2014년 10월 29일 수요일

Portraits litteraires 2

Portraits litteraires 2


Dans l'epoque, a la fois magnifique et decente,
  Qui comprit et qu'aida ta parole puissante,
  Le vrai gout dominant, sur quelques points borne,
  Chassait du moins le faux autre part confine;
  Celui-ci hors du centre usait ses represailles;
  Il n'aurait affronte Chantilly ni Versailles,
  Et, s'il l'avait ose, son impudent essor
  Se fut brise du coup sur le balustre d'or.
  Pour nous, c'est autrement: par un confus melange
  Le bien s'allie au faux, et le tribun a l'ange.
  Les Pradons seuls d'alors visaient au Scudery:
  Lequel de nos meilleurs peut s'en croire a l'abri?
  Tous cadres sont rompus; plus d'obstacle qui compte;
  L'esprit descend, dit-on:--la sottise remonte;
  Tel meme qu'on admire en a sa goutte au front,
  Tel autre en a sa douche, et l'autre nage au fond.
  Comment tout demeler, tout denoncer, tout suivre,
  Aller droit a l'auteur sous le masque du livre,
  Dire la clef secrete, et, sans rien diffamer,
  Piquer pourtant le vice et bien haut le nommer?
  Voila, cher Despreaux, voila sur toute chose
  Ce qu'en songeant a toi souvent je me propose,
  Et j'en espere un peu mes doutes eclaircis
  En m'asseyant moi-meme aux bords ou tu t'assis.
  Sous ces noms de Cotins que ta malice fronde,
  J'aime a te voir d'ici parlant de notre monde
  A quelque Lamoignon qui garde encor ta loi:
  Qu'auriez-vous dit de nous, Royer-Collard et toi?

  Mais aujourd'hui laissons tout sujet de satire;
  A Baville aussi bien on t'en eut vu sourire,
  Et tu tachais plutot d'en detourner le cours,
  Avide d'ennoblir tes tranquilles discours,
  De chercher, tu l'as dit, sous quelque frais ombrage,
  Comme en un Tusculum, les entretiens du sage,
  Un concert de vertu, d'eloquence et d'honneur,
  Et quel vrai but conduit l'honnete homme au bonheur.

  Ainsi donc, ce jour-la, venant de ta fontaine,
  Nous suivions au retour les coteaux et la plaine,
  Nous foulions lentement ces doux pres arroses,
  Nous perdions le sentier dans les endroits boises,
  Puis sa trace fuyait sous l'herbe epaisse et vive:
  Est-ce bien ce cote? n'est-ce pas l'autre rive?
  A trop presser son doute, on se trompe souvent;
  Le plus simple est d'aller. Ce moulin par devant
  Nous barre le chemin; un vieux pont nous invite,
  Et sa planche en ployant nous dit de passer vite:
  On s'effraie et l'on passe, on rit de ses terreurs;
  Ce ruisseau sinueux a d'aimables erreurs.
  Et riant, conversant de rien, de toute chose,
  Retenant la pensee au calme qui repose,
  On voyait le soleil vers le couchant rougir,
  Des saules _non plantes_ les ombres s'elargir,
  Et sous les longs rayons de cette heure plus sure
  S'eclairer les vergers en salles de verdure,
  Jusqu'a ce que, tournant par un dernier coteau,
  Nous eumes retrouve la route du chateau,
  Ou d'abord, en entrant, la pelouse apparue
  Nous offrit du plus loin une enfant accourue[13],
  Jeune fille demain en sa tendre saison,
  Orgueil et cher appui de l'antique maison,
  Fleur de tout un passe majestueux et grave,
  Rejeton precieux ou plus d'un nom se grave,
  Qui refait l'esperance et les fraiches couleurs,
  Qui sait les souvenirs et non pas les douleurs,
  Et dont, chaque matin, l'heureuse et blonde tete,
  Apres les jours charges de gloire et de tempete,
  Porte legerement tout ce poids des aieux,
  Et court sur le gazon, le vent dans ses cheveux.

Au chateau du Marais, ce 22 aout 1843.


[Note 11: Auteur du poeme latin des _Jardins_: voir au livre III un
morceau sur Baville, et deux odes latines du meme. Voir aussi Huet,
_Poesies_ latines et _Memoires_.]

[Note 12: Une _rachee_: on appelle ainsi les rejetons nes de la
racine apres qu'on a coupe le tronc. Les ormes qui ombrageaient
autrefois la fontaine avaient probablement ete coupes pour repousser en
_rachee_: de la le nom.]

[Note 13: Mademoiselle de Champlatreux, depuis duchesse d'Ayen.]

Pour completer enfin la serie de mes _retractations_ ou _retouches_ sur
Despreaux, je me permettrai d'indiquer ce que j'en ai dit au tome VI des
_Causeries du Lundi_ et qui a ete reproduit en tete d'une edition meme
de Boileau; et puis encore le chapitre a lui consacre au tome V de
_Port-Royal_. Etes-vous content? et pour le coup en est-ce assez?



PIERRE CORNEILLE

En fait de critique et d'histoire litteraire, il n'est point, ce me
semble, de lecture plus recreante, plus delectable, et a la fois plus
feconde en enseignements de toute espece, que les biographies bien
faites des grands hommes: non pas ces biographies minces et seches, ces
notices exigues et precieuses, ou l'ecrivain a la pensee de briller,
et dont chaque paragraphe est effile en epigramme; mais de larges,
copieuses, et parfois meme diffuses histoires de l'homme et de ses
oeuvres: entrer en son auteur, s'y installer, le produire sous ses
aspects divers; le faire vivre, se mouvoir et parler, comme il a du
faire; le suivre en son interieur et dans ses moeurs domestiques aussi
avant que l'on peut; le rattacher par tous les cotes a cette terre, a
cette existence reelle, a ces habitudes de chaque jour, dont les grands
hommes ne dependent pas moins que nous autres, fond veritable sur lequel
ils ont pied, d'ou ils partent pour s'elever quelque temps, et ou ils
retombent sans cesse. Les Allemands et les Anglais, avec leur caractere
complexe d'analyse et de poesie, s'entendent et se plaisent fort a ces
excellents livres. Walter Scott declare, pour son compte, qu'il ne sait
point de plus interessant ouvrage en toute la litterature anglaise que
l'histoire du docteur Johnson par Boswell. En France, nous commencons
aussi a estimer et a reclamer ces sortes d'etudes. De nos jours, les
grands hommes dans les lettres, quand bien meme, par leurs memoires
ou leurs confessions poetiques, ils seraient moins empresses d'aller
au-devant des revelations personnelles, pourraient encore mourir, fort
certains de ne point manquer apres eux de demonstrateurs, d'analystes et
de biographes. Il n'en a pas ete toujours ainsi; et lorsque nous venons
a nous enquerir de la vie, surtout de l'enfance et des debuts de nos
grands ecrivains et poetes du dix-septieme siecle, c'est a grand'peine
que nous decouvrons quelques traditions peu authentiques, quelques
anecdotes douteuses, dispersees dans les _Ana_. La litterature et la
poesie d'alors etaient peu personnelles; les auteurs n'entretenaient
guere le public de leurs propres sentiments ni de leurs propres
affaires; les biographes s'etaient imagine, je ne sais pourquoi, que
l'histoire d'un ecrivain etait tout entiere dans ses ecrits, et leur
critique superficielle ne poussait pas jusqu'a l'homme au fond du poete.
D'ailleurs, comme en ce temps les reputations etaient lentes a se faire,
et qu'on n'arrivait que tard a la celebrite, ce n'etait que bien
plus tard encore, et dans la vieillesse du grand homme, que quelque
admirateur empresse de son genie, un Brossette, un Monchesnay, s'avisait
de penser a sa biographie; ou encore cet historien etait quelque parent
pieux et devoue, mais trop jeune pour avoir bien connu la jeunesse de
son auteur, comme Fontenelle pour Corneille, et Louis Racine pour son
pere. De la, dans l'histoire de Corneille par son neveu, dans celle de
Racine par son fils, mille ignorances, mille inexactitudes qui sautent
aux yeux, et en particulier une legerete courante sur les premieres
annees litteraires, qui sont pourtant les plus decisives.

