Les aides de camp et les chefs de compagnie comptaient leurs
soldats, formaient les rangs, et, quand le jour fut venu, leurs regards
charmes purent s'arreter sur une masse compacte de 2 000 hommes bien serres
et bien alignes, a la place de la foule debraillee de la veille.
Chacun etait a son poste et savait ce qu'il avait a faire: pas un bouton,
pas une petite courroie ne manquait, tout reluisait et etincelait au
soleil.
Tout etait donc en ordre, et le general en chef pouvait sans
crainte passer en revue chacun des soldats, car sa chemise etait blanche, et
son havresac contenait le nombre d'objets reglementaire. Un seul
detail laissait a desirer: c'etait la chaussure, qui s'en allait en
lambeaux; le regiment avait, il est vrai, fourni ses mille verstes, et
les intendances du pays faisaient la sourde oreille aux
constantes reclamations du chef de regiment pour en obtenir la matiere
premiere necessaire a la confection des bottes. Ce chef etait un gros
general d'un age avance, d'un temperament sanguin, avec des epaules carrees,
des sourcils et des favoris grisonnants. Son uniforme neuf et
brillant laissait voir toutefois quelques traces inevitables d'un sejour
prolonge dans le porte-manteau; ses lourdes epaulettes lui elevaient les
epaules jusqu'au ciel; il se promenait devant le front en se dandinant, le
corps legerement incline en avant, avec l'air satisfait d'un homme qui
vient d'accomplir un acte solennel. Il etait fier de son regiment, auquel
son ame appartenait tout entiere; sa demarche trahissait peut-etre
bien encore d'autres preoccupations, car, en dehors de ses soucis
militaires, les interets du bien-etre general, et le beau sexe en
particulier, occupaient une large place dans son coeur.
≪Eh bien, mon
cher Michel Dmitrievitch,≫ dit-il en s'adressant a un chef de bataillon qui
s'avancait en souriant d'un air egalement heureux... ≪Rude besogne cette
nuit... hein? Pas mal ficele notre regiment!... Il n'est pas des derniers...
hein?≫ Le commandant eut l'air de gouter cette plaisanterie de son chef et se
mit a rire.
≪Certainement.... On ne nous aurait pas renvoyes du Champ de
Mars.
--Qu'y a-t-il?≫ s'ecria le general, qui venait d'apercevoir
deux cavaliers, un aide de camp et un cosaque, arrivant par la
grand'route qui menait a la ville et sur laquelle de distance en distance
etaient echelonnes des fantassins en vedette. Le premier, qui etait envoye
du quartier general pour expliquer l'ordre du jour de la veille,
annonca que la volonte du general en chef etait que le regiment se
presentat devant lui en tenue de campagne et sans preparatifs d'aucune sorte.
Un membre du conseil de guerre (Hofkriegsrath) etait arrive la veille
de Vienne pour engager Koutouzow a rejoindre au plus vite l'armee
de l'archiduc Ferdinand et de Mack; cette proposition n'etait pas du
gout du general en chef, qui y faisait une vive opposition, et, comme
preuve a l'appui, il tenait a faire constater par l'Autrichien lui-meme en
quel triste etat se trouvaient les troupes russes apres leur longue
marche.
L'aide de camp, qui ignorait ces details, se borna a dire que le
general en chef serait tres mecontent s'il ne trouvait pas le regiment en
tenue de campagne. A ces mots, le pauvre general baissa la tete,
haussa silencieusement les epaules et se tordit les mains de
desespoir:
≪Nous voila bien! Quand je vous le disais, Michel
Dmitrievitch... tenue de campagne, donc en capotes, ajouta-t-il en
s'adressant avec humeur au commandant de bataillon...--Ah! mon Dieu!
Messieurs les chefs de bataillon, s'ecria-t-il d'une voix habituee au
commandement et il avanca d'un pas.... Messieurs les sergents-majors!... Son
Excellence sera-t-elle bientot ici? demanda-t-il avec une respectueuse
deference a l'aide de camp.
--Dans une heure, je
pense.
--Aurons-nous seulement le temps de changer de tenue?
--Je
l'ignore, mon general...≫ Et le chef de regiment s'approcha des rangs et
donna ses ordres. Les commandants de bataillon se mirent a courir, les
sergents-majors a s'agiter, et en une seconde les carres, jusqu'alors
immobiles et silencieux, se rompirent et se disperserent. Ce ne fut plus que
le bourdonnement confus d'une foule en mouvement: les soldats se
precipitaient dans tous les sens, chargeaient leurs havresacs sur leurs
epaules et, elevant leurs capotes en l'air par-dessus leur tete, en
enfilaient les manches a la hate.
≪Qu'est-ce que cela? Qu'est-ce que
c'est que cela? s'ecria le general.--Commandant de la troisieme
compagnie!
