Plus tard, a partir de la troisieme edition, La Bruyere ajouta successivement et beaucoup a chacun de ses seize chapitres. Des pensees qu'il avait peut-etre gardees en portefeuille dans sa premiere circonspection, des ridicules que son livre meme fit lever devant lui, des originaux qui d'eux-memes se livrerent, enrichirent et accomplirent de mille facons le chef-d'oeuvre. La premiere edition renferme surtout incomparablement moins de portraits que les suivantes. L'excitation et l'irritation de la publicite les firent naitre sous la plume de l'auteur, qui avait principalement songe d'abord a des reflexions et remarques morales, s'appuyant meme a ce sujet du titre de _Proverbes_ donne au livre de Salomon. Les _Caracteres_ ont singulierement gagne aux additions; mais on voit mieux quel fut le dessein naturel, l'origine simple du livre et, si j'ose dire, son accident heureux, dans cette premiere et plus courte forme [143].
En le faisant naitre en 1644, La Bruyere avait quarante-trois ans en 87. Ses habitudes etaient prises, sa vie reglee; il n'y changea rien. La gloire soudaine qui lui vint ne l'eblouit pas; il y avait songe de longue main, l'avait retournee en tous sens, et savait fort bien qu'il aurait pu ne point l'avoir et ne pas valoir moins pour cela. Il avait dit des sa premiere edition: ≪Combien d'hommes admirables et qui avoient de tres-beaux genies sont morts sans qu'on en ait parle! Combien vivent encore dont on ne parle point et dont on ne parlera jamais!≫ Loue, attaque, recherche, il se trouva seulement peut-etre un peu moins heureux apres qu'avant son succes, et regretta sans doute a certains jours d'avoir livre au public une si grande part de son secret. Les imitateurs qui lui survinrent de tous cotes, les abbes de Villiers, les abbes de Bellegarde, en attendant les Brillon, Alleaume et autres, qu'il ne connut pas et que les Hollandais ne surent jamais bien distinguer de lui[144], ces auteurs _nes copistes_ qui s'attachent a tout succes comme les mouches aux mets delicats, ces _Trublets_ d'alors, durent par moments lui causer de l'impatience: on a cru que son conseil a un auteur _ne copiste_ (chap. _des Ouvrages de l'Esprit_), qui ne se trouvait pas dans les premieres editions, s'adressait a cet honnete abbe de Villiers. Recu a l'Academie le 15 juin 1693, epoque ou il y avait deja eu en France sept editions des Caracteres, La Bruyere mourut subitement d'apoplexie en 1696 et disparut ainsi en pleine gloire, avant que les biographes et commentateurs eussent avise encore a l'approcher, a le saisir dans sa condition modeste et a noter ses reponses[145]. On lit dans la note manuscrite de la bibliotheque de l'Oratoire, citee par Adry, que madame la marquise de Belleforiere, de qui il etait fort l'ami, pourroit donner quelques memoires sur sa vie ≪et son caractere.≫ Cette madame de Belleforiere n'a rien dit et n'a probablement pas ete interrogee. Vieille en 1720, date de la note manuscrite, etait-elle une de ces personnes dont La Bruyere, au chapitre _du Coeur_, devait avoir l'idee presente quand il disait: ≪Il y a quelquefois dans le cours de la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l'on nous defend, qu'il est naturel de desirer du moins qu'ils fussent permis: de si grands charmes ne peuvent etre surpasses que par celui de savoir y renoncer par vertu.≫ Etait-elle celle-la meme qui lui faisait penser ce mot d'une delicatesse qui va a la grandeur? ≪L'on peut etre touche de certaines beautes si parfaites et d'un merite si eclatant, que l'on se borne a les voir et a leur parler[146].≫
[Note 143: M. Walckenaer, dans son _Etude sur La Bruyere_, a rappele une agreable anecdote tiree des Memoires de l'Academie de Berlin et qui s'etait conservee par tradition: ≪M. de La Bruyere, a dit Formey, qui le tenait de Maupertuis, venait presque journellement s'asseoir chez un libraire nomme Michallet, ou il feuilletait les nouveautes, et s'amusait avec un enfant fort gentil, fille du libraire, qu'il avait pris en amitie. Un jour il tire un manuscrit de sa poche, et dit a Michallet: ≪Voulez-vous imprimer ceci (c'etait _les Caracteres_)? Je ne sais si vous y trouverez votre compte; mais, en cas de succes, le produit sera pour ma petite amie.≫ Le libraire, plus incertain de la reussite que l'auteur, entreprit l'edition; mais a peine l'eut-il exposee en vente qu'elle fut enlevee, et qu'il fut oblige de reimprimer plusieurs fois ce livre, qui lui valut deux ou trois cent mille francs. Telle fut la dot imprevue de sa fille, qui fit dans la suite le mariage le plus avantageux et que M. de Maupertuis avait connue.≫ On sait le nom du mari; M. Edouard Fournier, dans ses recherches sur La Bruyere, l'a retrouve. Elle epousa Juli ou Juilly, un honnete homme de la finance, qui devint fermier general et qui garda une reputation sans tache. Il eut de la petite Michallet, en se mariant, plus de cent mille livres argent comptant. Ce livre, d'une experience amere et presque misanthropique, devenu la dot d'une jeune fille: singulier contraste!]
[Note 144: On lit dans les _Memoires de Trevoux_ (mars et avril 1701), a propos des _Sentiments critiques sur les Caracteres de M. de La Bruyere_ (1701):≪Depuis que les Caracteres de M. de La Bruyere ont ete donnes au public, outre les traductions en diverses langues et les dix editions qu'on en a faites en douze ans, il a paru plus de trente volumes a peu pres dans ce style: _Ouvrage dans le gout des Caracteres; Theophraste moderne, ou nouveaux Caracteres des Moeurs; suite des Caracteres de Theophraste ut des Moeurs de ce siecle; les differents Caracteres des Femmes du siecle; Caracteres tires de l'Ecriture sainte, et appliques aux Moeurs du siecle; Caracteres naturels des hommes, en forme de dialogue; Portraits serieux et critiques; Caracteres des Vertus et des Vices_. Enfin tout le pays des Lettres a ete inonde de Caracteres...≫]
[Note 145: Il parait qu'une premiere fois, en 1691, et sans le solliciter, La Bruyere avait obtenu sept voix pour l'Academie par le bon office de Bussy, dont ainsi la chatouilleuse prudence (il est permis de le croire) prenait les devants et se mettait en mesure avec l'auteur des _Caracteres_. On a le mot de remerciment que lui adressa La Bruyere (_Nouvelles Lettres_ de Bussy-Rabutin, t. VIII). C'est meme la seule lettre qu'on ait de lui, avec un autre petit billet agreablement grondeur a Santeul, imprime sans aucun soin dans le _Santoliana_.]
[Note 146: Cette dame a pu etre Marie-Renee de Belleforiere, fille du Grand-Veneur de France, ou encore Justine-Helene de Henin, fille du seigneur de Querevain, mariee a Jean-Maximilien-Ferdinand, seigneur de Belleforiere (Voir Moreri). J'inclinerais pour la premiere.]
Il y a moyen, avec un peu de complaisance, de reconstruire et de rever plus d'une sorte de vie cachee pour La Bruyere, d'apres quelques-unes de ses pensees qui recelent toute une destinee, et, comme il semble, tout un roman enseveli. A la maniere dont il parle de l'amitie, de ce _gout_ qu'elle a et _auquel ne peuvent atteindre ceux qui sont nes mediocres_, on croirait qu'il a renonce pour elle a l'amour; et, a la facon dont il pose certaines questions ravissantes, on jurerait qu'il a eu assez l'experience d'un grand amour pour devoir negliger l'amitie. Cette diversite de pensees accomplies, desquelles on pourrait tirer tour a tour plusieurs manieres d'existences charmantes ou profondes, et qu'une seule personne n'a pu directement former de sa seule et propre experience, s'explique d'un mot: Moliere, sans etre Alceste, ni Philinte, ni Orgon, ni Argan, est successivement tout cela; La Bruyere, dans le cercle du moraliste, a ce don assez pareil, d'etre successivement chaque coeur; il est du petit nombre de ces hommes qui ont tout su.
Moliere, a l'etudier de pres, ne fait pas ce qu'il preche. Il represente les inconvenients, les passions, les ridicules, et dans sa vie il y tombe; La Bruyere jamais. Les petites inconsequences du _Tartufe_, il les a saisies, et son _Onuphre_ est irreprochable[147]: de meme pour sa conduite, il pense a tout et se conforme a ses maximes, a son experience. Moliere est poete, entraine, irregulier, melange de naivete et de feu, et plus grand, plus aimable peut-etre par ses contradictions memes: La Bruyere est sage. Il ne se maria jamais: ≪Un homme libre, avait-il observe, et qui n'a point de femme, s'il a quelque esprit, peut s'elever au-dessus de sa fortune, se meler dans le monde et aller de pair avec les plus honnetes gens. Cela est moins facile a celui qui est engage; il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre.≫ Ceux a qui ce calcul de celibat deplairait pour La Bruyere, peuvent supposer qu'il aima en lieu impossible et qu'il resta fidele a un souvenir dans le renoncement.
[Note 147: La Motte a dit: ≪Dans son tableau de _l'Hypocrite_, La Bruyere commence toujours par effacer un trait du _Tartufe_, et ensuite il en _recouche_ un tout contraire.≫]
On a remarque souvent combien la beaute humaine de son coeur se declare energiquement a travers la science inexorable de son esprit: ≪Il faut des saisies de terre, des enlevements de meubles, des prisons et des supplices, je l'avoue; mais, justice, lois et besoins a part, ce m'est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle ferocite les hommes traitent les autres hommes.≫ Que de reformes, poursuivies depuis lors et non encore menees a fin, contient cette parole! le coeur d'un Fenelon y palpite sous un accent plus contenu. La Bruyere s'etonne, comme d'une chose _toujours nouvelle_, de ce que madame de Sevigne trouvait tout simple, ou seulement un peu drole: le XVIIIe siecle, qui s'etonnera de tant de choses, s'avance. Je ne fais que rappeler la page sublime sur les paysans: ≪Certains animaux farouches, etc. (chap. _de l'Homme_).≫ On s'est accorde a reconnaitre La Bruyere dans le portrait du philosophe qui, assis dans son cabinet et toujours accessible malgre ses etudes profondes, vous dit d'entrer, et que vous lui apportez quelque chose de plus precieux que l'or et l'argent, _si c'est une occasion de vous obliger_.
Il etait religieux, et d'un spiritualisme fermement raisonne, comme en fait foi son chapitre des _Esprits forts_; qui, venu le dernier, repond tout ensemble a une beaute secrete de composition, a une precaution menagee d'avance contre des attaques qui n'ont pas manque, et a une conviction profonde. La dialectique de ce chapitre est forte et sincere; mais l'auteur en avait besoin pour racheter plus d'un mot qui denote le philosophe aisement degage du temps ou il vit, pour appuyer surtout et couvrir ses attaques contre la fausse devotion alors regnante. La Bruyere n'a pas deserte sur ce point l'heritage de Moliere: il a continue cette guerre courageuse sur une scene bien plus resserree (l'autre scene, d'ailleurs, n'eut plus ete permise), mais avec des armes non moins vengeresses. Il a fait plus que de montrer au doigt le courtisan, _qui autrefois portait ses cheveux_, en perruque desormais, l'habit serre et le bas uni, parce qu'il est devot; il a fait plus que de denoncer a l'avance les represailles impies de la Regence, par le trait ineffacable: _Un devot est celui qui sous un roi athee serait athee_; il a adresse a Louis XIV meme ce conseil direct, a peine voile en eloge: ≪C'est une chose delicate a un prince religieux de reformer la cour et de la rendre pieuse; instruit jusques ou le courtisan veut lui plaire et aux depens de quoi il feroit sa fortune, il le menage avec prudence; il tolere, il dissimule, de peur de le jeter dans l'hypocrisie ou le sacrilege; il attend plus de Dieu et du temps que de son zele et de son industrie.≫
Malgre ses dialogues sur le quietisme, malgre quelques mots qu'on regrette de lire sur la revocation de l'edit de Nantes, et quelque endroit favorable a la magie, je serais tente plutot de soupconner La Bruyere de liberte d'esprit que du contraire. _Ne chretien et Francais_, il se trouva plus d'une fois, comme il dit, _contraint dans la satire_; car, s'il songeait surtout a Boileau en parlant ainsi, il devait par contre-coup songer un peu a lui-meme, et a ces _grands sujets_ qui lui etaient _defendus_. Il les sonde d'un mot, mais il faut qu'aussitot il s'en retire. Il est de ces esprits qui auraient eu peu a faire (s'ils ne l'ont pas fait) pour sortir sans effort et sans etonnement de toutes les circonstances accidentelles qui restreignent la vue. C'est bien moins d'apres tel ou tel mot detache, que d'apres l'habitude entiere de son jugement, qu'il se laisse voir ainsi. En beaucoup d'opinions comme en style, il se rejoint assez aisement a Montaigne.
On doit lire sur La Bruyere trois morceaux essentiels, dont ce que je dis ici n'a nullement la pretention de dispenser. Le premier morceau en date est celui de l'abbe D'Olivet dans son _Histoire de l'Academie_. On y voit trace d'une maniere de juger litteralement l'illustre auteur, qui devait atre partagee de plus d'un esprit _classique_ a la fin du XVIIe et au commencement du XVIIIe siecle: c'est le developpement et, selon moi, l'eclaircissement du mot un peu obscur de Boileau a Racine. D'Olivet trouve a La Bruyere trop d'_art_, trop d'_esprit_, quelque abus de _metaphores_: ≪Quant au style precisement, M. de La Bruyere ne doit pas etre lu sans defiance, parce qu'il a donne, mais pourtant avec une moderation qui, de nos jours, tiendroit lieu de merite, dans ce style affecte, guinde, entortille, etc.≫ Nicole, dont La Bruyere a paru dire en un endroit _qu'il ne pensoit pas assez_ [148], devait trouver, en revanche, que le nouveau moraliste pensait trop, et se piquait trop vivement de raffiner la tache. Nous reviendrons sur cela tout a l'heure. On regrette qu'a cote de ces jugements, qui, partant d'un homme de gout et d'autorite, ont leur prix, D'Olivet n'ait pas procure plus de details, au moins academiques, sur La Bruyere. La reception de La Bruyere a l'Academie donna lieu a des querelles, dont lui-meme nous a entretenus dans la preface de son Discours et qui laissent a desirer quelques explications[149]. Si heureux d'emblee qu'eut ete La Bruyere, il lui fallut, on le voit, soutenir sa lutte a son tour comme Corneille, comme Moliere en leur temps, comme tous les vrais grands. Il est oblige d'alleguer son chapitre des _Esprits forts_ et de supposer a l'ordre de ses matieres un dessein religieux un peu subtil, pour mettre a couvert sa foi. Il est oblige de nier la realite de ses portraits, de rejeter au visage des fabricateurs _ces insolentes clefs_ comme il les appelle: Martial avait deja dit excellemment: _Improbe facit qui in alieno libro ingeniosus est._ ≪En verite, je ne doute point, s'ecrie La Bruyere avec un accent d'orgueil auquel l'outrage a force sa modestie, que le public ne soit enfin etourdi et fatigue d'entendre depuis quelques annees de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui, d'un vol libre et d'une plume legere, se sont eleves a quelque gloire par leurs ecrits.≫ Quel est ce corbeau qui croassa, ce _Theobalde_ qui bailla si fort et si haut a la harangue de La Bruyere, et qui, avec quelques academiciens, faux confreres, ameuta les coteries et _le Mercure Galant_, lequel se vengeait (c'est tout simple) d'avoir ete mis _immediatement au-dessous de rien_[150]? Benserade, a qui le signalement de _Theobalde_ sied assez, etait mort; etait-ce Boursault qui, sans appartenir a l'Academie, avait pu se coaliser avec quelques-uns du dedans? Etait-ce le vieux Boyer [151] ou quelque autre de meme force? D'Olivet montre trop de discretion la-dessus. Les deux autres morceaux essentiels a lire sur La Bruyere sont une Notice exquise de Suard, ecrite en 1782, et un _Eloge_ approfondi par Victorin Fabre (1810). On apprend d'un morceau qui se trouve dans _l'Esprit des Journaux_ (fevr. 1782), et ou l'auteur anonyme apprecie fort delicatement lui-meme la Notice de Suard, que La Bruyere, deja moins lu et moins recherche au dire de D'Olivet, n'avait pas ete completement mis a sa place par le XVIIIe siecle; Voltaire en avait parle legerement dans le _Siecle de Louis XIV_: ≪Le marquis de Vauvenargues, dit l'auteur anonyme (qui serait digne d'etre Fontanes ou Garat), est presque le seul, de tous ceux qui ont parle de La Bruyere, qui ait bien senti ce talent vraiment grand et original. Mais Vauvenargues lui-meme n'a pas l'estime et l'autorite qui devraient appartenir a un ecrivain qui participe a la fois de la sage etendue d'esprit de Locke, de la pensee originale de Montesquieu, de la verve de style de Pascal, melee au gout de la prose de Voltaire; il n'a pu faire ni la reputation de La Bruyere ni la sienne.≫ Cinquante ans de plus, en achevant de consacrer La Bruyere comme genie, ont donne a Vauvenargues lui-meme le vernis des maitres. La Bruyere, que le XVIIIe siecle etait ainsi lent a apprecier, avait avec ce siecle plus d'un point de ressemblance qu'il faut suivre de plus pres encore.
[Note 148: Toutes les anciennes _clefs_ nomment en effet Nicole comme etant celui que designe ce trait _(Des Ouvrages de l'Esprit: Deux ecrivains dans leurs ouvrages_, etc., etc.; mais il faut convenir qu'il se rapporterait beaucoup mieux a Balzac.--J'ai discute ce point ailleurs (_Port-Royal,_ tome II, p. 390).]
[Note 149: Il fut recu le meme jour que l'abbe Bignon et par M. Charpentier, qui, en sa qualite de partisan des anciens, le mit lourdement au-dessous de Theophraste; la phrase, dite en face, est assez peu aimable: ≪Vos portraits ressemblent a de certaines personnes, et souvent on les devine; les siens ne ressemblent qu'a l'homme. Cela est cause que ses portraits ressembleront toujours; mais il est a craindre que les votres ne perdent quelque chose de ce vif et de ce brillant qu'on y remarque, quand on ne pourra plus les comparer _avec ceux sur ≪qui vous les avez tires._≫ On voit que si La Bruyere _tirait_ ses portraits, M. Charpentier _tirait_ ses phrases, mais un peu differemment.]
[Note 150: Voici un echantillon des amenites que _le Mercure_ prodiguait a La Bruyere (juin 1693): ≪M. de La Bruyere a fait une traduction des Caracteres de Theophraste, et il y a joint un recueil de Portraits satyriques, dont la plupart sont faux et les autres tellement ou tres, etc., etc. Ceux qui s'attachent a ce genre d'ecrire devroient etre persuades que la satyre fait souffrir la piete du Roi, et faire reflexion que l'on n'a jamais oui ce Monarque rien dire de desobligeant a personne. (_Tout ceci et ce qui suit sent quelque peu la denonciation._) La satyre n'etoit pas du gout de Madame la Dauphine, et j'avois commence une reponse aux Caracteres du vivant de cette princesse qu'elle avoit fort approuvee et qu'elle devoit prendre sous sa protection, parce qu'elle repoussoit la medisance. L'ouvrage de M. de La Bruyere ne peut etre appele livre que parce qu'il a une couverture et qu'il est relie comme les autres livres. Ce n'est qu'un amas de pieces detachees... Rien n'est plus aise que de faire trois ou quatre pages d'un portrait qui ne demande point d'ordre... Il n'y a pas lieu de croire qu'un pareil recueil qui choque les bonnes moeurs ait fait obtenir a M. de La Bruyere la place qu'il a dans l'Academie. Il a peint les autres dans son amas d'invectives, et dans le discours qu'il a prononce il s'est peint lui-meme... Fier de _sept_ editions que ses Portraits satyriques ont fait faire de son merveilleux ouvrage, il exagere son merite...≫ Et _le Mercure_ conclut, en remuant sottement sa propre injure, que tout le monde a juge du discours _qu'il etait directement au-dessous de rien_. Certes, l'exemple de telles injustices appliquees aux plus delicats et aux plus fins modeles serait capable de consoler ceux qui ont du moins le culte du passe, de toutes les grossieretes qu'eux-memes ils ont souvent a essuyer dans le present.]
[Note 151: Ce serait plutot Boursault que Boyer; car je me rappelle que Segrais a dit a propos des epigrammes de Boileau contre Boyer: ≪Le pauvre M. Boyer n'a jamais offense personne.≫--Je m'etais mis, comme on voit, fort en frais de conjectures, lorsque Trublet, dans ses _Memoires sur Fontenelle_, page 225, m'est venu donner la clef de l'enigme et le nom des masques. Il parait bien qu'il s'agit en effet de Thomas Corneille et de Fontenelle, ligues avec De Vise: Fontenelle etait de l'Academie a cette date; lui et son oncle Thomas faisaient volontiers au dehors de la litterature de feuilletons et ecrivaient, comme on dirait, dans les _petits journaux_. On sait le mot de Boileau a propos de la Motte: ≪C'est dommage qu'il ait ete _s'encanailler_ de ce petit Fontenelle.≫]
Dans ces diverses etudes charmantes ou fortes sur La Bruyere, comme celles de Suard et de Fabre, au milieu de mille sortes d'ingenieux eloges, un mot est lache qui etonne, applique a un aussi grand ecrivain du XVIIe siecle. Suard dit en propres termes que La Bruyere avait _plus d'imagination que de gout_. Fabre, apres une analyse complete de ses merites, conclut a le placer dans le si petit nombre des parfaits modeles de l'art d'ecrire, _s'il montrait toujours autant de gout qu'il prodigue d'esprit et de talent_[152]. C'est la premiere fois qu'a propos d'un des maitres du grand siecle on entend toucher cette corde delicate, et ceci tient a ce que La Bruyere, venu tard et innovant veritablement dans le style, penche deja vers l'age suivant. Il nous a trace une courte histoire de la prose francaise en ces termes: ≪L'on ecrit regulierement depuis vingt annees; l'on est esclave de la construction; l'on a enrichi la langue de nouveaux tours, secoue le joug du latinisme, et reduit le style a la phrase purement francoise; l'on a presque retrouve le nombre que Malherbe et Balzac avoient les premiers rencontre, et que tant d'auteurs depuis eux ont laisse perdre; l'on a mis enfin dans le discours tout l'ordre et toute la nettete dont il est capable: cela conduit insensiblement a y mettre de l'esprit.≫ Cet esprit, que La Bruyere ne trouvait pas assez avant lui dans le style, dont Bussy, Pellisson, Flechier, Bouhours, lui offraient bien des exemples, mais sans assez de continuite, de consistance ou d'originalite, il l'y voulut donc introduire. Apres Pascal et La Rochefoucauld, il s'agissait pour lui d'avoir une grande, une delicate maniere, et de ne pas leur ressembler. Boileau, comme moraliste et comme critique, avait exprime bien des verites en vers avec une certaine perfection. La Bruyere voulut faire dans la prose quelque chose d'analogue, et, comme il se le disait peut-etre tout bas, quelque chose de mieux et de plus fin. Il y a nombre de pensees droites, justes, proverbiales, mais trop aisement communes, dans Boileau, que La Bruyere n'ecrirait jamais et n'admettrait pas dans son elite. Il devait trouver au fond de son ame que c'etait un peu trop de pur bon sens, et, sauf le vers qui releve, aussi peu rare que bien des lignes de Nicole. Chez lui tout devient plus detourne et plus neuf; c'est un repli de plus qu'il penetre. Par exemple, au lieu de ce genre de sentences familieres a l'auteur de l'_Art poetique_:
Ce que l'on concoit bien s'enonce clairement, etc.,
il nous dit, dans cet admirable chapitre _des Ouvrages de l'Esprit_, qui est son _Art poetique_ a lui et sa _Rhetorique_: ≪Entre toutes les differentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensees, il n'y en a qu'une qui soit la bonne: on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en ecrivant; il est vrai neanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est foible et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.≫ On sent combien la sagacite si vraie, si judicieuse encore, du second critique, encherit pourtant sur la raison saine du premier. A l'appui de cette opinion, qui n'est pas recente, sur le caractere de novateur entrevu chez La Bruyere, je pourrais faire usage du jugement de Vigneul-Marville et de la querelle qu'il soutint avec Coste et Brillon a ce sujet: mais, le sentiment de ces hommes en matiere de style ne signifiant rien, je m'en tiens a la phrase precedemment citee de D'Olivet. Le gout changeait donc, et La Bruyere y aidait _insensiblement_. Il etait bientot temps que le siecle finit: la pensee de dire autrement, de varier et de rajeunir la forme, a pu naitre dans un grand esprit; elle deviendra bientot chez d'autres un tourment plein de saillies et d'etincelles. Les _Lettres Persanes_, si bien annoncees et preparees par La Bruyere, ne tarderont pas a marquer la seconde epoque. La Bruyere n'a nul tourment encore et n'eclate pas, mais il est deja en quete d'un agrement neuf et du trait. Sur ce point il confine au XVIIIe siecle plus qu'aucun grand ecrivain de son age; Vauvenargues, a quelques egards, est plus du XVIIe siecle que lui. Mais non...; La Bruyere en est encore pleinement, de son siecle incomparable, en ce qu'au milieu de tout ce travail contenu de nouveaute et de rajeunissement, il ne manque jamais, au fond, d'un certain gout Simple.
[Note 152: Et. M. de Feletz, bon juge et vif interprete des traditions pures, a ecrit: ≪La Bruyere qui possede si bien sa langue, qui la maitrise, qui l'orne, qui l'enrichit, l'altere aussi quelquefois et en viole les regles.≫ (_Jugements historiques et litteraires sur quelques Ecrivains..._ 1840, page 250.)]
Quoique ce soit l'homme et la societe qu'il exprime surtout, le pittoresque, chez La Bruyere, s'applique deja aux choses de la nature plus qu'il n'etait ordinaire de son temps. Comme il nous dessine dans un jour favorable la petite ville qui lui parait _peinte sur le penchant de la colline!_ Comme il nous montre gracieusement, dans sa comparaison du prince et du pasteur, le troupeau, repandu par la prairie, qui broute l'herbe _menue et tendre!_ Mais il n'appartient qu'a lui d'avoir eu l'idee d'inserer au chapitre du Coeur les deux pensees que voici: ≪Il y a des lieux que l'on admire; il y en a d'autres qui touchent et ou l'on aimerait a vivre.≫--≪Il me semble que l'on depend des lieux pour l'esprit, l'humeur, la passion, le gout et les sentiments.≫ Jean-Jacques et Bernardin de Saint-Pierre, avec leur amour des lieux, se chargeront de developper un jour toutes les nuances, closes et sommeillantes, pour ainsi dire, dans ce propos discret et charmant. Lamartine ne fera que traduire poetiquement le mot de La Bruyere, quand il s'ecriera:
Objets inanimes, avez-vous donc une ame Qui s'attache a notre ame et la force d'aimer?
La Bruyere est plein de ces germes brillants.
Il a deja l'art (bien superieur a celui des _transitions_ qu'exigeait trop directement Boileau) de composer un livre, sans en avoir l'air, par une sorte de lien cache, mais qui reparait, d'endroits en endroits, inattendu. On croit au premier coup d'oeil n'avoir affaire qu'a des fragments ranges les uns apres les autres, et l'on marche dans un savant dedale ou le fil ne cesse pas. Chaque pensee se corrige, se developpe, s'eclaire, par les environnantes. Puis l'imprevu s'en mele a tout moment, et, dans ce jeu continuel d'entrees en matiere et de sorties, on est plus d'une fois enleve a de soudaines hauteurs que le discours continu ne permettrait pas: _Ni les troubles, Zenobie, qui agitent votre empire_, etc. Un fragment de lettre ou de conversation; imagine ou simplement encadre au chapitre _des Jugements: Il disoit que l'esprit dans cette belle personne etroit un diamant bien mis en oeuvre_, etc., est lui-meme un adorable joyau que tout le gout d'un Andre Chenier n'aurait pas _mis en oeuvre_ et en valeur plus artistement. Je dis Andre Chenier a dessein, malgre la disparate des genres et des noms; et, chaque fois que j'en viens a ce passage de La Bruyere, le motif aimable
Elle a vecu, Myrto, la jeune Tarentine, etc.,
me revient en memoire et se met a chanter en moi[153].
[Note 153: M. de Barante, dans quelques pages elevees ou il juge l'Eloge de La Bruyere par Fabre (_Melanges litteraires_, tome II), a conteste cet artifice extreme du moraliste ecrivain, que Fabro aussi avait presente un peu fortement. Pour moi, en relisant les _Caracteres_, la rhetorique m'echappe, si l'on veut, mais j'y sons deplus en plus la science de la Muse.]
Si l'on s'etonne maintenant que, touchant et inclinant par tant de points au XVIIe siecle, La Bruyere n'y ait pas ete plus invoque et celebre, il y a une premiere reponse: C'est qu'il etait trop sage, trop desinteresse et repose pour cela; c'est qu'il s'etait trop applique a l'homme pris en general ou dans ses varietes de toute espece, et il parut un allie peu actif, peu special, a ce siecle d'hostilite et de passion. Et puis le piquant de certains portraits tout personnels avait disparu. La mode s'etait melee dans la gloire du livre, et les modes passent. Fontenelle (_Cyclias_) ouvrit le XVIIIe siecle, en etant discret a bon droit sur La Bruyere qui l'avait blesse; Fontenelle, en demeurant dans le salon cinquante ans de plus que les autres, eut ainsi un long dernier mot sur bien des ennemis de sa jeunesse. Voltaire, a Sceaux, aurait pu questionner sur La Bruyere Malezieu, un des familiers de la maison de Conde, un peu le collegue de notre philosophe dans l'education de la duchesse du Maine et de ses freres, et qui avait lu le manuscrit des _Caracteres_ avant la publication; mais Voltaire ne parait pas s'en etre soucie. Il convenait a un esprit calme et fin comme l'etait Suard, de reparer cette negligence injuste, avant qu'elle s'autorisat[154]. Aujourd'hui, La Bruyere n'est plus a remettre a son rang. On se revolte, il est vrai, de temps a autre, contre ces belles reputations simples et hautes, conquises a si peu de frais, ce semble; on en veut secouer le joug; mais, a chaque effort contre elles, de pres, on retrouve cette multitude de pensees admirables, concises, eternelles, comme autant de chainons indestructibles: on y est repris de toutes parts comme dans les divines mailles des filets de Vulcain.
[Note 154: On peut voir au tome II des Memoires de Garat sur Suard, p. 268 et suiv., avec quel a-propos celui-ci cita et commenta un jour le chapitre des _Grands_ dans le salon de M. De Vaines.]
La Bruyere fournirait a des choix piquants de mois et de pensees qui se rapprocheraient avec agrement de pensees presque pareilles de nos jours. Il en a sur le coeur et les passions surtout qui rencontrent a l'improviste les analyses interieures de nos contemporains. J'avais note un endroit ou il parle des jeunes gens, lesquels, a cause des passions _qui les amusent_, dit-il, supportent mieux la solitude que les vieil≫ lards, et je rapprochais sa remarque d'un mot de _Lelia_ sur les promenades solitaires de Stenio. J'avais note aussi sa plainte sur l'infirmite du coeur humain trop tot console, qui manque _de sources inepuisables de douleur pour certaines pertes_, et je la rapprochais d'une plainte pareille dans _Atala_. La reverie, enfin, a cote des personnes qu'on aime, apparait dans tout son charme chez La Bruyere. Mais, bien que, d'apres la remarque de Fabre, La Bruyere ait dit que_ le choix des pensees est invention_, il faut convenir que cette invention est trop facile et trop seduisante avec lui pour qu'on s'y livre sans reserve.--En politique, il a de simples traits qui percent les epoques et nous arrivent comme des fleches: ≪Ne penser qu'a soi et au present, source d'erreur en politique.≫
Il est principalement un point sur lequel les ecrivains de notre temps ne sauraient trop mediter La Bruyere, et sinon l'imiter, du moins l'honorer et l'envier. Il a joui d'un grand bonheur et a fait preuve d'une grande sagesse: avec un talent immense, il n'a ecrit que pour dire ce qu'il pensait; le mieux dans le moins, c'est sa devise. En parlant une fois de madame Guizot, nous avons indique de combien de pensees memorables elle avait parseme ses nombreux et obscurs articles, d'ou il avait fallu qu'une main pieuse, un oeil ami, les allat discerner et detacher. La Bruyere, ne pour la perfection dans un siecle qui la favorisait, n'a pas ete oblige de semer ainsi ses pensees dans des ouvrages de toutes les sortes et de tous les instants; mais plutot il les a mises chacune a part, en saillie, sous la face apparente, et comme on piquerait sur une belle feuille blanche de riches papillons etendus. ≪L'homme du meilleur esprit, dit-il, est inegal...; il entre en verve, mais il en sort: alors, s'il est sage, il parle peu, il n'ecrit point... Chante-t-on avec un rhume? Ne faut-il pas attendre que la voix revienne?≫ C'est de cette habitude, de cette necessite de _chanter_ avec toute espece de voix, d'avoir de la verve a toute heure, que sont nes la plupart des defauts litteraires de notre temps. Sous tant de formes gentilles, semillantes ou solennelles, allez au fond: la necessite de remplir des feuilles d'impression, de pousser a la colonne ou au volume sans faire semblant, est la. Il s'ensuit un developpement demesure du detail qu'on saisit, qu'on brode, qu'on amplifie et qu'on effile au passage, ne sachant si pareille occasion se retrouvera. Je ne saurais dire combien il en resulte, a mon sens, jusqu'au sein des plus grands talents, dans les plus beaux poemes, dans les plus belles pages en prose,--oh! beaucoup de savoir-faire, de facilite, de dexterite, de main-d'oeuvre savante, si l'on veut, mais aussi ce je ne sais quoi que le commun des lecteurs ne distingue pas du reste, que l'homme de gout lui-meme peut laisser passer dans la quantite s'il ne prend garde, le simulacre et le faux semblant du talent, ce qu'on appelle _chique_ en peinture et qui est l'affaire d'un pouce encore habile meme alors que l'esprit demeure absent. Ce qu'il y a de _chique_ dans les plus belles productions du jour est effrayant, et je ne l'ose dire ici que parce que, parlant au general, l'application ne saurait tomber sur aucun illustre en particulier. Il y a des endroits ou, en marchant dans l'oeuvre, dans le poeme, dans le roman, l'homme qui a le pied fait s'apercoit qu'il est sur le creux: ce creux ne rend pas l'echo le moins sonore pour le vulgaire. Mais qu'ai-je dit? C'est presque la un secret de procede qu'il faudrait se garder entre artistes pour ne pas decrediter le metier. L'heureux et sage La Bruyere n'etait point tel en son temps; il traduisait a son loisir Theophraste et produisait chaque pensee essentielle a son heure. Il est vrai que ses mille ecus de pension comme homme de lettres de M. le Duc et le logement a l'hotel de Conde lui procuraient une condition a l'aise qui n'a point d'analogue aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, et sans faire injure a nos merites laborieux, son premier petit in-12 devrait etre a demeure sur notre table, a nous tous ecrivains modernes, si abondants et si assujettis, pour nous rappeler un peu a l'amour de la sobriete, a la proportion de la pensee au langage. Ce serait beaucoup deja que d'avoir regret de ne pouvoir faire ainsi.
Aujourd'hui que l'_Art poetique_ de Boileau est veritablement abroge et n'a plus d'usage, la lecture du chapitre des _Ouvrages de l'Esprit_ serait encore chaque matin, pour les esprits critiques, ce que la lecture d'un chapitre de _l'Imitation_ est pour les ames tendres.
La Bruyere, apres cela, a bien d'autres applications possibles par cette foule de pensees ingenieusement profondes sur l'homme et sur la vie. A qui voudrait se reformer et se premunir contre les erreurs, les exagerations, les faux entrainements, il faudrait, comme au premier jour de 1688, conseiller le moraliste immortel. Par malheur on arrive a le gouter et on ne le decouvre, pour ainsi dire, que lorsqu'on est deja soi-meme au retour, plus capable de voir le mal que de faire le bien, et ayant deja epuise a faux bien des ardeurs et des entreprises. C'est beaucoup neanmoins que de savoir se consoler ou meme se chagriner avec lui.
1er Juillet 1836.
MILLEVOYE
Quand on cherche, dans la poesie de la fin du XVIIIe siecle et dans celle de l'Empire, des talents qui annoncent a quelque degre ceux de notre temps et qui y preparent, on trouve Le Brun et Andre Chenier, comme visant deja, l'un a l'elevation et au grandiose lyrique, l'autre a l'exquis de l'art; on trouve aussi (pour ne parler que des poetes en vers), dans les tons, encore timides, de l'elegie melancolique et de la meditation reveuse, Fontanes et Millevoye. Le poete du _Jour des Morts_ et celui de la _Chute des Feuilles_ sont des precurseurs de Lamartine comme Le Brun l'est pour Victor Hugo dans l'ode, comme l'est Andre Chenier pour tout un cote de l'ecole de l'art. Ce role de precurseur, en relevant par la precocite ce que le talent peut avoir eu de hasardeux ou d'incomplet, offre toujours, dans l'histoire litteraire, quelque chose qui attache. S'il se rencontre surtout dans une nature aimable, facile, qui n'a en rien l'ambition de ce role et qui ignore absolument qu'elle le remplit; s'il se produit en oeuvres legeres, courtes, inachevees, mais sorties et senties du coeur; s'il se termine en une breve jeunesse, il devient tout a fait interessant. C'est la le sort de Millevoye; c'est la pensee que son nom harmonieux suggere. Entre Delille qui finit et Lamartine qui prelude, entre ces deux grands regnes de poetes, dans l'intervalle, une pale et douce etoile un moment a brille; c'est lui.
Le Brun qui avait (il n'est pas besoin de le dire) bien autrement de force et de nerf que Millevoye, mais qui etait, a quelques egards aussi, simple precurseur d'un art eclatant, Le Brun tente des voies ardues, heurte a toutes les portes de l'Olympe lyrique, et, apres plus de bruit que de gloire, meurt, corrigeant et recorrigeant des odes qui n'ont a aucun temps triomphe. Il y a dans cette destinee quelque chose de toujours _a cote_, pour ainsi dire, et qui ne satisfait pas. Fontanes, connu par des debuts poetiques purs et touchants, s'en retire bientot, s'endort dans la paresse, et s'eclipse dans les dignites: c'est la une fin non poetique, assez discordante, et que l'imagination n'admet pas. Andre Chenier, lui, nature gracieuse et studieuse, mais energique pourtant et passionnee, vaincu violemment et intercepte avant l'heure, a son harmonie a la fois delicate et grande. Millevoye, en son moindre geste, a la sienne egalement. Chez lui, l'accord est parfait entre le moment de la venue, le talent et la vie. Il chante, il s'egaye, il soupire, et, dans son gemissement s'en va, un soir, au vent d'automne, comme une de ces feuilles dont la chute est l'objet de sa plus douce plainte; il incline la tete, comme fait la marguerite coupee par la charrue, ou le pavot surcharge par la pluie. De tous les jeunes poetes qui ne meurent ni de desespoir, ni de fievre chaude, ni par le couteau, mais doucement et par un simple effet de lassitude naturelle, comme des fleurs dont c'etait le terme marque, Millevoye nous semble le plus aime, le plus en vue, et celui qui restera.
Il y a mieux. En nous tous, pour peu que nous soyons poetes, et si nous ne le sommes pourtant pas decidement, il existe ou il a existe une certaine fleur de sentiments, de desirs, une certaine reverie premiere, qui bientot s'en va dans les travaux prosaiques, et qui expire dans l'occupation de la vie. Il se trouve, en un mot, dans les trois quarts des hommes, comme un poete qui meurt jeune, tandis que l'homme survit. Millevoye est au dehors comme le type personnifie de ce poete jeune qui ne devait pas vivre, et qui meurt, a trente ans plus ou moins, en chacun de nous[155].
[Note 155: M. Alfred de Musset m'a adresse, a l'occasion de ce passage, de tres-aimables vers auxquels j'ai repondu. (Voir dans les _Pensees d'Aout_.)]
Sa vie, aussi simple que courte, n'offre qu'un petit nombre de traits sur lesquels nous courrons. Charles-Hubert Millevoye est ne a Abbeville le 24 decembre 1782, et par consequent, s'il vivait aujourd'hui, il aurait a peu pres le meme age (un peu moins) que Beranger. Il recut tous les soins affectueux et l'education de famille; son pere etait negociant; un oncle, frere de son pere, qui logeait sous le meme toit, donna a l'enfant les premieres notions de latin, et on l'envoya bientot suivre les classes au college. Il en profita jusqu'en 94, ou ce college fut supprime. Deux de ses maitres, qui s'etaient fort attaches a lui, bons humanistes et hellenistes, lui continuerent leurs soins. L'enfant avait annonce sa vocation precoce par de petites fables en vers francais, et les dignes professeurs, emerveilles, favoriserent cette disposition plutot que de la combattre. Le jeune Millevoye perdit son pere a l'age de treize ans; dix ans apres, il celebrait cette douleur, encore sensible, dans l'elegie qui a pour titre _l'Anniversaire_. Il reporta sur sa mere une plus vive tendresse. Des sentiments de famille naturels et purs, une facilite de talent non combattue, bientot l'emotion rapide, mobile, du plaisir et de la reverie, c'est la le fonds entier de sa jeunesse, ce sont les caracteres qui, en simples et legers delineaments, pour ainsi dire, vont passer de l'ame de Millevoye dans sa poesie.
Il vint a Paris age de quinze ou seize ans, et suivit en 1795 le cours de belles-lettres professe a l'Ecole centrale des Quatre-Nations par M. Dumas. Il trouva en ce nouveau maitre, qui succedait cette annee-la a M. de Fontanes, un eleve affaibli, mais encore suffisant, de la mome ecole litteraire, un homme instruit et doux, qui s'attacha a lui et l'entoura de conseils, sinon bien vifs et bien neufs, du moins graves et sains. M. Dumas, dans une notice qu'il a ecrite sur Millevoye, nous apprend lui-meme qu'il eut a le ramener d'une admiration un peu excessive pour Florian a des modeles plus serieux et plus solides. Ses etudes terminees, le jeune homme songea a prendre un etat; il essaya du barreau et entra quelque temps dans une etude de procureur. Il sortit de la pour etre commis libraire dans la maison Treuttel et Wurtz, esperant concilier son gout d'etude avec ce commerce des livres. Le pastoral Gessner avait su faire ainsi. Mais, un jour que le jeune Millevoye etait, au fond du magasin, absorbe dans une lecture, le chef passa et lui dit: ≪Jeune homme, vous lisez! vous ne serez jamais libraire.≫ Apres deux ans de cette tentative infructueuse, Millevoye, en effet, y renonca. Il avait d'ailleurs amasse en portefeuille un certain nombre de pieces legeres; il avait compose son _Passage du mont Saint-Bernard_, une _Satire sur les Romans nouveaux_, couronnee par l'Academie de Lyon, et sa piece des _Plaisirs du Poete_. Il publia ces essais de 1801 a 1804[156], et ne vecut plus que de la vie litteraire, et aussi de la vie du monde, tout entier au moment et au Caprice.
[Note 156: Dans _la Decade_ de l'an XII (4e trimestre, page 561, n° du 30 fructidor), on lit sur _les Plaisirs du Poete et autres premiers opuscules de Millevoye un article de M. Auger, judicieux et bienveillant, quoique sec; la mesure du jeune poete y est bien prise.]
Parmi les nombreux essais que Millevoye a faits en presque tous les genres de poesie, il en est beaucoup que nous n'examinerons pas; ce sera assez les juger. On y trouverait de la facilite toujours, mais trop d'indecision et de paleur. Talent naturel et vrai, mais trop docile, il ne s'est pas assez connu lui-meme, et a sans cesse accorde aux conseils une grande part dans ses choix. Ayant commence tres-jeune a produire et a publier, dans un temps ou le peu de concurrence des talents et un gout vif des Lettres renaissantes mettaient l'encouragement a la mode, il a subi l'inconvenient d'achever et de _doubler_, en quelque sorte, sa rhetorique, en public, dans les concours d'academie. Il y a nombre de ces prix ou de ces _accessits_ sur lesquels la critique de nos jours, qui n'a plus le sentiment de ces fautes et de ces demi-fautes, est tout a fait incompetente a prononcer. On a pu trouver ingenieux, dans le temps, cet endroit de son poeme d'_Austerlitz_, ou il parle noblement de la baionnette en vers:
La, menacant de loin, le bronze eclate et tonne; Ici frappe de pres le poignard de Bayonne.
Tel passage du _Voyageur_, cite par M. Dumas, a pu exciter l'enthousiasme de Victorin Fabre, genereux emule, qui y voyait l'un des beaux morceaux de la langue. Il nous est impossible a nous autres, nes d'autre part et nourris, si l'on veut, d'autres defauts, d'avoir pour ces endroits, je ne dirai pas un pareil enthousiasme, mais meme la moindre preference. La faible couleur est si passee, que le discernement n'y prend plus. Les _Discours en vers_ de Millevoye, ses _Dialogues_ rimes d'apres Lucien, ses tragedies, ses traductions de l'_Iliade_ ou des _Eglogues_ selon la maniere de l'abbe Delille, nous semblent, chez lui, des themes plus ou moins etrangers, que la circonstance academique ou le gout du temps lui imposa, et dont il s'occupait sans ennui, se laissant dire peut-etre que la gloire serieuse etait de ce cote. Nous nous en tiendrons a sa gloire aimable, a ce que sa seule sensibilite lui inspira, a ce qui fait de lui le poete de nos melancolies et de nos romances.
Les poetes particulierement (notons ceci) sont tres-sujets a rencontrer d'honnetes personnes, d'ailleurs instruites et sensees, mais qui ne semblent occupees que de les detourner de leur vrai talent. Les trois quarts des pretendus juges, ne se formant idee de la valeur des oeuvres que d'apres les genres, conseilleront toujours au poete aimable, leger, sensible, quelque chose de grand, de serieux, d'important; et ils seront tres-disposes a attacher plus de consideration a ce qui les aura convenablement ennuyes. La posterite n'est pas du tout ainsi; il lui est parfaitement indifferent, a elle, qu'on ait cultive d'une maniere estimable, et dans de justes dimensions, les genres en honneur. Elle vous prend et vous classe sans facon pour votre part originale et neuve, si petite que vous l'ayez apportee[157]. Que Millevoye, tente par l'immense succes des _Georgiques_ de Delille et par l'esperance d'arriver, avec un grand ouvrage, a l'Academie, ait termine un chant de plus ou de moins de sa traduction de l'_Iliade_, elle s'en soucie peu; et c'est de quoi sans doute, autour de lui, on se souciait beaucoup. Sans croire faire injure au tendre poete, nous sommes deja ici de la posterite dans nos indifferences, dans nos preferences.
[Note 157: Il y a une piquante epigramme de Martial ou ce qu'il dit de ses Epigrammes memes peut s'appliquer aux elegies, a toute cette poesie vivante et vraie: ≪Tu crois, dit-il a un de ces estimables conseillers, que mes epigrammes n'ont rien de serieux; mais c'est le contraire; celui-la veritablement n'est pas serieux qui nous vient chanter pour la centieme fois avec emphase le festin de Teree ou de Thyeste... C'est pourtant la ce qu'on loue, ce qu'on estime, me diras-tu, ce qu'on honore sur parole.--Oui, on le loue, mais moi, on me lit.≫
Nescis, crede mihi, quid sint epigrammata, Flacce, etc.]
Son premier recueil d'Elegies est de 1812; il en avait compose la plupart dans les annees qui avaient precede, et sa _Chute des Feuilles_, par ou le recueil commence, avait, un peu auparavant, obtenu le prix aux Jeux Floraux. Dans un fort bon discours sur l'Elegie, qu'il a ajoute en tete, Millevoye, qui se plait a suivre l'histoire de cette veine de poesie en notre litterature, marque assez sa predilection et la trace ou il a essaye de se placer. Chez Marot, chez La Fontaine, chez Racine, il cite les passages de sensibilite et de plainte qu'il rapporte a l'elegie; et, quels que soient les eloges sans reserve qu'il donne a Parny, le maitre recent du genre, on prevoit qu'il pourra faire entendre, a son tour, quelque nouvel et mol accent. L'elegie chez Millevoye n'est pas comme chez Parny l'histoire d'une passion sensuelle, unique pourtant, energique et interessante, conduite dans ses incidents divers avec un art auquel il aurait fallu peu de chose de plus du cote de l'execution et du style pour garder sa beaute. C'est une variete d'emotions et de sujets elegiaques, selon le sens grec du genre, une demeure abandonnee, un bois detruit, une feuille qui tombe, tout ce qui peut preter a un petit chant aussi triste qu'une larme de Simonide[158].
[Note 158: Puisque j'ai eu occasion de nommer Parny et que probablement j'y reviendrai peu, qu'on me permette d'ajouter une note ecrite sur lui en toute sincerite dans un livret de _Pensees_: ≪Le grand tort, le malheur de Parny est d'avoir fait son poeme de _la Guerre des Dieux_: il subit par la le sort de Piron a cause de son ode, de Laclos pour son roman, de Louvet jusque dans sa renommee politique pour son _Faublas_, le sort auquel Voltaire n'echappe, pour sa _Pucelle_, qu'a la faveur de ses cent autres volumes ou elle se noie, le sort qu'un immortel chansonnier encourrait pour sa part, s'il avait multiplie le nombre de certains couplets sans aveu. On evite de s'occuper de Parny comme de Laclos. La mode ayant change en poesie, les nouveaux venus le meprisent, les moraux le conspuent, personne ne le defend. Ceux qui ont assez de gout encore pour l'apprecier, ont aussi le bon gout de ne pas le dire. Cela d'ailleurs n'en vaut pas la peine, et l'injustice se consacrera. Et quelle vigueur pourtant par eclairs! quel plus beau mouvement, quel plus desole delire que dans l'etincelante elegie:
J'ai cherche dans l'absence un remede a mes maux!....
≪Il a de la passion; Millevoye n'en a pas.≫]
La perle du recueil, la piece dont tous se souviennent, comme on se souvenait d'abord du _Passereau de Lesbie_ dans le recueil de Catulle, est la premiere, la _Chute des Feuilles_. Millevoye l'a corrigee, on ne sait pourquoi, a diverses reprises, et en a donne jusqu'a deux variantes consecutives. Je me hate de dire que la seule version que j'admette et que j'admire, c'est la premiere, celle qui a obtenu le prix aux Jeux Floraux, et qui est d'ordinaire releguee parmi les notes. Cette piece que chacun sait par coeur, et qui est l'expression delicieuse d'une melancolie toujours sentie, suffit a sauver le nom poetique de Millevoye, comme la piece de Fontenay suffit a Chaulieu, comme celle du _Cimetiere_ suffit a Gray.
Anacreon n'a laisse qu'une page Qui flotte encor sur l'abime des temps,
a dit M. Delavigne d'apres Horace. Millevoye a laisse au courant du flot sa feuille qui surnage; son nom se lit dessus, c'en est assez pour ne plus mourir. On m'apprenait dernierement que cette _Chute des Feuilles_, traduite par un poete russe, avait ete de la retraduite en anglais par le docteur Bowring, et de nouveau citee en francais, comme preuve, je crois, du genie reveur et melancolique des poetes du Nord. La pauvre feuille avait bien voyage, et le nom de Millevoye s'etait perdu en chemin. Une pareille inadvertance n'est facheuse que pour le critique qui y tombe. Le nom de Millevoye, si loin que sa feuille voyage, ne peut veritablement s'en separer. Ce bonheur qu'ont certains poetes d'atteindre, un matin, sans y viser, a quelque chose de bien venu, qui prend aussitot place dans toutes les memoires, merite qu'on l'envie, et faisait dire dernierement devant moi a l'un de nos chercheurs moins heureux: ≪Oh! rien qu'un petit roman, qu'un petit poeme, s'ecriait-il; quelque chose d'art, si petit que ce fut de dimension, mais que la perfection ait couronne, et dont a jamais on se souvint; voila ce que je tente, ce a quoi j'aspire, et vainement! Oh! rien qu'un denier d'or marque a mon nom, et qui s'ajouterait a cette richesse des ages, a ce tresor accumule qui deja comble la mesure!...≫ Et mon inquiet poete ajoutait: ≪Oh! rien que _le Cimetiere_ de Gray, _la Jeune Captive_ de Chenier, la _Chute des Feuilles_ de Millevoye!≫ |
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