(Suivent les deux versets:)
Multa flagella peccatoris, sperantem autem in Domino misericordia circumdabit. Firmabo super te oculos meos et instruam te in via hac qua gradieris. Amen.
C'est sous le coup menacant de cette douleur, et a l'extremite de toute esperance, que dut etre ecrite la priere suivante, ou l'un des versets precedents se retrouve:
≪Mon Dieu, je vous remercie de m'avoir cree, rachete, et eclaire de votre divine lumiere en me faisant naitre dans le sein de l'Eglise catholique. Je vous remercie de m'avoir rappele a vous apres mes egarements; je vous remercie de me les avoir pardonnes. Je sens que vous voulez que je ne vive que pour vous, que tous mes moments vous soient consacres. M'oterez-vous tout bonheur sur cette terre? Vous en etes le maitre, o mon Dieu! mes crimes m'ont merite ce chatiment. Mais peut-etre ecouterez-vous encore la voix de vos misericordes: _Multa flagella peccatoris, sperantem autem_, etc. J'espere en vous, o mon Dieu! mais je serai soumis a votre arret, quel qu'il soit. J'eusse prefere la mort; mais je ne meritais pas le ciel, et vous n'avez pas voulu me plonger dans l'enfer. Daignez me secourir pour qu'une vie passee dans la douleur me merite une bonne mort dont je me suis rendu indigne. O Seigneur, Dieu de misericorde, daignez me reunir dans le ciel a ce que vous m'aviez permis d'aimer sur la terre!≫
Ce serait mentir a la memoire de M. Ampere que d'omettre de telles pieces quand on les a sous les yeux, de meme que c'eut ete mentir a la memoire de Pascal que de supprimer son petit parchemin. M. de Condorcet lui-meme ne l'oserait pas.
Sur la recommandation de M. Delambre, M. Lacuee de Cessac, president de la section de la guerre, nomma en vendemiaire an XIII (1804) M. Ampere repetiteur d'analyse a l'Ecole polytechnique. Celui-ci quitta Lyon qui ne lui offrait plus que des souvenirs dechirants, et arriva dans la capitale, ou pour lui une nouvelle vie commence.
De meme qu'en 93, apres la mort de son pere, il n'etait parvenu a sortir de la stupeur ou il etait tombe que par une etude toute fraiche, la botanique et la poesie latine, dont le double attrait l'avait ranime, de meme, apres la mort de sa femme, il ne put echapper a l'abattement extreme et s'en relever que par une nouvelle etude survenante, qui fit, en quelque sorte, revulsion sur son intelligence. En tete d'un des nombreux projets d'ouvrages de metaphysique qu'il a ebauches, je trouve cette phrase qui ne laisse aucun doute: ≪C'est en 1803 que je commencai a m'occuper presque exclusivement de recherches sur les phenomenes aussi varies qu'interessants que l'intelligence humaine offre a l'observateur qui sait se soustraire a l'influence des habitudes.≫ C'etait s'y prendre d'une facon scabreuse pour tenir fidelement cette promesse de soumission religieuse et de foi qu'il avait scellee sur la tombe d'une epouse. N'admirez-vous pas ici la contradiction inherente a l'esprit humain, dans toute sa naivete? La Religion, la Science, double besoin immortel! A peine l'une est-elle satisfaite dans un esprit puissant, et se croit-elle sure de son objet et apaisee, que voila l'autre qui se releve et qui demande pature a son tour. Et si l'on n'y prend garde, c'est celle qui se croyait sure qui va etre ebranlee ou devoree.
M. Ampere l'eprouva: en moins de deux ou trois annees, il se trouva lance bien loin de l'ordre d'idees ou il croyait s'etre refugie pour toujours. L'ideologie alors etait au plus haut point de faveur et d'eclat dans le monde savant: la persecution meme l'avait rehaussee. La societe d'Auteuil florissait encore. L'Institut ou, apres lui, les Academies etrangeres proposaient de graves sujets d'analyse intellectuelle aux eleves, aux emules, s'il s'en trouvait, des Cabanis et des Tracy. M. Ampere put aisement etre presente aux principaux de ce monde philosophique par son compatriote et ami, M. Degerando. Mais celui qui eut des lors le plus de rapports avec lui et le plus d'action sur sa pensee, fut M. Maine de Biran, lequel, deja connu par son Memoire de _l'Habitude_, travaillait a se detacher arec originalite du point de vue de ses premiers maitres.
_Se savoir soi-meme_, pour une ame avide de savoir, c'est le plus attrayant des abimes: M. Ampere n'y resista pas. Des floreal an XIII (1805), un ami bien fidele, M. Ballanche, lui adressait de Lyon ces avertissements, ou se peignent les craintes de l'amitie redoublees par une imagination tendre:
≪... Ce que vous me dites au sujet de vos succes en metaphysique me desole. Je vois avec peine qu'a trente ans vous entriez dans une nouvelle carriere. On ne va pas loin quand on change tous les jours de route. Songez bien qu'il n'y a que de tres-grands succes qui puissent justifier votre abandon des mathematiques, ou ceux que vous avez deja eus presagent ceux que vous devez attendre. Mais je sais que vous ne pouvez mettre de frein a votre cerveau.
