince Basile le comprit ainsi.

≪Crois-tu donc que je ne m'en ressente pas aussi? Je suis ereinte comme
un cheval de poste. Causons pourtant, et serieusement, si tu veux
bien...≫

Il se tut et la contraction de ses joues donna a sa physionomie une
expression desagreable, qui ne ressemblait en rien a celle qu'il prenait
devant temoins. Son regard etait aussi tout autre, et on y lisait a la
fois l'impudence et la crainte.

La princesse, retenant son petit chien sur ses genoux, de ses mains
osseuses et maigres, le regardait attentivement dans le plus profond
silence, bien decidee a ne pas le rompre la premiere, dut-il se
prolonger toute la nuit.

≪Voyez-vous, chere princesse et chere cousine Catherine Semenovna,
reprit le prince Basile avec un effort visible, il faut penser a tout
dans de pareils moments; il faut penser a l'avenir, au votre... je vous
aime toutes trois comme mes propres filles, tu le sais...?≫

Comme la princesse restait impassible et impenetrable, il continua sans
la regarder, en repoussant avec humeur un gueridon:

≪Tu sais bien, Catiche, que vous trois et ma femme vous etes les seules
heritieres directes. Je comprends tout ce que le sujet a de penible pour
toi et pour moi aussi, je te le jure; mais, ma chere amie, j'ai depasse
la cinquantaine, il faut tout prevoir!... Sais-tu que j'ai envoye
chercher Pierre? Le comte l'a exige en indiquant son portrait...≫

Le prince Basile releva les yeux sur elle: rien n'indiquait sur sa
figure si elle l'avait ecoute, ou si elle le regardait sans songer a
rien.

≪Je ne cesse d'adresser de ferventes prieres a Dieu, mon cousin, pour
qu'il soit sauve et pour que sa belle ame se detache sans souffrance de
ce monde.

--Oui, oui, certainement, repliqua le vieux prince, en attirant cette
fois a lui avec un mouvement de colere l'innocent gueridon....

--Mais enfin, voici l'affaire... tu la connais... le comte a fait
l'hiver dernier un testament par lequel il laisse toute sa fortune a
Pierre, en mettant de cote ses heritiers legitimes.

--Oh! il en a tant fait de testaments! repartit la niece avec une
tranquillite parfaite.... En tout cas, il ne saurait rien leguer a
Pierre, car Pierre est un fils naturel!

--Et que ferions-nous? s'ecria vivement le prince Basile en serrant
contre lui le gueridon a le briser...--Que ferions-nous si le comte
demandait a l'Empereur, dans une lettre, de legitimer ce fils? Eu egard
aux services du comte, on le lui accorderait peut-etre!≫

La princesse sourit, et ce sourire disait qu'elle en savait la-dessus
plus long que son interlocuteur.

≪Je te dirai plus: la lettre est ecrite, mais elle n'a pas ete envoyee,
et pourtant l'Empereur en a connaissance. Il s'agirait de decouvrir si
elle a ete detruite; si, au contraire, elle existe... alors... quand
tout sera fini!--et il soupira pour faire entendre ce que voulait dire
le mot ≪tout≫,--on cherchera dans les papiers du comte..., le testament
sera remis a l'Empereur avec la lettre, sa priere sera accueillie et
Pierre heritera legitimement de tout!

--Et notre part? demanda la princesse avec une ironie marquee, bien
convaincue qu'il n'y avait rien a craindre.

--Mais, ma pauvre Catiche, c'est clair comme le jour: il sera le seul
heritier, et vous ne recevrez pas une obole--Tu dois le savoir, ma
chere! Le testament et la lettre ont-ils ete detruits? S'il les a
oublies, ou se trouvent-ils? Dans ce cas il faudrait s'en emparer,
car....

