2014년 10월 29일 수요일

Portraits litteraires 7

Portraits litteraires 7


[Note 40: En fait de mythologie, rien n'egale chez Le Brun la strophe
suivante, tiree de l'ode sur _le triomphe de nos Paysages_, et que
Charles Nodier aime a citer avec sourire:

  La colline qui vers le pole
  Borne nos fertiles marais,
  Occupe les enfants d'Eole
  A broyer les dons de Ceres.
  Vanvres que cherit Galatee
  Sait du lait d'Io, d'Amalthee
  Epaissir les flots ecumeux;
  Et Sevres, d'une pure argile,
  Compose l'albatre fragile
  Ou Moka nous verse ses feux.

Tout cela pour dire: Au nord de Paris, Montmartre et ses _moulins a
vent_; de l'autre cote, Vanvres, son _beurre_ et _ses fromages_; et la
_porcelaine_ de Sevres! ≪Je ne crois pas, ecrivait Ginguene au redacteur
du journal _le Moderateur_ (22 janvier 1790), que nous ayons beaucoup de
vers a mettre au-dessus de cette strophe.≫ Et Andrieux, l'Aristarque,
n'en disconvenait pas; il avouait que si tout avait ete aussi beau, il
aurait fallu rendre les armes. Aujourd'hui il n'est pas un ecolier qui
n'en rie. On rencontre dans le gout, aux diverses epoques, de ces veines
bizarres.]

A part ce defaut, qui chez Le Brun avait degenere en une espece de tic,
son style, son procede et sa maniere le rapprochent beaucoup d'Alfieri
et du peintre David, auxquels il ne nous parait nullement inferieur.
C'est egalement quelque chose de fort, de noble, de nu, de roide, de sec
et de decharne, de grec et d'academique, un retour laborieux vers le
simple et le vrai. D'un cote comme de l'autre, c'est avant tout une
protestation contre le mauvais gout regnant, une gageure d'echapper aux
fades pastorales et aux operas langoureux, aux Amours de Boucher et aux
abbes de Watteau, aux descriptions de Saint-Lambert et aux vers musques
de Bernis. L'accent declamatoire perce a tout moment dans le talent de
Le Brun, lors meme que ce talent s'abandonne le plus a sa pente. Ses
odes republicaines, excepte celle du _Vengeur_, semblent a bon droit
communes, seches et glapissantes; elles ne lui furent peut-etre pas pour
cela moins energiquement inspirees par les circonstances. C'est qu'avec
beaucoup d'imagination il est naturellement peu coloriste, et qu'il a
besoin, pour arriver a une expression vivante, d'evoquer, comme par un
soubresaut galvanique, les etres de l'ancienne mythologie. Son pinceau
maigre, quoique etincelant, joue d'ordinaire sur un fond abstrait; il ne
prend guere de splendeur large que lorsque le poete songe a Buffon et
retrace d'apres lui la nature. Mais un mauvais exemple que Buffon donna
a Le Brun, ce fut cette habitude de retoucher et de corriger a satiete,
que l'illustre auteur des _Epoques_ possedait a un haut degre, en vertu
de cette patience qu'il appelait genie. On rapporte qu'il recopia ses
_Epoques_ jusqu'a dix-huit fois. Le Brun faisait ainsi de ses odes. Il
passa une moitie de sa vie a les remanier la plume en main, a en trier
les brouillons, a les remettre au net et a en preparer une edition qui
ne vint pas. Une note, placee en tete de la premiere publication du
_Vengeur_, nous avertit, comme motif d'excuse ou cas singulier, que le
poete a compose cette ode, de soixante-dix vers environ, en tres-peu de
jours et _presque d'un seul jet_. Si Le Brun avait eu plus de temps, il
aurait peut-etre trouve moyen de la gater.

En se declarant contre le mauvais gout du temps par ses epigrammes et
par ses oeuvres, Le Brun ne sut pas assez en rester pur lui-meme. Sans
aucune sensibilite, sans aucune disposition reveuse et tendre, il aimait
ardemment les femmes, probablement a la maniere de Buffon, quoiqu'en
seigneur moins suzerain et avec plus de galanterie. De la mille billets
en vers a propos de rien, et, pele-mele avec ses odes, une prodigieuse
quantite d'_Egles_, de _Zirphes_, de _Delphires_, de _Cephises_, de
_Zelis_, et de _Zelmis_. Tantot c'est un _persiflage doux et honnete a
une jeune coquette tres-aimable et tres-vaine qui m'appelait son berger
dans ses lettres, et qui pretendait a tous les talents et a tous les
coeurs_; tantot ce sont des vers fugitifs _sur ce que M. de Voltaire,
bienfaiteur de mesdemoiselles Corneille et de Varicour, les a mariees
toutes deux, apres les avoir celebrees dans ses vers_. Enfin, vers le
temps d'Arcole et de Rivoli, il soutint, comme personne ne l'ignore, sa
fameuse querelle avec Legouve, sur la question de savoir _si l'encre
sied ou ne sied pas aux doigts de rose_.

Nous dirons un mot des elegies de Le Brun, parce que c'est pour nous
une occasion de parler d'Andre Chenier, dont le nom est sur nos levres
depuis le commencement de cet article, et auquel nous aspirons, comme a
une source vive et fraiche dans la brulante aridite du desert. En 1763,
Le Brun, age de trente-quatre ans, adressait a l'Academie de La Rochelle
un discours sur Tibulle, ou on lit ce passage: ≪Peut-etre qu'au moment
ou j'ecris, tel auteur, vraiment anime du desir de la gloire et
dedaignant de se preter a des succes frivoles, compose dans le silence
de son cabinet un de ces ouvrages qui deviennent immortels, parce qu'ils
ne sont pas assez ridiculement jolis pour faire le charme des toilettes
et des alcoves, et dont tout l'avenir parlera, parce que les grands du
jour n'en diront rien a leurs petits soupers.≫ Andre Chenier fut cet
homme; il etait ne en 1762, un an precisement avant la prediction de Le
Brun. Vingt ans plus tard, on trouve les deux poetes unis entre eux
par l'amitie et meme par les gouts, malgre la difference des ages. Les
details de cette societe charmante, ou vivaient ensemble, vers 1782,
Lebrun, Chenier, le marquis de Brazais, le chevalier de Pange, MM.
de Trudaine, cette vie de campagne, aux environs de Paris, avec des
excursions frequentes d'ou l'on rapportait matiere aux elegies du matin
et aux confidences du soir, tout cela est reste couvert d'un voile
mysterieux, grace a l'insouciance et a la discretion des editeurs. On
devine pourtant et l'on reve a plaisir ce petit monde heureux, d'apres
quelques epitres reciproques et quelques vers epars:

  Abel, mon jeune Abel, et Trudaine et son frere,
  Ces vieilles amities de l'enfance premiere,
  Quand tous quatre muets, sous un maitre inhumain,
  Jadis au chatiment nous presentions la main;
  Et mon frere, et Le Brun, les Muses elles-memes;
  De Pange fugitif de ces neuf Soeurs qu'il aime:
  Voila le cercle entier qui, le soir quelquefois,
  A des vers, non sans peine obtenus de ma voix,
  Prete une oreille amie et cependant severe.