≪Cette ideologie ne fera-t-elle point quelque tort a vos sentiments religieux? Prenez bien garde, mon cher et tres-cher ami, vous etes sur la pointe d'un precipice: pour peu que la tete vous tourne, je ne sais pas ce qui va arriver. Je ne puis m'empecher d'etre inquiet. Votre imagination est une bien cruelle puissance qui vous subjugue et vous tyrannise. Quelle difference il y a entre nous et Noel! J'ai retrouve ici les jeunes gens qui appartiennent comme moi a la societe que vous savez. Combien ils sont heureux! Combien je desirerais leur ressembler!...≫
Mais une autre lettre un peu posterieure (mars 1806) acheve de nous reveler l'interieur de ces nobles ames troublees et de les eclairer du dedans par un rayon trop direct, trop prolonge et trop admirable de nuance, pour que nous le derobions. Nulle part l'auteur d'_Orphee_ n'a ete plus elegiaque et plus harmonieux, en meme temps que la realite s'y ajoute et que la souffrance y est presente:
≪J'ai recu, mon cher ami, votre enorme lettre; elle m'a horriblement fatigue. Le pis de cela, c'est que je n'ai absolument rien a vous dire, aucun conseil a vous donner. Nous sommes deux miserables creatures a qui les inconsequences ne coutent rien. Un brasier est dans votre coeur, le neant s'est loge dans le mien. Vous tenez beaucoup trop a la vie, et j'y tiens trop peu. Vous etes trop passionne, et j'ai trop d'indifference. Mon pauvre ami, nous sommes tous les deux bien a plaindre. Vous avez ete ces jours-ci l'objet de toutes mes pensees, et voila ce que je crois a votre sujet. Il faut que vous quittiez Paris, que vous renonciez aux projets que vous aviez formes en y allant, parce que vous ne pourrez jamais trouver, je ne dis pas le bonheur, mais au moins le repos, dans cette solitude de tout ce qui tient a vos affections. L'air natal vous vaudra encore mieux, il sera peut-etre un baume pour votre mal. Camille Jordan part pour Paris. Il a le projet de former a Lyon un Salon des Arts, qui serait organise a peu pres comme les Athenees de Paris. Il y aurait differents cours. Camille m'a consulte sur les professeurs dont on pourrait faire choix. Je lui ai parle de vous, je lui ai dit que vous aviez le plan d'une espece de cours qui serait bien fait pour reussir: ce serait d'embrasser toutes les sciences et d'en enseigner ce qui serait suffisant pour ne pas y etre etranger, d'en saisir les faits generaux, d'en faire apercevoir les points de contact, et de donner ce qu'on pourrait appeler la philosophie ou la generation de toutes les connaissances humaines (_toujours l'universalite, on le voit_). Je m'explique sans doute mal, mais vous savez ce que je veux dire... Il est sur qu'outre ce cours du Salon des Arts, vous pourriez avoir, comme autrefois, des cours particuliers, ou travailler a quelque ouvrage. Vous seriez ici avec vos amis, vous eviteriez les abimes de la solitude, vous vous retrouveriez peut-etre. Si une fois vous pouviez compter sur une existence agreable et honorable, vous pourriez vous associer une femme de votre choix, et qui parviendrait peut-etre a combler le vide qu'a laisse dans votre coeur la perte de vos anciennes affections. Je sais, mon pauvre et cher ami, tout ce que vous pouvez me repondre; je sais qu'un second mariage dans cette ville vous repugnerait; mais, de bonne foi, cette repugnance n'est-elle pas un enfantillage? Eh! mon Dieu! dans le monde, ou tous les sentiments s'affaiblissent, ou toutes les douleurs morales finissent, on trouvera tres-naturel votre second mariage; on croira qu'il est le fruit de l'inconstance de nos affections et de l'instabilite de nos sentiments, meme les plus vils et les plus profonds. Mais ceux qui connaissent mieux le coeur humain, ceux qui auront etudie un peu le votre, ceux enfin dont l'opinion et l'amitie peuvent etre quelque chose pour vous, sauront bien que votre ame expansive a besoin d'une ame qui reponde a chaque instant a la votre. Ainsi, dans tous les cas, vous serez justifie: les indifferents, comme vos connaissances et vos amis, trouveront cela tres-naturel. Voyez, mon cher ami, a quoi vous etes expose. La solitude ne vous vaut rien, non plus qu'a moi. Revenez au milieu de vos amis, et mariez-vous dans votre patrie....
≪... Au risque de vous facher, je dois vous dire ici la verite. Vous ne savez pas encore ce que c'est que de resister a vos penchants, et c'est ainsi que vous vous exposez a les faire devenir de veritables passions. Croyez-vous donc que tout aille dans le monde au gre de chacun? Comptez-vous donc pour rien cette grande vassalite qui nous soumet et nous entraine a chaque instant? Etudiez votre coeur, descendez dans votre ame, et lorsque vous apercevrez un sentiment nouveau, cherchez a savoir s'il est raisonnable. N'attendez pas pour eteindre un feu de cheminee que ce soit devenu un grand incendie. Il y a des malheurs sans remede, il faut nous consoler. Il y a des malheurs que notre faute a occasionnes ou empires, il faut nous corriger. Les petites choses vous agitent, que doit-ce etre des grandes?... Moderez-vous sur les choses indifferentes de la vie, et vous parviendrez a etre modere sur les choses importantes...≫
Et pour conclusion finale:
≪Ceux qui nous connaitraient bien comprendraient la raison des inconsequences de Jean-Jacques Rousseau.≫
M. Ampere ne retourna pas a Lyon: il resta a Paris, plus actif d'idees et de sentiments que jamais. Il se remaria au mois de juillet meme de cette annee: ce second mariage lui donna une fille. Cette lettre de M. Ballanche, au reste, sera la derniere piece confidentielle que nous nous permettrons: elle termine pour nous la jeunesse de M. Ampere. En avancant dans le recit d'une vie, ces sortes de confidences, moins essentielles, moins gracieuses, nous semblent aussi moins permises. La pudeur de l'homme mur a quelque chose de plus inviolable, et c'est le travail surtout qui marque le milieu de la journee. Dans le recit d'une vie comme dans la vie meme, les sentiments emus, cette brise du matin, ne reparaissent convenablement qu'au soir.
Quoi qu'il en ait dit dans la note citee plus haut, M. Ampere, si fortement occupe de metaphysique, ne s'y livrait pas exclusivement. Les mathematiques et les sciences physiques ne cessaient de partager son zele. Six memoires sur differents sujets de mathematiques inseres tant dans le _Journal de l'Ecole polytechnique_ que dans le Recueil de l'Institut (des savants etrangers), determinerent le choix que fit de lui, en 1814, l'Academie des Sciences pour remplacer M. Bossut. Nomme secretaire du Bureau consultatif des Arts et Manufactures (mars 1806), il suivait assidument les travaux de ce comite, et ne devint secretaire honoraire que lorsqu'il eut donne sa demission en faveur de M. Thenard, dont la position alors etait moins etablie que la sienne. Il fut de plus successivement nomme inspecteur general de l'Universite (1808), et professeur d'analyse et de mecanique a l'Ecole polytechnique (1809), ou il n'avait ete jusque-la qu'a titre de repetiteur, professant par interim. En un mot, sa vie de savant s'etendait sur toutes les bases.
Dans l'histoire des sciences physico-mathematiques, comme va le faire connaitre M. Littre, la memoire de M. Ampere est a jamais sauvee de l'oubli, a cause de sa grande decouverte sur l'electro-magnetisme en 1820. Dans l'histoire de la philosophie, pourquoi faut-il que ce grand esprit, qui s'est occupe de metaphysique pendant plus de trente ans, ne doive vraisemblablement laisser qu'une vague trace? M. Maine de Biran lui-meme, le metaphysicien profond pres de qui il se place, n'a laisse qu'un temoignage imparfait de sa pensee dans son ancien traite de _l'Habitude_ et dans le recent volume publie par M. Cousin[120]. Apres M. de Tracy, a cote de M. de Biran, M. Ampere venait pourtant a merveille pour reparer une lacune. M. Cousin a remarque que ce qui manque a la philosophie de M. de Biran, ou la _volonte_ rehabilitee joue le principal role, c'est l'admission de l'_intelligence_, de la _raison_, distincte comme faculte, avec tout son cortege d'idees generales, de conceptions. Nul plus que M. Ampere n'etait propre a introduire dans le point de vue, qu'il admettait, de M. de Biran, cette partie essentielle qui l'agrandissait. Lui en effet, si l'on considere sa tournure metaphysique, il n'etait pas, comme M. de Biran, la _volonte_ meme, dans sa persistance et son unite progressive; il etait surtout l'_idee_. Sans nier la sensation, trop grand physicien pour cela, sans la meconnaitre dans toutes ses varietes et ses nuances, combien il etait propre, ce semble, entre M. de Tracy et M. de Biran a intervenir avec l'_intelligence_[121], et a remeubler ainsi l'ame de ses concepts les plus divers et les plus grands! il l'aurait fait, j'ose le dire, avec plus de richesse et de realite que les philosophes eclectiques qui ont suivi, lesquels, n'etant ni physiciens, ni naturalistes, ni mathematiciens, ni autre chose que psychologues, sont toujours restes par rapport aux classes des _idees_ dans une abstraction et dans un vague qui depeuple l'ame et en mortifie, a mon gre, l'etude. Par malheur, si M. de Biran se tient trop etroitement a cette volonte retrouvee, a cette causalite interne ressaisie, comme a un axe sur et a un sommet, d'ou emane tout mouvement, M. Ampere, moins retenu et plus ouvert dans sa metaphysique, alla et deriva au flot de l'idee. A travers ce domaine infini de l'intelligence, dans la sphere de la raison et de la reflexion, comme dans une demeure a lui bien connue, il alla changeant, remuant, deplacant sans cesse les objets; les classifications psychologiques se succedaient a son regard et se renversaient l'une par l'autre; et il est mort sans nous avoir suffisamment explique la derniere, nous laissant sur le fond de sa pensee dans une confusion qui n'etait pas en lui.
[Note 120: M. Naville, de Geneve, depositaire des manuscrits de Maine de Biran, en a publie, depuis, des portions considerables.]
[Note 121: Nous pourrions citer, d'apres les plus anciens papiers et projets d'ouvrages que nous avons sous les yeux, des preuves frappantes de cette large part faite a l'_intelligence_, qui corrigeait tout a fait le point de vue profond, mais restreint, de M. de Biran, et l'environnait d'une extreme etendue. Ainsi ce debut qu'on trouve a un _Plan d'une histoire de l'intelligence humaine_: ≪L'homme, sous le point de vue intellectuel, a la faculte d'acquerir et celle de conserver. La faculte d'acquerir se subdivise en trois principales: il acquiert par ses sens, par le deploiement de l'activite motrice qui nous fait decouvrir les causes, par la reflexion qu'on peut definir la faculte d'apercevoir des relations, qui s'applique egalement aux produits de la sensibilite et a ceux de l'activite. On apercoit des relations entre les premiers par la comparaison, entre les seconds par l'observation des effets que produisent les causes. On doit donc diviser tous les phenomenes que presente l'intelligence en quatre systemes: le systeme sensitif, le systeme actif, le systeme comparatif et le systeme etiologique.≫ Dans un resume des idees psychologiques de M. Ampere, redige en 1811 par son ami M. Bredin, de Lyon, je trouve: ≪On peut rapporter tous les phenomenes psychologiques a trois systemes: sensitif, cognitif, intellectuel.≫ Ce systeme cognitif et ce systeme intellectuel, qui semblent un double emploi, sont differents pour lui, en ce qu'il attribue seulement au systeme cognitif la distinction du _moi_ et du _non-moi_, qui se tire de l'activite propre de l'etre d'apres M. de Biran: il reservait au systeme intellectuel, proprement dit, la perception de tous les autres rapports. Quoique cela manque un peu de rigueur, la lacune signalee par M. Cousin chez M. de Biran etait au moins sentie et comblee, plutot deux fois qu'une.]
En attendant que la seconde partie de sa classification, qui embrasse les sciences _noologiques_, soit publiee, et dans l'esperance surtout qu'un fils, seul capable de debrouiller ces precieux papiers, s'y appliquera un jour, nous ne dirons ici que tres-peu, occupe surtout a ne pas etre infidele. M. Ampere, dans une note ou nous puisons, nous indique lui-meme la premiere marche de son esprit. Il voulait appliquer a la psychologie la methode qui a si bien reussi aux sciences physiques depuis deux siecles: c'est ce que beaucoup ont voulu depuis Locke. Mais en quoi consistait l'appropriation du moyen a la science nouvelle? Ici M. Ampere parle d'_une difficulte premiere qui lui semblait insurmontable, et dont M. le chevalier de Biran lui fournit la solution_. Cette difficulte tenait sans doute a la connaissance originelle de l'idee de cause et a la distinction du _moi_ d'avec le monde exterieur. Il nous apprend aussi que, dans sa recherche sur le fondement de nos connaissances, il a commence par rejeter l'existence _objective_ et qu'il a ete disciple de Kant: ≪Mais repousse bientot, dit-il, par ce nouvel idealisme comme Reid l'avait ete par celui de Hume, je l'ai vu disparaitre devant l'examen de la nature des connaissances objectives generalement admises.≫ Tout ceci, on le voit, n'est qu'indique par lui, et laisse a desirer bien des explications. Quoi qu'il en soit, en s'efforcant constamment de classer les faits de l'intelligence selon l'ordre naturel, M. Ampere en vint aux quatre points de vue et aux deux epoques principales qui les embrassent, tels qu'il les a exposes dans la preface de son _Essai sur la Philosophie des Sciences_. Ceux qui ont frequente l'ecole des psychologues distingues de notre age, et qui ont aussi entendu les lecons dans lesquelles M. Ampere, au College de France, aborda la psychologie, peuvent seuls dire combien, dans sa description et son denombrement des divers groupes de faits, l'intelligence humaine leur semblait tout autrement riche et peuplee que dans les distinctions de facultes, justes sans doute, mais nues et un peu steriles, de nos autres maitres. Des l'abord, dans la psychologie de ceux-ci, on distingue _sensibilite_, _raison_, _activite libre_, et on suit chacune separement, toujours occupe, en quelque sorte, de preserver l'une de ces facultes du contact des autres, de peur qu'on ne les croie melees en nature et qu'on ne les confonde. M. Ampere y allait plus librement et par une methode plus vraiment naturelle. Si Bernard de Jussieu, dans ses promenades a travers la campagne, avait dit constamment en coupant la tige des plantes: ≪Prenons bien garde, ceci est du tissu cellulaire, ceci est de la fibre ligneuse; l'un n'est pas l'autre; ne confondons pas; le bois n'est pas la seve;≫ il aurait fait une anatomie, sans doute utile et qu'il faut faire, mais qui n'est pas tout, et les trois quarts des divers caracteres qui president a la formation de ses groupes naturels lui auraient echappe dans leur vivant ensemble.--L'anatomie radicale psychologique, ce que M. Ampere appelle l'_ideogenie_, serait venue, dans sa methode, plus tard a fond; mais elle ne serait venue qu'apres le denombrement et le classement complet, mais surtout la preoccupation des facultes distinctes ne scindait pas, des l'abord, les groupes analogues, et ne les empechait pas de se multiplier a ses regards dans leur diversite.
La quantite de remarques neuves et ingenieuses, de points profonds et piquants d'observation, qui remplissaient une lecon de M. Ampere, distrayaient aisement l'auditeur de l'ensemble du plan, que le maitre oubliait aussi quelquefois, mais qu'il retrouvait tot ou tard a travers ces detours. On se sentait bien avec lui en pleine intelligence humaine, en pleine et haute philosophie anterieure au XVIIIe siecle; on se serait cru, a cette ampleur de discussion, avec un contemporain des Leibniz, des Malebranche, des Arnauld; il les citait a propos, familierement, meme les secondaires et les plus oublies de ce temps-la, M. de La Chambre, par exemple; et puis on se retrouvait tout aussitot avec le contemporain tres-present de M. de Tracy et de M. de Laplace. On aurait fait un interessant chapitre, independamment de tout systeme et de tout lien, des cas psychologiques singuliers et des veritables decouvertes de detail dont il semait ses lecons. J'indique en ce genre le phenomene qu'il appelait de _concretion_, sur lequel on peut lire l'analyse de M. Roulin inseree dans l'_Essai de classification des Sciences_. Je regrette que M. Roulin n'ait pas fait alors ce chapitre de _miscellanees_ psychologiques, comme il en a fait un sur des singularites d'histoire naturelle.
A partir de 1816, la petite societe philosophique qui se reunissait chez M., de Biran avait pris plus de suite, et l'emulation s'en melait. On y remarquait M. Stapfer, le docteur Bertrand, Loyson, M. Cousin. Anime par les discussions frequentes, M. Ampere etait pres, vers 1820, de produire une exposition de son systeme de philosophie, lorsque l'annonce de la decouverte physique de M. Oersted le vint ravir irresistiblement dans un autre train de pensees, d'ou est sortie sa gloire. En 1829, malade et reparant sa sante a Orange, a Hieres, aux tiedeurs du Midi, il revint, dans les conversations avec son fils, a ses idees interrompues; mais ce ne fut plus la metaphysique seulement, ce fut l'ensemble des connaissances humaines et son ancien projet d'universalite qu'il se remit a embrasser avec ardeur. L'Epitre en vers que lui a adressee son fils a ce sujet, et le volume de l'_Essai de classification_ qui a paru, sont du moins ici de publics et permanents temoignages. M. Ampere, en meme temps qu'il sentait la vie lui revenir encore, dut avoir, en cette saison, de pures jouissances. S'il lui fut jamais donne de ressentir un certain calme, ce dut etre alors. En reportant son regard, du haut de la montagne de la vie, vers ces sciences qu'il comprenait toutes, et dont il avait agrandi l'une des plus belles, il put atteindre un moment au bonheur serein du sage et reconnaitre en souriant ses domaines. Il n'est pas jusqu'aux vers latins, adresses a son fils en tete du tableau, qui n'aient du lui retracer un peu ses souvenirs poetiques de 95, un temps plein de charme. Les anciens doutes et les combats religieux avaient cesse en lui: ses inquietudes, du moins, etaient plus bas. Depuis des annees, les chagrins interieurs, les instincts infinis, une correspondance active avec son ancien ami le Pere Barret, le souffle meme de la Restauration, l'avaient ramene a cette foi et a cette soumission qu'il avait si bien exprimee en 1803, et dont il relut sans doute de nouveau la formule touchante. Jusqu'a la fin, et pendant les annees qui suivirent, nous l'avons toujours vu allier et concilier sans plus d'effort, et de maniere a frapper d'etonnement et de respect, la foi et la science, la croyance et l'espoir en la pensee humaine et l'adoration envers la parole revelee.
Outre cette vue superieure par laquelle il saisissait le fond et le lien des sciences, M. Ampere n'a cesse, a aucun moment, de suivre en detail, et souvent de devancer et d'eclairer, dans ses apercus, plusieurs de celles dont il aimait particulierement le progres. Des 1809, au sortir de la seance de l'Institut du lundi 27 fevrier (j'ai sous les yeux sa note ecrite et developpee), il n'hesitait pas, d'apres les experiences rapportees par MM. Gay-Lussac et Thenard, et plus hardiment qu'eux, a considerer le chlore (alors appele acide muriatique oxygene) comme un corps simple. Mais ce n'etait la qu'un point. En 1816, il publiait dans les _Annales de Chimie et de Physique_ sa classification naturelle des corps simples, y donnant le premier essai de l'application a la chimie des methodes qui ont tant profite aux sciences naturelles. Il etablissait entre les proprietes des corps une multitude de rapprochements qu'on n'avait point faits; il expliquait des phenomenes encore sans lien, et la plupart de ces rapprochements et de ces explications ont ete verifies depuis par les experiences. La classification elle-meme a ete admise par M. Chevreul dans le _Dictionnaire des Sciences naturelles_, et elle a servi de base a celle qu'a adoptee M. Beudant dans son _Traite de Mineralogie_. Toujours eclaire par la theorie, il lisait a l'Academie des Sciences, peu apres sa reception, un memoire sur la double refraction, ou il donnait la loi qu'elle suit dans les cristaux, avant que l'experience eut fait connaitre qu'il en existe de tels[122]. En 1824, le travail de M. Geoffroy Saint-Hilaire sur la presence et la transformation de la vertebre dans les insectes attira la sagacite, toujours prete, de M. Ampere, et lui fit ajouter a ce sujet une foule de raisons et d'analogies curieuses, qui se trouvent consignees au tome second des _Annales des Sciences naturelles_[123]. Lorsque M. Ampere reproduisit cette vue en 1832, a son cours du College de France, M. Cuvier, contraire en general a cette maniere _raisonneuse_ d'envisager l'organisation, combattit au meme College, dans sa chaire voisine, le collegue qui faisait incursion au coeur de son domaine; il le combattit avec ce ton excellent de discussion, que M. Ampere, en repondant, gardait de meme, et auquel il ajoutait de plus une expression de respect, comme s'il eut ete quelqu'un de moindre: noble contradiction de vues, ou plutot noble echange, auquel nous avons assiste, entre deux grandes lumieres trop tot disparues! Si une observation de M. Geoffroy Saint-Hilaire avait suggere a M. Ampere ses vues sur l'organisation des insectes, la decouverte de M. Gay-Lussac sur les proportions simples que l'on observe entre les volumes d'un gaz compose et ceux des gaz composants, lui devenait un moyen de concevoir, sur la structure atomique et moleculaire des corps inorganiques, une theorie qui remplace celle de Wollaston[124]. De meme, une idee de Herschel, se combinant en lui avec les resultats chimiques de Davy, lui suggerait une theorie nouvelle de la formation de la terre. Cette theorie a ete lucidement exposee dans cette _Revue_ meme _des Deux Mondes_, en juillet 1833. On y peut prendre une idee de la maniere de ce vaste et libre esprit: l'hypothese antique retrouvee dans sa grandeur, l'hypothese a la facon presque des Thales et des Democrite, mais portant sur des faits qui ont la rigueur moderne.
[Note 122: Nous noterons encore, pour completer ces indications de travaux, un Memoire sur la loi de Mariotte, imprime en 1814; un Memoire sur des proprietes nouvelles des axes de rotation des corps, imprime dans le Recueil de l'Academie des Sciences; un autre sur les equations generales du mouvement, dans le Journal de Mathematiques de M. Liouville (juin 1836).]
[Note 123: _Annales des Sciences naturelles_, t. II, page 295. M. N... n'est autre que M. Ampere.]
[Note 124: On la trouve dans la _Bibliotheque universelle_, t. XLIX, et en analyse dans un rapport de M. Becquerel (_Revue encyclopedique_, Novembre 1832).]
Apres avoir tant fait, tant pense, sans parler des inquietudes perpetuelles du dedans qu'il se suscitait, on concoit qu'a soixante et un ans M. Ampere, dans toute la force et le zele de l'intelligence, eut use un corps trop faible. Parti pour sa tournee d'inspecteur general, il se trouva malade des Roanne; sa poitrine, sept ans auparavant, apaisee par l'air du Midi, s'irritait cette fois davantage: il voulut continuer. Arrive a Marseille, et ne pouvant plus aller absolument, il fut soigne dans le college, et on esperait prolonger une amelioration legere, lorsqu'une fievre subite au cerveau l'emporta le 10 juin 1836, a cinq heures du matin, entoure et soigne par tous avec un respect filial, mais en realite loin des siens, loin d'un fils.
Il resterait peut-etre a varier, a egayer decemment ce portrait, de quelques-unes de ces naivetes nombreuses et bien connues qui composent, autour du nom de l'illustre savant, une sorte de legende courante, comme les bons mots malicieux autour du nom de M. de Talleyrand: M. Ampere, avec des differences d'originalite, irait naturellement s'asseoir entre La Condamine et La Fontaine. De peur de demeurer trop incomplet sur ce point, nous ne le risquerons pas. M. Ampere savait mieux les choses de la nature et de l'univers que celles des hommes et de la societe. Il manquait essentiellement de calme, et n'avait pas la mesure et la proportion dans les rapports de la vie. Son coup d'oeil, si vaste et si penetrant au dela, ne savait pas reduire les objets habituels. Son esprit immense etait le plus souvent comme une mer agitee; la premiere vague soudaine y faisait montagne; le liege flottant ou le grain de sable y etait aisement lance jusqu'aux cieux.
Malgre le prejuge vulgaire sur les savants, ils ne sont pas toujours ainsi. Chez les esprits de cet ordre et pour les cerveaux de haut genie, la nature a, dans plus d'un cas, combine et proportionne l'organisation. Quelques-uns, armes au complet, outre la pensee puissante interieure, ont l'enveloppe exterieure endurcie, l'oeil vigilant et imperieux, la parole prompte, qui impose, et toutes les defenses. Qui a vu Dupuytren et Cuvier comprendra ce que je veux rendre. Chez d'autres, une sorte d'ironie douce, calme, insouciante et egoiste, comme chez Lagrange, compose un autre genre de defense. Ici, chez M, Ampere, toute la richesse de la pensee et de l'organisation est laissee, pour ainsi dire, plus a la merci des choses, et le bouillonnement interieur reste a decouvert. Il n'y a ni l'enveloppe seche qui isole et garantit, ni le reste de l'organisation armee qui applique et fait valoir. C'est le pur savant au sein duquel on plonge.
Les hommes ont besoin qu'on leur impose. S'ils se sentent penetres et juges par l'esprit superieur auquel ils ne peuvent refuser une espece de genie, les voila maintenus, et volontiers ils lui accordent tout, meme ce qu'il n'a pas. Autrement, s'ils s'apercoivent qu'il hesite et croit dependre, ils se sentent superieurs a leur tour a lui par un point commode, et ils prennent vite leur revanche et leurs licences. M. Ampere aimait ou parfois craignait les hommes, il s'abandonnait a eux, il s'inquietait d'eux; il ne les jugeait pas. Les hommes (et je ne parte pas du simple vulgaire) ont un faible pour ceux qui les savent mener, qui les savent contenir, quand ceux-ci meme les blessent ou les exploitent. Le caractere, estimable ou non, mais doue de conduite et de persistance meme interessee, quand il se joint a un genie incontestable, les frappe et a gain de cause en definitive dans leur appreciation. Je ne dis pas qu'ils aient tout a fait tort, le caractere tel quel, la volonte froide et presente, etant deja beaucoup. Mais je cherche a m'expliquer comment la perte de M. Ampere, a un age encore peu avance, n'a pas fait a l'instant aux yeux du monde, meme savant, tout le vide qu'y laisse en effet son genie.
Et pourtant (et c'est ce qu'il faut redire encore en finissant) qui fut jamais meilleur, a la fois plus devoue sans reserve a la science, et plus sincerement croyant aux bons effets de la science pour les hommes? Combien il etait vif sur la civilisation, sur les ecoles, sur les lumieres! Il y avait certains resultats reputes positifs, ceux de Malthus, par exemple, qui le mettaient en colere: il etait tout _sentimental_ a cet egard; sa philanthropie de coeur se revoltait de ce qui violait, selon lui, la moralite necessaire, l'efficacite bienfaisante de la science. D'autres savants illustres ont donne avec mesure et prudence ce qu'ils savaient; lui, il ne pensait pas qu'on dut en menager rien. Jamais esprit de cet ordre ne songea moins a ce qu'il y a de personnel dans la gloire. Pour ceux qui l'abordaient, c'etait un puits ouvert. A toute heure, il disait tout. Etant un soir avec ses amis Camille Jordan et Degerando, il se mit a leur exposer le systeme du monde; il parla treize heures avec une lucidite continue; et comme le monde est infini, et que tout s'y enchaine, et qu'il le savait de cercle en cercle en tous les sens, il ne cessait pas, et si la fatigue ne l'avait arrete, il parlerait, je crois, encore. O Science! voila bien a decouvert ta pure source sacree, bouillonnante!--Ceux qui l'ont entendu, a ses lecons, dans les dernieres annees au College de France, se promenant le long de sa longue table comme il eut fait dans l'allee de Polemieux, et discourant durant des heures, comprendront cette perpetuite de la veine savante. Ainsi en tout lieu, en toute rencontre, il etait coutumier de faire, avec une attache a l'idee, avec un oubli de lui-meme qui devenait merveille. Au sortir d'une charade ou de quelque longue et minutieuse bagatelle, il entrait dans les spheres. Virgile, en une sublime eglogue, a peint le demi-dieu barbouille de lie, que les bergers enchainent: il ne fallait pas l'enchainer, lui, le distrait et le simple, pour qu'il commencat:
Namque canebat, uti magnum per inane coacta Semina terrarumque animaeque marisque fuissent, Et liquidi simul ignis; ut his exordia primis Omnia, etc., etc.
Il enchainait de tout les semences fecondes, Les principes du feu, les eaux, la terre et l'air, Les fleuves descendus du sein de Jupiter...
Et celui qui, tout a l'heure, etait comme le plus petit, parlait incontinent comme les antiques aveugles,--comme ils auraient parle, venus depuis Newton. C'est ainsi qu'il est reste et qu'il vit dans notre memoire, dans notre coeur.
15 fevrier 1837.
(On a fait a cette Notice l'honneur de la joindre a une publication posthume de M. Ampere; mais comme il ne nous a pas ete donne de la revoir nous-meme, c'est ici qu'on est plus assure d'en lire le texte dans toute son exactitude.)
DU GENIE CRITIQUE ET DE BAYLE
La critique s'appliquant a tout, il y en a de diverses sortes selon les objets qu'elle embrasse et qu'elle poursuit; il y a la critique historique, litteraire, grammaticale et philologique, etc. Mais en la considerant moins dans la diversite des sujets que dans le procede qu'elle y emploie, dans la disposition et l'allure qu'elle y apporte, on peut distinguer en gros deux especes de critique, l'une reposee, concentree, plus speciale et plus lente, eclaircissant et quelquefois ranimant le passe, en deterrant et en discutant les debris, distribuant et classant toute une serie d'auteurs ou de connaissances; les Casaubon, les Fabricius, les Mabillon, les Freret, sont les maitres en ce genre severe et profond. Nous y rangerons aussi ceux des critiques litteraires, a proprement parler, qui, a tete reposee, s'exercent sur des sujets deja fixes et etablis, recherchent les caracteres et les beautes particulieres aux anciens auteurs, et construisent des Arts poetiques ou des Rhetoriques, a l'exemple d'Aristote et de Quintilien. Dans l'autre genre de critique, que le mot de _journaliste_ exprime assez bien, je mets cette faculte plus diverse, mobile, empressee, pratique, qui ne s'est guere developpee que depuis trois siecles, qui, des correspondances des savants ou elle se trouvait a la gene, a passe vite dans les journaux, les a multiplies sans relache, et est devenue, grace a l'imprimerie dont elle est une consequence, l'un des plus actifs instruments modernes. Il est arrive qu'il y a eu, pour les ouvrages de l'esprit, une critique alerte, quotidienne, publique, toujours presente, une clinique chaque matin au lit du malade, si l'on ose ainsi parler; tout ce qu'on peut dire pour ou contre l'utilite de la medecine se peut dire, a plus forte raison, pour ou contre l'utilite de cette critique pratique a laquelle les bien portants meme, en litterature, n'echappent pas. Quoi qu'il en soit, le genie critique, dans tout ce qu'il a de mobile, de libre et de divers, y a grandi et s'est revele. Il s'est mis en campagne pour son compte, comme un audacieux partisan; tous les hasards et les inegalites du metier lui ont souri, les bigarrures et les fatigues du chemin l'ont flatte. Toujours en haleine, aux ecoutes, faisant de fausses pointes et revenant sur sa trace, sans systeme autre que son instinct et l'experience, il a fait la guerre au jour le jour, selon le pays, _la guerre a l'oeil_, ainsi que s'exprime Bayle lui-meme, qui est le genie personnifie de cette critique.
Bayle, oblige de sortir de France comme calviniste relaps, refugie a Rotterdam, ou ses ecrits de tolerance alienerent bientot de lui le violent Jurieu, persecute alors et tracasse par les theologiens de sa communion, Bayle mort la plume a la main en les refutant, a rempli un grand role philosophique dont le XVIIIe siecle interpreta le sens en le forcant un peu, et que M. Leroux a bien cherche a retablir et a preciser dans un excellent article de son _Encyclopedie_. Ce n'est pas ce qui nous occupera chez Bayle; nous ne saisirons et ne releverons en lui que les traits essentiels du genie critique qu'il represente a un degre merveilleux dans sa purete et son plein, dans son empressement discursif, dans sa curiosite affamee, dans sa sagacite penetrante, dans sa versatilite perpetuelle et son appropriation a chaque chose: ce genie, selon nous, domine meme son role philosophique et cette mission morale qu'il a remplie; il peut servir du moins a en expliquer le plus naturellement les phases et les incertitudes.
Bayle, ne au Carlat, dans le comte de Foix, en 1647, d'une famille patriarcale de ministres calvinistes, fut mis de bonne heure aux etudes, au latin, au grec, d'abord dans la maison paternelle, puis a l'academie de Puy-Laurens. A dix-neuf ans, il fit une maladie causee par ses lectures excessives; il lisait tout ce qui lui tombait sous la main, mais relisait Plutarque et Montaigne de preference. Etant passe a vingt-deux ans a l'academie de Toulouse, il se laissa gagner a quelques livres de controverse et a des raisonnements qui lui parurent convaincants, et, ayant abjure sa religion, il ecrivit a son frere aine une lettre tres-ardente de proselytisme pour l'engager a venir a Toulouse se faire instruire de la verite. Quelques mois plus tard, ce zele du jeune Bayle s'etait refroidi; les doutes le travaillaient, et, dix-sept mois apres sa conversion, sortant secretement de Toulouse, il revint a sa famille et au calvinisme. Mais il y revint bien autre qu'il n'y etait d'abord: ≪Un savant homme, a-t-il dit quelque part, qui essuie la censure d'un ennemi redoutable, ne tire jamais si bien son epingle du jeu qu'il n'y laisse quelque chose.≫ Bayle laissa dans cette premiere ecole qu'il fit tout son feu de croyance, tout son aiguillon de proselytisme; a partir de ce moment, il ne lui en resta plus. Chacun apporte ainsi dans sa jeunesse sa dose de foi, d'amour, de passion, d'enthousiasme; chez quelques-uns, cette dose se renouvelle sans cesse; je ne parle que de la portion de foi, d'amour, d'enthousiasme, qui ne reside pas essentiellement dans l'ame, dans la pensee, et qui a son auxiliaire dans l'humeur et dans le sang; chez quelques-uns donc cette dose de chaleur de sang resiste au premier echec, au premier coup de tete, et se perpetue jusqu'a un age plus ou moins avance. Quand cela va trop loin et dure obstinement, c'est presque une infirmite de l'esprit sous l'apparence de la force, c'est une veritable incapacite de murir. Il y a des natures poetiques ou philosophiques qui restent jusqu'au bout, et a travers leurs diverses transformations, toujours opiniatres, incandescentes, a la merci du temperament. Bayle, autrement favorise et petri selon un plus doux melange, se trouva, des sa premiere flamme jetee, une nature tout aussitot reduite et consommee, et a partir de la il ne perdit plus jamais son equilibre. Premiere disposition admirable pour exceller au genie critique, qui ne souffre pas qu'on soit fanatique ou meme trop convaincu, ou epris d'une autre passion quelconque.
Bayle alla continuer ses etudes a Geneve en 1670, et il y devint precepteur, d'abord chez M. de Normandie, syndic de la republique, et ensuite chez le comte de Dhona, seigneur de Coppet. Il commence a connaitre le monde, les savants, M. Minutoli, M. Fabri, M. Pictet, M. Tronchin, M. Burlamaqui, M. Constant, toutes ces figures protestantes serieuses et appliquees. On etablit des conferences de jeunes gens, pour lesquelles il s'essaie a deployer ses ressources de bel esprit, ses premiers lieux communs d'erudition, et ou M. Basnage, autre illustre jeune homme, ne brille pas moins. Il assiste a des sermons, a des experiences de philosophie naturelle, et, a propos des experiences de M. Chouet sur le venin des viperes et sur la pesanteur de l'air, il remarque que c'est la le genie du siecle et des philosophes modernes. A l'occasion des controverses et querelles entre les theologiens de sa religion, il enonce deja sa maxime de garder toujours _une oreille pour l'accuse_. A vingt-quatre ans, sa tolerance est fondee autant qu'elle le sera jamais. La philosophie peripateticienne, qu'il avait apprise chez les jesuites de Toulouse, ne le retient pas le moins du monde en presence du systeme de Descartes auquel il s'applique; mais ne croyez pas qu'il s'y livre. Quand plus tard il s'agira pour lui d'aller s'etablir en Hollande, il laissera echapper son secret: ≪Le cartesianisme, dit-il, ne sera pas une affaire (_un obstacle_); je le regarde simplement comme une hypothese ingenieuse qui peut servir a expliquer certains effets naturels... Plus j'etudie la philosophie, ≪plus j'y trouve d'incertitude. La difference entre les sectes ne va qu'a quelque probabilite de plus ou de moins. Il n'y en a point encore qui ait frappe au but, et jamais on n'y frappera apparemment, tant sont grandes les profondeurs de Dieu dans les oeuvres de la nature, aussi bien que dans celles de la grace. Ainsi vous pouvez dire a M. Gaillard (_qui s'entremettait pour lui_) que je suis un philosophe sans entetement, et qui regarde Aristote, Epicure, Descartes, comme des inventeurs de conjectures que l'on suit ou que l'on quitte, selon que l'on veut chercher plutot un tel qu'un tel amusement d'esprit.≫ C'est ainsi qu'on le voit engager ses cousins a prendre le plus qu'ils pourront de philosophie peripateticienne, sauf a s'en defaire ensuite quand ils auront goute la nouvelle: ≪Ils garderont de celle-la la methode de pousser vivement et subtilement une objection et de repondre nettement et precisement aux difficultes.≫ Ce mot que Bayle a lache, de prendre telle ou telle philosophie selon l'_amusement_ d'esprit qu'on cherche pour le moment, est significatif et trahit une disposition chez lui instinctive, le fort, ou, si l'on veut, le faible de son genie. Ce mot lui revient souvent; le cote de l'amusement de l'esprit le frappe, le seduit en toute chose. Il prend plaisir a voir _les petites Furies_ qui se logent dans les ecrits des theologiens, dans les attaques de M. Spanheim et les reponses de M. Amyrault; il ajoute, il est vrai, par correctif: _s'il n'y a pas plus sujet de pleurer que de se divertir, en voyant les faiblesses de l'homme_. Mais l'amusement du curieux, on le sent, est chose essentielle pour lui. Il se met a la fenetre et regarde passer chaque chose; les nouvelles memes l'_amusent_. Il est _nouvelliste a toute outrance_; sa curiosite est _affamee_ par les victoires de Louis XIV. Il _amuse_ son frere par le recit de la mort du comte de Saint-Pol. Plus loin, il exprime son grand plaisir de lire _le Comte de Gabalis_, quoique, au reste, plusieurs endroits profanes fassent beaucoup de peine aux consciences tendres. Ces consciences tendres ont-elles tort ou raison? N'est-ce pas bien, en certaines matieres, d'avoir la conscience tendre? Bayle ne dit ni oui ni non; mais il note leur scrupule, de meme qu'il exprime son plaisir. Cette indifference du fond, il faut bien le dire, cette tolerance prompte, facile, aiguisee de plaisir, est une des conditions essentielles du genie critique, dont le propre, quand il est complet, consiste a courir au premier signe sur le terrain d'un chacun, a s'y trouver a l'aise, a s'y jouer en maitre et a connaitre de toutes choses. Il avertit en un endroit son frere cadet qu'il lui parle des livres sans aucun egard a la bonte ou a l'utilite qu'on en peut tirer: ≪Et ce qui me determine a vous en faire mention est uniquement qu'ils sont nouveaux, ou que je les ai lus, ou que j'en ai oui parler.≫
Bayle ne peut s'empecher de faire ainsi; il s'en plaint, il s'en blame, et retombe toujours: ≪Le dernier livre que je vois, ecrit-il de Geneve a son frere, est celui que je prefere a tous les autres.≫ Langues, philosophie, histoire, antiquite, geographie, livres galants, il se jette a tout, selon que ces diverses matieres lui sont offertes: ≪D'ou que cela procede, il est certain que jamais amant volage n'a plus souvent change de maitresse, que moi de livres.≫ Il attribue ces echappees de son esprit a quelque manque de discipline dans son education: ≪Je ne songe jamais a la maniere dont j'ai ete conduit dans mes etudes, que les larmes ne m'en viennent aux yeux. C'est dans l'age au-dessous de vingt ans que les meilleurs coups se ruent: c'est alors qu'il faut faire son emplette.≫ Il regrette le temps qu'il a perdu jeune a chasser les cailles et a hater les vignerons (ce dut etre pourtant un pauvre chasseur toujours et un compagnon peu rustique que Bayle, et il ne put guere jouir des champs que pendant la saison qu'il passa, affaibli de sante, aux bords de l'Ariege); il regrette mome le temps qu'il a employe a etudier six ou sept heures par jour, parce qu'il n'observait aucun ordre, et qu'il etudiait sans cesse par _anticipation_. Le journal, suivant lui, n'est, pour ainsi dire, qu'_un_ _dessert d'esprit_; il faut faire provision de pain et de viande solide avant de se disperser aux friandises. ≪Je vous l'ai deja dit, ecrit-il encore a son frere, la demangeaison de savoir en gros et en general diverses choses est une maladie flatteuse (_amabilis insania_), qui ne laisse pas de faire beaucoup de mal. J'ai ete autrefois touche de cette meme avidite, et je puis dire qu'elle m'a ete fort prejudiciable.≫ Mais voila, au moment meme du reproche, qu'il l'encourt de plus belle; il voudrait tout savoir, meme les details rustiques, lui qui tout a l'heure regrettait le temps perdu a la chasse; il demande mainte observation a son frere sur les verreries de Gabre, sur le pastel du Lauraguais. Il le presse de questions sur les nobles de sa province, sur les tenants et aboutissants de chaque famille: ≪Je sais bien que la genealogie ne fait pas votre etude, comme elle aurait ete ma marotte si j'eusse ete d'une fortune a etudier selon ma fantaisie.≫ Il complimente son frere et se rejouit de le voir touche de la meme passion que lui, _de connoitre jusqu'aux moindres particularites des grands hommes_. A propos de ses migraines frequentes, ce n'est pas l'etude qui en est cause, suivant lui, parce qu'il ne s'applique pas beaucoup a ce qu'il lit: ≪Je ne sais jamais, quand je commence une composition, ce que je dirai dans la seconde periode. Ainsi, je ne me fatigue pas excessivement l'esprit.... Aussi pressens-je que, quand meme je pourrois rencontrer dans la suite quelque emploi a grand loisir, je ne deviendrais jamais profond. Je lirois beaucoup, je retiendrois diverses choses _vago more_, et puis c'est tout.≫ Ces passages et bien d'autres encore temoignent a quel degre Bayle possedait l'instinct, la vocation critique dans le sens ou nous la definissons.
Ce genie, dans son ideal complet (et Bayle realise cet ideal plus qu'aucun autre ecrivain), est au revers du genie createur et poetique, du genie philosophique avec systeme; il prend tout en consideration, fait tout valoir, et se laisse d'abord aller, sauf a revenir bientot. Tout esprit qui a en soi une part d'art ou de systeme n'admet volontiers que ce qui est analogue a son point de vue, a sa predilection. Le genie critique n'a rien de trop digne, ni de prude, ni de preoccupe, aucun _quant a soi_. Il ne reste pas dans son centre ou a peu de distance; il ne se retranche pas dans sa cour, ni dans sa citadelle, ni dans son academie; il ne craint pas de se mesallier; il va partout, le long des rues, s'informant, accostant; la curiosite l'alleche, et il ne s'epargne pas les regals qui se presentent. Il est, jusqu'a un certain point, tout a tous, comme l'Apotre, et en ce sens il y a toujours de l'optimisme dans le critique veritablement doue. Mais gare aux retours! que Jurieu se mefie[125]! l'infidelite est un trait de ces esprits divers et intelligents; ils reviennent sur leurs pas, ils prennent tous les cotes d'une question, ils ne se font pas faute de se refuter eux-memes et de retourner la tablature. Combien de fois Bayle n'a-t-il pas change de role, se deguisant tantot en nouveau converti, tantot en vieux catholique romain, heureux de cacher son nom et de voir sa pensee faire route nouvelle en croisant l'ancienne! Un seul personnage ne pouvait suffire a la celerite et aux revirements toujours justes de son esprit mobile, empresse, accueillant. Quelque vastes que soient les espaces et le champ defini, il ne peut promettre de s'y renfermer, ni s'empecher, comme il le dit admirablement, de _faire des courses sur toutes sortes d'auteurs_. Le voila peint d'un mot.
Bayle s'ennuya beaucoup durant son sejour a Coppet, ou il etait precepteur des fils du comte de Dhona. Le precurseur de Voltaire pressentait-il, dans ce chateau depuis si celebre, l'influence contraire du genie futur du lieu? Le fait est que Bayle aimait peu les champs, qu'il n'avait aucun tour reveur dans l'esprit, rien qui le consolat dans le commerce avec la nature. Plus melancolique que gai de temperament, mais parce qu'il etait _de petite complexion_, avec de l'agrement et du badinage dans l'esprit, il n'aimait que les livres, l'etude, la conversation des lettres et philosophes. Son desir de Paris et de tout ce qui l'en pourrait rapprocher etait grand. Il a maintes fois exprime le regret de n'etre pas ne dans une ville capitale, et il confesse dans sa _Reponse aux Questions d'un Provincial_ qu'il a ete eclaire sur les ressources de Paris pour avoir senti le prejudice de la privation. Il quitta donc Coppet pour Rouen dans cette idee de se rapprocher a tout prix du centre des belles-lettres et de la politesse, et du foyer des bibliotheques: ≪J'ai fait comme toutes les grandes armees qui sont sur pied, pour ou contre la France, elles decampent de partout ou elles ne trouvent point de fourrages ni de vivres.≫ Precepteur a Rouen et mecontent encore, precepteur a Paris enfin, mais sans liberte, sans loisir, introduit aux conferences qui se tenaient chez M. Menage, et connaissant M. Conrart et quelques autres, mais avec le regret de ses liens, Bayle accepta, en 1675, une chaire de philosophie a Sedan, et dut se remettre aux exercices dialectiques qu'il avait un peu negliges pour les lettres. Pendant toutes ces annees, sa faculte critique ne se fait jour que par sa correspondance, qui est abondante. Il ne devint veritablement auteur que par sa _Lettre sur les Cometes_ (1682). Un an auparavant, sa chaire de philosophie a Sedan avait ete supprimee, et apres quelque sejour a Paris il s'etait decide a accepter une chaire de philosophie et d'histoire qu'on fondait pour lui a Rotterdam. Sa _Critique generale de l'Histoire du Calvinisme du Pere Maimbourg_ parut cette meme annee 1682, et jusqu'en decembre 1706, epoque de sa mort, sa carriere, a l'ombre de la statue d'Erasme, ne fut plus marquee que par des ecrits, des controverses litteraires ou philosophiques; apres ses disputes de plume avec Jurieu, Le Clerc, Bernard et Jaquelot, apres son petit demele avec le domestique chatouilleux de la reine Christine, les plus graves evenements pour lui furent ses demenagements (en 1688 et en 1692), qui lui brouillaient ses livres et ses papiers. La perte de sa chaire, en 1693, lui fut moins facheuse a supporter qu'il n'aurait semble, et, dans la moderation de ses gouts, il y vit surtout l'occasion de loisir et d'etude libre qui lui en revenait; il se felicite presque d'echapper aux conflits, cabales et _entremangeries professorales_ qui regnent dans toutes les academies. |
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