Portraits litteraires, Tome I, by C.-A. Sainte-Beuve
BOILEAU, PIERRE CORNEILLE, LA FONTAINE, RACINE, JEAN-BAPT. ROUSSEAU, LE BRUN, MATHURIN REGNIER, ANDRE CHENIER, GEORGE FARCY, DIDEROT, L'ABBE PREVOST, M. ANDRIEUX, M. JOUFFROY, M. AMPERE, BAYLE, LA BRUYERE, MILLEVOYE, CHARLES NODIER.
Chaque publication de ces volumes de critique est une maniere pour moi de liquider en quelque sorte le passe, de mettre ordre a mes affaires litteraires.≫ C'est ce que je disais dans une derniere edition de ces portraits, et j'ai tache de m'en souvenir ici. Bien que ce ne soit qu'une edition nouvelle a laquelle un choix severe a preside, j'ai fait en sorte qu'elle parut a certains egards veritablement augmentee. En parlant ainsi, j'entends bien n'en pas separer le volume intitule: _Portraits de Femmes_, qu'on a juge plus commode d'isoler et d'assortir en une meme suite, mais qui fait partie integrante de ce que j'appelle ma presente liquidation. Les portraits des morts seuls ont trouve place dans ces volumes; c'a ete un moyen de rendre la ressemblance de plus en plus fidele. J'ai ajoute ca et la bien des petites notes et corrige quelques erreurs. C'est a quoi les reimpressions surtout sont bonnes; les auteurs en devraient mieux profiter qu'ils ne font. L'histoire litteraire prete tant aux inadvertances par les particularites dont elle abonde! Le docteur Boileau, frere du satirique, a ecrit en latin un petit traite sur les bevues des auteurs illustres; et, en les relevant, on assure qu'il en a commis a son tour. J'ai fait de plus en plus mon possible pour eviter de trop grossir cette liste fatale, ou les grands noms qui y figurent ne peuvent servir d'excuse qu'a eux-memes. ≪L'histoire litteraire est une mer sans rivage,≫ avait coutume de dire M. Daunou, qui en parlait en vieux nocher; elle a par consequent ses ecueils, ses ennuis. Mais il faut vite ajouter qu'au milieu meme des soins infinis et minutieux qu'elle suppose, elle porte avec elle sa douceur et sa recompense.
Septembre 1843.
BOILEAU[1]
[Note 1: Cet article fut le premier du premier numero de la _Revue de Paris_ qui naissait (avril 1829); il parut sous la rubrique assez legere de _Litterature ancienne_, que le spirituel directeur (M. Veron) avait pris sur lui d'ajouter. Grand scandale dans un certain camp! Quoi? ces modeles toujours presents, venir les ranger parmi les _anciens_! Quinze ans apres, M. Cousin, a propos de Pascal, posait en principe, au sein de l'Academie, qu'il etait temps de traiter les auteurs du siecle de Louis XIV comme des _anciens_; et l'Academie applaudissait.--Il est vrai que dans ce second temps et depuis qu'on est entre methodiquement dans cette voie, on s'est mis a appliquer aux oeuvres du XVIIe siecle tous les procedes de la critique comme l'entendaient les anciens grammairiens. On s'est attache a fixer le texte de chaque auteur; on en a dresse des lexiques. Je ne blame pas ces soins; bien loin de la, je les honore, et j'en profite; le moment en etait venu sans doute; mais l'opiniatrete du labeur, chez ceux qui s'y livrent, remplace trop souvent la vivacite de l'impression litteraire, et tient lieu du gout. On creuse, on pioche a fond chaque coin et recoin du XVIIe siecle. Est-on arrive, pour cela, a le sentir, a le gouter avec plus de justesse ou de delicatesse qu'auparavant?]
Depuis plus d'un siecle que Boileau est mort, de longues et continuelles querelles se sont elevees a son sujet. Tandis que la posterite acceptait, avec des acclamations unanimes, la gloire des Corneille, des Moliere, des Racine, des La Fontaine, on discutait sans cesse, on revisait avec une singuliere rigueur les titres de Boileau au genie poetique; et il n'a guere tenu a Fontenelle, a d'Alembert, a Helvetius, a Condillac, a Marmontel, et par instants a Voltaire lui-meme, que cette grande renommee classique ne fut entamee. On sait le motif de presque toutes les hostilites et les antipathies d'alors: c'est que Boileau n'etait pas _sensible_; on invoquait la-dessus certaine anecdote, plus que suspecte, inseree a _l'Annee litteraire_, et reproduite par Helvetius; et comme au dix-huitieme siecle le _sentiment_ se melait a tout, a une description de Saint-Lambert, a un conte de Crebillon fils, ou a l'histoire philosophique des Deux-Indes, les belles dames, les philosophes et les geometres avaient pris Boileau en grande aversion[2]. Pourtant, malgre leurs epigrammes et leurs demi-sourires, sa renommee litteraire resista et se consolida de jour en jour. Le _Poete du bon sens_, le _legislateur de notre Parnasse_ garda son rang supreme. Le mot de Voltaire, _Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur_, fit fortune et passa en proverbe; les idees positives du XVIIIe siecle et la philosophie condillacienne, en triomphant, semblerent marquer d'un sceau plus durable la renommee du plus sense, du plus logique et du plus correct des poetes. Mais ce fut surtout lorsqu'une ecole nouvelle s'eleva en litterature, lorsque certains esprits, bien peu nombreux d'abord, commencerent de mettre en avant des theories inusitees et les appliquerent dans des oeuvres, ce fut alors qu'en haine des innovations on revint de toutes parts a Boileau comme a un ancetre illustre et qu'on se rallia a son nom dans chaque melee. Les academies proposerent a l'envi son eloge: les editions de ses oeuvres se multiplierent; des commentateurs distingues, MM. Viollet-le-Duc, Amar, de Saint-Surin, l'environnerent des assortiments de leur gout et de leur erudition; M. Daunou en particulier, ce venerable representant de la litterature et de la philosophie du XVIIIe siecle, rangea autour de Boileau, avec une sorte de piete, tous les faits, tous les jugements, toutes les apologies qui se rattachent a cette grande cause litteraire et philosophique. Mais, cette fois, le concert de si dignes efforts n'a pas suffisamment protege Boileau contre ces idees nouvelles, d'abord obscures et decriees, mais croissant et grandissant sous les clameurs. Ce ne sont plus en effet, comme au XVIIIe siecle, de piquantes epigrammes et des personnalites moqueuses; c'est une forte et serieuse attaque contre les principes et le fond meme de la poetique de Boileau; c'est un examen tout litteraire de ses inventions et de son style, un interrogatoire severe sur les qualites de poete qui etaient ou n'etaient pas en lui. Les epigrammes meme ne sont plus ici de saison; on en a tant fait contre lui en ces derniers temps, qu'il devient presque de mauvais gout de les repeter. Nous n'aurons pas de peine a nous les interdire dans le petit nombre de pages que nous allons lui consacrer. Nous ne chercherons pas non plus a instruire un proces regulier et a prononcer des conclusions definitives. Ce sera assez pour nous de causer librement de Boileau avec nos lecteurs, de l'etudier dans son intimite, de l'envisager en detail selon notre point de vue et les idees de notre siecle, passant tour a tour de l'homme a l'auteur, du bourgeois d'Auteuil au poete de Louis le Grand, n'eludant pas a la rencontre les graves questions d'art et de style, les eclaircissant peut-etre quelquefois sans pretendre jamais les resoudre. Il est bon, a chaque epoque litteraire nouvelle, de repasser en son esprit et de revivifier les idees qui sont representees par certains noms devenus sacramentels, dut-on n'y rien changer, a peu pres comme a chaque nouveau regne on refrappe monnaie et on rajeunit l'effigie sans alterer le poids.
