2014년 10월 29일 수요일

Portraits litteraires 1

Portraits litteraires 1


Portraits litteraires, Tome I, by C.-A. Sainte-Beuve


BOILEAU, PIERRE CORNEILLE, LA FONTAINE, RACINE, JEAN-BAPT. ROUSSEAU, LE
BRUN, MATHURIN REGNIER, ANDRE CHENIER, GEORGE FARCY, DIDEROT, L'ABBE
PREVOST, M. ANDRIEUX, M. JOUFFROY, M. AMPERE, BAYLE, LA BRUYERE,
MILLEVOYE, CHARLES NODIER.

Chaque publication de ces volumes de critique est une maniere pour moi
de liquider en quelque sorte le passe, de mettre ordre a mes affaires
litteraires.≫ C'est ce que je disais dans une derniere edition de ces
portraits, et j'ai tache de m'en souvenir ici. Bien que ce ne soit
qu'une edition nouvelle a laquelle un choix severe a preside, j'ai fait
en sorte qu'elle parut a certains egards veritablement augmentee. En
parlant ainsi, j'entends bien n'en pas separer le volume intitule:
_Portraits de Femmes_, qu'on a juge plus commode d'isoler et d'assortir
en une meme suite, mais qui fait partie integrante de ce que j'appelle
ma presente liquidation. Les portraits des morts seuls ont trouve place
dans ces volumes; c'a ete un moyen de rendre la ressemblance de plus
en plus fidele. J'ai ajoute ca et la bien des petites notes et corrige
quelques erreurs. C'est a quoi les reimpressions surtout sont bonnes;
les auteurs en devraient mieux profiter qu'ils ne font. L'histoire
litteraire prete tant aux inadvertances par les particularites dont elle
abonde! Le docteur Boileau, frere du satirique, a ecrit en latin un
petit traite sur les bevues des auteurs illustres; et, en les relevant,
on assure qu'il en a commis a son tour. J'ai fait de plus en plus mon
possible pour eviter de trop grossir cette liste fatale, ou les
grands noms qui y figurent ne peuvent servir d'excuse qu'a eux-memes.
≪L'histoire litteraire est une mer sans rivage,≫ avait coutume de dire
M. Daunou, qui en parlait en vieux nocher; elle a par consequent ses
ecueils, ses ennuis. Mais il faut vite ajouter qu'au milieu meme des
soins infinis et minutieux qu'elle suppose, elle porte avec elle sa
douceur et sa recompense.

Septembre 1843.



BOILEAU[1]

[Note 1: Cet article fut le premier du premier numero de la _Revue
de Paris_ qui naissait (avril 1829); il parut sous la rubrique assez
legere de _Litterature ancienne_, que le spirituel directeur (M. Veron)
avait pris sur lui d'ajouter. Grand scandale dans un certain camp! Quoi?
ces modeles toujours presents, venir les ranger parmi les _anciens_!
Quinze ans apres, M. Cousin, a propos de Pascal, posait en principe, au
sein de l'Academie, qu'il etait temps de traiter les auteurs du siecle
de Louis XIV comme des _anciens_; et l'Academie applaudissait.--Il est
vrai que dans ce second temps et depuis qu'on est entre methodiquement
dans cette voie, on s'est mis a appliquer aux oeuvres du XVIIe siecle
tous les procedes de la critique comme l'entendaient les anciens
grammairiens. On s'est attache a fixer le texte de chaque auteur; on en
a dresse des lexiques. Je ne blame pas ces soins; bien loin de la, je
les honore, et j'en profite; le moment en etait venu sans doute; mais
l'opiniatrete du labeur, chez ceux qui s'y livrent, remplace trop
souvent la vivacite de l'impression litteraire, et tient lieu du gout.
On creuse, on pioche a fond chaque coin et recoin du XVIIe siecle.
Est-on arrive, pour cela, a le sentir, a le gouter avec plus de justesse
ou de delicatesse qu'auparavant?]

Depuis plus d'un siecle que Boileau est mort, de longues et continuelles
querelles se sont elevees a son sujet. Tandis que la posterite
acceptait, avec des acclamations unanimes, la gloire des Corneille,
des Moliere, des Racine, des La Fontaine, on discutait sans cesse, on
revisait avec une singuliere rigueur les titres de Boileau au genie
poetique; et il n'a guere tenu a Fontenelle, a d'Alembert, a Helvetius,
a Condillac, a Marmontel, et par instants a Voltaire lui-meme, que cette
grande renommee classique ne fut entamee. On sait le motif de presque
toutes les hostilites et les antipathies d'alors: c'est que Boileau
n'etait pas _sensible_; on invoquait la-dessus certaine anecdote,
plus que suspecte, inseree a _l'Annee litteraire_, et reproduite par
Helvetius; et comme au dix-huitieme siecle le _sentiment_ se melait a
tout, a une description de Saint-Lambert, a un conte de Crebillon fils,
ou a l'histoire philosophique des Deux-Indes, les belles dames, les
philosophes et les geometres avaient pris Boileau en grande aversion[2].
Pourtant, malgre leurs epigrammes et leurs demi-sourires, sa renommee
litteraire resista et se consolida de jour en jour. Le _Poete du bon
sens_, le _legislateur de notre Parnasse_ garda son rang supreme. Le mot
de Voltaire, _Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur_, fit
fortune et passa en proverbe; les idees positives du XVIIIe siecle et la
philosophie condillacienne, en triomphant, semblerent marquer d'un sceau
plus durable la renommee du plus sense, du plus logique et du plus
correct des poetes. Mais ce fut surtout lorsqu'une ecole nouvelle
s'eleva en litterature, lorsque certains esprits, bien peu nombreux
d'abord, commencerent de mettre en avant des theories inusitees et les
appliquerent dans des oeuvres, ce fut alors qu'en haine des innovations
on revint de toutes parts a Boileau comme a un ancetre illustre et qu'on
se rallia a son nom dans chaque melee. Les academies proposerent a
l'envi son eloge: les editions de ses oeuvres se multiplierent; des
commentateurs distingues, MM. Viollet-le-Duc, Amar, de Saint-Surin,
l'environnerent des assortiments de leur gout et de leur erudition; M.
Daunou en particulier, ce venerable representant de la litterature et
de la philosophie du XVIIIe siecle, rangea autour de Boileau, avec une
sorte de piete, tous les faits, tous les jugements, toutes les apologies
qui se rattachent a cette grande cause litteraire et philosophique.
Mais, cette fois, le concert de si dignes efforts n'a pas suffisamment
protege Boileau contre ces idees nouvelles, d'abord obscures et
decriees, mais croissant et grandissant sous les clameurs. Ce ne sont
plus en effet, comme au XVIIIe siecle, de piquantes epigrammes et des
personnalites moqueuses; c'est une forte et serieuse attaque contre les
principes et le fond meme de la poetique de Boileau; c'est un examen
tout litteraire de ses inventions et de son style, un interrogatoire
severe sur les qualites de poete qui etaient ou n'etaient pas en lui.
Les epigrammes meme ne sont plus ici de saison; on en a tant fait contre
lui en ces derniers temps, qu'il devient presque de mauvais gout de les
repeter. Nous n'aurons pas de peine a nous les interdire dans le petit
nombre de pages que nous allons lui consacrer. Nous ne chercherons pas
non plus a instruire un proces regulier et a prononcer des conclusions
definitives. Ce sera assez pour nous de causer librement de Boileau avec
nos lecteurs, de l'etudier dans son intimite, de l'envisager en detail
selon notre point de vue et les idees de notre siecle, passant tour a
tour de l'homme a l'auteur, du bourgeois d'Auteuil au poete de Louis le
Grand, n'eludant pas a la rencontre les graves questions d'art et de
style, les eclaircissant peut-etre quelquefois sans pretendre jamais les
resoudre. Il est bon, a chaque epoque litteraire nouvelle, de repasser
en son esprit et de revivifier les idees qui sont representees par
certains noms devenus sacramentels, dut-on n'y rien changer, a peu
pres comme a chaque nouveau regne on refrappe monnaie et on rajeunit
l'effigie sans alterer le poids.

