2014년 10월 30일 목요일

Portraits litteraires 15

Portraits litteraires 15


(Suivent les deux versets:)

  Multa flagella peccatoris, sperantem autem in Domino misericordia
  circumdabit.
  Firmabo super te oculos meos et instruam te in via hac qua gradieris.
  Amen.

C'est sous le coup menacant de cette douleur, et a l'extremite de toute
esperance, que dut etre ecrite la priere suivante, ou l'un des versets
precedents se retrouve:

≪Mon Dieu, je vous remercie de m'avoir cree, rachete, et eclaire de
votre divine lumiere en me faisant naitre dans le sein de l'Eglise
catholique. Je vous remercie de m'avoir rappele a vous apres mes
egarements; je vous remercie de me les avoir pardonnes. Je sens que vous
voulez que je ne vive que pour vous, que tous mes moments vous soient
consacres. M'oterez-vous tout bonheur sur cette terre? Vous en etes le
maitre, o mon Dieu! mes crimes m'ont merite ce chatiment. Mais peut-etre
ecouterez-vous encore la voix de vos misericordes: _Multa flagella
peccatoris, sperantem autem_, etc. J'espere en vous, o mon Dieu! mais je
serai soumis a votre arret, quel qu'il soit. J'eusse prefere la mort;
mais je ne meritais pas le ciel, et vous n'avez pas voulu me plonger
dans l'enfer. Daignez me secourir pour qu'une vie passee dans la douleur
me merite une bonne mort dont je me suis rendu indigne. O Seigneur, Dieu
de misericorde, daignez me reunir dans le ciel a ce que vous m'aviez
permis d'aimer sur la terre!≫

Ce serait mentir a la memoire de M. Ampere que d'omettre de telles
pieces quand on les a sous les yeux, de meme que c'eut ete mentir a la
memoire de Pascal que de supprimer son petit parchemin. M. de Condorcet
lui-meme ne l'oserait pas.

Sur la recommandation de M. Delambre, M. Lacuee de Cessac, president de
la section de la guerre, nomma en vendemiaire an XIII (1804) M. Ampere
repetiteur d'analyse a l'Ecole polytechnique. Celui-ci quitta Lyon qui
ne lui offrait plus que des souvenirs dechirants, et arriva dans la
capitale, ou pour lui une nouvelle vie commence.

De meme qu'en 93, apres la mort de son pere, il n'etait parvenu a sortir
de la stupeur ou il etait tombe que par une etude toute fraiche, la
botanique et la poesie latine, dont le double attrait l'avait ranime,
de meme, apres la mort de sa femme, il ne put echapper a l'abattement
extreme et s'en relever que par une nouvelle etude survenante, qui fit,
en quelque sorte, revulsion sur son intelligence. En tete d'un des
nombreux projets d'ouvrages de metaphysique qu'il a ebauches, je trouve
cette phrase qui ne laisse aucun doute: ≪C'est en 1803 que je commencai
a m'occuper presque exclusivement de recherches sur les phenomenes aussi
varies qu'interessants que l'intelligence humaine offre a l'observateur
qui sait se soustraire a l'influence des habitudes.≫ C'etait s'y prendre
d'une facon scabreuse pour tenir fidelement cette promesse de soumission
religieuse et de foi qu'il avait scellee sur la tombe d'une epouse.
N'admirez-vous pas ici la contradiction inherente a l'esprit humain,
dans toute sa naivete? La Religion, la Science, double besoin immortel!
A peine l'une est-elle satisfaite dans un esprit puissant, et se
croit-elle sure de son objet et apaisee, que voila l'autre qui se releve
et qui demande pature a son tour. Et si l'on n'y prend garde, c'est
celle qui se croyait sure qui va etre ebranlee ou devoree.

M. Ampere l'eprouva: en moins de deux ou trois annees, il se trouva
lance bien loin de l'ordre d'idees ou il croyait s'etre refugie pour
toujours. L'ideologie alors etait au plus haut point de faveur et
d'eclat dans le monde savant: la persecution meme l'avait rehaussee.
La societe d'Auteuil florissait encore. L'Institut ou, apres lui,
les Academies etrangeres proposaient de graves sujets d'analyse
intellectuelle aux eleves, aux emules, s'il s'en trouvait, des Cabanis
et des Tracy. M. Ampere put aisement etre presente aux principaux de ce
monde philosophique par son compatriote et ami, M. Degerando. Mais celui
qui eut des lors le plus de rapports avec lui et le plus d'action sur
sa pensee, fut M. Maine de Biran, lequel, deja connu par son Memoire de
_l'Habitude_, travaillait a se detacher arec originalite du point de vue
de ses premiers maitres.

_Se savoir soi-meme_, pour une ame avide de savoir, c'est le plus
attrayant des abimes: M. Ampere n'y resista pas. Des floreal an XIII
(1805), un ami bien fidele, M. Ballanche, lui adressait de Lyon ces
avertissements, ou se peignent les craintes de l'amitie redoublees par
une imagination tendre:

    ≪... Ce que vous me dites au sujet de vos succes en metaphysique me
    desole. Je vois avec peine qu'a trente ans vous entriez dans une
    nouvelle carriere. On ne va pas loin quand on change tous les jours
    de route. Songez bien qu'il n'y a que de tres-grands succes qui
    puissent justifier votre abandon des mathematiques, ou ceux que vous
    avez deja eus presagent ceux que vous devez attendre. Mais je sais
    que vous ne pouvez mettre de frein a votre cerveau.

    ≪Cette ideologie ne fera-t-elle point quelque tort a vos sentiments
    religieux? Prenez bien garde, mon cher et tres-cher ami, vous etes
    sur la pointe d'un precipice: pour peu que la tete vous tourne, je
    ne sais pas ce qui va arriver. Je ne puis m'empecher d'etre inquiet.
    Votre imagination est une bien cruelle puissance qui vous subjugue
    et vous tyrannise. Quelle difference il y a entre nous et Noel!
    J'ai retrouve ici les jeunes gens qui appartiennent comme moi a la
    societe que vous savez. Combien ils sont heureux! Combien je
    desirerais leur ressembler!...≫

Mais une autre lettre un peu posterieure (mars 1806) acheve de nous
reveler l'interieur de ces nobles ames troublees et de les eclairer du
dedans par un rayon trop direct, trop prolonge et trop admirable de
nuance, pour que nous le derobions. Nulle part l'auteur d'_Orphee_ n'a
ete plus elegiaque et plus harmonieux, en meme temps que la realite s'y
ajoute et que la souffrance y est presente:

    ≪J'ai recu, mon cher ami, votre enorme lettre; elle m'a horriblement
    fatigue. Le pis de cela, c'est que je n'ai absolument rien a vous
    dire, aucun conseil a vous donner. Nous sommes deux miserables
    creatures a qui les inconsequences ne coutent rien. Un brasier est
    dans votre coeur, le neant s'est loge dans le mien. Vous tenez
    beaucoup trop a la vie, et j'y tiens trop peu. Vous etes trop
    passionne, et j'ai trop d'indifference. Mon pauvre ami, nous sommes
    tous les deux bien a plaindre. Vous avez ete ces jours-ci l'objet de
    toutes mes pensees, et voila ce que je crois a votre sujet. Il faut
    que vous quittiez Paris, que vous renonciez aux projets que vous
    aviez formes en y allant, parce que vous ne pourrez jamais trouver,
    je ne dis pas le bonheur, mais au moins le repos, dans cette
    solitude de tout ce qui tient a vos affections. L'air natal vous
    vaudra encore mieux, il sera peut-etre un baume pour votre mal.
    Camille Jordan part pour Paris. Il a le projet de former a Lyon un
    Salon des Arts, qui serait organise a peu pres comme les Athenees de
    Paris. Il y aurait differents cours. Camille m'a consulte sur les
    professeurs dont on pourrait faire choix. Je lui ai parle de vous,
    je lui ai dit que vous aviez le plan d'une espece de cours qui
    serait bien fait pour reussir: ce serait d'embrasser toutes les
    sciences et d'en enseigner ce qui serait suffisant pour ne pas y
    etre etranger, d'en saisir les faits generaux, d'en faire apercevoir
    les points de contact, et de donner ce qu'on pourrait appeler la
    philosophie ou la generation de toutes les connaissances humaines
    (_toujours l'universalite, on le voit_). Je m'explique sans doute
    mal, mais vous savez ce que je veux dire... Il est sur qu'outre ce
    cours du Salon des Arts, vous pourriez avoir, comme autrefois, des
    cours particuliers, ou travailler a quelque ouvrage. Vous seriez ici
    avec vos amis, vous eviteriez les abimes de la solitude, vous vous
    retrouveriez peut-etre. Si une fois vous pouviez compter sur une
    existence agreable et honorable, vous pourriez vous associer une
    femme de votre choix, et qui parviendrait peut-etre a combler
    le vide qu'a laisse dans votre coeur la perte de vos anciennes
    affections. Je sais, mon pauvre et cher ami, tout ce que vous pouvez
    me repondre; je sais qu'un second mariage dans cette ville vous
    repugnerait; mais, de bonne foi, cette repugnance n'est-elle pas un
    enfantillage? Eh! mon Dieu! dans le monde, ou tous les sentiments
    s'affaiblissent, ou toutes les douleurs morales finissent, on
    trouvera tres-naturel votre second mariage; on croira qu'il est le
    fruit de l'inconstance de nos affections et de l'instabilite de nos
    sentiments, meme les plus vils et les plus profonds. Mais ceux qui
    connaissent mieux le coeur humain, ceux qui auront etudie un peu le
    votre, ceux enfin dont l'opinion et l'amitie peuvent etre quelque
    chose pour vous, sauront bien que votre ame expansive a besoin d'une
    ame qui reponde a chaque instant a la votre. Ainsi, dans tous les
    cas, vous serez justifie: les indifferents, comme vos connaissances
    et vos amis, trouveront cela tres-naturel. Voyez, mon cher ami, a
    quoi vous etes expose. La solitude ne vous vaut rien, non plus
    qu'a moi. Revenez au milieu de vos amis, et mariez-vous dans votre
    patrie....

    ≪... Au risque de vous facher, je dois vous dire ici la verite. Vous
    ne savez pas encore ce que c'est que de resister a vos penchants, et
    c'est ainsi que vous vous exposez a les faire devenir de veritables
    passions. Croyez-vous donc que tout aille dans le monde au gre de
    chacun? Comptez-vous donc pour rien cette grande vassalite qui nous
    soumet et nous entraine a chaque instant? Etudiez votre coeur,
    descendez dans votre ame, et lorsque vous apercevrez un sentiment
    nouveau, cherchez a savoir s'il est raisonnable. N'attendez pas pour
    eteindre un feu de cheminee que ce soit devenu un grand incendie.
    Il y a des malheurs sans remede, il faut nous consoler. Il y a des
    malheurs que notre faute a occasionnes ou empires, il faut nous
    corriger. Les petites choses vous agitent, que doit-ce etre des
    grandes?... Moderez-vous sur les choses indifferentes de la vie, et
    vous parviendrez a etre modere sur les choses importantes...≫

Et pour conclusion finale:

    ≪Ceux qui nous connaitraient bien comprendraient la raison des
    inconsequences de Jean-Jacques Rousseau.≫

M. Ampere ne retourna pas a Lyon: il resta a Paris, plus actif d'idees
et de sentiments que jamais. Il se remaria au mois de juillet meme de
cette annee: ce second mariage lui donna une fille. Cette lettre de M.
Ballanche, au reste, sera la derniere piece confidentielle que nous
nous permettrons: elle termine pour nous la jeunesse de M. Ampere. En
avancant dans le recit d'une vie, ces sortes de confidences, moins
essentielles, moins gracieuses, nous semblent aussi moins permises. La
pudeur de l'homme mur a quelque chose de plus inviolable, et c'est le
travail surtout qui marque le milieu de la journee. Dans le recit d'une
vie comme dans la vie meme, les sentiments emus, cette brise du matin,
ne reparaissent convenablement qu'au soir.

Quoi qu'il en ait dit dans la note citee plus haut, M. Ampere, si
fortement occupe de metaphysique, ne s'y livrait pas exclusivement. Les
mathematiques et les sciences physiques ne cessaient de partager son
zele. Six memoires sur differents sujets de mathematiques inseres tant
dans le _Journal de l'Ecole polytechnique_ que dans le Recueil de
l'Institut (des savants etrangers), determinerent le choix que fit de
lui, en 1814, l'Academie des Sciences pour remplacer M. Bossut. Nomme
secretaire du Bureau consultatif des Arts et Manufactures (mars 1806),
il suivait assidument les travaux de ce comite, et ne devint secretaire
honoraire que lorsqu'il eut donne sa demission en faveur de M. Thenard,
dont la position alors etait moins etablie que la sienne. Il fut de
plus successivement nomme inspecteur general de l'Universite (1808), et
professeur d'analyse et de mecanique a l'Ecole polytechnique (1809),
ou il n'avait ete jusque-la qu'a titre de repetiteur, professant par
interim. En un mot, sa vie de savant s'etendait sur toutes les bases.

Dans l'histoire des sciences physico-mathematiques, comme va le faire
connaitre M. Littre, la memoire de M. Ampere est a jamais sauvee de
l'oubli, a cause de sa grande decouverte sur l'electro-magnetisme en
1820. Dans l'histoire de la philosophie, pourquoi faut-il que ce grand
esprit, qui s'est occupe de metaphysique pendant plus de trente ans, ne
doive vraisemblablement laisser qu'une vague trace? M. Maine de Biran
lui-meme, le metaphysicien profond pres de qui il se place, n'a laisse
qu'un temoignage imparfait de sa pensee dans son ancien traite de
_l'Habitude_ et dans le recent volume publie par M. Cousin[120]. Apres M.
de Tracy, a cote de M. de Biran, M. Ampere venait pourtant a merveille
pour reparer une lacune. M. Cousin a remarque que ce qui manque a
la philosophie de M. de Biran, ou la _volonte_ rehabilitee joue le
principal role, c'est l'admission de l'_intelligence_, de la _raison_,
distincte comme faculte, avec tout son cortege d'idees generales, de
conceptions. Nul plus que M. Ampere n'etait propre a introduire dans le
point de vue, qu'il admettait, de M. de Biran, cette partie essentielle
qui l'agrandissait. Lui en effet, si l'on considere sa tournure
metaphysique, il n'etait pas, comme M. de Biran, la _volonte_ meme, dans
sa persistance et son unite progressive; il etait surtout l'_idee_. Sans
nier la sensation, trop grand physicien pour cela, sans la meconnaitre
dans toutes ses varietes et ses nuances, combien il etait propre,
ce semble, entre M. de Tracy et M. de Biran a intervenir avec
l'_intelligence_[121], et a remeubler ainsi l'ame de ses concepts les plus
divers et les plus grands! il l'aurait fait, j'ose le dire, avec plus de
richesse et de realite que les philosophes eclectiques qui ont suivi,
lesquels, n'etant ni physiciens, ni naturalistes, ni mathematiciens,
ni autre chose que psychologues, sont toujours restes par rapport aux
classes des _idees_ dans une abstraction et dans un vague qui depeuple
l'ame et en mortifie, a mon gre, l'etude. Par malheur, si M. de Biran
se tient trop etroitement a cette volonte retrouvee, a cette causalite
interne ressaisie, comme a un axe sur et a un sommet, d'ou emane tout
mouvement, M. Ampere, moins retenu et plus ouvert dans sa metaphysique,
alla et deriva au flot de l'idee. A travers ce domaine infini de
l'intelligence, dans la sphere de la raison et de la reflexion, comme
dans une demeure a lui bien connue, il alla changeant, remuant,
deplacant sans cesse les objets; les classifications psychologiques se
succedaient a son regard et se renversaient l'une par l'autre; et il est
mort sans nous avoir suffisamment explique la derniere, nous laissant
sur le fond de sa pensee dans une confusion qui n'etait pas en lui.

[Note 120: M. Naville, de Geneve, depositaire des manuscrits de Maine
de Biran, en a publie, depuis, des portions considerables.]

[Note 121: Nous pourrions citer, d'apres les plus anciens papiers et
projets d'ouvrages que nous avons sous les yeux, des preuves frappantes
de cette large part faite a l'_intelligence_, qui corrigeait tout a
fait le point de vue profond, mais restreint, de M. de Biran, et
l'environnait d'une extreme etendue. Ainsi ce debut qu'on trouve a un
_Plan d'une histoire de l'intelligence humaine_: ≪L'homme, sous le point
de vue intellectuel, a la faculte d'acquerir et celle de conserver. La
faculte d'acquerir se subdivise en trois principales: il acquiert
par ses sens, par le deploiement de l'activite motrice qui nous fait
decouvrir les causes, par la reflexion qu'on peut definir la faculte
d'apercevoir des relations, qui s'applique egalement aux produits de la
sensibilite et a ceux de l'activite. On apercoit des relations entre les
premiers par la comparaison, entre les seconds par l'observation
des effets que produisent les causes. On doit donc diviser tous les
phenomenes que presente l'intelligence en quatre systemes: le systeme
sensitif, le systeme actif, le systeme comparatif et le systeme
etiologique.≫ Dans un resume des idees psychologiques de M. Ampere,
redige en 1811 par son ami M. Bredin, de Lyon, je trouve: ≪On peut
rapporter tous les phenomenes psychologiques a trois systemes: sensitif,
cognitif, intellectuel.≫ Ce systeme cognitif et ce systeme intellectuel,
qui semblent un double emploi, sont differents pour lui, en ce qu'il
attribue seulement au systeme cognitif la distinction du _moi_ et du
_non-moi_, qui se tire de l'activite propre de l'etre d'apres M.
de Biran: il reservait au systeme intellectuel, proprement dit, la
perception de tous les autres rapports. Quoique cela manque un peu de
rigueur, la lacune signalee par M. Cousin chez M. de Biran etait au
moins sentie et comblee, plutot deux fois qu'une.]

En attendant que la seconde partie de sa classification, qui embrasse
les sciences _noologiques_, soit publiee, et dans l'esperance surtout
qu'un fils, seul capable de debrouiller ces precieux papiers, s'y
appliquera un jour, nous ne dirons ici que tres-peu, occupe surtout a
ne pas etre infidele. M. Ampere, dans une note ou nous puisons, nous
indique lui-meme la premiere marche de son esprit. Il voulait appliquer
a la psychologie la methode qui a si bien reussi aux sciences physiques
depuis deux siecles: c'est ce que beaucoup ont voulu depuis Locke. Mais
en quoi consistait l'appropriation du moyen a la science nouvelle?
Ici M. Ampere parle d'_une difficulte premiere qui lui semblait
insurmontable, et dont M. le chevalier de Biran lui fournit la
solution_. Cette difficulte tenait sans doute a la connaissance
originelle de l'idee de cause et a la distinction du _moi_ d'avec le
monde exterieur. Il nous apprend aussi que, dans sa recherche sur le
fondement de nos connaissances, il a commence par rejeter l'existence
_objective_ et qu'il a ete disciple de Kant: ≪Mais repousse bientot,
dit-il, par ce nouvel idealisme comme Reid l'avait ete par celui
de Hume, je l'ai vu disparaitre devant l'examen de la nature des
connaissances objectives generalement admises.≫ Tout ceci, on le voit,
n'est qu'indique par lui, et laisse a desirer bien des explications.
Quoi qu'il en soit, en s'efforcant constamment de classer les faits
de l'intelligence selon l'ordre naturel, M. Ampere en vint aux quatre
points de vue et aux deux epoques principales qui les embrassent, tels
qu'il les a exposes dans la preface de son _Essai sur la Philosophie des
Sciences_. Ceux qui ont frequente l'ecole des psychologues distingues
de notre age, et qui ont aussi entendu les lecons dans lesquelles M.
Ampere, au College de France, aborda la psychologie, peuvent seuls dire
combien, dans sa description et son denombrement des divers groupes de
faits, l'intelligence humaine leur semblait tout autrement riche et
peuplee que dans les distinctions de facultes, justes sans doute, mais
nues et un peu steriles, de nos autres maitres. Des l'abord, dans la
psychologie de ceux-ci, on distingue _sensibilite_, _raison_, _activite
libre_, et on suit chacune separement, toujours occupe, en quelque
sorte, de preserver l'une de ces facultes du contact des autres, de peur
qu'on ne les croie melees en nature et qu'on ne les confonde. M. Ampere
y allait plus librement et par une methode plus vraiment naturelle. Si
Bernard de Jussieu, dans ses promenades a travers la campagne, avait dit
constamment en coupant la tige des plantes: ≪Prenons bien garde, ceci
est du tissu cellulaire, ceci est de la fibre ligneuse; l'un n'est pas
l'autre; ne confondons pas; le bois n'est pas la seve;≫ il aurait fait
une anatomie, sans doute utile et qu'il faut faire, mais qui n'est pas
tout, et les trois quarts des divers caracteres qui president a la
formation de ses groupes naturels lui auraient echappe dans leur vivant
ensemble.--L'anatomie radicale psychologique, ce que M. Ampere appelle
l'_ideogenie_, serait venue, dans sa methode, plus tard a fond; mais
elle ne serait venue qu'apres le denombrement et le classement complet,
mais surtout la preoccupation des facultes distinctes ne scindait pas,
des l'abord, les groupes analogues, et ne les empechait pas de se
multiplier a ses regards dans leur diversite.

La quantite de remarques neuves et ingenieuses, de points profonds
et piquants d'observation, qui remplissaient une lecon de M. Ampere,
distrayaient aisement l'auditeur de l'ensemble du plan, que le maitre
oubliait aussi quelquefois, mais qu'il retrouvait tot ou tard a travers
ces detours. On se sentait bien avec lui en pleine intelligence humaine,
en pleine et haute philosophie anterieure au XVIIIe siecle; on se serait
cru, a cette ampleur de discussion, avec un contemporain des Leibniz,
des Malebranche, des Arnauld; il les citait a propos, familierement,
meme les secondaires et les plus oublies de ce temps-la, M. de La
Chambre, par exemple; et puis on se retrouvait tout aussitot avec le
contemporain tres-present de M. de Tracy et de M. de Laplace. On aurait
fait un interessant chapitre, independamment de tout systeme et de tout
lien, des cas psychologiques singuliers et des veritables decouvertes
de detail dont il semait ses lecons. J'indique en ce genre le phenomene
qu'il appelait de _concretion_, sur lequel on peut lire l'analyse de
M. Roulin inseree dans l'_Essai de classification des Sciences_.
Je regrette que M. Roulin n'ait pas fait alors ce chapitre de
_miscellanees_ psychologiques, comme il en a fait un sur des
singularites d'histoire naturelle.

A partir de 1816, la petite societe philosophique qui se reunissait chez
M., de Biran avait pris plus de suite, et l'emulation s'en melait. On y
remarquait M. Stapfer, le docteur Bertrand, Loyson, M. Cousin. Anime par
les discussions frequentes, M. Ampere etait pres, vers 1820, de produire
une exposition de son systeme de philosophie, lorsque l'annonce de la
decouverte physique de M. Oersted le vint ravir irresistiblement dans un
autre train de pensees, d'ou est sortie sa gloire. En 1829, malade et
reparant sa sante a Orange, a Hieres, aux tiedeurs du Midi, il revint,
dans les conversations avec son fils, a ses idees interrompues; mais
ce ne fut plus la metaphysique seulement, ce fut l'ensemble des
connaissances humaines et son ancien projet d'universalite qu'il se
remit a embrasser avec ardeur. L'Epitre en vers que lui a adressee son
fils a ce sujet, et le volume de l'_Essai de classification_ qui a paru,
sont du moins ici de publics et permanents temoignages. M. Ampere, en
meme temps qu'il sentait la vie lui revenir encore, dut avoir, en cette
saison, de pures jouissances. S'il lui fut jamais donne de ressentir un
certain calme, ce dut etre alors. En reportant son regard, du haut de la
montagne de la vie, vers ces sciences qu'il comprenait toutes, et dont
il avait agrandi l'une des plus belles, il put atteindre un moment au
bonheur serein du sage et reconnaitre en souriant ses domaines. Il n'est
pas jusqu'aux vers latins, adresses a son fils en tete du tableau, qui
n'aient du lui retracer un peu ses souvenirs poetiques de 95, un temps
plein de charme. Les anciens doutes et les combats religieux avaient
cesse en lui: ses inquietudes, du moins, etaient plus bas. Depuis
des annees, les chagrins interieurs, les instincts infinis, une
correspondance active avec son ancien ami le Pere Barret, le souffle
meme de la Restauration, l'avaient ramene a cette foi et a cette
soumission qu'il avait si bien exprimee en 1803, et dont il relut sans
doute de nouveau la formule touchante. Jusqu'a la fin, et pendant les
annees qui suivirent, nous l'avons toujours vu allier et concilier sans
plus d'effort, et de maniere a frapper d'etonnement et de respect, la
foi et la science, la croyance et l'espoir en la pensee humaine et
l'adoration envers la parole revelee.

Outre cette vue superieure par laquelle il saisissait le fond et le lien
des sciences, M. Ampere n'a cesse, a aucun moment, de suivre en detail,
et souvent de devancer et d'eclairer, dans ses apercus, plusieurs de
celles dont il aimait particulierement le progres. Des 1809, au sortir
de la seance de l'Institut du lundi 27 fevrier (j'ai sous les yeux sa
note ecrite et developpee), il n'hesitait pas, d'apres les experiences
rapportees par MM. Gay-Lussac et Thenard, et plus hardiment qu'eux, a
considerer le chlore (alors appele acide muriatique oxygene) comme un
corps simple. Mais ce n'etait la qu'un point. En 1816, il publiait dans
les _Annales de Chimie et de Physique_ sa classification naturelle des
corps simples, y donnant le premier essai de l'application a la
chimie des methodes qui ont tant profite aux sciences naturelles.
Il etablissait entre les proprietes des corps une multitude de
rapprochements qu'on n'avait point faits; il expliquait des phenomenes
encore sans lien, et la plupart de ces rapprochements et de ces
explications ont ete verifies depuis par les experiences. La
classification elle-meme a ete admise par M. Chevreul dans le
_Dictionnaire des Sciences naturelles_, et elle a servi de base a celle
qu'a adoptee M. Beudant dans son _Traite de Mineralogie_. Toujours
eclaire par la theorie, il lisait a l'Academie des Sciences, peu apres
sa reception, un memoire sur la double refraction, ou il donnait la
loi qu'elle suit dans les cristaux, avant que l'experience eut fait
connaitre qu'il en existe de tels[122]. En 1824, le travail de M. Geoffroy
Saint-Hilaire sur la presence et la transformation de la vertebre dans
les insectes attira la sagacite, toujours prete, de M. Ampere, et lui
fit ajouter a ce sujet une foule de raisons et d'analogies curieuses,
qui se trouvent consignees au tome second des _Annales des Sciences
naturelles_[123]. Lorsque M. Ampere reproduisit cette vue en 1832, a son
cours du College de France, M. Cuvier, contraire en general a cette
maniere _raisonneuse_ d'envisager l'organisation, combattit au meme
College, dans sa chaire voisine, le collegue qui faisait incursion
au coeur de son domaine; il le combattit avec ce ton excellent de
discussion, que M. Ampere, en repondant, gardait de meme, et auquel il
ajoutait de plus une expression de respect, comme s'il eut ete quelqu'un
de moindre: noble contradiction de vues, ou plutot noble echange, auquel
nous avons assiste, entre deux grandes lumieres trop tot disparues! Si
une observation de M. Geoffroy Saint-Hilaire avait suggere a M. Ampere
ses vues sur l'organisation des insectes, la decouverte de M. Gay-Lussac
sur les proportions simples que l'on observe entre les volumes d'un gaz
compose et ceux des gaz composants, lui devenait un moyen de concevoir,
sur la structure atomique et moleculaire des corps inorganiques, une
theorie qui remplace celle de Wollaston[124]. De meme, une idee de
Herschel, se combinant en lui avec les resultats chimiques de Davy,
lui suggerait une theorie nouvelle de la formation de la terre. Cette
theorie a ete lucidement exposee dans cette _Revue_ meme _des Deux
Mondes_, en juillet 1833. On y peut prendre une idee de la maniere de ce
vaste et libre esprit: l'hypothese antique retrouvee dans sa grandeur,
l'hypothese a la facon presque des Thales et des Democrite, mais portant
sur des faits qui ont la rigueur moderne.

[Note 122: Nous noterons encore, pour completer ces indications de
travaux, un Memoire sur la loi de Mariotte, imprime en 1814; un Memoire
sur des proprietes nouvelles des axes de rotation des corps, imprime
dans le Recueil de l'Academie des Sciences; un autre sur les equations
generales du mouvement, dans le Journal de Mathematiques de M. Liouville
(juin 1836).]

[Note 123: _Annales des Sciences naturelles_, t. II, page 295. M. N...
n'est autre que M. Ampere.]

[Note 124: On la trouve dans la _Bibliotheque universelle_, t. XLIX,
et en analyse dans un rapport de M. Becquerel (_Revue encyclopedique_,
Novembre 1832).]

Apres avoir tant fait, tant pense, sans parler des inquietudes
perpetuelles du dedans qu'il se suscitait, on concoit qu'a soixante et
un ans M. Ampere, dans toute la force et le zele de l'intelligence, eut
use un corps trop faible. Parti pour sa tournee d'inspecteur general, il
se trouva malade des Roanne; sa poitrine, sept ans auparavant, apaisee
par l'air du Midi, s'irritait cette fois davantage: il voulut continuer.
Arrive a Marseille, et ne pouvant plus aller absolument, il fut soigne
dans le college, et on esperait prolonger une amelioration legere,
lorsqu'une fievre subite au cerveau l'emporta le 10 juin 1836, a cinq
heures du matin, entoure et soigne par tous avec un respect filial, mais
en realite loin des siens, loin d'un fils.

Il resterait peut-etre a varier, a egayer decemment ce portrait, de
quelques-unes de ces naivetes nombreuses et bien connues qui composent,
autour du nom de l'illustre savant, une sorte de legende courante, comme
les bons mots malicieux autour du nom de M. de Talleyrand: M. Ampere,
avec des differences d'originalite, irait naturellement s'asseoir entre
La Condamine et La Fontaine. De peur de demeurer trop incomplet sur ce
point, nous ne le risquerons pas. M. Ampere savait mieux les choses de
la nature et de l'univers que celles des hommes et de la societe. Il
manquait essentiellement de calme, et n'avait pas la mesure et la
proportion dans les rapports de la vie. Son coup d'oeil, si vaste et
si penetrant au dela, ne savait pas reduire les objets habituels. Son
esprit immense etait le plus souvent comme une mer agitee; la premiere
vague soudaine y faisait montagne; le liege flottant ou le grain de
sable y etait aisement lance jusqu'aux cieux.

Malgre le prejuge vulgaire sur les savants, ils ne sont pas toujours
ainsi. Chez les esprits de cet ordre et pour les cerveaux de haut genie,
la nature a, dans plus d'un cas, combine et proportionne l'organisation.
Quelques-uns, armes au complet, outre la pensee puissante interieure,
ont l'enveloppe exterieure endurcie, l'oeil vigilant et imperieux, la
parole prompte, qui impose, et toutes les defenses. Qui a vu Dupuytren
et Cuvier comprendra ce que je veux rendre. Chez d'autres, une sorte
d'ironie douce, calme, insouciante et egoiste, comme chez Lagrange,
compose un autre genre de defense. Ici, chez M, Ampere, toute la
richesse de la pensee et de l'organisation est laissee, pour ainsi dire,
plus a la merci des choses, et le bouillonnement interieur reste a
decouvert. Il n'y a ni l'enveloppe seche qui isole et garantit, ni le
reste de l'organisation armee qui applique et fait valoir. C'est le pur
savant au sein duquel on plonge.

Les hommes ont besoin qu'on leur impose. S'ils se sentent penetres et
juges par l'esprit superieur auquel ils ne peuvent refuser une espece de
genie, les voila maintenus, et volontiers ils lui accordent tout, meme
ce qu'il n'a pas. Autrement, s'ils s'apercoivent qu'il hesite et croit
dependre, ils se sentent superieurs a leur tour a lui par un point
commode, et ils prennent vite leur revanche et leurs licences. M. Ampere
aimait ou parfois craignait les hommes, il s'abandonnait a eux, il
s'inquietait d'eux; il ne les jugeait pas. Les hommes (et je ne parte
pas du simple vulgaire) ont un faible pour ceux qui les savent mener,
qui les savent contenir, quand ceux-ci meme les blessent ou les
exploitent. Le caractere, estimable ou non, mais doue de conduite et de
persistance meme interessee, quand il se joint a un genie incontestable,
les frappe et a gain de cause en definitive dans leur appreciation. Je
ne dis pas qu'ils aient tout a fait tort, le caractere tel quel, la
volonte froide et presente, etant deja beaucoup. Mais je cherche a
m'expliquer comment la perte de M. Ampere, a un age encore peu avance,
n'a pas fait a l'instant aux yeux du monde, meme savant, tout le vide
qu'y laisse en effet son genie.

Et pourtant (et c'est ce qu'il faut redire encore en finissant) qui fut
jamais meilleur, a la fois plus devoue sans reserve a la science, et
plus sincerement croyant aux bons effets de la science pour les hommes?
Combien il etait vif sur la civilisation, sur les ecoles, sur les
lumieres! Il y avait certains resultats reputes positifs, ceux de
Malthus, par exemple, qui le mettaient en colere: il etait tout
_sentimental_ a cet egard; sa philanthropie de coeur se revoltait de
ce qui violait, selon lui, la moralite necessaire, l'efficacite
bienfaisante de la science. D'autres savants illustres ont donne avec
mesure et prudence ce qu'ils savaient; lui, il ne pensait pas qu'on dut
en menager rien. Jamais esprit de cet ordre ne songea moins a ce qu'il
y a de personnel dans la gloire. Pour ceux qui l'abordaient, c'etait un
puits ouvert. A toute heure, il disait tout. Etant un soir avec ses amis
Camille Jordan et Degerando, il se mit a leur exposer le systeme du
monde; il parla treize heures avec une lucidite continue; et comme le
monde est infini, et que tout s'y enchaine, et qu'il le savait de cercle
en cercle en tous les sens, il ne cessait pas, et si la fatigue ne
l'avait arrete, il parlerait, je crois, encore. O Science! voila bien a
decouvert ta pure source sacree, bouillonnante!--Ceux qui l'ont entendu,
a ses lecons, dans les dernieres annees au College de France, se
promenant le long de sa longue table comme il eut fait dans l'allee
de Polemieux, et discourant durant des heures, comprendront cette
perpetuite de la veine savante. Ainsi en tout lieu, en toute rencontre,
il etait coutumier de faire, avec une attache a l'idee, avec un oubli de
lui-meme qui devenait merveille. Au sortir d'une charade ou de quelque
longue et minutieuse bagatelle, il entrait dans les spheres. Virgile,
en une sublime eglogue, a peint le demi-dieu barbouille de lie, que les
bergers enchainent: il ne fallait pas l'enchainer, lui, le distrait et
le simple, pour qu'il commencat:

  Namque canebat, uti magnum per inane coacta
  Semina terrarumque animaeque marisque fuissent,
  Et liquidi simul ignis; ut his exordia primis
  Omnia, etc., etc.

  Il enchainait de tout les semences fecondes,
  Les principes du feu, les eaux, la terre et l'air,
  Les fleuves descendus du sein de Jupiter...

Et celui qui, tout a l'heure, etait comme le plus petit, parlait
incontinent comme les antiques aveugles,--comme ils auraient parle,
venus depuis Newton. C'est ainsi qu'il est reste et qu'il vit dans notre
memoire, dans notre coeur.

15 fevrier 1837.

(On a fait a cette Notice l'honneur de la joindre a une publication
posthume de M. Ampere; mais comme il ne nous a pas ete donne de la
revoir nous-meme, c'est ici qu'on est plus assure d'en lire le texte
dans toute son exactitude.)



DU GENIE CRITIQUE ET DE BAYLE

La critique s'appliquant a tout, il y en a de diverses sortes selon
les objets qu'elle embrasse et qu'elle poursuit; il y a la critique
historique, litteraire, grammaticale et philologique, etc. Mais en la
considerant moins dans la diversite des sujets que dans le procede
qu'elle y emploie, dans la disposition et l'allure qu'elle y apporte,
on peut distinguer en gros deux especes de critique, l'une reposee,
concentree, plus speciale et plus lente, eclaircissant et quelquefois
ranimant le passe, en deterrant et en discutant les debris, distribuant
et classant toute une serie d'auteurs ou de connaissances; les Casaubon,
les Fabricius, les Mabillon, les Freret, sont les maitres en ce
genre severe et profond. Nous y rangerons aussi ceux des critiques
litteraires, a proprement parler, qui, a tete reposee, s'exercent sur
des sujets deja fixes et etablis, recherchent les caracteres et les
beautes particulieres aux anciens auteurs, et construisent des Arts
poetiques ou des Rhetoriques, a l'exemple d'Aristote et de Quintilien.
Dans l'autre genre de critique, que le mot de _journaliste_ exprime
assez bien, je mets cette faculte plus diverse, mobile, empressee,
pratique, qui ne s'est guere developpee que depuis trois siecles, qui,
des correspondances des savants ou elle se trouvait a la gene, a passe
vite dans les journaux, les a multiplies sans relache, et est devenue,
grace a l'imprimerie dont elle est une consequence, l'un des plus actifs
instruments modernes. Il est arrive qu'il y a eu, pour les ouvrages de
l'esprit, une critique alerte, quotidienne, publique, toujours presente,
une clinique chaque matin au lit du malade, si l'on ose ainsi parler;
tout ce qu'on peut dire pour ou contre l'utilite de la medecine se peut
dire, a plus forte raison, pour ou contre l'utilite de cette critique
pratique a laquelle les bien portants meme, en litterature, n'echappent
pas. Quoi qu'il en soit, le genie critique, dans tout ce qu'il a de
mobile, de libre et de divers, y a grandi et s'est revele. Il s'est
mis en campagne pour son compte, comme un audacieux partisan; tous les
hasards et les inegalites du metier lui ont souri, les bigarrures et
les fatigues du chemin l'ont flatte. Toujours en haleine, aux ecoutes,
faisant de fausses pointes et revenant sur sa trace, sans systeme autre
que son instinct et l'experience, il a fait la guerre au jour le jour,
selon le pays, _la guerre a l'oeil_, ainsi que s'exprime Bayle lui-meme,
qui est le genie personnifie de cette critique.

Bayle, oblige de sortir de France comme calviniste relaps, refugie a
Rotterdam, ou ses ecrits de tolerance alienerent bientot de lui le
violent Jurieu, persecute alors et tracasse par les theologiens de sa
communion, Bayle mort la plume a la main en les refutant, a rempli un
grand role philosophique dont le XVIIIe siecle interpreta le sens en le
forcant un peu, et que M. Leroux a bien cherche a retablir et a preciser
dans un excellent article de son _Encyclopedie_. Ce n'est pas ce qui
nous occupera chez Bayle; nous ne saisirons et ne releverons en lui que
les traits essentiels du genie critique qu'il represente a un degre
merveilleux dans sa purete et son plein, dans son empressement
discursif, dans sa curiosite affamee, dans sa sagacite penetrante, dans
sa versatilite perpetuelle et son appropriation a chaque chose: ce
genie, selon nous, domine meme son role philosophique et cette mission
morale qu'il a remplie; il peut servir du moins a en expliquer le plus
naturellement les phases et les incertitudes.

Bayle, ne au Carlat, dans le comte de Foix, en 1647, d'une famille
patriarcale de ministres calvinistes, fut mis de bonne heure aux etudes,
au latin, au grec, d'abord dans la maison paternelle, puis a l'academie
de Puy-Laurens. A dix-neuf ans, il fit une maladie causee par ses
lectures excessives; il lisait tout ce qui lui tombait sous la main,
mais relisait Plutarque et Montaigne de preference. Etant passe a
vingt-deux ans a l'academie de Toulouse, il se laissa gagner a
quelques livres de controverse et a des raisonnements qui lui parurent
convaincants, et, ayant abjure sa religion, il ecrivit a son frere
aine une lettre tres-ardente de proselytisme pour l'engager a venir a
Toulouse se faire instruire de la verite. Quelques mois plus tard, ce
zele du jeune Bayle s'etait refroidi; les doutes le travaillaient, et,
dix-sept mois apres sa conversion, sortant secretement de Toulouse, il
revint a sa famille et au calvinisme. Mais il y revint bien autre qu'il
n'y etait d'abord: ≪Un savant homme, a-t-il dit quelque part, qui essuie
la censure d'un ennemi redoutable, ne tire jamais si bien son epingle du
jeu qu'il n'y laisse quelque chose.≫ Bayle laissa dans cette premiere
ecole qu'il fit tout son feu de croyance, tout son aiguillon de
proselytisme; a partir de ce moment, il ne lui en resta plus. Chacun
apporte ainsi dans sa jeunesse sa dose de foi, d'amour, de passion,
d'enthousiasme; chez quelques-uns, cette dose se renouvelle sans cesse;
je ne parle que de la portion de foi, d'amour, d'enthousiasme, qui ne
reside pas essentiellement dans l'ame, dans la pensee, et qui a son
auxiliaire dans l'humeur et dans le sang; chez quelques-uns donc cette
dose de chaleur de sang resiste au premier echec, au premier coup de
tete, et se perpetue jusqu'a un age plus ou moins avance. Quand cela va
trop loin et dure obstinement, c'est presque une infirmite de l'esprit
sous l'apparence de la force, c'est une veritable incapacite de murir.
Il y a des natures poetiques ou philosophiques qui restent jusqu'au
bout, et a travers leurs diverses transformations, toujours opiniatres,
incandescentes, a la merci du temperament. Bayle, autrement favorise
et petri selon un plus doux melange, se trouva, des sa premiere flamme
jetee, une nature tout aussitot reduite et consommee, et a partir de la
il ne perdit plus jamais son equilibre. Premiere disposition admirable
pour exceller au genie critique, qui ne souffre pas qu'on soit fanatique
ou meme trop convaincu, ou epris d'une autre passion quelconque.

Bayle alla continuer ses etudes a Geneve en 1670, et il y devint
precepteur, d'abord chez M. de Normandie, syndic de la republique,
et ensuite chez le comte de Dhona, seigneur de Coppet. Il commence a
connaitre le monde, les savants, M. Minutoli, M. Fabri, M. Pictet, M.
Tronchin, M. Burlamaqui, M. Constant, toutes ces figures protestantes
serieuses et appliquees. On etablit des conferences de jeunes gens, pour
lesquelles il s'essaie a deployer ses ressources de bel esprit, ses
premiers lieux communs d'erudition, et ou M. Basnage, autre illustre
jeune homme, ne brille pas moins. Il assiste a des sermons, a des
experiences de philosophie naturelle, et, a propos des experiences de
M. Chouet sur le venin des viperes et sur la pesanteur de l'air, il
remarque que c'est la le genie du siecle et des philosophes modernes.
A l'occasion des controverses et querelles entre les theologiens de sa
religion, il enonce deja sa maxime de garder toujours _une oreille pour
l'accuse_. A vingt-quatre ans, sa tolerance est fondee autant qu'elle le
sera jamais. La philosophie peripateticienne, qu'il avait apprise
chez les jesuites de Toulouse, ne le retient pas le moins du monde en
presence du systeme de Descartes auquel il s'applique; mais ne croyez
pas qu'il s'y livre. Quand plus tard il s'agira pour lui d'aller
s'etablir en Hollande, il laissera echapper son secret: ≪Le
cartesianisme, dit-il, ne sera pas une affaire (_un obstacle_); je le
regarde simplement comme une hypothese ingenieuse qui peut servir a
expliquer certains effets naturels... Plus j'etudie la philosophie,
≪plus j'y trouve d'incertitude. La difference entre les sectes ne va
qu'a quelque probabilite de plus ou de moins. Il n'y en a point encore
qui ait frappe au but, et jamais on n'y frappera apparemment, tant sont
grandes les profondeurs de Dieu dans les oeuvres de la nature, aussi
bien que dans celles de la grace. Ainsi vous pouvez dire a M. Gaillard
(_qui s'entremettait pour lui_) que je suis un philosophe sans
entetement, et qui regarde Aristote, Epicure, Descartes, comme des
inventeurs de conjectures que l'on suit ou que l'on quitte, selon que
l'on veut chercher plutot un tel qu'un tel amusement d'esprit.≫ C'est
ainsi qu'on le voit engager ses cousins a prendre le plus qu'ils
pourront de philosophie peripateticienne, sauf a s'en defaire ensuite
quand ils auront goute la nouvelle: ≪Ils garderont de celle-la la
methode de pousser vivement et subtilement une objection et de repondre
nettement et precisement aux difficultes.≫ Ce mot que Bayle a lache, de
prendre telle ou telle philosophie selon l'_amusement_ d'esprit qu'on
cherche pour le moment, est significatif et trahit une disposition chez
lui instinctive, le fort, ou, si l'on veut, le faible de son genie. Ce
mot lui revient souvent; le cote de l'amusement de l'esprit le frappe,
le seduit en toute chose. Il prend plaisir a voir _les petites Furies_
qui se logent dans les ecrits des theologiens, dans les attaques de M.
Spanheim et les reponses de M. Amyrault; il ajoute, il est vrai, par
correctif: _s'il n'y a pas plus sujet de pleurer que de se divertir, en
voyant les faiblesses de l'homme_. Mais l'amusement du curieux, on le
sent, est chose essentielle pour lui. Il se met a la fenetre et
regarde passer chaque chose; les nouvelles memes l'_amusent_. Il est
_nouvelliste a toute outrance_; sa curiosite est _affamee_ par les
victoires de Louis XIV. Il _amuse_ son frere par le recit de la mort du
comte de Saint-Pol. Plus loin, il exprime son grand plaisir de lire
_le Comte de Gabalis_, quoique, au reste, plusieurs endroits profanes
fassent beaucoup de peine aux consciences tendres. Ces consciences
tendres ont-elles tort ou raison? N'est-ce pas bien, en certaines
matieres, d'avoir la conscience tendre? Bayle ne dit ni oui ni non;
mais il note leur scrupule, de meme qu'il exprime son plaisir. Cette
indifference du fond, il faut bien le dire, cette tolerance prompte,
facile, aiguisee de plaisir, est une des conditions essentielles du
genie critique, dont le propre, quand il est complet, consiste a courir
au premier signe sur le terrain d'un chacun, a s'y trouver a l'aise, a
s'y jouer en maitre et a connaitre de toutes choses. Il avertit en un
endroit son frere cadet qu'il lui parle des livres sans aucun egard a la
bonte ou a l'utilite qu'on en peut tirer: ≪Et ce qui me determine a vous
en faire mention est uniquement qu'ils sont nouveaux, ou que je les ai
lus, ou que j'en ai oui parler.≫

Bayle ne peut s'empecher de faire ainsi; il s'en plaint, il s'en blame,
et retombe toujours: ≪Le dernier livre que je vois, ecrit-il de Geneve
a son frere, est celui que je prefere a tous les autres.≫ Langues,
philosophie, histoire, antiquite, geographie, livres galants, il se
jette a tout, selon que ces diverses matieres lui sont offertes: ≪D'ou
que cela procede, il est certain que jamais amant volage n'a plus
souvent change de maitresse, que moi de livres.≫ Il attribue ces
echappees de son esprit a quelque manque de discipline dans son
education: ≪Je ne songe jamais a la maniere dont j'ai ete conduit dans
mes etudes, que les larmes ne m'en viennent aux yeux. C'est dans l'age
au-dessous de vingt ans que les meilleurs coups se ruent: c'est alors
qu'il faut faire son emplette.≫ Il regrette le temps qu'il a perdu jeune
a chasser les cailles et a hater les vignerons (ce dut etre pourtant un
pauvre chasseur toujours et un compagnon peu rustique que Bayle, et
il ne put guere jouir des champs que pendant la saison qu'il passa,
affaibli de sante, aux bords de l'Ariege); il regrette mome le temps
qu'il a employe a etudier six ou sept heures par jour, parce
qu'il n'observait aucun ordre, et qu'il etudiait sans cesse par
_anticipation_. Le journal, suivant lui, n'est, pour ainsi dire, qu'_un_
_dessert d'esprit_; il faut faire provision de pain et de viande solide
avant de se disperser aux friandises. ≪Je vous l'ai deja dit, ecrit-il
encore a son frere, la demangeaison de savoir en gros et en general
diverses choses est une maladie flatteuse (_amabilis insania_), qui ne
laisse pas de faire beaucoup de mal. J'ai ete autrefois touche de cette
meme avidite, et je puis dire qu'elle m'a ete fort prejudiciable.≫ Mais
voila, au moment meme du reproche, qu'il l'encourt de plus belle; il
voudrait tout savoir, meme les details rustiques, lui qui tout a l'heure
regrettait le temps perdu a la chasse; il demande mainte observation a
son frere sur les verreries de Gabre, sur le pastel du Lauraguais. Il le
presse de questions sur les nobles de sa province, sur les tenants et
aboutissants de chaque famille: ≪Je sais bien que la genealogie ne fait
pas votre etude, comme elle aurait ete ma marotte si j'eusse ete d'une
fortune a etudier selon ma fantaisie.≫ Il complimente son frere et se
rejouit de le voir touche de la meme passion que lui, _de connoitre
jusqu'aux moindres particularites des grands hommes_. A propos de ses
migraines frequentes, ce n'est pas l'etude qui en est cause, suivant
lui, parce qu'il ne s'applique pas beaucoup a ce qu'il lit: ≪Je ne sais
jamais, quand je commence une composition, ce que je dirai dans la
seconde periode. Ainsi, je ne me fatigue pas excessivement l'esprit....
Aussi pressens-je que, quand meme je pourrois rencontrer dans la suite
quelque emploi a grand loisir, je ne deviendrais jamais profond. Je
lirois beaucoup, je retiendrois diverses choses _vago more_, et puis
c'est tout.≫ Ces passages et bien d'autres encore temoignent a quel
degre Bayle possedait l'instinct, la vocation critique dans le sens ou
nous la definissons.

Ce genie, dans son ideal complet (et Bayle realise cet ideal plus
qu'aucun autre ecrivain), est au revers du genie createur et poetique,
du genie philosophique avec systeme; il prend tout en consideration,
fait tout valoir, et se laisse d'abord aller, sauf a revenir bientot.
Tout esprit qui a en soi une part d'art ou de systeme n'admet volontiers
que ce qui est analogue a son point de vue, a sa predilection. Le genie
critique n'a rien de trop digne, ni de prude, ni de preoccupe, aucun
_quant a soi_. Il ne reste pas dans son centre ou a peu de distance;
il ne se retranche pas dans sa cour, ni dans sa citadelle, ni dans son
academie; il ne craint pas de se mesallier; il va partout, le long des
rues, s'informant, accostant; la curiosite l'alleche, et il ne s'epargne
pas les regals qui se presentent. Il est, jusqu'a un certain point, tout
a tous, comme l'Apotre, et en ce sens il y a toujours de l'optimisme
dans le critique veritablement doue. Mais gare aux retours! que Jurieu
se mefie[125]! l'infidelite est un trait de ces esprits divers et
intelligents; ils reviennent sur leurs pas, ils prennent tous les cotes
d'une question, ils ne se font pas faute de se refuter eux-memes et de
retourner la tablature. Combien de fois Bayle n'a-t-il pas change
de role, se deguisant tantot en nouveau converti, tantot en vieux
catholique romain, heureux de cacher son nom et de voir sa pensee faire
route nouvelle en croisant l'ancienne! Un seul personnage ne pouvait
suffire a la celerite et aux revirements toujours justes de son esprit
mobile, empresse, accueillant. Quelque vastes que soient les espaces et
le champ defini, il ne peut promettre de s'y renfermer, ni s'empecher,
comme il le dit admirablement, de _faire des courses sur toutes sortes
d'auteurs_. Le voila peint d'un mot.

Bayle s'ennuya beaucoup durant son sejour a Coppet, ou il etait
precepteur des fils du comte de Dhona. Le precurseur de Voltaire
pressentait-il, dans ce chateau depuis si celebre, l'influence contraire
du genie futur du lieu? Le fait est que Bayle aimait peu les champs,
qu'il n'avait aucun tour reveur dans l'esprit, rien qui le consolat dans
le commerce avec la nature. Plus melancolique que gai de temperament,
mais parce qu'il etait _de petite complexion_, avec de l'agrement et
du badinage dans l'esprit, il n'aimait que les livres, l'etude, la
conversation des lettres et philosophes. Son desir de Paris et de tout
ce qui l'en pourrait rapprocher etait grand. Il a maintes fois exprime
le regret de n'etre pas ne dans une ville capitale, et il confesse dans
sa _Reponse aux Questions d'un Provincial_ qu'il a ete eclaire sur les
ressources de Paris pour avoir senti le prejudice de la privation. Il
quitta donc Coppet pour Rouen dans cette idee de se rapprocher a tout
prix du centre des belles-lettres et de la politesse, et du foyer des
bibliotheques: ≪J'ai fait comme toutes les grandes armees qui sont sur
pied, pour ou contre la France, elles decampent de partout ou elles
ne trouvent point de fourrages ni de vivres.≫ Precepteur a Rouen et
mecontent encore, precepteur a Paris enfin, mais sans liberte, sans
loisir, introduit aux conferences qui se tenaient chez M. Menage, et
connaissant M. Conrart et quelques autres, mais avec le regret de ses
liens, Bayle accepta, en 1675, une chaire de philosophie a Sedan, et dut
se remettre aux exercices dialectiques qu'il avait un peu negliges pour
les lettres. Pendant toutes ces annees, sa faculte critique ne se
fait jour que par sa correspondance, qui est abondante. Il ne devint
veritablement auteur que par sa _Lettre sur les Cometes_ (1682). Un an
auparavant, sa chaire de philosophie a Sedan avait ete supprimee, et
apres quelque sejour a Paris il s'etait decide a accepter une chaire
de philosophie et d'histoire qu'on fondait pour lui a Rotterdam. Sa
_Critique generale de l'Histoire du Calvinisme du Pere Maimbourg_ parut
cette meme annee 1682, et jusqu'en decembre 1706, epoque de sa mort, sa
carriere, a l'ombre de la statue d'Erasme, ne fut plus marquee que par
des ecrits, des controverses litteraires ou philosophiques; apres ses
disputes de plume avec Jurieu, Le Clerc, Bernard et Jaquelot, apres son
petit demele avec le domestique chatouilleux de la reine Christine, les
plus graves evenements pour lui furent ses demenagements (en 1688 et en
1692), qui lui brouillaient ses livres et ses papiers. La perte de sa
chaire, en 1693, lui fut moins facheuse a supporter qu'il n'aurait
semble, et, dans la moderation de ses gouts, il y vit surtout l'occasion
de loisir et d'etude libre qui lui en revenait; il se felicite presque d'echapper aux conflits, cabales et _entremangeries professorales_ qui regnent dans toutes les academies.

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