[Note 2: Rien ne saurait mieux donner idee du degre de defaveur que la reputation de Boileau encourait a un certain moment, que de voir dans l'excellent recueil intitule _l'Esprit des Journaux_ (mars 1785, page 243) le passage suivant d'un article sur l'_Epitre en vers_, adresse de Montpellier aux redacteurs du journal; ce passage, a mon sens, par son incidence meme et son hasard tout naturel, exprime mieux l'etat de l'opinion courante que ne le ferait un jugement formel: ≪Boileau, est-il dit, qui vint ensuite (apres Regnier), mit dans ce qu'il ecrivit en ce genre _la raison en vers harmonieux et pleins d'images_: c'est du plus celebre poete de ce siecle que nous avons emprunte ce jugement sur les Epitres de Boileau, parce qu'une infinite de personnes dont l'autorite n'est point a mepriser, affectant aujourd'hui d'en juger plus defavorablement, nous avons craint, en nous elevant contre leur opinion, de mettre nos erreurs a la place des leurs.≫ Que de precautions pour oser louer!]
De nos jours, une haute et philosophique methode s'est introduite dans toutes les branches de l'histoire. Quand il s'agit de juger la vie, les actions, les ecrits d'un homme celebre, on commence par bien examiner et decrire l'epoque qui preceda sa venue, la societe qui le recut dans son sein, le mouvement general imprime aux esprits; on reconnait et l'on dispose, par avance, la grande scene ou le personnage doit jouer son role; du moment qu'il intervient, tous les developpements de sa force, tous les obstacles, tous les contrecoups sont prevus, expliques, justifies; et de ce spectacle harmonieux il resulte par degres, dans l'ame du lecteur, une satisfaction pacifique ou se repose l'intelligence. Cette methode ne triomphe jamais avec une evidence plus entiere et plus eclatante que lorsqu'elle ressuscite les hommes d'etat, les conquerants, les theologiens, les philosophes; mais quand elle s'applique aux poetes et aux artistes, qui sont souvent des gens de retraite et de solitude, les exceptions deviennent plus frequentes et il est besoin de prendre garde. Tandis que dans les ordres d'idees differents, en politique, en religion, en philosophie, chaque homme, chaque oeuvre tient son rang, et que tout fait bruit et nombre, le mediocre a cote du passable, et le passable a cote de l'excellent, dans l'art il n'y a que l'excellent qui compte; et notez que l'excellent ici peut toujours etre une exception, un jeu de la nature, un caprice du ciel, un don de Dieu. Vous aurez fait de beaux et legitimes raisonnements sur les races ou les epoques prosaiques; mais il plaira a Dieu que Pindare sorte un jour de Beotie, ou qu'un autre jour Andre Chenier naisse et meure au XVIIIe siecle. Sans doute ces aptitudes singulieres, ces facultes merveilleuses recues en naissant se coordonnent toujours tot ou tard avec le siecle dans lequel elles sont jetees et en subissent des inflexions durables. Mais pourtant ici l'initiative humaine est en premiere ligne et moins sujette aux causes generales; l'energie individuelle modifie, et, pour ainsi dire, s'assimile les choses; et d'ailleurs, ne suffit-il pas a l'artiste, pour accomplir sa destinee, de se creer un asile obscur dans ce grand mouvement d'alentour, de trouver quelque part un coin oublie, ou il puisse en paix tisser sa toile ou faire son miel? Il me semble donc que lorsqu'on parle d'un artiste et d'un poete, surtout d'un poete qui ne represente pas toute une epoque, il est mieux de ne pas compliquer des l'abord son histoire d'un trop vaste appareil philosophique, de s'en tenir, en commencant, au caractere prive, aux liaisons domestiques, et de suivre l'individu de pres dans sa destinee interieure, sauf ensuite, quand on le connaitra bien, a le traduire au grand jour, et a le confronter avec son siecle. C'est ce que nous ferons simplement pour Boileau.