[Note 2: Rien ne saurait mieux donner idee du degre de defaveur que
la reputation de Boileau encourait a un certain moment, que de voir dans
l'excellent recueil intitule _l'Esprit des Journaux_ (mars 1785, page
243) le passage suivant d'un article sur l'_Epitre en vers_, adresse de
Montpellier aux redacteurs du journal; ce passage, a mon sens, par son
incidence meme et son hasard tout naturel, exprime mieux l'etat de
l'opinion courante que ne le ferait un jugement formel: ≪Boileau, est-il
dit, qui vint ensuite (apres Regnier), mit dans ce qu'il ecrivit en ce
genre _la raison en vers harmonieux et pleins d'images_: c'est du plus
celebre poete de ce siecle que nous avons emprunte ce jugement sur les
Epitres de Boileau, parce qu'une infinite de personnes dont l'autorite
n'est point a mepriser, affectant aujourd'hui d'en juger plus
defavorablement, nous avons craint, en nous elevant contre leur opinion,
de mettre nos erreurs a la place des leurs.≫ Que de precautions pour
oser louer!]

De nos jours, une haute et philosophique methode s'est introduite dans
toutes les branches de l'histoire. Quand il s'agit de juger la vie, les
actions, les ecrits d'un homme celebre, on commence par bien examiner et
decrire l'epoque qui preceda sa venue, la societe qui le recut dans son
sein, le mouvement general imprime aux esprits; on reconnait et l'on
dispose, par avance, la grande scene ou le personnage doit jouer son
role; du moment qu'il intervient, tous les developpements de sa force,
tous les obstacles, tous les contrecoups sont prevus, expliques,
justifies; et de ce spectacle harmonieux il resulte par degres,
dans l'ame du lecteur, une satisfaction pacifique ou se repose
l'intelligence. Cette methode ne triomphe jamais avec une evidence plus
entiere et plus eclatante que lorsqu'elle ressuscite les hommes d'etat,
les conquerants, les theologiens, les philosophes; mais quand elle
s'applique aux poetes et aux artistes, qui sont souvent des gens de
retraite et de solitude, les exceptions deviennent plus frequentes et
il est besoin de prendre garde. Tandis que dans les ordres d'idees
differents, en politique, en religion, en philosophie, chaque homme,
chaque oeuvre tient son rang, et que tout fait bruit et nombre, le
mediocre a cote du passable, et le passable a cote de l'excellent, dans
l'art il n'y a que l'excellent qui compte; et notez que l'excellent ici
peut toujours etre une exception, un jeu de la nature, un caprice
du ciel, un don de Dieu. Vous aurez fait de beaux et legitimes
raisonnements sur les races ou les epoques prosaiques; mais il plaira
a Dieu que Pindare sorte un jour de Beotie, ou qu'un autre jour Andre
Chenier naisse et meure au XVIIIe siecle. Sans doute ces aptitudes
singulieres, ces facultes merveilleuses recues en naissant se
coordonnent toujours tot ou tard avec le siecle dans lequel elles sont
jetees et en subissent des inflexions durables. Mais pourtant ici
l'initiative humaine est en premiere ligne et moins sujette aux causes
generales; l'energie individuelle modifie, et, pour ainsi dire,
s'assimile les choses; et d'ailleurs, ne suffit-il pas a l'artiste,
pour accomplir sa destinee, de se creer un asile obscur dans ce grand
mouvement d'alentour, de trouver quelque part un coin oublie, ou il
puisse en paix tisser sa toile ou faire son miel? Il me semble donc que
lorsqu'on parle d'un artiste et d'un poete, surtout d'un poete qui ne
represente pas toute une epoque, il est mieux de ne pas compliquer des
l'abord son histoire d'un trop vaste appareil philosophique, de s'en
tenir, en commencant, au caractere prive, aux liaisons domestiques, et
de suivre l'individu de pres dans sa destinee interieure, sauf ensuite,
quand on le connaitra bien, a le traduire au grand jour, et a le
confronter avec son siecle. C'est ce que nous ferons simplement pour
Boileau.

