2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 7

La guerre et la paix 전쟁과 평화 7


XXVI

Le valet de chambre a cheveux gris s'assoupissait aussi de son cote sur
sa chaise, au bruit du ronflement egal de son maitre, qui dormait dans
son grand cabinet, et aux sons lointains du piano, sur lequel se
succedaient jusqu'a vingt fois de suite les passages difficiles d'une
sonate de Dreyschock.

Une voiture et une britchka s'arreterent devant l'entree principale. Le
prince Andre descendit le premier de la voiture et aida sa jeune femme a
le suivre.

Le vieux Tikhone, qui s'etait doucement glisse hors de l'antichambre en
refermant la porte derriere lui, leur annonca tout bas que le prince
dormait. Ni l'arrivee du fils de la maison, ni aucun autre evenement,
quelque extraordinaire qu'il put etre, ne devait intervertir l'ordre de
la journee. Le prince Andre le savait comme lui, et peut-etre encore
mieux, car il regarda a sa montre, pour se convaincre que rien n'etait
change dans les habitudes de son pere.

≪Il ne s'eveillera que dans vingt minutes, dit-il a sa femme; allons
chez la princesse Marie.≫

La petite princesse avait pris de l'embonpoint, mais ses yeux et sa
petite levre retroussee avec son fin duvet avaient toujours le meme
sourire gai et gracieux.

≪Mais c'est un palais!≫ dit-elle a son mari. Elle exprimait son
admiration comme si elle eut felicite un maitre de maison sur la beaute
de son bal. ≪Allons, vite, vite!≫

Et elle souriait a son mari et au vieux Tikhone qui les conduisait.

≪C'est Marie qui s'exerce; allons doucement, il faut la surprendre.≫

Le prince Andre la suivait avec tristesse.

≪Tu as vieilli, mon vieux Tikhone,≫ dit-il au serviteur qui lui baisait
la main.

Au moment ou ils allaient entrer dans la salle d'ou partaient les
accords du piano, une porte de cote s'ouvrit et livra passage a une
jeune et jolie Francaise: c'etait la blonde Mlle Bourrienne, qui parut
transportee de joie et de surprise a leur vue, et s'ecria: ≪Ah! quel
bonheur pour la princesse!... Il faut que je la previenne!...

--Non, non, de grace! Vous etes Mlle Bourrienne: je vous connais deja
par l'amitie que vous porte ma belle-soeur, lui dit la princesse en
l'embrassant. Elle ne nous attend guere, n'est-ce pas?...≫

Ils etaient pres de la porte derriere laquelle les memes morceaux
allaient se repetant sans relache. Le prince Andre fronca le sourcil,
comme s'il s'attendait a eprouver une impression penible.

Sa femme entra la premiere; la musique cessa brusquement. On entendit
un cri, un bruit de baisers echanges, et le prince Andre put voir sa
soeur et sa femme, qui ne s'etaient rencontrees qu'une fois, a l'epoque
de son mariage, tendrement serrees dans les bras l'une de l'autre,
pendant que Mlle Bourrienne les regardait, la main sur le coeur et prete
a pleurer et a rire tout a la fois.

Il haussa les epaules, et son front se plissa comme celui d'un melomane
qui entend une fausse note. Les deux jeunes femmes, ayant recule d'un
pas, se jeterent de nouveau dans les bras l'une de l'autre pour
s'embrasser encore en se prenant les mains et la taille. Finalement,
elles fondirent en larmes, a sa grande stupefaction. Mlle Bourrienne,
profondement attendrie, se mit a pleurer. Le prince Andre se sentait mal
a l'aise, mais sa femme et sa soeur semblaient trouver tout naturel que
leur premiere entrevue ne put se passer sans larmes.

≪Ah! chere.--Ah! Marie, dirent-elles a la fois en riant.

--Savez-vous bien que j'ai reve de vous cette nuit?

--Vous ne nous attendiez pas?... Mais, Marie, vous avez maigri!

--Et vous, vous avez repris....

--J'ai tout de suite reconnu Madame la princesse, s'ecria Mlle
Bourrienne.

--Et moi qui ne me doutais de rien.... Ah! Andre, je ne vous voyais
pas!≫

Le prince Andre et sa soeur s'embrasserent.

≪Quelle pleurnicheuse!≫ lui dit-il, pendant qu'elle fixait sur lui ses
yeux encore voiles de pleurs, et que son tendre et lumineux regard
cherchait le sien. La petite princesse bavardait sans s'arreter. Sa
levre superieure ne cessait de s'abaisser, en effleurant celle de
dessous pour se relever aussitot et s'epanouir dans un gai sourire, qui
faisait ressortir l'eclat de ses petites dents et celui de ses yeux.

≪Ils avaient eu un accident, contait-elle tout d'une haleine, a la
Spasskaia-Gora... et cet accident aurait pu etre grave... et puis elle
avait laisse toutes ses robes a Petersbourg; elle n'avait plus rien a
mettre... et Andre etait si change... et Kitty Odintzow avait epouse un
vieux bonhomme... et elle avait un mari pour sa belle-soeur, un mari
serieux... mais nous en causerons plus tard,≫ ajouta-t-elle.

La princesse Marie continuait a examiner son frere: on lisait
l'affection et la tristesse dans ses beaux yeux. Ses pensees ne
suivaient plus le caquetage de la jolie petite perruche, et elle
interrompit meme la description d'une des dernieres fetes donnees a
Petersbourg, pour demander a son frere s'il etait tout a fait decide a
rejoindre l'armee.

