2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 6

La guerre et la paix 전쟁과 평화 6


Il prit donc silencieusement le gant que lui tendait l'aide de camp, il
s'assit a la place offerte par la dame, posa ses mains sur ses genoux,
bien paralleles l'une a l'autre, dans la pose naive d'une statue
egyptienne, tres decide, pour ne point se compromettre, a s'abandonner a
la volonte d'autrui, au lieu de suivre ses propres inspirations.

Deux minutes s'etaient a peine ecoulees, que le prince Basile, la tete
haute, vetu de sa longue redingote, sur laquelle brillaient trois
etoiles, fit majestueusement son entree. Il semblait avoir subitement
maigri; ses yeux s'agrandirent a la vue de Pierre. Il lui prit la main,
ce qu'il n'avait encore jamais fait, et l'abaissa lentement comme pour
en eprouver la force de resistance.

≪Courage, courage, mon ami;... il a demande a vous voir, c'est bien!≫

Et il allait le quitter, lorsque Pierre crut de son devoir de lui
demander:

≪Est-ce que la sante de...?≫

Il s'arreta confus, ne sachant comment nommer le comte son pere!

≪Il a eu encore ≪un coup≫ il y a une demi-heure. Courage, mon ami!≫

Le trouble de ses idees etait si grand, que Pierre s'imagina a
l'entendre que le mourant avait ete frappe par quelqu'un, et il fixa sur
le prince Basile un regard ahuri. Celui-ci, ayant echange quelques mots
avec le docteur Lorrain, se glissa sur la pointe du pied par la porte
entr'ouverte. L'ainee des princesses le suivit, ainsi que le clerge et
les serviteurs de la maison. Il se fit un mouvement dans la chambre du
malade, et Anna Mikhailovna, pale mais ferme dans l'accomplissement de
son devoir, en sortit pour aller chercher Pierre.

≪La bonte divine est inepuisable, lui dit-elle. La ceremonie de
l'extreme-onction va commencer... venez...!≫

Il se leva et remarqua que toutes les personnes qui etaient la, la dame
inconnue et l'aide de camp compris, entrerent avec lui dans la piece
voisine. Il n'y avait plus de consigne a observer.


XXIII


Pierre connaissait parfaitement cette grande chambre, divisee par des
colonnes formant alcove et toute tapissee d'etoffes a l'orientale.
Derriere les colonnes, on voyait un grand lit en bois d'acajou, tres
eleve, garni de lourds rideaux, et, de l'autre, la niche vitree
contenant les saintes images, qui etait eclairee comme une eglise
pendant l'office divin. Dans un large fauteuil a la Voltaire place
devant elles, le comte Besoukhow, avec sa grande et majestueuse figure,
et enveloppe jusqu'a la ceinture d'une couverture de soie, etait a demi
couche sur des oreillers d'une blancheur immaculee. Une criniere de
cheveux gris, semblable a celle d'un lion, et des rides fortement
accusees faisaient ressortir son beau et noble visage au teint de cire.
Ses deux mains, grandes et fortes, gisaient inanimees sur la couverture.
Entre l'index et le pouce de la main droite, on avait place un cierge,
que retenait un vieux serviteur penche au-dessus du fauteuil. Les
pretres et les diacres, avec leurs longs cheveux descendant sur les
epaules, et leurs riches habits sacerdotaux, officiaient autour de lui
avec une lenteur solennelle, tenant a la main des cierges allumes. Au
second plan, les deux nieces cadettes, leurs mouchoirs sur les yeux,
s'effacaient derriere le visage impassible de Catiche, leur soeur ainee,
qui paraissait craindre, si elle avait porte ailleurs son regard rive
aux saintes images, de ne plus rester maitresse de ses sentiments. Une
tristesse calme et une expression de pardon sans reserve se lisaient sur
les traits de la princesse Droubetzkoi, qui etait restee appuyee a la
porte, a cote de la dame inconnue. Le prince Basile, en face d'elle, a
deux pas du mourant, un cierge dans la main gauche, se tenait accoude
sur le dossier sculpte d'une chaise recouverte de velours, et levait les
yeux au ciel chaque fois que de sa main droite il se touchait le front
en se signant. Son visage etait empreint d'une piete resignee et d'un
abandon complet a la volonte du Tres-Haut.

≪Malheur a vous qui n'etes pas a la hauteur de mes sentiments!≫ avait-il
l'air de dire.

Derriere lui etaient groupes les medecins et les serviteurs de la
maison, les hommes d'un cote, les femmes de l'autre, comme a l'eglise.
Tous se taisaient et se signaient. On n'entendait que la voix des
officiants et le chant plein et continu du choeur. Parfois, un des
assistants soupirait ou changeait de pose.

Tout a coup, la princesse Droubetzkoi traversa la chambre de l'air
assure d'une personne qui a la conscience de ce qu'elle fait, et offrit
un cierge a Pierre.

Il l'alluma, et, distrait par ses propres reflexions, il se signa de la
main qui le tenait.