--De la troisieme compagnie!... Le general demande le
commandant de la troisieme compagnie! repeterent plusieurs voix, et l'aide de
camp se precipita a la recherche du retardataire. L'exces de zele
et l'effarement de chacun avaient si bien trouble toutes les tetes,
que l'on avait fini par crier: La compagnie demande le general! lorsque
ces appels reiteres parvinrent enfin aux oreilles de l'absent, un homme
d'un certain age; il etait incapable de courir, mais il
franchissait pourtant au petit trot, sur la pointe de ses pieds mal
equilibres, la distance qui le separait de son chef. On voyait bien vite que
le vieux capitaine etait inquiet comme un ecolier qui prevoit une question
a laquelle il ne saura pas repondre. Sur son nez empourpre pointaient
des taches dues a l'intemperance; sa bouche tremblait d'emotion,
il soufflait et ralentissait le pas a mesure qu'il avancait et que
le commandant l'examinait des pieds a la tete:
≪Vous flanquez donc des
fourreaux a vos soldats? Qu'est-ce que cela signifie! lui dit-il, en montrant
du doigt un soldat de la troisieme compagnie, dont la capote de drap
tranchait sur le reste par sa couleur. Ou vous cachiez-vous donc, on attend
le general en chef et vous quittez votre poste, hein? Je vous apprendrai a
habiller vos soldats de la sorte le jour d'une revue!≫
Le vieux
capitaine ne quittait pas des yeux son chef, et, de plus en plus ahuri,
pressait ses deux doigts contre la visiere de son shako, comme si ce geste
devait le sauver.
≪Eh bien, vous ne repondez pas? Et celui-la que vous
avez deguise en Hongrois, qui est-il?
--Votre
Excellence....
--Eh bien, quoi? vous aurez beau me repeter sur tous les
tons: Votre Excellence, et apres? Savez-vous ce que cela veut dire:
Votre Excellence?
--Votre Excellence, c'est Dologhow, celui qui a ete
degrade, balbutia le capitaine.
--Degrade? Donc il n'est pas marechal
pour se permettre... il est soldat, et un soldat doit etre habille selon
l'ordonnance.
--Votre Excellence elle-meme l'a autorise a s'habiller
ainsi pendant la marche.
--Autorise, autorise, c'est toujours ainsi
avec vous, jeunes gens, repliqua le commandant en se calmant un peu... on
vous dit une chose et vous... eh bien, quoi?... et s'echauffant de nouveau:
Habillez vos hommes convenablement, voila!≫
Et, se retournant vers
l'envoye de Koutouzow, il continua son inspection, satisfait de sa petite
scene, et cherchant un pretexte a une nouvelle explosion. Le hausse-col d'un
officier lui paraissant suspect, il tanca vertement l'officier; puis,
l'alignement du premier rang de la troisieme compagnie manquant de rectitude,
il s'adressa d'une voix agitee a Dologhow, qui etait vetu d'une capote d'un
drap gris bleuatre:
≪Ou est ton pied? ou est ton pied?≫
Dologhow
retira tout doucement son pied et fixa son regard vif et hardi sur le
general.
≪Pourquoi cette capote bleue? A bas! Sergent-major, qu'on
deshabille cet homme....
--Mon devoir, general, lui repliqua Dologhow
en l'interrompant, est de remplir les ordres que je recois, mais je ne suis
point force de supporter les....
--Pas un mot dans les rangs, pas
un!
--Je ne suis pas force, reprit Dologhow a haute voix, de supporter
les injures...≫
Et les regards du chef du regiment et ceux du soldat
se croiserent.
Le general se tut en tiraillant avec colere son
echarpe:
≪Veuillez changer d'habit,≫ lui dit-il.
Et il se
detourna.
II
≪On arrive!≫ cria le fantassin place en
vedette, et le general, rouge d'emotion, courut a son cheval et, en
saisissant la bride d'une main tremblante, sauta en selle, tira son epee d'un
air radieux et resolu, et ouvrit la bouche toute grande, pour donner le
signal.
Le regiment ondula un instant pour retomber dans une
immobilite complete:
≪Silence dans les rangs!≫ s'ecria le general
d'une voix vibrante, dont les inflexions variees offraient un singulier
melange de satisfaction, de severite et de deference..., car les autorites
approchaient. Une haute caleche de Vienne a ressorts et a panneaux bleus
s'avancait le long d'une large route vicinale, ombragee d'arbres. Des
militaires a cheval et une escorte de cosaques l'accompagnaient. L'uniforme
blanc du general autrichien, assis a cote de Koutouzow, se detachait vivement
sur la teinte sombre des uniformes russes. La caleche s'arreta, les
deux generaux cesserent de causer, et Koutouzow descendit du
marchepied, pesamment et avec effort, sans paraitre faire attention a ces
deux mille hommes, dont les regards etaient rives sur lui et sur leur chef.
Au commandement donne, le regiment tressaillit comme un seul homme
et presenta les armes. La voix du general en chef se fit entendre
au milieu d'un silence de mort, puis les cris de: ≪Vive Votre
Excellence!≫ retentirent en reponse a son salut, et tout rentra de nouveau
dans le silence. Koutouzow, qui s'etait arrete pendant que le
regiment s'ebranlait, parcourut les rangs avec le general autrichien. A la
facon dont le general en chef avait ete recu et salue par son subordonne, a
la facon dont celui-ci le suivait la tete inclinee, epiant ses
moindres mouvements, et se redressant au moindre mot, il etait evident que
ses devoirs lui etaient doux au coeur. Grace a sa severite et a ses
bons soins, son regiment etait en effet en bien meilleur etat que ceux
qui etaient dernierement arrives a Braunau: en fait de malades et
de trainards, il ne comptait que 217 hommes, et tout etait en
excellent ordre, a l'exception cependant de la chaussure.
