Il prit donc silencieusement le gant que lui tendait l'aide de
camp, il s'assit a la place offerte par la dame, posa ses mains sur ses
genoux, bien paralleles l'une a l'autre, dans la pose naive d'une
statue egyptienne, tres decide, pour ne point se compromettre, a s'abandonner
a la volonte d'autrui, au lieu de suivre ses propres
inspirations.
Deux minutes s'etaient a peine ecoulees, que le prince
Basile, la tete haute, vetu de sa longue redingote, sur laquelle brillaient
trois etoiles, fit majestueusement son entree. Il semblait avoir
subitement maigri; ses yeux s'agrandirent a la vue de Pierre. Il lui prit la
main, ce qu'il n'avait encore jamais fait, et l'abaissa lentement comme
pour en eprouver la force de resistance.
≪Courage, courage, mon
ami;... il a demande a vous voir, c'est bien!≫
Et il allait le quitter,
lorsque Pierre crut de son devoir de lui demander:
≪Est-ce que la
sante de...?≫
Il s'arreta confus, ne sachant comment nommer le comte son
pere!
≪Il a eu encore ≪un coup≫ il y a une demi-heure. Courage, mon
ami!≫
Le trouble de ses idees etait si grand, que Pierre s'imagina
a l'entendre que le mourant avait ete frappe par quelqu'un, et il fixa
sur le prince Basile un regard ahuri. Celui-ci, ayant echange quelques
mots avec le docteur Lorrain, se glissa sur la pointe du pied par la
porte entr'ouverte. L'ainee des princesses le suivit, ainsi que le clerge
et les serviteurs de la maison. Il se fit un mouvement dans la chambre
du malade, et Anna Mikhailovna, pale mais ferme dans l'accomplissement
de son devoir, en sortit pour aller chercher Pierre.
≪La bonte divine
est inepuisable, lui dit-elle. La ceremonie de l'extreme-onction va
commencer... venez...!≫
Il se leva et remarqua que toutes les personnes
qui etaient la, la dame inconnue et l'aide de camp compris, entrerent avec
lui dans la piece voisine. Il n'y avait plus de consigne a
observer.
XXIII
Pierre connaissait parfaitement cette
grande chambre, divisee par des colonnes formant alcove et toute tapissee
d'etoffes a l'orientale. Derriere les colonnes, on voyait un grand lit en
bois d'acajou, tres eleve, garni de lourds rideaux, et, de l'autre, la niche
vitree contenant les saintes images, qui etait eclairee comme une
eglise pendant l'office divin. Dans un large fauteuil a la Voltaire
place devant elles, le comte Besoukhow, avec sa grande et majestueuse
figure, et enveloppe jusqu'a la ceinture d'une couverture de soie, etait a
demi couche sur des oreillers d'une blancheur immaculee. Une criniere
de cheveux gris, semblable a celle d'un lion, et des rides
fortement accusees faisaient ressortir son beau et noble visage au teint de
cire. Ses deux mains, grandes et fortes, gisaient inanimees sur la
couverture. Entre l'index et le pouce de la main droite, on avait place un
cierge, que retenait un vieux serviteur penche au-dessus du fauteuil.
Les pretres et les diacres, avec leurs longs cheveux descendant sur
les epaules, et leurs riches habits sacerdotaux, officiaient autour de
lui avec une lenteur solennelle, tenant a la main des cierges allumes.
Au second plan, les deux nieces cadettes, leurs mouchoirs sur les
yeux, s'effacaient derriere le visage impassible de Catiche, leur soeur
ainee, qui paraissait craindre, si elle avait porte ailleurs son regard
rive aux saintes images, de ne plus rester maitresse de ses sentiments.
Une tristesse calme et une expression de pardon sans reserve se lisaient
sur les traits de la princesse Droubetzkoi, qui etait restee appuyee a
la porte, a cote de la dame inconnue. Le prince Basile, en face d'elle,
a deux pas du mourant, un cierge dans la main gauche, se tenait
accoude sur le dossier sculpte d'une chaise recouverte de velours, et levait
les yeux au ciel chaque fois que de sa main droite il se touchait le
front en se signant. Son visage etait empreint d'une piete resignee et
d'un abandon complet a la volonte du Tres-Haut.
≪Malheur a vous qui
n'etes pas a la hauteur de mes sentiments!≫ avait-il l'air de
dire.
Derriere lui etaient groupes les medecins et les serviteurs de
la maison, les hommes d'un cote, les femmes de l'autre, comme a
l'eglise. Tous se taisaient et se signaient. On n'entendait que la voix
des officiants et le chant plein et continu du choeur. Parfois, un
des assistants soupirait ou changeait de pose.
Tout a coup, la
princesse Droubetzkoi traversa la chambre de l'air assure d'une personne qui
a la conscience de ce qu'elle fait, et offrit un cierge a Pierre.
Il
l'alluma, et, distrait par ses propres reflexions, il se signa de la main qui
le tenait.
Sophie, la cadette des princesses, celle-la meme qui avait un
grain de beaute sur la joue, le regarda en souriant, replongea sa figure dans
son mouchoir et resta quelques instants la figure cachee. Puis, apres
avoir jete un second coup d'oeil sur Pierre, elle se sentit incapable
de garder plus longtemps son serieux et se retira derriere une
des colonnes. Au milieu de la ceremonie, les voix se turent soudain:
les pretres se dirent quelques mots a l'oreille; le vieux serviteur
qui soutenait la main du comte se redressa et se tourna vers les dames.
