[Note 125: Bayle a-t-il ete l'amant de madame Jurieu, comme l'ont dit les malins, et comme on le peut lire page 334, t. 1er des _Nouveaux Memoires d'Histoire, de Critique et de Litterature_, par l'abbe d'Arligny? Grande question sur laquelle les avis sont partages. (Voir les memes _Memoires_, t. VII, page 47.)]
En tete d'une des lettres de sa _Critique generale_, Bayle nous dit avoir remarque, des ses jeunes ans, _une chose qui lui parut bien jolie et bien imitable_, dans l'_Histoire de l'Academie francaise_ de Pelisson: c'est que celui-ci avait toujours plus cherche, en lisant un livre, l'esprit et le genie de l'auteur que le sujet meme qu'on y traitait. Bayle applique cette methode au Pere Maimbourg; et nous, au milieu de tous ces ouvrages si _bigarres de pensees_, de ces ouvrages pareils a des _rivieres qui serpentent_, nous appliquerons la methode a Bayle lui-meme, nous occupant de sa personne plus que des objets nombreux ou il se disperse[126].
[Note 126: Sur le caractere de Bayle, on peut lire quelques pages agreables de D'Israeli _Curiosities of Literature_, t. III.]
Bayle, d'apres ce qu'on vient de voir, a toujours tres-peu reside a Paris, malgre son vif desir. Il y passa quelques mois comme precepteur, en 1675; il y vint quelquefois pendant ses vacances de Sedan; il y resta dans l'intervalle de son retour de Sedan a son depart pour Rotterdam: mais on peut dire qu'il ne connut pas le monde de Paris, la belle societe de ces annees brillantes; son langage et ses habitudes s'en ressentent d'abord. Cette absence de Paris est sans doute cause que Bayle parait a la fois en avance et en retard sur son siecle, en retard d'au moins cinquante ans par son langage, sa facon de parler, sinon provinciale, du moins gauloise, par plus d'une phrase longue, interminable, a la latine, a la maniere du XVIe siecle, a peu pres impossible a bien ponctuer[127]; en avance par son degagement d'esprit et son peu de preoccupation pour les formes regulieres et les doctrines que le XVIIe siecle remit en honneur apres la grande anarchie du XVIe. De Toulouse a Geneve, de Geneve a Sedan, de Sedan a Rotterdam, Bayle contourne, en quelque sorte, la France du pur XVIIe siecle sans y entrer. Il y a de ces existences pareilles a des arches de pont qui, sans entrer dans le plein de la riviere, l'embrassent et unissent, les deux rives. Si Bayle eut vecu au centre de la societe lettree de son age, de cette societe polie que M. Roederer vient d'etudier avec une minutie qui n'est pas sans agrement, et avec une predilection qui ne nuit pas a l'exactitude; si Bayle, qui entra dans le monde vers 1675, c'est-a-dire au moment de la culture la plus chatiee de la litterature de Louis XIV, avait passe ses heures de loisir dans quelques-uns des salons d'alors, chez madame de La Sabliere, chez le president Lamoignon, ou seulement chez Boileau a Auteuil, il se fut fait malgre lui une grande revolution en son style. Eut-ce ete un bien? y aurait-il gagne? Je ne le crois pas. Il se serait defait sans doute de ses vieux termes _ruer, bailler,_ de ses proverbes un peu rustiques. Il n'aurait pas dit qu'il voudrait bien aller de temps en temps a Paris _se ravictuailler en esprit et en connoissances;_ il n'aurait pas parle de madame de La Sabliere comme d'une femme de grand esprit _qui a toujours a ses trousses La Fontaine, Racine_ (ce qui est inexact pour ce dernier), _et les philosophes du plus grand nom;_ il aurait redouble de scrupules pour eviter dans son style _les equivoques, les vers, et l'emploi dans la meme periode d'un_ on _pour_ il, etc., toutes choses auxquelles, dans la preface de son _Dictionnaire critique_, il assure bien gratuitement qu'il fait beaucoup d'attention; en un mot, il n'aurait plus tant ose ecrire _a toute bride_ (madame de Sevigne disait _a bride abattue_) ce qui lui venait dans l'esprit. Mais, pour mon compte, je serais fache de cette perte; je l'aime mieux avec ses images franches, imprevues, pittoresques, malgre leur melange. Il me rappelle le vieux Pasquier avec un tour plus degage, ou Montaigne avec moins de soin a aiguiser l'expression. Ecoutez-le disant a son frere cadet qui le consulte: ≪Ce qui est propre a l'un ne l'est pas a l'autre; il faut donc faire la guerre a l'oeil et se gouverner selon la portee de chaque genie... il faut exercer contre son esprit le personnage d'un questionneur facheux, se faire expliquer sans remission tout ce qu'il plait de demander.≫ Comme cela est joli et mouvant! Le mot vif, qui chez Bayle ne se fait jamais longtemps attendre, rachete de reste cette _phrase longue_ que Voltaire reprochait aux jansenistes, qu'avait en effet le grand Arnauld, mais que le Pere Maimbourg n'avait pas moins. Bayle lui-meme remarque, a ce sujet des periodes du Pere Maimbourg, que ceux qui s'inquietent si fort des regles de grammaire, dont on admire l'observance chez l'abbe Flechier ou le Pere Bouhours, se depouillent de tant de graces vives et animees, qu'ils perdent plus d'un cote qu'ils ne gagnent de l'autre. Montesquieu, qui conseillait plaisamment aux asthmatiques les _periodes_ du Pere Maimbourg, n'a pas echappe a son tour au defaut de trop ecourter la phrase; ou plutot Montesquieu fait bien ce qu'il fait; mais ne regrettons pas de retrouver chez Bayle la phrase au hasard et etendue, cette liberte de facon a la Montaigne, qui est, il l'avoue ingenument, _de savoir quelquefois ce qu'il dit, mais non jamais ce qu'il va dire_. Bayle garda son tour intact dans sa vie de province et de cabinet, il ne l'eut pas fait a Paris; il eut pris garde davantage, il eut voulu se polir; cela eut bride et ralenti sa critique.
[Note 127: J'ai surtout en vue certaines phrases de Bayle a son point de depart. On en peut prendre un echantillon dans une de ses lettres (Oeuvres diverses, t. 1, page 9, au bas de la seconde colonne. C'est a tort qu'il y a un point avant les mots: _par cette lecture,_ il n'y fallait qu'une virgule). Bayle partit donc en style de la facon du XVIe siecle, ou du moins de celle du XVIIe libre et non academique; il ne s'en defit jamais. En avancant pourtant et a force d'ecrire, sa phrase, si riche d'ailleurs de gallicismes, ne laissa pas de se former; elle s'epura, s'allegea beaucoup, et souvent meme se troussa fort lestement.]