Koutouzow
s'arretait de temps en temps pour adresser quelques paroles bienveillantes
aux officiers et aux soldats qu'il avait connus pendant la campagne de
Turquie. A la vue de leurs bottes, il hochait tristement la tete, et les
indiquait a son compagnon d'un air qui temoignait de sa clairvoyance et lui
epargnait la peine de faire des reproches directs. Quand ce geste venait a se
repeter, le chef du regiment se precipitait en avant, comme pour saisir au
vol les observations attendues. Une vingtaine de personnes, composant la
suite, marchaient a quelques pas en arriere, l'oreille tendue, tout en
causant et en riant entre elles. Un aide de camp, joli garcon, suivait de
pres le general en chef: c'etait le prince Bolkonsky. A ses cotes venait ce
gros et grand Nesvitsky, officier superieur au visage aimable et souriant, et
aux yeux pleins de douceur. Nesvitsky reprimait avec peine un fou rire cause
par un de ses camarades, un hussard au teint basane, qui, le regard fixe sur
le dos du commandant du regiment, repetait chacun de ses gestes avec un
serieux imperturbable.
Koutouzow passait avec lenteur et nonchalance
devant ces milliers d'yeux qui semblaient sortir de leurs orbites pour le
mieux voir.
Il s'arreta tout a coup devant la troisieme compagnie; sa
suite, ne prevoyant pas ce brusque arret, se trouva rapprochee de
lui.
≪Ah! Timokhine!≫ s'ecria-t-il, en reconnaissant le capitaine au
nez rouge.
Timokhine, qui semblait s'etre allonge jusqu'aux limites du
possible, pendant l'algarade de son general au sujet de Dologhow, trouva
encore le moyen, a l'apostrophe du general en chef, de se redresser au point
que cette tension, si elle s'etait prolongee, aurait pu lui devenir
fatale. Koutouzow s'en apercut et se detourna aussitot pour y mettre un
terme, en laissant errer un faible sourire sur sa figure
balafree.
≪C'est encore un compagnon d'armes d'Ismail, un brave
officier!... En es-tu content?...≫
Et il s'adressa au chef de
regiment, qui sans se douter qu'un miroir invisible pour lui (le hussard
basane) allait le reflechir de la tete aux pieds, tressaillit et s'avanca en
disant:
≪Tres content, Haute Excellence!
--Chacun a ses
faiblesses, et il est, je crois, un disciple de Bacchus,≫ ajouta Koutouzow en
s'eloignant.
Terrifie a l'idee d'en avoir la responsabilite, le
malheureux commandant garda le silence. Pendant ce temps le hussard basane,
dont les yeux avaient ete frappes par la personne du capitaine disciple de
Bacchus, au nez rouge et a la taille tendue, l'imita si parfaitement, que
Nesvitsky eclata de rire. Koutouzow se retourna, mais notre moqueur
savait commander a son visage, et, une expression de gravite
respectueuse succeda comme par enchantement a ses grimaces.
La
troisieme compagnie etait la derniere. Koutouzow s'arreta pensif, cherchant
evidemment a rappeler ses souvenirs. Le prince Andre fit un pas, et lui dit
tout bas en francais:
≪Vous m'avez ordonne de vous rappeler Dologhow,
celui qui a ete degrade....
--Ou est Dologhow?≫ demanda-t-il
aussitot.
Revetu cette fois de la capote grise de soldat, Dologhow ne se
fit point attendre; il sortit des rangs et presenta les armes: c'etait
decidement un soldat de belle mine, bien tourne, aux cheveux blonds, et aux
yeux bleus et clairs.
≪Une plainte? demanda Koutouzow, en froncant
legerement les sourcils.
--Non, c'est Dologhow, lui dit le prince
Andre.
--Ah! j'espere que cette lecon t'aura suffisamment corrige; fais
ton possible pour bien servir; l'Empereur est clement et je ne
t'oublierai pas non plus, si tu le merites.≫
Les yeux bleus et
brillants de Dologhow le regardaient aussi hardiment qu'ils avaient regarde
le chef du regiment, et leur expression semblait combler cet abime de
convention qui separe le simple soldat du general en chef.
≪Une seule
grace, Excellence, dit-il de sa voix ferme, calme et vibrante.... Veuillez
m'accorder l'occasion d'effacer ma faute et de faire preuve de mon devouement
a l'empereur et a la Russie.≫
Koutouzow se detourna et se dirigea vers sa
caleche d'un air maussade. Ces phrases banales, toujours les memes,
l'ennuyaient et le fatiguaient:
≪A quoi bon, pensait-il, y repondre par
un meme refrain? a quoi bon ces vieilles et eternelles redites?≫
Le
regiment se fractionna en compagnies, et se mit en marche pour aller pres de
Braunau occuper ses logements, s'y equiper, s'y chausser et
s'y reposer.
