2014년 11월 26일 수요일

La guerre et la paix 전쟁과 평화 8

La guerre et la paix 전쟁과 평화 8


Les aides de camp et les chefs de compagnie comptaient leurs soldats,
formaient les rangs, et, quand le jour fut venu, leurs regards charmes
purent s'arreter sur une masse compacte de 2 000 hommes bien serres et
bien alignes, a la place de la foule debraillee de la veille. Chacun
etait a son poste et savait ce qu'il avait a faire: pas un bouton, pas
une petite courroie ne manquait, tout reluisait et etincelait au soleil.

Tout etait donc en ordre, et le general en chef pouvait sans crainte
passer en revue chacun des soldats, car sa chemise etait blanche, et son
havresac contenait le nombre d'objets reglementaire. Un seul detail
laissait a desirer: c'etait la chaussure, qui s'en allait en lambeaux;
le regiment avait, il est vrai, fourni ses mille verstes, et les
intendances du pays faisaient la sourde oreille aux constantes
reclamations du chef de regiment pour en obtenir la matiere premiere
necessaire a la confection des bottes. Ce chef etait un gros general
d'un age avance, d'un temperament sanguin, avec des epaules carrees, des
sourcils et des favoris grisonnants. Son uniforme neuf et brillant
laissait voir toutefois quelques traces inevitables d'un sejour prolonge
dans le porte-manteau; ses lourdes epaulettes lui elevaient les epaules
jusqu'au ciel; il se promenait devant le front en se dandinant, le corps
legerement incline en avant, avec l'air satisfait d'un homme qui vient
d'accomplir un acte solennel. Il etait fier de son regiment, auquel son
ame appartenait tout entiere; sa demarche trahissait peut-etre bien
encore d'autres preoccupations, car, en dehors de ses soucis militaires,
les interets du bien-etre general, et le beau sexe en particulier,
occupaient une large place dans son coeur.

≪Eh bien, mon cher Michel Dmitrievitch,≫ dit-il en s'adressant a un chef
de bataillon qui s'avancait en souriant d'un air egalement heureux...
≪Rude besogne cette nuit... hein? Pas mal ficele notre regiment!... Il
n'est pas des derniers... hein?≫ Le commandant eut l'air de gouter cette
plaisanterie de son chef et se mit a rire.

≪Certainement.... On ne nous aurait pas renvoyes du Champ de Mars.

--Qu'y a-t-il?≫ s'ecria le general, qui venait d'apercevoir deux
cavaliers, un aide de camp et un cosaque, arrivant par la grand'route
qui menait a la ville et sur laquelle de distance en distance etaient
echelonnes des fantassins en vedette. Le premier, qui etait envoye du
quartier general pour expliquer l'ordre du jour de la veille, annonca
que la volonte du general en chef etait que le regiment se presentat
devant lui en tenue de campagne et sans preparatifs d'aucune sorte. Un
membre du conseil de guerre (Hofkriegsrath) etait arrive la veille de
Vienne pour engager Koutouzow a rejoindre au plus vite l'armee de
l'archiduc Ferdinand et de Mack; cette proposition n'etait pas du gout
du general en chef, qui y faisait une vive opposition, et, comme preuve
a l'appui, il tenait a faire constater par l'Autrichien lui-meme en quel
triste etat se trouvaient les troupes russes apres leur longue marche.

L'aide de camp, qui ignorait ces details, se borna a dire que le general
en chef serait tres mecontent s'il ne trouvait pas le regiment en tenue
de campagne. A ces mots, le pauvre general baissa la tete, haussa
silencieusement les epaules et se tordit les mains de desespoir:

≪Nous voila bien! Quand je vous le disais, Michel Dmitrievitch... tenue
de campagne, donc en capotes, ajouta-t-il en s'adressant avec humeur au
commandant de bataillon...--Ah! mon Dieu! Messieurs les chefs de
bataillon, s'ecria-t-il d'une voix habituee au commandement et il avanca
d'un pas.... Messieurs les sergents-majors!... Son Excellence
sera-t-elle bientot ici? demanda-t-il avec une respectueuse deference a
l'aide de camp.

--Dans une heure, je pense.

--Aurons-nous seulement le temps de changer de tenue?

--Je l'ignore, mon general...≫ Et le chef de regiment s'approcha des
rangs et donna ses ordres. Les commandants de bataillon se mirent a
courir, les sergents-majors a s'agiter, et en une seconde les carres,
jusqu'alors immobiles et silencieux, se rompirent et se disperserent. Ce
ne fut plus que le bourdonnement confus d'une foule en mouvement: les
soldats se precipitaient dans tous les sens, chargeaient leurs havresacs
sur leurs epaules et, elevant leurs capotes en l'air par-dessus leur
tete, en enfilaient les manches a la hate.

≪Qu'est-ce que cela? Qu'est-ce que c'est que cela? s'ecria le
general.--Commandant de la troisieme compagnie!