_Fils d'un pere greffier, ne d'aieux avocats_ (1636), comme il le
dit lui-meme dans sa dixieme epitre, Boileau passa son enfance et sa
premiere jeunesse rue de Harlay (ou peut-etre rue de Jerusalem), dans
une maison du temps d'Henri IV, et eut a loisir sous les yeux le
spectacle de la vie bourgeoise et de la vie de palais. Il perdit sa mere
en bas age; la famille etait nombreuse et son pere tres-occupe; le jeune
enfant se trouva livre a lui-meme, loge dans une guerite au grenier. Sa
sante en souffrit, son talent d'observation dut y gagner; il remarquait
tout, maladif et taciturne; et comme il n'avait pas la tournure d'esprit
reveuse et que son jeune age n'etait pas environne de tendresse, il
s'accoutuma de bonne heure a voir les choses avec sens, severite et
brusquerie mordante. On le mit bientot au college, ou il achevait sa
quatrieme, lorsqu'il fut attaque de la pierre; il fallut le tailler, et
l'operation faite en apparence avec succes lui laissa cependant pour le
reste de sa vie une tres-grande incommodite. Au college, Boileau lisait,
outre les auteurs classiques, beaucoup de poemes modernes, de romans,
et, bien qu'il composat lui-meme, selon l'usage des rhetoriciens,
d'assez mauvaises tragedies, son gout et son talent pour les vers
etaient deja reconnus de ses maitres. En sortant de philosophie, il fut
mis au droit; son pere mort, il continua de demeurer chez son frere
Jerome qui avait herite de la charge de greffier, se fit recevoir
avocat, et bientot, las de la chicane, il s'essaya a la theologie sans
plus de gout ni de succes. Il n'y obtint qu'un benefice de 800 livres
qu'il resigna apres quelques annees de jouissance, au profit, dit-on, de
la demoiselle Marie Poncher de Bretouville qu'il avait aimee et qui se
faisait religieuse. A part cet attachement, qu'on a meme revoque en
doute, il ne semble pas que la jeunesse de Despreaux ait ete fort
passionnee, et lui-meme convient qu'il est _tres-peu voluptueux_. Ce
petit nombre de faits connus sur les vingt-quatre premieres annees de
sa vie nous menent jusqu'en 1660, epoque ou il debute dans le monde
litteraire par la publication de ses premieres satires.

Les circonstances exterieures etant donnees, l'etat politique et social
etant connu, on concoit quelle dut etre sur une nature comme celle
de Boileau l'influence de cette premiere education, de ces habitudes
domestiques et de tout cet interieur. Rien de tendre, rien de maternel
autour de cette enfance infirme et sterile; rien pour elle de bien
inspirant ni de bien sympathique dans toutes ces conversations de
chicane aupres du fauteuil du vieux greffier, rien qui touche, qui
enleve et fasse qu'on s'ecrie avec Ducis: ≪Oh! que toutes ces pauvres
maisons bourgeoises rient a mon coeur!≫ Sans doute a une epoque
d'analyse et de retour sur soi-meme, une ame d'enfant reveur eut tire
parti de cette gene et de ce refoulement; mais il n'y fallait pas songer
alors, et d'ailleurs l'ame de Boileau n'y eut jamais ete propre. Il y
avait bien, il est vrai, la ressource de la moquerie et du grotesque;
deja Villon et Regnier avaient fait jaillir une abondante poesie de ces
moeurs bourgeoises, de cette vie de cite et de basoche; mais Boileau
avait une retenue dans sa moquerie, une sobriete dans son sourire, qui
lui interdisait les debauches d'esprit de ses devanciers. Et puis les
moeurs avaient perdu en saillie depuis que la regularite d'Henri IV
avait passe dessus: Louis XIV allait imposer le decorum. Quant a l'effet
hautement poetique et religieux des monuments d'alentour sur une jeune
vie commencee entre Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, comment y penser
en ce temps-la? Le sens du moyen-age etait completement perdu; l'ame
seule d'un Milton pouvait en retrouver quelque chose, et Boileau ne
voyait guere dans une cathedrale que de gras chanoines et un lutrin.
Aussi que sort-il tout a coup, et pour premier essai, de cette verve de
vingt-quatre ans, de cette existence de poete si longtemps miserable et
comprimee? Ce n'est ni la pieuse et sublime melancolie du _Penseroso_
s'egarant de nuit, tout en larmes, sous les cloitres gothiques et les
arceaux solitaires; ni une charge vigoureuse dans le ton de Regnier sur
les orgies nocturnes, les allees obscures et les escaliers en limacon de
la Cite; ni une douce et onctueuse poesie de famille et de coin du feu,
comme en ont su faire La Fontaine et Ducis; c'est _Damon, ce grand
auteur_, qui fait ses adieux a la ville, d'apres Juvenal; c'est une
autre satire sur les embarras des rues de Paris; c'est encore une
raillerie fine et saine des mauvais rimeurs qui fourmillaient alors et
avaient usurpe une grande reputation a la ville et a la cour. Le frere
de Gilles Boileau debutait, comme son caustique aine, par prendre a
partie les Cotin et les Menage. Pour verve unique, il avait _la haine
des sots livres_.

Nous venons de dire que le sens du moyen-age etait deja perdu depuis
longtemps; il n'avait pas survecu en France au XVIe siecle; l'invasion
grecque et romaine de la Renaissance l'avait etouffe. Toutefois, en
attendant que cette grande et longue decadence du moyen-age fut menee a
terme, ce qui n'arriva qu'a la fin du XVIIIe siecle, en attendant que
l'ere veritablement moderne commencat pour la societe et pour l'art en
particulier, la France, a peine reposee des agitations de la Ligue et de
la Fronde, se creait lentement une litterature, une poesie, tardive sans
doute et quelque peu artificielle, mais d'un melange habilement fondu,
originale dans son imitation, et belle encore au declin de la societe
dont elle decorait la ruine. Le drame mis a part, on peut considerer
Malherbe et Boileau comme les auteurs officiels et en titre du mouvement
poetique qui se produisit durant les deux derniers siecles, aux sommites
et a la surface de la societe francaise. Ils se distinguent tous les
deux par une forte dose d'esprit critique et par une opposition sans
pitie contre leurs devanciers immediats. Malherbe est inexorable pour
Ronsard, Des Portes et leurs disciples, comme Boileau le fut pour
Colletet, Menage, Chapelain, Benserade, Scudery. Cette rigueur, surtout
celle de Boileau, peut souvent s'appeler du nom d'equite; pourtant,
meme quand ils ont raison, Malherbe et Boileau ne l'ont jamais qu'a la
maniere un peu vulgaire du bon sens, c'est-a-dire sans portee, sans
principes, avec des vues incompletes, insuffisantes. Ce sont des
medecins empiriques; ils s'attaquent a des vices reels, mais exterieurs,
a des symptomes d'une poesie deja corrompue au fond; et, pour la
regenerer, ils ne remontent pas au coeur du mal. Parce que Ronsard et
Des Portes, Scudery et Chapelain leur paraissent detestables, ils en
concluent qu'il n'y a de vrai gout, de poesie veritable, que chez les
anciens; ils negligent, ils ignorent, ils suppriment tout net les
grands renovateurs de l'art au moyen-age; ils en jugent a l'aveugle par
quelques pointes de Petrarque, par quelques concetti du Tasse auxquels
s'etaient attaches les beaux esprits du temps d'Henri III et de Louis
XIII. Et lorsque dans leurs idees de reforme, ils ont decide de revenir
a l'antiquite grecque et romaine, toujours fideles a cette logique
incomplete du bon sens qui n'ose pousser au bout des choses, ils se
tiennent aux Romains de preference aux Grecs; et le siecle d'Auguste
leur presente au premier aspect le type absolu du beau. Au reste, ces
incertitudes et ces inconsequences etaient inevitables en un siecle
episodique, sous un regne en quelque sorte accidentel, et qui ne
plongeait profondement ni dans le passe ni dans l'avenir. Alors les
arts, au lieu de vivre et de cohabiter au sein de la meme sphere et
d'etre ramenes sans cesse au centre commun de leurs rayons, se tenaient
isoles chacun a son extremite et n'agissaient qu'a la surface. Perrault,
Mansart, Lulli, Le Brun, Boileau, Vauban, bien qu'ils eussent entre eux,
dans la maniere et le procede, des traits generaux de ressemblance, ne
s'entendaient nullement et ne sympathisaient pas, emprisonnes
qu'ils etaient dans le technique et le metier. Aux epoques vraiment
_palingenesiques_, c'est tout le contraire; Phidias qu'Homere inspire
suppleerait Sophocle avec son ciseau; Orcagna commente Petrarque ou
Dante avec son crayon; Chateaubriand comprend Bonaparte. Revenons a
Boileau. Il eut ete trop dur d'appliquer a lui seul des observations qui
tombent sur tout son siecle, mais auxquelles il a necessairement grande
part en qualite de poete critique et de legislateur litteraire.

C'est la en effet le role et la position que prend Boileau par ses
premiers essais. Des 1664, c'est-a-dire a l'age de vingt-huit ans, nous
le voyons intimement lie avec tout ce que la litterature du temps a de
plus illustre, avec La Fontaine et Moliere deja celebres, avec Racine
dont il devient le guide et le conseiller. Les diners de la rue du
Vieux-Colombier s'arrangent pour chaque semaine, et Boileau y tient le
de de la critique. Il frequente les meilleures compagnies, celles de M.
de La Rochefoucauld, de mesdames de La Fayette et de Sevigne, connait
les Lamoignon, les Vivonne, les Pomponne, et partout ses decisions en
matiere de gout font loi. Presente a la cour en 1669, il est nomme
historiographe en 1677; a cette epoque, par la publication de presque
toutes ses satires et ses epitres, de son _Art poetique_ et des quatre
premiers chants du _Lutrin_, il avait atteint le plus haut degre de sa
reputation.

Boileau avait quarante-un ans, lorsqu'il fut nomme historiographe; on
peut dire que sa carriere litteraire se termine a cet age. En effet,
durant les quinze annees qui suivent, jusqu'en 1693, il ne publia que
les deux derniers chants du _Lutrin_; et jusqu'a la fin de sa vie
(1711), c'est-a-dire pendant dix-huit autres annees, il ne fit plus que
la satire _sur les Femmes, l'Ode a Namur_, les epitres _a ses Vers, a
Antoine, et sur l'Amour de Dieu_, les satires _sur l'Homme_ et _sur
l'Equivoque_. Cherchons dans la vie privee de Boileau l'explication de
ces irregularites, et tirons-en quelques consequences sur la qualite de
son talent.

Pendant le temps de sa renommee croissante, Boileau avait continue de
loger chez son frere le greffier Jerome. Cet interieur devait etre assez
peu agreable au poete, car la femme de Jerome etait, a ce qu'il parait,
grondeuse et reveche. Mais les distractions du monde ne permettaient
guere alors a Boileau de se ressentir des chicanes domestiques qui
troublaient le menage de son frere. En 1679, a la mort de Jerome, il
logea quelques annees chez son neveu Dongois, aussi greffier; mais
bientot, apres avoir fait en carrosse les campagnes de Flandre et
d'Alsace, il put acheter avec les liberalites du roi une petite maison
a Auteuil, et on l'y trouve installe des 1687. Sa sante d'ailleurs,
toujours si delicate, s'etait derangee de nouveau; il eprouvait une
extinction de voix et une surdite qui lui interdisaient le monde et la
cour. C'est en suivant Boileau dans sa solitude d'Auteuil qu'on apprend
a le mieux connaitre; c'est en remarquant ce qu'il fit ou ne fit pas
alors, durant pres de trente ans, livre a lui-meme, faible de corps,
mais sain d'esprit, au milieu d'une campagne riante, qu'on peut juger
avec plus de verite et de certitude ses productions anterieures et
assigner les limites de ses facultes. Eh bien! le dirons-nous? chose
etrange, inouie! pendant ce long sejour aux champs, en proie aux
infirmites du corps qui, laissant l'ame entiere, la disposent a la
tristesse et a la reverie, pas un mot de conversation, pas une ligne
de correspondance, pas un vers qui trahisse chez Boileau une emotion
tendre, un sentiment naif et vrai de la nature et de la campagne[3].

[Note 3: Afin d'etre juste, il ne faut pourtant pas oublier que
quelques annees auparavant (1677), dans l'Epitre a M. de Lamoignon, le
poete avait fait une description charmante de la campagne d'Hautile pres
La Roche-Guyon, ou il etait alle passer l'ete chez son neveu Dongois. Il
y peignait, en homme qui en sait jouir, les fraiches delices des champs,
les divers details du paysage; c'est la qu'il est question de gaules
_non plantes_,

  Et de noyers souvent du passant insultes.

Mais ces accidents champetres, et toujours et avant tout ingenieux,
sont rares chez Boileau, et ils le devinrent de plus en plus avec
l'Age.--Puisque nous en sommes a ce detail, ne laissons pas de remarquer
encore que la fontaine _Polycrecne_, dont il est question dans la
meme epitre et qui arrose la vallee de Saint-Cheron, pres de Baville,
fontaine chantee en latin par tous les doctes et les beaux-esprits du
temps, Rapin, Huet, etc., est restee connue dans le pays sous le nom de
_fontaine de Boileau_. Le beau bouquet d'arbres qui en couronnait le
bassin a ete abattu il y a peu d'annees. Etait-ce un presage? (Voir
ci-apres l'epitre en vers sur ce sujet.)]


Non, il n'est pas indispensable, pour provoquer en nous cette vive et
profonde intelligence des choses naturelles, de s'en aller bien loin, au
dela des mers, parcourant les contrees aimees du soleil et la patrie des
citronniers, se balancant tout le soir dans une gondole, a Venise ou a
Baia, aux pieds d'une Elvire ou d'une Guiccioli. Non, bien moins suffit:
voyez Horace, comme il s'accommode, pour rever, d'un petit champ, d'une
petite source d'eau vive, et d'un peu de bois au-dessus, _et paulum
sylvae super his foret_; voyez La Fontaine, comme il aime s'asseoir et
s'oublier de longues heures sous un chene; comme il entend a merveille
les bois, les eaux, les pres, les garennes et les lapins broutant le
thym et la rosee, les fermes avec leurs fumees, leurs colombiers et
leurs basses-cours. Et le bon Ducis, qui demeura lui-meme a Auteuil,
comme il aime aussi et comme il peint les petits fonds riants et les
revers de coteaux! ≪J'ai fait une lieue ce matin, ecrit-il a l'un de ses
amis, dans les plaines de bruyeres, et quelquefois entre des buissons
qui sont couverts de fleurs et qui chantent.≫ Rien de tout cela chez
Boileau. Que fait-il donc a Auteuil? Il y soigne sa sante, il y traite
ses amis Rapin, Bourdaloue, Bouhonrs; il y joue aux quilles; il y cause,
apres boire, nouvelles de cour, Academie, abbe Cotin, Charpentier ou
Perrault, comme Nicole causait theologie sous les admirables ombrages de
Port-Royal; il ecrit a Racine de vouloir bien le rappeler au souvenir
du roi et de madame de Maintenon; il lui annonce qu'il compose une ode,
qu'il _y hasarde des choses fort neuves, jusqu'a parler de la plume
blanche que le roi a sur son chapeau_; les jours de verve, il reve et
recite aux echos de ses bois cette terrible Ode sur la prise de Namur.
Ce qu'il fait de mieux, c'est assurement une ingenieuse _epitre a
Antoine_: encore ce bon jardinier y est-il transforme en _gouverneur_ du
jardin; il ne _plante_ pas, mais _dirige_ l'if et le _chevre-feuil_, et
_exerce_ sur les espaliers _l'art de la Quintinie_; il y avait meme
a Auteuil du Versailles. Cependant Boileau vieillit, ses infirmites
augmentent, ses amis meurent: La Fontaine et Racine lui sont enleves.
Disons, a la louange de l'homme bon, dont en ce moment nous jugeons le
talent avec une attention severe, disons qu'il fut sensible a l'amitie
plus qu'a toute autre affection. Dans une lettre, datee de 1695 et
adressee a M. de Maucroix au sujet de la mort de La Fontaine, on lit ce
passage, le seul touchant peut-etre que presente la correspondance de
Boileau: ≪Il me semble, monsieur, que voila une longue lettre. Mais
quoi? le loisir que je me suis trouve aujourd'hui a Auteuil m'a comme
transporte a Reims, ou je me suis imagine que je vous entretenois dans
votre jardin, et que je vous revoyois encore comme autrefois, avec tous
ces chers amis que nous avons perdus, et qui ont disparu velut somnium
surgentis.≫ Aux infirmites de l'age se joignirent encore un proces
desagreable a soutenir, et le sentiment des malheurs publics. Boileau,
depuis la mort de Racine, ne remit pas les pieds a Versailles; il
jugeait tristement les choses et les hommes; et meme, en matiere de
gout, la decadence lui paraissait si rapide, qu'il allait jusqu'a
regretter le temps des Bonnecorse et des Pradon. Ce qu'on a peine a
concevoir, c'est qu'il vendit sur ses derniers jours sa maison d'Auteuil
et qu'il vint mourir, en 1711, au cloitre Notre-Dame, chez le chanoine
Lenoir, son confesseur. Le principal motif fut la piete sans doute,
comme le dit le Necrologe de Port-Royal; mais l'economie y entra aussi
pour quelque chose, car il ne haissait pas l'argent[4]. La vieillesse
du poete historiographe ne fut pas moins triste et morose que celle du
Monarque.

[Note 4: Cizeron-Rival, d'apres Brossette, _Recreations
litteraires_.]

On doit maintenant, ce nous semble, comprendre notre opinion sur
Boileau. Ce n'est pas du tout un poete, si l'on reserve ce titre aux
etres fortement doues d'imagination et d'ame: son _Lutrin_ toutefois
nous revele un talent capable d'invention, et surtout des beautes
pittoresques de detail. Boileau, selon nous, est un esprit sense et
fin, poli et mordant, peu fecond; d'une agreable brusquerie; religieux
observateur du vrai gout; bon ecrivain en vers; d'une correction
savante, d'un enjouement ingenieux; l'oracle de la cour et des lettres
d'alors; tel qu'il fallait pour plaire a la fois a Patru et a M. de
Bussy, a M. Daguesseau et a madame de Sevigne, a M. Arnauld et a madame
de Maintenon, pour imposer aux jeunes courtisans, pour agreer aux vieux,
pour etre estime de tous honnete homme et d'un merite solide. C'est le
_poete-auteur_, sachant converser et vivre[5], mais veridique, irascible
a l'idee du faux, prenant feu pour le juste, et arrivant quelquefois par
sentiment d'equite litteraire a une sorte d'attendrissement moral et
de rayonnement lumineux, comme dans son Epitre a Racine[6]. Celui-ci
represente tres-bien le cote tendre et passionne de Louis XIV et de sa
cour; Boileau en represente non moins parfaitement la gravite soutenue,
le bon sens probe releve de noblesse, l'ordre decent. La litterature et
la poetique de Boileau sont merveilleusement d'accord avec la religion,
la philosophie, l'economie politique, la strategie et tous les arts du
temps: c'est le meme melange de sens droit et d'insuffisance, de vues
provisoirement justes, mais peu decisives.

[Note 5: Voir l'agreable conversation entre Despreaux, Racine, M.
Daguesseau, l'abbe Renaudot, etc., etc., ecrite par Valincour et
publiee par Adry, a la fin de son edition de la _Princesse de Cleves_
(1807).--Le fait est que Boileau, de bonne heure en possession du
sceptre, passa la tres-grande moitie de sa vie a converser et a tenir
tete a tout venant: ≪Il est heureux comme un roi (ecrivait Racine,
1698), dans sa solitude ou plutot son hotellerie d'Auteuil. Je l'appelle
ainsi, parce qu'il n'y a point de jour ou il n'y ait quelque nouvel
ecot, et souvent deux ou trois qui ne se connoissent pas trop les uns
les autres. Il est heureux de s'accommoder ainsi de tout le monde; pour
moi, j'aurois cent fois vendu la maison.≫ Ce qui pourtant explique qu'a
la fin Boileau, devenu morose, l'ait vendue.]

[Note 6: ≪La raison, dit Vauvenargues, n'etait pas en Boileau
distincte du sentiment.≫ Mademoiselle de Meulan (depuis madame Guizot)
ajoute: ≪C'etait, en effet, jusqu'au fond du coeur que Boileau se
sentait saisi de la raison et de la verite. La raison fut son genie;
c'etait en lui un organe delicat, prompt, irritable, blesse d'un mauvais
sens comme une oreille sensible l'est d'un mauvais son, et se soulevant
comme une partie offensee sitot que quelque chose venait a la choquer.≫
Cette meme raison si sensible, qui lui inspirait, nous dit-il, des
quinze ans, _la haine_ d'un sot livre, lui faisait _benir_ son siecle
apres _Phedre_.]

Il reforma les vers, mais comme Colbert les finances, comme Pussort le
code, avec des idees de detail. Brossette le comparait a M. Domat qui
restaura la raison dans la jurisprudence. Racine lui ecrivait du camp
pres de Namur: ≪La verite est que notre tranchee est quelque chose
de prodigieux, embrassant a la fois plusieurs montagnes et plusieurs
vallees avec une infinite de tours et de retours, autant presque qu'il y
a de rues a Paris.≫ Boileau repondait d'Auteuil, en parlant de la Satire
des Femmes qui l'occupait alors: ≪C'est un ouvrage qui me tue par la
multitude des transitions, qui sont, a mon sens, le plus difficile
chef-d'oeuvre de la poesie.≫ Boileau faisait le vers a la Vauban; les
transitions valent les circonvallations; la grande guerre n'etait pas
encore inventee. Son Epitre sur le passage du Rhin est tout a fait un
tableau de Van der Meulen. On a appele Boileau le janseniste de notre
poesie; _janseniste_ est un peu fort, _gallican_ serait plus vrai. En
effet, la theorie poetique de Boileau ressemble souvent a la theorie
religieuse des eveques de 1682; sage en application, peu consequente aux
principes. C'est surtout dans la querelle des anciens et des modernes et
dans la polemique avec Perrault, que se trahit cette infirmite propre
a la logique du sens commun. Perrault avait reproche a Homere une
multitude de mots bas, et _les mots bas_, selon Longin et Boileau, _sont
autant de marques honteuses qui fletrissent l'expression_. Jaloux de
defendre Homere, Boileau, au lieu d'accueillir bravement la critique
de Perrault et d'en decorer son poete a titre d'eloge, au lieu d'oser
admettre que la cour d'Agamemnon n'etait pas tenue a la meme etiquette
de langage que celle de Louis le Grand, Boileau se rejette sur ce que
Longin, qui reproche des termes bas a plusieurs auteurs et a Herodote en
particulier, ne parle pas d'Homere: preuve evidente que les oeuvres
de ce poete ne renferment point un seul terme bas, et que toutes ses
expressions sont nobles. Mais voila que, dans un petit traite,
Denis d'Halicarnasse, pour montrer que la beaute du style consiste
principalement dans l'arrangement des mots, a cite l'endroit de
l'Odyssee ou, a l'arrivee de Telemaque, les chiens d'Eumee n'aboient
pas et remuent la queue; sur quoi le rheteur ajoute que c'est bien ici
l'arrangement et non le choix des mots qui fait l'agrement; car, dit-il,
la plupart des mots employes sont _tres-vils_ et _tres-bas_. Racine
lit, un jour, cette observation de Denis d'Halicarnasse, et vite il
la communique a Boileau qui niait les termes pretendus vils et bas,
reproches par Perrault a Homere: ≪J'ai fait reflexion, lui ecrit Racine,
qu'au lieu de dire que le mot d'ane est en grec un mot tres-noble, vous
pourriez vous contenter de dire que c'est un mot qui n'a rien de bas, et
qui est comme celui de cerf, de cheval, de brebis, etc. Ce _tres-noble_
me parait un peu trop fort.≫ C'est la qu'en etaient ces grands hommes
en fait de theorie et de critique litteraire. Un autre jour, il y
eut devant Louis XIV une vive discussion a propos de l'expression
_rebrousser chemin_, que le roi desapprouvait comme basse, et que
condamnaient a l'envi tous les courtisans, et Racine le premier. Boileau
seul, conseille de son bon sens, osa defendre l'expression; mais il la
defendit bien moins comme nette et franche en elle-meme que comme
recue dans le style noble et poli, depuis que Vaugelas et d'Ablancourt
l'avaient employee.

Si de la theorie poetique de Boileau nous passons a l'application qu'il
en fait en ecrivant, il ne nous faudra, pour le juger, que pousser sur
ce point l'idee generale tant de fois enoncee dans cet article. Le style
de Boileau, en effet, est sense, soutenu, elegant et grave; mais cette
gravite va quelquefois jusqu'a la pesanteur, cette elegance jusqu'a la
fatigue, ce bon sens jusqu'a la vulgarite. Boileau, l'un des premiers et
plus instamment que tout autre, introduisit dans les vers la manie des
periphrases, dont nous avons vu sous Delille le grotesque triomphe; car
quel miserable progres de versification, comme dit M. Emile Deschamps,
qu'un logogriphe en huit alexandrins, dont le mot est _chiendent_ ou
_carotte_? ≪Je me souviens, ecrit Boileau a M. de Maucroix, que M. de La
Fontaine m'a dit plus d'une fois que les deux vers de mes ouvrages qu'il
estimait davantage, c'etaient ceux ou je loue le roi d'avoir etabli la
manufacture des points de France a la place des points de Venise. Les
voici: c'est dans la premiere epitre a Sa Majeste:

  Et nos voisins frustres de ces tributs serviles
  Que payoit a leur art le luxe de nos villes.≫

Assurement, La Fontaine etait bien humble de preferer ces vers
laborieusement elegants de Boileau a tous les autres; a ce prix, les
siens propres, si francs et si naifs d'expression, n'eussent guere rien
valu. ≪Croiriez-vous, dit encore Boileau dans la mome lettre en parlant
de sa dixieme Epitre, croiriez-vous qu'un des endroits ou tous ceux a
qui je l'ai recitee se recrient le plus, c'est un endroit qui ne dit
autre chose sinon qu'aujourd'hui que j'ai cinquante-sept ans, je ne dois
plus pretendre a l'approbation publique? cela est dit en quatre vers,
que je veux bien vous ecrire ici, afin que vous me mandiez si vous les
approuvez:

  Mais aujourd'hui qu'enfin la vieillesse venue,
  Sous mes faux cheveux blonds deja toute chenue,
  A jete sur ma tete avec ses doigts pesants
  Onze lustres complets surcharges de deux ans.

≪Il me semble que la perruque est assez heureusement frondee dans ces
vers.≫ Cela rappelle cette autre hardiesse avec laquelle dans l'Ode
a Namur, Boileau parle _de la plume blanche que le roi a sur son
chapeau_[7]. En general, Boileau, en ecrivant, attachait trop de prix
aux petites choses: sa theorie du style, celle de Racine lui-meme,
n'etait guere superieure aux idees que professait le bon Rollin. ≪On ne
m'a pas fort accable d'eloges sur le sonnet de ma parente, ecrit Boileau
a Brossette; cependant, monsieur, oserai-je vous dire que c'est une des
choses de ma facon dont je m'applaudis le plus, et que je ne crois pas
avoir rien dit de plus gracieux que:

  A ses jeux innocents enfant associe,

et

  Rompit de ses beaux jours le fil trop delie,

et

  Fut le premier demon qui m'inspira des vers.

[Note 7: ≪Il ne s'est jamais vante, comme il est dit dans le
_Boloeana_, d'avoir le premier parle en vers de notre artillerie, et son
dernier commentateur prend une peine fort inutile en rappelant plusieurs
vers d'anciens poetes pour prouver le contraire. La gloire d'avoir parle
le premier du fusil et du canon n'est pas grande. Il se vantoit d'en
avoir le premier parle poetiquement, et par de nobles periphrases.≫
(RACINE fils, _Memoires_ sur la vie de son pere.)]

≪C'est a vous a en juger.≫ Nous estimons ces vers fort bons sans doute,
mais non pas si merveilleux que Boileau semble le croire. Dans une
lettre a Brossette, on lit encore ce curieux passage: ≪L'autre objection
que vous me faites est sur ce vers de ma Poetique:

  De Styx et d'Acheron peindre les noirs torrents.

Vous croyez que

  Du Styx, de l'Acheron peindre les noirs torrents,

seroit mieux. Permettez-moi de vous dire que vous avez en cela l'oreille
un peu prosaique, et qu'un homme vraiment poete ne me fera jamais cette
difficulte, parce que _de Styx et d'Acheron_ est beaucoup plus soutenu
que _du Styx, de l'Acheron. Sur les bords fameux de Seine et de Loire_
seroit bien plus noble dans un vers, que _sur les bords fameux de la
Seine et de la Loire_. Mais ces agrements sont des mysteres qu'Apollon
n'enseigne qu'a ceux qui sont veritablement inities dans son art.≫
La remarque est juste, mais l'expression est bien forte. Ou en
serions-nous, bon Dieu! si en ces sortes de choses gisait la poesie avec
tous ses _mysteres_? Chez Boileau, cette timidite du bon sens, deja
signalee, fait que la metaphore est bien souvent douteuse, incoherente,
trop tot arretee et tarie, non pas hardiment logique, tout d'une venue
et comme a pleins bords.

  Le Francois, ne malin, forma le vaudeville,
  Agreable indiscret, qui, conduit par le chant,
  Passe de bouche en bouche et s'accroit en marchant.

Qu'est-ce, je le demande, qu'un _indiscret_ qui _passe de bouche en
bouche_ et _s'accroit en marchant_? Ailleurs Boileau dira:

  Inventez des ressorts qui puissent m'attacher,

comme si l'on _attachait_ avec des _ressorts_; des _ressorts poussent,
mettent en jeu_, mais _n'attachent_ pas. Il appellera Alexandre _ce
fougueux l'Angeli_, comme si l'Angeli, fou de roi, etait reellement
un fou prive de raison; il fera _monter la trop courte beaute sur des
patins_, comme si une _beaute_ pouvait etre _longue_ ou _courte_. Encore
un coup, chez Boileau la metaphore evidemment ne surgit presque jamais
une, entiere, indivisible et tout armee: il la compose, il l'acheve a
plusieurs reprises; il la fabrique avec labeur, et l'on apercoit la
trace des soudures[8]. A cela pres, et nos reserves une fois posees,
personne plus que nous ne rend hommage a cette multitude de traits
fins et solides, de descriptions artistement faites, a cette moquerie
temperee, a ce mordant sans fiel, a cette causerie melee d'agrement et
de serieux, qu'on trouve dans les bonnes pages de Boileau[9]. Il nous
est impossible pourtant de ne pas preferer le style de Regnier ou de
Moliere.

[Note 8: Plus d'une fois, dans la suite de ces volumes, on trouvera
des modifications apportees a cette theorie trop absolue que je donnais
ici de la metaphore. La metaphore, je suis venu a le reconnaitre, n'a
pas besoin, pour etre legitime et belle, d'etre si completement armee de
pied en cap; elle n'a pas besoin d'une rigueur materielle si soutenue
jusque dans le moindre detail. S'adressant a l'esprit et faite avant
tout pour lui figurer l'idee, elle peut sur quelques points laisser
l'idee elle-meme apparaitre dans les intervalles de l'image. Ce defaut
de cuirasse, en fait de metaphore, n'est pas d'un grand inconvenient; il
suffit qu'il n'y ait pas contradiction ni disparate. Quelle que soit
la beaute de l'image employee, l'esprit sait bien que ce n'est qu'une
image, et que c'est a l'idee surtout qu'il a affaire. Il en est de la
perfection metaphorique un peu comme de l'illusion scenique a laquelle
il ne faut pas trop sacrifier dans le sens materiel, puisque l'esprit
n'en est jamais dupe. Il y a meme de l'elegance vraie et du gallicisme
dans l'incomplet de certaines metaphores.]

[Note 9: Dans son eloge de Despreaux (_Hist. de l'Acad. des
Inscript._), M. de Boze a dit tres-judicieusement: ≪Nous croyons qu'il
est inutile de vouloir donner au public une idee plus particuliere des
Satires de M. Despreaux. Qu'ajouterions-nous a l'idee qu'il en a deja?
Devenues l'appui ou la ressource de la plupart des conversations,
combien de maximes, de proverbes ou de bons mots ont-elles fait naitre
dans notre langue! et de la notre, combien en ont-elles fait passer dans
celle des etrangers! Il y a peu de livres qui aient plus agreablement
exerce la memoire des hommes, et il n'y en a certainement point qu'il
fut aujourd'hui plus aise de restituer, si toutes les copies et toutes
les editions en etoient perdues.≫]

Que si maintenant on nous oppose qu'il n'etait pas besoin de tant de
detours pour enoncer sur Boileau une opinion si peu neuve et que bien
des gens partagent au fond, nous rappellerons qu'en tout ceci nous
n'avons pretendu rien inventer; que nous avons seulement voulu
rafraichir en notre esprit les idees que le nom de Boileau reveille,
remettre ce celebre personnage en place, dans son siecle, avec ses
merites et ses imperfections, et revoir sans prejuges, de pres a la fois
et a distance, le correct, l'elegant, l'ingenieux redacteur d'un code
poetique abroge.