_Fils d'un pere greffier, ne d'aieux avocats_ (1636), comme il le dit lui-meme dans sa dixieme epitre, Boileau passa son enfance et sa premiere jeunesse rue de Harlay (ou peut-etre rue de Jerusalem), dans une maison du temps d'Henri IV, et eut a loisir sous les yeux le spectacle de la vie bourgeoise et de la vie de palais. Il perdit sa mere en bas age; la famille etait nombreuse et son pere tres-occupe; le jeune enfant se trouva livre a lui-meme, loge dans une guerite au grenier. Sa sante en souffrit, son talent d'observation dut y gagner; il remarquait tout, maladif et taciturne; et comme il n'avait pas la tournure d'esprit reveuse et que son jeune age n'etait pas environne de tendresse, il s'accoutuma de bonne heure a voir les choses avec sens, severite et brusquerie mordante. On le mit bientot au college, ou il achevait sa quatrieme, lorsqu'il fut attaque de la pierre; il fallut le tailler, et l'operation faite en apparence avec succes lui laissa cependant pour le reste de sa vie une tres-grande incommodite. Au college, Boileau lisait, outre les auteurs classiques, beaucoup de poemes modernes, de romans, et, bien qu'il composat lui-meme, selon l'usage des rhetoriciens, d'assez mauvaises tragedies, son gout et son talent pour les vers etaient deja reconnus de ses maitres. En sortant de philosophie, il fut mis au droit; son pere mort, il continua de demeurer chez son frere Jerome qui avait herite de la charge de greffier, se fit recevoir avocat, et bientot, las de la chicane, il s'essaya a la theologie sans plus de gout ni de succes. Il n'y obtint qu'un benefice de 800 livres qu'il resigna apres quelques annees de jouissance, au profit, dit-on, de la demoiselle Marie Poncher de Bretouville qu'il avait aimee et qui se faisait religieuse. A part cet attachement, qu'on a meme revoque en doute, il ne semble pas que la jeunesse de Despreaux ait ete fort passionnee, et lui-meme convient qu'il est _tres-peu voluptueux_. Ce petit nombre de faits connus sur les vingt-quatre premieres annees de sa vie nous menent jusqu'en 1660, epoque ou il debute dans le monde litteraire par la publication de ses premieres satires.
Les circonstances exterieures etant donnees, l'etat politique et social etant connu, on concoit quelle dut etre sur une nature comme celle de Boileau l'influence de cette premiere education, de ces habitudes domestiques et de tout cet interieur. Rien de tendre, rien de maternel autour de cette enfance infirme et sterile; rien pour elle de bien inspirant ni de bien sympathique dans toutes ces conversations de chicane aupres du fauteuil du vieux greffier, rien qui touche, qui enleve et fasse qu'on s'ecrie avec Ducis: ≪Oh! que toutes ces pauvres maisons bourgeoises rient a mon coeur!≫ Sans doute a une epoque d'analyse et de retour sur soi-meme, une ame d'enfant reveur eut tire parti de cette gene et de ce refoulement; mais il n'y fallait pas songer alors, et d'ailleurs l'ame de Boileau n'y eut jamais ete propre. Il y avait bien, il est vrai, la ressource de la moquerie et du grotesque; deja Villon et Regnier avaient fait jaillir une abondante poesie de ces moeurs bourgeoises, de cette vie de cite et de basoche; mais Boileau avait une retenue dans sa moquerie, une sobriete dans son sourire, qui lui interdisait les debauches d'esprit de ses devanciers. Et puis les moeurs avaient perdu en saillie depuis que la regularite d'Henri IV avait passe dessus: Louis XIV allait imposer le decorum. Quant a l'effet hautement poetique et religieux des monuments d'alentour sur une jeune vie commencee entre Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, comment y penser en ce temps-la? Le sens du moyen-age etait completement perdu; l'ame seule d'un Milton pouvait en retrouver quelque chose, et Boileau ne voyait guere dans une cathedrale que de gras chanoines et un lutrin. Aussi que sort-il tout a coup, et pour premier essai, de cette verve de vingt-quatre ans, de cette existence de poete si longtemps miserable et comprimee? Ce n'est ni la pieuse et sublime melancolie du _Penseroso_ s'egarant de nuit, tout en larmes, sous les cloitres gothiques et les arceaux solitaires; ni une charge vigoureuse dans le ton de Regnier sur les orgies nocturnes, les allees obscures et les escaliers en limacon de la Cite; ni une douce et onctueuse poesie de famille et de coin du feu, comme en ont su faire La Fontaine et Ducis; c'est _Damon, ce grand auteur_, qui fait ses adieux a la ville, d'apres Juvenal; c'est une autre satire sur les embarras des rues de Paris; c'est encore une raillerie fine et saine des mauvais rimeurs qui fourmillaient alors et avaient usurpe une grande reputation a la ville et a la cour. Le frere de Gilles Boileau debutait, comme son caustique aine, par prendre a partie les Cotin et les Menage. Pour verve unique, il avait _la haine des sots livres_.
Nous venons de dire que le sens du moyen-age etait deja perdu depuis longtemps; il n'avait pas survecu en France au XVIe siecle; l'invasion grecque et romaine de la Renaissance l'avait etouffe. Toutefois, en attendant que cette grande et longue decadence du moyen-age fut menee a terme, ce qui n'arriva qu'a la fin du XVIIIe siecle, en attendant que l'ere veritablement moderne commencat pour la societe et pour l'art en particulier, la France, a peine reposee des agitations de la Ligue et de la Fronde, se creait lentement une litterature, une poesie, tardive sans doute et quelque peu artificielle, mais d'un melange habilement fondu, originale dans son imitation, et belle encore au declin de la societe dont elle decorait la ruine. Le drame mis a part, on peut considerer Malherbe et Boileau comme les auteurs officiels et en titre du mouvement poetique qui se produisit durant les deux derniers siecles, aux sommites et a la surface de la societe francaise. Ils se distinguent tous les deux par une forte dose d'esprit critique et par une opposition sans pitie contre leurs devanciers immediats. Malherbe est inexorable pour Ronsard, Des Portes et leurs disciples, comme Boileau le fut pour Colletet, Menage, Chapelain, Benserade, Scudery. Cette rigueur, surtout celle de Boileau, peut souvent s'appeler du nom d'equite; pourtant, meme quand ils ont raison, Malherbe et Boileau ne l'ont jamais qu'a la maniere un peu vulgaire du bon sens, c'est-a-dire sans portee, sans principes, avec des vues incompletes, insuffisantes. Ce sont des medecins empiriques; ils s'attaquent a des vices reels, mais exterieurs, a des symptomes d'une poesie deja corrompue au fond; et, pour la regenerer, ils ne remontent pas au coeur du mal. Parce que Ronsard et Des Portes, Scudery et Chapelain leur paraissent detestables, ils en concluent qu'il n'y a de vrai gout, de poesie veritable, que chez les anciens; ils negligent, ils ignorent, ils suppriment tout net les grands renovateurs de l'art au moyen-age; ils en jugent a l'aveugle par quelques pointes de Petrarque, par quelques concetti du Tasse auxquels s'etaient attaches les beaux esprits du temps d'Henri III et de Louis XIII. Et lorsque dans leurs idees de reforme, ils ont decide de revenir a l'antiquite grecque et romaine, toujours fideles a cette logique incomplete du bon sens qui n'ose pousser au bout des choses, ils se tiennent aux Romains de preference aux Grecs; et le siecle d'Auguste leur presente au premier aspect le type absolu du beau. Au reste, ces incertitudes et ces inconsequences etaient inevitables en un siecle episodique, sous un regne en quelque sorte accidentel, et qui ne plongeait profondement ni dans le passe ni dans l'avenir. Alors les arts, au lieu de vivre et de cohabiter au sein de la meme sphere et d'etre ramenes sans cesse au centre commun de leurs rayons, se tenaient isoles chacun a son extremite et n'agissaient qu'a la surface. Perrault, Mansart, Lulli, Le Brun, Boileau, Vauban, bien qu'ils eussent entre eux, dans la maniere et le procede, des traits generaux de ressemblance, ne s'entendaient nullement et ne sympathisaient pas, emprisonnes qu'ils etaient dans le technique et le metier. Aux epoques vraiment _palingenesiques_, c'est tout le contraire; Phidias qu'Homere inspire suppleerait Sophocle avec son ciseau; Orcagna commente Petrarque ou Dante avec son crayon; Chateaubriand comprend Bonaparte. Revenons a Boileau. Il eut ete trop dur d'appliquer a lui seul des observations qui tombent sur tout son siecle, mais auxquelles il a necessairement grande part en qualite de poete critique et de legislateur litteraire.