--De la troisieme compagnie!... Le general demande le commandant de la
troisieme compagnie! repeterent plusieurs voix, et l'aide de camp se
precipita a la recherche du retardataire. L'exces de zele et
l'effarement de chacun avaient si bien trouble toutes les tetes, que
l'on avait fini par crier: La compagnie demande le general! lorsque ces
appels reiteres parvinrent enfin aux oreilles de l'absent, un homme d'un
certain age; il etait incapable de courir, mais il franchissait
pourtant au petit trot, sur la pointe de ses pieds mal equilibres, la
distance qui le separait de son chef. On voyait bien vite que le vieux
capitaine etait inquiet comme un ecolier qui prevoit une question a
laquelle il ne saura pas repondre. Sur son nez empourpre pointaient des
taches dues a l'intemperance; sa bouche tremblait d'emotion, il
soufflait et ralentissait le pas a mesure qu'il avancait et que le
commandant l'examinait des pieds a la tete:

≪Vous flanquez donc des fourreaux a vos soldats? Qu'est-ce que cela
signifie! lui dit-il, en montrant du doigt un soldat de la troisieme
compagnie, dont la capote de drap tranchait sur le reste par sa couleur.
Ou vous cachiez-vous donc, on attend le general en chef et vous quittez
votre poste, hein? Je vous apprendrai a habiller vos soldats de la sorte
le jour d'une revue!≫

Le vieux capitaine ne quittait pas des yeux son chef, et, de plus en
plus ahuri, pressait ses deux doigts contre la visiere de son shako,
comme si ce geste devait le sauver.

≪Eh bien, vous ne repondez pas? Et celui-la que vous avez deguise en
Hongrois, qui est-il?

--Votre Excellence....

--Eh bien, quoi? vous aurez beau me repeter sur tous les tons: Votre
Excellence, et apres? Savez-vous ce que cela veut dire: Votre
Excellence?

--Votre Excellence, c'est Dologhow, celui qui a ete degrade, balbutia le
capitaine.

--Degrade? Donc il n'est pas marechal pour se permettre... il est
soldat, et un soldat doit etre habille selon l'ordonnance.

--Votre Excellence elle-meme l'a autorise a s'habiller ainsi pendant la
marche.

--Autorise, autorise, c'est toujours ainsi avec vous, jeunes gens,
repliqua le commandant en se calmant un peu... on vous dit une chose et
vous... eh bien, quoi?... et s'echauffant de nouveau: Habillez vos
hommes convenablement, voila!≫

Et, se retournant vers l'envoye de Koutouzow, il continua son
inspection, satisfait de sa petite scene, et cherchant un pretexte a une
nouvelle explosion. Le hausse-col d'un officier lui paraissant suspect,
il tanca vertement l'officier; puis, l'alignement du premier rang de la
troisieme compagnie manquant de rectitude, il s'adressa d'une voix
agitee a Dologhow, qui etait vetu d'une capote d'un drap gris bleuatre:

≪Ou est ton pied? ou est ton pied?≫

Dologhow retira tout doucement son pied et fixa son regard vif et hardi
sur le general.

≪Pourquoi cette capote bleue? A bas! Sergent-major, qu'on deshabille cet
homme....

--Mon devoir, general, lui repliqua Dologhow en l'interrompant, est de
remplir les ordres que je recois, mais je ne suis point force de
supporter les....

--Pas un mot dans les rangs, pas un!

--Je ne suis pas force, reprit Dologhow a haute voix, de supporter les
injures...≫

Et les regards du chef du regiment et ceux du soldat se croiserent.

Le general se tut en tiraillant avec colere son echarpe:

≪Veuillez changer d'habit,≫ lui dit-il.

Et il se detourna.


II


≪On arrive!≫ cria le fantassin place en vedette, et le general, rouge
d'emotion, courut a son cheval et, en saisissant la bride d'une main
tremblante, sauta en selle, tira son epee d'un air radieux et resolu, et
ouvrit la bouche toute grande, pour donner le signal.

Le regiment ondula un instant pour retomber dans une immobilite
complete:

≪Silence dans les rangs!≫ s'ecria le general d'une voix vibrante, dont
les inflexions variees offraient un singulier melange de satisfaction,
de severite et de deference..., car les autorites approchaient. Une
haute caleche de Vienne a ressorts et a panneaux bleus s'avancait le
long d'une large route vicinale, ombragee d'arbres. Des militaires a
cheval et une escorte de cosaques l'accompagnaient. L'uniforme blanc du
general autrichien, assis a cote de Koutouzow, se detachait vivement sur
la teinte sombre des uniformes russes. La caleche s'arreta, les deux
generaux cesserent de causer, et Koutouzow descendit du marchepied,
pesamment et avec effort, sans paraitre faire attention a ces deux mille
hommes, dont les regards etaient rives sur lui et sur leur chef. Au
commandement donne, le regiment tressaillit comme un seul homme et
presenta les armes. La voix du general en chef se fit entendre au
milieu d'un silence de mort, puis les cris de: ≪Vive Votre Excellence!≫
retentirent en reponse a son salut, et tout rentra de nouveau dans le
silence. Koutouzow, qui s'etait arrete pendant que le regiment
s'ebranlait, parcourut les rangs avec le general autrichien. A la facon
dont le general en chef avait ete recu et salue par son subordonne, a la
facon dont celui-ci le suivait la tete inclinee, epiant ses moindres
mouvements, et se redressant au moindre mot, il etait evident que ses
devoirs lui etaient doux au coeur. Grace a sa severite et a ses bons
soins, son regiment etait en effet en bien meilleur etat que ceux qui
etaient dernierement arrives a Braunau: en fait de malades et de
trainards, il ne comptait que 217 hommes, et tout etait en excellent
ordre, a l'exception cependant de la chaussure.