Anna Mikhailovna s'avanca aussitot, et, se penchant au-dessus du
moribond, elle appela a elle, d'un geste et sans le regarder, le docteur
Lorrain, qui, adosse a une colonne, temoignait, par sa tenue respectueuse,
qu'il comprenait et approuvait, malgre sa qualite d'etranger et la
difference de religion, toute l'importance du sacrement administre. Il
s'approcha doucement et souleva de ses doigts fluets la main etendue sur
la couverture; il en chercha le pouls en se detournant, et s'absorba
dans ses calculs. On s'agita autour de lui, on mouilla les levres du
mourant avec un cordial, chacun reprit sa place, et la ceremonie
continua. Pendant cette interruption, Pierre, qui avait suivi les mouvements
du prince Basile, l'avait vu quitter sa chaise, rejoindre l'ainee
des nieces et se diriger avec elle vers le fond de l'alcove, puis
passer pres du grand lit a rideaux et disparaitre par une petite porte
derobee.
L'office n'etait pas termine, qu'ils avaient deja repris leurs
places. Cette circonstance n'eveilla pas la curiosite de Pierre, car il
etait convaincu ce soir-la que tout ce qu'il voyait faire etait
indispensable et naturel. Les chants cesserent et la voix du pretre, qui
presentait au mourant ses respectueuses felicitations, se fit entendre; mais
le mourant gisait toujours inanime! Les allees et venues recommencerent
a ses cotes; on marchait, on chuchotait, et le chuchotement de
la princesse Droubetzkoi dominait les autres. Pierre l'entendit qui
disait:
≪Il faut absolument le reporter dans son lit, autrement il
sera impossible de...≫
Les medecins, les princesses et les domestiques
entourerent le comte, qui se trouva ainsi cache aux yeux de Pierre, et
cependant cette tete jaunie, avec sa foret de cheveux, etait toujours
presente a ses yeux depuis son entree. Il devina, aux precautions qu'on
prenait, qu'on le soulevait pour le transporter.
≪Empoigne donc mon
bras, tu vas le laisser tomber, dit un domestique effraye....
--Par en
bas!... vite!... encore un!≫ disait un autre.
Et, a entendre les
respirations oppressees et les pas precipites des porteurs, on devinait le
poids qui les accablait. Ils frolerent le jeune homme, et il put apercevoir
pendant une seconde, au milieu d'un fouillis de tetes inclinees, la poitrine
elevee et puissante du mourant, ses epaules a decouvert et sa tete de lion a
criniere bouclee. Cette tete, avec son front extraordinairement large, ses
pommettes saillantes, sa bouche bien decoupee, son regard froid et imposant,
n'etait pas encore defiguree par les approches de la mort; c'etait bien la
meme que Pierre avait vue trois mois auparavant, lorsque son pere l'avait
envoye a Petersbourg. Mais aujourd'hui elle se balancait inerte, selon la
marche inegale des porteurs, et son regard atone ne s'arretait sur
rien.
Apres quelques minutes de confusion autour du lit, les serviteurs
se retirerent. Anna Mikhailovna toucha legerement Pierre du bout du
doigt et lui dit:
≪Venez!≫
Il obeit. On avait donne au malade,
a demi souleve et soutenu par une pile de coussins, une pose appretee, en
rapport avec le sacrement qu'il venait de recevoir. Ses mains etaient etalees
sur le taffetas vert de la couverture, et il regardait droit devant lui, de
ce regard vague et perdu dans l'espace, qu'aucun homme ne saurait ni definir
ni comprendre; n'avait-il rien a dire ou avait-il a dire beaucoup? Pierre
s'arreta pres du lit, ne sachant que faire; il interrogea des yeux son guide,
qui, d'un mouvement imperceptible, lui indiqua la main du mourant, en
lui faisant signe d'y appliquer un baiser. Pierre se pencha avec
precaution pour ne pas toucher a la couverture, et ses levres effleurerent la
main large et charnue du comte.
Pas un muscle ne tressaillit sur cette
main, pas une contraction ne parut sur ce visage, et rien, rien ne repondit a
cet attouchement. Pierre, indecis, reporta ses yeux sur la princesse, qui lui
fit signe de s'asseoir dans le fauteuil, au pied du lit. Il s'assit sans la
quitter du regard; elle baissa la tete affirmativement. Plus sur de son fait,
il reprit sa pose de statue egyptienne, et, visiblement embarrasse de
sa gaucherie habituelle, il faisait de serieux efforts pour occuper
le moins de place possible, les regards fixes sur les traits
de l'agonisant. Anna Mikhailovna ne le perdait pas de vue non
plus, convaincue de l'importance de cette derniere et touchante entrevue
du fils et du pere.
Deux minutes, qui parurent un siecle a Pierre,
s'etaient a peine ecoulees, lorsque la figure du comte fut subitement et
violemment agitee par une convulsion, et sa bouche, rejetee de cote, laissa
passer un rale rauque et sourd. Ce fut pour Pierre le premier
avertissement d'une fin prochaine; la princesse Droubetzkoi epiait les yeux
du mourant pour en deviner les desirs: elle porta son doigt tour a tour sur
Pierre, sur la tisane, sur le prince Basile, sur la couverture... tout
fut inutile, et un eclair d'impatience sembla briller dans ce regard
eteint, qui essayait d'attirer l'attention du valet de chambre immobile
au chevet de sa couche.
≪Il demande a etre retourne,≫ murmura ce
dernier, qui se mit en devoir de le changer de position.
Pierre voulut
l'aider, et ils venaient d'y reussir, quand une des mains du comte retomba
lourdement en arriere, malgre les vains efforts du malade pour la ramener a
lui.
S'apercut-il de l'expression d'effroi qui se peignit sur la
figure bouleversee de Pierre a la vue de ce membre frappe de paralysie,
ou quelque autre pensee traversa-t-elle son cerveau? Qui peut le dire?