Le Brun dut aimer des l'abord, chez le jeune Andre, un sentiment exquis
et profond de l'antique, une ame modeste, candide, independante, faite
pour l'etude et la retraite; il n'avait vu en Gilbert que le _corbeau du
Pinde_, il en vit dans Chenier le cygne. Un gout vif des plaisirs les
unissait encore. Les amours de Le Brun avec la femme qu'il a celebree
sous le nom d'Adelaide se rapportent precisement au temps dont nous
parlons. Chenier, dans une delicieuse epitre, dit a sa Muse qu'il envoie
au logis de son ami:

  ... La, ta course fidele
  Le trouvera peut-etre aux genoux d'une belle;
  S'il est ainsi, respecte un moment precieux;
  Sinon, tu peux entrer...

Et il ajoute sur lui-meme:

  Les ruisseaux et les bois, et Venus, et l'etude,
  Adoucissent un peu ma triste solitude.

Tous deux ont chante leurs plaisirs et leurs peines d'amour en des
elegies qui sont, a coup sur, les plus remarquables du temps[41]. Mais la
victoire reste tout entiere du cote d'Andre Chenier. L'elegie de Le Brun
est seche, nerveuse, vengeresse, deja sur le retour, savante dans le
gout de Properce et de Callimaque; l'imitation de l'antique n'en exclut
pas toujours le fade et le commun moderne. L'elegie d'Andre Chenier est
molle, fraiche, blonde, gracieusement eploree, voluptueuse avec une
teinte de tristesse, et chaste meme dans sa sensualite. La nature de
France, les bords de la Seine, les iles de la Marne, tout ce paysage
riant et varie d'alentour se mire en sa poesie comme en un beau fleuve;
on sent qu'il vient de Grece, qu'il y est ne, qu'il en est plein: mais
ses souvenirs d'un autre ciel se lient harmonieusement avec son emotion
presente, et ne font que l'eclairer, pour ainsi dire, d'un plus doux
rayon. Cette charmante mythologie que le XVIIe siecle avait defiguree en
l'adoptant, et dont le jargon courait les ruelles, il la recompose, il
la rajeunit avec un art admirable; il la fond merveilleusement dans la
couleur de ses tableaux, dans ses analyses de coeur, et autant qu'il le
faut seulement pour elever les moeurs d'alors a la poesie et a l'ideal.
Mais, par malheur, cette vie de loisir et de jeunesse dura peu. La
Revolution, qui brisa tant de liens, dispersa tout d'abord la petite
societe choisie que nous aurions voulu peindre, et Le Brun, qui
partageait les opinions ardentes de Marie-Joseph, se trouva emporte bien
loin du sage Andre. On souffre a penser quel refroidissement, sans doute
meme quelle aigreur, dut succeder a l'amitie fraternelle des premiers
temps. Ici tout renseignement nous manque. Mais Le Brun, qui survecut
treize annees a son jeune ami, n'en a parle depuis en aucun endroit; il
n'a pas daigne consacrer un seul vers a sa memoire, tandis que chaque
jour, a chaque heure, il aurait du s'ecrier avec larmes: ≪J'ai connu un
poete, et il est mort, et vous l'avez laisse tuer, et vous l'oubliez!≫
Il est a craindre pour Le Brun que les dissentiments politiques n'aient
aigri son coeur, et que l'echafaud d'Andre ne soit venu ayant la
reconciliation. Pour moi, j'ai peine a croire qu'il ne fut pas au nombre
de ceux dont l'infortune poete a dit avec un reproche mele de tendresse:

  Que pouvaient mes amis? Oui, de leur voix cherie
  Un mot a travers ces barreaux
  Eut verse quelque baume en mon ame fletrie;
  De l'or peut-etre a mes bourreaux...
  Mais tout est precipice. Ils ont eu droit de vivre.
  Vivez, amis; vivez contents.
  En depit de Bavus soyez lents a me suivre.
  Peut-etre en de plus heureux temps
  J'ai moi-meme, a l'aspect des pleurs de l'infortune,
  Detourne mes regards distraits;
  A mon tour aujourd'hui mon malheur importune:
  Vivez, amis, vivez en paix[42].

[Note 41: Au livre second des odes de Le Brun, la quinzieme _A un
jeune Ami_ s'adresse evidemment a Andre:

  Souviens-toi des moeurs de Byzance;
  Digne de ton berceau, maitrise la beaute!...

Et les derniers vers de l'ode indiquent qu'elle fut composee au moment
d'une rupture ou menace de rupture entre les Turcs et les Russes (1787
probablement).]

[Note 42: Il serait dur, mais pas trop invraisemblable, de
conjecturer qu'en ecrivant les vers suivants (voir l'edition d'Eugene
Renduel), Chenier a pu songer au jour ou il se sentit decu et blesse
dans son admiration premiere pour Le Brun:

  Ah! j'atteste les Cieux que j'ai voulu le croire,
  J'ai voulu dementir et mes yeux et l'histoire;
  Mais non: il n'est pas vrai que les coeurs excellents
  Soient les seuls en effet ou germent les talents.
  Un mortel peut toucher une lyre sublime,
  Et n'avoir qu'un coeur faible, etroit, pusillanime,
  Inhabile aux vertus qu'il sait si bien chanter,
  Ne les imiter point et les faire imiter, etc., etc.

Quoi qu'il en soit, la gloire de Le Brun, dans l'avenir, ne sera
pas separee de celle d'Andre Chenier. On se souviendra qu'il l'aima
longtemps, qu'il le predit, qu'il le gouta en un siecle de peu de
poesie, et qu'il sentit du premier coup que ce jeune homme faisait ce
que lui-meme aurait voulu faire. On lui tiendra compte de ses efforts,
de ses veilles, de sa poursuite infatigable de la gloire, de la
tradition lyrique qu'il soutint avec eclat, de cette flamme interieure
enfin, qui ne lui echappait que par acces, et qui minait sa vie. On
verra en lui un de ces hommes d'essai que la nature lance un peu au
hasard, un des precurseurs aventureux du siecle dont a deja resplendi
l'aurore.