Koutouzow s'arretait de temps en temps pour adresser quelques paroles
bienveillantes aux officiers et aux soldats qu'il avait connus pendant
la campagne de Turquie. A la vue de leurs bottes, il hochait tristement
la tete, et les indiquait a son compagnon d'un air qui temoignait de sa
clairvoyance et lui epargnait la peine de faire des reproches directs.
Quand ce geste venait a se repeter, le chef du regiment se precipitait
en avant, comme pour saisir au vol les observations attendues. Une
vingtaine de personnes, composant la suite, marchaient a quelques pas en
arriere, l'oreille tendue, tout en causant et en riant entre elles. Un
aide de camp, joli garcon, suivait de pres le general en chef: c'etait
le prince Bolkonsky. A ses cotes venait ce gros et grand Nesvitsky,
officier superieur au visage aimable et souriant, et aux yeux pleins de
douceur. Nesvitsky reprimait avec peine un fou rire cause par un de ses
camarades, un hussard au teint basane, qui, le regard fixe sur le dos du
commandant du regiment, repetait chacun de ses gestes avec un serieux
imperturbable.

Koutouzow passait avec lenteur et nonchalance devant ces milliers d'yeux
qui semblaient sortir de leurs orbites pour le mieux voir.

Il s'arreta tout a coup devant la troisieme compagnie; sa suite, ne
prevoyant pas ce brusque arret, se trouva rapprochee de lui.

≪Ah! Timokhine!≫ s'ecria-t-il, en reconnaissant le capitaine au nez
rouge.

Timokhine, qui semblait s'etre allonge jusqu'aux limites du possible,
pendant l'algarade de son general au sujet de Dologhow, trouva encore le
moyen, a l'apostrophe du general en chef, de se redresser au point que
cette tension, si elle s'etait prolongee, aurait pu lui devenir fatale.
Koutouzow s'en apercut et se detourna aussitot pour y mettre un terme,
en laissant errer un faible sourire sur sa figure balafree.

≪C'est encore un compagnon d'armes d'Ismail, un brave officier!... En
es-tu content?...≫

Et il s'adressa au chef de regiment, qui sans se douter qu'un miroir
invisible pour lui (le hussard basane) allait le reflechir de la tete
aux pieds, tressaillit et s'avanca en disant:

≪Tres content, Haute Excellence!

--Chacun a ses faiblesses, et il est, je crois, un disciple de Bacchus,≫
ajouta Koutouzow en s'eloignant.

Terrifie a l'idee d'en avoir la responsabilite, le malheureux commandant
garda le silence. Pendant ce temps le hussard basane, dont les yeux
avaient ete frappes par la personne du capitaine disciple de Bacchus, au
nez rouge et a la taille tendue, l'imita si parfaitement, que Nesvitsky
eclata de rire. Koutouzow se retourna, mais notre moqueur savait
commander a son visage, et, une expression de gravite respectueuse
succeda comme par enchantement a ses grimaces.

La troisieme compagnie etait la derniere. Koutouzow s'arreta pensif,
cherchant evidemment a rappeler ses souvenirs. Le prince Andre fit un
pas, et lui dit tout bas en francais:

≪Vous m'avez ordonne de vous rappeler Dologhow, celui qui a ete
degrade....

--Ou est Dologhow?≫ demanda-t-il aussitot.

Revetu cette fois de la capote grise de soldat, Dologhow ne se fit point
attendre; il sortit des rangs et presenta les armes: c'etait decidement
un soldat de belle mine, bien tourne, aux cheveux blonds, et aux yeux
bleus et clairs.

≪Une plainte? demanda Koutouzow, en froncant legerement les sourcils.

--Non, c'est Dologhow, lui dit le prince Andre.

--Ah! j'espere que cette lecon t'aura suffisamment corrige; fais ton
possible pour bien servir; l'Empereur est clement et je ne t'oublierai
pas non plus, si tu le merites.≫

Les yeux bleus et brillants de Dologhow le regardaient aussi hardiment
qu'ils avaient regarde le chef du regiment, et leur expression semblait
combler cet abime de convention qui separe le simple soldat du general
en chef.

≪Une seule grace, Excellence, dit-il de sa voix ferme, calme et
vibrante.... Veuillez m'accorder l'occasion d'effacer ma faute et de
faire preuve de mon devouement a l'empereur et a la Russie.≫

Koutouzow se detourna et se dirigea vers sa caleche d'un air maussade.
Ces phrases banales, toujours les memes, l'ennuyaient et le fatiguaient:

≪A quoi bon, pensait-il, y repondre par un meme refrain? a quoi bon ces
vieilles et eternelles redites?≫

Le regiment se fractionna en compagnies, et se mit en marche pour aller
pres de Braunau occuper ses logements, s'y equiper, s'y chausser et s'y
reposer.