C'est la en effet le role et la position que prend Boileau par ses premiers essais. Des 1664, c'est-a-dire a l'age de vingt-huit ans, nous le voyons intimement lie avec tout ce que la litterature du temps a de plus illustre, avec La Fontaine et Moliere deja celebres, avec Racine dont il devient le guide et le conseiller. Les diners de la rue du Vieux-Colombier s'arrangent pour chaque semaine, et Boileau y tient le de de la critique. Il frequente les meilleures compagnies, celles de M. de La Rochefoucauld, de mesdames de La Fayette et de Sevigne, connait les Lamoignon, les Vivonne, les Pomponne, et partout ses decisions en matiere de gout font loi. Presente a la cour en 1669, il est nomme historiographe en 1677; a cette epoque, par la publication de presque toutes ses satires et ses epitres, de son _Art poetique_ et des quatre premiers chants du _Lutrin_, il avait atteint le plus haut degre de sa reputation.
Boileau avait quarante-un ans, lorsqu'il fut nomme historiographe; on peut dire que sa carriere litteraire se termine a cet age. En effet, durant les quinze annees qui suivent, jusqu'en 1693, il ne publia que les deux derniers chants du _Lutrin_; et jusqu'a la fin de sa vie (1711), c'est-a-dire pendant dix-huit autres annees, il ne fit plus que la satire _sur les Femmes, l'Ode a Namur_, les epitres _a ses Vers, a Antoine, et sur l'Amour de Dieu_, les satires _sur l'Homme_ et _sur l'Equivoque_. Cherchons dans la vie privee de Boileau l'explication de ces irregularites, et tirons-en quelques consequences sur la qualite de son talent.
Pendant le temps de sa renommee croissante, Boileau avait continue de loger chez son frere le greffier Jerome. Cet interieur devait etre assez peu agreable au poete, car la femme de Jerome etait, a ce qu'il parait, grondeuse et reveche. Mais les distractions du monde ne permettaient guere alors a Boileau de se ressentir des chicanes domestiques qui troublaient le menage de son frere. En 1679, a la mort de Jerome, il logea quelques annees chez son neveu Dongois, aussi greffier; mais bientot, apres avoir fait en carrosse les campagnes de Flandre et d'Alsace, il put acheter avec les liberalites du roi une petite maison a Auteuil, et on l'y trouve installe des 1687. Sa sante d'ailleurs, toujours si delicate, s'etait derangee de nouveau; il eprouvait une extinction de voix et une surdite qui lui interdisaient le monde et la cour. C'est en suivant Boileau dans sa solitude d'Auteuil qu'on apprend a le mieux connaitre; c'est en remarquant ce qu'il fit ou ne fit pas alors, durant pres de trente ans, livre a lui-meme, faible de corps, mais sain d'esprit, au milieu d'une campagne riante, qu'on peut juger avec plus de verite et de certitude ses productions anterieures et assigner les limites de ses facultes. Eh bien! le dirons-nous? chose etrange, inouie! pendant ce long sejour aux champs, en proie aux infirmites du corps qui, laissant l'ame entiere, la disposent a la tristesse et a la reverie, pas un mot de conversation, pas une ligne de correspondance, pas un vers qui trahisse chez Boileau une emotion tendre, un sentiment naif et vrai de la nature et de la campagne[3].
[Note 3: Afin d'etre juste, il ne faut pourtant pas oublier que quelques annees auparavant (1677), dans l'Epitre a M. de Lamoignon, le poete avait fait une description charmante de la campagne d'Hautile pres La Roche-Guyon, ou il etait alle passer l'ete chez son neveu Dongois. Il y peignait, en homme qui en sait jouir, les fraiches delices des champs, les divers details du paysage; c'est la qu'il est question de gaules _non plantes_,
Et de noyers souvent du passant insultes.
Mais ces accidents champetres, et toujours et avant tout ingenieux, sont rares chez Boileau, et ils le devinrent de plus en plus avec l'Age.--Puisque nous en sommes a ce detail, ne laissons pas de remarquer encore que la fontaine _Polycrecne_, dont il est question dans la meme epitre et qui arrose la vallee de Saint-Cheron, pres de Baville, fontaine chantee en latin par tous les doctes et les beaux-esprits du temps, Rapin, Huet, etc., est restee connue dans le pays sous le nom de _fontaine de Boileau_. Le beau bouquet d'arbres qui en couronnait le bassin a ete abattu il y a peu d'annees. Etait-ce un presage? (Voir ci-apres l'epitre en vers sur ce sujet.)]