≪Oui, et pas plus tard que demain.≫

Lise soupira.

≪Il m'abandonne ici, s'ecria-t-elle, et Dieu sait pourquoi, lorsqu'il
aurait pu obtenir de l'avancement...≫

La princesse Marie, sans l'ecouter davantage, la regarda
affectueusement, et designant au prince Andre l'embonpoint exagere de sa
femme:

≪Est-ce bien sur?≫ dit-elle.

La jeune femme changea de couleur.

≪Oui, repondit-elle en soupirant. Et c'est si effrayant!≫

Ses levres se serrerent, et, effleurant de sa joue le visage de sa
belle-soeur, elle fondit en larmes.

≪Il lui faut du repos, dit le prince Andre avec un air de
mecontentement.... N'est-ce pas, Lise? Emmene-la chez toi, Marie,
pendant que j'irai chez mon pere.... Dis-moi, est-il toujours le meme?

--Oui, toujours, au moins pour moi, reprit sa soeur.

--Et toujours les memes heures, les memes promenades dans les memes
allees, et puis apres cela vient le tour...≫

Et l'imperceptible sourire du prince Andre disait assez que, malgre son
respect filial, il etait au courant des manies de son pere.

≪Oui, les memes heures, le meme tour et les memes lecons de
mathematiques et de geometrie,≫ reprit-elle en riant, comme si ces
heures d'etude etaient les plus belles de son existence.

Lorsque les vingt dernieres minutes consacrees au sommeil du vieux
prince se furent ecoulees, le vieux Tikhone vint chercher le prince
Andre; son pere lui faisait l'honneur de changer, a cause de lui, la
regle de la journee en le recevant pendant sa toilette. Le vieux prince
se faisait toujours poudrer pour le diner et endossait alors une longue
redingote a l'ancienne mode. Au moment ou son fils entra dans son
cabinet de toilette, il etait enfonce dans un fauteuil de cuir, et
couvert d'un large peignoir blanc, la tete livree aux mains du fidele
Tikhone. Le prince Andre s'avanca vivement; l'expression chagrine qui
etait devenue son expression habituelle avait disparu; il y avait dans
sa physionomie la meme vivacite qui s'y montrait dans ses causeries avec
Pierre.

≪Ah! te voila, mon guerrier! Tu veux vaincre Bonaparte,≫ s'ecria le
vieux prince, en secouant sa tete poudree, autant que le lui
permettaient les mains de Tikhone qui tressait le catogan.

≪Oui, oui, vas-y... ferme! de l'avant! Sans cela, il pourrait se faire
qu'il nous comptat bientot au nombre de ses sujets.... Tu vas bien?...≫

Et il lui tendit sa joue. La sieste l'avait mis de belle humeur, aussi
avait-il l'habitude de dire: ≪avant diner sommeil d'or, apres diner
sommeil d'argent≫. Il lancait a son fils de joyeux regards de cote a
travers ses epais sourcils, pendant que son fils l'embrassait a
l'endroit indique, sans repondre a ses eternelles plaisanteries sur les
militaires de l'epoque actuelle et surtout sur Bonaparte.

≪Oui, me voici, mon pere, et je vous ai aussi amene ma femme dans un
etat interessant.... Et vous, vous portez-vous bien?

--Mon cher ami, il n'y a que les imbeciles et les debauches pour etre
malades, et tu me connais.... Je travaille du matin au soir, je suis
sobre, donc je me porte bien!

--Dieu merci! reprit son fils.

--Dieu n'y est pour rien! Voyons... et revenant a son dada, voyons,
conte-moi un peu comment les Allemands vous ont enseigne le moyen de
battre Bonaparte, selon les regles de cette nouvelle science appelee
strategie?

--Laissez-moi un peu respirer, mon pere, lui repondit en souriant le
prince Andre, qui l'aimait et le respectait malgre ses manies. Je ne
sais meme pas encore ou je loge.

--Sottises, sottises que tout cela,≫ s'ecria le vieux en tortillant sa
tresse pour s'assurer qu'elle etait bien nattee.

Et saisissant la main de son fils:

≪La maison destinee a ta femme est prete: la princesse Marie l'y
conduira, la lui montrera, et elles bavarderont a remplir trois
paniers.... Affaires de femmes que tout cela.... Je suis content de la
recevoir. Voyons, mets-toi la et parle. J'admets l'armee de Michelson,
de Tolstoy, car elles opereront ensemble; mais l'armee du Midi, que
fera-t-elle? La Prusse reste neutre, je le sais; mais l'Autriche, mais
la Suede? ajouta-t-il en se levant et en marchant dans la chambre,
pendant que le vieux Tikhone le suivait, lui presentant les differentes
pieces de son ajustement.... Comment traversera-t-on la Pomeranie?≫

L'insistance de son pere etait si grande, que le prince Andre commenca,
a contrecoeur d'abord et en s'animant ensuite, a developper, moitie en
russe, moitie en francais, le plan des operations pour la nouvelle
campagne qui etait a la veille de s'ouvrir. Il expliqua comment une
armee de 90 000 hommes devait menacer la Prusse pour la faire sortir de
sa neutralite et la forcer a l'action; comment une partie de ces troupes
se joindrait aux Suedois a Stralsund; comment 220 000 Autrichiens et 100
000 Russes agiraient pendant ce temps en Italie et sur le Rhin; comment
50 000 Russes et 80 000 Anglais debarqueraient a Naples, et comment
enfin ce total de 800 000 hommes attaquerait les Francais sur plusieurs
points a la fois. Le vieux prince ne temoigna pas le moindre interet a
ce long recit. On aurait dit qu'il ne l'avait meme pas ecoute, car il
l'avait interrompu a trois reprises, sans cesser de marcher en
s'habillant; la premiere fois il s'ecria:

≪Le blanc, le blanc!...≫

Ce qui voulait dire que le vieux Tikhone se trompait de gilet. La
seconde, il demanda si sa belle-fille accoucherait bientot, et hocha la
tete d'un air de reproche en ajoutant:

≪C'est mal C'est mal! Continue!≫

Et la troisieme, pendant que son fils terminait son exposition, il
entonna de sa voix fausse et cassee:

≪Marlbrough s'en va-t-en guerre, ne sait quand reviendra.≫

≪Je ne vous dis pas que j'approuve ce plan, lui dit son fils en souriant
legerement. Je vous l'ai expose tel qu'il est: Napoleon en aura bien
certainement fait un qui vaudra le notre.

--Rien de neuf, rien de neuf la dedans, voila ce que je te dirai.≫

Et le vieux repeta entre ses dents, d'un air pensif:

≪Ne sait quand reviendra≫.... Maintenant va-t'en dans la salle a
manger!≫


XXVII


Deux heures sonnaient lorsque le prince, rase et poudre, fit son entree
dans la salle a manger, ou l'attendaient sa belle-fille, sa fille, Mlle
Bourrienne et l'architecte de la maison, qui etait admis a sa table,
quoique sa position inferieure ne lui donnat aucun droit a un pareil
honneur. Le vieux prince, a cheval sur l'etiquette et sur la difference
des rangs, n'invitait que rarement les gros bonnets de la province, mais
il lui plaisait de montrer dans la personne de son architecte, qui se
mouchait timidement dans un mouchoir a carreaux, que tous les hommes
sont egaux. Il lui arrivait souvent de rappeler a sa fille que Michel
Ivanovitch ne valait pas moins qu'eux, et c'etait a lui qu'il
s'adressait presque toujours pendant ses repas.

Dans la haute et spacieuse salle a manger, derriere chaque chaise se
tenait un domestique, et le maitre d'hotel, une serviette sur le bras,
promenait une derniere fois son regard inquiet de la table aux laquais,
et du cartel a la porte qui allait s'ouvrir devant son maitre. Le prince
Andre examinait attentivement l'arbre genealogique de sa famille,
encadre d'une baguette d'or. Cet objet, tout nouveau pour lui, etait
suspendu en face d'un autre immense tableau du meme genre, indignement
barbouille par un artiste amateur. Ce barbouillage representait le chef
de la lignee des Bolkonsky, un descendant de Rurik, en prince souverain
avec une couronne sur la tete. Andre ne put s'empecher de sourire a la
vue de ce portrait de haute fantaisie qui frisait la caricature.

≪Ah! je le reconnais bien la tout entier!≫

La princesse Marie, qui venait d'entrer, le regardait avec etonnement,
et ne comprenait pas ce qu'il pouvait y avoir la de risible; tout ce qui
touchait a son pere lui inspirait un respect religieux, qu'aucune
critique ne pouvait affaiblir.

≪Chacun a son talon d'Achille, continua le prince Andre.... Avoir
l'esprit qu'il a et se donner ce ridicule!...≫

La princesse Marie, a laquelle deplaisait la hardiesse de ces propos,
allait y repondre, lorsque les pas si impatiemment attendus se firent
entendre. La demarche agile et legere du vieux prince, ses allures
brusques et vives contrastaient si singulierement avec la tenue severe
et correcte de sa maison, qu'on aurait pu y soupconner une
arriere-pensee de sa part.

Deux heures venaient donc de sonner au cartel, et la pendule du salon y
repondait melancoliquement, lorsque le prince parut; ses yeux brillants,
pleins de feu, surplombes de leurs epais sourcils gris, glisserent
rapidement sur toutes les personnes presentes pour se fixer sur la
petite princesse. A sa vue, elle fut saisie de ce sentiment de respect
et de crainte que son beau-pere savait inspirer a tout son entourage. Il
lui caressa doucement les cheveux et lui donna une petite tape sur la
nuque.

≪Je suis bien aise, bien aise,≫ dit-il.

Et, l'ayant devisagee une seconde, il la quitta aussitot pour s'asseoir
a table:

≪Asseyez-vous, asseyez-vous, Michel Ivanovitch.≫

Il indiqua a sa belle-fille une chaise a cote de lui, et le valet de
chambre la lui avanca.

≪Oh! oh! fit le vieux prince en jetant un regard sur sa taille arrondie;
trop de hate, c'est mal! Il faut marcher, beaucoup marcher,
beaucoup!...≫

Et sa bouche riait d'un rire sec et desagreable, tandis que ses yeux ne
disaient rien.

La petite princesse ne l'entendit pas ou fit semblant de ne pas l'avoir
entendu; elle garda un silence embarrasse jusqu'au moment ou il lui
demanda des nouvelles de son pere et de differentes autres
connaissances; alors elle sourit et retrouva son entrain en lui
racontant tous les petits commerages de la capitale.