≪Vous ne m'en voulez pas, n'est-ce pas, Prokhore Ignatovitch?...≫ dit le
chef de regiment en s'adressant au capitaine, apres avoir depasse a
cheval la troisieme compagnie.

Son visage exprimait la satisfaction sans bornes que lui causait
l'inspection si heureusement terminee:

≪Le service de l'Empereur, vous savez?... Et puis on craint de se
couvrir de honte devant le regiment: je suis toujours le premier a
offrir des excuses... et il lui tendit la main.

--De grace, general, oserai-je penser que...≫

Et tandis que le nez du capitaine s'empourprait de joie, sa bouche, se
fendant jusqu'aux oreilles en un large sourire, laissa voir ses dents
ebrechees, dont les deux incisives avaient ete perdues sans retour a
l'assaut d'Ismail:

≪Dites egalement a M. Dologhow que je ne l'oublierai pas, qu'il soit
tranquille.... Comment se conduit-il, a propos?

--Il est tres exact a son devoir, Excellence, mais son caractere....

--Comment, son caractere?

--Cela lui prend par acces, Excellence; il y a des jours ou il est bon,
intelligent, instruit, et puis d'autres moments ou c'est une bete
feroce. N'a-t-il pas failli, tout dernierement, assommer un juif en
Pologne... vous le savez bien?...

--Oui, oui, repartit le chef de regiment, mais il est a plaindre... il
est malheureux... il a de hautes protections, ainsi vous ferez bien
de....

--Parfaitement, Excellence, et le sourire du capitaine disait assez
qu'il avait compris l'intention de son superieur.

--Les epaulettes a la premiere affaire! s'ecria le general, en jetant
ces paroles a Dologhow, au moment ou celui-ci passait. Dologhow se
retourna en silence, et sourit d'un air railleur.

--Bien, tres bien! continua le chef a haute voix pour se faire entendre
des soldats: je donne de l'eau-de-vie a tout le monde et je remercie
chacun de vous.... Dieu soit loue!≫

Et il s'approcha d'une autre compagnie.

≪C'est un brave homme: apres tout, on peut servir sous ses ordres, dit
le capitaine en s'adressant a son officier subalterne.

--En un mot, ≪le roi de coeur≫! lui repliqua l'officier subalterne, et
il riait en appliquant au general le sobriquet qu'on lui avait donne.

La joyeuse disposition d'humeur des officiers, causee par l'heureuse
issue de la revue, avait vite fait son chemin parmi les soldats. Ils
marchaient gaiement, tout en causant:

≪Qui donc a invente que Koutouzow etait borgne?

--Ah! pour cela, oui, il l'est!

--Ah! pour cela, non, te dis-je: bottes et tournevis, il a tout
inspecte!

--Oh! quelle peur j'ai eue quand il a regarde les miennes et....

--Et l'autre, dis donc, l'Autrichien? un morceau de craie... quoi? un
vrai sac de farine! Quelle corvee d'avoir cela a blanchir!

--Voyons, toi qui etais en avant, quand est-ce qu'ils ont dit qu'on se
frotterait? Quand? On nous a pourtant bien dit que Bonaparte etait ici a
Braunau.

--Bonaparte ici? En voila une farce! Imbecile qui ne sait pas que le
Prussien s'est revolte et que l'Autrichien doit lui marcher dessus... et
alors, apres qu'il l'aura rosse, il commencera la guerre avec Bonaparte.
Va donc conter a d'autres qu'il est ici. Bonaparte a Braunau! On voit
bien que t'es bete; ouvre donc tes oreilles, blanc-bec!

--Ah! ces diables de fourriers!... Voila la cinquieme compagnie qui
tourne dans le village, et ils auront fait la soupe que nous ne serons
pas encore la!

--Voyons, passe-moi une croute, que diable?

--Ne t'ai-je pas donne du tabac hier soir... hein, pas vrai? Eh bien,
prends-la, ta croute... tiens!

--Si au moins on s'arretait... mais non... encore cinq verstes a trainer
son estomac creux.

--Cela t'irait, dis donc, si les Allemands nous offraient leurs belles
caleches: en voiture ce serait chic... hein?

--Et le peuple d'ici?... as-tu vu? ce n'est plus le meme; le Polonais,
c'etait encore un sujet de l'Empereur; mais maintenant des Allemands
tout le long... rien que cela.

--En avant les chanteurs!≫ s'ecria le capitaine, et une vingtaine de
soldats sortirent des rangs.