Une des conditions du genie critique dans la plenitude ou Bayle nous le represente, c'est de n'avoir pas d'_art_ a soi, de _style_: hatons-nous d'expliquer notre pensee. Quand on a un style a soi, comme Montaigne, par exemple, qui certes est un grand esprit critique, on est plus soucieux de la pensee qu'on exprime et de la maniere aiguisee dont on l'exprime, que de la pensee de l'auteur qu'on explique, qu'on developpe, qu'on critique; on a une preoccupation bien legitime de sa propre oeuvre, qui se fait a travers l'oeuvre de l'autre, et quelquefois a ses depens. Cette distraction limite le genie critique. Si Bayle l'avait eue, il aurait fait durant toute sa vie un ou deux ouvrages dans le gout des _Essais_, et n'eut pas ecrit ses _Nouvelles de la Republique des Lettres_, et toute sa critique usuelle, pratique, incessante. De plus, quand on a un _art_ a soi, une poesie, comme Voltaire, par exemple, qui certes est aussi un grand esprit critique, le plus grand, a coup sur, depuis Bayle, on a un gout decide, qui, quelque souple qu'il soit, atteint vite ses restrictions. On a son oeuvre propre derriere soi a l'horizon; on ne perd jamais de vue ce clocher-la. On en fait involontairement le centre de ses mesures. Voltaire avait de plus son fanatisme philosophique, sa passion, qui faussait sa critique. Le bon Bayle n'avait rien de semblable. De passion aucune: l'equilibre meme; une parfaite idee de la profonde bizarrerie du coeur et de l'esprit humain, et que tout est possible, et que rien n'est sur. De style, il en avait sans s'en douter, sans y viser, sans se tourmenter a la lutte comme Courier, La Bruyere ou Montaigne lui-meme; il en avait suffisamment, malgre ses longueurs et ses parentheses, grace a ses expressions charmantes et de source. Il n'avait besoin de se relire que pour la clarte et la nettete du sens: heureux critique! Enfin il n'avait pas d'_art_, de _poesie_, par-devers lui. L'excellent Bayle n'a, je crois, jamais fait un vers francais en sa jeunesse, de meme qu'il n'a jamais reve aux champs, ce qui n'etait guere de son temps encore, ou qu'il n'a jamais ete amoureux, passionnement amoureux d'une femme, ce qui est davantage de tous les temps. Tout son art est critique, et consiste, pour les ouvrages ou il se deguise, a dispenser mille petites circonstances, a assortir mille petites adresses afin de mieux divertir le lecteur et de lui colorer la fiction: il previent lui-meme son frere de ces artifices ingenieux, a propos de la _Lettre des Cometes_.
Je veux enumerer encore d'autres manques de talents, ou de passions, ou de dons superieurs, qui ont fait de Bayle le plus accompli critique qui se soit rencontre dans son genre, rien n'etant venu a la traverse pour limiter ou troubler le rare developpement de sa faculte principale, de sa passion unique. Quant a la religion d'abord, il faut bien avouer qu'il est difficile, pour ne pas dire impossible, d'etre religieux avec ferveur et zele en cultivant chez soi cette faculte critique et discursive, relachee et accommodante. Le metier de critique est comme un voyage perpetuel avec toutes sortes de personnes et en toutes sortes de pays, par curiosite. Or, comme on sait,
Rarement a courir le monde On devient plus homme de bien;
rarement du moins, on devient plus croyant, plus occupe du but invisible. Il faut dans la piete un grand jeune d'esprit, un retranchement frequent, meme a l'egard des commerces innocents et purement agreables, le contraire enfin de se repandre. La facon dont Bayle etait religieux (et nous croyons qu'il l'etait a un certain degre) cadrait a merveille avec le genie critique qu'il avait en partage. Bayle etait religieux, disons-nous, et nous tirons cette conclusion moins de ce qu'il communiait quatre fois l'an, de ce qu'il assistait aux prieres publiques et aux sermons, que de plusieurs sentiments de resignation et de confiance en Dieu, qu'il manifeste dans ses lettres. Quoiqu'il avertisse quelque part[128] de ne pas trop se fier aux lettres d'un auteur comme a de bons temoins de ses pensees, plusieurs de celles ou il parle de la perte de sa place respirent un ton de moderation qui ne semble pas tenir seulement a une humeur calme, a une philosophie modeste, mais bien a une soumission mieux fondee et a un veritable esprit de christianisme. En d'autres endroits voisins des precedents, nous le savons, l'expression est toute philosophique; mais avec Bayle, pour rester dans le vrai, il ne convient pas de presser les choses; il faut laisser coexister a son heure et a son lieu ce qui pour lui ne s'entre-choquait pas [129]. Nous aimons donc a trouver que le mot de _bon Dieu_ revient souvent dans ses lettres d'un accent de naivete sincere. Apres cela, la religion inquiete mediocrement Bayle; il ne se retranche par scrupule aucun raisonnement qui lui semble juste, aucune lecture qui lui parait divertissante. Dans une lettre, tout a cote d'une belle phrase sincere sur la Providence, il mentionnera _Hexameron rustique_ de La Mothe-Le-Vayer avec ses obscenites: ≪_Sed omnia sana sanis_.≫ ajoute-t-il tout aussitot, et le voila satisfait. Si, par impossible, quelque bel esprit janseniste avait entretenu une correspondance litteraire, y rencontrerait-on jamais des lignes comme celles qui suivent? ≪M. Hermant, docteur de Sorbonne, qui a compose en francois les Vies de quatre Peres de l'Eglise grecque, vient de publier celle de saint Ambroise, l'un des Peres de l'Eglise latine. M. Ferrier, bon poete francois, vient de faire imprimer les _Preceptes galants_: c'est une espece de traite semblable a l'_Art d'aimer_ d'Ovide.≫ Et quelques lignes plus bas: ≪On fait beaucoup de cas de _la Princesse de Cleves_. Vous avez oui parler sans doute de deux decrets du pape, etc.≫ Plus ou moins de religion qu'il n'en avait aurait altere la candeur et l'expansion critique de Bayle.
[Note 128: _Nouvelles de la Republique des Lettres_, avril 1684.]