Juillet 1829.

(Voir encore sur Le Brun un article essentiel dans le tome V des
_Causeries du Lundi_)




MATHURIN REGNIER ET ANDRE CHENIER

Hatons-nous de le dire, ce n'est pas ici un rapprochement a antitheses,
un parallele academique que nous pretendons faire. En accouplant deux
hommes si eloignes par le temps ou ils ont vecu, si differents par le
genre et la nature de leurs oeuvres, nous ne nous soucions pas de
tirer quelques etincelles plus ou moins vives, de faire jouer a l'oeil
quelques reflets de surface plus ou moins capricieux. C'est une vue
essentiellement logique qui nous mene a joindre ces noms, et parce que,
des deux idees poetiques dont ils sont les types admirables, l'une,
sitot qu'on l'approfondit, appelle l'autre et en est le complement. Une
voix pure, melodieuse et savante, un front noble et triste, le genie
rayonnant de jeunesse, et, parfois, l'oeil voile de pleurs; la volupte
dans toute sa fraicheur et sa decence; la nature dans ses fontaines et
ses ombrages; une flute de buis, un archet d'or, une lyre d'ivoire; le
beau pur, en un mot, voila Andre Chenier. Une conversation brusque,
franche et a saillies; nulle preoccupation d'art, nul _quant-a-soi_; une
bouche de satyre aimant encore mieux rire que mordre; de la rondeur,
du bon sens; une malice exquise, par instants une amere eloquence; des
recits enfumes de cuisine, de taverne et de mauvais lieux; aux mains, en
guise de lyre, quelque instrument bouffon, mais non criard; en un mot,
du laid et du grotesque a foison, c'est ainsi qu'on peut se figurer en
gros Mathurin Regnier. Place a l'entree de nos deux principaux siecles
litteraires, il leur tourne le dos et regarde le seizieme; il y tend
la main aux aieux gaulois, a Montaigne, a Ronsard, a Rabelais, de meme
qu'Andre Chenier, jete a l'issue de ces deux memes siecles classiques,
tend deja les bras au notre, et semble le frere aine des poetes
nouveaux. Depuis 1613, annee ou Regnier mourut, jusqu'en 1782, annee
ou commencerent les premiers chants d'Andre Chenier, je ne vois, en
exceptant les dramatiques, de poete parent de ces deux grands hommes que
La Fontaine, qui en est comme un melange agreablement tempere. Rien donc
de plus piquant et de plus instructif que d'etudier dans leurs rapports
ces deux figures originales, a physionomie presque contraire, qui
se tiennent debout en sens inverse, chacune a un isthme de notre
litterature centrale, et, comblant l'espace et la duree qui les
separent, de les adosser l'une a l'autre, de les joindre ensemble par
la pensee, comme le Janus de notre poesie. Ce n'est pas d'ailleurs en
differences et en contrastes que se passera toute cette comparaison:
Regnier et Chenier ont cela de commun qu'ils sont un peu en dehors de
leurs epoques chronologiques, le premier plus en arriere, le second plus
en avant, et qu'ils echappent par independance aux regles artificielles
qu'on subit autour d'eux. Le caractere de leur style et l'allure de
leurs vers sont les memes, et abondent en qualites pareilles; Chenier a
retrouve par instinct et etude ce que Regnier faisait de tradition
et sans dessein; ils sont uniques en ce merite, et notre jeune ecole
chercherait vainement deux maitres plus consommes dans l'art d'ecrire en
vers.

Mathurin etait ne a Chartres, en Beauce, Andre, a Byzance, en Grece;
tous deux se montrerent poetes des l'enfance. Tonsure de bonne heure,
eleve dans le jeu de paume et le tripot de son pere qui aimait la table
et le plaisir, Regnier dut au celebre abbe de Tiron, son oncle, les
premiers preceptes de versification, et, des qu'il fut en age, quelques
benefices qui ne l'enrichirent pas. Puis il fut attache en qualite de
chapelain a l'ambassade de Rome, ne s'y amusa que mediocrement; mais,
comme Rabelais avait fait, il y attaqua de preference les choses par
le cote de la raillerie. A son retour, il reprit, plus que jamais, son
train de vie qu'il n'avait guere interrompu en terre papale, et mourut
de debauche avant quarante ans. Ne d'un savant ingenieux et d'une
Grecque brillante, Andre quitta tres-jeune Byzance, sa patrie; mais il y
reva souvent dans les delicieuses vallees du Languedoc, ou il fut eleve;
et lorsque plus tard, entre au college de Navarre, il apprit la plus
belle des langues, il semblait, comme a dit M. Villemain, se souvenir
des jeux de son enfance et des chants de sa mere. Sous-lieutenant dans
Angoumois, puis attache a l'ambassade de Londres, il regretta amerement
sa chere independance, et n'eut pas de repos qu'il ne l'eut reconquise.
Apres plusieurs voyages, retire aux environs de Paris, il commencait une
vie heureuse dans laquelle l'etude et l'amitie empietaient de plus en
plus sur les plaisirs, quand la Revolution eclata. Il s'y lanca avec
candeur, s'y arreta a propos, y fit la part equitable au peuple et au
prince, et mourut sur l'echafaud en citoyen, se frappant le front en
poete. L'excellent Regnier, ne et grandi pendant les guerres civiles,
s'etait endormi en bon bourgeois et en joyeux compagnon au sein de
l'ordre retabli par Henri IV.

Prenant successivement les quatre ou cinq grandes idees auxquelles
d'ordinaire puisent les poetes, Dieu, la nature, le genie, l'art,
l'amour, la vie proprement dite, nous verrons comme elles se sont
revelees aux deux hommes que nous etudions en ce moment, et sous quelle
face ils ont tente de les reproduire. Et d'abord, a commencer par
Dieu, _ab Jove principium_, nous trouvons, et avec regret, que cette
magnifique et feconde idee est trop absente de leur poesie, et qu'elle
la laisse deserte du cote du ciel. Chez eux, elle n'apparait meme pas
pour etre contestee; ils n'y pensent jamais, et s'en passent, voila
tout. Ils n'ont assez longtemps vecu, ni l'un ni l'autre, pour arriver,
au sortir des plaisirs, a cette philosophie superieure qui releve et
console. La corde de Lamartine ne vibrait pas en eux. Epicuriens et
sensuels, ils me font l'effet, Regnier, d'un abbe romain, Chenier, d'un
Grec d'autrefois. Chenier etait un paien aimable, croyant a Pales, a
Venus, aux Muses[43]; un Alcibiade candide et modeste, nourri de poesie,
d'amitie et d'amour. Sa sensibilite est vive et tendre; mais, tout en
s'attristant a l'aspect de la mort, il ne s'eleve pas au-dessus des
croyances de Tibulle et d'Horace:

  Aujourd'hui qu'au tombeau je suis pret a descendre,
  Mes amis, dans vos mains je depose ma cendre.
  Je ne veux point, couvert d'un funebre _linceuil_,
  Que les pontifes saints autour de mon cercueil,
  Appeles aux accents de l'airain lent et sombre,
  De leur chant lamentable accompagnent mon ombre,
  Et sous des murs sacres aillent ensevelir
  Ma vie et ma depouille, et tout mon souvenir.