Le tambour qui dirigeait les chants se tourna vers eux, fit un geste et
entonna la chanson commencant par ces mots: ≪Voila la diane, voila le
soleil≫ et finissant par ceux-ci: ≪Et de la gloire nous en aurons avec
Kamensky notre pere.≫ Composee en Turquie, cette chanson etait chantee
aujourd'hui en Autriche; il n'y avait de change que le nom de Koutouzow,
mis recemment a la place de celui de Kamensky. Apres avoir cranement
enleve ces dernieres paroles, le tambour, un beau soldat, de quarante
ans environ, avec des formes nerveuses, examina severement ses camarades
en froncant les sourcils, pendant que ses mains, allant a droite et a
gauche, semblaient lancer a terre un objet invisible. S'etant bien
assure que tous le regardaient, il releva doucement ses bras et les tint
pendant quelques secondes immobiles au-dessus de sa tete, comme s'il
soutenait avec le plus grand soin cet objet precieux et toujours
invisible. Tout a coup, le rejetant brusquement, il entonna: ≪Mon toit,
mon cher petit toit≫ et une vingtaine de voix le repeterent en choeur.
Un autre soldat s'elanca en avant et se mit, sans paraitre le moins du
monde gene par le poids de son fourniment, a sauter et a danser a
reculons devant ses camarades, en remuant ses epaules et en menacant le
vide avec des cuilleres qu'il frappait entre elles en guise de
castagnettes. Les autres le suivaient en mesure, d'une allure rapide. Un
bruit de roues et de chevaux se fit entendre derriere eux: c'etait
Koutouzow et sa suite qui revenaient en ville. Il fit un signe pour
permettre aux soldats de continuer librement leur marche. Au second rang
du flanc droit que rasait la haute caleche, la figure de Dologhow, le
soldat aux yeux bleus, attirait l'attention: sa demarche cadencee,
gracieuse et hardie a la fois, son regard assure et moqueur, jete comme
un defi a ceux qui le depassaient, paraissaient les plaindre de ne point
faire leur entree a pied comme lui et sa joyeuse compagnie, le
sous-lieutenant de hussards, Gerkow, le meme qui s'etait amuse a imiter
le general commandant le regiment, modera l'allure de son cheval pour se
rapprocher de Dologhow; bien qu'il eut ete, lui aussi, du nombre des
viveurs dont ce dernier avait ete le chef de file, il s'etait pourtant
prudemment abstenu jusqu'a ce moment de renouer connaissance avec le
disgracie: les quelques mots dits par Koutouzow lui firent changer de
tactique, et feignant une veritable joie:

≪Comment cela va-t-il≫ cher ami? lui dit-il.

--Comme tu vois,≫ repondit froidement Dologhow.

La chanson toujours vive et legere accompagnait d'une facon etrange la
desinvolture comique de Gerkow et les reponses glaciales de son
ex-camarade.

≪Eh bien, t'arranges-tu avec tes chefs?

--Mais oui, pas mal; ce sont de braves gens: tu t'es donc faufile dans
l'etat-major?

--J'y suis attache, je fais le service.≫

Ils se turent tous les deux: ≪Le faucon est bien lance et lance de la
main droite,≫ reprenait la chanson, et, en l'ecoutant, on se sentait
involontairement plein de confiance et de resolution.

Leur conversation aurait certainement change de ton sans ce joyeux
accompagnement:

≪Les Autrichiens sont-ils battus? Est-ce vrai? demanda Dologhow.

--On le dit, mais qui diable peut le savoir!

--Tant mieux, repliqua brievement Dologhow, en suivant la cadence.

--Viens chez nous ce soir, veux-tu? nous aurons un pharaon!

--Vous avez donc beaucoup d'argent?

--Viens toujours!

--Impossible. J'ai fait le voeu de ne jouer ni boire jusqu'a ce que
j'aie regagne mon grade.

--Eh bien, alors ce sera a la premiere affaire.

--Eh bien! alors, on verra!

--Viens tout de meme: si tu as besoin de quelque chose, l'etat-major
t'aidera.≫

Dologhow sourit:

≪Ne t'occupe pas de moi; je ne demanderai rien, je prendrai ce dont
j'aurai besoin.

--Soit, c'etait seulement pour....

--C'est ca, moi aussi c'etait seulement pour....

--Adieu!

--Adieu!...≫

Et bien haut et bien loin: ≪La-bas, la-bas dans la patrie,≫ continuait
la chanson, pendant que Gerkow eperonnait son cheval; le cheval, couvert
d'ecume et galopant en mesure au son de la musique, depassa la compagnie
et rejoignit bientot la haute caleche.


III


A peine rentre chez lui, Koutouzow, accompagne du general autrichien,
s'etait rendu tout droit dans son cabinet de travail: la il se fit
donner par son aide de camp, le prince Bolkonsky, des papiers qui se
rapportaient a l'etat des troupes, et des lettres qui avaient ete recues
la veille, de l'archiduc Ferdinand, commandant l'armee d'avant-garde.
Une carte etait etalee sur la table, devant laquelle s'assirent
Koutouzow et son compagnon, un des membres du Hofkriegsrath (conseil
superieur de la guerre). Tout en recevant les papiers de la main de
Bolkonsky, et en lui faisant signe de rester aupres de lui, il continua
la conversation en francais, en donnant a ses phrases, qu'il enoncait
avec lenteur, une certaine elegance de tournure et d'inflexion, qui les
rendait agreables a l'oreille; il semblait s'ecouter lui-meme avec un
plaisir marque:

≪Voici mon unique reponse, general: si l'affaire en question n'avait
dependu que de moi, la volonte de S. M. l'Empereur Francois aurait ete
aussitot accomplie et je me serais joint a l'archiduc. Veuillez croire
que personnellement j'aurais depose avec joie le commandement de cette
armee, ainsi que la lourde responsabilite dont je suis charge, entre les
mains d'un de ces generaux, plus eclaires et plus capables que moi, dont
l'Autriche fourmille; mais les circonstances enchainent souvent nos
volontes.≫

Le sourire qui accompagnait ces derniers mots justifiait pleinement la
visible incredulite de l'Autrichien. Quant a Koutouzow, assure de ne pas
etre contredit en face, et c'etait la pour lui le point principal, peu
lui importait le reste!