[Note 129: Voir une lettre interessante (_Oeuv. div._, I, 184) ou il explique pourquoi il n'etait pas en bonne odeur de religion.--L'illustre Joseph de Maistre, si acharne aux athees, ne s'est pas montre trop rigoureux a l'endroit de Bayle: ≪Bayle meme, le pere de l'incredulite moderne, ne ressemble point a ses successeurs. Dans ses ecarts les plus condamnables on ne lui trouve point une grande envie de persuader, encore moins le ton de l'irritation ou de l'esprit de parti; il nie moins qu'il ne doute; il dit le pour et le contre; souvent meme il est plus disert pour la bonne cause que pour la mauvaise (comme dans l'article _Leucippe_ de son _Dictionnaire_).≫ _Principe generateur des Constitutions politiques_, LXII.--Rappelons encore ce mot sur Bayle, qui a son application en divers sens: ≪Tout est dans Bayle, mais il faut l'en tirer.≫ (Ce mot n'est pas de M. de Maistre, comme M. Sayous l'a cru.)]
Si nous osions nous egayer tant soit peu a quelqu'un de ces badinages chez lui si frequents, nous pourrions soutenir que la faculte critique de Bayle a ete merveilleusement servie par son manque de desir amoureux et de passion galante[130]. Il est facheux sans doute qu'il se soit laisse aller a quelque licence de propos et de citations. L'obscenite de Bayle (on l'a dit avec raison) n'est que celle meme des savants qui s'emancipent sans bien savoir, et ne gardent pas de nuances. Certains devots n'en gardent pas non plus dans l'expression, des qu'il s'agit de ces choses, et l'on a remarque qu'ils aiment a salir la volupte, pour en degouter sans doute. Bayle n'a pas d'intention si profonde. Il n'aime guere la femme; il ne songe pas a se marier: ≪Je ne sais si un certain fonds de paresse et un trop grand amour du repos et d'une vie exempte de soins, un gout excessif pour l'etude et une humeur un peu portee au chagrin, ne me feront toujours preferer l'etat de garcon a celui d'homme marie.≫ Il n'eprouve pas meme au sujet de la femme et contre elle cette espece d'emotion d'un savant une fois trompe, de l'_antiquaire_ dans Scott, contre le _genre-femme_. Un jour a Coppet, en 1672, c'est-a-dire a vingt-cinq ans, dans son moment de plus grande galanterie, il preta a une demoiselle le roman de _Zayde_; mais celle-ci ne le lui rendait pas: ≪Fache de voir lire si lentement _un livre_, je lui ai dit cent fois le _tardigrada, domiporta_ et ce qui s'ensuit, avec quoi on se moque de la tortue. Certes, voila bien ≪des gens propres a devorer les bibliotheques!≫ Dans un autre moment de galanterie, en 1675, il ecrit a mademoiselle Minutoli; et, a cet effet, il se pavoise de bel esprit, se raille de son incapacite a dechiffrer les modes, lui cite, pour etre leger, deux vers de Ronsard sur les cornes du belier, et les applique a un mari: ≪Au reste, mademoiselle, dit-il a un endroit, le coup de dent que vous baillez a celui qui vous a louee, etc.≫ L'etat naturel et convenable de Bayle a l'egard du sexe est un etat d'indifference et de quietisme. Il ne faut pas qu'il en sorte; il ne faut pas qu'il se ressouvienne de Ronsard ou de Brantome pour tacher de se faire un ton a la mode. S'il a perdu a ce manque d'emotions tendres quelque delicatesse et finesse de jugement, il y a gagne du temps pour l'etude [131], une plus grande capacite pour ces impressions moyennes qui sont l'ordinaire du critique, et l'ignorance de ces degouts qui ont fait dire a La Fontaine: _Les delicats sont malheureux_. Si Bayle en demeura exempt, l'abbe Prevost, critique comme lui, mais de plus romancier et amoureux, ne fut pas sans en souffrir.
[Note 130: Ce qu'on a dit sur les amours de Bayle et de madame Jurieu n'est pas une objection a ce qu'on remarque ici. En supposant (ce qui me parait fort possible) que l'abbe d'Olivet ait ete bien informe, et que son recit, consigne dans les _Memoires_ de D'Artigny, merite quelque attention, il en resulterait que Bayle, age de vingt-huit ans alors, derogea un moment, aupres de la femme avenante du ministre, aux habitudes de son humeur et au regime de toute sa vie. L'occasion aidant, il n'etait pas besoin de grande passion pour cela.]
[Note 131: Dans une note de son article _Erasme_ du _Dictionnaire critique_, parlant des transgressions avec les personnes qui sont obligees de sauver les apparences, il dit de ce ton de naivete un peu narquoise qui lui va si bien: ≪Elles exigent des preliminaires, elles se font assieger dans toutes les formes. Se sont-elles rendues, c'est un benefice qui demande residence... Il est rare qu'on ne tombe qu'une fois dans cette espece d'engagement; on ne s'en retire qu'avec un morceau de chaine qui forme bientot une nouvelle captivite. Aussi on m'avouera qu'un homme qui a presque toujours la plume et les livres a la main ne sauroit trouver assez de temps pour toutes _ces choses_.]
On lit dans la preface du _Dictionnaire critique_: ≪Divertissements, parties de plaisir, jeux, collations, voyages a la campagne, visites et telles autres recreations necessaires a quantite de gens d'etude, a ce qu'ils disent, ne sont pas mon fait; je n'y perds point de temps.≫ Il etait donc utile a Bayle de ne point aimer la campagne; il lui etait utile meme d'avoir cette sante frele, ennemie de la bonne chere, ne sollicitant jamais aux distractions. Ses migraines, il nous l'apprend, l'obligeaient souvent a des jeunes de trente et quarante heures continues. Son serieux habituel, plus voisin de la melancolie que de la gaiete, n'avait rien de songeur, et n'allait pas au chagrin ni a la bizarrerie. Une conversation gaie lui revenait fort par moments, et on aurait ete pres alors de le loger dans la classe des rieurs. Il se sentit toujours peu porte aux mathematiques; ce fut la seule science qu'il n'aborda pas et ne desira pas posseder. Elle absorbe en effet, detourne un esprit critique, chercheur et a la piste des particularites; elle dispense des livres, ce qui n'etait pas du tout le fait de Bayle. La dialectique, qu'il pratiqua d'abord a demi par gout et a demi par metier (etant professeur de philosophie), finit par le passionner et par empieter un peu sur sa faculte litteraire. Il a dit de Nicole et l'on peut dire de lui que ≪sa coutume de pousser les raisonnements jusqu'aux derniers recoins de la dialectique le rendoit mal propre a composer des pieces d'eloquence.≫ Ce desinteressement ou il etait pour son propre compte dans l'eloquence et la poesie le rendait d'autre part plus complet, plus fidele dans son office de rapporteur de la republique des lettres. Il est curieux surtout a entendre parler des poetes et pousseurs de beaux sentiments, qu'il considere assez volontiers comme une espece a part, sans en faire une classe superieure. Pour nous qui en introduisant l'art, comme on dit, dans la critique, en avons retranche tant d'autres qualites, non moins essentielles, qu'on n'a plus, nous ne pouvons nous empecher de sourire des melanges et associations bizarres que fait Bayle, bizarres pour nous a cause de la perspective, mais prompts et naifs reflets de son impression contemporaine: le ballet de _Psyche_ au niveau des _Femmes_ _savantes_; l'_Hippolyte_ de M. Racine et celui de M. Pradon, _qui sont deux tragedies tres-achevees_; Bossuet cote a cote avec_ le Comte de Gabalis_, l'_Iphigenie_ et sa preface qu'il aime presque autant que la piece, a cote de _Circe_, opera a machines. En rendant compte de la reception de Boileau a l'Academie, il trouve que ≪M. Boileau est d'un merite si distingue qu'il eut ete difficile a messieurs de l'Academie de remplir aussi avantageusement qu'ils ont fait la place de M. de Bezons.≫ On le voit, Bayle est un veritable republicain en litterature. Cet ideal de tolerance universelle, d'anarchie paisible et en quelque sorte harmonieuse, dans un Etat divise en dix religions comme dans une cite partagee en diverses classes d'artisans, cette belle page de son _Commentaire philosophique_, il la realise dans sa republique des livres, et, quoiqu'il soit plus aise de faire s'_entre-supporter_ mutuellement les livres que les hommes, c'est une belle gloire pour lui, comme critique, d'en avoir su tant concilier et tant gouter.
Un des ecueils de ce gout si vif pour les livres eut ete l'engouement et une certaine idee exageree de la superiorite des auteurs, quelque chose de ce que n'evitent pas les subalternes et caudataires en ce genre, comme Brossette. Bayle, sous quelque dehors de naivete, n'a rien de cela. On lui reprochait d'abord d'etre trop prodigue de louanges; mais il s'en corrigea, et d'ailleurs ses louanges et ses respects dans l'expression envers les auteurs ne lui deroberent jamais le fond. Son bon sens le sauva, tout jeune, de la superstition litteraire pour les illustres: ≪J'ai assez de vanite, ecrit-il a son frere, pour souhaiter qu'on ne connoisse pas de moi ce que j'en connois, et pour etre bien aise qu'a la faveur d'un livre qui fait souvent le plus beau cote d'un auteur, on me croie un grand personnage..... Quand vous aurez connu personnellement plus de personnes celebres par leurs ecrits, vous verrez que ce n'est pas si grand'chose que de composer un bon livre...≫ C'est dans une lettre suivante a ce meme frere cadet qui se melait de le vouloir pousser a je ne sais quelle cour, qu'on lit ce propos charmant: ≪Si vous me demandez pourquoi j'aime l'obscurite et un etat mediocre et tranquille, je vous assure que je n'en sais rien.... Je n'ai jamais pu souffrir le miel, mais pour le sucre je l'ai toujours trouve agreable: voila deux choses douces que bien des gens aiment.≫ Toute la delicatesse, toute la sagacite de Bayle, se peuvent apprecier dans ce trait et dans le precedent.
L'equilibre et la prudence que nous avons notes en lui, cette humeur de tranquillite et de paresse dont il fait souvent profession, ne l'induisirent jamais a aucun de ces menagements pour lui-meme, a rien de cet egoisme discret dont son contemporain Fontenelle offre, pour ainsi dire, le chef-d'oeuvre. La parcimonie, le meticuleux propre a certaines natures analytiques et sceptiques, est chose etrangere a sa veine. Cet esprit infatigable produit sans cesse, et, qualite grandement distinctive, il se montre abondant, prodigue et genereux, comme tous les genies.
Le moment le plus actif et le plus fecond de cette vie si egale fut vers l'annee 1686. Bayle, age de trente-neuf ans, poursuivait ses _Nouvelles de la Republique des Lettres_, publiait sa _France toute catholique_, contre les persecutions de Louis XIV, preparait son _Commentaire philosophique_, et en meme temps, dans une note qu'il redigeait _Nouv. de la Rep. des Lett._, mars 1686, sur son ecrit anonyme de _la France toute catholique_, note plus moderee et plus avouable assurement que celle que l'abbe Prevost inserait dans son _Pour et Contre_ sur son chevalier des Grieux, dans cette note parfaitement mesuree et spirituelle, Bayle faisait pressentir que l'auteur, apres avoir tance les catholiques sur l'article des violences, pourrait bientot _toucher cette corde des violences_ avec les protestants eux-memes qui n'en etaient pas exempts, et qu'alors il y aurait lieu a des _represailles_. La _Reponse d'un nouveau Converti_ et le fameux _Avis aux Protestants_, toute cette contre-partie de la question, qui remplit la seconde moitie de la carriere de Bayle, etait ainsi presagee. La maladie qui lui survint l'annee suivante (1687), par exces de travail, le forca de se dedoubler, en quelque sorte, dans ce role a la fois litteraire et philosophique; il dut interrompre ses _Nouvelles de la Republique des Lettres_. Peu auparavant, il ecrivait a l'un de ses amis, en reponse a certains bruits qui avaient couru, qu'il n'avait nul dessein de quitter sa fonction de journaliste, qu'il n'en etait point las du tout, qu'il n'y avait pas d'apparence qu'il le fut de longtemps, et que c'etait l'occupation qui convenait le mieux a son humeur. Il disait cela apres trois annees de pratique, au contraire de la plupart des journalistes qui se degoutent si vite du metier. C'etait chez lui force de vocation. Au temps qu'il etait encore professeur de philosophie, il eprouvait un grand ennui a l'arrivee de tous les livres de la foire de Francfort, si peu choisis qu'ils fussent, et se plaignait que ses fonctions lui otassent le loisir de cette pature. Il s'etait pris d'admiration et d'emulation pour la belle invention des journaux par M. de Sallo, pour ceux que continuait de donner a Paris M. l'abbe de La Roque, pour les _Actes des Erudits_ de Leipsick. Lorsqu'il entreprit de les imiter, il se placa tout d'abord au premier rang par sa critique savante, nourrie, moderee, penetrante, par ses analyses exactes, ingenieuses, et meme par les petites notes qui, bien faites, ont du prix, et dont la tradition et la maniere seraient perdues depuis longtemps, si on n'en retrouvait des traces encore a la fin du _Journal_ actuel _des Savants_[132]; petites notes ou chaque mot est pese dans la balance de l'ancienne et scrupuleuse critique, comme dans celle d'un honnete joaillier d'Amsterdam. Cette critique modeste de Bayle, qui est republicaine de Hollande, qui va a pied, qui s'excuse de ses defauts aupres du public sur ce qu'elle a peine a se procurer les livres, qui prie les auteurs de s'empresser un peu de faire venir les exemplaires, ou du moins les curieux de les preter pour quelques jours, cette critique n'est-elle pas en effet (si surtout on la compare a la notre et a son eclat que je ne veux pas lui contester) comme ces millionnaires solides, rivaux et vainqueurs du grand roi, et si simples au port et dans leur comptoir? D'elle a nous, c'est toute la difference de l'ancien au nouveau notaire, si bien marquee l'autre jour par M. de Balzac dans sa _Fleur des Pois_[133].
[Note 132: Dirige par M. Daunou.]
[Note 133: _La Fleur des Pois_, un de ces romans a la Balzac, qui promettent et qui ne tiennent pas.]
Apres qu'il eut renonce a ses _Nouvelles de la Republique des Lettres_, la faculte critique de Bayle se rejeta sur son _Dictionnaire_, dont la confection et la revision l'occuperent durant dix annees, depuis 1694 jusqu'en 1704. Il publia encore par delassement (1704) la _Reponse aux Questions d'un Provincial_, dont le commencement n'est autre chose qu'un assemblage d'amenites litteraires. Mais ses disputes avec Le Clerc, Bernard et Jaquelot, envahirent toute la suite de l'ouvrage. Bien que ces disputes de dialectique fussent encore pour Bayle une maniere d'amusement, elles acheverent d'user sa sante si frele et sa _petite complexion_. La poitrine, qu'il avait toujours eue delicate, se prit; il tomba dans l'indifference et le degout de la vie a cinquante-neuf ans. Un symptome grave, c'est ce qu'il ecrivait a un ami en novembre 1706, un mois environ avant sa mort: ≪Quand meme ma sante me permettroit de travailler a un supplement du Dictionnaire, je n'y travaillerois pas; je me suis degoute de tout ce qui n'est point ≪matiere de raisonnement...≫ Bayle degoute de son Dictionnaire, de sa critique, de son amour des faits et des particularites de personnes, est tout a fait comme Chaulieu sans amabilite, tel que mademoiselle De Launay nous dit l'avoir vu aux approches de sa fin. Nous ne rappellerons pas plus de details sur ce grand esprit: sa vie par Desimaizeaux et ses oeuvres diverses sont la pour qui le voudra bien connaitre. Comme qualite qui tient encore a l'essence de son genie critique, il faut noter sa parfaite independance, independance par rapport a l'or et par rapport aux honneurs. Il est touchant de voir quelles precautions et quelles ruses il fallut a milord Shaftsbury pour lui faire accepter une montre: ≪Un tel meuble, dit Bayle, me paroissoit alors tres-inutile; mais presentement il m'est devenu si necessaire, que je ne saurois plus m'en passer...≫ Reconnaissant d'un tel cadeau, il resta sourd a toute autre insinuation du grand seigneur son ami. On n'etait pourtant pas loin du temps ou certains grands offraient au spirituel railleur Guy Patin un louis d'or sous son assiette, chaque fois qu'il voudrait venir diner chez eux; On se serait arrache Bayle s'il avait voulu, car il etait devenu, du fond de son cabinet, une espece de roi des beaux esprits. Le plus triste endroit de la vie de Bayle est l'affaire assez tortueuse de l'_Avis aux Protestants_, soit qu'il l'ait reellement compose, soit qu'il l'ait simplement revu et fait imprimer. Il y poussa l'anonyme jusqu'a avoir besoin d'etre clandestin. Sa sincerite dut souffrir d'etre si a la gene et reduite a tant de faux-fuyants.
Bayle restera-t-il? est-il reste? demandera quelqu'un; relit-on Bayle? Oui, a la gloire du genie critique, Bayle est reste et restera autant et plus que les trois quarts des poetes et orateurs, excepte les tres-grands. Il dure, sinon par telle ou telle composition particuliere, du moins par l'ensemble de ses travaux. Les neuf volumes in-folio que cela forme en tout, les quatre volumes principalement de ses _oeuvres diverses_, preferables au Dictionnaire[134], bien que moins connues, sont une des lectures les plus agreables et commodes. Quand on veut se dire que rien n'est bien nouveau sous le soleil, que chaque generation s'evertue a decouvrir ou a refaire ce que ses peres ont souvent mieux vu, qu'il est presque aussi aise en effet de decouvrir de nouveau les choses que de les deterrer de dessous les monceaux croissants de livres et de souvenirs; quand on veut reflechir sans fatigue sur bien des suites de pensees vieillies ou qui seraient neuves encore, oh! qu'on prenne alors un des volumes de Bayle et qu'on se laisse aller. Le bon et savant Dugas-Montbel, dans les derniers mois de sa vie, avouait ne plus supporter que cette lecture d'erudition digeree et facile. La lecture de Bayle, pour parler un moment son style, est comme la collation legere des _apres-disnees_ reposees et declinantes, la nourriture ou plutot le _dessert_ de ces heures mediocrement animees que l'etude desinteressee colore, et qui, si l'on mesurait le bonheur moins par l'intensite et l'eclat que par la duree, l'innocence et la surete des sensations, pourraient se dire les meilleures de la vie[135].
Decembre 1835.
[Note 134: Dans une note du _Journal des Savants_ (juin 1836), M. Daunou, en jugeant avec une indulgence qui nous honore cet article sur Bayle, a trouve que son Dictionnaire, principal titre de sa renommee, n'avait pas obtenu ici l'attention qu'il meritait. Ce n'est pas en effet en lisant ce Dictionnaire qu'on apprend a l'apprecier, c'est en s'en servant. Un homme d'esprit a compare drolement le Dictionnaire de Bayle, ou le texte disparait sous les notes, a ces petites boutiques ambulantes lentement trainees par un petit ane qui disparait sous la multitude de jouets et de marchandises de toutes sortes etalees sur chaque point aux regards des passants: ce petit ane, c'est le texte.]
[Note 135: On ne sera pas fache de lire ici l'opinion de La Fontaine sur Bayle; elle est digne de tous deux. On la trouve a la fin d'une lettre a M. Simon de Troyes, dans laquelle il decrit a cet ami un diner et la conversation qu'on y tint (fevrier 1686):
Aux journaux de Hollande il nous fallut passer; Je ne sais plus sur quoi; mais on fit leur critique. Bayle est, dit-on, fort vif; et, s'il peut embrasser L'occasion d'un trait piquant et satirique, Il la saisit, Dieu sait, en homme adroit et fin: Il trancheroit sur tout, comme enfant de Calvin, S'il osoit; car il a le gout avec l'etude. Le Clerc pour la satire a bien moins d'habitude; Il paroit circonspect; mais attendons la fin. Tout faiseur de journaux doit tribut au malin. Le Clerc pretend du sien tirer d'autres usages; Il est savant, exact, il voit clair aux ouvrages;]
Bayle aussi. Je fais cas de l'une et l'autre main: Tous deux ont un bon style et le langage sain. Le jugement en gros sur ces deux personnages,
Et ce fut de moi qu'il partit, C'est que l'un cherche a plaire aux sages, L'autre veut plaire aux gens d'esprit.
Il leur plait. Vous aurez peut-etre peine a croire Qu'on ait dans un repas de tels discours tenus:
On tint ces discours; on fit plus, On fut au sermon apres boire...
Et cet autre jugement aussi, de Voltaire, n'est pas indifferent a rappeler; Voltaire a tres-bien parle de Bayle en maint endroit, mais jamais mieux qu'a la fin d'une lettre au Pere Tournemine (1735): ≪M. Newton, dit-il, a ete aussi vertueux qu'il a ete grand philosophe: tels sont pour la plupart ceux qui sont bien penetres de l'amour des sciences, qui n'en font point un indigne metier, et qui ne les font point servir aux miserables fureurs de l'esprit de parti. Tel a ete le docteur Clarke; tel etait le fameux archeveque Tillotson; tel etait le grand Galilee; tel notre Descartes; tel a ete Bayle, cet esprit si etendu, si sage et si penetrant, dont les livres, tout diffus qu'ils peuvent etre, seront a jamais la bibliotheque des nations. Ses moeurs n'etaient pas moins respectables que son genie. Le desinteressement et l'amour de la paix comme de la verite etaient son caractere; _c'etait une ame divine._≫
LA BRUYERE
Vers 1687, annee ou parut le livre des _Caracteres_, le siecle de Louis XIV arrivait a ce qu'on peut appeler sa troisieme periode; les grandes oeuvres qui avaient illustre son debut et sa plus brillante moitie etaient accomplies; les grands auteurs vivaient encore la plupart, mais se reposaient. On peut distinguer, en effet, comme trois parts dans cette litterature glorieuse. La premiere, a laquelle Louis XIV ne fit que donner son nom et que preter plus ou moins sa faveur, lui vint toute formee de l'epoque precedente; j'y range les poetes et les ecrivains nes de 1620 a 1626, ou meme avant 1620, La Rochefoucauld, Pascal, Moliere, La Fontaine, madame de Sevigne. La maturite de ces ecrivains repond ou au commencement ou aux plus belles annees du regne auquel on les rapporte, mais elle se produisait en vertu d'une force et d'une nourriture anterieures. Une seconde generation tres-distincte et propre au regne meme de Louis XIV, est celle en tete de laquelle on voit Boileau et Racine, et qui peut nommer encore Flechier, Bourdaloue, etc., etc., tous ecrivains ou poetes, nes a dater de 1632, et qui debuterent dans le monde au plus tot vers le temps du mariage du jeune roi. Boileau et Racine avaient a peu pres termine leur oeuvre a cette date de 1687; ils etaient tout occupes de leurs fonctions d'historiographes. Heureusement, Racine allait etre tire de son silence de dix annees par madame de Maintenon. Bossuet regnait pleinement par son genie en ce milieu du grand regne, et sa vieillesse commencante en devait longtemps encore soutenir et rehausser la majeste. C'etait donc un admirable moment que cette fin d'ete radieuse, pour une production nouvelle de murs et brillants esprits. La Bruyere et Fenelon parurent et acheverent, par des graces imprevues, la beaute d'un tableau qui se calmait sensiblement et auquel il devenait d'autant plus difficile de rien ajouter. L'air qui circulait dans les esprits, si l'on peut ainsi dire, etait alors d'une merveilleuse serenite. La chaleur moderee de tant de nobles oeuvres, l'epuration continue qui s'en etait suivie, la constance enfin des astres et de la saison, avaient amene l'atmosphere des esprits a un etat tellement limpide et lumineux, que du prochain beau livre qui saurait naitre, pas un mot immanquablement ne serait perdu, pas une pensee ne resterait dans l'ombre, et que tout naitrait dans son vrai jour. Conjoncture unique! eclaircissement favorable en meme temps que redoutable a toute pensee! car combien il faudra de nettete et de justesse dans la nouveaute et la profondeur! La Bruyere en triompha. Vers les memes annees, ce qui devait nourrir a sa naissance et composer l'aimable genie de Fenelon etait egalement dispose et comme petri de toutes parts; mais la fortune et le caractere de La Bruyere ont quelque chose de plus singulier.
On ne sait rien ou presque rien de la vie de La Bruyere, et cette obscurite ajoute, comme on l'a remarque, a l'effet de son oeuvre, et, on peut dire, au bonheur piquant de sa destinee. S'il n'y a pas une seule ligne de son livre unique qui, depuis le premier instant de la publication, ne soit venue et restee en lumiere, il n'y a pas, en revanche, un detail particulier de l'auteur qui soit bien connu. Tout le rayon du siecle est tombe juste sur chaque page du livre, et le visage de l'homme qui le tenait ouvert a la main s'est derobe.
Jean de La Bruyere etait ne dans un village proche Dourdan, en 1639, disent les uns; en 1644, disent les autres et D'Olivet le premier, qui le fait mourir a cinquante-deux ans (1696). En adoptant cette date de 1644[136], La Bruyere aurait eu vingt ans quand parut _Andromaque;_ ainsi tous les fruits successifs de ces riches annees murirent pour lui et furent le mets de sa jeunesse; il essuyait, sans se hater, la chaleur feconde de ces soleils. Nul tourment, nulle envie. Que d'annees d'etude ou de loisir durant lesquelles il dut se borner a lire avec douceur et reflexion, allant au fond des choses et attendant! Il resulte d'une note ecrite vers 1720 par le Pere Bougerel ou par le Pere Le Long, dans des memoires particuliers qui se trouvaient a la bibliotheque de l'Oratoire, que La Bruyere a ete de cette congregation[137]. Cela veut-il dire qu'il y fut simplement eleve ou qu'il y fut engage quelque temps? Sa premiere relation avec Bossuet se rattache peut-etre a cette circonstance. Quoi qu'il en soit, il venait d'acheter une charge de tresorier de France a Caen lorsque Bossuet, qu'il connaissait on ne sait d'ou, l'appela pres de M. le Duc pour lui enseigner l'histoire. La Bruyere passa le reste de ses jours a l'hotel de Conde a Versailles, attache au prince en qualite d'homme de lettres avec mille ecus de Pension.
[Note 136: On sait enfin maintenant, apres bien des tatonnements, et d'une maniere positive, que La Bruyere est ne a Paris et y a ete baptise le 17 aout 1645. Le registre des naissances de la paroisse Saint-Christophe-en-Cite eu fait foi.]
[Note 137: Histoire manuscrite de l'Oratoire, par Adry, aux Archives du Royaume.]
D'Olivet, qui est malheureusement trop bref sur le celebre auteur, mais dont la parole a de l'autorite, nous dit en des termes excellents: ≪On me l'a depeint comme un philosophe, qui ne songeoit qu'a vivre tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours dispose a une joie modeste, et ingenieux a la faire naitre; poli dans ses manieres et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition, meme celle de montrer de l'esprit[138].≫ Le temoignage de l'academicien se trouve confirme d'une maniere frappante par celui de Saint-Simon, qui insiste, avec l'autorite d'un temoin non suspect d'indulgence, precisement sur ces memes qualites de bon gout et de sagesse: ≪Le public, dit-il, perdit bientot apres (1696) un homme illustre par son esprit, par son style et par la connoissance des hommes; mes; je veux dire La Bruyere, qui mourut d'apoplexie a Versailles, apres avoir surpasse Theophraste en travaillant d'apres lui et avoir peint les hommes de notre temps dans ses nouveaux _Caracteres_ d'une maniere inimitable. C'etoit d'ailleurs un fort honnete homme, de tres-bonne compagnie, simple, sans rien de pedant et fort desinteresse. Je l'avois assez connu pour le regretter et les ouvrages que son age et sa sante pouvoient faire esperer de lui.≫ Boileau se montrait un peu plus difficile en fait de ton et de manieres que le duc de Saint-Simon, quand il ecrivait a Racine, 19 mai 1687: Maximilien (_pourquoi ce sobriquet de Maximilien?_) m'est venu voir a Auteuil et m'a lu quelque chose de son _Theophraste_. C'est un fort honnete homme a qui il ne manquerait rien, si la nature l'avoit fait aussi agreable qu'il a envie de l'etre. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du merite.≫ Nous reviendrons sur ce jugement de Boileau. La Bruyere etait deja, un peu a ses yeux un homme des generations nouvelles, un de ceux en qui volontiers l'on trouve que l'envie d'avoir de l'esprit apres nous, et autrement que nous, est plus grande qu'il ne faudrait.
[Note 138: J'hesite presque a glisser cette parole de Menage, moins bon juge: elle concorde pourtant: ≪Il n'y a pas longtemps que M. de La ≪Bruyere m'a fait l'honneur de me venir voir, mais je ne l'ai pas vu ≪assez de temps pour le bien connoitre. Il m'a paru que ce _n'etoit ≪pas un grand parleur.≫ (_Menagiana_, tome III.)--On a oppose depuis a cette idee qu'on se faisait jusqu'ici de La Bruyere quelques mots tires de lettres et billets de M. de Pontchartrain. et desquels il resulterait que La Bruyere etait sujet a des acces de joie extravagante; c'est peu probable. Dans la disette des documents, on tire les moindres mots par les cheveux. Mais enfin il parait bien qu'il etait tres-gai par moments.]
Ce meme Saint-Simon, qui regrettait La Bruyere et qui avait plus d'une fois cause avec lui[139], nous peint la maison de Conde et M. le Duc en particulier, l'eleve du philosophe, en des traits qui reflechissent sur l'existence interieure de celui-ci. A propos de la mort de M. le Duc (1710), il nous dit avec ce feu qui mele tout, et qui fait tout voir a la fois: ≪Il etoit d'un jaune livide, l'air presque toujours furieux, mais en tout temps si fier, si audacieux, qu'on avoit peine a s'accoutumer a lui. Il avoit de l'esprit, de la lecture, des restes d'une excellente education (_je le crois bien_), de la politesse et des graces meme quand il vouloit, mais il vouloit tres-rarement... Sa ferocite etoit extreme, et se montroit en tout. C'etoit une meule toujours en l'air, qui faisoit fuir devant elle, et dont ses amis n'etoient jamais en surete, tantot par des insultes extremes, tantot par des plaisanteries cruelles en face, etc.≫ A l'annee 1697, il raconte comment, tenant les Etats de Bourgogne a Dijon a la place de M. le Prince son pere, M. le Duc y donna un grand exemple de l'amitie des princes et une bonne lecon a ceux qui la recherchent. Ayant un soir, en effet, pousse Santeul de vin de Champagne, il trouva plaisant de verser sa tabatiere de tabac d'Espagne dans un grand verre de vin et le lui offrit a boire; le pauvre _Theodas_ si naif, si ingenu, si bon convive et plein de verve et de bons mots, mourut dans d'affreux vomissements[140]. Tel etait le petit-fils du grand Conde et l'eleve de La Bruyere. Deja le poete Sarasin etait mort autrefois sous le baton d'un Conti dont il etait secretaire. A la maniere energique dont Saint-Simon nous parle de cette race des Condes, on voit comment par degres en elle le heros en viendra a n'etre plus que quelque chose tenant du chasseur ou du sanglier. Du temps de La Bruyere, l'esprit y conservait une grande part; car, comme dit encore Saint-Simon de Santeul, ≪M. le Prince l'avoit presque toujours a Chantilly quand il y alloit; M. le Duc le mettoit de toutes ses parties, c'etoit de toute la maison de Conde a qui l'aimoit le mieux, et des assauts continuels avec lui de pieces d'esprit en prose et en vers, et de toutes sortes d'amusements, de badinages et de plaisanteries.≫ La Bruyere dut tirer un fruit inappreciable, comme observateur, d'etre initie de pres a cette famille si remarquable alors par ce melange d'heureux dons, d'urbanite brillante, de ferocite et de debauche[141]. Toutes ses remarques sur les _heros_ et les _enfants des Dieux_ naissent de la: il y a toujours dissimule l'amertume: ≪Les enfants des Dieux, pour ainsi dire, se tirent des regles de la nature et en sont comme l'exception. Ils n'attendent presque rien du temps et des annees. Le merite chez eus devance l'age. Ils naissent instruits, et ils sont plus tot des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l'enfance.≫ Au chapitre des _Grands_, il s'est echappe a dire ce qu'il avait du penser si souvent: ≪L'avantage des Grands sur les autres hommes est immense par un endroit: je leur cede leur bonne chere, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous et leurs flatteurs; mais je leur envie le bonheur d'avoir a leur service des gens qui les egalent par le coeur et par l'esprit, et qui les passent quelquefois.≫ Les reflexions inevitables que le scandale, des moeurs princieres lui inspirait n'etaient pas perdues, on peut le croire, et ressortaient moyennant detour: ≪Il y a des miseres sur la terre qui saisissent le coeur: il manque a quelques-uns jusqu'aux aliments; ils redoutent l'hiver; ils apprehendent de vivre. L'on mange ailleurs des fruits precoces: l'on force la terre et les saisons pour fournir a sa delicatesse. De simples bourgeois, seulement a cause qu'ils etaient riches, ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extremites, je me jette et me refugie dans la mediocrite.≫ Les _simples bourgeois_ viennent la bien a propos pour endosser le reproche, mais je ne repondrais pas que la pensee ne fut ecrite un soir en rentrant d'un de ces soupers de demi-dieux, ou M. le Duc _poussait de Champagne_ Santeul[142].
[Note 139: Une pensee inevitable nait, de ce rapprochement: Quand La Bruyere et le duc de Saint-Simon causaient ensemble a Versailles dans l'embrasure d'une croisee, lequel des deux etait le peintre de son siecle? Ils l'etaient, certes, tous les deux; mais l'un, le peintre alors avoue, et dont les portraits aujourd'hui sont devenus un peu voiles et mysterieux; l'autre, le peintre inconnu alors et clandestin, et dont les portraits aujourd'hui manifestes trahissent leurs originaux a nu.]
[Note 140: Au tome second des _Oeuvres choisies_ de La Monnoye (page 296), on lit un recit detaille de cette mort de Santeul par La Monnoye; temoin presque oculaire; rien n'y vient ouvertement a l'appui du dire de Saint-Simon: Santeul s'etait leve le 4 aout, encore gai et bien portant; il ne fut pris de ses atroces douleurs d'entrailles que sur les onze heures du matin; il expira dans la nuit, vers une heure et demie. La Monnoye, qui devait diner avec lui ce jour-la, le vint voir dans l'apres-midi et le trouva moribond; il causa meme du malade avec M. le Duc, qui temoigna s'y interesser beaucoup. Apres cela, les symptomes extraordinaires rapportes par La Monnoye, et les reponses peu nettes des medecins, aussi bien que le traitement employe, s'accorderaient assez avec le recit de Saint-Simon; on concoit que la chose ait ete etouffee le plus possible. On se demande seulement si les effets de la tabatiere avalee au souper de la veille ont bien pu retarder jusqu'au lendemain onze heures du matin; c'est un cas de medecine legale que je laisse aux experts.]
[Note 141: La Bruyere descendait d'un ancien ligueur, tres-fameux dans les Memoires du temps, et qui joua a Paris un des grands roles municipaux dans cette faction anti-bourbonienne; il est piquant que le petit-fils, precepteur d'un Bourbon, ait pu etudier de si pres la race. Notre moraliste dut songer, en souriant, a cet aieul qu'il ne nomme pas, un peu plus souvent qu'au Geoffroy de La Bruyere des Croisades dont il plaisante. Voir dans la _Satyre Menippee_ de Le Duchat les nombreux passages ou il est question de ces La Bruyere, pere et fils (car ils etaient deux), notamment au tome second, pages 67 et 339. Je me trompe fort, ou de tels souvenirs domestiques furent un fait capital dans l'experience secrete et la maturite du penseur.]
[Note 142: Bien des passages de Mme de Stael (De Launay) viennent a l'appui de ce qu'a du sentir La Bruyere; ainsi dans une lettre a Mme Du Deffand (17 septembre 1747): ≪Les Grands, a force de s'etendre, deviennent si minces qu'on voit le jour au travers: c'est une belle etude de les contempler, je ne sais rien qui ramene plus a la philosophie.≫ Et dans le portrait de cette duchesse du Maine qui contenait en elle tout l'esprit et le caprice de cette race des Condes: ≪Elle, a fait dire a une personne de beaucoup d'esprit que _les Princes etoient en morale ce que les monstres sont dans la physique: on voit en eux a decouvert la plupart des vices qui sont imperceptibles dans les autres hommes._≫]
La Bruyere, qui aimait la lecture des anciens, eut un jour l'idee de traduire Theophraste, et il pensa a glisser a la suite et a la faveur de sa traduction quelques-unes de ses propres reflexions sur les moeurs modernes. Cette traduction de Theophraste n'etait-elle pour lui qu'un pretexte, ou fut-elle vraiment l'occasion determinante et le premier dessein principal? On pencherait plutot pour cette supposition moindre, en voyant la forme de l'edition dans laquelle parurent d'abord les _Caracteres_, et combien Theophraste y occupe une grande place. La Bruyere etait tres-penetre de cette idee, par laquelle il ouvre son premier chapitre, que _tout est dit, et_ que _l'on vient trop tard apres plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent_. Il se declare de l'avis que nous avons vu de nos jours partage par Courier, lire et relire sans cesse les anciens, les traduire si l'on peut, et les imiter quelquefois: ≪On ne sauroit en ecrivant rencontrer le parfait, et, s'il se peut, surpasser les anciens, que par leur imitation.≫ Aux anciens, La Bruyere ajoute _les habiles d'entre les modernes_ comme ayant enleve a leurs successeurs tardifs le meilleur et le plus beau. C'est dans cette disposition qu'il commence a _glaner_, et chaque epi, chaque grain qu'il croit digne, il le range devant nous. La pensee du difficile, du mur et du parfait l'occupe visiblement, et atteste avec gravite, dans chacune de ses paroles, l'heure solennelle du siecle ou il ecrit. Ce n'etait plus l'heure des coups d'essai. Presque tous ceux qui avaient porte les grands coups vivaient. Moliere etait mort; longtemps apres Pascal, La Rochefoucauld avait disparu; mais tous les autres restaient la ranges. Quels noms! quel auditoire auguste, consomme, deja un peu sombre de front, et un peu silencieux! Dans son discours a l'Academie, La Bruyere lui-meme les a enumeres en face; il les avait passes en revue dans ses veilles bien des fois auparavant. Et ces Grands, rapides connaisseurs de l'esprit! et Chantilly, _ecueil des mauvais ouvrages!_ et ce Roi _retire dans son balustre_, qui les domine tous! quels juges pour qui, sur la fin du grand tournoi, s'en vient aussi demander la gloire! La Bruyere a tout prevu, et il ose. Il sait la mesure qu'il faut tenir et le point ou il faut frapper. Modeste et sur, il s'avance; pas un effort en vain, pas un mot de perdu! du premier coup, sa place qui ne le cede a aucune autre est gagnee. Ceux qui, par une certaine disposition trop rare de l'esprit et du coeur, _sont en etat_, comme il dit, _de se livrer au plaisir que donne la perfection d'un ouvrage_, ceux-la eprouvent une emotion, d'eux seuls concevable, en ouvrant la petite edition in-12, d'un seul volume, annee 1688, de trois cent soixante pages, en fort gros caracteres, desquelles Theophraste, avec le discours preliminaire, occupe cent quarante-neuf, et en songeant que, sauf les perfectionnements reels et nombreux que recurent les editions suivantes, tout La Bruyere est deja la. |
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