[Note 43: Je lis dans les notes d'un voyage d'Italie: ≪Vers le meme
temps ou se retrouvaient a Pompei toute une ville antique et tout l'art
grec et romain qui en sortait graduellement, piquante coincidence! Andre
Chenier, un poete grec vivant, se retrouvait aussi. En parcourant cet
admirable musee de statuaire antique a Naples, je songeais a lui; la
place de sa poesie est entre toutes ces Venus, ces Ganymedes et
ces Bacchus; c'est la son monde. Sa jeune _Tarentine_ y appartient
exactement, et je ne cessais de l'y voir en figure.--La poesie d'Andre
Chenier est l'accompagnement sur la flute et sur la lyre de tout cet art
de marbre retrouve.≫]

Il aime la nature, il l'adore, et non-seulement dans ses varietes
riantes, dans ses sentiers et ses buissons, mais dans sa majeste
eternelle et sublime, aux Alpes, au Rhone, aux greves de l'Ocean.
Pourtant l'emotion religieuse que ces grands spectacles excitent en son
ame ne la fait jamais se fondre en priere _sous le poids de l'infini_.
C'est une emotion religieuse et philosophique a la fois, comme Lucrece
et Buffon pouvaient en avoir, comme son ami Le Brun etait capable
d'en ressentir. Ce qu'il admire le plus au ciel, c'est tout ce qu'une
physique savante lui en a devoile; ce sont _les mondes roulant dans
les fleuves d'ether, les astres et leurs poids, leurs formes, leurs
distances_:

  Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses;
  Comme eux, astre, soudain je m'entoure de feux.
  Dans l'eternel concert je me place avec eux;
  En moi leurs doubles lois agissent et respirent;
  Je sens tendre vers eux mon globe qu'ils attirent:
  Sur moi qui les attire ils pesent a leur tour.

On dirait, chose singuliere! que l'esprit du poete se condense et se
materialise a mesure qu'il s'agrandit et s'eleve. Il ne lui arrive
jamais, aux heures de reverie, de voir, dans les etoiles, des _fleurs
divines qui jonchent les parvis du saint lieu_, des ames heureuses
qui respirent un air plus pur, et qui parlent, durant les nuits, un
mysterieux langage aux ames humaines. Je lis, a ce propos, dans un
ouvrage inedit, le passage suivant, qui revient a ma pensee et la
complete:

≪Lamartine, assure-t-on, aime peu et n'estime guere Andre Chenier: cela
se concoit. Andre Chenier, s'il vivait, devrait comprendre bien mieux
Lamartine qu'il n'est compris de lui. La poesie d'Andre Chenier n'a
point de religion ni de mysticisme; c'est, en quelque sorte, le paysage
dont Lamartine a fait le ciel, paysage d'une infinie variete et d'une
immortelle jeunesse, avec ses forets verdoyantes, ses bles, ses vignes,
ses monts, ses prairies et ses fleuves; mais le ciel est au-dessus, avec
son azur qui change a chaque heure du jour, avec ses horizons indecis,
ses _ondoyantes lueurs du matin et du soir_, et la nuit, avec ses fleurs
d'or, _dont le lis est jaloux_. Il est vrai que du milieu du paysage,
tout en s'y promenant ou couche a la renverse sur le gazon, on jouit du
ciel et de ses merveilleuses beautes, tandis que l'oeil humain, du haut
des nuages, l'oeil d'Elie sur son char, ne verrait en bas la terre
que comme une masse un peu confuse. Il est vrai encore que le paysage
reflechit le ciel dans ses eaux, dans la goutte de rosee, aussi bien que
dans le lac immense, tandis que le dome du ciel ne reflechit pas les
images projetees de la terre. Mais, apres tout, le ciel est toujours le
ciel, et rien n'en peut abaisser la hauteur.≫ Ajoutez, pour etre juste,
que le ciel qu'on voit du milieu du paysage d'Andre Chenier, ou qui s'y
reflechit, est un ciel pur, serein, etoile, mais physique, et que la
terre apercue par le poete sacre, de dessus son char de feu, toute
confuse qu'elle parait, est deja une terre plus que terrestre pour ainsi
dire, harmonieuse, ondoyante, baignee de vapeurs, et idealisee par la
distance.

Au premier abord, Regnier semble encore moins religieux que Chenier. Sa
profession ecclesiastique donne aux ecarts de sa conduite un caractere
plus serieux, et en apparence plus significatif. On peut se demander si
son libertinage ne s'appuyait pas d'une impiete systematique, et s'il
n'avait pas appris de quelque abbe romain l'atheisme, assez en vogue en
Italie vers ce temps-la. De plus, Regnier, qui avait vu dans ses voyages
de grands spectacles naturels, ne parait guere s'en etre emu. La
campagne, le silence, la solitude et tout ce qui ramene plus aisement
l'ame a elle-meme et a Dieu, font place, en ses vers, au fracas des rues
de Paris, a l'odeur des tavernes et des cuisines, aux allees infectes
des plus miserables taudis. Pourtant Regnier, tout epicurien et debauche
qu'on le connait, est revenu, vers la fin et par acces, a des sentiments
pieux et a des repentirs pleins de larmes. Quelques sonnets, un fragment
de poeme sacre et des stances en font temoignage. Il est vrai que c'est
par ses douleurs physiques et par les aiguillons de ses maux qu'il
semble surtout amene a la contrition morale. Regnier, dans le cours de
sa vie, n'eut qu'une grande et seule affaire: ce fut d'aimer les femmes,
toutes et sans choix. Ses aveux la-dessus ne laissent rien a desirer:

  Or moy qui suis tout flame et de nuict et de jour,
  Qui n'haleine que feu, ne respire qu'amour,
  Je me laisse emporter a mes flames communes,
  Et cours souz divers vents de diverses fortunes.
  Ravy de tous objects, j'ayme si vivement
  Que je n'ay pour l'amour ny choix ny jugement.
  De toute eslection mon ame est despourveue,
  Et nul object certain ne limite ma veue.
  Toute femme m'agree...

Ennemi declare de ce qu'il appelle _l'honneur_, c'est-a-dire de la
delicatesse, preferant comme d'Aubigne l'_estre_ au _parestre_, il se
contente _d'un amour facile et de peu de defense_:

  Aymer en trop haut lieu une dame hautaine,
  C'est aymer en souci le travail et la peine,
  C'est nourrir son amour de respect et de soin.

La Fontaine etait du meme avis quand il preferait ingenument les
_Jeannetons_ aux _Climenes_. Regnier pense que le meme feu qui anime le
grand poete echauffe aussi l'ardeur amoureuse, et il ne serait nullement
fache que, chez lui, la poesie laissat tout a l'amour. On dirait qu'il
ne fait des vers qu'a son corps defendant; sa verve l'importune, et il
ne cede au genie qu'a la derniere extremite. Si c'etait en hiver du
moins, en decembre, au coin du feu, que ce maudit genie vint le lutiner!
on n'a rien de mieux a faire alors que de lui donner audience:

  Mais aux jours les plus beaux de la saison nouvelle,
  Que Zephire en ses rets surprend Flore la belle,
  Que dans l'air les oiseaux, les poissons en la mer,
  Se plaignent doucement du mal qui vient d'aymer,
  Ou bien lorsque Ceres de fourment se couronne,
  Ou que Bacchus soupire amoureux de Pomone,
  Ou lorsque le safran, la derniere des fleurs,
  Dore le Scorpion de ses belles couleurs;
  C'est alors que la verve insolemment m'outrage,
  Que la raison forcee obeit a la rage.
  Et que, sans nul respect des hommes ou du lieu,
  Il faut que j'obeisse aux fureurs de ce dieu.

Oh! qu'il aimerait bien mieux, en honnete compagnon qu'il est,

  S'egayer au repos que la campagne donne,
  Et, sans parler cure, doyen, chantre ou Sorbonne,
  D'un bon mot fait rire, en si belle saison,
  Vous, vos chiens et vos chats, et toute la maison!

On le voit, l'art, a le prendre isolement, tenait peu de place dans les
idees de Regnier; il le pratiquait pourtant, et si quelque grammairien
chicaneur le poussait sur ce terrain, il savait s'y defendre en maitre,
temoin sa belle satire neuvieme contre Malherbe et les puristes. Il y
fletrit avec une colere etincelante de poesie ces reformateurs mesquins,
ces _regratteurs de mots_, qui prisent un style plutot pour ce qui lui
manque que pour ce qu'il a, et, leur opposant le portrait d'un genie
veritable qui ne doit ses graces qu'a la nature, il se peint tout entier
dans ce vers d'inspiration:

  Les nonchalances sont ses plus grands artifices.

Deja il avait dit:

  La verve quelquefois s'egaye en la licence.

Mais la ou Regnier surtout excelle, c'est dans la connaissance de la
vie, dans l'expression des moeurs et des personnages, dans la peinture
des interieurs; ses satires sont une galerie d'admirables portraits
flamands. Son poete, son pedant, son fat, son docteur, ont trop de
saillie pour s'oublier jamais, une fois connus. Sa fameuse _Macette_,
qui est la petite-fille de _Patelin_ et l'aieule de _Tartufe_, montre
jusqu'ou le genie de Regnier eut pu atteindre sans sa fin prematuree.
Dans ce chef-d'oeuvre, une ironie amere, une vertueuse indignation,
les plus hautes qualites de poesie, ressortent du cadre etroit et des
circonstances les plus minutieusement decrites de la vie reelle. Et
comme si l'aspect de l'hypocrisie libertine avait rendu Regnier a de
plus chastes delicatesses d'amour, il nous y parle, en vers dignes de
Chenier, de

  ... la belle en qui j'ai la pensee
  D'un doux imaginer si doucement blessee,
  Qu'aymants et bien aymes, en nos doux passe-temps,
  Nous rendons en amour jaloux les plus contents.

Regnier avait le coeur honnete et bien place; a part ce que Chenier
appelle _les douces faiblesses_, il ne composait pas avec les vices.
Independant de caractere et de parler franc, il vecut a la cour et avec
les grands seigneurs, sans ramper ni flatter.

Andre de Chenier aima les femmes non moins vivement que Regnier, et d'un
amour non moins sensuel, mais avec des differences qui tiennent a son
siecle et a sa nature. Ce sont des Phrynes sans doute, du moins pour la
plupart, mais galantes et de haut ton; non plus des _Alizons_ ou des
_Jeannes_ vulgaires en de fetides reduits. Il nous introduit au boudoir
de Glycere; et la belle Amelie, et Rose a la danse nonchalante, et Julie
au rire etincelant, arrivent a la fete; l'orgie est complete et durera
jusqu'au matin. O Dieu! si Camille le savait! Qu'est-ce donc que cette
Camille si severe? Mais, dans l'une des nuits precedentes, son amant ne
l'a-t-il pas surprise elle-meme aux bras d'un rival? Telles sont les
femmes d'Andre Chenier, des Ioniennes de Milet, de belles courtisanes
grecques, et rien de plus. Il le sentait bien, et ne se livrait a elles
que par instants, pour revenir ensuite avec plus d'ardeur a l'etude,
a la poesie, a l'amitie. ≪Choque, dit-il quelque part dans une prose
energique trop peu connue[44], choque de voir les lettres si prosternees
et le genre humain ne pas songer a relever sa tete, je me livrai souvent
aux distractions et aux egarements d'une jeunesse forte et fougueuse:
mais, toujours domine par l'amour de la poesie, des lettres et de
l'etude, souvent chagrin et decourage par la fortune ou par moi-meme,
toujours soutenu par mes amis, je sentis que mes vers et ma prose,
goutes ou non, seraient mis au rang du petit nombre d'ouvrages qu'aucune
bassesse n'a fletris. Ainsi, meme dans les chaleurs de l'age et des
passions, et meme dans les instants ou la dure necessite a interrompu
mon independance, toujours occupe de ces idees favorites, et chez moi,
en voyage, le long des rues dans les promenades, meditant toujours sur
l'espoir, peut-etre insense, de voir renaitre les bonnes disciplines, et
cherchant a la fois dans les histoires et dans la nature des choses _les
causes et les effets de la perfection et de la decadence des lettres_,
j'ai cru qu'il serait bien de resserrer en un livre simple et persuasif
ce que nombre d'annees m'ont fait murir de reflexions sur ces matieres.≫
Andre Chenier nous a dit le secret de son ame: sa vie ne fut pas une vie
de plaisir, mais d'art, et tendait a se purifier de plus en plus. Il
avait bien pu, dans un moment d'amoureuse ivresse et de decouragement
moral, ecrire a de Pange:

  Sans les dons de Venus quelle serait la vie?
  Des l'instant ou Venus me doit etre ravie,
  Que je meure! Sans elle ici-bas rien n'est doux[45].

[Note 44: Premier chapitre d'un ouvrage sur les causes et les
effets de la perfection et de la decadence des lettres. (_Edit._ de M.
Robert.)]

[Note 45: Ces vers et toute la fin de l'elegie XXXIII sont une
imitation et une traduction des fragments divers qui nous restent de
l'elegiaque Mimnerme: Chenier les a enchasses dans une sorte de trame.]

Mais bientot il pensait serieusement au temps prochain ou fuiraient loin
de lui _les jours couronnes de rose_; il revait, aux bords de la Marne,
quelque retraite independante et pure, quelque _saint loisir_, ou les
beaux-arts, la poesie, la peinture (car il peignait volontiers), le
consoleraient des voluptes perdues, et ou l'entoureraient un petit
nombre d'amis de son choix. Andre Chenier avait beaucoup reflechi sur
l'amitie et y portait des idees sages, des principes surs, applicables
en tous les temps de dissidences litteraires: ≪J'ai evite, dit-il, de me
lier avec quantite de gens de bien et de merite, dont il est honorable
d'etre l'ami et utile d'etre l'auditeur, mais que d'autres circonstances
ou d'autres idees ont fait agir et penser autrement que moi. L'amitie et
la conversation familiere exigent au moins une conformite de principes:
sans cela, les disputes interminables degenerent en querelles, et
produisent l'aigreur et l'antipathie. De plus, prevoir que mes amis
auraient lu avec deplaisir ce que j'ai toujours eu dessein d'ecrire
m'eut ete amer...≫

Suivant Andre Chenier, _l'art ne fait que des vers, le coeur seul est
poete_; mais cette pensee si vraie ne le detournait pas, aux heures de
calme et de paresse, d'amasser par des etudes exquises _l'or et la soie_
qui devaient _passer en ses vers_. Lui-meme nous a devoile tous les
ingenieux secrets de sa maniere dans son poeme de _l'Invention_, et dans
la seconde de ses epitres, qui est, a la bien prendre, une admirable
satire. L'analyse la plus fine, les preceptes de composition les plus
intimes, s'y transforment sous ses doigts, s'y couronnent de grace,
y reluisent d'images, et s'y modulent comme un chant. Sur ce terrain
critique et didactique, il laisse bien loin derriere lui Boileau et le
prosaisme ordinaire de ses axiomes. Nous n'insisterons ici que sur un
point. Chenier se rattache de preference aux Grecs, de meme que Regnier
aux Latins et aux satiriques italiens modernes. Or chez les Grecs, on
le sait, la division des genres existait, bien qu'avec moins de rigueur
qu'on ne l'a voulu etablir depuis:

  La nature dicta vingt genres opposes,
  D'un fil leger entre eux, chez les Grecs, divises.
  Nul genre, s'echappant de ses bornes prescrites,
  N'aurait ose d'un autre envahir les limites;
  Et Pindare a sa lyre, en un couplet bouffon,
  N'aurait point de Marot associe le ton.

Chenier tenait donc pour la division des genres et pour l'integrite de
leurs limites; il trouvait dans Shakspeare de belles scenes, non pas une
belle piece. Il ne croyait point, par exemple, qu'on put, dans une meme
elegie, debuter dans le ton de Regnier, monter par degres, passer par
nuances a l'accent de la douleur plaintive ou de la meditation amere,
pour se reprendre ensuite a la vie reelle et aux choses d'alentour. Son
talent, il est vrai, ne reclamait pas d'ordinaire, dans la duree d'une
meme reverie, plus d'une corde et plus d'un ton. Ses emotions rapides,
qui toutes sont diverses, et toutes furent vraies un moment, rident tour
a tour la surface de son ame, mais sans la bouleverser, sans lancer les
vagues au ciel et montrer a nu le sable du fond. Il compare sa muse
jeune et legere a l'harmonieuse cigale, _amante des buissons, qui,_

  De rameaux en rameaux tour a tour reposee,
  D'un peu de fleur nourrie et d'un peu de rosee,
  S'egaie...

et s'il est triste, _si sa main imprudente a tari son tresor_, si sa
maitresse lui a ferme, ce soir-la, le _seuil inexorable_, une visite
d'ami, un sourire de _blanche voisine_, un livre entr'ouvert, un rien le
distrait, l'arrache a sa peine, et, comme il l'a dit avec une legerete
negligente:

  On pleure; mais bientot la tristesse s'envole.

Oh! quand viendront les jours de massacre, d'ingratitude et de
delaissement, qu'il n'en sera plus ainsi! Comme la douleur alors percera
avant dans son ame et en armera toutes les puissances! Comme son iambe
vengeur nous montrera d'un vers a l'autre _les enfants, les vierges
aux belles couleurs_ qui venaient de parer et de baiser l'agneau, _le
mangeant s'il est tendre_, et passera des fleurs et des rubans de la
fete aux _crocs sanglants du charnier populaire!_ Comme alors surtout
il aurait besoin de lie et de fange pour y _petrir_ tous ces _bourreaux
barbouilleurs de lois!_ Mais, avant cette formidable epoque[46], Chenier
ne sentit guere tout le parti qu'on peut tirer du laid dans l'art, ou du
moins il repugnait a s'en salir. Nous citerons un remarquable exemple ou
evidemment ce scrupule nuisit a son genie, et ou la touche de Regnier
lui fit faute. Notre poete, cedant a des considerations de fortune et de
famille, s'etait laisse attacher a l'ambassade de Londres, et il passa
dans cette ville l'hiver de 1782. Mille ennuis, mille degouts l'y
assaillirent; seul, a vingt ans, sans amis, perdu au milieu d'une
societe aristocratique, il regrettait la France et les coeurs qu'il y
avait laisses, et sa pauvrete honnete et independante[47]. C'est alors
qu'un soir, apres avoir assez mal dine a _Covent-Garden_, dans _Hood's
tavern_, comme il etait de trop bonne heure pour se presenter en aucune
societe, il se mit, au milieu du fracas, a ecrire, dans une prose forte
et simple, tout ce qui se passait en son ame: qu'il s'ennuyait, qu'il
souffrait, et d'une souffrance pleine d'amertume et d'humiliation; que
la solitude, si chere aux malheureux, est pour eux un grand mal encore
plus qu'un grand plaisir; car ils s'y exasperent, _ils y ruminent leur
fiel_, ou, s'ils finissent par se resigner, c'est decouragement et
faiblesse, c'est impuissance d'en appeler _des injustes institutions
humaines a la sainte nature primitive_; c'est, en un mot, a la facon
_des morts qui s'accoutument a porter la pierre de leur tombe, parce
qu'ils ne peuvent la soulever_;--que cette fatale resignation rend dur,
farouche, sourd aux consolations des amis, et qu'il prie le Ciel de l'en
preserver. Puis il en vient aux ridicules et aux _politesses hautaines_
de la noble societe qui daigne l'admettre, a la durete de ces grands
pour leurs inferieurs, a leur excessif attendrissement pour leurs
pareils; il raille en eux cette _sensibilite distinctive_ que Gilbert
avait deja fletrie, et il termine en ces mots cette confidence de
lui-meme a lui-meme: ≪Allons, voila une heure et demie de tuee; je m'en
vais. Je ne sais plus ce que j'ai ecrit, mais je ne l'ai ecrit que pour
moi. Il n'y a ni appret ni elegance. Cela ne sera vu que de moi, et je
suis sur que j'aurai un jour quelque plaisir a relire ce morceau de ma
triste et pensive jeunesse.≫ Oui, certes, Chenier relut plus d'une fois
ces pages touchantes, et lui _qui refeuilletait sans cesse et son ame et
sa vie_, il dut, a des heures plus heureuses, se reporter avec larmes
aux ennuis passes de son exil. Or j'ai soigneusement recherche dans ses
oeuvres les traces de ces premieres et profondes souffrances; je n'y ai
trouve d'abord que dix vers dates egalement de Londres, et du meme temps
que le morceau de prose; puis, en regardant de plus pres, l'idylle
intitulee _Liberte_ m'est revenue a la pensee, et j'ai compris que ce
berger aux noirs cheveux epars, a l'oeil farouche sous d'epais sourcils,
qui traine apres lui, dans les apres sentiers et aux bords des torrents
pierreux, ses brebis maigres et affamees; qui brise sa flute, abhorre
les chants, les danses et les sacrifices; qui repousse la plainte du
blond chevrier et maudit toute consolation, parce qu'il est esclave;
j'ai compris que ce berger-la n'etait autre que la poetique et ideale
personnification du souvenir de Londres, et de l'espece de servitude
qu'y avait subie Andre; et je me suis demande alors, tout en admirant du
profond de mon coeur cette idylle energique et sublime, s'il n'eut pas
encore mieux valu que le poete se fut mis franchement en scene; qu'il
eut ose en vers ce qui ne l'avait pas effraye dans sa prose naive; qu'il
se fut montre a nous dans cette taverne enfumee, entoure de mangeurs et
d'indifferents, accoude sur sa table, et revant,--revant a la patrie
absente, aux parents, aux amis, aux amantes, a ce qu'il y a de plus
jeune et de plus frais dans les sentiments humains; revant aux maux de
la solitude, a l'aigreur qu'elle engendre, a l'abattement ou elle nous
prosterne, a toute cette haute metaphysique de la souffrance;--pourquoi
non?--puis, revenu a terre et rentre dans la vie reelle, qu'il eut
burine en traits d'une empreinte ineffacable ces grands qui l'ecrasaient
et croyaient l'honorer de leurs insolentes faveurs; et, cela fait,
l'heure de sortir arrivee, qu'il eut fini par son coup d'oeil d'espoir
vers l'avenir, et son _forsan et hoec olim_? Ou, s'il lui deplaisait de
remanier en vers ce qui etait jete en prose, il avait en son souvenir
dix autres journees plus ou moins pareilles a celle-la, dix autres
scenes du meme genre qu'il pouvait choisir et retracer[48].

[Note 46: Pour juger Andre Chenier comme homme politique, il faut
parcourir le _Journal de Paris_ de 90 et 91; sa signature s'y retrouve
frequemment, et d'ailleurs sa marque est assez sensible.--Relire aussi
comme temoignage de ses pensees intimes et combattues, vers le meme
temps, l'admirable ode: _O Versailles, o bois, o portiques!_ etc., etc.]

[Note 47: La fierte delicate d'Andre Chenier etait telle que, durant
ce sejour a Londres, comme les fonctions d'_attache_ n'avaient rien
de bien actif et que le premier secretaire faisait tout, il s'abstint
d'abord de toucher ses appointements, et qu'il fallut qu'un jour M. de
La Luzerne trouvat cela mauvais et le dit un peu haut pour l'y decider.]

[Note 48: Dans tout ce qui precede, j'avais suppose, d'apres la
Notice et l'Edition de M. de Latouche, qu'Andre Chenier devait etre
a Londres en decembre 1782, et que les vers et la prose ou il en
maudissait le sejour etaient du meme temps et de sa premiere jeunesse.
J'avais suppose aussi (page 161) qu'il n'etait plus attache a
l'ambassade d'Angleterre aux approches de la Revolution et des 1788.
Mais les indications donnees par M. de Latouche, a cet egard, paraissent
peu exactes: une Biographie d'Andre Chenier reste a faire (1852).]

Les styles d'Andre Chenier et de Regnier, avons-nous deja dit, sont un
parfait modele de ce que notre langue permet au genie s'exprimant en
vers, et ici nous n'avons plus besoin de separer nos eloges. Chez l'un
comme chez l'autre, meme procede chaud, vigoureux et libre; meme luxe
et meme aisance de pensee, qui pousse en tous sens et se developpe
en pleine vegetation, avec tous ses embranchements de relatifs et
d'incidences entre-croisees ou pendantes; meme profusion d'irregularites
heureuses et familieres, d'idiotismes qui sentent leur fruit, graces et
ornements inexplicables qu'ont sottement emondes les grammairiens, les
rheteurs et les analystes; meme promptitude et sagacite de coup d'oeil a
suivre l'idee courante sous la transparence des images, et a ne pas la
laisser fuir, dans son court trajet de telle figure a telle autre; meme
art prodigieux enfin a mener a extremite une metaphore, a la pousser de
tranchee en tranchee, et a la forcer de rendre, sans capitulation, tout
ce qu'elle contient; a la prendre a l'etat de filet d'eau, a l'epandre,
a la chasser devant soi, a la grossir de toutes les affluences
d'alentour, jusqu'a ce qu'elle s'enfle et roule comme un grand fleuve.
Quant a la forme, a l'allure du vers dans Regnier et dans Chenier, elle
nous semble, a peu de chose pres, la meilleure possible, a savoir,
curieuse sans recherche et facile sans relachement, tour a tour
oublieuse et attentive, et temperant les agrements severes par les
graces negligeantes. Sur ce point, ils sont l'un et l'autre bien
superieurs a La Fontaine, chez qui la forme rythmique manque presque
entierement et qui n'a pour charme, de ce cote-la, que sa negligence.

Que si l'on nous demande maintenant ce que nous pretendons conclure de
ce long parallele que nous aurions pu prolonger encore; lequel d'Andre
Chenier ou de Regnier nous preferons, lequel merite la palme, a notre
gre; nous laisserons au lecteur le soin de decider ces questions et
autres pareilles, si bon lui semble. Voici seulement une reflexion
pratique qui decoule naturellement de ce qui precede, et que nous lui
soumettons: Regnier clot une epoque; Chenier en ouvre une autre. Regnier
resume en lui bon nombre de nos trouveres, Villon, Marot, Rabelais; il
y a dans son genie toute une partie d'epaisse gaiete et de bouffonnerie
joviale, qui tient aux moeurs de ces temps, et qui ne saurait etre
reproduite de nos jours. Chenier est le revelateur d'une poesie
d'avenir, et il apporte au monde une lyre nouvelle; mais il y a chez lui
des cordes qui manquent encore, et que ses successeurs ont ajoutees
ou ajouteront. Tous deux, complets en eux-memes et en leur lieu, nous
laissent aujourd'hui quelque chose a desirer. Or il arrive que chacun
d'eux possede precisement une des principales qualites qu'on regrette
chez l'autre: celui-ci, la tournure d'esprit reveuse et les _extases
choisies_; celui-la, le sentiment profond et l'expression vivante de la
realite: compares avec intelligence, rapproches avec art, ils tendent
ainsi a se completer reciproquement. Sans doute, s'il fallait se decider
entre leurs deux points de vue pris a part, et opter pour l'un a
l'exclusion de l'autre, le type d'Andre Chenier pur se concevrait encore
mieux maintenant que le type pur de Regnier; il est meme tel esprit
noble et delicat auquel tout accommodement, fut-il le mieux menage,
entre les deux genres, repugnerait comme une mesalliance, et qui aurait
difficilement bonne grace a le tenter. Pourtant, et sans vouloir eriger
notre opinion en precepte, il nous semble que comme en ce bas monde,
meme pour les reveries les plus ideales, les plus fraiches et les plus
dorees, toujours le point de depart est sur terre, comme, quoi qu'on
fasse et ou qu'on aille, la vie reelle est toujours la, avec ses
entraves et ses miseres, qui nous enveloppe, nous importune, nous excite
a mieux, nous ramene a elle, ou nous refoule ailleurs, il est bon de ne
pas l'omettre tout a fait, et de lui donner quelque trace en nos oeuvres
comme elle a trace en nos ames. Il nous semble, en un mot, et pour
revenir a l'objet de cet article, que la touche de Regnier, par exemple,
ne serait point, en beaucoup de cas, inutile pour accompagner, encadrer
et faire saillir certaines analyses de coeurs ou certains poemes de
sentiment, a la maniere d'Andre Chenier.

Aout 1829.

Dans le morceau suivant et en mainte autre occasion j'ai ete ramene a
m'occuper de Chenier: j'avais deja parle de Regnier dans le _Tableau
de la Poesie francaise au XVIe siecle_; j'en ai reparle, non sans
complaisance et apres une nouvelle lecture, dans l'_Introduction_ au
recueil des _Poetes francais_ (Gide, 1861), tome 1, page XXXI.



QUELQUES DOCUMENTS INEDITS SUR ANDRE CHENIER[49]

[Note 49: Cet article, posterieur de dix annees au precedent, acheve
et complete notre vue sur le poete; l'etude approfondie n'a fait que
verifier notre premier ideal.]

Voila tout a l'heure vingt ans que la premiere edition d'Andre Chenier
a paru; depuis ce temps, il semble que tout a ete dit sur lui; sa
reputation est faite; ses oeuvres, lues et relues, n'ont pas seulement
charme, elles ont servi de base a des theories plus ou moins ingenieuses
ou subtiles, qui elles-memes ont deja subi leur epreuve, qui
ont triomphe par un cote vrai et ont ete rabattues aux endroits
contestables. En fait de raisonnement et d'_esthetique_, nous ne
recommencerions donc pas a parler de lui, a ajouter a ce que nous avons
dit ailleurs, a ce que d'autres ont dit mieux que nous. Mais il se
trouve qu'une circonstance favorable nous met a meme d'introduire sur
son compte la seule nouveaute possible, c'est-a-dire quelque chose de
positif.

L'obligeante complaisance et la confiance de son neveu, M. Gabriel de
Chenier, nous ont permis de rechercher et de transcrire ce qui nous a
paru convenable dans le precieux residu de manuscrits qu'il possede;
c'est a lui donc que nous devons d'avoir penetre a fond dans le cabinet
de travail d'Andre, d'etre entre dans cet _atelier du fondeur_ dont il
nous parle, d'avoir explore les ebauches du peintre, et d'en pouvoir
sauver quelques pages de plus, moins inachevees qu'il n'avait semble
jusqu'ici; heureux d'apporter a notre tour aujourd'hui un nouveau petit
affluent a cette pure gloire!

Et d'abord rendons, reservons au premier editeur l'honneur et la
reconnaissance qui lui sont dus. M. de Latouche, dans son edition de
1819, a fait des manuscrits tout l'usage qui etait possible et desirable
alors; en choisissant, en elaguant avec gout, en etant sobre surtout de
fragments et d'ebauches, il a agi dans l'interet du poete et comme dans
son intention, il a servi sa gloire. Depuis lors, dans l'edition de
1833, il a ete juge possible d'introduire de nouvelles petites pieces,
de simples restes qui avaient ete negliges d'abord: c'est ce genre de
travail que nous venons poursuivre, sans croire encore l'epuiser. Il en
est un peu avec les manuscrits d'Andre Chenier comme avec le panier de
cerises de madame de Sevigne: on prend d'abord les plus belles, puis les
meilleures restantes, puis les meilleures encore, puis toutes.

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