≪Vous ne m'en voulez pas, n'est-ce pas, Prokhore
Ignatovitch?...≫ dit le chef de regiment en s'adressant au capitaine, apres
avoir depasse a cheval la troisieme compagnie.
Son visage exprimait la
satisfaction sans bornes que lui causait l'inspection si heureusement
terminee:
≪Le service de l'Empereur, vous savez?... Et puis on craint de
se couvrir de honte devant le regiment: je suis toujours le premier
a offrir des excuses... et il lui tendit la main.
--De grace, general,
oserai-je penser que...≫
Et tandis que le nez du capitaine s'empourprait
de joie, sa bouche, se fendant jusqu'aux oreilles en un large sourire, laissa
voir ses dents ebrechees, dont les deux incisives avaient ete perdues sans
retour a l'assaut d'Ismail:
≪Dites egalement a M. Dologhow que je ne
l'oublierai pas, qu'il soit tranquille.... Comment se conduit-il, a
propos?
--Il est tres exact a son devoir, Excellence, mais son
caractere....
--Comment, son caractere?
--Cela lui prend par
acces, Excellence; il y a des jours ou il est bon, intelligent, instruit, et
puis d'autres moments ou c'est une bete feroce. N'a-t-il pas failli, tout
dernierement, assommer un juif en Pologne... vous le savez
bien?...
--Oui, oui, repartit le chef de regiment, mais il est a
plaindre... il est malheureux... il a de hautes protections, ainsi vous ferez
bien de....
--Parfaitement, Excellence, et le sourire du capitaine
disait assez qu'il avait compris l'intention de son superieur.
--Les
epaulettes a la premiere affaire! s'ecria le general, en jetant ces paroles a
Dologhow, au moment ou celui-ci passait. Dologhow se retourna en silence, et
sourit d'un air railleur.
--Bien, tres bien! continua le chef a haute
voix pour se faire entendre des soldats: je donne de l'eau-de-vie a tout le
monde et je remercie chacun de vous.... Dieu soit loue!≫
Et il
s'approcha d'une autre compagnie.
≪C'est un brave homme: apres tout, on
peut servir sous ses ordres, dit le capitaine en s'adressant a son officier
subalterne.
--En un mot, ≪le roi de coeur≫! lui repliqua l'officier
subalterne, et il riait en appliquant au general le sobriquet qu'on lui avait
donne.
La joyeuse disposition d'humeur des officiers, causee par
l'heureuse issue de la revue, avait vite fait son chemin parmi les soldats.
Ils marchaient gaiement, tout en causant:
≪Qui donc a invente que
Koutouzow etait borgne?
--Ah! pour cela, oui, il l'est!
--Ah! pour
cela, non, te dis-je: bottes et tournevis, il a tout inspecte!
--Oh!
quelle peur j'ai eue quand il a regarde les miennes et....
--Et l'autre,
dis donc, l'Autrichien? un morceau de craie... quoi? un vrai sac de farine!
Quelle corvee d'avoir cela a blanchir!
--Voyons, toi qui etais en avant,
quand est-ce qu'ils ont dit qu'on se frotterait? Quand? On nous a pourtant
bien dit que Bonaparte etait ici a Braunau.
--Bonaparte ici? En voila
une farce! Imbecile qui ne sait pas que le Prussien s'est revolte et que
l'Autrichien doit lui marcher dessus... et alors, apres qu'il l'aura rosse,
il commencera la guerre avec Bonaparte. Va donc conter a d'autres qu'il est
ici. Bonaparte a Braunau! On voit bien que t'es bete; ouvre donc tes
oreilles, blanc-bec!
--Ah! ces diables de fourriers!... Voila la
cinquieme compagnie qui tourne dans le village, et ils auront fait la soupe
que nous ne serons pas encore la!
--Voyons, passe-moi une croute, que
diable?
--Ne t'ai-je pas donne du tabac hier soir... hein, pas vrai? Eh
bien, prends-la, ta croute... tiens!
--Si au moins on s'arretait...
mais non... encore cinq verstes a trainer son estomac creux.
--Cela
t'irait, dis donc, si les Allemands nous offraient leurs belles caleches: en
voiture ce serait chic... hein?
--Et le peuple d'ici?... as-tu vu? ce
n'est plus le meme; le Polonais, c'etait encore un sujet de l'Empereur; mais
maintenant des Allemands tout le long... rien que cela.
--En avant les
chanteurs!≫ s'ecria le capitaine, et une vingtaine de soldats sortirent des
rangs.
Le tambour qui dirigeait les chants se tourna vers eux, fit un
geste et entonna la chanson commencant par ces mots: ≪Voila la diane, voila
le soleil≫ et finissant par ceux-ci: ≪Et de la gloire nous en aurons
avec Kamensky notre pere.≫ Composee en Turquie, cette chanson etait
chantee aujourd'hui en Autriche; il n'y avait de change que le nom de
Koutouzow, mis recemment a la place de celui de Kamensky. Apres avoir
cranement enleve ces dernieres paroles, le tambour, un beau soldat, de
quarante ans environ, avec des formes nerveuses, examina severement ses
camarades en froncant les sourcils, pendant que ses mains, allant a droite et
a gauche, semblaient lancer a terre un objet invisible. S'etant
bien assure que tous le regardaient, il releva doucement ses bras et les
tint pendant quelques secondes immobiles au-dessus de sa tete, comme
s'il soutenait avec le plus grand soin cet objet precieux et
toujours invisible. Tout a coup, le rejetant brusquement, il entonna: ≪Mon
toit, mon cher petit toit≫ et une vingtaine de voix le repeterent en
choeur. Un autre soldat s'elanca en avant et se mit, sans paraitre le moins
du monde gene par le poids de son fourniment, a sauter et a danser
a reculons devant ses camarades, en remuant ses epaules et en menacant
le vide avec des cuilleres qu'il frappait entre elles en guise
de castagnettes. Les autres le suivaient en mesure, d'une allure rapide.
Un bruit de roues et de chevaux se fit entendre derriere eux:
c'etait Koutouzow et sa suite qui revenaient en ville. Il fit un signe
pour permettre aux soldats de continuer librement leur marche. Au second
rang du flanc droit que rasait la haute caleche, la figure de Dologhow,
le soldat aux yeux bleus, attirait l'attention: sa demarche
cadencee, gracieuse et hardie a la fois, son regard assure et moqueur, jete
comme un defi a ceux qui le depassaient, paraissaient les plaindre de ne
point faire leur entree a pied comme lui et sa joyeuse compagnie,
le sous-lieutenant de hussards, Gerkow, le meme qui s'etait amuse a
imiter le general commandant le regiment, modera l'allure de son cheval pour
se rapprocher de Dologhow; bien qu'il eut ete, lui aussi, du nombre
des viveurs dont ce dernier avait ete le chef de file, il s'etait
pourtant prudemment abstenu jusqu'a ce moment de renouer connaissance avec
le disgracie: les quelques mots dits par Koutouzow lui firent changer
de tactique, et feignant une veritable joie:
≪Comment cela va-t-il≫
cher ami? lui dit-il.
--Comme tu vois,≫ repondit froidement
Dologhow.
La chanson toujours vive et legere accompagnait d'une facon
etrange la desinvolture comique de Gerkow et les reponses glaciales de
son ex-camarade.
≪Eh bien, t'arranges-tu avec tes chefs?
--Mais
oui, pas mal; ce sont de braves gens: tu t'es donc faufile
dans l'etat-major?
--J'y suis attache, je fais le service.≫
Ils
se turent tous les deux: ≪Le faucon est bien lance et lance de la main
droite,≫ reprenait la chanson, et, en l'ecoutant, on se
sentait involontairement plein de confiance et de resolution.
Leur
conversation aurait certainement change de ton sans ce
joyeux accompagnement:
≪Les Autrichiens sont-ils battus? Est-ce vrai?
demanda Dologhow.
--On le dit, mais qui diable peut le
savoir!
--Tant mieux, repliqua brievement Dologhow, en suivant la
cadence.
--Viens chez nous ce soir, veux-tu? nous aurons un
pharaon!
--Vous avez donc beaucoup d'argent?
--Viens
toujours!
--Impossible. J'ai fait le voeu de ne jouer ni boire jusqu'a ce
que j'aie regagne mon grade.
--Eh bien, alors ce sera a la premiere
affaire.
--Eh bien! alors, on verra!
--Viens tout de meme: si tu
as besoin de quelque chose, l'etat-major t'aidera.≫
Dologhow
sourit:
≪Ne t'occupe pas de moi; je ne demanderai rien, je prendrai ce
dont j'aurai besoin.
--Soit, c'etait seulement pour....
--C'est
ca, moi aussi c'etait seulement
pour....
--Adieu!
--Adieu!...≫
Et bien haut et bien loin:
≪La-bas, la-bas dans la patrie,≫ continuait la chanson, pendant que Gerkow
eperonnait son cheval; le cheval, couvert d'ecume et galopant en mesure au
son de la musique, depassa la compagnie et rejoignit bientot la haute
caleche.
III
A peine rentre chez lui, Koutouzow,
accompagne du general autrichien, s'etait rendu tout droit dans son cabinet
de travail: la il se fit donner par son aide de camp, le prince Bolkonsky,
des papiers qui se rapportaient a l'etat des troupes, et des lettres qui
avaient ete recues la veille, de l'archiduc Ferdinand, commandant l'armee
d'avant-garde. Une carte etait etalee sur la table, devant laquelle
s'assirent Koutouzow et son compagnon, un des membres du Hofkriegsrath
(conseil superieur de la guerre). Tout en recevant les papiers de la main
de Bolkonsky, et en lui faisant signe de rester aupres de lui, il
continua la conversation en francais, en donnant a ses phrases, qu'il
enoncait avec lenteur, une certaine elegance de tournure et d'inflexion, qui
les rendait agreables a l'oreille; il semblait s'ecouter lui-meme avec
un plaisir marque:
≪Voici mon unique reponse, general: si l'affaire en
question n'avait dependu que de moi, la volonte de S. M. l'Empereur Francois
aurait ete aussitot accomplie et je me serais joint a l'archiduc. Veuillez
croire que personnellement j'aurais depose avec joie le commandement de
cette armee, ainsi que la lourde responsabilite dont je suis charge, entre
les mains d'un de ces generaux, plus eclaires et plus capables que moi,
dont l'Autriche fourmille; mais les circonstances enchainent souvent
nos volontes.≫
Le sourire qui accompagnait ces derniers mots
justifiait pleinement la visible incredulite de l'Autrichien. Quant a
Koutouzow, assure de ne pas etre contredit en face, et c'etait la pour lui le
point principal, peu lui importait le reste!
Force fut donc a son
interlocuteur de repondre sur le meme ton, tandis que le son de sa voix
trahissait sa mauvaise humeur et contrastait plaisamment avec les paroles
flatteuses, etudiees a l'avance, qu'il laissait echapper avec
effort.
≪Tout au contraire, Excellence, l'Empereur apprecie hautement ce
que vous avez fait pour nos interets communs; nous trouvons seulement que
la lenteur de votre marche empeche les braves troupes russes et
leurs chefs de cueillir des lauriers, comme ils en ont
l'habitude.≫
Koutouzow s'inclina, ayant toujours son sourire railleur sur
les levres.
≪Ce n'est pas mon opinion; je suis convaincu, au contraire,
en me fondant sur la lettre dont m'a honore S. A. I. l'archiduc Ferdinand,
que l'armee autrichienne, commandee par un general aussi experimente que
le general Mack, est en ce moment victorieuse et que vous n'avez
plus besoin de notre concours.≫
L'Autrichien maitrisa avec peine une
explosion de colere. Cette reponse s'accordait peu, en effet, avec les bruits
qui couraient sur une defaite de ses compatriotes, et cette defaite, les
circonstances la rendaient d'ailleurs probable; aussi avait-elle l'air d'une
mauvaise plaisanterie, et pourtant le general en chef, calme et souriant,
avait le droit d'emettre ces suppositions, car la derniere lettre de Mack
lui-meme parlait d'une prochaine victoire et faisait l'eloge de
l'admirable position de son armee au point de vue
strategique.
≪Passe-moi la lettre, dit-il au prince Andre. Veuillez
ecouter...≫
Et il lut en allemand le passage suivant:
≪L'ensemble
de nos forces, 70 000 hommes environ, nous permet d'attaquer l'ennemi et de
le battre, s'il tentait le passage du Lech. Dans le cas contraire, Ulm etant
a nous, nous pouvons ainsi rester maitres des deux rives du Danube, le
traverser au besoin pour lui tomber dessus, couper ses lignes de
communication, repasser le fleuve plus bas, et enfin l'empecher de tourner le
gros de ses forces contre nos fideles allies. Nous attendrons ainsi
vaillamment le moment ou l'armee imperiale de Russie sera prete a se joindre
a nous, pour faire subir a l'ennemi le sort qu'il a merite.≫
En
terminant cette longue phraseologie, Koutouzow poussa un soupir et releva les
yeux.
≪Votre Excellence n'ignore point que le sage doit toujours prevoir
le pire, reprit son vis-a-vis, presse de mettre fin aux railleries
pour aborder serieusement la question; il jeta malgre lui un coup d'oeil
sur i'aide de camp.
--Mille excuses, general...≫
Et Koutouzow,
l'interrompant, s'adressa au prince Andre:
≪Veux-tu, mon cher, demander a
Kozlovsky tous les rapports de nos espions. Voici encore deux lettres du
comte Nostitz, une autre de S. A. I. l'archiduc Ferdinand, et de plus ces
quelques papiers. Il s'agit de me composer de tout cela, en francais et bien
proprement, un memorandum qui resumera toutes les nouvelles recues
dernierement sur la marche de l'armee autrichienne, pour le presenter a Son
Excellence.≫
Le prince Andre baissa la tete en signe d'assentiment. Il
avait compris non seulement ce qui lui avait ete dit, mais aussi ce qu'on lui
avait donne a entendre et, saluant les deux generaux, il sortit
lentement.
Il y avait peu de temps que le prince Andre avait quitte la
Russie, et cependant il etait bien change. Cette affectation de nonchalance
et d'ennui, qui lui etait habituelle, avait completement disparu de
toute sa personne; il semblait ne plus avoir le loisir de songer
a l'impression qu'il produisait sur les autres, etant occupe
d'interets reels autrement graves. Satisfait de lui-meme et de son entourage,
il n'en etait que plus gai et plus bienveillant. Koutouzow, qu'il
avait rejoint en Pologne, l'avait accueilli a bras ouverts, en lui
promettant de ne pas l'oublier: aussi l'avait-il distingue de ses autres
aides de camp, en l'emmenant a Vienne et en lui confiant des missions
plus serieuses. Il avait meme adresse a son ancien camarade, le vieux
prince Bolkonsky, les lignes suivantes:
≪Votre fils deviendra, je le
crois et je l'espere, un officier de merite, par sa fermete et le soin qu'il
met a accomplir strictement ses devoirs. Je suis heureux de l'avoir aupres de
moi.≫
Parmi les officiers de l'etat-major et parmi ceux de l'armee, le
prince Andre s'etait fait, comme jadis a Petersbourg, deux reputations tout
a fait differentes. Les uns, la minorite, reconnaissant en lui
une personnalite hors ligne et capable de grandes choses,
l'exaltaient, l'ecoutaient et l'imitaient: aussi ses rapports avec ceux-la
etaient-ils naturels et faciles; les autres, la majorite, ne l'aimant pas,
le traitaient d'orgueilleux, d'homme froid et desagreable: avec ceux-la
il avait su se poser de facon a se faire craindre et respecter. En
sortant du cabinet, le prince Andre s'approcha de son camarade Kozlovsky,
l'aide de camp de service, qui etait assis pres d'une fenetre, un livre a
la main:
≪Qu'a dit le prince? demanda ce dernier.