Sophie, la cadette des princesses, celle-la meme qui avait un grain de
beaute sur la joue, le regarda en souriant, replongea sa figure dans son
mouchoir et resta quelques instants la figure cachee. Puis, apres avoir
jete un second coup d'oeil sur Pierre, elle se sentit incapable de
garder plus longtemps son serieux et se retira derriere une des
colonnes. Au milieu de la ceremonie, les voix se turent soudain: les
pretres se dirent quelques mots a l'oreille; le vieux serviteur qui
soutenait la main du comte se redressa et se tourna vers les dames. Anna
Mikhailovna s'avanca aussitot, et, se penchant au-dessus du moribond,
elle appela a elle, d'un geste et sans le regarder, le docteur Lorrain,
qui, adosse a une colonne, temoignait, par sa tenue respectueuse, qu'il
comprenait et approuvait, malgre sa qualite d'etranger et la difference
de religion, toute l'importance du sacrement administre. Il s'approcha
doucement et souleva de ses doigts fluets la main etendue sur la
couverture; il en chercha le pouls en se detournant, et s'absorba dans
ses calculs. On s'agita autour de lui, on mouilla les levres du mourant
avec un cordial, chacun reprit sa place, et la ceremonie continua.
Pendant cette interruption, Pierre, qui avait suivi les mouvements du
prince Basile, l'avait vu quitter sa chaise, rejoindre l'ainee des
nieces et se diriger avec elle vers le fond de l'alcove, puis passer
pres du grand lit a rideaux et disparaitre par une petite porte derobee.

L'office n'etait pas termine, qu'ils avaient deja repris leurs places.
Cette circonstance n'eveilla pas la curiosite de Pierre, car il etait
convaincu ce soir-la que tout ce qu'il voyait faire etait indispensable
et naturel. Les chants cesserent et la voix du pretre, qui presentait au
mourant ses respectueuses felicitations, se fit entendre; mais le
mourant gisait toujours inanime! Les allees et venues recommencerent a
ses cotes; on marchait, on chuchotait, et le chuchotement de la
princesse Droubetzkoi dominait les autres. Pierre l'entendit qui disait:

≪Il faut absolument le reporter dans son lit, autrement il sera
impossible de...≫

Les medecins, les princesses et les domestiques entourerent le comte,
qui se trouva ainsi cache aux yeux de Pierre, et cependant cette tete
jaunie, avec sa foret de cheveux, etait toujours presente a ses yeux
depuis son entree. Il devina, aux precautions qu'on prenait, qu'on le
soulevait pour le transporter.

≪Empoigne donc mon bras, tu vas le laisser tomber, dit un domestique
effraye....

--Par en bas!... vite!... encore un!≫ disait un autre.

Et, a entendre les respirations oppressees et les pas precipites des
porteurs, on devinait le poids qui les accablait. Ils frolerent le jeune
homme, et il put apercevoir pendant une seconde, au milieu d'un fouillis
de tetes inclinees, la poitrine elevee et puissante du mourant, ses
epaules a decouvert et sa tete de lion a criniere bouclee. Cette tete,
avec son front extraordinairement large, ses pommettes saillantes, sa
bouche bien decoupee, son regard froid et imposant, n'etait pas encore
defiguree par les approches de la mort; c'etait bien la meme que Pierre
avait vue trois mois auparavant, lorsque son pere l'avait envoye a
Petersbourg. Mais aujourd'hui elle se balancait inerte, selon la marche
inegale des porteurs, et son regard atone ne s'arretait sur rien.

Apres quelques minutes de confusion autour du lit, les serviteurs se
retirerent. Anna Mikhailovna toucha legerement Pierre du bout du doigt
et lui dit:

≪Venez!≫

Il obeit. On avait donne au malade, a demi souleve et soutenu par une
pile de coussins, une pose appretee, en rapport avec le sacrement qu'il
venait de recevoir. Ses mains etaient etalees sur le taffetas vert de la
couverture, et il regardait droit devant lui, de ce regard vague et
perdu dans l'espace, qu'aucun homme ne saurait ni definir ni comprendre;
n'avait-il rien a dire ou avait-il a dire beaucoup? Pierre s'arreta pres
du lit, ne sachant que faire; il interrogea des yeux son guide, qui,
d'un mouvement imperceptible, lui indiqua la main du mourant, en lui
faisant signe d'y appliquer un baiser. Pierre se pencha avec precaution
pour ne pas toucher a la couverture, et ses levres effleurerent la main
large et charnue du comte.

Pas un muscle ne tressaillit sur cette main, pas une contraction ne
parut sur ce visage, et rien, rien ne repondit a cet attouchement.
Pierre, indecis, reporta ses yeux sur la princesse, qui lui fit signe de
s'asseoir dans le fauteuil, au pied du lit. Il s'assit sans la quitter
du regard; elle baissa la tete affirmativement. Plus sur de son fait, il
reprit sa pose de statue egyptienne, et, visiblement embarrasse de sa
gaucherie habituelle, il faisait de serieux efforts pour occuper le
moins de place possible, les regards fixes sur les traits de
l'agonisant. Anna Mikhailovna ne le perdait pas de vue non plus,
convaincue de l'importance de cette derniere et touchante entrevue du
fils et du pere.

Deux minutes, qui parurent un siecle a Pierre, s'etaient a peine
ecoulees, lorsque la figure du comte fut subitement et violemment
agitee par une convulsion, et sa bouche, rejetee de cote, laissa passer
un rale rauque et sourd. Ce fut pour Pierre le premier avertissement
d'une fin prochaine; la princesse Droubetzkoi epiait les yeux du mourant
pour en deviner les desirs: elle porta son doigt tour a tour sur Pierre,
sur la tisane, sur le prince Basile, sur la couverture... tout fut
inutile, et un eclair d'impatience sembla briller dans ce regard eteint,
qui essayait d'attirer l'attention du valet de chambre immobile au
chevet de sa couche.

≪Il demande a etre retourne,≫ murmura ce dernier, qui se mit en devoir
de le changer de position.

Pierre voulut l'aider, et ils venaient d'y reussir, quand une des mains
du comte retomba lourdement en arriere, malgre les vains efforts du
malade pour la ramener a lui.

S'apercut-il de l'expression d'effroi qui se peignit sur la figure
bouleversee de Pierre a la vue de ce membre frappe de paralysie, ou
quelque autre pensee traversa-t-elle son cerveau? Qui peut le dire? Car
il regarda a son tour ce bras desobeissant, le visage terrifie de son
fils, et un sourire terne, decolore, etrange a cette heure, voltigea sur
ses levres. On aurait dit qu'il repondait, par une compassion ironique,
a cette destruction envahissante et graduelle de ses forces.

Ce sourire inattendu fit mal a Pierre: il fut saisi d'une crampe a la
poitrine, il lui vint un chatouillement dans le gosier, et les larmes
lui monterent aux yeux.

Le malade, qu'on avait recouche du cote de la muraille, poussa un
profond soupir.

≪Il s'est assoupi, dit Anna Mikhailovna a une des nieces qui revenait a
son poste. Allons!...≫

Et Pierre la suivit.


XXIV


Il n'y avait plus personne au salon que le prince Basile et la princesse
Catiche, assis tous les deux sous le portrait de l'imperatrice et
causant avec vivacite; ils s'interrompirent soudain a l'entree de
Pierre; il ne put s'empecher de remarquer que la princesse Catiche
faisait un mouvement comme pour cacher quelque chose.

≪Je ne puis voir cette femme, murmura-t-elle en apercevant la princesse
Droubetzkoi.

--Catiche a fait servir le the dans le petit salon, dit le prince
Basile a la princesse Droubetzkoi; allez, allez, ma pauvre amie, mangez
un morceau, autrement vous n'y resisterez pas...≫

Et il serra silencieusement et affectueusement le bras de Pierre.

≪Rien ne restaure comme une tasse de cet excellent the russe apres une
nuit blanche,≫ disait le docteur Lorrain, en savourant a petites gorgees
le chaud breuvage dans une tasse en vieille porcelaine de Chine. Il se
tenait debout dans le petit salon, devant une table sur laquelle on
avait prepare le the et une collation froide.

Tous ceux qui avaient passe la nuit dans la maison s'etaient reunis dans
cette petite piece, presque entierement tapissee de glaces, et meublee
de consoles dorees. C'etait la que Pierre aimait a se retirer pendant
les grands bals, car il ne savait pas danser; il preferait s'y isoler
pour observer et s'amuser des dames qui y venaient, toutes pimpantes et
ruisselantes de diamants et de perles, voir se refleter dans ces glaces
leurs brillantes images. A cette heure, l'eclairage ne se composait que
de deux bougies; sur une table, placee au hasard, des plats et des
tasses se confondaient en desordre; il n'y avait plus de toilettes de
fete; mais des groupes etranges, formes de personnes de toute condition,
s'entretenaient a voix basse, laissant paraitre, a chaque mot, a chaque
geste, une incessante preoccupation sur le mysterieux evenement qui
allait se passer dans l'alcove de la grande chambre. Pierre avait faim,
mais il s'abstint de manger. Il chercha autour de lui sa compagne et la
vit se glisser furtivement dans le salon a cote, ou etaient restes le
prince Basile et la princesse Catiche. Se croyant obligee de la suivre,
il se leva et la trouva aux prises avec l'ainee des nieces.

≪Permettez-moi, madame, de savoir ce qui est et ce qui n'est pas
necessaire, disait Catiche de ce ton irrite qui rappelait le moment ou
elle avait ferme la porte avec colere.

--Chere princesse, reprenait Anna Mikhailovna avec douceur et en lui
barrant le chemin... ce sera, je le crains, trop penible pour votre
pauvre oncle; en ce moment il a si fort besoin de repos;... lui parler
des interets de ce monde, lorsque son ame est prete a...≫

Le prince Basile, enfonce dans un fauteuil, les jambes croisees selon
son habitude, paraissait ne preter qu'une mediocre attention au colloque
des deux dames; mais ses joues agitees en tous sens tressaillaient d'une
emotion contenue.

≪Voyons, ma bonne princesse, laissez faire Catiche; le comte l'aime
tant, vous savez?

--Je ne sais pas meme ce qu'il contient, reprit Catiche en se tournant
vers lui et en designant le portefeuille a mosaique qu'elle tenait
entre ses doigts crispes. Je sais seulement que le veritable testament
est dans son bureau; il n'y a la dedans que des papiers oublies...≫

Et elle fit un pas pour echapper a la princesse Droubetzkoi qui, d'un
bond se retrouva sur son passage.

≪Je le sais, chere et bonne princesse, repliqua-t-elle en saisissant le
portefeuille avec une force qui prouvait sa ferme intention de ne point
le lacher; chere princesse, je vous en conjure, menagez-le!≫

Une lutte s'engagea entre elles. Catiche se defendait encore sans rien
dire, mais on sentait qu'un torrent d'injures etait pret a couler de ses
levres serrees, tandis que la voix doucereuse de son ennemie avait
conserve tout son calme, malgre les violents efforts de la lutte.

≪Pierre, mon ami, approchez, lui cria Anna Mikhailovna.... Il ne sera
pas de trop dans ce conseil de famille, n'est-ce pas, prince?

--Eh quoi, mon cousin, vous ne repondez pas? Pourquoi donc ce silence,
quand Dieu sait quel monde vient se meler de nos affaires, sans
respecter le seuil de la chambre du mourant!... Intrigante!≫
murmura-t-elle avec fureur, en tirant a elle le portefeuille.

La violence de son geste ebranla Anna Mikhailovna, qui fut entrainee en
avant sans toutefois lacher prise.

≪Oh!≫ fit le prince Basile avec un accent de reproche.

Et il se leva.

≪C'est ridicule, voyons, lachez-le, vous dis-je!≫

Catiche obeit; mais comme son adversaire s'obstinait a garder le
portefeuille:

≪Et vous aussi, laissez-le; voyons, je prends tout sur moi, je vais lui
demander... cela vous satisfait-il?

--Mais, prince, apres ce grand sacrement, donnez-lui un instant de
repit! Quel est votre avis? dit-elle a Pierre, qui contemplait, tout
ahuri, le visage enflamme de Catiche et les joues tremblotantes du
prince Basile.

--Rappelez-vous que vous etes responsable des consequences, repondit
sechement ce dernier, vous ne savez ce que vous faites.

--Horrible femme!≫ s'ecria tout a coup Catiche, en se jetant sur elle et
en lui arrachant enfin le portefeuille.

Le vieux prince baissa la tete, et ses bras retomberent le long de son
corps.

Au meme moment, la porte mysterieuse qui s'etait si souvent ouverte et
refermee avec precaution pendant cette longue nuit s'ouvrit avec fracas,
et livra passage a la seconde des nieces, qui, les mains jointes,
affolee de terreur, se precipita au milieu d'eux:

≪Que faites-vous, balbutia-t-elle avec desespoir; il se meurt, et vous
m'abandonnez toute seule!≫

Catiche laissa echapper le portefeuille; la princesse Droubetzkoi, se
penchant vivement, le ramassa et s'enfuit.

Le prince Basile et la princesse Catiche, une fois revenus de leur
stupeur, la suivirent dans la chambre a coucher. Catiche reparut
bientot; sa figure etait pale, sa physionomie dure et sa levre
inferieure fortement pincee. A la vue de Pierre, ses sentiments de
malveillance eclaterent:

≪Oui, jouez votre comedie, jouez-la.... Vous vous y attendiez!...≫

Ses sanglots l'arreterent, et elle s'eloigna en se cachant la figure.

Le prince Basile revint a son tour. A peine avait-il atteint le canape
occupe par Pierre, qu'il s'y laissa tomber comme s'il allait se trouver
mal; il etait livide, sa machoire tremblait, ses dents claquaient comme
s'il avait la fievre.

≪Ah! mon ami,≫ dit-il en saisissant les bras de Pierre.

Pierre fut frappe de la sincerite de son accent et de la faiblesse de sa
voix: c'etait chose nouvelle pour lui!

≪Nous pechons, nous trompons, et tout cela pourquoi? J'ai depasse la
soixantaine, mon ami.... Oui, tout finit par la mort, la mort, quelle
terreur!...≫

Et il se mit a pleurer.

Anna Mikhailovna ne tarda pas a paraitre a son tour; elle s'approcha de
Pierre a pas lents et mesures.

≪Pierre!≫ murmura-t-elle.

Il la regarda pendant qu'elle le baisait au front, les yeux mouilles de
larmes:

≪Il n'est plus!...≫

Pierre continuait a la regarder par-dessus ses lunettes.

≪Allons, je vous reconduirai, tachez de pleurer... rien ne soulage comme
les larmes!≫

Elle le fit passer dans une salle obscure. En y entrant, Pierre eprouva
la satisfaction intime de n'y etre plus un objet de curiosite. Anna
Mikhailovna l'y laissa un moment, et, quand elle revint le chercher,
elle le trouva profondement endormi, la tete appuyee sur sa main.

Le lendemain, elle lui dit:

≪Oui, mon cher ami, c'est une grande perte pour nous tous. Je ne parle
pas de vous. Dieu vous soutiendra, vous etes jeune, vous serez a la tete
d'une fortune colossale. Le testament n'a pas encore ete ouvert, mais je
vous connais assez pour etre sure que cela ne vous tournera pas la tete;
seulement vous aurez de nouveaux devoirs a remplir, il faut etre homme!≫

Pierre ne disait mot.

≪Un jour peut-etre..., plus tard, je vous raconterai! Enfin... si je
n'avais pas ete la, Dieu sait ce qui serait arrive. Mon oncle m'avait
promis, avant-hier encore, de ne pas oublier Boris, mais il n'a pas eu
le temps d'y songer. J'espere, mon cher ami, que vous executerez les
volontes de votre pere.≫

Pierre, qui ne comprenait rien a tout ce qu'elle disait, se taisait et
rougissait d'un air embarrasse.

Apres la mort du vieux comte, la princesse etait retournee chez les
Rostow pour s'y reposer un peu de toutes ses fatigues. A peine eveillee,
elle se mit a raconter a ses amis et a ses connaissances les moindres
details de cette nuit pleine d'incidents. ≪Le comte, disait-elle, etait
mort comme elle aurait elle-meme desire mourir!... Sa fin avait ete des
plus edifiantes, et la derniere entrevue entre le pere et le fils
touchante au point qu'elle ne pouvait y songer sans attendrissement.
Elle ne savait vraiment pas lequel des deux s'etait montre le plus
admirable pendant ces derniers et solennels instants, du pere, qui avait
eu un mot pour chacun et qui s'etait montre d'une tendresse si profonde
pour son enfant, ou du fils, qui, aneanti et brise par la douleur,
s'efforcait encore de prendre sur lui en face de son pere a l'agonie...
≪De pareilles scenes sont navrantes, mais elles font du bien.... Elles
elevent l'ame lorsqu'on a devant soi des hommes comme ceux-la!≫
ajoutait-elle. Elle racontait aussi et critiquait la conduite du prince
Basile et de la princesse Catiche, mais bien bas, dans le tuyau de
l'oreille, et sous le sceau du plus grand secret.


XXV


On attendait de jour en jour a Lissy-Gory, domaine du prince Nicolas
Andreevitch Bolkonsky, l'arrivee du jeune prince Andre et de sa femme;
mais cette attente ne troublait en rien le mode d'existence etabli par
le vieux prince, qu'on avait surnomme, dans un certain cercle, ≪le roi
de Prusse≫. General en chef de l'empereur Paul, il avait ete exile par
lui dans sa propriete de Lissy-Gory, et il y vivait depuis lors dans la
retraite avec sa fille Marie et sa demoiselle de compagnie, Mlle
Bourrienne. Le nouveau regne lui avait ouvert les portes de sa prison et
lui avait rendu le droit de sejourner dans les deux capitales; mais il
s'obstinait a ne pas quitter sa terre, ayant declare a qui voulait
l'entendre que les cent cinquante verstes qui le separaient de Moscou
pouvaient bien etre franchies par ceux qui desiraient le voir, et que,
quant a lui, il n'avait besoin de rien, ni de personne.

Les vices de l'humanite provenaient, disait-il, exclusivement de deux
causes: l'oisivete et la superstition. De meme, il ne reconnaissait que
deux vertus: l'activite et l'intelligence; et il s'occupait
personnellement de l'education de sa fille, afin de developper en elle,
autant que possible, ces deux qualites. Jusqu'a l'age de vingt ans, elle
avait etudie, sous sa direction, la geometrie et l'algebre, et sa
journee avait ete methodiquement employee a des occupations determinees
et suivies.

Quant a lui, il ecrivait ses memoires, resolvait des problemes de
mathematiques, tournait des tabatieres, travaillait au jardin et
surveillait la construction de ses differentes batisses, qui lui
donnaient fort a faire, car le bien etait grand et l'on batissait
toujours.

Jusqu'au moment de son entree dans la salle a manger, qui avait lieu
invariablement a la meme heure, ou, pour mieux dire, a la meme minute,
sa vie entiere etait reglee dans ses moindres details avec une
exactitude scrupuleuse. Il etait cassant et exigeant a l'extreme a
l'egard de son entourage, y compris sa fille; aussi, sans etre cruel, il
avait su inspirer une crainte et un respect qu'un homme vraiment mechant
aurait eu de la peine a obtenir. Malgre sa vie retiree et en dehors de
tout emploi officiel, aucun des fonctionnaires du gouvernement ou il
demeurait n'eut manque de venir lui presenter ses devoirs et de pousser
la deference jusqu'a attendre son apparition dans le grand vestibule, a
l'exemple de la princesse Marie, de l'architecte et du jardinier. Tous
ressentaient du reste le meme sentiment mele de crainte et de respect,
lorsque la lourde porte de son cabinet s'ouvrait lentement pour laisser
passer ce petit vieillard, avec sa perruque poudree, ses mains seches et
fines, ses sourcils epais et grisonnants, dont l'ombre adoucissait
parfois l'eclat des yeux brillants et presque jeunes encore.

Dans la matinee ou devait arriver le jeune menage, la princesse Marie
traversa, selon son invariable habitude, le grand vestibule pour aller
souhaiter le bonjour a son pere, et, comme toujours, a ce moment-la,
elle ne pouvait se defendre d'une certaine emotion, elle se signait et
priait pour se donner du courage, afin que cette premiere entrevue se
passat sans bourrasque. Le vieux serviteur poudre qui etait toujours
assis dans le vestibule se leva et lui dit tout bas:

≪Veuillez entrer.≫

Le bruit regulier d'un tour se faisait entendre dans la piece voisine.
La princesse en ouvrit timidement la porte, qui tourna doucement sur ses
gonds, et s'arreta sur le seuil; le prince travaillait, il se retourna
et reprit aussitot son ouvrage.

Ce cabinet etait plein d'objets d'un usage journalier. Une enorme table,
sur laquelle etaient jetes au hasard des cartes et des livres, des
armoires vitrees dont les clefs brillaient dans leurs serrures, un
bureau tres eleve pour ecrire debout, et sur lequel s'etalait un cahier
ouvert, un tour garni de ses outils, et des copeaux jonchant le parquet,
temoignaient d'une activite variee, constante et reglee. Au mouvement
cadence de son pied chausse d'une botte molle a la tartare, a la
pression ferme et egale de sa main nerveuse, on restait frappe de la
forte dose de volonte contenue dans ce vieillard encore vert. Apres
avoir travaille pendant quelques secondes, il retira son pied de dessus
la pedale, essuya le repoussoir, qu'il jeta dans un sac de cuir cloue au
tour, et s'approcha de la table. Il n'avait pas l'habitude de benir ses
enfants, mais il leur offrait toujours a baiser une joue, que le rasoir
negligeait le plus souvent. Ce ceremonial accompli, il examina sa fille
et lui dit avec une certaine brusquerie, qui cependant n'etait pas
exempte d'affection:

≪Tu vas bien, tu vas bien? Assieds-toi la...≫

Et, s'emparant d'un cahier de geometrie ecrit de sa main, il etendit la
jambe et attira a lui un fauteuil.

≪C'est pour demain,≫ dit-il vivement en feuilletant les pages et en
marquant de l'ongle le paragraphe qu'il avait choisi.

La princesse Marie se pencha sur la table.

≪Tiens, voici une lettre pour toi,≫ ajouta-t-il tout a coup, en retirant
d'un vide-poche suspendu au mur une enveloppe dont l'adresse avait ete
ecrite par une main feminine, et il la lui jeta.

A la vue de cette lettre, le visage de la princesse Marie se marbra de
taches rouges; elle la saisit aussitot et la regarda.

≪Est-ce de ton ≪Heloise≫? demanda le prince avec un sourire glacial, qui
laissa voir des dents jaunes, mais bien conservees.

--Oui, c'est de Julie, repondit-elle timidement.

--Je laisserai encore passer deux lettres, mais je lirai la troisieme;
vous vous ecrivez des folies, je parie,... je lirai la troisieme.

--Mais lisez celle-ci, mon pere...≫

Et sa fille la lui tendit en rougissant.

≪J'ai dit la troisieme, ce sera la troisieme, s'ecria le vieux prince,
en repoussant la lettre pour reprendre son cahier de geometrie.

--Eh bien, mademoiselle...≫

Et il se pencha au-dessus de sa fille, en appuyant une main sur le
dossier du fauteuil ou elle etait assise et ou elle se sentait comme
enveloppee de cette atmosphere acre, impregnee d'une odeur de tabac,
particuliere a la vieillesse et qui lui etait si familiere... ≪Eh bien,
ces triangles sont egaux; tu vois l'angle ABC.≫

La princesse regardait avec effroi les yeux brillants de son pere, ses
joues se couvraient de taches de feu, la peur lui otait la faculte de
penser et la rendait incapable de suivre les deductions de son
professeur, si claires qu'elles fussent.... Cette scene se repetait tous
les jours; mais a qui en etait la faute, au maitre ou a l'eleve, qui
finissait par voir trouble et par ne plus rien entendre? La figure de
son pere touchait la sienne, elle sentait l'odeur penetrante de son
haleine et ne pensait plus qu'a fuir au plus vite et a se retirer dans
sa chambre pour y etudier et resoudre en toute liberte le probleme
propose. Lui, de son cote, s'echauffait, repoussait et ramenait son
fauteuil avec fracas, tout en faisant maints efforts pour se maitriser;
puis de nouveau il se fachait, tempetait et envoyait le cahier a tous
les diables.

Le malheur voulut que, cette fois encore, la princesse repondit de
travers:

≪Quelle sotte!≫ s'ecria-t-il, en rejetant le manuscrit.

Puis, se detournant, il se leva, fit quelques pas, passa la main sur les
cheveux de sa fille, se rassit et reprit son explication de plus belle.

≪Cela ne va pas, princesse, cela ne va pas! lui dit-il, voyant qu'elle
etait prete a le quitter en emportant son cahier.... Les mathematiques
sont une noble science, et je ne veux pas que tu ressembles a nos sottes
demoiselles. Persevere, tu finiras par les aimer, et la betise delogera
de ta cervelle.≫

Et il conclut en lui donnant une petite tape sur la joue.

Elle fit un pas, il l'arreta du geste, et, saisissant sur son bureau un
livre nouvellement recu, il le lui tendit:

≪Ton ≪Heloise≫ t'envoie aussi je ne sais quelle _Clef du mystere;_ c'est
religieux, a ce qu'il parait. Je ne m'inquiete en rien des croyances de
personne, mais je l'ai parcouru. Tiens, prends-le, et va-t'en.≫ Et, lui
tapant cette fois sur l'epaule, il ferma la porte derriere elle.

La princesse Marie rentra dans sa chambre. L'expression craintive, qui
lui etait habituelle, rendait encore moins attrayant son visage maladif
et sans charme. Elle s'assit devant la table a ecrire, garnie de
miniatures encadrees, et encombree de livres et de cahiers jetes au
hasard, car elle avait autant de desordre que son pere avait d'ordre, et
rompit avec impatience le cachet de la lettre de sa plus chere amie
d'enfance, Julie Karaguine, que nous avons deja rencontree chez les
Rostow.

Voici le contenu de cette lettre:

≪Chere et excellente amie, quelle chose terrible et effrayante que
l'absence! J'ai beau me dire que la moitie de mon existence et de mon
bonheur est en vous, que, malgre la distance qui nous separe, nos coeurs
sont unis par des liens indissolubles, le mien se revolte contre la
destinee, et je ne puis, malgre les plaisirs et les distractions qui
m'entourent, vaincre une certaine tristesse cachee que je ressens au
fond du coeur depuis notre separation. Pourquoi ne sommes-nous pas
reunies, comme cet ete, dans votre grand cabinet, sur le canape bleu, le
canape aux confidences?

≪Pourquoi ne puis-je, comme il y a trois mois, puiser de nouvelles
forces morales dans votre regard si doux, si calme, si penetrant, regard
que j'aimais tant et que je crois voir devant moi quand je vous
ecris[11].≫

Arrivee a cet endroit de la lettre, la princesse Marie poussa un soupir,
se retourna et se regarda dans une psyche, qui lui renvoya l'image de sa
personne disgracieuse et de son visage amaigri, dont les yeux toujours
tristes semblaient avoir pris, en se voyant refletes dans la glace, une
expression encore plus accentuee de melancolie. ≪Elle me flatte,≫ se
dit-elle en reprenant sa lecture. Et cependant Julie etait dans le vrai:
les yeux de Marie etaient grands, profonds, et avaient parfois des
eclairs qui leur donnaient une beaute surnaturelle, en transformant
completement sa figure, qu'ils eclairaient de leur douce et tendre
lumiere. Mais la princesse ne se rendait pas compte a elle-meme de
l'expression que ses yeux prenaient chaque fois qu'elle s'oubliait en
pensant aux autres, et l'impitoyable psyche continuait a refleter une
physionomie gauche et guindee. Elle reprit sa lecture:

≪Tout Moscou ne parle que de guerre! L'un de mes deux freres est deja a
l'etranger; l'autre est avec la garde, qui se met en marche vers la
frontiere. Notre cher Empereur a quitte Petersbourg et, a ce qu'on
pretend, compte lui-meme exposer sa precieuse existence aux chances de
la guerre. Dieu veuille que le monstre corse qui detruit le repos de
l'Europe soit terrasse par l'ange que le Tout-Puissant, dans sa
misericorde, nous a donne pour souverain. Sans parler de mes freres,
cette guerre m'a privee d'une relation des plus cheres a mon coeur. Je
parle du jeune Nicolas Rostow, qui, avec son enthousiasme, n'a pu
supporter l'inaction et a quitte l'universite pour aller s'enroler dans
l'armee. Eh bien, chere Marie, je vous avouerai que, malgre son extreme
jeunesse, son depart pour l'armee a ete un grand chagrin pour moi! Ce
jeune homme, dont je vous parlais cet ete, a tant de noblesse, tant de
cette veritable jeunesse qu'on rencontre si rarement dans ce siecle ou
nous ne vivons qu'au milieu de vieillards de vingt ans, il a surtout
tant de franchise et de coeur, il est tellement pur et poetique, que mes
relations avec lui, quelque passageres qu'elles aient ete, ont ete une
des plus douces jouissances de mon pauvre coeur, qui a deja tant
souffert. Je vous raconterai un jour nos adieux et tout ce qui s'est
dit au depart. Tout cela est encore trop recent.

≪Ah! chere amie, vous etes heureuse de ne pas connaitre ces jouissances
et ces peines si poignantes; vous etes heureuse, puisque ces dernieres
sont ordinairement les plus fortes. Je sais tres bien que le comte
Nicolas est trop jeune pour pouvoir jamais devenir pour moi quelque
chose de plus qu'un ami; mais cette douce amitie, ces relations si
poetiques sont pour mon coeur un vrai besoin; mais n'en parlons plus. La
grande nouvelle du jour, qui occupe tout Moscou, est la mort du comte
Besoukhow et l'ouverture de sa succession. Figurez-vous que les
princesses n'ont recu que tres peu de chose, le prince Basile rien, et
que c'est M. Pierre qui a herite de tout et qui, par-dessus le marche, a
ete reconnu pour fils legitime, par consequent comte Besoukhow et
possesseur de la plus grande fortune de Russie. On pretend que le prince
Basile a joue un tres vilain role dans toute cette histoire et qu'il est
reparti tout penaud pour Petersbourg. Je vous avoue que je comprends
tres peu toutes ces affaires de legs et de testament. Ce que je sais,
c'est que ce jeune homme, que nous connaissions tous sous le nom de M.
Pierre tout court, est devenu comte Besoukhow et possesseur de l'une des
plus grandes fortunes de Russie. Je m'amuse fort a observer les
changements de ton et de manieres des mamans accablees de filles a
marier, et des demoiselles elles-memes, a l'egard de cet individu, qui,
par parenthese, m'a toujours paru etre un pauvre sire. Comme on s'amuse
depuis deux ans a me donner des promis que je ne connais pas le plus
souvent, la chronique matrimoniale de Moscou me fait comtesse Besoukhow.
Mais vous sentez bien que je ne me soucie nullement de le devenir. A
propos de mariage, savez-vous que, tout dernierement, ≪la tante en
general≫, Anna Mikhailovna, m'a confie, sous le sceau du plus grand
secret, un projet de mariage pour vous. Ce n'est ni plus ni moins que le
fils du prince Basile, Anatole, qu'on voudrait ranger, en le mariant a
une personne riche et distinguee, et c'est sur vous qu'est tombe le
choix des parents. Je ne sais comment vous envisagerez la chose. Mais
j'ai cru de mon devoir de vous en prevenir. On le dit tres beau et tres
mauvais sujet: c'est tout ce que j'ai pu savoir sur son compte. Mais
assez de bavardage comme cela; je finis mon second feuillet, et maman
m'envoie chercher pour aller diner chez les Apraxine. Lisez le livre
mystique que je vous envoie et qui fait fureur chez nous. Quoiqu'il y
ait dans ce livre des choses difficiles a atteindre avec la faible
conception humaine, c'est un livre admirable, dont la lecture calme et
eleve l'ame. Adieu. Mes respects a monsieur votre pere, et mes
compliments a Mlle Bourrienne. Je vous embrasse comme je vous aime.

≪Julie.≫

≪P.-S. Donnez-moi des nouvelles de votre frere et de sa charmante petite
femme [12].≫

Cette lecture avait plonge la princesse Marie dans une douce reverie;
elle reflechissait et souriait, et son visage, eclaire par ses beaux
yeux, semblait transfigure. Se levant tout a coup, elle traversa
resolument la chambre, et, s'asseyant a sa table, elle laissa courir sa
plume sur une feuille de papier; voici sa reponse:

≪Chere et excellente amie, votre lettre du 13 m'a cause une grande joie.
Vous m'aimez donc toujours, ma poetique Julie! L'absence, dont vous
dites tant de mal, n'a donc pas eu sur vous son influence habituelle.
Vous vous plaignez de l'absence? Que devrais-je dire, moi, si j'osais me
plaindre, privee de tous ceux qui me sont chers? Ah! si nous n'avions
pas la religion pour nous consoler, la vie serait bien triste! Pourquoi
me supposez-vous un regard severe, quand vous me parlez de votre
affection pour ce jeune homme? Sous ce rapport, je ne suis rigide que
pour moi. Je comprends ces sentiments chez les autres, et si je ne puis
les approuver, ne les ayant jamais ressentis je ne les condamne pas. Il
me parait seulement que l'amour chretien, l'amour du prochain, l'amour
pour ses ennemis est plus meritoire, plus doux que ne le sont les
sentiments que peuvent inspirer les beaux yeux d'un jeune homme a une
jeune fille poetique et aimante comme vous. La nouvelle de la mort du
comte Besoukhow nous est parvenue avant votre lettre, et mon pere en a
ete tres affecte. Il dit que c'est l'avant-dernier representant du grand
siecle, et qu'a present c'est son tour mais qu'il fera son possible pour
que son tour vienne le plus tard possible. Que Dieu nous garde de ce
terrible malheur! Je ne puis partager votre opinion sur Pierre, que j'ai
connu enfant. Il m'a toujours paru avoir un coeur excellent, et c'est la
la qualite que j'estime le plus. Quant a son heritage et au role qu'y a
joue le prince Basile, c'est bien triste pour tous les deux! Ah! chere
amie, la parole de notre divin Sauveur, ≪qu'il est plus aise a un
chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'a un riche d'entrer dans
le royaume de Dieu,≫ cette parole est terriblement vraie! Je plains le
prince Basile et je plains encore davantage le sort de M. Pierre. Si
jeune et accable de ses richesses, que de tentations n'aura-t-il pas a
subir! Si l'on me demandait ce que je desirerais le plus au monde, ce
serait d'etre plus pauvre que le plus pauvre des mendiants. Mille
graces, chere amie, pour l'ouvrage que vous m'avez envoye et qui fait si
grande fureur chez vous!