Non, il n'est pas indispensable, pour provoquer en nous cette vive et profonde intelligence des choses naturelles, de s'en aller bien loin, au dela des mers, parcourant les contrees aimees du soleil et la patrie des citronniers, se balancant tout le soir dans une gondole, a Venise ou a Baia, aux pieds d'une Elvire ou d'une Guiccioli. Non, bien moins suffit: voyez Horace, comme il s'accommode, pour rever, d'un petit champ, d'une petite source d'eau vive, et d'un peu de bois au-dessus, _et paulum sylvae super his foret_; voyez La Fontaine, comme il aime s'asseoir et s'oublier de longues heures sous un chene; comme il entend a merveille les bois, les eaux, les pres, les garennes et les lapins broutant le thym et la rosee, les fermes avec leurs fumees, leurs colombiers et leurs basses-cours. Et le bon Ducis, qui demeura lui-meme a Auteuil, comme il aime aussi et comme il peint les petits fonds riants et les revers de coteaux! ≪J'ai fait une lieue ce matin, ecrit-il a l'un de ses amis, dans les plaines de bruyeres, et quelquefois entre des buissons qui sont couverts de fleurs et qui chantent.≫ Rien de tout cela chez Boileau. Que fait-il donc a Auteuil? Il y soigne sa sante, il y traite ses amis Rapin, Bourdaloue, Bouhonrs; il y joue aux quilles; il y cause, apres boire, nouvelles de cour, Academie, abbe Cotin, Charpentier ou Perrault, comme Nicole causait theologie sous les admirables ombrages de Port-Royal; il ecrit a Racine de vouloir bien le rappeler au souvenir du roi et de madame de Maintenon; il lui annonce qu'il compose une ode, qu'il _y hasarde des choses fort neuves, jusqu'a parler de la plume blanche que le roi a sur son chapeau_; les jours de verve, il reve et recite aux echos de ses bois cette terrible Ode sur la prise de Namur. Ce qu'il fait de mieux, c'est assurement une ingenieuse _epitre a Antoine_: encore ce bon jardinier y est-il transforme en _gouverneur_ du jardin; il ne _plante_ pas, mais _dirige_ l'if et le _chevre-feuil_, et _exerce_ sur les espaliers _l'art de la Quintinie_; il y avait meme a Auteuil du Versailles. Cependant Boileau vieillit, ses infirmites augmentent, ses amis meurent: La Fontaine et Racine lui sont enleves. Disons, a la louange de l'homme bon, dont en ce moment nous jugeons le talent avec une attention severe, disons qu'il fut sensible a l'amitie plus qu'a toute autre affection. Dans une lettre, datee de 1695 et adressee a M. de Maucroix au sujet de la mort de La Fontaine, on lit ce passage, le seul touchant peut-etre que presente la correspondance de Boileau: ≪Il me semble, monsieur, que voila une longue lettre. Mais quoi? le loisir que je me suis trouve aujourd'hui a Auteuil m'a comme transporte a Reims, ou je me suis imagine que je vous entretenois dans votre jardin, et que je vous revoyois encore comme autrefois, avec tous ces chers amis que nous avons perdus, et qui ont disparu velut somnium surgentis.≫ Aux infirmites de l'age se joignirent encore un proces desagreable a soutenir, et le sentiment des malheurs publics. Boileau, depuis la mort de Racine, ne remit pas les pieds a Versailles; il jugeait tristement les choses et les hommes; et meme, en matiere de gout, la decadence lui paraissait si rapide, qu'il allait jusqu'a regretter le temps des Bonnecorse et des Pradon. Ce qu'on a peine a concevoir, c'est qu'il vendit sur ses derniers jours sa maison d'Auteuil et qu'il vint mourir, en 1711, au cloitre Notre-Dame, chez le chanoine Lenoir, son confesseur. Le principal motif fut la piete sans doute, comme le dit le Necrologe de Port-Royal; mais l'economie y entra aussi pour quelque chose, car il ne haissait pas l'argent[4]. La vieillesse du poete historiographe ne fut pas moins triste et morose que celle du Monarque.
[Note 4: Cizeron-Rival, d'apres Brossette, _Recreations litteraires_.]
On doit maintenant, ce nous semble, comprendre notre opinion sur Boileau. Ce n'est pas du tout un poete, si l'on reserve ce titre aux etres fortement doues d'imagination et d'ame: son _Lutrin_ toutefois nous revele un talent capable d'invention, et surtout des beautes pittoresques de detail. Boileau, selon nous, est un esprit sense et fin, poli et mordant, peu fecond; d'une agreable brusquerie; religieux observateur du vrai gout; bon ecrivain en vers; d'une correction savante, d'un enjouement ingenieux; l'oracle de la cour et des lettres d'alors; tel qu'il fallait pour plaire a la fois a Patru et a M. de Bussy, a M. Daguesseau et a madame de Sevigne, a M. Arnauld et a madame de Maintenon, pour imposer aux jeunes courtisans, pour agreer aux vieux, pour etre estime de tous honnete homme et d'un merite solide. C'est le _poete-auteur_, sachant converser et vivre[5], mais veridique, irascible a l'idee du faux, prenant feu pour le juste, et arrivant quelquefois par sentiment d'equite litteraire a une sorte d'attendrissement moral et de rayonnement lumineux, comme dans son Epitre a Racine[6]. Celui-ci represente tres-bien le cote tendre et passionne de Louis XIV et de sa cour; Boileau en represente non moins parfaitement la gravite soutenue, le bon sens probe releve de noblesse, l'ordre decent. La litterature et la poetique de Boileau sont merveilleusement d'accord avec la religion, la philosophie, l'economie politique, la strategie et tous les arts du temps: c'est le meme melange de sens droit et d'insuffisance, de vues provisoirement justes, mais peu decisives.
[Note 5: Voir l'agreable conversation entre Despreaux, Racine, M. Daguesseau, l'abbe Renaudot, etc., etc., ecrite par Valincour et publiee par Adry, a la fin de son edition de la _Princesse de Cleves_ (1807).--Le fait est que Boileau, de bonne heure en possession du sceptre, passa la tres-grande moitie de sa vie a converser et a tenir tete a tout venant: ≪Il est heureux comme un roi (ecrivait Racine, 1698), dans sa solitude ou plutot son hotellerie d'Auteuil. Je l'appelle ainsi, parce qu'il n'y a point de jour ou il n'y ait quelque nouvel ecot, et souvent deux ou trois qui ne se connoissent pas trop les uns les autres. Il est heureux de s'accommoder ainsi de tout le monde; pour moi, j'aurois cent fois vendu la maison.≫ Ce qui pourtant explique qu'a la fin Boileau, devenu morose, l'ait vendue.]
[Note 6: ≪La raison, dit Vauvenargues, n'etait pas en Boileau distincte du sentiment.≫ Mademoiselle de Meulan (depuis madame Guizot) ajoute: ≪C'etait, en effet, jusqu'au fond du coeur que Boileau se sentait saisi de la raison et de la verite. La raison fut son genie; c'etait en lui un organe delicat, prompt, irritable, blesse d'un mauvais sens comme une oreille sensible l'est d'un mauvais son, et se soulevant comme une partie offensee sitot que quelque chose venait a la choquer.≫ Cette meme raison si sensible, qui lui inspirait, nous dit-il, des quinze ans, _la haine_ d'un sot livre, lui faisait _benir_ son siecle apres _Phedre_.]
Il reforma les vers, mais comme Colbert les finances, comme Pussort le code, avec des idees de detail. Brossette le comparait a M. Domat qui restaura la raison dans la jurisprudence. Racine lui ecrivait du camp pres de Namur: ≪La verite est que notre tranchee est quelque chose de prodigieux, embrassant a la fois plusieurs montagnes et plusieurs vallees avec une infinite de tours et de retours, autant presque qu'il y a de rues a Paris.≫ Boileau repondait d'Auteuil, en parlant de la Satire des Femmes qui l'occupait alors: ≪C'est un ouvrage qui me tue par la multitude des transitions, qui sont, a mon sens, le plus difficile chef-d'oeuvre de la poesie.≫ Boileau faisait le vers a la Vauban; les transitions valent les circonvallations; la grande guerre n'etait pas encore inventee. Son Epitre sur le passage du Rhin est tout a fait un tableau de Van der Meulen. On a appele Boileau le janseniste de notre poesie; _janseniste_ est un peu fort, _gallican_ serait plus vrai. En effet, la theorie poetique de Boileau ressemble souvent a la theorie religieuse des eveques de 1682; sage en application, peu consequente aux principes. C'est surtout dans la querelle des anciens et des modernes et dans la polemique avec Perrault, que se trahit cette infirmite propre a la logique du sens commun. Perrault avait reproche a Homere une multitude de mots bas, et _les mots bas_, selon Longin et Boileau, _sont autant de marques honteuses qui fletrissent l'expression_. Jaloux de defendre Homere, Boileau, au lieu d'accueillir bravement la critique de Perrault et d'en decorer son poete a titre d'eloge, au lieu d'oser admettre que la cour d'Agamemnon n'etait pas tenue a la meme etiquette de langage que celle de Louis le Grand, Boileau se rejette sur ce que Longin, qui reproche des termes bas a plusieurs auteurs et a Herodote en particulier, ne parle pas d'Homere: preuve evidente que les oeuvres de ce poete ne renferment point un seul terme bas, et que toutes ses expressions sont nobles. Mais voila que, dans un petit traite, Denis d'Halicarnasse, pour montrer que la beaute du style consiste principalement dans l'arrangement des mots, a cite l'endroit de l'Odyssee ou, a l'arrivee de Telemaque, les chiens d'Eumee n'aboient pas et remuent la queue; sur quoi le rheteur ajoute que c'est bien ici l'arrangement et non le choix des mots qui fait l'agrement; car, dit-il, la plupart des mots employes sont _tres-vils_ et _tres-bas_. Racine lit, un jour, cette observation de Denis d'Halicarnasse, et vite il la communique a Boileau qui niait les termes pretendus vils et bas, reproches par Perrault a Homere: ≪J'ai fait reflexion, lui ecrit Racine, qu'au lieu de dire que le mot d'ane est en grec un mot tres-noble, vous pourriez vous contenter de dire que c'est un mot qui n'a rien de bas, et qui est comme celui de cerf, de cheval, de brebis, etc. Ce _tres-noble_ me parait un peu trop fort.≫ C'est la qu'en etaient ces grands hommes en fait de theorie et de critique litteraire. Un autre jour, il y eut devant Louis XIV une vive discussion a propos de l'expression _rebrousser chemin_, que le roi desapprouvait comme basse, et que condamnaient a l'envi tous les courtisans, et Racine le premier. Boileau seul, conseille de son bon sens, osa defendre l'expression; mais il la defendit bien moins comme nette et franche en elle-meme que comme recue dans le style noble et poli, depuis que Vaugelas et d'Ablancourt l'avaient employee.
Si de la theorie poetique de Boileau nous passons a l'application qu'il en fait en ecrivant, il ne nous faudra, pour le juger, que pousser sur ce point l'idee generale tant de fois enoncee dans cet article. Le style de Boileau, en effet, est sense, soutenu, elegant et grave; mais cette gravite va quelquefois jusqu'a la pesanteur, cette elegance jusqu'a la fatigue, ce bon sens jusqu'a la vulgarite. Boileau, l'un des premiers et plus instamment que tout autre, introduisit dans les vers la manie des periphrases, dont nous avons vu sous Delille le grotesque triomphe; car quel miserable progres de versification, comme dit M. Emile Deschamps, qu'un logogriphe en huit alexandrins, dont le mot est _chiendent_ ou _carotte_? ≪Je me souviens, ecrit Boileau a M. de Maucroix, que M. de La Fontaine m'a dit plus d'une fois que les deux vers de mes ouvrages qu'il estimait davantage, c'etaient ceux ou je loue le roi d'avoir etabli la manufacture des points de France a la place des points de Venise. Les voici: c'est dans la premiere epitre a Sa Majeste:
Et nos voisins frustres de ces tributs serviles Que payoit a leur art le luxe de nos villes.≫
Assurement, La Fontaine etait bien humble de preferer ces vers laborieusement elegants de Boileau a tous les autres; a ce prix, les siens propres, si francs et si naifs d'expression, n'eussent guere rien valu. ≪Croiriez-vous, dit encore Boileau dans la mome lettre en parlant de sa dixieme Epitre, croiriez-vous qu'un des endroits ou tous ceux a qui je l'ai recitee se recrient le plus, c'est un endroit qui ne dit autre chose sinon qu'aujourd'hui que j'ai cinquante-sept ans, je ne dois plus pretendre a l'approbation publique? cela est dit en quatre vers, que je veux bien vous ecrire ici, afin que vous me mandiez si vous les approuvez:
Mais aujourd'hui qu'enfin la vieillesse venue, Sous mes faux cheveux blonds deja toute chenue, A jete sur ma tete avec ses doigts pesants Onze lustres complets surcharges de deux ans.
≪Il me semble que la perruque est assez heureusement frondee dans ces vers.≫ Cela rappelle cette autre hardiesse avec laquelle dans l'Ode a Namur, Boileau parle _de la plume blanche que le roi a sur son chapeau_[7]. En general, Boileau, en ecrivant, attachait trop de prix aux petites choses: sa theorie du style, celle de Racine lui-meme, n'etait guere superieure aux idees que professait le bon Rollin. ≪On ne m'a pas fort accable d'eloges sur le sonnet de ma parente, ecrit Boileau a Brossette; cependant, monsieur, oserai-je vous dire que c'est une des choses de ma facon dont je m'applaudis le plus, et que je ne crois pas avoir rien dit de plus gracieux que:
A ses jeux innocents enfant associe,
et
Rompit de ses beaux jours le fil trop delie,
et
Fut le premier demon qui m'inspira des vers.
[Note 7: ≪Il ne s'est jamais vante, comme il est dit dans le _Boloeana_, d'avoir le premier parle en vers de notre artillerie, et son dernier commentateur prend une peine fort inutile en rappelant plusieurs vers d'anciens poetes pour prouver le contraire. La gloire d'avoir parle le premier du fusil et du canon n'est pas grande. Il se vantoit d'en avoir le premier parle poetiquement, et par de nobles periphrases.≫ (RACINE fils, _Memoires_ sur la vie de son pere.)]
≪C'est a vous a en juger.≫ Nous estimons ces vers fort bons sans doute, mais non pas si merveilleux que Boileau semble le croire. Dans une lettre a Brossette, on lit encore ce curieux passage: ≪L'autre objection que vous me faites est sur ce vers de ma Poetique:
De Styx et d'Acheron peindre les noirs torrents.
Vous croyez que
Du Styx, de l'Acheron peindre les noirs torrents,
seroit mieux. Permettez-moi de vous dire que vous avez en cela l'oreille un peu prosaique, et qu'un homme vraiment poete ne me fera jamais cette difficulte, parce que _de Styx et d'Acheron_ est beaucoup plus soutenu que _du Styx, de l'Acheron. Sur les bords fameux de Seine et de Loire_ seroit bien plus noble dans un vers, que _sur les bords fameux de la Seine et de la Loire_. Mais ces agrements sont des mysteres qu'Apollon n'enseigne qu'a ceux qui sont veritablement inities dans son art.≫ La remarque est juste, mais l'expression est bien forte. Ou en serions-nous, bon Dieu! si en ces sortes de choses gisait la poesie avec tous ses _mysteres_? Chez Boileau, cette timidite du bon sens, deja signalee, fait que la metaphore est bien souvent douteuse, incoherente, trop tot arretee et tarie, non pas hardiment logique, tout d'une venue et comme a pleins bords.
Le Francois, ne malin, forma le vaudeville, Agreable indiscret, qui, conduit par le chant, Passe de bouche en bouche et s'accroit en marchant.
Qu'est-ce, je le demande, qu'un _indiscret_ qui _passe de bouche en bouche_ et _s'accroit en marchant_? Ailleurs Boileau dira:
Inventez des ressorts qui puissent m'attacher,
comme si l'on _attachait_ avec des _ressorts_; des _ressorts poussent, mettent en jeu_, mais _n'attachent_ pas. Il appellera Alexandre _ce fougueux l'Angeli_, comme si l'Angeli, fou de roi, etait reellement un fou prive de raison; il fera _monter la trop courte beaute sur des patins_, comme si une _beaute_ pouvait etre _longue_ ou _courte_. Encore un coup, chez Boileau la metaphore evidemment ne surgit presque jamais une, entiere, indivisible et tout armee: il la compose, il l'acheve a plusieurs reprises; il la fabrique avec labeur, et l'on apercoit la trace des soudures[8]. A cela pres, et nos reserves une fois posees, personne plus que nous ne rend hommage a cette multitude de traits fins et solides, de descriptions artistement faites, a cette moquerie temperee, a ce mordant sans fiel, a cette causerie melee d'agrement et de serieux, qu'on trouve dans les bonnes pages de Boileau[9]. Il nous est impossible pourtant de ne pas preferer le style de Regnier ou de Moliere.
[Note 8: Plus d'une fois, dans la suite de ces volumes, on trouvera des modifications apportees a cette theorie trop absolue que je donnais ici de la metaphore. La metaphore, je suis venu a le reconnaitre, n'a pas besoin, pour etre legitime et belle, d'etre si completement armee de pied en cap; elle n'a pas besoin d'une rigueur materielle si soutenue jusque dans le moindre detail. S'adressant a l'esprit et faite avant tout pour lui figurer l'idee, elle peut sur quelques points laisser l'idee elle-meme apparaitre dans les intervalles de l'image. Ce defaut de cuirasse, en fait de metaphore, n'est pas d'un grand inconvenient; il suffit qu'il n'y ait pas contradiction ni disparate. Quelle que soit la beaute de l'image employee, l'esprit sait bien que ce n'est qu'une image, et que c'est a l'idee surtout qu'il a affaire. Il en est de la perfection metaphorique un peu comme de l'illusion scenique a laquelle il ne faut pas trop sacrifier dans le sens materiel, puisque l'esprit n'en est jamais dupe. Il y a meme de l'elegance vraie et du gallicisme dans l'incomplet de certaines metaphores.]
[Note 9: Dans son eloge de Despreaux (_Hist. de l'Acad. des Inscript._), M. de Boze a dit tres-judicieusement: ≪Nous croyons qu'il est inutile de vouloir donner au public une idee plus particuliere des Satires de M. Despreaux. Qu'ajouterions-nous a l'idee qu'il en a deja? Devenues l'appui ou la ressource de la plupart des conversations, combien de maximes, de proverbes ou de bons mots ont-elles fait naitre dans notre langue! et de la notre, combien en ont-elles fait passer dans celle des etrangers! Il y a peu de livres qui aient plus agreablement exerce la memoire des hommes, et il n'y en a certainement point qu'il fut aujourd'hui plus aise de restituer, si toutes les copies et toutes les editions en etoient perdues.≫]
Que si maintenant on nous oppose qu'il n'etait pas besoin de tant de detours pour enoncer sur Boileau une opinion si peu neuve et que bien des gens partagent au fond, nous rappellerons qu'en tout ceci nous n'avons pretendu rien inventer; que nous avons seulement voulu rafraichir en notre esprit les idees que le nom de Boileau reveille, remettre ce celebre personnage en place, dans son siecle, avec ses merites et ses imperfections, et revoir sans prejuges, de pres a la fois et a distance, le correct, l'elegant, l'ingenieux redacteur d'un code poetique abroge.
Avril 1829.
Comme correctif a cet article critique, on demande la permission d'inserer ici la piece de vers suivante, qui est posterieure de pres de quinze ans. A ceux qui l'accuseraient encore d'avoir jete la pierre aux statues de Racine et de Boileau, l'auteur, pour toute reponse, a droit maintenant de faire remarquer qu'en ecrivant _les Larmes de Racine_ et _la Fontaine de Boileau_, il a temoigne, tres-incompletement sans doute, de son admiration sincere pour ces deux poetes, mais qu'en cela meme il a donne bien autant de gages peut-etre que ne l'ont fait certains de ses accusateurs.
LA FONTAINE DE BOILEAU[10]
[Note 10: Il est indispensable, en lisant la piece qui suit, d'avoir presente a la memoire l'Epitre VI de Boileau a M. de Lamoignon, dans laquelle il parle de Baville et de la vie qu'on y mene.]
EPITRE
A MADAME LA COMTESSE MOLE.
Dans les jours d'autrefois qui n'a chante Baville? Quand septembre apparu delivrait de la ville Le grave Parlement assis depuis dix mois, Baville se peuplait des hotes de son choix, Et, pour mieux animer son illustre retraite, Lamoignon conviait et savant et poete. Guy Patin accourait, et d'un eclat soudain Faisait rire l'echo jusqu'au bout du jardin, Soit que, du vieux Senat l'ame tout occupee, Il poignardat Cesar en proclamant Pompee, Soit que de l'antimoine il contat quelque tour. Huet, d'un ton discret et plus fait a la cour, Sans zele et passion causait de toute chose, Des enfants de Japhet, ou meme d'une rose. Deja plein du sujet qu'il allait meditant, Rapin[11] vantait le parc et celebrait l'etang. Mais voici Despreaux, amenant sur ses traces L'agrement serieux, l'a-propos et les graces.
O toi dont, un seul jour, j'osai nier la loi, Veux-tu bien, Despreaux, que je parle de toi, Que j'en parle avec gout, avec respect supreme, Et comme t'ayant vu dans ce cadre qui t'aime!
Fier de suivre a mon tour des hotes dont le nom N'a rien qui cede en gloire au nom de Lamoignon, J'ai visite les lieux, et la tour, et l'allee Ou des facheux ta muse epiait la volee; Le berceau plus couvert qui recueillait tes pas; La fontaine surtout, chere au vallon d'en bas, La fontaine en tes vers _Polycrene_ epanchee, Que le vieux villageois nomme aussi _la Rachee_[12], Mais que plus volontiers, pour ennoblir son eau, Chacun salue encor _Fontaine de Boileau_. Par un des beaux matins des premiers jours d'automne, Le long de ces coteaux qu'un bois leger couronne, Nous allions, repassant par ton meme chemin Et le reconnaissant, ton Epitre a la main. Moi, comme un converti, plus devot a ta gloire. Epris du flot sacre, je me disais d'y boire: Mais, helas! ce jour-la, les simples gens du lieu Avaient fait un lavoir de la source du dieu, Et de femmes, d'enfants, tout un cercle a la ronde Occupaient la naiade et m'en alteraient l'onde. Mes guides cependant, d'une commune voix, Regrettaient le bouquet des ormes d'autrefois, Hautes cimes longtemps a l'entour respectees, Qu'un dernier possesseur a terre avait jetees. Malheur a qui, docile au cupide interet, Deshonore le front d'une antique foret, Ou depouille a plaisir la colline prochaine! Trois fois malheur, si c'est au bord d'une fontaine!
Etait-ce donc presage, o noble Despreaux, Que la hache tombant sur ces arbres si beaux Et ravageant l'ombrage ou s'egaya ta muse? Est-ce que des talents aussi la gloire s'use, Et que, reverdissant en plus d'une saison, On finit, a son tour, par joncher le gazon, Par tomber de vieillesse, ou de chute plus rude, Sous les coups des neveux dans leur ingratitude? Ceux surtout dont le lot, moins fait pour l'avenir. Fut d'enseigner leur siecle et de le maintenir, De lui marquer du doigt la limite tracee, De lui dire ou le gout moderait la pensee, Ou s'arretait a point l'art dans le naturel, Et la dose de sens, d'agrement et de sel, Ces talents-la, si vrais, pourtant plus que les autres Sont sujets aux rebuts des temps comme les notres, Bruyants, emancipes, prompts aux neuves douceurs, Grands ecoliers riant de leurs vieux professeurs. Si le meme conseil preside aux beaux ouvrages, La forme du talent varie avec les ages, Et c'est un nouvel art que dans le gout present D'offrir l'eternel fond antique et renaissant. Tu l'aurais su, Boileau! Toi dont la ferme idee Fut toujours de justesse et d'a-propos guidee, Qui d'abord epuras le beau regne ou tu vins, Comment aurais-tu fait dans nos jours incertains? J'aime ces questions, cette vue inquiete, Audace du critique et presque du poete. Prudent roi des rimeurs, il t'aurait bien fallu Sortir chez nous du cercle ou ta raison s'est plu. Tout poete aujourd'hui vise au parlementaire; Apres qu'il a chante, nul ne saura se taire: Il parlera sur tout, sur vingt sujets au choix; Son gosier le chatouille et veut lancer sa voix. Il faudrait bien les suivre, o Boileau, pour leur dire Qu'ils egarent le souffle ou leur doux chant s'inspire, Et qui differe tant, meme en plein carrefour, Du son rauque et menteur des trompettes du jour. |
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