--Il ne manquerait plus que cela, lui dit-elle en l'interrompant du meme
ton et avec la meme expression dans le regard.... Je ne suis qu'une
femme et, selon vous, nous sommes toutes des sottes? Mais je suis sure
qu'un batard ne peut heriter de rien, un batard! ajouta-t-elle en
francais, comme si ce mot dans cette langue devait repondre
victorieusement a tous les arguments de son adversaire.

--Tu ne veux pas me comprendre, Catiche, car tu es intelligente. Si le
comte obtient la legitimation, Pierre deviendra comte Besoukhow, et
toute la fortune ira a lui de droit. Si le testament et la lettre
existent, il ne te reviendra a toi, que la consolation d'avoir ete
bonne, devouee... etc... etc... c'est certain!

--Je sais que le testament existe, mais je sais aussi qu'il n'est pas
legal, et vous me prenez, je crois, pour une idiote, mon cousin,
repondit la princesse, convaincue qu'elle avait ete mordante et
spirituelle.

--Ma chere princesse Catherine, reprit le vieux prince avec une
impatience marquee, je ne suis pas venu pour te blesser, mais pour
causer avec toi de tes propres interets. Tu es une bonne et aimable
parente, et je te repete pour la dixieme fois que, si le testament et la
lettre se trouvent parmi les papiers du comte, tes soeurs et toi vous
cessez d'etre les heritieres. Si tu manques de confiance en moi,
adresse-toi a des gens competents. Je viens d'en causer avec Dmitri
Onoufrievitch, l'homme d'affaires de la maison, et il m'a repete la
meme chose.≫

La lumiere se fit tout a coup dans les idees de la princesse. Ses levres
minces palirent, mais ses yeux garderent leur immobilite, tandis que sa
voix, qu'elle ne pouvait plus maitriser, avait des eclats inattendus.

≪Ce serait charmant, je n'ai jamais rien demande, et je ne veux rien
accepter! s'ecria-t-elle en jetant a terre son carlin, et en arrangeant
les plis de sa robe.... Voila la reconnaissance, voila l'affection pour
celles qui lui ont tout sacrifie! Bravo! c'est parfait. Je n'ai
heureusement besoin de rien, prince!

--Mais tu n'es pas seule, tu as des soeurs....

--Oui, continua-t-elle sans l'ecouter, je le savais depuis longtemps,
mais je n'y pensais plus: l'envie, la duplicite, l'intrigue, la plus
noire des ingratitudes, voila a quoi je devais m'attendre dans cette
maison. J'ai tout compris, et je sais a qui je dois m'en prendre de ces
intrigues.

--Mais il ne s'agit pas de cela, ma chere amie.

--C'est votre protegee, cette charmante princesse Droubetzkoi, que je
n'aurais pas voulu avoir pour femme de chambre, cette vilaine et atroce
creature!

--Voyons, ne perdons pas notre temps.

--Ah! laissez-moi: elle s'est faufilee ici pendant l'hiver et a raconte
au comte des horreurs, des choses epouvantables sur nous toutes, sur
Sophie surtout. Impossible de vous les repeter!... Le comte en est tombe
malade et n'a pas voulu nous laisser entrer chez lui pendant quinze
jours. C'est alors qu'il a ecrit ce sale papier, qui, a ce que je
croyais, ne pouvait avoir aucune valeur.

--Nous y voila..., mais pourquoi ne pas m'avoir prevenu? Ou est-il?

--Il est enferme dans le portefeuille a mosaique qu'il garde toujours
sous son oreiller.... Oui, c'est elle, et si j'ai un gros peche sur la
conscience, c'est la haine que m'inspire cette vilaine femme! Pourquoi
se glisse-t-elle parmi nous? Oh! un jour viendra ou je lui dirai son
fait,≫ s'ecria la princesse completement hors d'elle-meme.