Avril 1829.



Comme correctif a cet article critique, on demande la permission
d'inserer ici la piece de vers suivante, qui est posterieure de pres de
quinze ans. A ceux qui l'accuseraient encore d'avoir jete la pierre aux
statues de Racine et de Boileau, l'auteur, pour toute reponse, a droit
maintenant de faire remarquer qu'en ecrivant _les Larmes de Racine_ et
_la Fontaine de Boileau_, il a temoigne, tres-incompletement sans doute,
de son admiration sincere pour ces deux poetes, mais qu'en cela meme il
a donne bien autant de gages peut-etre que ne l'ont fait certains de ses
accusateurs.



LA FONTAINE DE BOILEAU[10]

[Note 10: Il est indispensable, en lisant la piece qui suit, d'avoir
presente a la memoire l'Epitre VI de Boileau a M. de Lamoignon, dans
laquelle il parle de Baville et de la vie qu'on y mene.]

EPITRE

A MADAME LA COMTESSE MOLE.

  Dans les jours d'autrefois qui n'a chante Baville?
  Quand septembre apparu delivrait de la ville
  Le grave Parlement assis depuis dix mois,
  Baville se peuplait des hotes de son choix,
  Et, pour mieux animer son illustre retraite,
  Lamoignon conviait et savant et poete.
  Guy Patin accourait, et d'un eclat soudain
  Faisait rire l'echo jusqu'au bout du jardin,
  Soit que, du vieux Senat l'ame tout occupee,
  Il poignardat Cesar en proclamant Pompee,
  Soit que de l'antimoine il contat quelque tour.
  Huet, d'un ton discret et plus fait a la cour,
  Sans zele et passion causait de toute chose,
  Des enfants de Japhet, ou meme d'une rose.
  Deja plein du sujet qu'il allait meditant,
  Rapin[11] vantait le parc et celebrait l'etang.
  Mais voici Despreaux, amenant sur ses traces
  L'agrement serieux, l'a-propos et les graces.

  O toi dont, un seul jour, j'osai nier la loi,
  Veux-tu bien, Despreaux, que je parle de toi,
  Que j'en parle avec gout, avec respect supreme,
  Et comme t'ayant vu dans ce cadre qui t'aime!

  Fier de suivre a mon tour des hotes dont le nom
  N'a rien qui cede en gloire au nom de Lamoignon,
  J'ai visite les lieux, et la tour, et l'allee
  Ou des facheux ta muse epiait la volee;
  Le berceau plus couvert qui recueillait tes pas;
  La fontaine surtout, chere au vallon d'en bas,
  La fontaine en tes vers _Polycrene_ epanchee,
  Que le vieux villageois nomme aussi _la Rachee_[12],
  Mais que plus volontiers, pour ennoblir son eau,
  Chacun salue encor _Fontaine de Boileau_.
  Par un des beaux matins des premiers jours d'automne,
  Le long de ces coteaux qu'un bois leger couronne,
  Nous allions, repassant par ton meme chemin
  Et le reconnaissant, ton Epitre a la main.
  Moi, comme un converti, plus devot a ta gloire.
  Epris du flot sacre, je me disais d'y boire:
  Mais, helas! ce jour-la, les simples gens du lieu
  Avaient fait un lavoir de la source du dieu,
  Et de femmes, d'enfants, tout un cercle a la ronde
  Occupaient la naiade et m'en alteraient l'onde.
  Mes guides cependant, d'une commune voix,
  Regrettaient le bouquet des ormes d'autrefois,
  Hautes cimes longtemps a l'entour respectees,
  Qu'un dernier possesseur a terre avait jetees.
  Malheur a qui, docile au cupide interet,
  Deshonore le front d'une antique foret,
  Ou depouille a plaisir la colline prochaine!
  Trois fois malheur, si c'est au bord d'une fontaine!

  Etait-ce donc presage, o noble Despreaux,
  Que la hache tombant sur ces arbres si beaux
  Et ravageant l'ombrage ou s'egaya ta muse?
  Est-ce que des talents aussi la gloire s'use,
  Et que, reverdissant en plus d'une saison,
  On finit, a son tour, par joncher le gazon,
  Par tomber de vieillesse, ou de chute plus rude,
  Sous les coups des neveux dans leur ingratitude?
  Ceux surtout dont le lot, moins fait pour l'avenir.
  Fut d'enseigner leur siecle et de le maintenir,
  De lui marquer du doigt la limite tracee,
  De lui dire ou le gout moderait la pensee,
  Ou s'arretait a point l'art dans le naturel,
  Et la dose de sens, d'agrement et de sel,
  Ces talents-la, si vrais, pourtant plus que les autres
  Sont sujets aux rebuts des temps comme les notres,
  Bruyants, emancipes, prompts aux neuves douceurs,
  Grands ecoliers riant de leurs vieux professeurs.
  Si le meme conseil preside aux beaux ouvrages,
  La forme du talent varie avec les ages,
  Et c'est un nouvel art que dans le gout present
  D'offrir l'eternel fond antique et renaissant.
  Tu l'aurais su, Boileau! Toi dont la ferme idee
  Fut toujours de justesse et d'a-propos guidee,
  Qui d'abord epuras le beau regne ou tu vins,
  Comment aurais-tu fait dans nos jours incertains?
  J'aime ces questions, cette vue inquiete,
  Audace du critique et presque du poete.
  Prudent roi des rimeurs, il t'aurait bien fallu
  Sortir chez nous du cercle ou ta raison s'est plu.
  Tout poete aujourd'hui vise au parlementaire;
  Apres qu'il a chante, nul ne saura se taire:
  Il parlera sur tout, sur vingt sujets au choix;
  Son gosier le chatouille et veut lancer sa voix.
  Il faudrait bien les suivre, o Boileau, pour leur dire
  Qu'ils egarent le souffle ou leur doux chant s'inspire,
  Et qui differe tant, meme en plein carrefour,
  Du son rauque et menteur des trompettes du jour.

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