Car il regarda a son tour ce bras desobeissant, le visage terrifie de
son fils, et un sourire terne, decolore, etrange a cette heure, voltigea
sur ses levres. On aurait dit qu'il repondait, par une compassion
ironique, a cette destruction envahissante et graduelle de ses
forces.
Ce sourire inattendu fit mal a Pierre: il fut saisi d'une crampe
a la poitrine, il lui vint un chatouillement dans le gosier, et les
larmes lui monterent aux yeux.
Le malade, qu'on avait recouche du cote
de la muraille, poussa un profond soupir.
≪Il s'est assoupi, dit Anna
Mikhailovna a une des nieces qui revenait a son poste. Allons!...≫
Et
Pierre la suivit.
XXIV
Il n'y avait plus personne au salon
que le prince Basile et la princesse Catiche, assis tous les deux sous le
portrait de l'imperatrice et causant avec vivacite; ils s'interrompirent
soudain a l'entree de Pierre; il ne put s'empecher de remarquer que la
princesse Catiche faisait un mouvement comme pour cacher quelque
chose.
≪Je ne puis voir cette femme, murmura-t-elle en apercevant la
princesse Droubetzkoi.
--Catiche a fait servir le the dans le petit
salon, dit le prince Basile a la princesse Droubetzkoi; allez, allez, ma
pauvre amie, mangez un morceau, autrement vous n'y resisterez
pas...≫
Et il serra silencieusement et affectueusement le bras de
Pierre.
≪Rien ne restaure comme une tasse de cet excellent the russe
apres une nuit blanche,≫ disait le docteur Lorrain, en savourant a petites
gorgees le chaud breuvage dans une tasse en vieille porcelaine de Chine. Il
se tenait debout dans le petit salon, devant une table sur laquelle
on avait prepare le the et une collation froide.
Tous ceux qui avaient
passe la nuit dans la maison s'etaient reunis dans cette petite piece,
presque entierement tapissee de glaces, et meublee de consoles dorees.
C'etait la que Pierre aimait a se retirer pendant les grands bals, car il ne
savait pas danser; il preferait s'y isoler pour observer et s'amuser des
dames qui y venaient, toutes pimpantes et ruisselantes de diamants et de
perles, voir se refleter dans ces glaces leurs brillantes images. A cette
heure, l'eclairage ne se composait que de deux bougies; sur une table, placee
au hasard, des plats et des tasses se confondaient en desordre; il n'y avait
plus de toilettes de fete; mais des groupes etranges, formes de personnes de
toute condition, s'entretenaient a voix basse, laissant paraitre, a chaque
mot, a chaque geste, une incessante preoccupation sur le mysterieux evenement
qui allait se passer dans l'alcove de la grande chambre. Pierre avait
faim, mais il s'abstint de manger. Il chercha autour de lui sa compagne et
la vit se glisser furtivement dans le salon a cote, ou etaient restes
le prince Basile et la princesse Catiche. Se croyant obligee de la
suivre, il se leva et la trouva aux prises avec l'ainee des
nieces.
≪Permettez-moi, madame, de savoir ce qui est et ce qui n'est
pas necessaire, disait Catiche de ce ton irrite qui rappelait le moment
ou elle avait ferme la porte avec colere.
--Chere princesse, reprenait
Anna Mikhailovna avec douceur et en lui barrant le chemin... ce sera, je le
crains, trop penible pour votre pauvre oncle; en ce moment il a si fort
besoin de repos;... lui parler des interets de ce monde, lorsque son ame est
prete a...≫
Le prince Basile, enfonce dans un fauteuil, les jambes
croisees selon son habitude, paraissait ne preter qu'une mediocre attention
au colloque des deux dames; mais ses joues agitees en tous sens
tressaillaient d'une emotion contenue.
≪Voyons, ma bonne princesse,
laissez faire Catiche; le comte l'aime tant, vous savez?
--Je ne sais
pas meme ce qu'il contient, reprit Catiche en se tournant vers lui et en
designant le portefeuille a mosaique qu'elle tenait entre ses doigts crispes.
Je sais seulement que le veritable testament est dans son bureau; il n'y a la
dedans que des papiers oublies...≫
Et elle fit un pas pour echapper a la
princesse Droubetzkoi qui, d'un bond se retrouva sur son passage.
≪Je
le sais, chere et bonne princesse, repliqua-t-elle en saisissant
le portefeuille avec une force qui prouvait sa ferme intention de ne
point le lacher; chere princesse, je vous en conjure, menagez-le!≫
Une
lutte s'engagea entre elles. Catiche se defendait encore sans rien dire, mais
on sentait qu'un torrent d'injures etait pret a couler de ses levres serrees,
tandis que la voix doucereuse de son ennemie avait conserve tout son calme,
malgre les violents efforts de la lutte.
≪Pierre, mon ami, approchez, lui
cria Anna Mikhailovna.... Il ne sera pas de trop dans ce conseil de famille,
n'est-ce pas, prince?
--Eh quoi, mon cousin, vous ne repondez pas?
Pourquoi donc ce silence, quand Dieu sait quel monde vient se meler de nos
affaires, sans respecter le seuil de la chambre du mourant!...
Intrigante!≫ murmura-t-elle avec fureur, en tirant a elle le
portefeuille.
La violence de son geste ebranla Anna Mikhailovna, qui fut
entrainee en avant sans toutefois lacher prise.
≪Oh!≫ fit le prince
Basile avec un accent de reproche.
Et il se leva.
≪C'est ridicule,
voyons, lachez-le, vous dis-je!≫
Catiche obeit; mais comme son adversaire
s'obstinait a garder le portefeuille:
≪Et vous aussi, laissez-le;
voyons, je prends tout sur moi, je vais lui demander... cela vous
satisfait-il?
--Mais, prince, apres ce grand sacrement, donnez-lui un
instant de repit! Quel est votre avis? dit-elle a Pierre, qui contemplait,
tout ahuri, le visage enflamme de Catiche et les joues tremblotantes
du prince Basile.
--Rappelez-vous que vous etes responsable des
consequences, repondit sechement ce dernier, vous ne savez ce que vous
faites.
--Horrible femme!≫ s'ecria tout a coup Catiche, en se jetant sur
elle et en lui arrachant enfin le portefeuille.
Le vieux prince baissa
la tete, et ses bras retomberent le long de son corps.
Au meme moment,
la porte mysterieuse qui s'etait si souvent ouverte et refermee avec
precaution pendant cette longue nuit s'ouvrit avec fracas, et livra passage a
la seconde des nieces, qui, les mains jointes, affolee de terreur, se
precipita au milieu d'eux:
≪Que faites-vous, balbutia-t-elle avec
desespoir; il se meurt, et vous m'abandonnez toute seule!≫
Catiche
laissa echapper le portefeuille; la princesse Droubetzkoi, se penchant
vivement, le ramassa et s'enfuit.
Le prince Basile et la princesse
Catiche, une fois revenus de leur stupeur, la suivirent dans la chambre a
coucher. Catiche reparut bientot; sa figure etait pale, sa physionomie dure
et sa levre inferieure fortement pincee. A la vue de Pierre, ses sentiments
de malveillance eclaterent:
≪Oui, jouez votre comedie, jouez-la....
Vous vous y attendiez!...≫
Ses sanglots l'arreterent, et elle s'eloigna
en se cachant la figure.
Le prince Basile revint a son tour. A peine
avait-il atteint le canape occupe par Pierre, qu'il s'y laissa tomber comme
s'il allait se trouver mal; il etait livide, sa machoire tremblait, ses dents
claquaient comme s'il avait la fievre.
≪Ah! mon ami,≫ dit-il en
saisissant les bras de Pierre.
Pierre fut frappe de la sincerite de son
accent et de la faiblesse de sa voix: c'etait chose nouvelle pour
lui!
≪Nous pechons, nous trompons, et tout cela pourquoi? J'ai depasse
la soixantaine, mon ami.... Oui, tout finit par la mort, la mort,
quelle terreur!...≫
Et il se mit a pleurer.
Anna Mikhailovna ne
tarda pas a paraitre a son tour; elle s'approcha de Pierre a pas lents et
mesures.
≪Pierre!≫ murmura-t-elle.
Il la regarda pendant qu'elle
le baisait au front, les yeux mouilles de larmes:
≪Il n'est
plus!...≫
Pierre continuait a la regarder par-dessus ses
lunettes.
≪Allons, je vous reconduirai, tachez de pleurer... rien ne
soulage comme les larmes!≫
Elle le fit passer dans une salle obscure.
En y entrant, Pierre eprouva la satisfaction intime de n'y etre plus un objet
de curiosite. Anna Mikhailovna l'y laissa un moment, et, quand elle revint le
chercher, elle le trouva profondement endormi, la tete appuyee sur sa
main.
Le lendemain, elle lui dit:
≪Oui, mon cher ami, c'est une
grande perte pour nous tous. Je ne parle pas de vous. Dieu vous soutiendra,
vous etes jeune, vous serez a la tete d'une fortune colossale. Le testament
n'a pas encore ete ouvert, mais je vous connais assez pour etre sure que cela
ne vous tournera pas la tete; seulement vous aurez de nouveaux devoirs a
remplir, il faut etre homme!≫
Pierre ne disait mot.
≪Un jour
peut-etre..., plus tard, je vous raconterai! Enfin... si je n'avais pas ete
la, Dieu sait ce qui serait arrive. Mon oncle m'avait promis, avant-hier
encore, de ne pas oublier Boris, mais il n'a pas eu le temps d'y songer.
J'espere, mon cher ami, que vous executerez les volontes de votre
pere.≫
Pierre, qui ne comprenait rien a tout ce qu'elle disait, se
taisait et rougissait d'un air embarrasse.
Apres la mort du vieux
comte, la princesse etait retournee chez les Rostow pour s'y reposer un peu
de toutes ses fatigues. A peine eveillee, elle se mit a raconter a ses amis
et a ses connaissances les moindres details de cette nuit pleine d'incidents.
≪Le comte, disait-elle, etait mort comme elle aurait elle-meme desire
mourir!... Sa fin avait ete des plus edifiantes, et la derniere entrevue
entre le pere et le fils touchante au point qu'elle ne pouvait y songer sans
attendrissement. Elle ne savait vraiment pas lequel des deux s'etait montre
le plus admirable pendant ces derniers et solennels instants, du pere, qui
avait eu un mot pour chacun et qui s'etait montre d'une tendresse si
profonde pour son enfant, ou du fils, qui, aneanti et brise par la
douleur, s'efforcait encore de prendre sur lui en face de son pere a
l'agonie... ≪De pareilles scenes sont navrantes, mais elles font du bien....
Elles elevent l'ame lorsqu'on a devant soi des hommes comme
ceux-la!≫ ajoutait-elle. Elle racontait aussi et critiquait la conduite du
prince Basile et de la princesse Catiche, mais bien bas, dans le tuyau
de l'oreille, et sous le sceau du plus grand
secret.
XXV
On attendait de jour en jour a Lissy-Gory,
domaine du prince Nicolas Andreevitch Bolkonsky, l'arrivee du jeune prince
Andre et de sa femme; mais cette attente ne troublait en rien le mode
d'existence etabli par le vieux prince, qu'on avait surnomme, dans un certain
cercle, ≪le roi de Prusse≫. General en chef de l'empereur Paul, il avait ete
exile par lui dans sa propriete de Lissy-Gory, et il y vivait depuis lors
dans la retraite avec sa fille Marie et sa demoiselle de compagnie,
Mlle Bourrienne. Le nouveau regne lui avait ouvert les portes de sa prison
et lui avait rendu le droit de sejourner dans les deux capitales; mais
il s'obstinait a ne pas quitter sa terre, ayant declare a qui
voulait l'entendre que les cent cinquante verstes qui le separaient de
Moscou pouvaient bien etre franchies par ceux qui desiraient le voir, et
que, quant a lui, il n'avait besoin de rien, ni de personne.
Les vices
de l'humanite provenaient, disait-il, exclusivement de deux causes:
l'oisivete et la superstition. De meme, il ne reconnaissait que deux vertus:
l'activite et l'intelligence; et il s'occupait personnellement de l'education
de sa fille, afin de developper en elle, autant que possible, ces deux
qualites. Jusqu'a l'age de vingt ans, elle avait etudie, sous sa direction,
la geometrie et l'algebre, et sa journee avait ete methodiquement employee a
des occupations determinees et suivies.
Quant a lui, il ecrivait ses
memoires, resolvait des problemes de mathematiques, tournait des tabatieres,
travaillait au jardin et surveillait la construction de ses differentes
batisses, qui lui donnaient fort a faire, car le bien etait grand et l'on
batissait toujours.
Jusqu'au moment de son entree dans la salle a
manger, qui avait lieu invariablement a la meme heure, ou, pour mieux dire, a
la meme minute, sa vie entiere etait reglee dans ses moindres details avec
une exactitude scrupuleuse. Il etait cassant et exigeant a l'extreme
a l'egard de son entourage, y compris sa fille; aussi, sans etre cruel,
il avait su inspirer une crainte et un respect qu'un homme vraiment
mechant aurait eu de la peine a obtenir. Malgre sa vie retiree et en dehors
de tout emploi officiel, aucun des fonctionnaires du gouvernement ou
il demeurait n'eut manque de venir lui presenter ses devoirs et de
pousser la deference jusqu'a attendre son apparition dans le grand vestibule,
a l'exemple de la princesse Marie, de l'architecte et du jardinier.
Tous ressentaient du reste le meme sentiment mele de crainte et de
respect, lorsque la lourde porte de son cabinet s'ouvrait lentement pour
laisser passer ce petit vieillard, avec sa perruque poudree, ses mains seches
et fines, ses sourcils epais et grisonnants, dont l'ombre
adoucissait parfois l'eclat des yeux brillants et presque jeunes
encore.
Dans la matinee ou devait arriver le jeune menage, la princesse
Marie traversa, selon son invariable habitude, le grand vestibule pour
aller souhaiter le bonjour a son pere, et, comme toujours, a ce
moment-la, elle ne pouvait se defendre d'une certaine emotion, elle se
signait et priait pour se donner du courage, afin que cette premiere entrevue
se passat sans bourrasque. Le vieux serviteur poudre qui etait
toujours assis dans le vestibule se leva et lui dit tout
bas:
≪Veuillez entrer.≫
Le bruit regulier d'un tour se faisait
entendre dans la piece voisine. La princesse en ouvrit timidement la porte,
qui tourna doucement sur ses gonds, et s'arreta sur le seuil; le prince
travaillait, il se retourna et reprit aussitot son ouvrage.
Ce cabinet
etait plein d'objets d'un usage journalier. Une enorme table, sur laquelle
etaient jetes au hasard des cartes et des livres, des armoires vitrees dont
les clefs brillaient dans leurs serrures, un bureau tres eleve pour ecrire
debout, et sur lequel s'etalait un cahier ouvert, un tour garni de ses
outils, et des copeaux jonchant le parquet, temoignaient d'une activite
variee, constante et reglee. Au mouvement cadence de son pied chausse d'une
botte molle a la tartare, a la pression ferme et egale de sa main nerveuse,
on restait frappe de la forte dose de volonte contenue dans ce vieillard
encore vert. Apres avoir travaille pendant quelques secondes, il retira son
pied de dessus la pedale, essuya le repoussoir, qu'il jeta dans un sac de
cuir cloue au tour, et s'approcha de la table. Il n'avait pas l'habitude de
benir ses enfants, mais il leur offrait toujours a baiser une joue, que le
rasoir negligeait le plus souvent. Ce ceremonial accompli, il examina sa
fille et lui dit avec une certaine brusquerie, qui cependant n'etait
pas exempte d'affection:
≪Tu vas bien, tu vas bien? Assieds-toi
la...≫
Et, s'emparant d'un cahier de geometrie ecrit de sa main, il
etendit la jambe et attira a lui un fauteuil.
≪C'est pour demain,≫
dit-il vivement en feuilletant les pages et en marquant de l'ongle le
paragraphe qu'il avait choisi.
La princesse Marie se pencha sur la
table.
≪Tiens, voici une lettre pour toi,≫ ajouta-t-il tout a coup, en
retirant d'un vide-poche suspendu au mur une enveloppe dont l'adresse avait
ete ecrite par une main feminine, et il la lui jeta.
A la vue de cette
lettre, le visage de la princesse Marie se marbra de taches rouges; elle la
saisit aussitot et la regarda.
≪Est-ce de ton ≪Heloise≫? demanda le
prince avec un sourire glacial, qui laissa voir des dents jaunes, mais bien
conservees.
--Oui, c'est de Julie, repondit-elle timidement.
--Je
laisserai encore passer deux lettres, mais je lirai la troisieme; vous vous
ecrivez des folies, je parie,... je lirai la troisieme.