≪La pauvre comtesse Apraxine a perdu son mari et elle a pleure toutes
les larmes de son corps!...≫

Plus elle s'animait, plus le vieux prince l'etudiait d'un air severe;
tout a coup il se detourna brusquement: on aurait dit qu'il n'avait plus
rien a apprendre:

≪Eh bien, Michel Ivanovitch, s'ecria-t-il, il va arriver malheur a
votre Bonaparte. Le prince Andre (il ne parlait jamais de son fils qu'a
la troisieme personne) me l'a explique; de terribles forces s'amassent
contre lui.... Et dire qu'a nous deux, vous et moi, nous l'avons
toujours tenu pour un imbecile!≫

Michel Ivanovitch savait parfaitement n'avoir jamais eu pareille opinion
en si flatteuse compagnie: aussi comprit-il que sa personne servait
d'entree en matiere; il regarda le jeune prince avec une certaine
surprise, ne sachant pas trop ce qui allait suivre.

≪C'est un grand tacticien,≫ dit le prince a son fils, en designant
Michel Ivanovitch, et il reprit son theme favori, c'est-a-dire la
guerre, Bonaparte, les grands capitaines et les hommes d'Etat du moment.
Il n'y avait, selon lui, a la tete des affaires que des ecoliers
ignorant les premieres notions de la science militaire et
administrative; Bonaparte n'etait qu'un petit Francais sans importance,
dont les succes devaient etre attribues au manque des Potemkin et des
Souvorow. L'etat de l'Europe n'offrait aucune complication, et il n'y
avait point de guerre serieuse, mais une comedie de marionnettes, jouee
par les grands faiseurs pour tromper le public.

Le prince Andre repondait gaiement a ces plaisanteries, et les
provoquait meme pour engager son pere a continuer.

≪Le passe l'emporte toujours sur le present, et pourtant Souvorow s'est
laisse prendre au piege tendu par Moreau; il n'a pas su s'en tirer.

--Qui te l'a dit? Qui te l'a dit? s'ecria le prince. Souvorow...≫

Et il jeta en l'air son assiette, que le vieux Tikhone eut l'adresse de
saisir au vol.

≪Frederic et Souvorow, en voila deux; mais Moreau! Moreau etait
prisonnier si Souvorow avait ete libre d'agir; mais il avait sur son dos
le Hof-kriegs-wurstschnapsrath, dont le diable ne se serait pas
debarrasse. Vous verrez; vous verrez ce qu'est un
Hof-kriegs-wurstschnapsrath! Si Souvorow n'a pas eu ses coudees franches
avec lui, ce n'est pas Michel Koutouzow qui les aura. Non, mon ami, vos
generaux ne vous suffiront pas: il vous faudra des generaux francais, de
ceux qui se retournent contre les leurs pour lutter avec Bonaparte. On a
deja envoye a New-York l'Allemand Pahlen a la recherche de Moreau,
ajouta-t-il en faisant allusion a la proposition faite a ce dernier
d'entrer au service de la Russie. C'est inoui! Les Potemkin, les
Souvorow, les Orlow, etaient-ils des Allemands? Crois-moi, ou bien ils
n'ont plus de cervelle, ou bien c'est moi qui ai perdu la mienne. Je
vous souhaite bonne chance, mais nous verrons. Bonaparte un grand
capitaine? Oh! oh!

--Je suis loin de trouver notre organisation parfaite, mais j'avoue que
je ne partage pas votre maniere de voir; moquez-vous de Bonaparte, si
cela vous plait: il n'en sera pas moins un grand capitaine.

--Michel Ivanovitch, s'ecria le vieux prince, entendez-vous?≫

L'architecte, qui etait fort occupe de son roti, avait espere se faire
oublier.

≪L'entendez-vous? Je vous ai toujours soutenu que Bonaparte etait un
grand tacticien: eh bien, c'est aussi son avis a lui.

--Mais certainement, Excellence, murmura Michel Ivanovitch, pendant que
le prince riait d'un rire sec.

--Bonaparte est ne sous une heureuse etoile, ses soldats sont
admirables, et puis il a eu la chance d'avoir affaire aux Allemands en
premier et de les avoir battus: il faut etre un bon a rien pour ne pas
savoir les battre; depuis que le monde existe, on les a toujours rosses,
et eux ne l'ont jamais rendu a personne!... Si! pourtant, ils se sont
rosses entre eux... mais cela ne compte pas! Eh bien, c'est a eux qu'il
est redevable de sa gloire!...≫

Et il se mit a enumerer toutes les fautes commises, selon lui, par
Bonaparte, comme capitaine et comme administrateur. Son fils l'ecoutait
en silence, mais aucun argument n'aurait ete assez fort pour ebranler
ses convictions, aussi fermement enracinees que celles de son pere;
seulement, il s'etonnait et se demandait comment il etait possible a un
vieillard solitaire et retire a la campagne de connaitre aussi bien dans
leurs moindres details toutes les combinaisons politiques et militaires
de l'Europe.

≪Tu crois que je n'y comprends rien, parce que je suis vieux? Eh bien,
voila:... cela me travaille... je n'en dors pas la nuit.... Ou est-il
donc, ton grand capitaine? Ou a-t-il fait ses preuves?

--Ce serait trop long a demontrer.

--Eh bien, va le rejoindre, ton Bonaparte! Voila encore un admirateur de
votre goujat d'empereur! s'ecria-t-il en excellent francais.

--Vous savez que je ne suis pas bonapartiste, mon prince.

--≪Ne sait quand reviendra,≫ fredonna le vieillard d'une voix fausse, et
c'est en riant tout jaune qu'il se leva de table.

Tant qu'avait dure la discussion, la petite princesse etait restee
silencieuse et effarouchee, regardant tour a tour son mari, son
beau-pere et sa belle-soeur. A peine le diner fini, elle prit cette
derniere par le bras, et l'entrainant dans la piece voisine:

≪Quel homme d'esprit que votre pere! C'est a cause de cela, je crois,
qu'il me fait peur!

--Il est si bon!≫ repondit la princesse Marie.


XXVIII


On etait au lendemain et le prince Andre partait dans la soiree. Quant
au vieux prince, il n'avait rien change a ses habitudes et s'etait
retire chez lui apres le diner. Sa belle-fille etait chez la princesse
Marie, pendant que son fils, apres avoir ote son uniforme et mis une
redingote sans epaulettes, faisait ses derniers preparatifs de depart
avec l'aide de son valet de chambre. Il visita lui-meme avec soin sa
caleche de voyage, ses valises, et donna l'ordre d'atteler. Il ne
restait plus dans sa chambre que les menus objets qui le suivaient
partout: une cassette, une cantine en argent, deux pistolets et un sabre
turc, que son pere avait rapportes de l'assaut d'Otchakow et dont il lui
avait fait cadeau; tout etait range dans le plus grand ordre, nettoye,
remis a neuf, et place dans des fourreaux de drap solidement attaches.

Pour peu qu'on soit enclin a la reflexion, on est presque toujours dans
une disposition d'esprit serieuse au moment d'un depart ou d'un
changement d'existence: on jette un coup d'oeil en arriere et l'on fait
des plans pour l'avenir. Le prince Andre etait soucieux et attendri: il
marchait de long en large, les mains croisees derriere le dos, regardant
sans voir et hochant la tete d'un air absorbe. Craignait-il l'issue de
la guerre, ou regrettait-il sa femme? L'un et l'autre peut-etre; mais il
etait evident qu'il ne tenait pas a etre surpris dans ces dispositions,
car, a un bruit de pas qui se fit entendre dans la piece voisine, il
s'approcha vivement de la table, degagea ses mains et fit semblant de
ranger sa cassette, pendant que sa figure reprenait son expression
habituelle de calme impenetrable.

La princesse Marie entra en courant, et toute hors d'haleine: ≪On m'a
dit que tu avais fait atteler, et moi qui desirais causer seule avec
toi... car Dieu sait pour combien de temps nous allons nous separer....
Cela ne t'ennuie pas au moins que je sois venue?... Tu es bien change,
Andrioucha,≫ ajouta-t-elle, comme pour expliquer sa question.

Elle n'avait pu s'empecher de sourire en l'appelant ainsi, car il lui
paraissait etrange que ce beau garcon, dont l'exterieur etait si severe,
fut l'Andrioucha de ses jeux, le petit gamin efflanque et polisson de
son enfance.

≪Ou est Lise? dit-il en repondant a la question de sa soeur par un
sourire.

--Elle s'est endormie de fatigue sur mon canape! Ah! Andre, quel tresor
de femme vous avez la!... Une veritable enfant, gaie, vive: aussi je
l'aime bien.≫

Le prince Andre s'etait assis a cote de sa soeur et gardait le silence;
un sourire ironique se jouait sur ses levres, elle le remarqua et
reprit:

≪Il faut etre indulgent pour ses petites faiblesses.... Qui n'en a pas?
Elle a ete elevee dans le monde: sa position actuelle est tres
difficile... il faut se mettre a la place de chacun: tout comprendre,
c'est tout pardonner. Tu avoueras qu'il est bien dur pour elle, dans
l'etat ou elle se trouve, de se separer de son mari et de rester seule a
la campagne... oui, c'est tres dur d'etre obligee de rompre ainsi avec
ses habitudes passees.≫

Le prince Andre l'ecoutait comme on ecoute les personnes que l'on
connait a fond.

≪Mais toi, tu vis bien a la campagne?... Tu trouves donc cette existence
bien difficile a supporter?

--Oh! moi, c'est tout different. Je ne connais rien, et je ne puis
desirer une autre existence; mais, pour une jeune femme habituee a la
vie du monde, enterrer ses plus belles annees dans cette solitude, car,
tu le sais, mon pere est toujours occupe, et moi... et moi? Quelle
ressource puis-je etre pour elle?... Elle a toujours vecu dans la
meilleure societe... il ne lui reste donc que Mlle Bourrienne....

--Elle me deplait, votre Bourrienne!

--Oh! je t'assure qu'elle est tres bonne, tres gentille et surtout tres
malheureuse!... Elle n'a personne au monde... A dire vrai, elle me gene
plus qu'elle ne m'est utile; j'ai toujours ete un veritable sauvageon et
je prefere etre seule!... Mon pere l'aime, il est toujours bon pour elle
et pour Michel Ivanovitch, car il est leur bienfaiteur, et comme dit
Sterne: ≪On aime les gens en raison du bien qu'on leur fait et non du
bien qu'ils nous font≫.... Mon pere l'a recueillie orpheline, sur le
pave, et elle est vraiment bonne!... Sa facon de lire lui plait, et tous
les soirs elle lui fait sa lecture.

--Voyons, Marie, dis-moi franchement, tu dois bien souffrir parfois du
caractere de notre pere?≫

La princesse Marie, atterree par cette question, balbutia avec effort:

≪Moi, souffrir?

--Il a toujours ete dur, mais maintenant il doit etre terriblement
difficile a vivre, continua le prince Andre pour eprouver sa soeur.

--Tu es bon, Andre, tres bon, mais tu peches par orgueil, reprit-elle,
comme si elle eut repondu a ses propres pensees, et c'est tres mal!
Comment peux-tu te permettre un pareil jugement et supposer que notre
pere puisse inspirer autre chose que la veneration? Je suis heureuse et
satisfaite aupres de lui, et je regrette que ce bonheur ne soit pas
partage par tout le monde.≫

Son frere secoua la tete avec incredulite.

≪Une seule chose, a te parler franchement, m'inquiete et me tourmente:
ce sont ses opinions en matiere religieuse. Je ne puis comprendre qu'un
homme aussi intelligent puisse s'egarer et s'aveugler au point de
discuter sur des questions claires comme le jour. Voila bien
veritablement mon seul chagrin! Du reste il me semble, depuis quelque
temps, voir en lui un leger progres: ses plaisanteries sont moins
mordantes, il a meme consenti a recevoir la visite d'un moine, avec
lequel il s'est longuement entretenu.

--Oh! oh! je crains bien qu'avec lui, sur ce point, toi et le moine vous
ne perdiez votre latin.

--Ah! mon ami, je prie Dieu de toute mon ame et j'espere qu'il
m'entendra.... Andre, ajouta-t-elle timidement, j'ai une priere a
t'adresser!

--Que puis-je faire pour toi?

--Promets-moi de ne point la rejeter, cela ne te causera aucune peine:
ce n'est rien, crois-le bien, qui soit indigne de toi, et ce sera pour
moi une grande consolation. Promets-le-moi, Andrioucha, et, plongeant la
main dans son sac, elle en retira un objet, qu'elle tint cache, comme si
elle n'osait le presenter a son frere avant d'en avoir recu une bonne et
formelle reponse.

--Dusse-je meme faire un grand sacrifice, je....

--Tu n'as qu'a en penser ce qu'il te plaira. Tu es tout juste comme mon
pere, mais peu m'importe; promets-le-moi, je t'en prie; notre grand-pere
l'a deja portee pendant les guerres qu'il a faites, et tu la porteras
aussi, n'est-ce pas?

--Mais de quoi s'agit-il donc?

--Andre, je te benis avec cette petite image, et tu vas me promettre de
ne jamais l'oter de ton cou.

--Uniquement pour te faire plaisir, et si elle n'est pas d'un poids a
me le rompre≫, repliqua le prince Andre; mais l'expression chagrine que
prit la figure de sa soeur, a cette mauvaise plaisanterie, le fit
changer de ton: ≪Certainement, mon amie, je la recois avec plaisir.

--Il vaincra ta resistance, Il te sauvera, Il te pardonnera, et Il
t'amenera a Lui, car Lui seul est la verite et la paix,≫ dit-elle d'une
voix tremblante d'emotion, en elevant au-dessus de la tete de son frere,
d'un geste solennel et recueilli, une vieille image noircie par le
temps. La sainte image, de forme ovale, representait le Sauveur. Elle
etait enchassee d'argent et suspendue a une petite chaine du meme metal.
Apres s'etre signee, elle la baisa et la lui presenta: ≪Fais-le pour
moi, je t'en prie!≫

Ses beaux yeux brillaient d'un doux et tendre eclat, son visage pale et
maladif en etait comme transfigure. Son frere etendit la main pour
prendre l'image, mais elle l'arreta. Il comprit et la baisa, en faisant
le signe de la croix d'un air a la fois attendri et railleur.

≪Merci, mon ami, dit-elle en l'embrassant et en reprenant sa place a ses
cotes. Sois bon et genereux, Andre, ne juge pas Lise avec severite....
Elle est bonne, gentille, et sa position est tres penible.

--Mais il me semble, Marie, que je n'ai jamais rien reproche a ma femme,
ni temoigne aucun mecontentement. Pourquoi toutes ces recommandations?≫

Elle rougit, et se tut, confuse et interdite.

≪Mettons que je ne t'ai rien dit, mais je vois que d'autres ont parle,
et cela m'afflige.≫

Sa figure et son cou se marbraient de taches rouges, et elle faisait
d'inutiles efforts pour lui repondre, car son frere avait devine juste.

La petite princesse avait en effet beaucoup pleure en lui confiant ses
craintes: elle etait sure de mourir en couches, disait-elle, et se
trouvait bien a plaindre... elle en voulait au sort, a son beau-pere, a
son mari. Puis, cette crise de larmes l'ayant epuisee, elle s'etait
endormie de fatigue.

Le prince Andre eut pitie de sa soeur.

≪Ecoute, Marie: je n'ai jamais rien reproche a ma femme, je ne l'ai
jamais fait et ne le ferai jamais. Je n'ai egalement aucun tort envers
elle, et je tacherai de n'en jamais avoir.... Mais si tu tiens a savoir
la verite, a savoir si je suis heureux.... Eh bien! non, je ne le suis
pas. Elle, non plus, n'est pas heureuse!... Pourquoi cela? je l'ignore.≫

En achevant ces mots, il se pencha et embrassa sa soeur, mais sans voir
le doux rayonnement de son regard, car ses yeux s'etaient arretes sur la
porte entre-baillee.

≪Allons la retrouver, Marie, il faut lui dire adieu; ou plutot vas-y
d'abord et reveille-la, je vais venir.... Petroucha! dit-il, en appelant
son valet de chambre: viens ici, emporte-moi tous ces objets: tu mettras
ceci a ma droite, et cela sous le siege.≫

La princesse Marie se leva et s'arreta a mi-chemin:

≪Andre, si vous aviez la foi, vous vous seriez adresse a Dieu, pour lui
demander l'amour que vous ne ressentez pas, et votre voeu aurait ete
exauce!

--Ah oui! comme cela, peut-etre bien!... Va, Marie, je te rejoins.≫

Peu d'instants apres, le prince Andre traversait la galerie qui
reunissait l'aile du chateau au corps de logis, et il y rencontra la
jolie et semillante Mlle Bourrienne; c'etait la troisieme fois de la
journee qu'elle se trouvait sur son chemin.

≪Ah! je vous croyais chez vous?≫ dit-elle en rougissant et en baissant
les yeux.

Le visage du prince Andre prit une expression de vive irritation, et
pour toute reponse il lui lanca un regard empreint d'un tel mepris,
qu'elle s'arreta interdite et disparut aussitot. En approchant de la
chambre de sa soeur, il entendit la voix enjouee de sa femme qui s'etait
reveillee, et bavardait comme si elle avait a rattraper le temps perdu.

≪Vous figurez-vous, Marie, disait-elle en riant aux eclats, la vieille
comtesse Zoubow avec ses fausses boucles et la bouche pleine de fausses
dents, comme si elle voulait defier les annees... ah! ah! ah!≫

C'etait bien la cinquieme fois que le prince Andre lui entendait repeter
les memes plaisanteries. Il entra doucement et la trouva toute reposee,
les joues fraiches, travaillant a l'aiguille et commodement assise dans
une grande bergere, racontant a batons rompus ses petites anecdotes sur
Petersbourg. Il lui passa affectueusement la main sur les cheveux, en
lui demandant si elle se sentait mieux.

≪Oui, oui,≫ dit-elle, en se hatant de reprendre l'inepuisable theme de
ses souvenirs.

La caleche de voyage, attelee de six chevaux, attendait devant le
perron. L'obscurite impenetrable d'une nuit d'automne derobait aux
regards les objets les plus proches, et le cocher distinguait a peine le
timon de la voiture, autour de laquelle les domestiques agitaient leurs
lanternes; l'interieur de la maison etait eclaire, et les immenses
fenetres de la vaste facade envoyaient au dehors des flots de lumiere.
La domesticite se pressait en foule dans le vestibule pour prendre conge
du jeune maitre, tandis que les personnes de l'entourage intime de la
famille etaient reunies dans le grand salon. On attendait la sortie du
prince Andre, que son pere, desirant le voir seul, avait fait appeler
dans son cabinet. Andre, en y entrant, avait trouve le vieux prince
assis a sa table, ecrivant avec ses lunettes sur le nez, et vetu d'une
robe de chambre blanche; c'est un costume dans lequel il ne se laissait
jamais surprendre, d'habitude.

Le vieux prince se retourna.

≪Tu vas partir? lui dit-il, en se remettant a ecrire.

--Oui, je viens vous faire mes adieux.

--Embrasse-moi la...≫

Et il lui indiqua sa joue....

≪Merci! merci!

--De quoi me remerciez-vous?

--De ce que tu ne restes pas en arriere, attache aux jupons d'une femme.
Le service avant tout!... merci!≫

Et il recommenca a ecrire d'une facon si nerveuse, que sa plume criait
et crachait dans tous les sens.

≪Si tu as quelque chose a me dire, dis-le, j'ecoute!

--Ma femme... je suis confus de vous la laisser ainsi sur les bras.

--Que viens-tu me chanter? dis ce qu'il faut dire!

--Quand le terme sera proche, envoyez a Moscou chercher un accoucheur,
pour qu'il soit la...≫

Le vieux prince leva sur son fils un regard surpris et severe.

≪Je sais bien que rien n'y fera, si la nature ne vient pas elle-meme en
aide a la science, reprit le prince Andre legerement emu; je sais que,
sur des milliers de cas pareils, il ne s'en trouverait qu'un peut-etre
de malheureux, mais c'est son caprice a elle, et le mien aussi. On lui
a fait accroire toutes sortes de choses a la suite d'un reve.

--Hem! hem! murmura le vieux entre ses dents.... Bien, bien, je le
ferai; puis signant son nom avec un paragraphe vigoureux: Mauvaise
affaire, hein? ajouta-t-il en souriant.

--De quelle mauvaise affaire parlez-vous, mon pere?

--Ta femme! repliqua carrement le vieux, en appuyant sur ce mot.

--Je ne vous comprends pas.

--Vois-tu, mon ami, on n'y peut rien, elles sont toutes les memes; on ne
peut pas se demarier; ne crains rien, je ne le dirai a personne, mais tu
le sais aussi bien que moi... c'est la verite.≫

De sa main maigre et osseuse il saisit brusquement la main d'Andre et la
serra, tandis que son regard percant penetrait jusqu'au fond de son
etre. Son fils repondit par un aveu muet, un soupir!

Le vieux prince plia et cacheta ses lettres en un tour de main:

≪Qu'y faire? elle est jolie! Sois tranquille, ce sera fait,≫ dit-il
brievement.