Force fut donc a son interlocuteur de repondre sur le meme ton, tandis
que le son de sa voix trahissait sa mauvaise humeur et contrastait
plaisamment avec les paroles flatteuses, etudiees a l'avance, qu'il
laissait echapper avec effort.

≪Tout au contraire, Excellence, l'Empereur apprecie hautement ce que
vous avez fait pour nos interets communs; nous trouvons seulement que la
lenteur de votre marche empeche les braves troupes russes et leurs
chefs de cueillir des lauriers, comme ils en ont l'habitude.≫

Koutouzow s'inclina, ayant toujours son sourire railleur sur les levres.

≪Ce n'est pas mon opinion; je suis convaincu, au contraire, en me
fondant sur la lettre dont m'a honore S. A. I. l'archiduc Ferdinand, que
l'armee autrichienne, commandee par un general aussi experimente que le
general Mack, est en ce moment victorieuse et que vous n'avez plus
besoin de notre concours.≫

L'Autrichien maitrisa avec peine une explosion de colere. Cette reponse
s'accordait peu, en effet, avec les bruits qui couraient sur une defaite
de ses compatriotes, et cette defaite, les circonstances la rendaient
d'ailleurs probable; aussi avait-elle l'air d'une mauvaise plaisanterie,
et pourtant le general en chef, calme et souriant, avait le droit
d'emettre ces suppositions, car la derniere lettre de Mack lui-meme
parlait d'une prochaine victoire et faisait l'eloge de l'admirable
position de son armee au point de vue strategique.

≪Passe-moi la lettre, dit-il au prince Andre. Veuillez ecouter...≫

Et il lut en allemand le passage suivant:

≪L'ensemble de nos forces, 70 000 hommes environ, nous permet
d'attaquer l'ennemi et de le battre, s'il tentait le passage du Lech.
Dans le cas contraire, Ulm etant a nous, nous pouvons ainsi rester
maitres des deux rives du Danube, le traverser au besoin pour lui tomber
dessus, couper ses lignes de communication, repasser le fleuve plus bas,
et enfin l'empecher de tourner le gros de ses forces contre nos fideles
allies. Nous attendrons ainsi vaillamment le moment ou l'armee imperiale
de Russie sera prete a se joindre a nous, pour faire subir a l'ennemi le
sort qu'il a merite.≫

En terminant cette longue phraseologie, Koutouzow poussa un soupir et
releva les yeux.

≪Votre Excellence n'ignore point que le sage doit toujours prevoir le
pire, reprit son vis-a-vis, presse de mettre fin aux railleries pour
aborder serieusement la question; il jeta malgre lui un coup d'oeil sur
i'aide de camp.

--Mille excuses, general...≫

Et Koutouzow, l'interrompant, s'adressa au prince Andre:

≪Veux-tu, mon cher, demander a Kozlovsky tous les rapports de nos
espions. Voici encore deux lettres du comte Nostitz, une autre de S. A.
I. l'archiduc Ferdinand, et de plus ces quelques papiers. Il s'agit de
me composer de tout cela, en francais et bien proprement, un memorandum
qui resumera toutes les nouvelles recues dernierement sur la marche de
l'armee autrichienne, pour le presenter a Son Excellence.≫

Le prince Andre baissa la tete en signe d'assentiment. Il avait compris
non seulement ce qui lui avait ete dit, mais aussi ce qu'on lui avait
donne a entendre et, saluant les deux generaux, il sortit lentement.

Il y avait peu de temps que le prince Andre avait quitte la Russie, et
cependant il etait bien change. Cette affectation de nonchalance et
d'ennui, qui lui etait habituelle, avait completement disparu de toute
sa personne; il semblait ne plus avoir le loisir de songer a
l'impression qu'il produisait sur les autres, etant occupe d'interets
reels autrement graves. Satisfait de lui-meme et de son entourage, il
n'en etait que plus gai et plus bienveillant. Koutouzow, qu'il avait
rejoint en Pologne, l'avait accueilli a bras ouverts, en lui promettant
de ne pas l'oublier: aussi l'avait-il distingue de ses autres aides de
camp, en l'emmenant a Vienne et en lui confiant des missions plus
serieuses. Il avait meme adresse a son ancien camarade, le vieux prince
Bolkonsky, les lignes suivantes:

≪Votre fils deviendra, je le crois et je l'espere, un officier de
merite, par sa fermete et le soin qu'il met a accomplir strictement ses
devoirs. Je suis heureux de l'avoir aupres de moi.≫

Parmi les officiers de l'etat-major et parmi ceux de l'armee, le prince
Andre s'etait fait, comme jadis a Petersbourg, deux reputations tout a
fait differentes. Les uns, la minorite, reconnaissant en lui une
personnalite hors ligne et capable de grandes choses, l'exaltaient,
l'ecoutaient et l'imitaient: aussi ses rapports avec ceux-la etaient-ils
naturels et faciles; les autres, la majorite, ne l'aimant pas, le
traitaient d'orgueilleux, d'homme froid et desagreable: avec ceux-la il
avait su se poser de facon a se faire craindre et respecter. En sortant
du cabinet, le prince Andre s'approcha de son camarade Kozlovsky, l'aide
de camp de service, qui etait assis pres d'une fenetre, un livre a la
main:

≪Qu'a dit le prince? demanda ce dernier.