≪Cependant, puisque vous me dites qu'au milieu de plusieurs bonnes
choses il y en a d'autres que la faible conception humaine ne peut
atteindre, il me parait assez inutile de s'occuper d'une lecture
inintelligible, qui par la meme ne pourrait etre d'aucun fruit. Je n'ai
jamais pu comprendre la rage qu'ont certaines personnes de s'embrouiller
l'entendement en s'attachant a des livres mystiques qui n'elevent que
des doutes dans leurs esprits, en exaltant leur imagination et en leur
donnant un caractere d'exageration tout a fait contraire a la simplicite
chretienne. Lisons les Apotres et les Evangiles. Ne cherchons pas a
penetrer ce que ceux-la renferment de mysterieux, car comment
oserions-nous, miserables pecheurs que nous sommes, pretendre a nous
initier dans les secrets terribles et sacres de la Providence, tant que
nous portons cette depouille charnelle, qui eleve entre nous et
l'Eternel un voile impenetrable? Bornons-nous donc a etudier les
principes sublimes que notre divin Sauveur nous a laisses pour notre
conduite ici-bas; cherchons a nous y conformer et a les suivre;
persuadons-nous que moins nous donnons d'essor a notre faible esprit
humain, plus il est agreable a Dieu, qui rejette toute science ne venant
pas de lui; que moins nous cherchons a approfondir ce qu'il lui a plu de
derober a notre connaissance, plus tot il nous en accordera la
decouverte par son divin esprit. Mon pere ne m'a pas parle du
pretendant, mais il m'a dit seulement qu'il a recu une lettre et attend
une visite du prince Basile. Quant au projet de mariage qui me regarde,
je vous dirai, chere et excellente amie, que le mariage, selon moi, est
une institution divine a laquelle il faut se conformer. Quelque penible
que cela soit pour moi, si le Tout-Puissant m'impose jamais les devoirs
d'epouse et de mere, je tacherai de les remplir aussi fidelement que je
le pourrai, sans m'inquieter de l'examen de mes sentiments a l'egard de
celui qu'il me donnera pour epoux. J'ai recu une lettre de mon frere qui
m'annonce son arrivee a Lissy-Gory avec sa femme. Ce sera une joie de
courte duree, puisqu'il nous quitte pour prendre part a cette
malheureuse guerre, a laquelle nous sommes entraines, Dieu sait comment
et pourquoi. Non seulement chez vous, au centre des affaires et du
monde, on ne parle que de guerre, mais ici au milieu des travaux
champetres et de ce calme de la nature que les citadins se representent
a la campagne, les bruits de la guerre se font entendre et sentir
peniblement. Mon pere ne parle que de marches et de contremarches,
choses auxquelles je ne comprends rien, et avant-hier, en faisant ma
promenade habituelle dans la rue du village, je vis quelque chose qui me
dechira le coeur: c'etait un convoi de recrues enrolees chez nous et
expediees pour l'armee! Il fallait voir l'etat ou se trouvaient les
meres, les femmes et les enfants des hommes qui partaient! il fallait
entendre les sanglots des uns et des autres! On dirait que l'humanite a
oublie les lois de son divin Sauveur, qui prechait l'amour et le pardon
des offenses, et qu'elle fait consister son plus grand merite dans l'art
de s'entre-tuer.

≪Adieu, chere et bonne amie. Que notre divin Sauveur et sa tres sainte
Mere vous aient en leur sainte et puissante garde!

≪Marie[13].≫

≪Ah! princesse, vous expediez votre courrier; j'ai deja ecrit a ma
pauvre mere,≫ s'ecria en grasseyant Mlle Bourrienne d'une voix pleine et
sympathique.

Sa personne vive et legere contrastait singulierement avec l'atmosphere
sombre, solitaire et melancolique qui entourait la princesse Marie.

≪Il faut que je vous previenne, princesse, ajouta-t-elle plus bas: le
prince a eu une altercation avec Michel Ivanow; il est de tres mauvaise
humeur,--et s'ecoutant grasseyer avec plaisir,--tres morose....
Tenez-vous donc sur vos gardes... vous savez....

--Ah! chere amie, je vous ai priee de ne jamais me parler de la mauvaise
humeur de mon pere; je ne me permets pas de le juger, et je tiens a ce
que les autres fassent comme moi,≫ repondit la princesse Marie en
regardant a sa montre.

Et, remarquant avec effroi qu'elle etait en retard de cinq minutes sur
l'heure qu'elle etait obligee de consacrer a son piano, elle se dirigea
vers la grande salle. Pendant que le prince se reposait, de midi a deux
heures, sa fille devait exercer ses doigts: ainsi le voulait la regle immuable de la maison.

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