--Mais lisez
celle-ci, mon pere...≫
Et sa fille la lui tendit en
rougissant.
≪J'ai dit la troisieme, ce sera la troisieme, s'ecria le
vieux prince, en repoussant la lettre pour reprendre son cahier de
geometrie.
--Eh bien, mademoiselle...≫
Et il se pencha au-dessus
de sa fille, en appuyant une main sur le dossier du fauteuil ou elle etait
assise et ou elle se sentait comme enveloppee de cette atmosphere acre,
impregnee d'une odeur de tabac, particuliere a la vieillesse et qui lui etait
si familiere... ≪Eh bien, ces triangles sont egaux; tu vois l'angle
ABC.≫
La princesse regardait avec effroi les yeux brillants de son pere,
ses joues se couvraient de taches de feu, la peur lui otait la faculte
de penser et la rendait incapable de suivre les deductions de
son professeur, si claires qu'elles fussent.... Cette scene se repetait
tous les jours; mais a qui en etait la faute, au maitre ou a l'eleve,
qui finissait par voir trouble et par ne plus rien entendre? La figure
de son pere touchait la sienne, elle sentait l'odeur penetrante de
son haleine et ne pensait plus qu'a fuir au plus vite et a se retirer
dans sa chambre pour y etudier et resoudre en toute liberte le
probleme propose. Lui, de son cote, s'echauffait, repoussait et ramenait
son fauteuil avec fracas, tout en faisant maints efforts pour se
maitriser; puis de nouveau il se fachait, tempetait et envoyait le cahier a
tous les diables.
Le malheur voulut que, cette fois encore, la
princesse repondit de travers:
≪Quelle sotte!≫ s'ecria-t-il, en
rejetant le manuscrit.
Puis, se detournant, il se leva, fit quelques pas,
passa la main sur les cheveux de sa fille, se rassit et reprit son
explication de plus belle.
≪Cela ne va pas, princesse, cela ne va pas!
lui dit-il, voyant qu'elle etait prete a le quitter en emportant son
cahier.... Les mathematiques sont une noble science, et je ne veux pas que tu
ressembles a nos sottes demoiselles. Persevere, tu finiras par les aimer, et
la betise delogera de ta cervelle.≫
Et il conclut en lui donnant une
petite tape sur la joue.
Elle fit un pas, il l'arreta du geste, et,
saisissant sur son bureau un livre nouvellement recu, il le lui
tendit:
≪Ton ≪Heloise≫ t'envoie aussi je ne sais quelle _Clef du
mystere;_ c'est religieux, a ce qu'il parait. Je ne m'inquiete en rien des
croyances de personne, mais je l'ai parcouru. Tiens, prends-le, et va-t'en.≫
Et, lui tapant cette fois sur l'epaule, il ferma la porte derriere
elle.
La princesse Marie rentra dans sa chambre. L'expression craintive,
qui lui etait habituelle, rendait encore moins attrayant son visage
maladif et sans charme. Elle s'assit devant la table a ecrire, garnie
de miniatures encadrees, et encombree de livres et de cahiers jetes
au hasard, car elle avait autant de desordre que son pere avait d'ordre,
et rompit avec impatience le cachet de la lettre de sa plus chere
amie d'enfance, Julie Karaguine, que nous avons deja rencontree chez
les Rostow.
Voici le contenu de cette lettre:
≪Chere et
excellente amie, quelle chose terrible et effrayante que l'absence! J'ai beau
me dire que la moitie de mon existence et de mon bonheur est en vous, que,
malgre la distance qui nous separe, nos coeurs sont unis par des liens
indissolubles, le mien se revolte contre la destinee, et je ne puis, malgre
les plaisirs et les distractions qui m'entourent, vaincre une certaine
tristesse cachee que je ressens au fond du coeur depuis notre separation.
Pourquoi ne sommes-nous pas reunies, comme cet ete, dans votre grand cabinet,
sur le canape bleu, le canape aux confidences?
≪Pourquoi ne puis-je,
comme il y a trois mois, puiser de nouvelles forces morales dans votre regard
si doux, si calme, si penetrant, regard que j'aimais tant et que je crois
voir devant moi quand je vous ecris[11].≫
Arrivee a cet endroit de la
lettre, la princesse Marie poussa un soupir, se retourna et se regarda dans
une psyche, qui lui renvoya l'image de sa personne disgracieuse et de son
visage amaigri, dont les yeux toujours tristes semblaient avoir pris, en se
voyant refletes dans la glace, une expression encore plus accentuee de
melancolie. ≪Elle me flatte,≫ se dit-elle en reprenant sa lecture. Et
cependant Julie etait dans le vrai: les yeux de Marie etaient grands,
profonds, et avaient parfois des eclairs qui leur donnaient une beaute
surnaturelle, en transformant completement sa figure, qu'ils eclairaient de
leur douce et tendre lumiere. Mais la princesse ne se rendait pas compte a
elle-meme de l'expression que ses yeux prenaient chaque fois qu'elle
s'oubliait en pensant aux autres, et l'impitoyable psyche continuait a
refleter une physionomie gauche et guindee. Elle reprit sa
lecture:
≪Tout Moscou ne parle que de guerre! L'un de mes deux freres est
deja a l'etranger; l'autre est avec la garde, qui se met en marche vers
la frontiere. Notre cher Empereur a quitte Petersbourg et, a ce
qu'on pretend, compte lui-meme exposer sa precieuse existence aux chances
de la guerre. Dieu veuille que le monstre corse qui detruit le repos
de l'Europe soit terrasse par l'ange que le Tout-Puissant, dans
sa misericorde, nous a donne pour souverain. Sans parler de mes
freres, cette guerre m'a privee d'une relation des plus cheres a mon coeur.