--Il a ordonne de composer un memorandum explicatif sur notre inaction.

--Pourquoi?≫

Le prince Andre haussa les epaules.

≪A-t-on des nouvelles de Mack?

--Non.

--Si la nouvelle de sa defaite etait vraie, nous l'aurions deja recue.

--Probablement...≫

Et le prince Andre se dirigea vers la porte de sortie; mais au meme
moment elle s'ouvrit avec violence pour livrer passage a un nouvel
arrivant, qui se precipita dans la chambre. C'etait un general
autrichien de haute taille, avec un bandeau noir autour de la tete, et
l'ordre de Marie-Therese au cou. Le prince Andre s'arreta.

≪Le general en chef Koutouzow? demanda vivement l'inconnu avec un fort
accent allemand et, ayant jete un rapide coup d'oeil autour de lui, il
marcha droit vers la porte du cabinet.

--Le general en chef est occupe, repondit Kozlovsky, se hatant de lui
barrer le chemin.... Qui annoncerai-je?≫

Le general autrichien, etonne de ne pas etre connu, regarda avec mepris
de haut en bas le petit aide de camp.

≪Le general en chef est occupe,≫ repeta Kozlovsky sans s'emouvoir.

La figure de l'etranger s'assombrit et ses levres tremblerent, pendant
qu'il tirait de sa poche un calepin. Ayant a la hate griffonne quelques
lignes, il arracha le feuillet, le lui tendit, s'approcha brusquement de
la fenetre et, se laissant tomber de tout son poids sur un fauteuil, il
regarda les deux jeunes gens d'un air maussade, destine, sans doute, a
reprimer leur curiosite. Relevant ensuite la tete, il se redressa avec
l'intention evidente de dire quelque chose, puis, faisant un mouvement,
il essaya avec une feinte nonchalance de fredonner a mi-voix un refrain
qui se perdit en un son inarticule. La porte du cabinet s'ouvrit, et
Koutouzow parut sur le seuil. Le general a la tete bandee, se baissant
comme s'il avait a eviter un danger, s'avanca au-devant de lui, en
faisant quelques enjambees de ses longues jambes maigres.

≪Vous voyez le malheureux Mack!≫ dit-il d'une voix emue.

Koutouzow conserva pendant quelques secondes une complete impassibilite,
puis ses traits se detendirent, les plis de son front s'effacerent; il
le salua respectueusement et, le laissant passer devant lui, le suivit
et referma la porte. Le bruit qui s'etait repandu de la defaite des
Autrichiens et de la reddition de l'armee sous les murs d'Ulm, se
trouvait donc confirme.

Une demi-heure plus tard, des aides de camp envoyes dans toutes les
directions portaient des ordres qui devaient dans un prochain delai
tirer l'armee russe de son inaction et la faire marcher a la rencontre
de l'ennemi.

Le prince Andre etait un de ces rares officiers d'etat-major pour
lesquels tout l'interet se concentre sur l'ensemble des operations
militaires. La presence de Mack et les details de son desastre lui
avaient fait comprendre que l'armee russe etait dans une situation
critique, et que la premiere moitie de la campagne etait perdue. Il se
representait le role echu aux troupes russes et celui qu'il allait jouer
lui-meme, et il ne pouvait s'empecher de ressentir une emotion joyeuse
en songeant que l'orgueilleuse Autriche etait humiliee et qu'avant une
semaine il prendrait part a un engagement inevitable entre les Francais
et les Russes, le premier qui aurait eu lieu depuis Souvorow. Cependant
il craignait que le genie de Bonaparte ne fut plus fort que tout
l'heroisme de ses adversaires, et, d'un autre cote, il ne pouvait
admettre que son heros subit un echec.

Surexcite par le travail de sa pensee, le prince Andre retourna chez lui
pour ecrire a son pere sa lettre quotidienne. Chemin faisant, il
rencontra son compagnon de chambre, Nesvitsky, et le moqueur Gerkow, qui
riaient tous deux aux eclats.

≪Pourquoi es-tu si sombre? lui demanda Nesvitsky, a la vue de sa figure
pale et de ses yeux animes.

--Il n'y a pas de quoi etre gai,≫ repliqua Bolkonsky.