XXII


Pendant que toutes ces conversations avaient lieu au salon et chez la
princesse, la voiture du prince Basile ramenait Pierre et avec lui la
princesse Droubetzkoi, qui avait juge necessaire de l'accompagner.
Lorsque les roues glisserent doucement sur la paille etendue devant la
facade de l'hotel Besoukhow, elle se tourna vers son compagnon avec des
phrases de consolation toutes pretes; mais, a sa grande surprise, Pierre
dormait, tranquillement berce par le mouvement de la voiture; elle le
reveilla, et il la suivit en songeant pour la premiere fois qu'il allait
avoir une entrevue avec son pere mourant! La voiture s'etait arretee a
une des entrees laterales. Au moment ou il mettait pied a terre, deux
hommes vetus de noir se retirerent vivement dans l'ombre projetee par le
mur; d'autres avaient egalement l'air de se cacher. Personne n'y faisait
la moindre attention. ≪Cela doit etre ainsi,≫ se dit Pierre, et il
continua a suivre la princesse, qui montait rapidement l'etroit escalier
de service. Il se demandait pourquoi elle avait justement choisi cette
entree inusitee, pourquoi cette visite au comte et quelle en serait
l'utilite, mais l'assurance et la hate de son guide le forcaient a
croire encore une fois que cela devait etre ainsi. A mi-chemin, ils
furent heurtes par des gens qui descendaient l'escalier en courant, avec
des seaux d'eau, et qui se serrerent contre la muraille pour leur livrer
passage, sans temoigner le moindre etonnement a leur vue.

≪C'est bien de ce cote, l'appartement des princesses? demanda Anna
Mikhailovna a l'un d'eux.

--Oui, c'est ici, repondit a haute voix l'homme a qui elle s'etait
adressee, comme si le moment etait venu ou l'on pouvait tout se
permettre. C'est la porte a gauche.

--Le comte ne m'a peut-etre pas appele, dit Pierre en arrivant sur le
palier.... Je prefererais aller tout droit chez moi.≫

Anna Mikhailovna s'arreta pour l'attendre:

≪Ah! mon ami! lui dit-elle en lui effleurant la main comme elle avait
effleure celle de son fils peu d'heures auparavant. Croyez que je
souffre autant que vous, mais soyez homme!

--Vraiment, je ferais mieux de me retirer...≫

Et Pierre regarda affectueusement la princesse par-dessus ses lunettes.

≪Ah! mon ami, oubliez les torts qu'on a pu avoir envers vous; pensez
qu'il est votre pere et qu'il est a l'agonie.≫ Elle soupira: ≪Je vous
aime comme mon fils, fiez-vous a moi, je veillerai a vos interets.≫

Pierre n'avait rien compris, mais encore une fois il se dit: ≪Cela doit
etre ainsi,≫ et il se laissa emmener. La princesse ouvrit une porte et
entra dans une petite piece qui servait d'antichambre. Un vieux
serviteur des princesses, assis dans un coin, y tricotait un bas.
Pierre n'avait jamais visite cette partie de la maison. Anna Mikhailovna
s'informa de la sante de ces dames aupres d'une fille de chambre, a
laquelle elle prodigua les ≪ma bonne≫ et les ≪mon enfant≫.

Celle-ci, qui portait une carafe d'eau sur un plateau, enfila un long
couloir dalle et fut suivie par la princesse. La premiere chambre a
gauche etait celle de l'ainee des nieces. Dans son empressement a y
entrer, la servante laissa la porte entrebaillee, si bien que Pierre et
sa conductrice, en y jetant involontairement les yeux, surprirent la
niece ainee causant avec le prince Basile. A la vue des deux visiteurs,
ce dernier se rejeta en arriere avec un geste marque de contrariete,
tandis que la princesse, se precipitant sur la porte, la referma avec
violence. Cet acces de colere, si oppose au calme habituel de son
maintien, et l'inquietude extreme qui se peignait sur le visage du
prince Basile etaient si etranges, que Pierre s'arreta court,
interrogeant son guide du regard; la bonne dame, qui ne partageait pas
sa surprise, repondit par un soupir et un sourire:

≪Soyez homme, mon ami; c'est moi qui veillerai a vos interets.≫

Et Anna Mikhailovna doubla le pas.