--Il a
ordonne de composer un memorandum explicatif sur notre
inaction.
--Pourquoi?≫
Le prince Andre haussa les
epaules.
≪A-t-on des nouvelles de Mack?
--Non.
--Si la
nouvelle de sa defaite etait vraie, nous l'aurions deja
recue.
--Probablement...≫
Et le prince Andre se dirigea vers la
porte de sortie; mais au meme moment elle s'ouvrit avec violence pour livrer
passage a un nouvel arrivant, qui se precipita dans la chambre. C'etait un
general autrichien de haute taille, avec un bandeau noir autour de la tete,
et l'ordre de Marie-Therese au cou. Le prince Andre s'arreta.
≪Le
general en chef Koutouzow? demanda vivement l'inconnu avec un fort accent
allemand et, ayant jete un rapide coup d'oeil autour de lui, il marcha droit
vers la porte du cabinet.
--Le general en chef est occupe, repondit
Kozlovsky, se hatant de lui barrer le chemin.... Qui
annoncerai-je?≫
Le general autrichien, etonne de ne pas etre connu,
regarda avec mepris de haut en bas le petit aide de camp.
≪Le general
en chef est occupe,≫ repeta Kozlovsky sans s'emouvoir.
La figure de
l'etranger s'assombrit et ses levres tremblerent, pendant qu'il tirait de sa
poche un calepin. Ayant a la hate griffonne quelques lignes, il arracha le
feuillet, le lui tendit, s'approcha brusquement de la fenetre et, se laissant
tomber de tout son poids sur un fauteuil, il regarda les deux jeunes gens
d'un air maussade, destine, sans doute, a reprimer leur curiosite. Relevant
ensuite la tete, il se redressa avec l'intention evidente de dire quelque
chose, puis, faisant un mouvement, il essaya avec une feinte nonchalance de
fredonner a mi-voix un refrain qui se perdit en un son inarticule. La porte
du cabinet s'ouvrit, et Koutouzow parut sur le seuil. Le general a la tete
bandee, se baissant comme s'il avait a eviter un danger, s'avanca au-devant
de lui, en faisant quelques enjambees de ses longues jambes
maigres.
≪Vous voyez le malheureux Mack!≫ dit-il d'une voix
emue.
Koutouzow conserva pendant quelques secondes une complete
impassibilite, puis ses traits se detendirent, les plis de son front
s'effacerent; il le salua respectueusement et, le laissant passer devant lui,
le suivit et referma la porte. Le bruit qui s'etait repandu de la defaite
des Autrichiens et de la reddition de l'armee sous les murs d'Ulm,
se trouvait donc confirme.
Une demi-heure plus tard, des aides de camp
envoyes dans toutes les directions portaient des ordres qui devaient dans un
prochain delai tirer l'armee russe de son inaction et la faire marcher a la
rencontre de l'ennemi.
Le prince Andre etait un de ces rares officiers
d'etat-major pour lesquels tout l'interet se concentre sur l'ensemble des
operations militaires. La presence de Mack et les details de son desastre
lui avaient fait comprendre que l'armee russe etait dans une
situation critique, et que la premiere moitie de la campagne etait perdue. Il
se representait le role echu aux troupes russes et celui qu'il allait
jouer lui-meme, et il ne pouvait s'empecher de ressentir une emotion
joyeuse en songeant que l'orgueilleuse Autriche etait humiliee et qu'avant
une semaine il prendrait part a un engagement inevitable entre les
Francais et les Russes, le premier qui aurait eu lieu depuis Souvorow.
Cependant il craignait que le genie de Bonaparte ne fut plus fort que
tout l'heroisme de ses adversaires, et, d'un autre cote, il ne
pouvait admettre que son heros subit un echec.
Surexcite par le
travail de sa pensee, le prince Andre retourna chez lui pour ecrire a son
pere sa lettre quotidienne. Chemin faisant, il rencontra son compagnon de
chambre, Nesvitsky, et le moqueur Gerkow, qui riaient tous deux aux
eclats.
≪Pourquoi es-tu si sombre? lui demanda Nesvitsky, a la vue de sa
figure pale et de ses yeux animes.
--Il n'y a pas de quoi etre gai,≫
repliqua Bolkonsky.
Au moment ou ils s'abordaient ainsi, ils virent
paraitre au fond du corridor un membre du Hofkriegsrath et le general
autrichien Strauch, attache a l'etat-major de Koutouzow avec mission de
veiller a la fourniture des vivres destines a l'armee russe; ces deux
personnages etaient arrives de la veille. La largeur du corridor permettait
aux trois jeunes officiers de ne pas se deranger pour les laisser
passer, mais Gerkow, repoussant Nesvitsky, s'ecria d'une voix
haletante:
≪Ils viennent... ils viennent!... de grace, faites
place!≫
Les deux generaux semblaient vouloir eviter toute marque de
respect, lorsque Gerkow, sur la figure duquel s'epanouit un large sourire
de niaise satisfaction, fit un pas en avant.
≪Excellence, dit-il en
allemand et en s'adressant a l'Autrichien, j'ai l'honneur de vous offrir mes
felicitations...≫
Et il inclina la tete, en jetant gauchement l'un apres
l'autre ses pieds en arriere, comme un enfant qui apprend a danser. Le membre
du Hofkriegsrath prit un air severe, mais, frappe de la franchise de
ce gros et bete sourire, il ne put lui refuser un moment
d'attention.
≪J'ai l'honneur, reprit Gerkow, de vous offrir mes
felicitations; le general Mack est arrive en bonne sante, sauf un leger coup
ici,≫ ajouta-t-il, en portant d'un air radieux la main a sa tete. Le
general fronca les sourcils et se detourna:
≪Dieu, quel imbecile!≫
s'ecria-t-il en continuant son chemin.
Nesvitsky enchante entoura de ses
bras le prince Andre: celui-ci, dont la paleur avait encore augmente, le
repoussa durement d'un air fache et se tourna vers Gerkow. Le sentiment
d'irritation cause par la vue de Mack, par les nouvelles qu'il avait
apportees, par ses propres reflexions sur la situation de l'armee russe,
venait enfin de trouver une issue en face de la plaisanterie deplacee de ce
dernier.
≪S'il vous est agreable, monsieur,--lui dit-il d'une voix
tranchante, tandis que son menton tremblait legerement,--de poser pour le
bouffon, je ne puis certainement pas vous en empecher, mais je vous avertis
que, si vous vous permettez de recommencer vos sottes faceties en
ma presence, je vous apprendrai comment il faut se
conduire.≫
Nesvitsky et Gerkow, stupefaits de cette sortie, ouvrirent de
grands yeux et se regarderent en silence.
≪Mais quoi? je l'ai
felicite, voila tout, dit Gerkow.
--Je ne plaisante pas, taisez-vous,
s'ecria Bolkonsky, et, prenant le bras de Nesvitsky, il s'eloigna de Gerkow,
qui ne trouvait rien a repondre.
--Voyons, qu'est-ce qui t'arrive? dit
Nesvitsky avec l'intention de le calmer.
--Comment! ce qui m'arrive?
tu ne comprends donc pas! Ou bien nous sommes des officiers au service de
notre Empereur et de notre patrie, qui se rejouissent des succes et pleurent
sur les defaites, ou bien nous sommes des laquais qui n'ont rien a voir dans
les affaires de leurs maitres. Quarante mille hommes massacres, l'armee de
nos allies detruite... et vous trouvez la le mot pour rire! s'ecria le prince
Andre emu, comme si cette derniere phrase, dite en francais, donnait plus
de poids a son opinion.... C'est bon pour un garcon de rien comme
cet individu, dont vous avez fait votre ami, mais pas pour vous, pas
pour vous! Des gamins seuls peuvent s'amuser ainsi!...≫
Ayant remarque
que Gerkow pouvait l'entendre, il attendit pour voir s'il repliquerait, mais
le lieutenant tourna sur ses talons et sortit
du corridor.
IV
Le regiment de hussards de Pavlograd
campait a deux milles de Braunau. L'escadron dans lequel Nicolas Rostow etait
≪junker≫ etait loge dans le village de Saltzeneck, dont la plus belle maison
avait ete reservee au chef d'escadron, capitaine Denissow, connu dans toute
la division de cavalerie sous le nom de ≪Vaska Denissow≫.
Depuis que
le ≪junker≫ Rostow avait rejoint son regiment en Pologne, il avait toujours
partage le logement du chef d'escadron. Ce jour-la meme, le 8 octobre,
pendant qu'au quartier general tout etait sens dessus dessous, a cause de la
defaite de Mack, l'escadron continuait tout doucement sa vie de bivouac.
Denissow, qui avait joue et perdu toute la nuit, n'etait pas encore rentre au
moment ou Rostow, en uniforme de junker, revenait a cheval, de bon matin, de
la distribution de fourrage; s'arretant au perron, il rejeta vivement sa
jambe en arriere avec, un mouvement plein de jeunesse, et, restant une
seconde le pied sur l'etrier, comme s'il se separait a regret de sa monture,
il sauta a terre et appela le planton qui se precipitait deja pour tenir
son cheval:
≪Ah! Bonedareneko, promene-le, veux-tu, dit-il en
s'adressant au hussard avec cette affabilite familiere et gaie habituelle aux
bonnes natures lorsqu'elles se sentent heureuses.
--Entendu, Votre
Excellence, repondit le Petit-Russien en secouant la tete avec bonne
humeur.
--Fais attention, promene-le bien.≫ |
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