Andre se taisait, a la fois triste et content d'avoir ete devine.

≪Ecoute, ne t'en inquiete pas, on fera le possible; et maintenant voici
une lettre pour Michel Illarionovitch: je lui demande de t'employer aux
bons endroits et de ne pas te garder trop longtemps aupres de lui. Tu
lui diras que ma vieille affection se souvient toujours de lui et tu
m'informeras de son accueil. Si tu en es content, fais ton devoir;
autrement, va-t'en; le fils de Nicolas Bolkonsky ne saurait etre garde
aupres de son chef par tolerance.... Approche!≫

Il parlait tres vite et avalait la moitie de ses mots, mais son fils le
comprenait. Il le suivit au bureau, que son pere ouvrit pour en retirer
un gros cahier tout couvert d'une ecriture serree, mais parfaitement
lisible. ≪Il est probable que je mourrai avant toi, ceci est un memoire
a remettre a l'Empereur apres ma mort; voici egalement un billet du
Lombard et une lettre; c'est le prix que je destine a celui qui ecrira
les campagnes de Souvorow; tu l'enverras a l'Academie, j'y ai fait des
annotations; lis-les apres moi, elles te seront utiles.≫

Andre, sentant qu'il ne pouvait pas, sans une sorte d'indelicatesse,
promettre a son pere une longue vie, repondit simplement:

≪Tout sera fait selon votre desir.

--Et maintenant, adieu, s'ecria le vieillard en l'embrassant et en lui
donnant sa main a baiser. Rappelle-toi, prince Andre, que si la mort te
frappait, mon vieux coeur en saignerait; et si j'apprenais, ajouta-t-il
gravement en le regardant en face, que le fils de Nicolas Bolkonsky ne
fait point son devoir, j'en aurais honte, sache-le bien.≫

Ces dernieres paroles s'echapperent en sifflant de sa bouche.

≪Vous auriez pu vous epargner la peine de me le dire, mon pere, repliqua
le prince Andre en souriant. J'ai aussi une priere a vous adresser: si
je suis tue et qu'il me soit ne un fils, gardez-le aupres de vous,
elevez-le ici, je vous en supplie!

--Il ne faudra donc pas le rendre a ta femme?...≫

Et il essaya de rire, mais un frisson nerveux agita son menton.

≪Va-t'en, s'ecria-t-il en haussant la voix, et il poussa son fils hors
du cabinet.

--Qu'y a-t-il? Qu'est-il arrive?≫ demanderent anxieusement les deux
princesses, en voyant le vieillard apparaitre dans sa robe de chambre,
ses lunettes sur le nez, et sans perruque.

Il se retira aussitot.

Le prince Andre soupira sans repondre:

≪Eh bien? dit-il a sa femme d'un ton froidement railleur, comme s'il
l'invitait a jouer ses petites comedies.

--Andre, deja!≫ et la petite princesse palit de crainte et d'emotion; il
l'embrassa, elle poussa un cri et s'evanouit. Soulevant sa tete penchee
sur son epaule, il lui jeta un long regard et la deposa doucement dans
un fauteuil.

≪Adieu, Marie,≫ dit-il tout bas a sa soeur; leurs mains s'enlacerent,
et, la baisant au front, il sortit a pas precipites. Mlle Bourrienne
frottait les tempes de la petite princesse; la princesse Marie la
soutenait et envoyait, de ses yeux voiles de pleurs, encore un dernier
regard et une derniere benediction a son frere, tandis que le vieux
prince se mouchait frequemment et avec un tel bruit, dans son cabinet,
qu'on aurait cru entendre des coups de pistolet tires avec colere. Elle
le vit tout a coup paraitre sur le seuil du salon.

≪Il est parti!... Allons, c'est bien!...≫

Et, apercevant la jeune femme evanouie, il secoua la tete d'un air
fache, et rentra brusquement chez lui, en refermant la porte avec
violence.




CHAPITRE II

I


L'armee russe occupait, en octobre 1805, un certain nombre de villes et
de villages de l'archiduche d'Autriche. On y voyait arriver chaque jour
de nouveaux regiments, dont le sejour pesait lourdement sur le pays et
sur ses habitants. Ces forces, toujours croissantes, se concentraient
autour de la forteresse de Braunau, quartier general du commandant en
chef Koutouzow.

C'etait le 11 octobre, et un regiment d'infanterie, fraichement arrive,
s'etait arrete a un demi-mille de la ville. Il n'avait rien emprunte
dans son aspect a la localite etrangere qui lui servait de cadre. Malgre
les vergers, les murs en pierre, les toits en tuile qui l'entouraient et
les montagnes qui se dessinaient a l'horizon, il etait bien toujours le
type d'un regiment russe, se preparant dans son pays pour l'inspection
de son chef.

L'ordre du jour qui annoncait l'inspection lui etait parvenu la veille,
a la derniere etape; mais comme la redaction presentait quelque
obscurite, le chef du regiment avait ete oblige d'assembler le conseil
des chefs de bataillon, pour decider de la tenue exigee en cette
occasion. Devait-on se mettre en tenue de campagne ou en grande tenue?
On opina pour la derniere alternative; mieux valait montrer trop de zele
que trop peu. Les soldats se mirent a l'oeuvre: malgre les trente verstes qu'ils venaient de parcourir, pas un ne ferma l'oeil de la nuit, tout fut raccommode et nettoye.

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