Je parle du jeune Nicolas Rostow, qui, avec son enthousiasme, n'a
pu supporter l'inaction et a quitte l'universite pour aller s'enroler
dans l'armee. Eh bien, chere Marie, je vous avouerai que, malgre son
extreme jeunesse, son depart pour l'armee a ete un grand chagrin pour moi!
Ce jeune homme, dont je vous parlais cet ete, a tant de noblesse, tant
de cette veritable jeunesse qu'on rencontre si rarement dans ce siecle
ou nous ne vivons qu'au milieu de vieillards de vingt ans, il a
surtout tant de franchise et de coeur, il est tellement pur et poetique, que
mes relations avec lui, quelque passageres qu'elles aient ete, ont ete
une des plus douces jouissances de mon pauvre coeur, qui a deja
tant souffert. Je vous raconterai un jour nos adieux et tout ce qui
s'est dit au depart. Tout cela est encore trop recent.
≪Ah! chere
amie, vous etes heureuse de ne pas connaitre ces jouissances et ces peines si
poignantes; vous etes heureuse, puisque ces dernieres sont ordinairement les
plus fortes. Je sais tres bien que le comte Nicolas est trop jeune pour
pouvoir jamais devenir pour moi quelque chose de plus qu'un ami; mais cette
douce amitie, ces relations si poetiques sont pour mon coeur un vrai besoin;
mais n'en parlons plus. La grande nouvelle du jour, qui occupe tout Moscou,
est la mort du comte Besoukhow et l'ouverture de sa succession. Figurez-vous
que les princesses n'ont recu que tres peu de chose, le prince Basile rien,
et que c'est M. Pierre qui a herite de tout et qui, par-dessus le marche,
a ete reconnu pour fils legitime, par consequent comte Besoukhow
et possesseur de la plus grande fortune de Russie. On pretend que le
prince Basile a joue un tres vilain role dans toute cette histoire et qu'il
est reparti tout penaud pour Petersbourg. Je vous avoue que je
comprends tres peu toutes ces affaires de legs et de testament. Ce que je
sais, c'est que ce jeune homme, que nous connaissions tous sous le nom de
M. Pierre tout court, est devenu comte Besoukhow et possesseur de l'une
des plus grandes fortunes de Russie. Je m'amuse fort a observer
les changements de ton et de manieres des mamans accablees de filles
a marier, et des demoiselles elles-memes, a l'egard de cet individu,
qui, par parenthese, m'a toujours paru etre un pauvre sire. Comme on
s'amuse depuis deux ans a me donner des promis que je ne connais pas le
plus souvent, la chronique matrimoniale de Moscou me fait comtesse
Besoukhow. Mais vous sentez bien que je ne me soucie nullement de le devenir.
A propos de mariage, savez-vous que, tout dernierement, ≪la tante
en general≫, Anna Mikhailovna, m'a confie, sous le sceau du plus
grand secret, un projet de mariage pour vous. Ce n'est ni plus ni moins que
le fils du prince Basile, Anatole, qu'on voudrait ranger, en le mariant
a une personne riche et distinguee, et c'est sur vous qu'est tombe
le choix des parents. Je ne sais comment vous envisagerez la chose.
Mais j'ai cru de mon devoir de vous en prevenir. On le dit tres beau et
tres mauvais sujet: c'est tout ce que j'ai pu savoir sur son compte.
Mais assez de bavardage comme cela; je finis mon second feuillet, et
maman m'envoie chercher pour aller diner chez les Apraxine. Lisez le
livre mystique que je vous envoie et qui fait fureur chez nous. Quoiqu'il
y ait dans ce livre des choses difficiles a atteindre avec la
faible conception humaine, c'est un livre admirable, dont la lecture calme
et eleve l'ame. Adieu. Mes respects a monsieur votre pere, et
mes compliments a Mlle Bourrienne. Je vous embrasse comme je vous
aime.
≪Julie.≫
≪P.-S. Donnez-moi des nouvelles de votre frere et
de sa charmante petite femme [12].≫
Cette lecture avait plonge la
princesse Marie dans une douce reverie; elle reflechissait et souriait, et
son visage, eclaire par ses beaux yeux, semblait transfigure. Se levant tout
a coup, elle traversa resolument la chambre, et, s'asseyant a sa table, elle
laissa courir sa plume sur une feuille de papier; voici sa
reponse:
≪Chere et excellente amie, votre lettre du 13 m'a cause une
grande joie. Vous m'aimez donc toujours, ma poetique Julie! L'absence, dont
vous dites tant de mal, n'a donc pas eu sur vous son influence
habituelle. Vous vous plaignez de l'absence? Que devrais-je dire, moi, si
j'osais me plaindre, privee de tous ceux qui me sont chers? Ah! si nous
n'avions pas la religion pour nous consoler, la vie serait bien triste!
Pourquoi me supposez-vous un regard severe, quand vous me parlez de
votre affection pour ce jeune homme? Sous ce rapport, je ne suis rigide
que pour moi. Je comprends ces sentiments chez les autres, et si je ne
puis les approuver, ne les ayant jamais ressentis je ne les condamne pas.
Il me parait seulement que l'amour chretien, l'amour du prochain,
l'amour pour ses ennemis est plus meritoire, plus doux que ne le sont
les sentiments que peuvent inspirer les beaux yeux d'un jeune homme a
une jeune fille poetique et aimante comme vous. La nouvelle de la mort
du comte Besoukhow nous est parvenue avant votre lettre, et mon pere en
a ete tres affecte. Il dit que c'est l'avant-dernier representant du
grand siecle, et qu'a present c'est son tour mais qu'il fera son possible
pour que son tour vienne le plus tard possible. Que Dieu nous garde de
ce terrible malheur! Je ne puis partager votre opinion sur Pierre, que
j'ai connu enfant. Il m'a toujours paru avoir un coeur excellent, et c'est
la la qualite que j'estime le plus. Quant a son heritage et au role qu'y
a joue le prince Basile, c'est bien triste pour tous les deux! Ah!
chere amie, la parole de notre divin Sauveur, ≪qu'il est plus aise a
un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'a un riche d'entrer
dans le royaume de Dieu,≫ cette parole est terriblement vraie! Je plains
le prince Basile et je plains encore davantage le sort de M. Pierre.
Si jeune et accable de ses richesses, que de tentations n'aura-t-il pas
a subir! Si l'on me demandait ce que je desirerais le plus au monde,
ce serait d'etre plus pauvre que le plus pauvre des mendiants.
Mille graces, chere amie, pour l'ouvrage que vous m'avez envoye et qui fait
si grande fureur chez vous!
≪Cependant, puisque vous me dites qu'au
milieu de plusieurs bonnes choses il y en a d'autres que la faible conception
humaine ne peut atteindre, il me parait assez inutile de s'occuper d'une
lecture inintelligible, qui par la meme ne pourrait etre d'aucun fruit. Je
n'ai jamais pu comprendre la rage qu'ont certaines personnes de
s'embrouiller l'entendement en s'attachant a des livres mystiques qui
n'elevent que des doutes dans leurs esprits, en exaltant leur imagination et
en leur donnant un caractere d'exageration tout a fait contraire a la
simplicite chretienne. Lisons les Apotres et les Evangiles. Ne cherchons pas
a penetrer ce que ceux-la renferment de mysterieux, car
comment oserions-nous, miserables pecheurs que nous sommes, pretendre a
nous initier dans les secrets terribles et sacres de la Providence, tant
que nous portons cette depouille charnelle, qui eleve entre nous
et l'Eternel un voile impenetrable? Bornons-nous donc a etudier
les principes sublimes que notre divin Sauveur nous a laisses pour
notre conduite ici-bas; cherchons a nous y conformer et a les
suivre; persuadons-nous que moins nous donnons d'essor a notre faible
esprit humain, plus il est agreable a Dieu, qui rejette toute science ne
venant pas de lui; que moins nous cherchons a approfondir ce qu'il lui a plu
de derober a notre connaissance, plus tot il nous en accordera
la decouverte par son divin esprit. Mon pere ne m'a pas parle
du pretendant, mais il m'a dit seulement qu'il a recu une lettre et
attend une visite du prince Basile. Quant au projet de mariage qui me
regarde, je vous dirai, chere et excellente amie, que le mariage, selon moi,
est une institution divine a laquelle il faut se conformer. Quelque
penible que cela soit pour moi, si le Tout-Puissant m'impose jamais les
devoirs d'epouse et de mere, je tacherai de les remplir aussi fidelement que
je le pourrai, sans m'inquieter de l'examen de mes sentiments a l'egard
de celui qu'il me donnera pour epoux. J'ai recu une lettre de mon frere
qui m'annonce son arrivee a Lissy-Gory avec sa femme. Ce sera une joie
de courte duree, puisqu'il nous quitte pour prendre part a
cette malheureuse guerre, a laquelle nous sommes entraines, Dieu sait
comment et pourquoi. Non seulement chez vous, au centre des affaires et
du monde, on ne parle que de guerre, mais ici au milieu des
travaux champetres et de ce calme de la nature que les citadins se
representent a la campagne, les bruits de la guerre se font entendre et
sentir peniblement. Mon pere ne parle que de marches et de
contremarches, choses auxquelles je ne comprends rien, et avant-hier, en
faisant ma promenade habituelle dans la rue du village, je vis quelque chose
qui me dechira le coeur: c'etait un convoi de recrues enrolees chez nous
et expediees pour l'armee! Il fallait voir l'etat ou se trouvaient
les meres, les femmes et les enfants des hommes qui partaient! il
fallait entendre les sanglots des uns et des autres! On dirait que l'humanite
a oublie les lois de son divin Sauveur, qui prechait l'amour et le
pardon des offenses, et qu'elle fait consister son plus grand merite dans
l'art de s'entre-tuer.
≪Adieu, chere et bonne amie. Que notre divin
Sauveur et sa tres sainte Mere vous aient en leur sainte et puissante
garde!
≪Marie[13].≫
≪Ah! princesse, vous expediez votre courrier;
j'ai deja ecrit a ma pauvre mere,≫ s'ecria en grasseyant Mlle Bourrienne
d'une voix pleine et sympathique.
Sa personne vive et legere
contrastait singulierement avec l'atmosphere sombre, solitaire et
melancolique qui entourait la princesse Marie.
≪Il faut que je vous
previenne, princesse, ajouta-t-elle plus bas: le prince a eu une altercation
avec Michel Ivanow; il est de tres mauvaise humeur,--et s'ecoutant grasseyer
avec plaisir,--tres morose.... Tenez-vous donc sur vos gardes... vous
savez....
--Ah! chere amie, je vous ai priee de ne jamais me parler de la
mauvaise humeur de mon pere; je ne me permets pas de le juger, et je tiens a
ce que les autres fassent comme moi,≫ repondit la princesse Marie
en regardant a sa montre.
Et, remarquant avec effroi qu'elle etait en
retard de cinq minutes sur l'heure qu'elle etait obligee de consacrer a son
piano, elle se dirigea vers la grande salle. Pendant que le prince se
reposait, de midi a deux heures, sa fille devait exercer ses doigts: ainsi le
voulait la regle immuable de la maison. |
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