Dans l'epoque, a la fois magnifique et decente, Qui comprit et qu'aida ta parole puissante, Le vrai gout dominant, sur quelques points borne, Chassait du moins le faux autre part confine; Celui-ci hors du centre usait ses represailles; Il n'aurait affronte Chantilly ni Versailles, Et, s'il l'avait ose, son impudent essor Se fut brise du coup sur le balustre d'or. Pour nous, c'est autrement: par un confus melange Le bien s'allie au faux, et le tribun a l'ange. Les Pradons seuls d'alors visaient au Scudery: Lequel de nos meilleurs peut s'en croire a l'abri? Tous cadres sont rompus; plus d'obstacle qui compte; L'esprit descend, dit-on:--la sottise remonte; Tel meme qu'on admire en a sa goutte au front, Tel autre en a sa douche, et l'autre nage au fond. Comment tout demeler, tout denoncer, tout suivre, Aller droit a l'auteur sous le masque du livre, Dire la clef secrete, et, sans rien diffamer, Piquer pourtant le vice et bien haut le nommer? Voila, cher Despreaux, voila sur toute chose Ce qu'en songeant a toi souvent je me propose, Et j'en espere un peu mes doutes eclaircis En m'asseyant moi-meme aux bords ou tu t'assis. Sous ces noms de Cotins que ta malice fronde, J'aime a te voir d'ici parlant de notre monde A quelque Lamoignon qui garde encor ta loi: Qu'auriez-vous dit de nous, Royer-Collard et toi?
Mais aujourd'hui laissons tout sujet de satire; A Baville aussi bien on t'en eut vu sourire, Et tu tachais plutot d'en detourner le cours, Avide d'ennoblir tes tranquilles discours, De chercher, tu l'as dit, sous quelque frais ombrage, Comme en un Tusculum, les entretiens du sage, Un concert de vertu, d'eloquence et d'honneur, Et quel vrai but conduit l'honnete homme au bonheur.
Ainsi donc, ce jour-la, venant de ta fontaine, Nous suivions au retour les coteaux et la plaine, Nous foulions lentement ces doux pres arroses, Nous perdions le sentier dans les endroits boises, Puis sa trace fuyait sous l'herbe epaisse et vive: Est-ce bien ce cote? n'est-ce pas l'autre rive? A trop presser son doute, on se trompe souvent; Le plus simple est d'aller. Ce moulin par devant Nous barre le chemin; un vieux pont nous invite, Et sa planche en ployant nous dit de passer vite: On s'effraie et l'on passe, on rit de ses terreurs; Ce ruisseau sinueux a d'aimables erreurs. Et riant, conversant de rien, de toute chose, Retenant la pensee au calme qui repose, On voyait le soleil vers le couchant rougir, Des saules _non plantes_ les ombres s'elargir, Et sous les longs rayons de cette heure plus sure S'eclairer les vergers en salles de verdure, Jusqu'a ce que, tournant par un dernier coteau, Nous eumes retrouve la route du chateau, Ou d'abord, en entrant, la pelouse apparue Nous offrit du plus loin une enfant accourue[13], Jeune fille demain en sa tendre saison, Orgueil et cher appui de l'antique maison, Fleur de tout un passe majestueux et grave, Rejeton precieux ou plus d'un nom se grave, Qui refait l'esperance et les fraiches couleurs, Qui sait les souvenirs et non pas les douleurs, Et dont, chaque matin, l'heureuse et blonde tete, Apres les jours charges de gloire et de tempete, Porte legerement tout ce poids des aieux, Et court sur le gazon, le vent dans ses cheveux.
Au chateau du Marais, ce 22 aout 1843.
[Note 11: Auteur du poeme latin des _Jardins_: voir au livre III un morceau sur Baville, et deux odes latines du meme. Voir aussi Huet, _Poesies_ latines et _Memoires_.]
[Note 12: Une _rachee_: on appelle ainsi les rejetons nes de la racine apres qu'on a coupe le tronc. Les ormes qui ombrageaient autrefois la fontaine avaient probablement ete coupes pour repousser en _rachee_: de la le nom.]
[Note 13: Mademoiselle de Champlatreux, depuis duchesse d'Ayen.]
Pour completer enfin la serie de mes _retractations_ ou _retouches_ sur Despreaux, je me permettrai d'indiquer ce que j'en ai dit au tome VI des _Causeries du Lundi_ et qui a ete reproduit en tete d'une edition meme de Boileau; et puis encore le chapitre a lui consacre au tome V de _Port-Royal_. Etes-vous content? et pour le coup en est-ce assez?
PIERRE CORNEILLE
En fait de critique et d'histoire litteraire, il n'est point, ce me semble, de lecture plus recreante, plus delectable, et a la fois plus feconde en enseignements de toute espece, que les biographies bien faites des grands hommes: non pas ces biographies minces et seches, ces notices exigues et precieuses, ou l'ecrivain a la pensee de briller, et dont chaque paragraphe est effile en epigramme; mais de larges, copieuses, et parfois meme diffuses histoires de l'homme et de ses oeuvres: entrer en son auteur, s'y installer, le produire sous ses aspects divers; le faire vivre, se mouvoir et parler, comme il a du faire; le suivre en son interieur et dans ses moeurs domestiques aussi avant que l'on peut; le rattacher par tous les cotes a cette terre, a cette existence reelle, a ces habitudes de chaque jour, dont les grands hommes ne dependent pas moins que nous autres, fond veritable sur lequel ils ont pied, d'ou ils partent pour s'elever quelque temps, et ou ils retombent sans cesse. Les Allemands et les Anglais, avec leur caractere complexe d'analyse et de poesie, s'entendent et se plaisent fort a ces excellents livres. Walter Scott declare, pour son compte, qu'il ne sait point de plus interessant ouvrage en toute la litterature anglaise que l'histoire du docteur Johnson par Boswell. En France, nous commencons aussi a estimer et a reclamer ces sortes d'etudes. De nos jours, les grands hommes dans les lettres, quand bien meme, par leurs memoires ou leurs confessions poetiques, ils seraient moins empresses d'aller au-devant des revelations personnelles, pourraient encore mourir, fort certains de ne point manquer apres eux de demonstrateurs, d'analystes et de biographes. Il n'en a pas ete toujours ainsi; et lorsque nous venons a nous enquerir de la vie, surtout de l'enfance et des debuts de nos grands ecrivains et poetes du dix-septieme siecle, c'est a grand'peine que nous decouvrons quelques traditions peu authentiques, quelques anecdotes douteuses, dispersees dans les _Ana_. La litterature et la poesie d'alors etaient peu personnelles; les auteurs n'entretenaient guere le public de leurs propres sentiments ni de leurs propres affaires; les biographes s'etaient imagine, je ne sais pourquoi, que l'histoire d'un ecrivain etait tout entiere dans ses ecrits, et leur critique superficielle ne poussait pas jusqu'a l'homme au fond du poete. D'ailleurs, comme en ce temps les reputations etaient lentes a se faire, et qu'on n'arrivait que tard a la celebrite, ce n'etait que bien plus tard encore, et dans la vieillesse du grand homme, que quelque admirateur empresse de son genie, un Brossette, un Monchesnay, s'avisait de penser a sa biographie; ou encore cet historien etait quelque parent pieux et devoue, mais trop jeune pour avoir bien connu la jeunesse de son auteur, comme Fontenelle pour Corneille, et Louis Racine pour son pere. De la, dans l'histoire de Corneille par son neveu, dans celle de Racine par son fils, mille ignorances, mille inexactitudes qui sautent aux yeux, et en particulier une legerete courante sur les premieres annees litteraires, qui sont pourtant les plus decisives.
Lorsqu'on ne commence a connaitre un grand homme que dans le fort de sa gloire, on ne s'imagine pas qu'il ait jamais pu s'en passer, et la chose nous parait si simple, que souvent on ne s'inquiete pas le moins du monde de s'expliquer comment cela est advenu; de meme que, lorsqu'on le connait des l'abord et avant son eclat, on ne soupconne pas d'ordinaire ce qu'il devra etre un jour: on vit aupres de lui sans songer a le regarder, et l'on neglige sur son compte ce qu'il importerait le plus d'en savoir. Les grands hommes eux-memes contribuent souvent a fortifier cette double illusion par leur facon d'agir: jeunes, inconnus, obscurs, ils s'effacent, se taisent, eludent l'attention et n'affectent aucun rang, parce qu'ils n'en veulent qu'un, et que, pour y mettre la main, le temps n'est pas mur encore; plus tard, salues de tous et glorieux, ils rejettent dans l'ombre leurs commencements, d'ordinaire rudes et amers; ils ne racontent pas volontiers leur propre formation, pas plus que le Nil n'etale ses sources. Or, cependant, le point essentiel dans une vie de grand ecrivain, de grand poete, est celui-ci: saisir, embrasser et analyser tout l'homme au moment ou, par un concours plus ou moins lent ou facile, son genie, son education et les circonstances se sont accordes de telle sorte, qu'il ait enfante son premier chef-d'oeuvre. Si vous comprenez le poete a ce moment critique, si vous denouez ce noeud auquel tout en lui se liera desormais, si vous trouvez, pour ainsi dire, la clef de cet anneau mysterieux, moitie de fer, moitie de diamant, qui rattache sa seconde existence, radieuse, eblouissante et solennelle, a son existence premiere, obscure, refoulee, solitaire, et dont plus d'une fois il voudrait devorer la memoire, alors on peut dire de vous que vous possedez a fond et que vous savez votre poete; vous avez franchi avec lui les regions tenebreuses, comme Dante avec Virgile; vous etes dignes de l'accompagner sans fatigue et comme de plain-pied a travers ses autres merveilles. De _Rene_ au dernier ouvrage de M. de Chateaubriand, des premieres _Meditations_ a tout ce que pourra creer jamais M. de Lamartine, d'_Andromaque_ a _Athalie_, du _Cid_ a _Nicomede_, l'initiation est facile: on tient a la main le fil conducteur, il ne s'agit plus que de le derouler. C'est un beau moment pour le critique comme pour le poete que celui ou l'un et l'autre peuvent, chacun dans un juste sens, s'ecrier avec cet ancien: _Je l'ai trouve!_ Le poete trouve la region ou son genie peut vivre et se deployer desormais; le critique trouve l'instinct et la loi de ce genie. Si le statuaire, qui est aussi a sa facon un magnifique biographe, et qui fixe en marbre aux yeux l'idee du poete, pouvait toujours choisir l'instant ou le poete se ressemble le plus a lui-meme, nul doute qu'il ne le saisit au jour et a l'heure ou le premier rayon de gloire vient illuminer ce front puissant et sombre. A cette epoque unique dans la vie, le genie, qui, depuis quelque temps adulte et viril, habitait avec inquietude, avec tristesse, en sa conscience, et qui avait peine a s'empecher d'eclater, est tout d'un coup tire de lui-meme au bruit des acclamations, et s'epanouit a l'aurore d'un triomphe. Avec les annees, il deviendra peut-etre plus calme, plus repose, plus mur; mais aussi il perdra en naivete d'expression, et se fera un voile qu'on devra percer pour arriver a lui: la fraicheur du sentiment intime se sera effacee de son front; l'ame prendra garde de s'y trahir: une contenance plus etudiee ou du moins plus machinale aura remplace la premiere attitude si libre et si vive. Or, ce que le statuaire ferait s'il le pouvait, le critique biographe, qui a sous la main toute la vie et tous les instants de son auteur, doit a plus forte raison le faire; il doit realiser par son analyse sagace et penetrante ce que l'artiste figurerait divinement sous forme de symbole. La statue une fois debout, le type une fois decouvert et exprime, il n'aura plus qu'a le reproduire avec de legeres modifications dans les developpements successifs de la vie du poete, comme en une serie de bas-reliefs. Je ne sais si toute cette theorie, mi-partie poetique et mi-partie critique, est fort claire; mais je la crois fort vraie, et tant que les biographes des grands poetes ne l'auront pas presente a l'esprit, ils feront des livres utiles, exacts, estimables sans doute, mais non des oeuvres de haute critique et d'art; ils rassembleront des anecdotes, determineront des dates, exposeront des querelles litteraires: ce sera l'affaire du lecteur d'en faire jaillir le sens et d'y souffler la vie; ils seront des chroniqueurs, non des statuaires; ils tiendront les registres du temple, et ne seront pas les pretres du dieu.
Cela pose, nous nous garderons d'en faire une severe application a l'ouvrage plein de recherches et de faits que vient de publier M. Taschereau sur Pierre Corneille[14]. Dans cette histoire, aussi bien que dans celle de Moliere, M. Taschereau a eu pour but de recueillir et de lier tout ce qui nous est reste de traditions sur la vie de ces illustres auteurs, de fixer la chronologie de leurs pieces, et de raconter les debats dont elles furent l'occasion et le sujet. Il renonce assez volontiers a la pretention litteraire de juger les oeuvres, de caracteriser le talent, et s'en tient d'ordinaire la-dessus aux conclusions que le temps et le gout ont consacrees. Quand les faits sont clair-semes ou manquent, ce qui arrive quelquefois, il ne s'efforce point d'y suppleer par les suppositions circonspectes et les inductions legitimes d'une critique sagement conjecturale; mais il passe outre, et s'empresse d'arriver a des faits nouveaux: de la chez lui des intervalles et des lacunes que l'esprit du lecteur est involontairement provoque a combler. Les vies completes, poetiques, pittoresques, _vivantes_ en un mot, de Corneille et de Moliere, restent a faire; mais a M. Taschereau appartient l'honneur solide d'en avoir, avec une scrupuleuse erudition, amasse, prepare, numerote en quelque sorte, les materiaux longtemps epars. Pour nous, dans le petit nombre d'idees que nous essaierons d'avancer sur Corneille, nous confessons devoir beaucoup au travail de son biographe; c'est bien souvent la lecture de son livre qui nous les a suggerees.
[Note 14: Ce morceau a ete ecrit a l'occasion de l'_Histoire de la Vie et des Ouvrages de Pierre Corneille_, par M. Jules Taschereau.]
L'etat general de la litterature au moment ou un nouvel auteur y debute, l'education particuliere qu'a recue cet auteur, et le genie propre que lui a departi la nature, voila trois influences qu'il importe de demeler dans son premier chef-d'oeuvre pour faire a chacune sa part, et determiner nettement ce qui revient de droit au pur genie. Or, quand Corneille, ne en 1606, parvint a l'age ou la poesie et le theatre durent commencer a l'occuper, vers 1624, a voir les choses en gros, d'un peu loin, et comme il les vit d'abord du fond de sa province, trois grands noms de poetes, aujourd'hui fort inegalement celebres, lui apparurent avant tous les autres, savoir: Ronsard, Malherbe et Theophile. Ronsard, mort depuis longtemps, mais encore en possession d'une renommee immense, et representant la poesie du siecle expire; Malherbe vivant, mais deja vieux, ouvrant la poesie du nouveau siecle, et place a cote de Ronsard par ceux qui ne regardaient pas de si pres aux details des querelles litteraires; Theophile enfin, jeune, aventureux, ardent, et par l'eclat de ses debuts semblant promettre d'egaler ses devanciers dans un prochain avenir. Quant au theatre, il etait occupe depuis vingt ans par un seul homme, Alexandre Hardy, auteur de troupe, qui ne signait meme pas ses pieces sur l'affiche, tant il etait notoirement le _poete dramatique_ par excellence. Sa dictature allait cesser, il est vrai; Theophile, par sa tragedie de _Pyrame et Thisbe_, y avait deja porte coup; Mairet, Rotrou, Scudery, etaient pres d'arriver a la scene. Mais toutes ces reputations a peine naissantes, qui faisaient l'entretien precieux des ruelles a la mode, cette foule de beaux esprits de second et de troisieme ordre, qui fourmillaient autour de Malherbe, au-dessous de Maynard et de Racan, etaient perdus pour le jeune Corneille, qui vivait a Rouen, et de la n'entendait que les grands eclats de la rumeur publique. Ronsard, Malherbe, Theophile et Hardy, composaient donc a peu pres sa litterature moderne. Eleve d'ailleurs au college des jesuites, il y avait puise une connaissance suffisante de l'antiquite; mais les etudes du barreau, auquel on le destinait, et qui le menerent jusqu'a sa vingt et unieme annee, en 1627, durent retarder le developpement de ses gouts poetiques. Pourtant il devint amoureux; et, sans admettre ici l'anecdote invraisemblable racontee par Fontenelle, et surtout sa conclusion spirituellement ridicule, que c'est a cet amour qu'on doit le grand Corneille, il est certain, de l'aveu meme de notre auteur, que cette premiere passion lui donna l'eveil et lui apprit a rimer. Il ne nous semble meme pas impossible que quelque circonstance particuliere de son aventure l'ait excite a composer _Melite_, quoiqu'on ait peine a voir quel role il y pourrait jouer. L'objet de sa passion etait, a ce qu'on rapporte, une demoiselle de Rouen, qui devint madame Du Pont en epousant un maitre des comptes de cette ville. Parfaitement belle et spirituelle, connue de Corneille depuis l'enfance, il ne parait pas qu'elle ait jamais repondu a son amour respectueux autrement que par une indulgente amitie. Elle recevait ses vers, lui en demandait quelquefois; mais le genie croissant du poete se contenait mal dans les madrigaux, les sonnets et les pieces galantes par lesquels il avait commence. Il s'y trouvait _en prison_, et sentait que _pour produire il avait besoin de la clef des champs. Cent vers lui coutaient moins_, disait-il, _que deux mots de chanson_. Le theatre le tentait; les conseils de sa dame contribuerent sans doute a l'y encourager. Il fit _Melite_, qu'il envoya au vieux dramaturge Hardy. Celui-ci la trouva _une assez jolie farce_, et le jeune avocat de vingt-trois ans partit de Rouen pour Paris, en 1629, pour assister au succes de sa piece.
Le fait principal de ces premieres annees de la vie de Corneille est sans contredit sa passion, et le caractere original de l'homme s'y revele deja. Simple, candide, embarrasse et timide en paroles; assez gauche, mais fort sincere et respectueux en amour, Corneille adore une femme aupres de laquelle il echoue, et qui, apres lui avoir donne quelque espoir, en epouse un autre. Il nous parle lui-meme d'un malheur qui a rompu le cours de leurs affections; mais le mauvais succes ne l'aigrit pas contre sa _belle inhumaine_, comme il l'appelle:
Je me trouve toujours en etat de l'aimer; Je me sens tout emu quand je l'entends nommer; . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et, toute mon amour en elle consommee, Je ne vois rien d'aimable apres l'avoir aimee. Aussi n'aime-je rien; et nul objet vainqueur N'a possede depuis ma veine ni mon coeur.
Ce n'est que quinze ans apres, que ce triste et doux souvenir, gardien de sa jeunesse, s'affaiblit assez chez lui pour lui permettre d'epouser une autre femme; et alors il commence une vie bourgeoise et de menage, dont nul ecart ne le distraira au milieu des licences du monde comique auquel il se trouve forcement mele. Je ne sais si je m'abuse, mais je crois deja voir en cette nature sensible, resignee et sobre, une naivete attendrissante qui me rappelle le bon Ducis et ses amours, une vertueuse gaucherie pleine de droiture et de candeur comme je l'aime dans le vicaire de Wakefield; et je me plais d'autant plus a y voir ou, si l'on veut, a y rever tout cela, que j'apercois le genie la-dessous, et qu'il s'agit du grand Corneille[15].
[Note 15: On ne s'avise guere d'aller chercher dans les poesies diverses de Corneille les stances suivantes que M. Lebrun, l'auteur de _Marie Stuart_, sait reciter et faire valoir a merveille. On y surprend le vieux Corneille, un peu amoureux, mais encore plus glorieux et grondeur:
STANCES.
Marquise, si mon visage A quelques traits un peu vieux, Souvenez-vous qu'a mon age Vous ne vaudrez guere mieux.
Le temps aux plus belles choses Se plait a faire un affront, Et saura faner vos roses Comme il a ride mon front.
Le meme cours des planetes Regle nos jours et nos nuits: On m'a vu ce que vous etes, Vous serez ce que je suis.
Cependant j'ai quelques charmes Qui sont assez eclatants Pour n'avoir pas trop d'alarmes De ces ravages du temps.
Vous en avez qu'on adore; Mais ceux que vous meprisez Pourroient bien durer encore Quand ceux-la seront uses.
Ils pourroient sauver la gloire Des yeux qui me semblent doux, Et dans mille ans faire croire Ce qu'il me plaira de vous.
Chez cette race nouvelle Ou j'aurai quelque credit Vous ne passerez pour belle Qu'autant que je l'aurai dit.
Pensez-y, belle marquise, Quoiqu'un grison fasse effroi, Il vaut bien qu'on le courtise, Quand il est fait comme moi.
Que dites-vous de ce ton? comme il est heroique encore! Malherbe seul et Corneille peuvent s'en permettre un pareil. Don Diegue, s'il avait affaire a une coquette, ne parlerait pas autrement.]
Depuis 1620, epoque ou Corneille vint pour la premiere fois a Paris, jusqu'en 1636, ou il fit representer _le Cid_, il acheva reellement son education litteraire, qui n'avait ete qu'ebauchee en province. Il se mit en relation avec les beaux esprits et les poetes du temps, surtout avec ceux de son age, Mairet, Scudery, Rotrou: il apprit ce qu'il avait ignore jusque-la, que Ronsard etait un peu passe de mode, et que Malherbe, mort depuis un an, l'avait detrone dans l'opinion; que Theophile, mort aussi, ne laissait qu'une memoire equivoque et avait decu les esperances, que le theatre s'ennoblissait et s'epurait par les soins du cardinal-duc; que Hardy n'en etait plus a beaucoup pres l'unique soutien, et qu'a son grand deplaisir une troupe de jeunes rivaux le jugeaient assez lestement et se disputaient son heritage. Corneille apprit surtout qu'il y avait des regles dont il ne s'etait pas doute a Rouen, et qui agitaient vivement les cervelles a Paris: de rester durant les cinq actes au meme lieu ou d'en sortir, d'etre ou de n'etre pas dans les vingt-quatre heures, etc. Les savants et les reguliers faisaient a ce sujet la guerre aux deregles et aux ignorants. Mairet tenait pour; Claveret se declarait contre: Rotrou s'en souciait peu; Scudery en discourait emphatiquement. Dans les diverses pieces qu'il composa en cet espace de cinq annees, Corneille s'attacha a connaitre a fond les habitudes du theatre et a consulter le gout du public; nous n'essaierons pas de le suivre dans ces tatonnements. Il fut vite agree de la ville et de la cour; le cardinal le remarqua et se l'attacha comme un des cinq auteurs; ses camarades le cherissaient et l'exaltaient a l'envi. Mais il contracta en particulier avec Rotrou une de ces amities si rares dans les lettres, et que nul esprit de rivalite ne put jamais refroidir. Moins age que Corneille, Rotrou l'avait pourtant precede au theatre, et, au debut, l'avait aide de quelques conseils. Corneille s'en montra reconnaissant au point de donner a son jeune ami le nom touchant de _pere_; et certes s'il nous fallait indiquer, dans cette periode de sa vie, le trait le plus caracteristique de son genie et de son ame, nous dirions que ce fut cette amitie tendrement filiale pour l'honnete Rotrou, comme, dans la periode precedente, c'avait ete son pur et respectueux amour pour la femme dont nous avons parle. Il y avait la-dedans, selon nous, plus de presage de grandeur sublime que dans _Melite, Clitandre, la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale, l'Illusion,_ et pour le moins autant que dans _Medee_.
Cependant Corneille faisait de frequentes excursions a Rouen. Dans l'un de ces voyages, il visita un M. de Chalons, ancien secretaire des commandements de la reine-mere, qui s'y etait retire dans sa vieillesse: ≪Monsieur, lui dit le vieillard apres les premieres felicitations, le genre de comique que vous embrassez ne peut vous procurer qu'une gloire passagere. Vous trouverez dans les Espagnols des sujets qui, traites dans notre gout par des mains comme les votres, produiraient de grands effets. Apprenez leur langue, elle est aisee; je m'offre de vous montrer ce que j'en sais, et, jusqu'a ce que vous soyez en etat de lire par vous-meme, de vous traduire quelques endroits de Guillen de Castro.≫ Ce fut une bonne fortune pour Corneille que cette rencontre; et des qu'il eut mis le pied sur cette noble poesie d'Espagne, il s'y sentit a l'aise comme en une patrie. Genie loyal, plein d'honneur et de moralite, marchant la tete haute, il devait se prendre d'une affection soudaine et profonde pour les heros chevaleresques de cette brave nation. Son impetueuse chaleur de coeur, sa sincerite d'enfant, son devouement inviolable en amitie, sa melancolique resignation en amour, sa religion du devoir, son caractere tout en dehors, naivement grave et sentencieux, beau de fierte et de prud'homie, tout le disposait fortement au genre espagnol; il l'embrassa avec ferveur, l'accommoda, sans trop s'en rendre compte, au gout de sa nation et de son siecle, et s'y crea une originalite unique au milieu de toutes les imitations banales qu'on en faisait autour de lui. Ici, plus de tatonnements ni de marche lentement progressive, comme dans ses precedentes comedies. Aveugle et rapide en son instinct, il porte du premier coup la main au sublime, au glorieux, au pathetique, comme a des choses familieres, et les produit en un langage superbe et simple que tout le monde comprend, et qui n'appartient qu'a lui[16]. Au sortir de la premiere representation du _Cid_, notre theatre est veritablement fonde; la France possede tout entier le grand Corneille; et le poete triomphant, qui, a l'exemple de ses heros, parle hautement de lui-meme comme il en pense, a droit de s'ecrier, sans peur de dementi, aux applaudissements de ses admirateurs et au desespoir de ses envieux:
Je sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en dit. Pour me faire admirer je ne fais point de ligue; J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue; Et mon ambition, pour faire un peu de bruit, Ne les va point queter de reduit en reduit. Mon travail, sans appui, monte sur le theatre; Chacun en liberte l'y blame ou l'idolatre. La, sans que mes amis prechent leurs sentiments, J'arrache quelquefois des applaudissements; La, content du succes que le merite donne, Par d'illustres avis je n'eblouis personne. Je satisfais ensemble et peuple et courtisans, Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans; Par leur seule beaute ma plume est estimee; Je ne dois qu'a moi seul toute ma renommee, Et pense toutefois n'avoir point de rival A qui je fasse tort en le traitant d'egal[17].
[Note 16: J'insiste sur le style; le fond du _Cid_ est tout pris a l'espagnol. M. Fauriel, dans une lecon, comparant les deux _Cids,_ remarquait, comme difference, l'abrege frequent, rapide, que Corneille avait fait des scenes plus developpees de l'original: ≪Chez Corneille, ajoutait-il, on dirait que tous les personnages _travaillent a l'heure_, tant ils sont presses de faire le plus de choses dans le moins de temps!≫ Corneille sentait son public francais.]
[Note 17: Il sent bien qu'il va un peu loin et s'en excuse:
Nous nous aimons un peu, c'est notre faible a tous. Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous?
Ceci devient malin; on croirait que c'est du La Fontaine.]
L'eclatant succes du _Cid_ et l'orgueil bien legitime qu'en ressentit et qu'en temoigna Corneille souleverent contre lui tous ses rivaux de la veille et tous les auteurs de tragedies, depuis Claveret jusqu'a Richelieu. Nous n'insisterons pas ici sur les details de cette querelle, qui est un des endroits les mieux eclaircis de notre histoire litteraire. L'effet que produisit sur le poete ce dechainement de la critique fut tel qu'on peut le conclure d'apres le caractere de son talent et de son esprit. Corneille, avons-nous dit, etait un genie pur, instinctif, aveugle, de propre et libre mouvement, et presque denue des qualites moyennes qui accompagnent et secondent si efficacement dans le poete le don superieur et divin. Il n'etait ni adroit, ni habile aux details, avait le jugement peu delicat, le gout peu sur, le tact assez obtus, et se rendait mal compte de ses procedes d'artiste; il se piquait pourtant d'y entendre finesse, et de ne pas tout dire. Entre son genie et son bon sens, il n'y avait rien ou a peu pres, et ce bon sens, qui ne manquait ni de subtilite ni de dialectique, devait faire mille efforts, surtout s'il y etait provoque, pour se guinder jusqu'a ce genie, pour l'embrasser, le comprendre et le regenter. Si Corneille etait venu plus tot, avant l'Academie et Richelieu, a la place d'Alexandre Hardy par exemple, sans doute il n'eut ete exempt ni de chutes, ni d'ecarts, ni de meprises; peut-etre meme trouverait-on chez lui bien d'autres enormites que celles dont notre gout se revolte en quelques-uns de ses plus mauvais passages; mais du moins ses chutes alors eussent ete uniquement selon la nature et la pente de son genie; et quand il se serait releve, quand il aurait entrevu le beau, le grand, le sublime, et s'y serait precipite comme en sa region propre, il n'y eut pas traine apres lui le bagage des regles, mille scrupules lourds et puerils, mille petits empechements a un plus large et vaste essor. La querelle du _Cid_, en l'arretant des son premier pas, en le forcant de revenir sur lui-meme et de confronter son oeuvre avec les regles, lui derangea pour l'avenir cette croissance prolongee et pleine de hasards, cette sorte de vegetation sourde et puissante a laquelle la nature semblait l'avoir destine. Il s'effaroucha, il s'indigna d'abord des chicanes de la critique; mais il reflechit beaucoup interieurement aux regles et preceptes qu'on lui imposait, et il finit par s'y accommoder et par y croire. Les degouts qui suivirent pour lui le triomphe du _Cid_ le ramenerent a Rouen dans sa famille, d'ou il ne sortit de nouveau qu'en 1639, _Horace_ et _Cinna_ en main. Quitter l'Espagne des l'instant qu'il y avait mis pied, ne pas pousser plus loin cette glorieuse victoire du _Cid_, et renoncer de gaiete de coeur a tant de heros magnanimes qui lui tendaient les bras, mais tourner a cote et s'attaquer a une _Rome castillane_, sur la foi de Lucain et de Seneque, ces Espagnols, bourgeois sous Neron, c'etait pour Corneille ne pas profiter de tous ses avantages et mal interpreter la voix de son genie au moment ou elle venait de parler si clairement. Mais alors la mode ne portait pas moins les esprits vers Rome antique que vers l'Espagne. Outre les galanteries amoureuses et les beaux sentiments de rigueur qu'on pretait a ces vieux republicains, on avait une occasion, en les produisant sur la scene, d'appliquer les maximes d'etat et tout ce jargon politique et diplomatique qu'on retrouve dans Balzac; Gabriel Naude, et auquel Richelieu avait donne cours. Corneille se laissa probablement seduire a ces raisons du moment; l'essentiel, c'est que de son erreur meme il sortit des chefs-d'oeuvre. Nous ne le suivrons pas dans les divers succes qui marquerent sa carriere durant ses quinze plus belles annees. _Polyeucte, Pompee, le Menteur, Rodogune, Heraclius, Don Sanche_ et _Nicomede_ en sont les signes durables. Il rentra dans l'imitation espagnole par _le Menteur_, comedie dont il faut admirer bien moins le comique (Corneille n'y entendait rien) que l'_imbroglio_, le mouvement et la fantaisie; il rentra encore dans le genie castillan par _Heraclius_, surtout par _Nicomede_ et _Don Sanche_, ces deux admirables creations, uniques sur notre theatre, et qui, venues en pleine Fronde, et par leur singulier melange d'heroisme romanesque et d'ironie familiere, soulevaient mille allusions malignes ou genereuses, et arrachaient d'universels applaudissements. Ce fut pourtant peu apres ces triomphes, qu'en 1653, afflige du mauvais succes de _Pertharite_, et touche peut-etre de sentiments et de remords chretiens, Corneille resolut de renoncer au theatre. Il avait quarante-sept ans; il venait de traduire en vers les premiers chapitres de l'_Imitation de Jesus-Christ_, et voulait consacrer desormais son reste de verve a des sujets pieux.
Corneille s'etait marie des 1640; et, malgre ses frequents voyages a Paris, il vivait habituellement a Rouen en famille. Son frere Thomas et lui avaient epouse les deux soeurs, et logeaient dans deux maisons contigues. Tous deux soignaient leur mere veuve. Pierre avait six enfants; et comme alors les pieces de theatre rapportaient plus aux comediens qu'aux auteurs, et que d'ailleurs il n'etait pas sur les lieux pour surveiller ses interets, il gagnait a peine de quoi soutenir sa nombreuse famille. Sa nomination a l'Academie francaise n'est que de 1647. Il avait promis, avant d'etre nomme, de s'arranger de maniere a passer a Paris la plus grande partie de l'annee; mais il ne parait pas qu'il l'ait fait. Il ne vint s'etablir dans la capitale qu'en 1662, et jusque-la il ne retira guere les avantages que procure aux academiciens l'assiduite aux seances. Les moeurs litteraires du temps ne ressemblaient pas aux notres: les auteurs ne se faisaient aucun scrupule d'implorer et de recevoir les liberalites des princes et seigneurs. Corneille, en tete d'_Horace_, dit qu'_il a l'honneur d'etre a Son Eminence_; c'est ainsi que M. de Ballesdens de l'Academie avait _l'honneur d'etre a M. le Chancelier_; c'est ainsi qu'Attale dit a la reine Laodice, en parlant de Nicomede qu'il ne connait pas: _Cet homme est-il a vous?_ Les gentilshommes alors se vantaient d'etre les _domestiques_ d'un prince ou d'un seigneur. Tout ceci nous mene a expliquer et a excuser dans notre illustre poete ces singulieres dedicaces a Richelieu, a Montauron, a Mazarin, a Fouquet, qui ont si mal a propos scandalise Voltaire, et que M. Taschereau a reduites fort judicieusement a leur veritable valeur. Vers la meme epoque, en Angleterre, les auteurs n'etaient pas en condition meilleure et on trouve la-dessus de curieux details dans les _Vies des poetes_ par Johnson et les Memoires de Samuel Pepys. Dans la correspondance de Malherbe avec Peiresc, il n'est presque pas une seule lettre ou le celebre lyrique ne se plaigne de recevoir du roi Henri plus de compliments que d'ecus. Ces moeurs subsistaient encore du temps de Corneille; et quand meme elles auraient commence a passer d'usage, sa pauvrete et ses charges de famille l'eussent empeche de s'en affranchir. Sans doute il en souffrait par moments, et il deplore lui-meme quelque part _ce je ne sais quoi d'abaissement secret_, auquel un noble coeur a peine a descendre; mais, chez lui, la necessite etait plus forte que les delicatesses. Disons-le encore: Corneille, hors de son sublime et de son pathetique, avait peu d'adresse et de tact. Il portait dans les relations de la vie quelque chose de gauche et de provincial; son discours de reception a l'Academie, par exemple, est un chef-d'oeuvre de mauvais gout, de plate louange et d'emphase commune. Eh bien! il faut juger de la sorte sa dedicace a Montauron, la plus attaquee de toutes, et ridicule meme lorsqu'elle parut. Le bon Corneille y manqua de mesure et de convenance; il insista lourdement la ou il devait glisser; lui, pareil au fond a ses heros, entier par l'ame, mais brise par le sort, il se baissa trop cette fois pour saluer, et frappa la terre de son noble front. Qu'y faire? Il y avait en lui, melee a l'inflexible nature du vieil _Horace_, quelque partie de la nature debonnaire de _Pertharite_ et de _Prusias_; lui aussi, il se fut ecrie en certains moments, et sans songer a la plaisanterie:
Ah! ne me brouillez pas avec _le Cardinal_!
On peut en sourire, on doit l'en plaindre; ce serait injure que de l'en blamer.
Corneille s'etait imagine, en 1653, qu'il renoncait a la scene. Pure illusion! Cette retraite, si elle avait ete possible, aurait sans doute mieux valu pour son repos, et peut-etre aussi pour sa gloire; mais il n'avait pas un de ces temperaments poetiques qui s'imposent a volonte une continence de quinze ans, comme fit plus tard Racine. Il suffit donc d'un encouragement et d'une liberalite de Fouquet, pour le rentrainer sur la scene ou il demeura vingt annees encore, jusqu'en 1674, declinant de jour en jour au milieu de mecomptes sans nombre et de cruelles amertumes. Avant de dire un mot de sa vieillesse et de sa fin, nous nous arreterons pour resumer les principaux traits de son genie et de son oeuvre.
La forme dramatique de Corneille n'a point la liberte de fantaisie que se sont donnee Lope de Vega et Shakspeare, ni la severite exactement reguliere a laquelle Racine s'est assujetti. S'il avait ose, s'il etait venu avant d'Aubignac, Mairet, Chapelain, il se serait, je pense, fort peu soucie de graduer et d'etager ses actes, de lier ses scenes, de concentrer ses effets sur un meme point de l'espace et de la duree; il aurait procede au hasard, brouillant et debrouillant les fils de son intrigue, changeant de lieu selon sa commodite, s'attardant en chemin, et poussant devant lui ses personnages pele-mele jusqu'au mariage ou a la mort. Au milieu de cette confusion se seraient detachees ca et la de belles scenes, d'admirables groupes; car Corneille entend fort bien le groupe, et, aux moments essentiels, pose fort dramatiquement ses personnages. Il les balance l'un par l'autre, les dessine vigoureusement par une parole male et breve, les contraste par des reparties tranchees, et presente a l'oeil du spectateur des masses d'une savante structure. Mais il n'avait pas le genie assez artiste pour etendre au drame entier cette configuration concentrique qu'il a realisee par places; et, d'autre part, sa fantaisie n'etait pas assez libre et alerte pour se creer une forme mouvante, diffuse, ondoyante et multiple, mais non moins reelle, non moins belle que l'autre, et comme nous l'admirons dans quelques pieces de Shakspeare, comme les Schlegel l'admirent dans Calderon. Ajoutez a ces imperfections naturelles l'influence d'une poetique superficielle et meticuleuse, dont Corneille s'inquietait outre mesure, et vous aurez le secret de tout ce qu'il y a de louche, d'indecis et d'incompletement calcule dans l'ordonnance de ses tragedies. Ses _Discours_ et ses _Examens_ nous donnent sur ce sujet mille details, ou se revelent les coins les plus caches de l'esprit du grand Corneille. On y voit combien l'impitoyable unite de lieu le tracasse, combien il lui dirait de grand coeur: _Oh! que vous me genez!_ et avec quel soin il cherche a la reconcilier avec la _bienseance_. Il n'y parvient pas toujours. _Pauline vient jusque dans une antichambre pour trouver Severe dont elle devrait attendre la visite dans son cabinet._ Pompee semble s'ecarter un peu de la prudence d'un general d'armee, lorsque, sur la foi de Sertorius, il vient conferer avec lui jusqu'au sein d'une ville ou celui-ci est le maitre; _mais il etait impossible de garder l'unite de lieu sans lui faire faire cette echappee._ Quand il y avait pourtant necessite absolue que l'action se passat en deux lieux differents, voici l'expedient qu'imaginait Corneille pour eluder la regle: ≪C'etoit que ces deux lieux n'eussent point besoin de diverses decorations, et qu'aucun des deux ne fut jamais nomme, mais seulement le lieu general ou tous les deux sont compris, comme Paris, Rome; Lyon, Constantinople, etc. Cela aideroit a tromper l'auditeur qui, ne voyant rien qui lui marquat la diversite des lieux, ne s'en apercevroit pas, a moins d'une reflexion malicieuse et critique, dont il y a peu qui soient capables, la plupart s'attachant avec chaleur a l'action qu'ils voient representer.≫ Il se felicite presque comme un enfant de la complexite d'_Heraclius_, et que _ce poeme soit si embarrasse qu'il demande une merveilleuse attention._ Ce qu'il nous fait surtout remarquer dans _Othon_, _c'est qu'on n'a point encore vu de piece ou il se propose tant de mariages pour n'en conclure aucun._
Les personnages de Corneille sont grands, genereux, vaillants, tout en dehors, hauts de tete et nobles de coeur. Nourris la plupart dans une discipline austere, ils ont sans cesse a la bouche des maximes auxquelles ils rangent leur vie; et comme ils ne s'en ecartent jamais, on n'a pas de peine a les saisir; un coup d'oeil suffit: ce qui est presque le contraire des personnages de Shakspeare et des caracteres humains en cette vie. La moralite de ses heros est sans tache: comme peres, comme amants, comme amis ou ennemis, on les admire et on les honore; aux endroits pathetiques, ils ont des accents sublimes qui enlevent et font pleurer; mais ses rivaux et ses maris ont quelquefois une teinte de ridicule: ainsi don Sanche dans _le Cid_, ainsi Prusias et Pertharite. Ses tyrans et ses maratres sont tout d'une piece comme ses heros, mechants d'un bout a l'autre; et encore, a l'aspect d'une belle action, il leur arrive quelquefois de faire volte-face, de se retourner subitement a la vertu: tels Grimoald et Arsinoe. Les hommes de Corneille ont l'esprit formaliste et pointilleux: ils se querellent sur l'etiquette; ils raisonnent longuement et ergotent a haute voix avec eux-memes jusque dans leur passion. Il y a du Normand. Auguste, Pompee et autres ont du etudier la dialectique a Salamanque, et lire Aristote d'apres les Arabes. Ses heroines, ses _adorables furies_, se ressemblent presque toutes: leur amour est subtil, combine, alambique, et sort plus de la tete que du coeur. On sent que Corneille connaissait peu les femmes. Il a pourtant reussi a exprimer dans Chimene et dans Pauline cette vertueuse puissance de sacrifice, que lui-meme avait pratiquee en sa jeunesse. Chose singuliere! depuis sa rentree au theatre en 1659, et dans les pieces nombreuses de sa decadence, _Attila, Berenice, Pulcherie, Surena_, Corneille eut la manie de meler l'amour a tout, comme La Fontaine Platon. Il semblait que les succes de Quinault et de Racine l'entrainassent sur ce terrain, et qu'il voulut en remontrer a ces _doucereux_, comme il les appelait. Il avait fini par se figurer qu'il avait ete en son temps bien autrement galant et amoureux que ces jeunes perruques blondes, et il ne parlait d'autrefois qu'en hochant la tete comme un vieux berger.
Le style de Corneille est le merite par ou il excelle a mon gre. Voltaire, dans son commentaire, a montre sur ce point comme sur d'autres une souveraine injustice et une assez grande ignorance des vraies origines de notre langue. Il reproche a tout moment a son auteur de n'avoir ni grace, ni elegance, ni clarte: il mesure, plume en main, la hauteur des metaphores, et quand elles depassent, il les trouve gigantesques. Il retourne et deguise en prose ces phrases altieres et sonores qui vont si bien a l'allure des heros, et il se demande si c'est la ecrire et parler _francais_. Il appelle grossierement _solecisme_ ce qu'il devrait qualifier d'_idiotisme_, et qui manque si completement a la langue etroite, symetrique, ecourtee, et a _la francaise_, du XVIIIe siecle. On se souvient des magnifiques vers de l'_Epitre a Ariste_, dans lesquels Corneille se glorifie lui-meme apres le triomphe du _Cid_:
Je sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en dit.
Voltaire a ose dire de cette belle epitre: ≪Elle parait ecrite entierement dans le style de Regnier, sans grace, sans finesse, sans elegance, sans imagination; mais on y voit de la facilite et de la naivete.≫ Prusias, en parlant de son fils Nicomede que les victoires ont exalte, s'ecrie:
Il ne veut plus dependre, et croit que ses conquetes Au-dessus de son bras ne laissent point de tetes.
Voltaire met en note: ≪_Des tetes au-dessus des bras_, il n'etait plus permis d'ecrire ainsi en 1657.≫ Il serait certes piquant de lire quelques pages de Saint-Simon qu'aurait commentees Voltaire. Pour nous, le style de Corneille nous semble avec ses negligences une des plus grandes manieres du siecle qui eut Moliere et Bossuet. La touche du poete est rude, severe et vigoureuse. Je le comparerais volontiers a un statuaire qui, travaillant sur l'argile pour y exprimer d'heroiques portraits, n'emploie d'autre instrument que le pouce, et qui, petrissant ainsi son oeuvre, lui donne un supreme caractere de vie avec mille accidents heurtes qui l'accompagnent et l'achevent; mais cela est incorrect, cela n'est pas lisse ni _propre_, comme on dit. Il y a peu de peinture et de couleur dans le style de Corneille; il est chaud plutot qu'eclatant; il tourne volontiers a l'abstrait, et l'imagination y cede a la pensee et au raisonnement. Il doit plaire surtout aux hommes d'etat, aux geometres, aux militaires, a ceux qui goutent les styles de Demosthene, de Pascal et de Cesar.
En somme, Corneille, genie pur, incomplet, avec ses hautes parties et ses defauts, me fait l'effet de ces grands arbres, nus, rugueux, tristes et monotones par le tronc, et garnis de rameaux et de sombre verdure seulement a leur sommet. Ils sont forts, puissants, gigantesques, peu touffus; une seve abondante y monte: mais n'en attendez ni abri, ni ombrage, ni fleurs. Ils feuillissent tard, se depouillent tot, et vivent longtemps a demi depouilles. Meme apres que leur front chauve a livre ses feuilles au vent d'automne, leur nature vivace jette encore par endroits des rameaux perdus et de vertes poussees. Quand ils vont mourir, ils ressemblent par leurs craquements et leurs gemissements a ce tronc charge d'armures, auquel Lucain a compare le grand Pompee.
Telle fut la vieillesse du grand Corneille, une de ces vieillesses ruineuses, sillonnees et chenues, qui tombent piece a piece et dont le coeur est long a mourir. Il avait mis toute sa vie et toute son ame au theatre. Hors de la il valait peu: brusque, lourd, taciturne et melancolique, son grand front ride ne s'illuminait, son oeil terne et voile n'etincelait, sa voix seche et sans grace ne prenait de l'accent, que lorsqu'il parlait du theatre, et surtout du sien. Il ne savait pas causer, tenait mal son rang dans le monde, et ne voyait guere MM. de La Rochefoucauld et de Retz, et madame de Sevigne que pour leur lire ses pieces. Il devint de plus en plus chagrin et morose avec les ans. Les succes de ses jeunes rivaux l'importunaient; il s'en montrait afflige et noblement jaloux, comme un taureau vaincu ou un vieil athlete. Quand Racine eut parodie par la bouche de l'_Intime_ ce vers du _Cid_:
Ses rides sur son front ont grave ses exploits,
Corneille, qui n'entendait pas raillerie, s'ecria naivement: ≪Ne tient-il donc qu'a un jeune homme de venir ainsi tourner en ridicule les vers des gens?≫ Une fois il s'adresse a Louis XIV qui a fait representer a Versailles _Sertorius, Oedipe_ et _Rodogune_; il implore la meme faveur pour _Othon, Pulcherie, Surena_, et croit qu'un seul regard du maitre les tirerait du tombeau; il se compare au vieux Sophocle accuse de demence et lisant _Oedipe_ pour reponse; puis il ajoute:
Je n'irai pas si loin, et si mes quinze lustres Font encor quelque peine aux modernes illustres,
S'il en est de facheux jusqu'a s'en chagriner, Je n'aurai pas longtemps a les importuner. Quoi que je m'en promette, ils n'en ont rien a craindre: C'est le dernier eclat d'un feu pret a s'eteindre; Sur le point d'expirer, il tache d'eblouir, Et ne frappe les yeux que pour s'evanouir.
Une autre fois, il disait a Chevreau: ≪J'ai pris conge du theatre, et ma poesie s'en est allee avec mes dents.≫ Corneille avait perdu deux de ses enfants, deux fils, et sa pauvrete avait peine a produire les autres. Un retard dans le payement de sa pension le laissa presque en detresse a son lit de mort: on sait la noble conduite de Boileau. Le grand vieillard expira dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1684, rue d'Argenteuil, ou il logeait. Charlotte Corday etait arriere-petite-fille d'une des filles de Pierre Corneille[18].
[Note 18: D'autres font d'elle seulement une arriere-petite-niece du grand tragique; il y a des doutes et meme il y a eu des proces sur cette genealogie. J'ai suivi M. Taschereau.--Voir, comme developpement particulier sur Corneille et sur _Polyeucte_, mon _Port-Royal_, tome I, liv. I, chap. VI.]
LA FONTAINE
Dans ces rapides essais, par lesquels nous tachons de ramener l'attention de nos lecteurs et la notre a des souvenirs pacifiques de litterature et de poesie, nous ne nous sommes nullement impose la loi, comme certaines gens peu charitables ou mal instruits voudraient le faire croire, de mettre en avant a toute force des idees soi-disant nouvelles, de contrarier sans relache les opinions recues, de reformer, de casser les jugements consacres, d'exhumer coup sur coup des reputations et d'en demolir. En supposant qu'un tel role convint jamais a quelqu'un, qui serions-nous, bon Dieu! pour l'entreprendre? Le notre est plus simple: nous avons quelques principes d'art et de critique litteraire, que nous essayons d'appliquer, sans violence toutefois et a l'amiable, aux auteurs illustres des deux siecles precedents. D'ailleurs, l'impression qu'une derniere et plus fraiche lecture a laissee en nous, impression pure, franche, aussi prompte et naive que possible, voila surtout ce qui decide du ton et de la couleur de notre causerie; voila ce qui nous a pousse a la severite contre Jean-Baptiste, a l'estime pour Boileau, a l'admiration pour madame de Sevigne, Mathurin Regnier et d'autres encore; aujourd'hui, c'est le tour de La Fontaine[19]. En revenant sur lui apres tant de panegyristes et de biographes, apres les travaux de M. Walckenaer en particulier, nous nous condamnons a n'en rien dire de bien nouveau pour le fond, et a ne faire au plus que retraduire a notre guise et motiver un peu differemment parfois les memes conclusions de louanges, les memes hommages d'une critique desarmee et pleine d'amour. Mais ces redites pourtant, dut la forme seule les rajeunir, ne nous ont pas semble inutiles, ne serait-ce que pour montrer que nous aussi, le dernier venu et le plus obscur, nous savons au besoin et par conviction nous ranger a la suite de nos devanciers dans la carriere. |
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