Lorsqu'on ne commence a connaitre un grand homme que dans le fort de sa
gloire, on ne s'imagine pas qu'il ait jamais pu s'en passer, et la chose
nous parait si simple, que souvent on ne s'inquiete pas le moins du
monde de s'expliquer comment cela est advenu; de meme que, lorsqu'on le
connait des l'abord et avant son eclat, on ne soupconne pas d'ordinaire
ce qu'il devra etre un jour: on vit aupres de lui sans songer a le
regarder, et l'on neglige sur son compte ce qu'il importerait le plus
d'en savoir. Les grands hommes eux-memes contribuent souvent a fortifier
cette double illusion par leur facon d'agir: jeunes, inconnus, obscurs,
ils s'effacent, se taisent, eludent l'attention et n'affectent aucun
rang, parce qu'ils n'en veulent qu'un, et que, pour y mettre la main, le
temps n'est pas mur encore; plus tard, salues de tous et glorieux, ils
rejettent dans l'ombre leurs commencements, d'ordinaire rudes et amers;
ils ne racontent pas volontiers leur propre formation, pas plus que le
Nil n'etale ses sources. Or, cependant, le point essentiel dans une vie
de grand ecrivain, de grand poete, est celui-ci: saisir, embrasser et
analyser tout l'homme au moment ou, par un concours plus ou moins
lent ou facile, son genie, son education et les circonstances se sont
accordes de telle sorte, qu'il ait enfante son premier chef-d'oeuvre. Si
vous comprenez le poete a ce moment critique, si vous denouez ce noeud
auquel tout en lui se liera desormais, si vous trouvez, pour ainsi dire,
la clef de cet anneau mysterieux, moitie de fer, moitie de diamant, qui
rattache sa seconde existence, radieuse, eblouissante et solennelle, a
son existence premiere, obscure, refoulee, solitaire, et dont plus d'une
fois il voudrait devorer la memoire, alors on peut dire de vous que vous
possedez a fond et que vous savez votre poete; vous avez franchi avec
lui les regions tenebreuses, comme Dante avec Virgile; vous etes dignes
de l'accompagner sans fatigue et comme de plain-pied a travers ses
autres merveilles. De _Rene_ au dernier ouvrage de M. de Chateaubriand,
des premieres _Meditations_ a tout ce que pourra creer jamais M.
de Lamartine, d'_Andromaque_ a _Athalie_, du _Cid_ a _Nicomede_,
l'initiation est facile: on tient a la main le fil conducteur, il ne
s'agit plus que de le derouler. C'est un beau moment pour le critique
comme pour le poete que celui ou l'un et l'autre peuvent, chacun dans un
juste sens, s'ecrier avec cet ancien: _Je l'ai trouve!_ Le poete trouve
la region ou son genie peut vivre et se deployer desormais; le critique
trouve l'instinct et la loi de ce genie. Si le statuaire, qui est aussi
a sa facon un magnifique biographe, et qui fixe en marbre aux yeux
l'idee du poete, pouvait toujours choisir l'instant ou le poete se
ressemble le plus a lui-meme, nul doute qu'il ne le saisit au jour et a
l'heure ou le premier rayon de gloire vient illuminer ce front puissant
et sombre. A cette epoque unique dans la vie, le genie, qui, depuis
quelque temps adulte et viril, habitait avec inquietude, avec tristesse,
en sa conscience, et qui avait peine a s'empecher d'eclater, est tout
d'un coup tire de lui-meme au bruit des acclamations, et s'epanouit a
l'aurore d'un triomphe. Avec les annees, il deviendra peut-etre
plus calme, plus repose, plus mur; mais aussi il perdra en naivete
d'expression, et se fera un voile qu'on devra percer pour arriver a lui:
la fraicheur du sentiment intime se sera effacee de son front; l'ame
prendra garde de s'y trahir: une contenance plus etudiee ou du moins
plus machinale aura remplace la premiere attitude si libre et si vive.
Or, ce que le statuaire ferait s'il le pouvait, le critique biographe,
qui a sous la main toute la vie et tous les instants de son auteur, doit
a plus forte raison le faire; il doit realiser par son analyse sagace et
penetrante ce que l'artiste figurerait divinement sous forme de symbole.
La statue une fois debout, le type une fois decouvert et exprime, il
n'aura plus qu'a le reproduire avec de legeres modifications dans les
developpements successifs de la vie du poete, comme en une serie de
bas-reliefs. Je ne sais si toute cette theorie, mi-partie poetique et
mi-partie critique, est fort claire; mais je la crois fort vraie, et
tant que les biographes des grands poetes ne l'auront pas presente a
l'esprit, ils feront des livres utiles, exacts, estimables sans doute,
mais non des oeuvres de haute critique et d'art; ils rassembleront
des anecdotes, determineront des dates, exposeront des querelles
litteraires: ce sera l'affaire du lecteur d'en faire jaillir le sens et
d'y souffler la vie; ils seront des chroniqueurs, non des statuaires;
ils tiendront les registres du temple, et ne seront pas les pretres du
dieu.

Cela pose, nous nous garderons d'en faire une severe application a
l'ouvrage plein de recherches et de faits que vient de publier M.
Taschereau sur Pierre Corneille[14]. Dans cette histoire, aussi bien que
dans celle de Moliere, M. Taschereau a eu pour but de recueillir et
de lier tout ce qui nous est reste de traditions sur la vie de ces
illustres auteurs, de fixer la chronologie de leurs pieces, et de
raconter les debats dont elles furent l'occasion et le sujet. Il renonce
assez volontiers a la pretention litteraire de juger les oeuvres,
de caracteriser le talent, et s'en tient d'ordinaire la-dessus aux
conclusions que le temps et le gout ont consacrees. Quand les faits sont
clair-semes ou manquent, ce qui arrive quelquefois, il ne s'efforce
point d'y suppleer par les suppositions circonspectes et les inductions
legitimes d'une critique sagement conjecturale; mais il passe outre,
et s'empresse d'arriver a des faits nouveaux: de la chez lui des
intervalles et des lacunes que l'esprit du lecteur est involontairement
provoque a combler. Les vies completes, poetiques, pittoresques,
_vivantes_ en un mot, de Corneille et de Moliere, restent a faire;
mais a M. Taschereau appartient l'honneur solide d'en avoir, avec une
scrupuleuse erudition, amasse, prepare, numerote en quelque sorte, les
materiaux longtemps epars. Pour nous, dans le petit nombre d'idees que
nous essaierons d'avancer sur Corneille, nous confessons devoir beaucoup
au travail de son biographe; c'est bien souvent la lecture de son livre
qui nous les a suggerees.

[Note 14: Ce morceau a ete ecrit a l'occasion de l'_Histoire de la
Vie et des Ouvrages de Pierre Corneille_, par M. Jules Taschereau.]

L'etat general de la litterature au moment ou un nouvel auteur y debute,
l'education particuliere qu'a recue cet auteur, et le genie propre que
lui a departi la nature, voila trois influences qu'il importe de
demeler dans son premier chef-d'oeuvre pour faire a chacune sa part, et
determiner nettement ce qui revient de droit au pur genie. Or, quand
Corneille, ne en 1606, parvint a l'age ou la poesie et le theatre durent
commencer a l'occuper, vers 1624, a voir les choses en gros, d'un peu
loin, et comme il les vit d'abord du fond de sa province, trois grands
noms de poetes, aujourd'hui fort inegalement celebres, lui apparurent
avant tous les autres, savoir: Ronsard, Malherbe et Theophile. Ronsard,
mort depuis longtemps, mais encore en possession d'une renommee immense,
et representant la poesie du siecle expire; Malherbe vivant, mais deja
vieux, ouvrant la poesie du nouveau siecle, et place a cote de Ronsard
par ceux qui ne regardaient pas de si pres aux details des querelles
litteraires; Theophile enfin, jeune, aventureux, ardent, et par l'eclat
de ses debuts semblant promettre d'egaler ses devanciers dans un
prochain avenir. Quant au theatre, il etait occupe depuis vingt ans par
un seul homme, Alexandre Hardy, auteur de troupe, qui ne signait meme
pas ses pieces sur l'affiche, tant il etait notoirement le _poete
dramatique_ par excellence. Sa dictature allait cesser, il est vrai;
Theophile, par sa tragedie de _Pyrame et Thisbe_, y avait deja porte
coup; Mairet, Rotrou, Scudery, etaient pres d'arriver a la scene. Mais
toutes ces reputations a peine naissantes, qui faisaient l'entretien
precieux des ruelles a la mode, cette foule de beaux esprits de second
et de troisieme ordre, qui fourmillaient autour de Malherbe, au-dessous
de Maynard et de Racan, etaient perdus pour le jeune Corneille, qui
vivait a Rouen, et de la n'entendait que les grands eclats de la rumeur
publique. Ronsard, Malherbe, Theophile et Hardy, composaient donc a peu
pres sa litterature moderne. Eleve d'ailleurs au college des jesuites,
il y avait puise une connaissance suffisante de l'antiquite; mais les
etudes du barreau, auquel on le destinait, et qui le menerent jusqu'a sa
vingt et unieme annee, en 1627, durent retarder le developpement de ses
gouts poetiques. Pourtant il devint amoureux; et, sans admettre ici
l'anecdote invraisemblable racontee par Fontenelle, et surtout sa
conclusion spirituellement ridicule, que c'est a cet amour qu'on doit
le grand Corneille, il est certain, de l'aveu meme de notre auteur, que
cette premiere passion lui donna l'eveil et lui apprit a rimer. Il ne
nous semble meme pas impossible que quelque circonstance particuliere
de son aventure l'ait excite a composer _Melite_, quoiqu'on ait peine a
voir quel role il y pourrait jouer. L'objet de sa passion etait, a ce
qu'on rapporte, une demoiselle de Rouen, qui devint madame Du Pont en
epousant un maitre des comptes de cette ville. Parfaitement belle et
spirituelle, connue de Corneille depuis l'enfance, il ne parait pas
qu'elle ait jamais repondu a son amour respectueux autrement que par une
indulgente amitie. Elle recevait ses vers, lui en demandait quelquefois;
mais le genie croissant du poete se contenait mal dans les madrigaux,
les sonnets et les pieces galantes par lesquels il avait commence. Il
s'y trouvait _en prison_, et sentait que _pour produire il avait besoin
de la clef des champs. Cent vers lui coutaient moins_, disait-il, _que
deux mots de chanson_. Le theatre le tentait; les conseils de sa dame
contribuerent sans doute a l'y encourager. Il fit _Melite_, qu'il envoya
au vieux dramaturge Hardy. Celui-ci la trouva _une assez jolie farce_,
et le jeune avocat de vingt-trois ans partit de Rouen pour Paris, en
1629, pour assister au succes de sa piece.

Le fait principal de ces premieres annees de la vie de Corneille est
sans contredit sa passion, et le caractere original de l'homme s'y
revele deja. Simple, candide, embarrasse et timide en paroles; assez
gauche, mais fort sincere et respectueux en amour, Corneille adore
une femme aupres de laquelle il echoue, et qui, apres lui avoir donne
quelque espoir, en epouse un autre. Il nous parle lui-meme d'un malheur
qui a rompu le cours de leurs affections; mais le mauvais succes ne
l'aigrit pas contre sa _belle inhumaine_, comme il l'appelle:

  Je me trouve toujours en etat de l'aimer;
  Je me sens tout emu quand je l'entends nommer;
  . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . .
  Et, toute mon amour en elle consommee,
  Je ne vois rien d'aimable apres l'avoir aimee.
  Aussi n'aime-je rien; et nul objet vainqueur
  N'a possede depuis ma veine ni mon coeur.

Ce n'est que quinze ans apres, que ce triste et doux souvenir, gardien
de sa jeunesse, s'affaiblit assez chez lui pour lui permettre d'epouser
une autre femme; et alors il commence une vie bourgeoise et de menage,
dont nul ecart ne le distraira au milieu des licences du monde comique
auquel il se trouve forcement mele. Je ne sais si je m'abuse, mais je
crois deja voir en cette nature sensible, resignee et sobre, une naivete
attendrissante qui me rappelle le bon Ducis et ses amours, une vertueuse
gaucherie pleine de droiture et de candeur comme je l'aime dans le
vicaire de Wakefield; et je me plais d'autant plus a y voir ou, si l'on
veut, a y rever tout cela, que j'apercois le genie la-dessous, et qu'il
s'agit du grand Corneille[15].

[Note 15: On ne s'avise guere d'aller chercher dans les poesies
diverses de Corneille les stances suivantes que M. Lebrun, l'auteur de
_Marie Stuart_, sait reciter et faire valoir a merveille. On y surprend
le vieux Corneille, un peu amoureux, mais encore plus glorieux et
grondeur:

  STANCES.

  Marquise, si mon visage
  A quelques traits un peu vieux,
  Souvenez-vous qu'a mon age
  Vous ne vaudrez guere mieux.

  Le temps aux plus belles choses
  Se plait a faire un affront,
  Et saura faner vos roses
  Comme il a ride mon front.

  Le meme cours des planetes
  Regle nos jours et nos nuits:
  On m'a vu ce que vous etes,
  Vous serez ce que je suis.

  Cependant j'ai quelques charmes
  Qui sont assez eclatants
  Pour n'avoir pas trop d'alarmes
  De ces ravages du temps.

  Vous en avez qu'on adore;
  Mais ceux que vous meprisez
  Pourroient bien durer encore
  Quand ceux-la seront uses.

  Ils pourroient sauver la gloire
  Des yeux qui me semblent doux,
  Et dans mille ans faire croire
  Ce qu'il me plaira de vous.

  Chez cette race nouvelle
  Ou j'aurai quelque credit
  Vous ne passerez pour belle
  Qu'autant que je l'aurai dit.

  Pensez-y, belle marquise,
  Quoiqu'un grison fasse effroi,
  Il vaut bien qu'on le courtise,
  Quand il est fait comme moi.

Que dites-vous de ce ton? comme il est heroique encore! Malherbe seul
et Corneille peuvent s'en permettre un pareil. Don Diegue, s'il avait
affaire a une coquette, ne parlerait pas autrement.]

Depuis 1620, epoque ou Corneille vint pour la premiere fois a Paris,
jusqu'en 1636, ou il fit representer _le Cid_, il acheva reellement son
education litteraire, qui n'avait ete qu'ebauchee en province. Il se mit
en relation avec les beaux esprits et les poetes du temps, surtout avec
ceux de son age, Mairet, Scudery, Rotrou: il apprit ce qu'il avait
ignore jusque-la, que Ronsard etait un peu passe de mode, et que
Malherbe, mort depuis un an, l'avait detrone dans l'opinion; que
Theophile, mort aussi, ne laissait qu'une memoire equivoque et avait
decu les esperances, que le theatre s'ennoblissait et s'epurait par
les soins du cardinal-duc; que Hardy n'en etait plus a beaucoup pres
l'unique soutien, et qu'a son grand deplaisir une troupe de jeunes
rivaux le jugeaient assez lestement et se disputaient son heritage.
Corneille apprit surtout qu'il y avait des regles dont il ne s'etait
pas doute a Rouen, et qui agitaient vivement les cervelles a Paris: de
rester durant les cinq actes au meme lieu ou d'en sortir, d'etre ou
de n'etre pas dans les vingt-quatre heures, etc. Les savants et les
reguliers faisaient a ce sujet la guerre aux deregles et aux ignorants.
Mairet tenait pour; Claveret se declarait contre: Rotrou s'en souciait
peu; Scudery en discourait emphatiquement. Dans les diverses pieces
qu'il composa en cet espace de cinq annees, Corneille s'attacha a
connaitre a fond les habitudes du theatre et a consulter le gout du
public; nous n'essaierons pas de le suivre dans ces tatonnements. Il
fut vite agree de la ville et de la cour; le cardinal le remarqua et se
l'attacha comme un des cinq auteurs; ses camarades le cherissaient et
l'exaltaient a l'envi. Mais il contracta en particulier avec Rotrou une
de ces amities si rares dans les lettres, et que nul esprit de rivalite
ne put jamais refroidir. Moins age que Corneille, Rotrou l'avait
pourtant precede au theatre, et, au debut, l'avait aide de quelques
conseils. Corneille s'en montra reconnaissant au point de donner a
son jeune ami le nom touchant de _pere_; et certes s'il nous fallait
indiquer, dans cette periode de sa vie, le trait le plus caracteristique
de son genie et de son ame, nous dirions que ce fut cette amitie
tendrement filiale pour l'honnete Rotrou, comme, dans la periode
precedente, c'avait ete son pur et respectueux amour pour la femme dont
nous avons parle. Il y avait la-dedans, selon nous, plus de presage de
grandeur sublime que dans _Melite, Clitandre, la Veuve, la Galerie du
Palais, la Suivante, la Place Royale, l'Illusion,_ et pour le moins
autant que dans _Medee_.

Cependant Corneille faisait de frequentes excursions a Rouen. Dans
l'un de ces voyages, il visita un M. de Chalons, ancien secretaire des
commandements de la reine-mere, qui s'y etait retire dans sa vieillesse:
≪Monsieur, lui dit le vieillard apres les premieres felicitations, le
genre de comique que vous embrassez ne peut vous procurer qu'une gloire
passagere. Vous trouverez dans les Espagnols des sujets qui, traites
dans notre gout par des mains comme les votres, produiraient de grands
effets. Apprenez leur langue, elle est aisee; je m'offre de vous montrer
ce que j'en sais, et, jusqu'a ce que vous soyez en etat de lire par
vous-meme, de vous traduire quelques endroits de Guillen de Castro.≫ Ce
fut une bonne fortune pour Corneille que cette rencontre; et des qu'il
eut mis le pied sur cette noble poesie d'Espagne, il s'y sentit a l'aise
comme en une patrie. Genie loyal, plein d'honneur et de moralite,
marchant la tete haute, il devait se prendre d'une affection soudaine
et profonde pour les heros chevaleresques de cette brave nation. Son
impetueuse chaleur de coeur, sa sincerite d'enfant, son devouement
inviolable en amitie, sa melancolique resignation en amour, sa religion
du devoir, son caractere tout en dehors, naivement grave et sentencieux,
beau de fierte et de prud'homie, tout le disposait fortement au genre
espagnol; il l'embrassa avec ferveur, l'accommoda, sans trop s'en
rendre compte, au gout de sa nation et de son siecle, et s'y crea une
originalite unique au milieu de toutes les imitations banales qu'on en
faisait autour de lui. Ici, plus de tatonnements ni de marche lentement
progressive, comme dans ses precedentes comedies. Aveugle et rapide en
son instinct, il porte du premier coup la main au sublime, au glorieux,
au pathetique, comme a des choses familieres, et les produit en
un langage superbe et simple que tout le monde comprend, et qui
n'appartient qu'a lui[16]. Au sortir de la premiere representation du
_Cid_, notre theatre est veritablement fonde; la France possede tout
entier le grand Corneille; et le poete triomphant, qui, a l'exemple de
ses heros, parle hautement de lui-meme comme il en pense, a droit de
s'ecrier, sans peur de dementi, aux applaudissements de ses admirateurs
et au desespoir de ses envieux:

  Je sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en dit.
  Pour me faire admirer je ne fais point de ligue;
  J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue;
  Et mon ambition, pour faire un peu de bruit,
  Ne les va point queter de reduit en reduit.
  Mon travail, sans appui, monte sur le theatre;
  Chacun en liberte l'y blame ou l'idolatre.
  La, sans que mes amis prechent leurs sentiments,
  J'arrache quelquefois des applaudissements;
  La, content du succes que le merite donne,
  Par d'illustres avis je n'eblouis personne.
  Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,
  Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans;
  Par leur seule beaute ma plume est estimee;
  Je ne dois qu'a moi seul toute ma renommee,
  Et pense toutefois n'avoir point de rival
  A qui je fasse tort en le traitant d'egal[17].

[Note 16: J'insiste sur le style; le fond du _Cid_ est tout pris
a l'espagnol. M. Fauriel, dans une lecon, comparant les deux _Cids,_
remarquait, comme difference, l'abrege frequent, rapide, que Corneille
avait fait des scenes plus developpees de l'original: ≪Chez Corneille,
ajoutait-il, on dirait que tous les personnages _travaillent a l'heure_,
tant ils sont presses de faire le plus de choses dans le moins de
temps!≫ Corneille sentait son public francais.]

[Note 17: Il sent bien qu'il va un peu loin et s'en excuse:

  Nous nous aimons un peu, c'est notre faible a tous.
  Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous?

Ceci devient malin; on croirait que c'est du La Fontaine.]


L'eclatant succes du _Cid_ et l'orgueil bien legitime qu'en ressentit et
qu'en temoigna Corneille souleverent contre lui tous ses rivaux de
la veille et tous les auteurs de tragedies, depuis Claveret jusqu'a
Richelieu. Nous n'insisterons pas ici sur les details de cette
querelle, qui est un des endroits les mieux eclaircis de notre histoire
litteraire. L'effet que produisit sur le poete ce dechainement de la
critique fut tel qu'on peut le conclure d'apres le caractere de son
talent et de son esprit. Corneille, avons-nous dit, etait un genie pur,
instinctif, aveugle, de propre et libre mouvement, et presque denue des
qualites moyennes qui accompagnent et secondent si efficacement dans le
poete le don superieur et divin. Il n'etait ni adroit, ni habile aux
details, avait le jugement peu delicat, le gout peu sur, le tact assez
obtus, et se rendait mal compte de ses procedes d'artiste; il se piquait
pourtant d'y entendre finesse, et de ne pas tout dire. Entre son genie
et son bon sens, il n'y avait rien ou a peu pres, et ce bon sens, qui ne
manquait ni de subtilite ni de dialectique, devait faire mille efforts,
surtout s'il y etait provoque, pour se guinder jusqu'a ce genie, pour
l'embrasser, le comprendre et le regenter. Si Corneille etait venu plus
tot, avant l'Academie et Richelieu, a la place d'Alexandre Hardy par
exemple, sans doute il n'eut ete exempt ni de chutes, ni d'ecarts, ni de
meprises; peut-etre meme trouverait-on chez lui bien d'autres enormites
que celles dont notre gout se revolte en quelques-uns de ses plus
mauvais passages; mais du moins ses chutes alors eussent ete uniquement
selon la nature et la pente de son genie; et quand il se serait releve,
quand il aurait entrevu le beau, le grand, le sublime, et s'y serait
precipite comme en sa region propre, il n'y eut pas traine apres lui
le bagage des regles, mille scrupules lourds et puerils, mille petits
empechements a un plus large et vaste essor. La querelle du _Cid_, en
l'arretant des son premier pas, en le forcant de revenir sur lui-meme
et de confronter son oeuvre avec les regles, lui derangea pour l'avenir
cette croissance prolongee et pleine de hasards, cette sorte de
vegetation sourde et puissante a laquelle la nature semblait l'avoir
destine. Il s'effaroucha, il s'indigna d'abord des chicanes de la
critique; mais il reflechit beaucoup interieurement aux regles et
preceptes qu'on lui imposait, et il finit par s'y accommoder et par
y croire. Les degouts qui suivirent pour lui le triomphe du _Cid_ le
ramenerent a Rouen dans sa famille, d'ou il ne sortit de nouveau qu'en
1639, _Horace_ et _Cinna_ en main. Quitter l'Espagne des l'instant qu'il
y avait mis pied, ne pas pousser plus loin cette glorieuse victoire du
_Cid_, et renoncer de gaiete de coeur a tant de heros magnanimes qui
lui tendaient les bras, mais tourner a cote et s'attaquer a une _Rome
castillane_, sur la foi de Lucain et de Seneque, ces Espagnols,
bourgeois sous Neron, c'etait pour Corneille ne pas profiter de tous
ses avantages et mal interpreter la voix de son genie au moment ou elle
venait de parler si clairement. Mais alors la mode ne portait pas moins
les esprits vers Rome antique que vers l'Espagne. Outre les galanteries
amoureuses et les beaux sentiments de rigueur qu'on pretait a ces vieux
republicains, on avait une occasion, en les produisant sur la scene,
d'appliquer les maximes d'etat et tout ce jargon politique et
diplomatique qu'on retrouve dans Balzac; Gabriel Naude, et auquel
Richelieu avait donne cours. Corneille se laissa probablement seduire
a ces raisons du moment; l'essentiel, c'est que de son erreur meme il
sortit des chefs-d'oeuvre. Nous ne le suivrons pas dans les divers
succes qui marquerent sa carriere durant ses quinze plus belles annees.
_Polyeucte, Pompee, le Menteur, Rodogune, Heraclius, Don Sanche_ et
_Nicomede_ en sont les signes durables. Il rentra dans l'imitation
espagnole par _le Menteur_, comedie dont il faut admirer bien moins le
comique (Corneille n'y entendait rien) que l'_imbroglio_, le mouvement
et la fantaisie; il rentra encore dans le genie castillan par
_Heraclius_, surtout par _Nicomede_ et _Don Sanche_, ces deux admirables
creations, uniques sur notre theatre, et qui, venues en pleine Fronde,
et par leur singulier melange d'heroisme romanesque et d'ironie
familiere, soulevaient mille allusions malignes ou genereuses, et
arrachaient d'universels applaudissements. Ce fut pourtant peu apres ces
triomphes, qu'en 1653, afflige du mauvais succes de _Pertharite_, et
touche peut-etre de sentiments et de remords chretiens, Corneille
resolut de renoncer au theatre. Il avait quarante-sept ans; il venait
de traduire en vers les premiers chapitres de l'_Imitation de
Jesus-Christ_, et voulait consacrer desormais son reste de verve a des
sujets pieux.

Corneille s'etait marie des 1640; et, malgre ses frequents voyages a
Paris, il vivait habituellement a Rouen en famille. Son frere Thomas
et lui avaient epouse les deux soeurs, et logeaient dans deux maisons
contigues. Tous deux soignaient leur mere veuve. Pierre avait six
enfants; et comme alors les pieces de theatre rapportaient plus aux
comediens qu'aux auteurs, et que d'ailleurs il n'etait pas sur les lieux
pour surveiller ses interets, il gagnait a peine de quoi soutenir sa
nombreuse famille. Sa nomination a l'Academie francaise n'est que de
1647. Il avait promis, avant d'etre nomme, de s'arranger de maniere a
passer a Paris la plus grande partie de l'annee; mais il ne parait pas
qu'il l'ait fait. Il ne vint s'etablir dans la capitale qu'en 1662, et
jusque-la il ne retira guere les avantages que procure aux academiciens
l'assiduite aux seances. Les moeurs litteraires du temps ne
ressemblaient pas aux notres: les auteurs ne se faisaient aucun scrupule
d'implorer et de recevoir les liberalites des princes et seigneurs.
Corneille, en tete d'_Horace_, dit qu'_il a l'honneur d'etre a Son
Eminence_; c'est ainsi que M. de Ballesdens de l'Academie avait
_l'honneur d'etre a M. le Chancelier_; c'est ainsi qu'Attale dit a la
reine Laodice, en parlant de Nicomede qu'il ne connait pas: _Cet
homme est-il a vous?_ Les gentilshommes alors se vantaient d'etre les
_domestiques_ d'un prince ou d'un seigneur. Tout ceci nous mene a
expliquer et a excuser dans notre illustre poete ces singulieres
dedicaces a Richelieu, a Montauron, a Mazarin, a Fouquet, qui ont si
mal a propos scandalise Voltaire, et que M. Taschereau a reduites
fort judicieusement a leur veritable valeur. Vers la meme epoque, en
Angleterre, les auteurs n'etaient pas en condition meilleure et on
trouve la-dessus de curieux details dans les _Vies des poetes_ par
Johnson et les Memoires de Samuel Pepys. Dans la correspondance de
Malherbe avec Peiresc, il n'est presque pas une seule lettre ou
le celebre lyrique ne se plaigne de recevoir du roi Henri plus de
compliments que d'ecus. Ces moeurs subsistaient encore du temps de
Corneille; et quand meme elles auraient commence a passer d'usage, sa
pauvrete et ses charges de famille l'eussent empeche de s'en affranchir.
Sans doute il en souffrait par moments, et il deplore lui-meme quelque
part _ce je ne sais quoi d'abaissement secret_, auquel un noble coeur a
peine a descendre; mais, chez lui, la necessite etait plus forte que les
delicatesses. Disons-le encore: Corneille, hors de son sublime et de
son pathetique, avait peu d'adresse et de tact. Il portait dans les
relations de la vie quelque chose de gauche et de provincial; son
discours de reception a l'Academie, par exemple, est un chef-d'oeuvre de
mauvais gout, de plate louange et d'emphase commune. Eh bien! il faut
juger de la sorte sa dedicace a Montauron, la plus attaquee de toutes,
et ridicule meme lorsqu'elle parut. Le bon Corneille y manqua de mesure
et de convenance; il insista lourdement la ou il devait glisser; lui,
pareil au fond a ses heros, entier par l'ame, mais brise par le sort, il
se baissa trop cette fois pour saluer, et frappa la terre de son noble
front. Qu'y faire? Il y avait en lui, melee a l'inflexible nature du
vieil _Horace_, quelque partie de la nature debonnaire de _Pertharite_
et de _Prusias_; lui aussi, il se fut ecrie en certains moments, et sans
songer a la plaisanterie:

  Ah! ne me brouillez pas avec _le Cardinal_!

On peut en sourire, on doit l'en plaindre; ce serait injure que de l'en
blamer.

Corneille s'etait imagine, en 1653, qu'il renoncait a la scene. Pure
illusion! Cette retraite, si elle avait ete possible, aurait sans doute
mieux valu pour son repos, et peut-etre aussi pour sa gloire; mais il
n'avait pas un de ces temperaments poetiques qui s'imposent a volonte
une continence de quinze ans, comme fit plus tard Racine. Il suffit donc
d'un encouragement et d'une liberalite de Fouquet, pour le rentrainer
sur la scene ou il demeura vingt annees encore, jusqu'en 1674, declinant
de jour en jour au milieu de mecomptes sans nombre et de cruelles
amertumes. Avant de dire un mot de sa vieillesse et de sa fin, nous nous
arreterons pour resumer les principaux traits de son genie et de son
oeuvre.

La forme dramatique de Corneille n'a point la liberte de fantaisie que
se sont donnee Lope de Vega et Shakspeare, ni la severite exactement
reguliere a laquelle Racine s'est assujetti. S'il avait ose, s'il etait
venu avant d'Aubignac, Mairet, Chapelain, il se serait, je pense, fort
peu soucie de graduer et d'etager ses actes, de lier ses scenes, de
concentrer ses effets sur un meme point de l'espace et de la duree; il
aurait procede au hasard, brouillant et debrouillant les fils de son
intrigue, changeant de lieu selon sa commodite, s'attardant en chemin,
et poussant devant lui ses personnages pele-mele jusqu'au mariage ou a
la mort. Au milieu de cette confusion se seraient detachees ca et la de
belles scenes, d'admirables groupes; car Corneille entend fort bien
le groupe, et, aux moments essentiels, pose fort dramatiquement ses
personnages. Il les balance l'un par l'autre, les dessine vigoureusement
par une parole male et breve, les contraste par des reparties tranchees,
et presente a l'oeil du spectateur des masses d'une savante structure.
Mais il n'avait pas le genie assez artiste pour etendre au drame entier
cette configuration concentrique qu'il a realisee par places; et,
d'autre part, sa fantaisie n'etait pas assez libre et alerte pour se
creer une forme mouvante, diffuse, ondoyante et multiple, mais non moins
reelle, non moins belle que l'autre, et comme nous l'admirons dans
quelques pieces de Shakspeare, comme les Schlegel l'admirent dans
Calderon. Ajoutez a ces imperfections naturelles l'influence d'une
poetique superficielle et meticuleuse, dont Corneille s'inquietait
outre mesure, et vous aurez le secret de tout ce qu'il y a de louche,
d'indecis et d'incompletement calcule dans l'ordonnance de ses
tragedies. Ses _Discours_ et ses _Examens_ nous donnent sur ce sujet
mille details, ou se revelent les coins les plus caches de l'esprit
du grand Corneille. On y voit combien l'impitoyable unite de lieu le
tracasse, combien il lui dirait de grand coeur: _Oh! que vous me genez!_
et avec quel soin il cherche a la reconcilier avec la _bienseance_. Il
n'y parvient pas toujours. _Pauline vient jusque dans une antichambre
pour trouver Severe dont elle devrait attendre la visite dans son
cabinet._ Pompee semble s'ecarter un peu de la prudence d'un general
d'armee, lorsque, sur la foi de Sertorius, il vient conferer avec lui
jusqu'au sein d'une ville ou celui-ci est le maitre; _mais il etait
impossible de garder l'unite de lieu sans lui faire faire cette
echappee._ Quand il y avait pourtant necessite absolue que l'action
se passat en deux lieux differents, voici l'expedient qu'imaginait
Corneille pour eluder la regle: ≪C'etoit que ces deux lieux n'eussent
point besoin de diverses decorations, et qu'aucun des deux ne fut jamais
nomme, mais seulement le lieu general ou tous les deux sont compris,
comme Paris, Rome; Lyon, Constantinople, etc. Cela aideroit a tromper
l'auditeur qui, ne voyant rien qui lui marquat la diversite des lieux,
ne s'en apercevroit pas, a moins d'une reflexion malicieuse et critique,
dont il y a peu qui soient capables, la plupart s'attachant avec chaleur
a l'action qu'ils voient representer.≫ Il se felicite presque comme
un enfant de la complexite d'_Heraclius_, et que _ce poeme soit si
embarrasse qu'il demande une merveilleuse attention._ Ce qu'il nous fait
surtout remarquer dans _Othon_, _c'est qu'on n'a point encore vu de
piece ou il se propose tant de mariages pour n'en conclure aucun._

Les personnages de Corneille sont grands, genereux, vaillants, tout en
dehors, hauts de tete et nobles de coeur. Nourris la plupart dans
une discipline austere, ils ont sans cesse a la bouche des maximes
auxquelles ils rangent leur vie; et comme ils ne s'en ecartent jamais,
on n'a pas de peine a les saisir; un coup d'oeil suffit: ce qui est
presque le contraire des personnages de Shakspeare et des caracteres
humains en cette vie. La moralite de ses heros est sans tache: comme
peres, comme amants, comme amis ou ennemis, on les admire et on les
honore; aux endroits pathetiques, ils ont des accents sublimes qui
enlevent et font pleurer; mais ses rivaux et ses maris ont quelquefois
une teinte de ridicule: ainsi don Sanche dans _le Cid_, ainsi Prusias et
Pertharite. Ses tyrans et ses maratres sont tout d'une piece comme ses
heros, mechants d'un bout a l'autre; et encore, a l'aspect d'une belle
action, il leur arrive quelquefois de faire volte-face, de se retourner
subitement a la vertu: tels Grimoald et Arsinoe. Les hommes de
Corneille ont l'esprit formaliste et pointilleux: ils se querellent sur
l'etiquette; ils raisonnent longuement et ergotent a haute voix avec
eux-memes jusque dans leur passion. Il y a du Normand. Auguste, Pompee
et autres ont du etudier la dialectique a Salamanque, et lire Aristote
d'apres les Arabes. Ses heroines, ses _adorables furies_, se ressemblent
presque toutes: leur amour est subtil, combine, alambique, et sort plus
de la tete que du coeur. On sent que Corneille connaissait peu les
femmes. Il a pourtant reussi a exprimer dans Chimene et dans Pauline
cette vertueuse puissance de sacrifice, que lui-meme avait pratiquee en
sa jeunesse. Chose singuliere! depuis sa rentree au theatre en 1659,
et dans les pieces nombreuses de sa decadence, _Attila, Berenice,
Pulcherie, Surena_, Corneille eut la manie de meler l'amour a tout,
comme La Fontaine Platon. Il semblait que les succes de Quinault et de
Racine l'entrainassent sur ce terrain, et qu'il voulut en remontrer a
ces _doucereux_, comme il les appelait. Il avait fini par se figurer
qu'il avait ete en son temps bien autrement galant et amoureux que ces
jeunes perruques blondes, et il ne parlait d'autrefois qu'en hochant la
tete comme un vieux berger.

Le style de Corneille est le merite par ou il excelle a mon gre.
Voltaire, dans son commentaire, a montre sur ce point comme sur d'autres
une souveraine injustice et une assez grande ignorance des vraies
origines de notre langue. Il reproche a tout moment a son auteur de
n'avoir ni grace, ni elegance, ni clarte: il mesure, plume en main,
la hauteur des metaphores, et quand elles depassent, il les trouve
gigantesques. Il retourne et deguise en prose ces phrases altieres et
sonores qui vont si bien a l'allure des heros, et il se demande si c'est
la ecrire et parler _francais_. Il appelle grossierement _solecisme_ ce
qu'il devrait qualifier d'_idiotisme_, et qui manque si completement a
la langue etroite, symetrique, ecourtee, et a _la francaise_, du XVIIIe
siecle. On se souvient des magnifiques vers de l'_Epitre a Ariste_, dans
lesquels Corneille se glorifie lui-meme apres le triomphe du _Cid_:

  Je sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en dit.

Voltaire a ose dire de cette belle epitre: ≪Elle parait ecrite
entierement dans le style de Regnier, sans grace, sans finesse, sans
elegance, sans imagination; mais on y voit de la facilite et de la
naivete.≫ Prusias, en parlant de son fils Nicomede que les victoires ont
exalte, s'ecrie:

  Il ne veut plus dependre, et croit que ses conquetes
  Au-dessus de son bras ne laissent point de tetes.

Voltaire met en note: ≪_Des tetes au-dessus des bras_, il n'etait
plus permis d'ecrire ainsi en 1657.≫ Il serait certes piquant de lire
quelques pages de Saint-Simon qu'aurait commentees Voltaire. Pour nous,
le style de Corneille nous semble avec ses negligences une des plus
grandes manieres du siecle qui eut Moliere et Bossuet. La touche du
poete est rude, severe et vigoureuse. Je le comparerais volontiers a
un statuaire qui, travaillant sur l'argile pour y exprimer d'heroiques
portraits, n'emploie d'autre instrument que le pouce, et qui, petrissant
ainsi son oeuvre, lui donne un supreme caractere de vie avec mille
accidents heurtes qui l'accompagnent et l'achevent; mais cela est
incorrect, cela n'est pas lisse ni _propre_, comme on dit. Il y a peu de
peinture et de couleur dans le style de Corneille; il est chaud plutot
qu'eclatant; il tourne volontiers a l'abstrait, et l'imagination y
cede a la pensee et au raisonnement. Il doit plaire surtout aux hommes
d'etat, aux geometres, aux militaires, a ceux qui goutent les styles de
Demosthene, de Pascal et de Cesar.

En somme, Corneille, genie pur, incomplet, avec ses hautes parties et
ses defauts, me fait l'effet de ces grands arbres, nus, rugueux, tristes
et monotones par le tronc, et garnis de rameaux et de sombre verdure
seulement a leur sommet. Ils sont forts, puissants, gigantesques, peu
touffus; une seve abondante y monte: mais n'en attendez ni abri, ni
ombrage, ni fleurs. Ils feuillissent tard, se depouillent tot, et vivent
longtemps a demi depouilles. Meme apres que leur front chauve a livre
ses feuilles au vent d'automne, leur nature vivace jette encore par
endroits des rameaux perdus et de vertes poussees. Quand ils vont
mourir, ils ressemblent par leurs craquements et leurs gemissements a ce
tronc charge d'armures, auquel Lucain a compare le grand Pompee.

Telle fut la vieillesse du grand Corneille, une de ces vieillesses
ruineuses, sillonnees et chenues, qui tombent piece a piece et dont le
coeur est long a mourir. Il avait mis toute sa vie et toute son ame
au theatre. Hors de la il valait peu: brusque, lourd, taciturne et
melancolique, son grand front ride ne s'illuminait, son oeil terne et
voile n'etincelait, sa voix seche et sans grace ne prenait de l'accent,
que lorsqu'il parlait du theatre, et surtout du sien. Il ne savait pas
causer, tenait mal son rang dans le monde, et ne voyait guere MM. de La
Rochefoucauld et de Retz, et madame de Sevigne que pour leur lire ses
pieces. Il devint de plus en plus chagrin et morose avec les ans. Les
succes de ses jeunes rivaux l'importunaient; il s'en montrait afflige
et noblement jaloux, comme un taureau vaincu ou un vieil athlete. Quand
Racine eut parodie par la bouche de l'_Intime_ ce vers du _Cid_:

  Ses rides sur son front ont grave ses exploits,

Corneille, qui n'entendait pas raillerie, s'ecria naivement: ≪Ne
tient-il donc qu'a un jeune homme de venir ainsi tourner en ridicule les
vers des gens?≫ Une fois il s'adresse a Louis XIV qui a fait representer
a Versailles _Sertorius, Oedipe_ et _Rodogune_; il implore la meme
faveur pour _Othon, Pulcherie, Surena_, et croit qu'un seul regard du
maitre les tirerait du tombeau; il se compare au vieux Sophocle accuse
de demence et lisant _Oedipe_ pour reponse; puis il ajoute:

  Je n'irai pas si loin, et si mes quinze lustres
  Font encor quelque peine aux modernes illustres,

  S'il en est de facheux jusqu'a s'en chagriner,
  Je n'aurai pas longtemps a les importuner.
  Quoi que je m'en promette, ils n'en ont rien a craindre:
  C'est le dernier eclat d'un feu pret a s'eteindre;
  Sur le point d'expirer, il tache d'eblouir,
  Et ne frappe les yeux que pour s'evanouir.

Une autre fois, il disait a Chevreau: ≪J'ai pris conge du theatre, et ma
poesie s'en est allee avec mes dents.≫ Corneille avait perdu deux de ses
enfants, deux fils, et sa pauvrete avait peine a produire les autres. Un
retard dans le payement de sa pension le laissa presque en detresse
a son lit de mort: on sait la noble conduite de Boileau. Le grand
vieillard expira dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1684, rue
d'Argenteuil, ou il logeait. Charlotte Corday etait arriere-petite-fille
d'une des filles de Pierre Corneille[18].

[Note 18: D'autres font d'elle seulement une arriere-petite-niece du
grand tragique; il y a des doutes et meme il y a eu des proces sur
cette genealogie. J'ai suivi M. Taschereau.--Voir, comme developpement
particulier sur Corneille et sur _Polyeucte_, mon _Port-Royal_, tome I,
liv. I, chap. VI.]



LA FONTAINE

Dans ces rapides essais, par lesquels nous tachons de ramener
l'attention de nos lecteurs et la notre a des souvenirs pacifiques de
litterature et de poesie, nous ne nous sommes nullement impose la loi,
comme certaines gens peu charitables ou mal instruits voudraient le
faire croire, de mettre en avant a toute force des idees soi-disant
nouvelles, de contrarier sans relache les opinions recues, de reformer,
de casser les jugements consacres, d'exhumer coup sur coup des
reputations et d'en demolir. En supposant qu'un tel role convint jamais
a quelqu'un, qui serions-nous, bon Dieu! pour l'entreprendre? Le notre
est plus simple: nous avons quelques principes d'art et de critique
litteraire, que nous essayons d'appliquer, sans violence toutefois et
a l'amiable, aux auteurs illustres des deux siecles precedents.
D'ailleurs, l'impression qu'une derniere et plus fraiche lecture a
laissee en nous, impression pure, franche, aussi prompte et naive que
possible, voila surtout ce qui decide du ton et de la couleur de notre
causerie; voila ce qui nous a pousse a la severite contre Jean-Baptiste,
a l'estime pour Boileau, a l'admiration pour madame de Sevigne,
Mathurin Regnier et d'autres encore; aujourd'hui, c'est le tour de
La Fontaine[19]. En revenant sur lui apres tant de panegyristes et de
biographes, apres les travaux de M. Walckenaer en particulier, nous nous
condamnons a n'en rien dire de bien nouveau pour le fond, et a ne faire
au plus que retraduire a notre guise et motiver un peu differemment
parfois les memes conclusions de louanges, les memes hommages d'une
critique desarmee et pleine d'amour. Mais ces redites pourtant, dut la
forme seule les rajeunir, ne nous ont pas semble inutiles, ne serait-ce
que pour montrer que nous aussi, le dernier venu et le plus obscur,
nous savons au besoin et par conviction nous ranger a la suite de nos devanciers dans la carriere.

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