C'est moi qui veillerai a vos interets! Que voulait-elle dire? Pierre
n'y comprenait rien, ≪mais cela doit sans doute etre ainsi,≫ se
disait-il. Le corridor aboutissait a une grande salle mal eclairee
attenante au salon de reception du comte. Quoique richement decore, ce
salon etait d'un aspect severe; Pierre le traversait habituellement
lorsqu'il rentrait par le grand escalier. Une baignoire, qu'on y avait
oubliee, s'y etalait au beau milieu; l'eau en degouttait tout doucement
et mouillait le tapis. Un domestique, et un sacristain tenant un
encensoir s'approchaient doucement des nouveaux venus, qu'ils n'avaient
pas apercus. Le salon d'a cote s'ouvrait sur un jardin d'hiver; deux
enormes fenetres a l'italienne y laissaient entrer le jour; un buste en
marbre et un portrait en pied de l'imperatrice Catherine en etaient les
principaux ornements. Les memes personnes y etaient encore assises et
chuchotaient entre elles, en gardant les memes poses.

Tous se turent a l'entree d'Anna Mikhailovna, pour examiner sa figure
pale et eploree, et le gros et grand Pierre qui la suivait docilement,
la tete basse. Elle savait, et son visage l'exprimait clairement, que
l'instant decisif etait enfin arrive, et ce fut avec l'assurance d'une
Petersbourgeoise rompue aux affaires qu'elle soutint la fixite curieuse
de leurs regards. Elle sentait qu'elle etait protegee par celui qu'elle
avait amene, car le mourant l'avait demande. Se dirigeant sans hesiter
vers le confesseur du comte, et se courbant de facon a se rapetisser,
sans toutefois s'incliner outre mesure, elle lui demanda
respectueusement sa benediction, et s'adressa avec la meme humilite a
l'autre dignitaire de l'Eglise.

≪Dieu soit loue, nous voila a temps, dit-elle, nous avions si
grand'peur!... C'est le fils du comte! Quel epouvantable moment!≫

Ayant murmure ces quelques mots, elle se tourna vers le docteur:

≪Cher docteur, ce jeune homme est le fils du comte; y a-t-il de
l'espoir?≫

Le docteur leva les yeux au ciel et haussa les epaules.

Anna Mikhailovna l'imita en tout point, et, se couvrant la figure de la
main, elle le quitta avec un profond soupir, pour se rapprocher de
Pierre, avec une physionomie ou il y avait du respect, de la tendresse
et une tristesse significative.

≪Ayez confiance en sa misericorde!≫ Alors elle lui indiqua du doigt un
petit canape qu'elle l'engagea a occuper; ensuite elle se dirigea sans
bruit vers la porte mysterieuse qui attirait toute l'attention, l'ouvrit
imperceptiblement et disparut.

Pierre, qui s'etait decide a lui obeir aveuglement, s'assit sur le petit
canape et remarqua, non sans surprise, qu'on l'observait avec plus de
curiosite que d'interet. On chuchotait en le designant, et il paraissait
inspirer une certaine crainte et une certaine servilite. On lui
temoignait un respect auquel on ne l'avait point habitue, et la dame
inconnue qui causait avec les deux pretres se leva pour lui offrir sa
place; un aide de camp ramassa le gant qu'il avait laisse tomber et le
lui presenta; les medecins se turent et se rangerent pour le laisser
passer. Le premier mouvement de Pierre avait ete de refuser la place
offerte, pour ne point deranger la dame, de ramasser lui-meme son gant
et d'eviter les medecins, qui d'ailleurs ne se trouvaient pas sur son
chemin; mais il pensa que ce ne serait pas convenable, qu'il etait
devenu un personnage, qu'on attendait beaucoup de lui pendant cette
mysterieuse et triste nuit, et que par consequent il etait tenu
d'accepter les services de chacun.

댓글 없음: