2014년 10월 30일 목요일

Portraits litteraires 16

Portraits litteraires 16


[Note 125: Bayle a-t-il ete l'amant de madame Jurieu, comme l'ont dit
les malins, et comme on le peut lire page 334, t. 1er des _Nouveaux
Memoires d'Histoire, de Critique et de Litterature_, par l'abbe
d'Arligny? Grande question sur laquelle les avis sont partages. (Voir
les memes _Memoires_, t. VII, page 47.)]

En tete d'une des lettres de sa _Critique generale_, Bayle nous dit
avoir remarque, des ses jeunes ans, _une chose qui lui parut bien
jolie et bien imitable_, dans l'_Histoire de l'Academie francaise_ de
Pelisson: c'est que celui-ci avait toujours plus cherche, en lisant
un livre, l'esprit et le genie de l'auteur que le sujet meme qu'on y
traitait. Bayle applique cette methode au Pere Maimbourg; et nous, au
milieu de tous ces ouvrages si _bigarres de pensees_, de ces ouvrages
pareils a des _rivieres qui serpentent_, nous appliquerons la methode
a Bayle lui-meme, nous occupant de sa personne plus que des objets
nombreux ou il se disperse[126].

[Note 126: Sur le caractere de Bayle, on peut lire quelques pages
agreables de D'Israeli _Curiosities of Literature_, t. III.]

Bayle, d'apres ce qu'on vient de voir, a toujours tres-peu reside a
Paris, malgre son vif desir. Il y passa quelques mois comme precepteur,
en 1675; il y vint quelquefois pendant ses vacances de Sedan; il y resta
dans l'intervalle de son retour de Sedan a son depart pour Rotterdam:
mais on peut dire qu'il ne connut pas le monde de Paris, la belle
societe de ces annees brillantes; son langage et ses habitudes s'en
ressentent d'abord. Cette absence de Paris est sans doute cause que
Bayle parait a la fois en avance et en retard sur son siecle, en retard
d'au moins cinquante ans par son langage, sa facon de parler, sinon
provinciale, du moins gauloise, par plus d'une phrase longue,
interminable, a la latine, a la maniere du XVIe siecle, a peu pres
impossible a bien ponctuer[127]; en avance par son degagement d'esprit et
son peu de preoccupation pour les formes regulieres et les doctrines que
le XVIIe siecle remit en honneur apres la grande anarchie du XVIe.
De Toulouse a Geneve, de Geneve a Sedan, de Sedan a Rotterdam, Bayle
contourne, en quelque sorte, la France du pur XVIIe siecle sans y
entrer. Il y a de ces existences pareilles a des arches de pont qui,
sans entrer dans le plein de la riviere, l'embrassent et unissent, les
deux rives. Si Bayle eut vecu au centre de la societe lettree de son
age, de cette societe polie que M. Roederer vient d'etudier avec une
minutie qui n'est pas sans agrement, et avec une predilection qui ne
nuit pas a l'exactitude; si Bayle, qui entra dans le monde vers 1675,
c'est-a-dire au moment de la culture la plus chatiee de la litterature
de Louis XIV, avait passe ses heures de loisir dans quelques-uns des
salons d'alors, chez madame de La Sabliere, chez le president Lamoignon,
ou seulement chez Boileau a Auteuil, il se fut fait malgre lui une
grande revolution en son style. Eut-ce ete un bien? y aurait-il gagne?
Je ne le crois pas. Il se serait defait sans doute de ses vieux termes
_ruer, bailler,_ de ses proverbes un peu rustiques. Il n'aurait pas dit
qu'il voudrait bien aller de temps en temps a Paris _se ravictuailler
en esprit et en connoissances;_ il n'aurait pas parle de madame de
La Sabliere comme d'une femme de grand esprit _qui a toujours a ses
trousses La Fontaine, Racine_ (ce qui est inexact pour ce dernier), _et
les philosophes du plus grand nom;_ il aurait redouble de scrupules pour
eviter dans son style _les equivoques, les vers, et l'emploi dans la
meme periode d'un_ on _pour_ il, etc., toutes choses auxquelles, dans
la preface de son _Dictionnaire critique_, il assure bien gratuitement
qu'il fait beaucoup d'attention; en un mot, il n'aurait plus tant ose
ecrire _a toute bride_ (madame de Sevigne disait _a bride abattue_) ce
qui lui venait dans l'esprit. Mais, pour mon compte, je serais fache
de cette perte; je l'aime mieux avec ses images franches, imprevues,
pittoresques, malgre leur melange. Il me rappelle le vieux Pasquier
avec un tour plus degage, ou Montaigne avec moins de soin a aiguiser
l'expression. Ecoutez-le disant a son frere cadet qui le consulte: ≪Ce
qui est propre a l'un ne l'est pas a l'autre; il faut donc faire la
guerre a l'oeil et se gouverner selon la portee de chaque genie... il
faut exercer contre son esprit le personnage d'un questionneur facheux,
se faire expliquer sans remission tout ce qu'il plait de demander.≫
Comme cela est joli et mouvant! Le mot vif, qui chez Bayle ne se fait
jamais longtemps attendre, rachete de reste cette _phrase longue_ que
Voltaire reprochait aux jansenistes, qu'avait en effet le grand Arnauld,
mais que le Pere Maimbourg n'avait pas moins. Bayle lui-meme remarque,
a ce sujet des periodes du Pere Maimbourg, que ceux qui s'inquietent si
fort des regles de grammaire, dont on admire l'observance chez l'abbe
Flechier ou le Pere Bouhours, se depouillent de tant de graces vives et
animees, qu'ils perdent plus d'un cote qu'ils ne gagnent de l'autre.
Montesquieu, qui conseillait plaisamment aux asthmatiques les _periodes_
du Pere Maimbourg, n'a pas echappe a son tour au defaut de trop ecourter
la phrase; ou plutot Montesquieu fait bien ce qu'il fait; mais ne
regrettons pas de retrouver chez Bayle la phrase au hasard et etendue,
cette liberte de facon a la Montaigne, qui est, il l'avoue ingenument,
_de savoir quelquefois ce qu'il dit, mais non jamais ce qu'il va dire_.
Bayle garda son tour intact dans sa vie de province et de cabinet, il
ne l'eut pas fait a Paris; il eut pris garde davantage, il eut voulu se
polir; cela eut bride et ralenti sa critique.

[Note 127: J'ai surtout en vue certaines phrases de Bayle a son point
de depart. On en peut prendre un echantillon dans une de ses lettres
(Oeuvres diverses, t. 1, page 9, au bas de la seconde colonne. C'est
a tort qu'il y a un point avant les mots: _par cette lecture,_ il n'y
fallait qu'une virgule). Bayle partit donc en style de la facon du XVIe
siecle, ou du moins de celle du XVIIe libre et non academique; il ne
s'en defit jamais. En avancant pourtant et a force d'ecrire, sa phrase,
si riche d'ailleurs de gallicismes, ne laissa pas de se former; elle
s'epura, s'allegea beaucoup, et souvent meme se troussa fort lestement.]

Une des conditions du genie critique dans la plenitude ou Bayle nous le
represente, c'est de n'avoir pas d'_art_ a soi, de _style_: hatons-nous
d'expliquer notre pensee. Quand on a un style a soi, comme Montaigne,
par exemple, qui certes est un grand esprit critique, on est plus
soucieux de la pensee qu'on exprime et de la maniere aiguisee dont on
l'exprime, que de la pensee de l'auteur qu'on explique, qu'on developpe,
qu'on critique; on a une preoccupation bien legitime de sa propre
oeuvre, qui se fait a travers l'oeuvre de l'autre, et quelquefois a ses
depens. Cette distraction limite le genie critique. Si Bayle l'avait
eue, il aurait fait durant toute sa vie un ou deux ouvrages dans le gout
des _Essais_, et n'eut pas ecrit ses _Nouvelles de la Republique des
Lettres_, et toute sa critique usuelle, pratique, incessante. De plus,
quand on a un _art_ a soi, une poesie, comme Voltaire, par exemple, qui
certes est aussi un grand esprit critique, le plus grand, a coup sur,
depuis Bayle, on a un gout decide, qui, quelque souple qu'il soit,
atteint vite ses restrictions. On a son oeuvre propre derriere soi
a l'horizon; on ne perd jamais de vue ce clocher-la. On en fait
involontairement le centre de ses mesures. Voltaire avait de plus son
fanatisme philosophique, sa passion, qui faussait sa critique. Le bon
Bayle n'avait rien de semblable. De passion aucune: l'equilibre meme;
une parfaite idee de la profonde bizarrerie du coeur et de l'esprit
humain, et que tout est possible, et que rien n'est sur. De style, il
en avait sans s'en douter, sans y viser, sans se tourmenter a la
lutte comme Courier, La Bruyere ou Montaigne lui-meme; il en avait
suffisamment, malgre ses longueurs et ses parentheses, grace a ses
expressions charmantes et de source. Il n'avait besoin de se relire que
pour la clarte et la nettete du sens: heureux critique! Enfin il n'avait
pas d'_art_, de _poesie_, par-devers lui. L'excellent Bayle n'a, je
crois, jamais fait un vers francais en sa jeunesse, de meme qu'il n'a
jamais reve aux champs, ce qui n'etait guere de son temps encore, ou
qu'il n'a jamais ete amoureux, passionnement amoureux d'une femme, ce
qui est davantage de tous les temps. Tout son art est critique, et
consiste, pour les ouvrages ou il se deguise, a dispenser mille petites
circonstances, a assortir mille petites adresses afin de mieux divertir
le lecteur et de lui colorer la fiction: il previent lui-meme son frere
de ces artifices ingenieux, a propos de la _Lettre des Cometes_.

Je veux enumerer encore d'autres manques de talents, ou de passions, ou
de dons superieurs, qui ont fait de Bayle le plus accompli critique qui
se soit rencontre dans son genre, rien n'etant venu a la traverse pour
limiter ou troubler le rare developpement de sa faculte principale, de
sa passion unique. Quant a la religion d'abord, il faut bien avouer
qu'il est difficile, pour ne pas dire impossible, d'etre religieux
avec ferveur et zele en cultivant chez soi cette faculte critique et
discursive, relachee et accommodante. Le metier de critique est comme un
voyage perpetuel avec toutes sortes de personnes et en toutes sortes de
pays, par curiosite. Or, comme on sait,

  Rarement a courir le monde
  On devient plus homme de bien;

rarement du moins, on devient plus croyant, plus occupe du but
invisible. Il faut dans la piete un grand jeune d'esprit, un
retranchement frequent, meme a l'egard des commerces innocents et
purement agreables, le contraire enfin de se repandre. La facon dont
Bayle etait religieux (et nous croyons qu'il l'etait a un certain degre)
cadrait a merveille avec le genie critique qu'il avait en partage. Bayle
etait religieux, disons-nous, et nous tirons cette conclusion moins de
ce qu'il communiait quatre fois l'an, de ce qu'il assistait aux prieres
publiques et aux sermons, que de plusieurs sentiments de resignation
et de confiance en Dieu, qu'il manifeste dans ses lettres. Quoiqu'il
avertisse quelque part[128] de ne pas trop se fier aux lettres d'un auteur
comme a de bons temoins de ses pensees, plusieurs de celles ou il parle
de la perte de sa place respirent un ton de moderation qui ne semble pas
tenir seulement a une humeur calme, a une philosophie modeste, mais bien
a une soumission mieux fondee et a un veritable esprit de christianisme.
En d'autres endroits voisins des precedents, nous le savons,
l'expression est toute philosophique; mais avec Bayle, pour rester dans
le vrai, il ne convient pas de presser les choses; il faut laisser
coexister a son heure et a son lieu ce qui pour lui ne s'entre-choquait
pas [129]. Nous aimons donc a trouver que le mot de _bon Dieu_ revient
souvent dans ses lettres d'un accent de naivete sincere. Apres cela, la
religion inquiete mediocrement Bayle; il ne se retranche par scrupule
aucun raisonnement qui lui semble juste, aucune lecture qui lui parait
divertissante. Dans une lettre, tout a cote d'une belle phrase
sincere sur la Providence, il mentionnera _Hexameron rustique_ de
La Mothe-Le-Vayer avec ses obscenites: ≪_Sed omnia sana sanis_.≫
ajoute-t-il tout aussitot, et le voila satisfait. Si, par impossible,
quelque bel esprit janseniste avait entretenu une correspondance
litteraire, y rencontrerait-on jamais des lignes comme celles qui
suivent? ≪M. Hermant, docteur de Sorbonne, qui a compose en francois
les Vies de quatre Peres de l'Eglise grecque, vient de publier celle de
saint Ambroise, l'un des Peres de l'Eglise latine. M. Ferrier, bon poete
francois, vient de faire imprimer les _Preceptes galants_: c'est une
espece de traite semblable a l'_Art d'aimer_ d'Ovide.≫ Et quelques
lignes plus bas: ≪On fait beaucoup de cas de _la Princesse de Cleves_.
Vous avez oui parler sans doute de deux decrets du pape, etc.≫ Plus
ou moins de religion qu'il n'en avait aurait altere la candeur et
l'expansion critique de Bayle.

[Note 128: _Nouvelles de la Republique des Lettres_, avril 1684.]

[Note 129: Voir une lettre interessante (_Oeuv. div._, I, 184) ou il
explique pourquoi il n'etait pas en bonne odeur de religion.--L'illustre
Joseph de Maistre, si acharne aux athees, ne s'est pas montre trop
rigoureux a l'endroit de Bayle: ≪Bayle meme, le pere de l'incredulite
moderne, ne ressemble point a ses successeurs. Dans ses ecarts les plus
condamnables on ne lui trouve point une grande envie de persuader,
encore moins le ton de l'irritation ou de l'esprit de parti; il nie
moins qu'il ne doute; il dit le pour et le contre; souvent meme il
est plus disert pour la bonne cause que pour la mauvaise (comme dans
l'article _Leucippe_ de son _Dictionnaire_).≫ _Principe generateur des
Constitutions politiques_, LXII.--Rappelons encore ce mot sur Bayle, qui
a son application en divers sens: ≪Tout est dans Bayle, mais il faut
l'en tirer.≫ (Ce mot n'est pas de M. de Maistre, comme M. Sayous l'a
cru.)]

Si nous osions nous egayer tant soit peu a quelqu'un de ces badinages
chez lui si frequents, nous pourrions soutenir que la faculte critique
de Bayle a ete merveilleusement servie par son manque de desir amoureux
et de passion galante[130]. Il est facheux sans doute qu'il se soit laisse
aller a quelque licence de propos et de citations. L'obscenite de
Bayle (on l'a dit avec raison) n'est que celle meme des savants qui
s'emancipent sans bien savoir, et ne gardent pas de nuances. Certains
devots n'en gardent pas non plus dans l'expression, des qu'il s'agit de
ces choses, et l'on a remarque qu'ils aiment a salir la volupte, pour en
degouter sans doute. Bayle n'a pas d'intention si profonde. Il n'aime
guere la femme; il ne songe pas a se marier: ≪Je ne sais si un certain
fonds de paresse et un trop grand amour du repos et d'une vie exempte
de soins, un gout excessif pour l'etude et une humeur un peu portee au
chagrin, ne me feront toujours preferer l'etat de garcon a celui d'homme
marie.≫ Il n'eprouve pas meme au sujet de la femme et contre elle cette
espece d'emotion d'un savant une fois trompe, de l'_antiquaire_ dans
Scott, contre le _genre-femme_. Un jour a Coppet, en 1672, c'est-a-dire
a vingt-cinq ans, dans son moment de plus grande galanterie, il preta a
une demoiselle le roman de _Zayde_; mais celle-ci ne le lui rendait pas:
≪Fache de voir lire si lentement _un livre_, je lui ai dit cent fois le
_tardigrada, domiporta_ et ce qui s'ensuit, avec quoi on se moque de
la tortue. Certes, voila bien ≪des gens propres a devorer les
bibliotheques!≫ Dans un autre moment de galanterie, en 1675, il ecrit a
mademoiselle Minutoli; et, a cet effet, il se pavoise de bel esprit, se
raille de son incapacite a dechiffrer les modes, lui cite, pour etre
leger, deux vers de Ronsard sur les cornes du belier, et les applique a
un mari: ≪Au reste, mademoiselle, dit-il a un endroit, le coup de dent
que vous baillez a celui qui vous a louee, etc.≫ L'etat naturel et
convenable de Bayle a l'egard du sexe est un etat d'indifference et
de quietisme. Il ne faut pas qu'il en sorte; il ne faut pas qu'il se
ressouvienne de Ronsard ou de Brantome pour tacher de se faire un ton a
la mode. S'il a perdu a ce manque d'emotions tendres quelque delicatesse
et finesse de jugement, il y a gagne du temps pour l'etude [131], une plus
grande capacite pour ces impressions moyennes qui sont l'ordinaire du
critique, et l'ignorance de ces degouts qui ont fait dire a La Fontaine:
_Les delicats sont malheureux_. Si Bayle en demeura exempt, l'abbe
Prevost, critique comme lui, mais de plus romancier et amoureux, ne fut
pas sans en souffrir.

[Note 130: Ce qu'on a dit sur les amours de Bayle et de madame Jurieu
n'est pas une objection a ce qu'on remarque ici. En supposant (ce qui me
parait fort possible) que l'abbe d'Olivet ait ete bien informe, et que
son recit, consigne dans les _Memoires_ de D'Artigny, merite quelque
attention, il en resulterait que Bayle, age de vingt-huit ans alors,
derogea un moment, aupres de la femme avenante du ministre, aux
habitudes de son humeur et au regime de toute sa vie. L'occasion aidant,
il n'etait pas besoin de grande passion pour cela.]

[Note 131: Dans une note de son article _Erasme_ du _Dictionnaire
critique_, parlant des transgressions avec les personnes qui sont
obligees de sauver les apparences, il dit de ce ton de naivete un peu
narquoise qui lui va si bien: ≪Elles exigent des preliminaires, elles se
font assieger dans toutes les formes. Se sont-elles rendues, c'est un
benefice qui demande residence... Il est rare qu'on ne tombe qu'une
fois dans cette espece d'engagement; on ne s'en retire qu'avec un
morceau de chaine qui forme bientot une nouvelle captivite. Aussi on
m'avouera qu'un homme qui a presque toujours la plume et les livres a la
main ne sauroit trouver assez de temps pour toutes _ces choses_.]

On lit dans la preface du _Dictionnaire critique_: ≪Divertissements,
parties de plaisir, jeux, collations, voyages a la campagne, visites et
telles autres recreations necessaires a quantite de gens d'etude, a ce
qu'ils disent, ne sont pas mon fait; je n'y perds point de temps.≫ Il
etait donc utile a Bayle de ne point aimer la campagne; il lui etait
utile meme d'avoir cette sante frele, ennemie de la bonne chere, ne
sollicitant jamais aux distractions. Ses migraines, il nous l'apprend,
l'obligeaient souvent a des jeunes de trente et quarante heures
continues. Son serieux habituel, plus voisin de la melancolie que de
la gaiete, n'avait rien de songeur, et n'allait pas au chagrin ni a la
bizarrerie. Une conversation gaie lui revenait fort par moments, et
on aurait ete pres alors de le loger dans la classe des rieurs. Il se
sentit toujours peu porte aux mathematiques; ce fut la seule science
qu'il n'aborda pas et ne desira pas posseder. Elle absorbe en effet,
detourne un esprit critique, chercheur et a la piste des particularites;
elle dispense des livres, ce qui n'etait pas du tout le fait de Bayle.
La dialectique, qu'il pratiqua d'abord a demi par gout et a demi par
metier (etant professeur de philosophie), finit par le passionner et par
empieter un peu sur sa faculte litteraire. Il a dit de Nicole et l'on
peut dire de lui que ≪sa coutume de pousser les raisonnements jusqu'aux
derniers recoins de la dialectique le rendoit mal propre a composer des
pieces d'eloquence.≫ Ce desinteressement ou il etait pour son propre
compte dans l'eloquence et la poesie le rendait d'autre part plus
complet, plus fidele dans son office de rapporteur de la republique
des lettres. Il est curieux surtout a entendre parler des poetes et
pousseurs de beaux sentiments, qu'il considere assez volontiers comme
une espece a part, sans en faire une classe superieure. Pour nous qui en
introduisant l'art, comme on dit, dans la critique, en avons retranche
tant d'autres qualites, non moins essentielles, qu'on n'a plus, nous ne
pouvons nous empecher de sourire des melanges et associations bizarres
que fait Bayle, bizarres pour nous a cause de la perspective, mais
prompts et naifs reflets de son impression contemporaine: le ballet de
_Psyche_ au niveau des _Femmes_ _savantes_; l'_Hippolyte_ de M. Racine
et celui de M. Pradon, _qui sont deux tragedies tres-achevees_; Bossuet
cote a cote avec_ le Comte de Gabalis_, l'_Iphigenie_ et sa preface
qu'il aime presque autant que la piece, a cote de _Circe_, opera a
machines. En rendant compte de la reception de Boileau a l'Academie,
il trouve que ≪M. Boileau est d'un merite si distingue qu'il eut ete
difficile a messieurs de l'Academie de remplir aussi avantageusement
qu'ils ont fait la place de M. de Bezons.≫ On le voit, Bayle est
un veritable republicain en litterature. Cet ideal de tolerance
universelle, d'anarchie paisible et en quelque sorte harmonieuse, dans
un Etat divise en dix religions comme dans une cite partagee en diverses
classes d'artisans, cette belle page de son _Commentaire philosophique_,
il la realise dans sa republique des livres, et, quoiqu'il soit plus
aise de faire s'_entre-supporter_ mutuellement les livres que les
hommes, c'est une belle gloire pour lui, comme critique, d'en avoir su
tant concilier et tant gouter.

Un des ecueils de ce gout si vif pour les livres eut ete l'engouement et
une certaine idee exageree de la superiorite des auteurs, quelque chose
de ce que n'evitent pas les subalternes et caudataires en ce genre,
comme Brossette. Bayle, sous quelque dehors de naivete, n'a rien de
cela. On lui reprochait d'abord d'etre trop prodigue de louanges; mais
il s'en corrigea, et d'ailleurs ses louanges et ses respects dans
l'expression envers les auteurs ne lui deroberent jamais le fond. Son
bon sens le sauva, tout jeune, de la superstition litteraire pour les
illustres: ≪J'ai assez de vanite, ecrit-il a son frere, pour souhaiter
qu'on ne connoisse pas de moi ce que j'en connois, et pour etre bien
aise qu'a la faveur d'un livre qui fait souvent le plus beau cote d'un
auteur, on me croie un grand personnage..... Quand vous aurez connu
personnellement plus de personnes celebres par leurs ecrits, vous verrez
que ce n'est pas si grand'chose que de composer un bon livre...≫ C'est
dans une lettre suivante a ce meme frere cadet qui se melait de le
vouloir pousser a je ne sais quelle cour, qu'on lit ce propos charmant:
≪Si vous me demandez pourquoi j'aime l'obscurite et un etat mediocre et
tranquille, je vous assure que je n'en sais rien.... Je n'ai jamais pu
souffrir le miel, mais pour le sucre je l'ai toujours trouve agreable:
voila deux choses douces que bien des gens aiment.≫ Toute la
delicatesse, toute la sagacite de Bayle, se peuvent apprecier dans ce
trait et dans le precedent.

L'equilibre et la prudence que nous avons notes en lui, cette humeur
de tranquillite et de paresse dont il fait souvent profession, ne
l'induisirent jamais a aucun de ces menagements pour lui-meme, a rien de
cet egoisme discret dont son contemporain Fontenelle offre, pour ainsi
dire, le chef-d'oeuvre. La parcimonie, le meticuleux propre a certaines
natures analytiques et sceptiques, est chose etrangere a sa veine.
Cet esprit infatigable produit sans cesse, et, qualite grandement
distinctive, il se montre abondant, prodigue et genereux, comme tous les
genies.

Le moment le plus actif et le plus fecond de cette vie si egale fut vers
l'annee 1686. Bayle, age de trente-neuf ans, poursuivait ses _Nouvelles
de la Republique des Lettres_, publiait sa _France toute catholique_,
contre les persecutions de Louis XIV, preparait son _Commentaire
philosophique_, et en meme temps, dans une note qu'il redigeait _Nouv.
de la Rep. des Lett._, mars 1686, sur son ecrit anonyme de _la France
toute catholique_, note plus moderee et plus avouable assurement que
celle que l'abbe Prevost inserait dans son _Pour et Contre_ sur
son chevalier des Grieux, dans cette note parfaitement mesuree et
spirituelle, Bayle faisait pressentir que l'auteur, apres avoir tance
les catholiques sur l'article des violences, pourrait bientot _toucher
cette corde des violences_ avec les protestants eux-memes qui n'en
etaient pas exempts, et qu'alors il y aurait lieu a des _represailles_.
La _Reponse d'un nouveau Converti_ et le fameux _Avis aux Protestants_,
toute cette contre-partie de la question, qui remplit la seconde moitie
de la carriere de Bayle, etait ainsi presagee. La maladie qui lui
survint l'annee suivante (1687), par exces de travail, le forca de
se dedoubler, en quelque sorte, dans ce role a la fois litteraire et
philosophique; il dut interrompre ses _Nouvelles de la Republique des
Lettres_. Peu auparavant, il ecrivait a l'un de ses amis, en reponse a
certains bruits qui avaient couru, qu'il n'avait nul dessein de quitter
sa fonction de journaliste, qu'il n'en etait point las du tout, qu'il
n'y avait pas d'apparence qu'il le fut de longtemps, et que c'etait
l'occupation qui convenait le mieux a son humeur. Il disait cela apres
trois annees de pratique, au contraire de la plupart des journalistes
qui se degoutent si vite du metier. C'etait chez lui force de vocation.
Au temps qu'il etait encore professeur de philosophie, il eprouvait un
grand ennui a l'arrivee de tous les livres de la foire de Francfort,
si peu choisis qu'ils fussent, et se plaignait que ses fonctions lui
otassent le loisir de cette pature. Il s'etait pris d'admiration et
d'emulation pour la belle invention des journaux par M. de Sallo, pour
ceux que continuait de donner a Paris M. l'abbe de La Roque, pour les
_Actes des Erudits_ de Leipsick. Lorsqu'il entreprit de les imiter, il
se placa tout d'abord au premier rang par sa critique savante, nourrie,
moderee, penetrante, par ses analyses exactes, ingenieuses, et meme par
les petites notes qui, bien faites, ont du prix, et dont la tradition et
la maniere seraient perdues depuis longtemps, si on n'en retrouvait des
traces encore a la fin du _Journal_ actuel _des Savants_[132]; petites
notes ou chaque mot est pese dans la balance de l'ancienne et
scrupuleuse critique, comme dans celle d'un honnete joaillier
d'Amsterdam. Cette critique modeste de Bayle, qui est republicaine de
Hollande, qui va a pied, qui s'excuse de ses defauts aupres du public
sur ce qu'elle a peine a se procurer les livres, qui prie les auteurs
de s'empresser un peu de faire venir les exemplaires, ou du moins les
curieux de les preter pour quelques jours, cette critique n'est-elle pas
en effet (si surtout on la compare a la notre et a son eclat que je
ne veux pas lui contester) comme ces millionnaires solides, rivaux et
vainqueurs du grand roi, et si simples au port et dans leur comptoir?
D'elle a nous, c'est toute la difference de l'ancien au nouveau notaire,
si bien marquee l'autre jour par M. de Balzac dans sa _Fleur des
Pois_[133].

[Note 132: Dirige par M. Daunou.]

[Note 133: _La Fleur des Pois_, un de ces romans a la Balzac, qui
promettent et qui ne tiennent pas.]

Apres qu'il eut renonce a ses _Nouvelles de la Republique des Lettres_,
la faculte critique de Bayle se rejeta sur son _Dictionnaire_, dont la
confection et la revision l'occuperent durant dix annees, depuis 1694
jusqu'en 1704. Il publia encore par delassement (1704) la _Reponse aux
Questions d'un Provincial_, dont le commencement n'est autre chose qu'un
assemblage d'amenites litteraires. Mais ses disputes avec Le Clerc,
Bernard et Jaquelot, envahirent toute la suite de l'ouvrage. Bien que
ces disputes de dialectique fussent encore pour Bayle une maniere
d'amusement, elles acheverent d'user sa sante si frele et sa _petite
complexion_. La poitrine, qu'il avait toujours eue delicate, se prit; il
tomba dans l'indifference et le degout de la vie a cinquante-neuf ans.
Un symptome grave, c'est ce qu'il ecrivait a un ami en novembre 1706,
un mois environ avant sa mort: ≪Quand meme ma sante me permettroit de
travailler a un supplement du Dictionnaire, je n'y travaillerois
pas; je me suis degoute de tout ce qui n'est point ≪matiere de
raisonnement...≫ Bayle degoute de son Dictionnaire, de sa critique, de
son amour des faits et des particularites de personnes, est tout a fait
comme Chaulieu sans amabilite, tel que mademoiselle De Launay nous dit
l'avoir vu aux approches de sa fin. Nous ne rappellerons pas plus de
details sur ce grand esprit: sa vie par Desimaizeaux et ses oeuvres
diverses sont la pour qui le voudra bien connaitre. Comme qualite
qui tient encore a l'essence de son genie critique, il faut noter sa
parfaite independance, independance par rapport a l'or et par rapport
aux honneurs. Il est touchant de voir quelles precautions et quelles
ruses il fallut a milord Shaftsbury pour lui faire accepter une montre:
≪Un tel meuble, dit Bayle, me paroissoit alors tres-inutile; mais
presentement il m'est devenu si necessaire, que je ne saurois plus m'en
passer...≫ Reconnaissant d'un tel cadeau, il resta sourd a toute autre
insinuation du grand seigneur son ami. On n'etait pourtant pas loin du
temps ou certains grands offraient au spirituel railleur Guy Patin un
louis d'or sous son assiette, chaque fois qu'il voudrait venir diner
chez eux; On se serait arrache Bayle s'il avait voulu, car il etait
devenu, du fond de son cabinet, une espece de roi des beaux esprits. Le
plus triste endroit de la vie de Bayle est l'affaire assez tortueuse
de l'_Avis aux Protestants_, soit qu'il l'ait reellement compose, soit
qu'il l'ait simplement revu et fait imprimer. Il y poussa l'anonyme
jusqu'a avoir besoin d'etre clandestin. Sa sincerite dut souffrir d'etre
si a la gene et reduite a tant de faux-fuyants.

Bayle restera-t-il? est-il reste? demandera quelqu'un; relit-on Bayle?
Oui, a la gloire du genie critique, Bayle est reste et restera autant
et plus que les trois quarts des poetes et orateurs, excepte les
tres-grands. Il dure, sinon par telle ou telle composition particuliere,
du moins par l'ensemble de ses travaux. Les neuf volumes in-folio que
cela forme en tout, les quatre volumes principalement de ses _oeuvres
diverses_, preferables au Dictionnaire[134], bien que moins connues, sont
une des lectures les plus agreables et commodes. Quand on veut se dire
que rien n'est bien nouveau sous le soleil, que chaque generation
s'evertue a decouvrir ou a refaire ce que ses peres ont souvent mieux
vu, qu'il est presque aussi aise en effet de decouvrir de nouveau les
choses que de les deterrer de dessous les monceaux croissants de livres
et de souvenirs; quand on veut reflechir sans fatigue sur bien des
suites de pensees vieillies ou qui seraient neuves encore, oh! qu'on
prenne alors un des volumes de Bayle et qu'on se laisse aller. Le bon et
savant Dugas-Montbel, dans les derniers mois de sa vie, avouait ne plus
supporter que cette lecture d'erudition digeree et facile. La lecture de
Bayle, pour parler un moment son style, est comme la collation legere
des _apres-disnees_ reposees et declinantes, la nourriture ou plutot le
_dessert_ de ces heures mediocrement animees que l'etude desinteressee
colore, et qui, si l'on mesurait le bonheur moins par l'intensite et
l'eclat que par la duree, l'innocence et la surete des sensations,
pourraient se dire les meilleures de la vie[135].

Decembre 1835.

[Note 134: Dans une note du _Journal des Savants_ (juin 1836), M.
Daunou, en jugeant avec une indulgence qui nous honore cet article sur
Bayle, a trouve que son Dictionnaire, principal titre de sa renommee,
n'avait pas obtenu ici l'attention qu'il meritait. Ce n'est pas en effet
en lisant ce Dictionnaire qu'on apprend a l'apprecier, c'est en s'en
servant. Un homme d'esprit a compare drolement le Dictionnaire de Bayle,
ou le texte disparait sous les notes, a ces petites boutiques
ambulantes lentement trainees par un petit ane qui disparait sous la
multitude de jouets et de marchandises de toutes sortes etalees sur
chaque point aux regards des passants: ce petit ane, c'est le texte.]

[Note 135: On ne sera pas fache de lire ici l'opinion de La Fontaine
sur Bayle; elle est digne de tous deux. On la trouve a la fin d'une
lettre a M. Simon de Troyes, dans laquelle il decrit a cet ami un diner
et la conversation qu'on y tint (fevrier 1686):

  Aux journaux de Hollande il nous fallut passer;
  Je ne sais plus sur quoi; mais on fit leur critique.
  Bayle est, dit-on, fort vif; et, s'il peut embrasser
  L'occasion d'un trait piquant et satirique,
  Il la saisit, Dieu sait, en homme adroit et fin:
  Il trancheroit sur tout, comme enfant de Calvin,
  S'il osoit; car il a le gout avec l'etude.
  Le Clerc pour la satire a bien moins d'habitude;
  Il paroit circonspect; mais attendons la fin.
  Tout faiseur de journaux doit tribut au malin.
  Le Clerc pretend du sien tirer d'autres usages;
  Il est savant, exact, il voit clair aux ouvrages;]

Bayle aussi. Je fais cas de l'une et l'autre main: Tous deux ont un bon
style et le langage sain. Le jugement en gros sur ces deux personnages,

  Et ce fut de moi qu'il partit,
  C'est que l'un cherche a plaire aux sages,
  L'autre veut plaire aux gens d'esprit.

Il leur plait. Vous aurez peut-etre peine a croire Qu'on ait dans un
repas de tels discours tenus:

  On tint ces discours; on fit plus,
  On fut au sermon apres boire...

Et cet autre jugement aussi, de Voltaire, n'est pas indifferent a
rappeler; Voltaire a tres-bien parle de Bayle en maint endroit, mais
jamais mieux qu'a la fin d'une lettre au Pere Tournemine (1735): ≪M.
Newton, dit-il, a ete aussi vertueux qu'il a ete grand philosophe:
tels sont pour la plupart ceux qui sont bien penetres de l'amour des
sciences, qui n'en font point un indigne metier, et qui ne les font
point servir aux miserables fureurs de l'esprit de parti. Tel a ete le
docteur Clarke; tel etait le fameux archeveque Tillotson; tel etait
le grand Galilee; tel notre Descartes; tel a ete Bayle, cet esprit si
etendu, si sage et si penetrant, dont les livres, tout diffus qu'ils
peuvent etre, seront a jamais la bibliotheque des nations. Ses moeurs
n'etaient pas moins respectables que son genie. Le desinteressement et
l'amour de la paix comme de la verite etaient son caractere; _c'etait
une ame divine._≫



LA BRUYERE

Vers 1687, annee ou parut le livre des _Caracteres_, le siecle de Louis
XIV arrivait a ce qu'on peut appeler sa troisieme periode; les grandes
oeuvres qui avaient illustre son debut et sa plus brillante moitie
etaient accomplies; les grands auteurs vivaient encore la plupart, mais
se reposaient. On peut distinguer, en effet, comme trois parts dans
cette litterature glorieuse. La premiere, a laquelle Louis XIV ne fit
que donner son nom et que preter plus ou moins sa faveur, lui vint toute
formee de l'epoque precedente; j'y range les poetes et les ecrivains nes
de 1620 a 1626, ou meme avant 1620, La Rochefoucauld, Pascal, Moliere,
La Fontaine, madame de Sevigne. La maturite de ces ecrivains repond
ou au commencement ou aux plus belles annees du regne auquel on les
rapporte, mais elle se produisait en vertu d'une force et d'une
nourriture anterieures. Une seconde generation tres-distincte et propre
au regne meme de Louis XIV, est celle en tete de laquelle on voit
Boileau et Racine, et qui peut nommer encore Flechier, Bourdaloue, etc.,
etc., tous ecrivains ou poetes, nes a dater de 1632, et qui debuterent
dans le monde au plus tot vers le temps du mariage du jeune roi. Boileau
et Racine avaient a peu pres termine leur oeuvre a cette date de
1687; ils etaient tout occupes de leurs fonctions d'historiographes.
Heureusement, Racine allait etre tire de son silence de dix annees par
madame de Maintenon. Bossuet regnait pleinement par son genie en ce
milieu du grand regne, et sa vieillesse commencante en devait longtemps
encore soutenir et rehausser la majeste. C'etait donc un admirable
moment que cette fin d'ete radieuse, pour une production nouvelle de
murs et brillants esprits. La Bruyere et Fenelon parurent et acheverent,
par des graces imprevues, la beaute d'un tableau qui se calmait
sensiblement et auquel il devenait d'autant plus difficile de rien
ajouter. L'air qui circulait dans les esprits, si l'on peut ainsi dire,
etait alors d'une merveilleuse serenite. La chaleur moderee de tant de
nobles oeuvres, l'epuration continue qui s'en etait suivie, la constance
enfin des astres et de la saison, avaient amene l'atmosphere des esprits
a un etat tellement limpide et lumineux, que du prochain beau livre qui
saurait naitre, pas un mot immanquablement ne serait perdu, pas une
pensee ne resterait dans l'ombre, et que tout naitrait dans son vrai
jour. Conjoncture unique! eclaircissement favorable en meme temps que
redoutable a toute pensee! car combien il faudra de nettete et de
justesse dans la nouveaute et la profondeur! La Bruyere en triompha.
Vers les memes annees, ce qui devait nourrir a sa naissance et composer
l'aimable genie de Fenelon etait egalement dispose et comme petri de
toutes parts; mais la fortune et le caractere de La Bruyere ont quelque
chose de plus singulier.

On ne sait rien ou presque rien de la vie de La Bruyere, et cette
obscurite ajoute, comme on l'a remarque, a l'effet de son oeuvre, et, on
peut dire, au bonheur piquant de sa destinee. S'il n'y a pas une
seule ligne de son livre unique qui, depuis le premier instant de la
publication, ne soit venue et restee en lumiere, il n'y a pas, en
revanche, un detail particulier de l'auteur qui soit bien connu. Tout le
rayon du siecle est tombe juste sur chaque page du livre, et le visage
de l'homme qui le tenait ouvert a la main s'est derobe.

Jean de La Bruyere etait ne dans un village proche Dourdan, en 1639,
disent les uns; en 1644, disent les autres et D'Olivet le premier, qui
le fait mourir a cinquante-deux ans (1696). En adoptant cette date de
1644[136], La Bruyere aurait eu vingt ans quand parut _Andromaque;_ ainsi
tous les fruits successifs de ces riches annees murirent pour lui et
furent le mets de sa jeunesse; il essuyait, sans se hater, la chaleur
feconde de ces soleils. Nul tourment, nulle envie. Que d'annees d'etude
ou de loisir durant lesquelles il dut se borner a lire avec douceur et
reflexion, allant au fond des choses et attendant! Il resulte d'une note
ecrite vers 1720 par le Pere Bougerel ou par le Pere Le Long, dans des
memoires particuliers qui se trouvaient a la bibliotheque de l'Oratoire,
que La Bruyere a ete de cette congregation[137]. Cela veut-il dire qu'il
y fut simplement eleve ou qu'il y fut engage quelque temps? Sa premiere
relation avec Bossuet se rattache peut-etre a cette circonstance. Quoi
qu'il en soit, il venait d'acheter une charge de tresorier de France a
Caen lorsque Bossuet, qu'il connaissait on ne sait d'ou, l'appela pres
de M. le Duc pour lui enseigner l'histoire. La Bruyere passa le reste de
ses jours a l'hotel de Conde a Versailles, attache au prince en qualite
d'homme de lettres avec mille ecus de Pension.

[Note 136: On sait enfin maintenant, apres bien des tatonnements, et
d'une maniere positive, que La Bruyere est ne a Paris et y a ete
baptise le 17 aout 1645. Le registre des naissances de la paroisse
Saint-Christophe-en-Cite eu fait foi.]

[Note 137: Histoire manuscrite de l'Oratoire, par Adry, aux Archives
du Royaume.]

D'Olivet, qui est malheureusement trop bref sur le celebre auteur, mais
dont la parole a de l'autorite, nous dit en des termes excellents:
≪On me l'a depeint comme un philosophe, qui ne songeoit qu'a vivre
tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et
des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours dispose
a une joie modeste, et ingenieux a la faire naitre; poli dans ses
manieres et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition,
meme celle de montrer de l'esprit[138].≫ Le temoignage de l'academicien se
trouve confirme d'une maniere frappante par celui de Saint-Simon,
qui insiste, avec l'autorite d'un temoin non suspect d'indulgence,
precisement sur ces memes qualites de bon gout et de sagesse: ≪Le
public, dit-il, perdit bientot apres (1696) un homme illustre par son
esprit, par son style et par la connoissance des hommes; mes; je veux
dire La Bruyere, qui mourut d'apoplexie a Versailles, apres avoir
surpasse Theophraste en travaillant d'apres lui et avoir peint les
hommes de notre temps dans ses nouveaux _Caracteres_ d'une maniere
inimitable. C'etoit d'ailleurs un fort honnete homme, de tres-bonne
compagnie, simple, sans rien de pedant et fort desinteresse. Je
l'avois assez connu pour le regretter et les ouvrages que son age et
sa sante pouvoient faire esperer de lui.≫ Boileau se montrait un peu
plus difficile en fait de ton et de manieres que le duc de Saint-Simon,
quand il ecrivait a Racine, 19 mai 1687: Maximilien (_pourquoi ce
sobriquet de Maximilien?_) m'est venu voir a Auteuil et m'a lu quelque
chose de son _Theophraste_. C'est un fort honnete homme a qui il ne
manquerait rien, si la nature l'avoit fait aussi agreable qu'il a
envie de l'etre. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du merite.≫
Nous reviendrons sur ce jugement de Boileau. La Bruyere etait deja, un
peu a ses yeux un homme des generations nouvelles, un de ceux en qui
volontiers l'on trouve que l'envie d'avoir de l'esprit apres nous, et
autrement que nous, est plus grande qu'il ne faudrait.

[Note 138: J'hesite presque a glisser cette parole de Menage, moins
bon juge: elle concorde pourtant: ≪Il n'y a pas longtemps que M. de La
≪Bruyere m'a fait l'honneur de me venir voir, mais je ne l'ai pas vu
≪assez de temps pour le bien connoitre. Il m'a paru que ce _n'etoit ≪pas
un grand parleur.≫ (_Menagiana_, tome III.)--On a oppose depuis a cette
idee qu'on se faisait jusqu'ici de La Bruyere quelques mots tires de
lettres et billets de M. de Pontchartrain. et desquels il resulterait
que La Bruyere etait sujet a des acces de joie extravagante; c'est peu
probable. Dans la disette des documents, on tire les moindres mots
par les cheveux. Mais enfin il parait bien qu'il etait tres-gai par
moments.]

Ce meme Saint-Simon, qui regrettait La Bruyere et qui avait plus d'une
fois cause avec lui[139], nous peint la maison de Conde et M. le Duc en
particulier, l'eleve du philosophe, en des traits qui reflechissent sur
l'existence interieure de celui-ci. A propos de la mort de M. le Duc
(1710), il nous dit avec ce feu qui mele tout, et qui fait tout voir a
la fois: ≪Il etoit d'un jaune livide, l'air presque toujours furieux,
mais en tout temps si fier, si audacieux, qu'on avoit peine a
s'accoutumer a lui. Il avoit de l'esprit, de la lecture, des restes
d'une excellente education (_je le crois bien_), de la politesse et
des graces meme quand il vouloit, mais il vouloit tres-rarement...
Sa ferocite etoit extreme, et se montroit en tout. C'etoit une meule
toujours en l'air, qui faisoit fuir devant elle, et dont ses amis
n'etoient jamais en surete, tantot par des insultes extremes, tantot par
des plaisanteries cruelles en face, etc.≫ A l'annee 1697, il raconte
comment, tenant les Etats de Bourgogne a Dijon a la place de M. le
Prince son pere, M. le Duc y donna un grand exemple de l'amitie des
princes et une bonne lecon a ceux qui la recherchent. Ayant un soir, en
effet, pousse Santeul de vin de Champagne, il trouva plaisant de verser
sa tabatiere de tabac d'Espagne dans un grand verre de vin et le lui
offrit a boire; le pauvre _Theodas_ si naif, si ingenu, si bon
convive et plein de verve et de bons mots, mourut dans d'affreux
vomissements[140]. Tel etait le petit-fils du grand Conde et l'eleve de La
Bruyere. Deja le poete Sarasin etait mort autrefois sous le baton d'un
Conti dont il etait secretaire. A la maniere energique dont Saint-Simon
nous parle de cette race des Condes, on voit comment par degres en elle
le heros en viendra a n'etre plus que quelque chose tenant du chasseur
ou du sanglier. Du temps de La Bruyere, l'esprit y conservait une grande
part; car, comme dit encore Saint-Simon de Santeul, ≪M. le Prince
l'avoit presque toujours a Chantilly quand il y alloit; M. le Duc le
mettoit de toutes ses parties, c'etoit de toute la maison de Conde a qui
l'aimoit le mieux, et des assauts continuels avec lui de pieces d'esprit
en prose et en vers, et de toutes sortes d'amusements, de badinages et
de plaisanteries.≫ La Bruyere dut tirer un fruit inappreciable, comme
observateur, d'etre initie de pres a cette famille si remarquable alors
par ce melange d'heureux dons, d'urbanite brillante, de ferocite et de
debauche[141]. Toutes ses remarques sur les _heros_ et les _enfants des
Dieux_ naissent de la: il y a toujours dissimule l'amertume: ≪Les
enfants des Dieux, pour ainsi dire, se tirent des regles de la nature et
en sont comme l'exception. Ils n'attendent presque rien du temps et des
annees. Le merite chez eus devance l'age. Ils naissent instruits, et ils
sont plus tot des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de
l'enfance.≫ Au chapitre des _Grands_, il s'est echappe a dire ce qu'il
avait du penser si souvent: ≪L'avantage des Grands sur les autres hommes
est immense par un endroit: je leur cede leur bonne chere, leurs riches
ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains,
leurs fous et leurs flatteurs; mais je leur envie le bonheur d'avoir a
leur service des gens qui les egalent par le coeur et par l'esprit,
et qui les passent quelquefois.≫ Les reflexions inevitables que le
scandale, des moeurs princieres lui inspirait n'etaient pas perdues, on
peut le croire, et ressortaient moyennant detour: ≪Il y a des miseres
sur la terre qui saisissent le coeur: il manque a quelques-uns jusqu'aux
aliments; ils redoutent l'hiver; ils apprehendent de vivre. L'on mange
ailleurs des fruits precoces: l'on force la terre et les saisons pour
fournir a sa delicatesse. De simples bourgeois, seulement a cause
qu'ils etaient riches, ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau la
nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes
extremites, je me jette et me refugie dans la mediocrite.≫ Les _simples
bourgeois_ viennent la bien a propos pour endosser le reproche, mais je
ne repondrais pas que la pensee ne fut ecrite un soir en rentrant d'un
de ces soupers de demi-dieux, ou M. le Duc _poussait de Champagne_
Santeul[142].

[Note 139: Une pensee inevitable nait, de ce rapprochement: Quand La
Bruyere et le duc de Saint-Simon causaient ensemble a Versailles dans
l'embrasure d'une croisee, lequel des deux etait le peintre de son
siecle? Ils l'etaient, certes, tous les deux; mais l'un, le peintre
alors avoue, et dont les portraits aujourd'hui sont devenus un peu
voiles et mysterieux; l'autre, le peintre inconnu alors et clandestin,
et dont les portraits aujourd'hui manifestes trahissent leurs originaux
a nu.]

[Note 140: Au tome second des _Oeuvres choisies_ de La Monnoye (page
296), on lit un recit detaille de cette mort de Santeul par La Monnoye;
temoin presque oculaire; rien n'y vient ouvertement a l'appui du dire de
Saint-Simon: Santeul s'etait leve le 4 aout, encore gai et bien portant;
il ne fut pris de ses atroces douleurs d'entrailles que sur les onze
heures du matin; il expira dans la nuit, vers une heure et demie.
La Monnoye, qui devait diner avec lui ce jour-la, le vint voir dans
l'apres-midi et le trouva moribond; il causa meme du malade avec M. le
Duc, qui temoigna s'y interesser beaucoup. Apres cela, les symptomes
extraordinaires rapportes par La Monnoye, et les reponses peu nettes des
medecins, aussi bien que le traitement employe, s'accorderaient assez
avec le recit de Saint-Simon; on concoit que la chose ait ete etouffee
le plus possible. On se demande seulement si les effets de la tabatiere
avalee au souper de la veille ont bien pu retarder jusqu'au lendemain
onze heures du matin; c'est un cas de medecine legale que je laisse aux
experts.]

[Note 141: La Bruyere descendait d'un ancien ligueur, tres-fameux
dans les Memoires du temps, et qui joua a Paris un des grands roles
municipaux dans cette faction anti-bourbonienne; il est piquant que le
petit-fils, precepteur d'un Bourbon, ait pu etudier de si pres la race.
Notre moraliste dut songer, en souriant, a cet aieul qu'il ne nomme pas,
un peu plus souvent qu'au Geoffroy de La Bruyere des Croisades dont il
plaisante. Voir dans la _Satyre Menippee_ de Le Duchat les nombreux
passages ou il est question de ces La Bruyere, pere et fils (car ils
etaient deux), notamment au tome second, pages 67 et 339. Je me trompe
fort, ou de tels souvenirs domestiques furent un fait capital dans
l'experience secrete et la maturite du penseur.]

[Note 142: Bien des passages de Mme de Stael (De Launay) viennent a
l'appui de ce qu'a du sentir La Bruyere; ainsi dans une lettre a Mme
Du Deffand (17 septembre 1747): ≪Les Grands, a force de s'etendre,
deviennent si minces qu'on voit le jour au travers: c'est une belle
etude de les contempler, je ne sais rien qui ramene plus a la
philosophie.≫ Et dans le portrait de cette duchesse du Maine qui
contenait en elle tout l'esprit et le caprice de cette race des Condes:
≪Elle, a fait dire a une personne de beaucoup d'esprit que _les Princes
etoient en morale ce que les monstres sont dans la physique: on voit en
eux a decouvert la plupart des vices qui sont imperceptibles dans les
autres hommes._≫]

La Bruyere, qui aimait la lecture des anciens, eut un jour l'idee de
traduire Theophraste, et il pensa a glisser a la suite et a la faveur
de sa traduction quelques-unes de ses propres reflexions sur les moeurs
modernes. Cette traduction de Theophraste n'etait-elle pour lui qu'un
pretexte, ou fut-elle vraiment l'occasion determinante et le premier
dessein principal? On pencherait plutot pour cette supposition moindre,
en voyant la forme de l'edition dans laquelle parurent d'abord les
_Caracteres_, et combien Theophraste y occupe une grande place. La
Bruyere etait tres-penetre de cette idee, par laquelle il ouvre son
premier chapitre, que _tout est dit, et_ que _l'on vient trop tard
apres plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent_. Il
se declare de l'avis que nous avons vu de nos jours partage par Courier,
lire et relire sans cesse les anciens, les traduire si l'on peut, et les
imiter quelquefois: ≪On ne sauroit en ecrivant rencontrer le parfait,
et, s'il se peut, surpasser les anciens, que par leur imitation.≫ Aux
anciens, La Bruyere ajoute _les habiles d'entre les modernes_ comme
ayant enleve a leurs successeurs tardifs le meilleur et le plus beau.
C'est dans cette disposition qu'il commence a _glaner_, et chaque epi,
chaque grain qu'il croit digne, il le range devant nous. La pensee du
difficile, du mur et du parfait l'occupe visiblement, et atteste avec
gravite, dans chacune de ses paroles, l'heure solennelle du siecle ou il
ecrit. Ce n'etait plus l'heure des coups d'essai. Presque tous ceux qui
avaient porte les grands coups vivaient. Moliere etait mort; longtemps
apres Pascal, La Rochefoucauld avait disparu; mais tous les autres
restaient la ranges. Quels noms! quel auditoire auguste, consomme,
deja un peu sombre de front, et un peu silencieux! Dans son discours a
l'Academie, La Bruyere lui-meme les a enumeres en face; il les avait
passes en revue dans ses veilles bien des fois auparavant. Et ces
Grands, rapides connaisseurs de l'esprit! et Chantilly, _ecueil des
mauvais ouvrages!_ et ce Roi _retire dans son balustre_, qui les domine
tous! quels juges pour qui, sur la fin du grand tournoi, s'en vient
aussi demander la gloire! La Bruyere a tout prevu, et il ose. Il sait la
mesure qu'il faut tenir et le point ou il faut frapper. Modeste et sur,
il s'avance; pas un effort en vain, pas un mot de perdu! du premier
coup, sa place qui ne le cede a aucune autre est gagnee. Ceux qui, par
une certaine disposition trop rare de l'esprit et du coeur, _sont en
etat_, comme il dit, _de se livrer au plaisir que donne la perfection
d'un ouvrage_, ceux-la eprouvent une emotion, d'eux seuls concevable, en
ouvrant la petite edition in-12, d'un seul volume, annee 1688, de trois
cent soixante pages, en fort gros caracteres, desquelles Theophraste,
avec le discours preliminaire, occupe cent quarante-neuf, et en songeant
que, sauf les perfectionnements reels et nombreux que recurent les
editions suivantes, tout La Bruyere est deja la.

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