Au moment ou ils s'abordaient ainsi, ils virent paraitre au fond du
corridor un membre du Hofkriegsrath et le general autrichien Strauch,
attache a l'etat-major de Koutouzow avec mission de veiller a la
fourniture des vivres destines a l'armee russe; ces deux personnages
etaient arrives de la veille. La largeur du corridor permettait aux
trois jeunes officiers de ne pas se deranger pour les laisser passer,
mais Gerkow, repoussant Nesvitsky, s'ecria d'une voix haletante:

≪Ils viennent... ils viennent!... de grace, faites place!≫

Les deux generaux semblaient vouloir eviter toute marque de respect,
lorsque Gerkow, sur la figure duquel s'epanouit un large sourire de
niaise satisfaction, fit un pas en avant.

≪Excellence, dit-il en allemand et en s'adressant a l'Autrichien, j'ai
l'honneur de vous offrir mes felicitations...≫

Et il inclina la tete, en jetant gauchement l'un apres l'autre ses pieds
en arriere, comme un enfant qui apprend a danser. Le membre du
Hofkriegsrath prit un air severe, mais, frappe de la franchise de ce
gros et bete sourire, il ne put lui refuser un moment d'attention.

≪J'ai l'honneur, reprit Gerkow, de vous offrir mes felicitations; le
general Mack est arrive en bonne sante, sauf un leger coup ici,≫
ajouta-t-il, en portant d'un air radieux la main a sa tete. Le general
fronca les sourcils et se detourna:

≪Dieu, quel imbecile!≫ s'ecria-t-il en continuant son chemin.

Nesvitsky enchante entoura de ses bras le prince Andre: celui-ci, dont
la paleur avait encore augmente, le repoussa durement d'un air fache et
se tourna vers Gerkow. Le sentiment d'irritation cause par la vue de
Mack, par les nouvelles qu'il avait apportees, par ses propres
reflexions sur la situation de l'armee russe, venait enfin de trouver
une issue en face de la plaisanterie deplacee de ce dernier.

≪S'il vous est agreable, monsieur,--lui dit-il d'une voix tranchante,
tandis que son menton tremblait legerement,--de poser pour le bouffon,
je ne puis certainement pas vous en empecher, mais je vous avertis que,
si vous vous permettez de recommencer vos sottes faceties en ma
presence, je vous apprendrai comment il faut se conduire.≫

Nesvitsky et Gerkow, stupefaits de cette sortie, ouvrirent de grands
yeux et se regarderent en silence.

≪Mais quoi? je l'ai felicite, voila tout, dit Gerkow.

--Je ne plaisante pas, taisez-vous, s'ecria Bolkonsky, et, prenant le
bras de Nesvitsky, il s'eloigna de Gerkow, qui ne trouvait rien a
repondre.

--Voyons, qu'est-ce qui t'arrive? dit Nesvitsky avec l'intention de le
calmer.

--Comment! ce qui m'arrive? tu ne comprends donc pas! Ou bien nous
sommes des officiers au service de notre Empereur et de notre patrie,
qui se rejouissent des succes et pleurent sur les defaites, ou bien nous
sommes des laquais qui n'ont rien a voir dans les affaires de leurs
maitres. Quarante mille hommes massacres, l'armee de nos allies
detruite... et vous trouvez la le mot pour rire! s'ecria le prince Andre
emu, comme si cette derniere phrase, dite en francais, donnait plus de
poids a son opinion.... C'est bon pour un garcon de rien comme cet
individu, dont vous avez fait votre ami, mais pas pour vous, pas pour
vous! Des gamins seuls peuvent s'amuser ainsi!...≫

Ayant remarque que Gerkow pouvait l'entendre, il attendit pour voir s'il
repliquerait, mais le lieutenant tourna sur ses talons et sortit du
corridor.


IV


Le regiment de hussards de Pavlograd campait a deux milles de Braunau.
L'escadron dans lequel Nicolas Rostow etait ≪junker≫ etait loge dans le
village de Saltzeneck, dont la plus belle maison avait ete reservee au
chef d'escadron, capitaine Denissow, connu dans toute la division de
cavalerie sous le nom de ≪Vaska Denissow≫.

Depuis que le ≪junker≫ Rostow avait rejoint son regiment en Pologne, il
avait toujours partage le logement du chef d'escadron. Ce jour-la meme,
le 8 octobre, pendant qu'au quartier general tout etait sens dessus
dessous, a cause de la defaite de Mack, l'escadron continuait tout
doucement sa vie de bivouac. Denissow, qui avait joue et perdu toute la
nuit, n'etait pas encore rentre au moment ou Rostow, en uniforme de
junker, revenait a cheval, de bon matin, de la distribution de fourrage;
s'arretant au perron, il rejeta vivement sa jambe en arriere avec, un
mouvement plein de jeunesse, et, restant une seconde le pied sur
l'etrier, comme s'il se separait a regret de sa monture, il sauta a
terre et appela le planton qui se precipitait deja pour tenir son
cheval:

≪Ah! Bonedareneko, promene-le, veux-tu, dit-il en s'adressant au hussard
avec cette affabilite familiere et gaie habituelle aux bonnes natures
lorsqu'elles se sentent heureuses.

--Entendu, Votre Excellence, repondit le Petit-Russien en secouant la
tete avec bonne humeur.

--Fais attention, promene-le bien.≫

댓글 없음: