[Note 40: En fait de mythologie, rien n'egale chez Le Brun la strophe suivante, tiree de l'ode sur _le triomphe de nos Paysages_, et que Charles Nodier aime a citer avec sourire:
La colline qui vers le pole Borne nos fertiles marais, Occupe les enfants d'Eole A broyer les dons de Ceres. Vanvres que cherit Galatee Sait du lait d'Io, d'Amalthee Epaissir les flots ecumeux; Et Sevres, d'une pure argile, Compose l'albatre fragile Ou Moka nous verse ses feux.
Tout cela pour dire: Au nord de Paris, Montmartre et ses _moulins a vent_; de l'autre cote, Vanvres, son _beurre_ et _ses fromages_; et la _porcelaine_ de Sevres! ≪Je ne crois pas, ecrivait Ginguene au redacteur du journal _le Moderateur_ (22 janvier 1790), que nous ayons beaucoup de vers a mettre au-dessus de cette strophe.≫ Et Andrieux, l'Aristarque, n'en disconvenait pas; il avouait que si tout avait ete aussi beau, il aurait fallu rendre les armes. Aujourd'hui il n'est pas un ecolier qui n'en rie. On rencontre dans le gout, aux diverses epoques, de ces veines bizarres.]
A part ce defaut, qui chez Le Brun avait degenere en une espece de tic, son style, son procede et sa maniere le rapprochent beaucoup d'Alfieri et du peintre David, auxquels il ne nous parait nullement inferieur. C'est egalement quelque chose de fort, de noble, de nu, de roide, de sec et de decharne, de grec et d'academique, un retour laborieux vers le simple et le vrai. D'un cote comme de l'autre, c'est avant tout une protestation contre le mauvais gout regnant, une gageure d'echapper aux fades pastorales et aux operas langoureux, aux Amours de Boucher et aux abbes de Watteau, aux descriptions de Saint-Lambert et aux vers musques de Bernis. L'accent declamatoire perce a tout moment dans le talent de Le Brun, lors meme que ce talent s'abandonne le plus a sa pente. Ses odes republicaines, excepte celle du _Vengeur_, semblent a bon droit communes, seches et glapissantes; elles ne lui furent peut-etre pas pour cela moins energiquement inspirees par les circonstances. C'est qu'avec beaucoup d'imagination il est naturellement peu coloriste, et qu'il a besoin, pour arriver a une expression vivante, d'evoquer, comme par un soubresaut galvanique, les etres de l'ancienne mythologie. Son pinceau maigre, quoique etincelant, joue d'ordinaire sur un fond abstrait; il ne prend guere de splendeur large que lorsque le poete songe a Buffon et retrace d'apres lui la nature. Mais un mauvais exemple que Buffon donna a Le Brun, ce fut cette habitude de retoucher et de corriger a satiete, que l'illustre auteur des _Epoques_ possedait a un haut degre, en vertu de cette patience qu'il appelait genie. On rapporte qu'il recopia ses _Epoques_ jusqu'a dix-huit fois. Le Brun faisait ainsi de ses odes. Il passa une moitie de sa vie a les remanier la plume en main, a en trier les brouillons, a les remettre au net et a en preparer une edition qui ne vint pas. Une note, placee en tete de la premiere publication du _Vengeur_, nous avertit, comme motif d'excuse ou cas singulier, que le poete a compose cette ode, de soixante-dix vers environ, en tres-peu de jours et _presque d'un seul jet_. Si Le Brun avait eu plus de temps, il aurait peut-etre trouve moyen de la gater.
En se declarant contre le mauvais gout du temps par ses epigrammes et par ses oeuvres, Le Brun ne sut pas assez en rester pur lui-meme. Sans aucune sensibilite, sans aucune disposition reveuse et tendre, il aimait ardemment les femmes, probablement a la maniere de Buffon, quoiqu'en seigneur moins suzerain et avec plus de galanterie. De la mille billets en vers a propos de rien, et, pele-mele avec ses odes, une prodigieuse quantite d'_Egles_, de _Zirphes_, de _Delphires_, de _Cephises_, de _Zelis_, et de _Zelmis_. Tantot c'est un _persiflage doux et honnete a une jeune coquette tres-aimable et tres-vaine qui m'appelait son berger dans ses lettres, et qui pretendait a tous les talents et a tous les coeurs_; tantot ce sont des vers fugitifs _sur ce que M. de Voltaire, bienfaiteur de mesdemoiselles Corneille et de Varicour, les a mariees toutes deux, apres les avoir celebrees dans ses vers_. Enfin, vers le temps d'Arcole et de Rivoli, il soutint, comme personne ne l'ignore, sa fameuse querelle avec Legouve, sur la question de savoir _si l'encre sied ou ne sied pas aux doigts de rose_.
Nous dirons un mot des elegies de Le Brun, parce que c'est pour nous une occasion de parler d'Andre Chenier, dont le nom est sur nos levres depuis le commencement de cet article, et auquel nous aspirons, comme a une source vive et fraiche dans la brulante aridite du desert. En 1763, Le Brun, age de trente-quatre ans, adressait a l'Academie de La Rochelle un discours sur Tibulle, ou on lit ce passage: ≪Peut-etre qu'au moment ou j'ecris, tel auteur, vraiment anime du desir de la gloire et dedaignant de se preter a des succes frivoles, compose dans le silence de son cabinet un de ces ouvrages qui deviennent immortels, parce qu'ils ne sont pas assez ridiculement jolis pour faire le charme des toilettes et des alcoves, et dont tout l'avenir parlera, parce que les grands du jour n'en diront rien a leurs petits soupers.≫ Andre Chenier fut cet homme; il etait ne en 1762, un an precisement avant la prediction de Le Brun. Vingt ans plus tard, on trouve les deux poetes unis entre eux par l'amitie et meme par les gouts, malgre la difference des ages. Les details de cette societe charmante, ou vivaient ensemble, vers 1782, Lebrun, Chenier, le marquis de Brazais, le chevalier de Pange, MM. de Trudaine, cette vie de campagne, aux environs de Paris, avec des excursions frequentes d'ou l'on rapportait matiere aux elegies du matin et aux confidences du soir, tout cela est reste couvert d'un voile mysterieux, grace a l'insouciance et a la discretion des editeurs. On devine pourtant et l'on reve a plaisir ce petit monde heureux, d'apres quelques epitres reciproques et quelques vers epars:
Abel, mon jeune Abel, et Trudaine et son frere, Ces vieilles amities de l'enfance premiere, Quand tous quatre muets, sous un maitre inhumain, Jadis au chatiment nous presentions la main; Et mon frere, et Le Brun, les Muses elles-memes; De Pange fugitif de ces neuf Soeurs qu'il aime: Voila le cercle entier qui, le soir quelquefois, A des vers, non sans peine obtenus de ma voix, Prete une oreille amie et cependant severe.
Le Brun dut aimer des l'abord, chez le jeune Andre, un sentiment exquis et profond de l'antique, une ame modeste, candide, independante, faite pour l'etude et la retraite; il n'avait vu en Gilbert que le _corbeau du Pinde_, il en vit dans Chenier le cygne. Un gout vif des plaisirs les unissait encore. Les amours de Le Brun avec la femme qu'il a celebree sous le nom d'Adelaide se rapportent precisement au temps dont nous parlons. Chenier, dans une delicieuse epitre, dit a sa Muse qu'il envoie au logis de son ami:
... La, ta course fidele Le trouvera peut-etre aux genoux d'une belle; S'il est ainsi, respecte un moment precieux; Sinon, tu peux entrer...
Et il ajoute sur lui-meme:
Les ruisseaux et les bois, et Venus, et l'etude, Adoucissent un peu ma triste solitude.
Tous deux ont chante leurs plaisirs et leurs peines d'amour en des elegies qui sont, a coup sur, les plus remarquables du temps[41]. Mais la victoire reste tout entiere du cote d'Andre Chenier. L'elegie de Le Brun est seche, nerveuse, vengeresse, deja sur le retour, savante dans le gout de Properce et de Callimaque; l'imitation de l'antique n'en exclut pas toujours le fade et le commun moderne. L'elegie d'Andre Chenier est molle, fraiche, blonde, gracieusement eploree, voluptueuse avec une teinte de tristesse, et chaste meme dans sa sensualite. La nature de France, les bords de la Seine, les iles de la Marne, tout ce paysage riant et varie d'alentour se mire en sa poesie comme en un beau fleuve; on sent qu'il vient de Grece, qu'il y est ne, qu'il en est plein: mais ses souvenirs d'un autre ciel se lient harmonieusement avec son emotion presente, et ne font que l'eclairer, pour ainsi dire, d'un plus doux rayon. Cette charmante mythologie que le XVIIe siecle avait defiguree en l'adoptant, et dont le jargon courait les ruelles, il la recompose, il la rajeunit avec un art admirable; il la fond merveilleusement dans la couleur de ses tableaux, dans ses analyses de coeur, et autant qu'il le faut seulement pour elever les moeurs d'alors a la poesie et a l'ideal. Mais, par malheur, cette vie de loisir et de jeunesse dura peu. La Revolution, qui brisa tant de liens, dispersa tout d'abord la petite societe choisie que nous aurions voulu peindre, et Le Brun, qui partageait les opinions ardentes de Marie-Joseph, se trouva emporte bien loin du sage Andre. On souffre a penser quel refroidissement, sans doute meme quelle aigreur, dut succeder a l'amitie fraternelle des premiers temps. Ici tout renseignement nous manque. Mais Le Brun, qui survecut treize annees a son jeune ami, n'en a parle depuis en aucun endroit; il n'a pas daigne consacrer un seul vers a sa memoire, tandis que chaque jour, a chaque heure, il aurait du s'ecrier avec larmes: ≪J'ai connu un poete, et il est mort, et vous l'avez laisse tuer, et vous l'oubliez!≫ Il est a craindre pour Le Brun que les dissentiments politiques n'aient aigri son coeur, et que l'echafaud d'Andre ne soit venu ayant la reconciliation. Pour moi, j'ai peine a croire qu'il ne fut pas au nombre de ceux dont l'infortune poete a dit avec un reproche mele de tendresse:
Que pouvaient mes amis? Oui, de leur voix cherie Un mot a travers ces barreaux Eut verse quelque baume en mon ame fletrie; De l'or peut-etre a mes bourreaux... Mais tout est precipice. Ils ont eu droit de vivre. Vivez, amis; vivez contents. En depit de Bavus soyez lents a me suivre. Peut-etre en de plus heureux temps J'ai moi-meme, a l'aspect des pleurs de l'infortune, Detourne mes regards distraits; A mon tour aujourd'hui mon malheur importune: Vivez, amis, vivez en paix[42].
[Note 41: Au livre second des odes de Le Brun, la quinzieme _A un jeune Ami_ s'adresse evidemment a Andre:
Souviens-toi des moeurs de Byzance; Digne de ton berceau, maitrise la beaute!...
Et les derniers vers de l'ode indiquent qu'elle fut composee au moment d'une rupture ou menace de rupture entre les Turcs et les Russes (1787 probablement).]
[Note 42: Il serait dur, mais pas trop invraisemblable, de conjecturer qu'en ecrivant les vers suivants (voir l'edition d'Eugene Renduel), Chenier a pu songer au jour ou il se sentit decu et blesse dans son admiration premiere pour Le Brun:
Ah! j'atteste les Cieux que j'ai voulu le croire, J'ai voulu dementir et mes yeux et l'histoire; Mais non: il n'est pas vrai que les coeurs excellents Soient les seuls en effet ou germent les talents. Un mortel peut toucher une lyre sublime, Et n'avoir qu'un coeur faible, etroit, pusillanime, Inhabile aux vertus qu'il sait si bien chanter, Ne les imiter point et les faire imiter, etc., etc.
Quoi qu'il en soit, la gloire de Le Brun, dans l'avenir, ne sera pas separee de celle d'Andre Chenier. On se souviendra qu'il l'aima longtemps, qu'il le predit, qu'il le gouta en un siecle de peu de poesie, et qu'il sentit du premier coup que ce jeune homme faisait ce que lui-meme aurait voulu faire. On lui tiendra compte de ses efforts, de ses veilles, de sa poursuite infatigable de la gloire, de la tradition lyrique qu'il soutint avec eclat, de cette flamme interieure enfin, qui ne lui echappait que par acces, et qui minait sa vie. On verra en lui un de ces hommes d'essai que la nature lance un peu au hasard, un des precurseurs aventureux du siecle dont a deja resplendi l'aurore.
Juillet 1829.
(Voir encore sur Le Brun un article essentiel dans le tome V des _Causeries du Lundi_)
MATHURIN REGNIER ET ANDRE CHENIER
Hatons-nous de le dire, ce n'est pas ici un rapprochement a antitheses, un parallele academique que nous pretendons faire. En accouplant deux hommes si eloignes par le temps ou ils ont vecu, si differents par le genre et la nature de leurs oeuvres, nous ne nous soucions pas de tirer quelques etincelles plus ou moins vives, de faire jouer a l'oeil quelques reflets de surface plus ou moins capricieux. C'est une vue essentiellement logique qui nous mene a joindre ces noms, et parce que, des deux idees poetiques dont ils sont les types admirables, l'une, sitot qu'on l'approfondit, appelle l'autre et en est le complement. Une voix pure, melodieuse et savante, un front noble et triste, le genie rayonnant de jeunesse, et, parfois, l'oeil voile de pleurs; la volupte dans toute sa fraicheur et sa decence; la nature dans ses fontaines et ses ombrages; une flute de buis, un archet d'or, une lyre d'ivoire; le beau pur, en un mot, voila Andre Chenier. Une conversation brusque, franche et a saillies; nulle preoccupation d'art, nul _quant-a-soi_; une bouche de satyre aimant encore mieux rire que mordre; de la rondeur, du bon sens; une malice exquise, par instants une amere eloquence; des recits enfumes de cuisine, de taverne et de mauvais lieux; aux mains, en guise de lyre, quelque instrument bouffon, mais non criard; en un mot, du laid et du grotesque a foison, c'est ainsi qu'on peut se figurer en gros Mathurin Regnier. Place a l'entree de nos deux principaux siecles litteraires, il leur tourne le dos et regarde le seizieme; il y tend la main aux aieux gaulois, a Montaigne, a Ronsard, a Rabelais, de meme qu'Andre Chenier, jete a l'issue de ces deux memes siecles classiques, tend deja les bras au notre, et semble le frere aine des poetes nouveaux. Depuis 1613, annee ou Regnier mourut, jusqu'en 1782, annee ou commencerent les premiers chants d'Andre Chenier, je ne vois, en exceptant les dramatiques, de poete parent de ces deux grands hommes que La Fontaine, qui en est comme un melange agreablement tempere. Rien donc de plus piquant et de plus instructif que d'etudier dans leurs rapports ces deux figures originales, a physionomie presque contraire, qui se tiennent debout en sens inverse, chacune a un isthme de notre litterature centrale, et, comblant l'espace et la duree qui les separent, de les adosser l'une a l'autre, de les joindre ensemble par la pensee, comme le Janus de notre poesie. Ce n'est pas d'ailleurs en differences et en contrastes que se passera toute cette comparaison: Regnier et Chenier ont cela de commun qu'ils sont un peu en dehors de leurs epoques chronologiques, le premier plus en arriere, le second plus en avant, et qu'ils echappent par independance aux regles artificielles qu'on subit autour d'eux. Le caractere de leur style et l'allure de leurs vers sont les memes, et abondent en qualites pareilles; Chenier a retrouve par instinct et etude ce que Regnier faisait de tradition et sans dessein; ils sont uniques en ce merite, et notre jeune ecole chercherait vainement deux maitres plus consommes dans l'art d'ecrire en vers.
Mathurin etait ne a Chartres, en Beauce, Andre, a Byzance, en Grece; tous deux se montrerent poetes des l'enfance. Tonsure de bonne heure, eleve dans le jeu de paume et le tripot de son pere qui aimait la table et le plaisir, Regnier dut au celebre abbe de Tiron, son oncle, les premiers preceptes de versification, et, des qu'il fut en age, quelques benefices qui ne l'enrichirent pas. Puis il fut attache en qualite de chapelain a l'ambassade de Rome, ne s'y amusa que mediocrement; mais, comme Rabelais avait fait, il y attaqua de preference les choses par le cote de la raillerie. A son retour, il reprit, plus que jamais, son train de vie qu'il n'avait guere interrompu en terre papale, et mourut de debauche avant quarante ans. Ne d'un savant ingenieux et d'une Grecque brillante, Andre quitta tres-jeune Byzance, sa patrie; mais il y reva souvent dans les delicieuses vallees du Languedoc, ou il fut eleve; et lorsque plus tard, entre au college de Navarre, il apprit la plus belle des langues, il semblait, comme a dit M. Villemain, se souvenir des jeux de son enfance et des chants de sa mere. Sous-lieutenant dans Angoumois, puis attache a l'ambassade de Londres, il regretta amerement sa chere independance, et n'eut pas de repos qu'il ne l'eut reconquise. Apres plusieurs voyages, retire aux environs de Paris, il commencait une vie heureuse dans laquelle l'etude et l'amitie empietaient de plus en plus sur les plaisirs, quand la Revolution eclata. Il s'y lanca avec candeur, s'y arreta a propos, y fit la part equitable au peuple et au prince, et mourut sur l'echafaud en citoyen, se frappant le front en poete. L'excellent Regnier, ne et grandi pendant les guerres civiles, s'etait endormi en bon bourgeois et en joyeux compagnon au sein de l'ordre retabli par Henri IV.
Prenant successivement les quatre ou cinq grandes idees auxquelles d'ordinaire puisent les poetes, Dieu, la nature, le genie, l'art, l'amour, la vie proprement dite, nous verrons comme elles se sont revelees aux deux hommes que nous etudions en ce moment, et sous quelle face ils ont tente de les reproduire. Et d'abord, a commencer par Dieu, _ab Jove principium_, nous trouvons, et avec regret, que cette magnifique et feconde idee est trop absente de leur poesie, et qu'elle la laisse deserte du cote du ciel. Chez eux, elle n'apparait meme pas pour etre contestee; ils n'y pensent jamais, et s'en passent, voila tout. Ils n'ont assez longtemps vecu, ni l'un ni l'autre, pour arriver, au sortir des plaisirs, a cette philosophie superieure qui releve et console. La corde de Lamartine ne vibrait pas en eux. Epicuriens et sensuels, ils me font l'effet, Regnier, d'un abbe romain, Chenier, d'un Grec d'autrefois. Chenier etait un paien aimable, croyant a Pales, a Venus, aux Muses[43]; un Alcibiade candide et modeste, nourri de poesie, d'amitie et d'amour. Sa sensibilite est vive et tendre; mais, tout en s'attristant a l'aspect de la mort, il ne s'eleve pas au-dessus des croyances de Tibulle et d'Horace:
Aujourd'hui qu'au tombeau je suis pret a descendre, Mes amis, dans vos mains je depose ma cendre. Je ne veux point, couvert d'un funebre _linceuil_, Que les pontifes saints autour de mon cercueil, Appeles aux accents de l'airain lent et sombre, De leur chant lamentable accompagnent mon ombre, Et sous des murs sacres aillent ensevelir Ma vie et ma depouille, et tout mon souvenir.
[Note 43: Je lis dans les notes d'un voyage d'Italie: ≪Vers le meme temps ou se retrouvaient a Pompei toute une ville antique et tout l'art grec et romain qui en sortait graduellement, piquante coincidence! Andre Chenier, un poete grec vivant, se retrouvait aussi. En parcourant cet admirable musee de statuaire antique a Naples, je songeais a lui; la place de sa poesie est entre toutes ces Venus, ces Ganymedes et ces Bacchus; c'est la son monde. Sa jeune _Tarentine_ y appartient exactement, et je ne cessais de l'y voir en figure.--La poesie d'Andre Chenier est l'accompagnement sur la flute et sur la lyre de tout cet art de marbre retrouve.≫]
Il aime la nature, il l'adore, et non-seulement dans ses varietes riantes, dans ses sentiers et ses buissons, mais dans sa majeste eternelle et sublime, aux Alpes, au Rhone, aux greves de l'Ocean. Pourtant l'emotion religieuse que ces grands spectacles excitent en son ame ne la fait jamais se fondre en priere _sous le poids de l'infini_. C'est une emotion religieuse et philosophique a la fois, comme Lucrece et Buffon pouvaient en avoir, comme son ami Le Brun etait capable d'en ressentir. Ce qu'il admire le plus au ciel, c'est tout ce qu'une physique savante lui en a devoile; ce sont _les mondes roulant dans les fleuves d'ether, les astres et leurs poids, leurs formes, leurs distances_:
Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses; Comme eux, astre, soudain je m'entoure de feux. Dans l'eternel concert je me place avec eux; En moi leurs doubles lois agissent et respirent; Je sens tendre vers eux mon globe qu'ils attirent: Sur moi qui les attire ils pesent a leur tour.
On dirait, chose singuliere! que l'esprit du poete se condense et se materialise a mesure qu'il s'agrandit et s'eleve. Il ne lui arrive jamais, aux heures de reverie, de voir, dans les etoiles, des _fleurs divines qui jonchent les parvis du saint lieu_, des ames heureuses qui respirent un air plus pur, et qui parlent, durant les nuits, un mysterieux langage aux ames humaines. Je lis, a ce propos, dans un ouvrage inedit, le passage suivant, qui revient a ma pensee et la complete:
≪Lamartine, assure-t-on, aime peu et n'estime guere Andre Chenier: cela se concoit. Andre Chenier, s'il vivait, devrait comprendre bien mieux Lamartine qu'il n'est compris de lui. La poesie d'Andre Chenier n'a point de religion ni de mysticisme; c'est, en quelque sorte, le paysage dont Lamartine a fait le ciel, paysage d'une infinie variete et d'une immortelle jeunesse, avec ses forets verdoyantes, ses bles, ses vignes, ses monts, ses prairies et ses fleuves; mais le ciel est au-dessus, avec son azur qui change a chaque heure du jour, avec ses horizons indecis, ses _ondoyantes lueurs du matin et du soir_, et la nuit, avec ses fleurs d'or, _dont le lis est jaloux_. Il est vrai que du milieu du paysage, tout en s'y promenant ou couche a la renverse sur le gazon, on jouit du ciel et de ses merveilleuses beautes, tandis que l'oeil humain, du haut des nuages, l'oeil d'Elie sur son char, ne verrait en bas la terre que comme une masse un peu confuse. Il est vrai encore que le paysage reflechit le ciel dans ses eaux, dans la goutte de rosee, aussi bien que dans le lac immense, tandis que le dome du ciel ne reflechit pas les images projetees de la terre. Mais, apres tout, le ciel est toujours le ciel, et rien n'en peut abaisser la hauteur.≫ Ajoutez, pour etre juste, que le ciel qu'on voit du milieu du paysage d'Andre Chenier, ou qui s'y reflechit, est un ciel pur, serein, etoile, mais physique, et que la terre apercue par le poete sacre, de dessus son char de feu, toute confuse qu'elle parait, est deja une terre plus que terrestre pour ainsi dire, harmonieuse, ondoyante, baignee de vapeurs, et idealisee par la distance.
Au premier abord, Regnier semble encore moins religieux que Chenier. Sa profession ecclesiastique donne aux ecarts de sa conduite un caractere plus serieux, et en apparence plus significatif. On peut se demander si son libertinage ne s'appuyait pas d'une impiete systematique, et s'il n'avait pas appris de quelque abbe romain l'atheisme, assez en vogue en Italie vers ce temps-la. De plus, Regnier, qui avait vu dans ses voyages de grands spectacles naturels, ne parait guere s'en etre emu. La campagne, le silence, la solitude et tout ce qui ramene plus aisement l'ame a elle-meme et a Dieu, font place, en ses vers, au fracas des rues de Paris, a l'odeur des tavernes et des cuisines, aux allees infectes des plus miserables taudis. Pourtant Regnier, tout epicurien et debauche qu'on le connait, est revenu, vers la fin et par acces, a des sentiments pieux et a des repentirs pleins de larmes. Quelques sonnets, un fragment de poeme sacre et des stances en font temoignage. Il est vrai que c'est par ses douleurs physiques et par les aiguillons de ses maux qu'il semble surtout amene a la contrition morale. Regnier, dans le cours de sa vie, n'eut qu'une grande et seule affaire: ce fut d'aimer les femmes, toutes et sans choix. Ses aveux la-dessus ne laissent rien a desirer:
Or moy qui suis tout flame et de nuict et de jour, Qui n'haleine que feu, ne respire qu'amour, Je me laisse emporter a mes flames communes, Et cours souz divers vents de diverses fortunes. Ravy de tous objects, j'ayme si vivement Que je n'ay pour l'amour ny choix ny jugement. De toute eslection mon ame est despourveue, Et nul object certain ne limite ma veue. Toute femme m'agree...
Ennemi declare de ce qu'il appelle _l'honneur_, c'est-a-dire de la delicatesse, preferant comme d'Aubigne l'_estre_ au _parestre_, il se contente _d'un amour facile et de peu de defense_:
Aymer en trop haut lieu une dame hautaine, C'est aymer en souci le travail et la peine, C'est nourrir son amour de respect et de soin.
La Fontaine etait du meme avis quand il preferait ingenument les _Jeannetons_ aux _Climenes_. Regnier pense que le meme feu qui anime le grand poete echauffe aussi l'ardeur amoureuse, et il ne serait nullement fache que, chez lui, la poesie laissat tout a l'amour. On dirait qu'il ne fait des vers qu'a son corps defendant; sa verve l'importune, et il ne cede au genie qu'a la derniere extremite. Si c'etait en hiver du moins, en decembre, au coin du feu, que ce maudit genie vint le lutiner! on n'a rien de mieux a faire alors que de lui donner audience:
Mais aux jours les plus beaux de la saison nouvelle, Que Zephire en ses rets surprend Flore la belle, Que dans l'air les oiseaux, les poissons en la mer, Se plaignent doucement du mal qui vient d'aymer, Ou bien lorsque Ceres de fourment se couronne, Ou que Bacchus soupire amoureux de Pomone, Ou lorsque le safran, la derniere des fleurs, Dore le Scorpion de ses belles couleurs; C'est alors que la verve insolemment m'outrage, Que la raison forcee obeit a la rage. Et que, sans nul respect des hommes ou du lieu, Il faut que j'obeisse aux fureurs de ce dieu.
Oh! qu'il aimerait bien mieux, en honnete compagnon qu'il est,
S'egayer au repos que la campagne donne, Et, sans parler cure, doyen, chantre ou Sorbonne, D'un bon mot fait rire, en si belle saison, Vous, vos chiens et vos chats, et toute la maison!
On le voit, l'art, a le prendre isolement, tenait peu de place dans les idees de Regnier; il le pratiquait pourtant, et si quelque grammairien chicaneur le poussait sur ce terrain, il savait s'y defendre en maitre, temoin sa belle satire neuvieme contre Malherbe et les puristes. Il y fletrit avec une colere etincelante de poesie ces reformateurs mesquins, ces _regratteurs de mots_, qui prisent un style plutot pour ce qui lui manque que pour ce qu'il a, et, leur opposant le portrait d'un genie veritable qui ne doit ses graces qu'a la nature, il se peint tout entier dans ce vers d'inspiration:
Les nonchalances sont ses plus grands artifices.
Deja il avait dit:
La verve quelquefois s'egaye en la licence.
Mais la ou Regnier surtout excelle, c'est dans la connaissance de la vie, dans l'expression des moeurs et des personnages, dans la peinture des interieurs; ses satires sont une galerie d'admirables portraits flamands. Son poete, son pedant, son fat, son docteur, ont trop de saillie pour s'oublier jamais, une fois connus. Sa fameuse _Macette_, qui est la petite-fille de _Patelin_ et l'aieule de _Tartufe_, montre jusqu'ou le genie de Regnier eut pu atteindre sans sa fin prematuree. Dans ce chef-d'oeuvre, une ironie amere, une vertueuse indignation, les plus hautes qualites de poesie, ressortent du cadre etroit et des circonstances les plus minutieusement decrites de la vie reelle. Et comme si l'aspect de l'hypocrisie libertine avait rendu Regnier a de plus chastes delicatesses d'amour, il nous y parle, en vers dignes de Chenier, de
... la belle en qui j'ai la pensee D'un doux imaginer si doucement blessee, Qu'aymants et bien aymes, en nos doux passe-temps, Nous rendons en amour jaloux les plus contents.
Regnier avait le coeur honnete et bien place; a part ce que Chenier appelle _les douces faiblesses_, il ne composait pas avec les vices. Independant de caractere et de parler franc, il vecut a la cour et avec les grands seigneurs, sans ramper ni flatter.
Andre de Chenier aima les femmes non moins vivement que Regnier, et d'un amour non moins sensuel, mais avec des differences qui tiennent a son siecle et a sa nature. Ce sont des Phrynes sans doute, du moins pour la plupart, mais galantes et de haut ton; non plus des _Alizons_ ou des _Jeannes_ vulgaires en de fetides reduits. Il nous introduit au boudoir de Glycere; et la belle Amelie, et Rose a la danse nonchalante, et Julie au rire etincelant, arrivent a la fete; l'orgie est complete et durera jusqu'au matin. O Dieu! si Camille le savait! Qu'est-ce donc que cette Camille si severe? Mais, dans l'une des nuits precedentes, son amant ne l'a-t-il pas surprise elle-meme aux bras d'un rival? Telles sont les femmes d'Andre Chenier, des Ioniennes de Milet, de belles courtisanes grecques, et rien de plus. Il le sentait bien, et ne se livrait a elles que par instants, pour revenir ensuite avec plus d'ardeur a l'etude, a la poesie, a l'amitie. ≪Choque, dit-il quelque part dans une prose energique trop peu connue[44], choque de voir les lettres si prosternees et le genre humain ne pas songer a relever sa tete, je me livrai souvent aux distractions et aux egarements d'une jeunesse forte et fougueuse: mais, toujours domine par l'amour de la poesie, des lettres et de l'etude, souvent chagrin et decourage par la fortune ou par moi-meme, toujours soutenu par mes amis, je sentis que mes vers et ma prose, goutes ou non, seraient mis au rang du petit nombre d'ouvrages qu'aucune bassesse n'a fletris. Ainsi, meme dans les chaleurs de l'age et des passions, et meme dans les instants ou la dure necessite a interrompu mon independance, toujours occupe de ces idees favorites, et chez moi, en voyage, le long des rues dans les promenades, meditant toujours sur l'espoir, peut-etre insense, de voir renaitre les bonnes disciplines, et cherchant a la fois dans les histoires et dans la nature des choses _les causes et les effets de la perfection et de la decadence des lettres_, j'ai cru qu'il serait bien de resserrer en un livre simple et persuasif ce que nombre d'annees m'ont fait murir de reflexions sur ces matieres.≫ Andre Chenier nous a dit le secret de son ame: sa vie ne fut pas une vie de plaisir, mais d'art, et tendait a se purifier de plus en plus. Il avait bien pu, dans un moment d'amoureuse ivresse et de decouragement moral, ecrire a de Pange:
Sans les dons de Venus quelle serait la vie? Des l'instant ou Venus me doit etre ravie, Que je meure! Sans elle ici-bas rien n'est doux[45].
[Note 44: Premier chapitre d'un ouvrage sur les causes et les effets de la perfection et de la decadence des lettres. (_Edit._ de M. Robert.)]
[Note 45: Ces vers et toute la fin de l'elegie XXXIII sont une imitation et une traduction des fragments divers qui nous restent de l'elegiaque Mimnerme: Chenier les a enchasses dans une sorte de trame.]
Mais bientot il pensait serieusement au temps prochain ou fuiraient loin de lui _les jours couronnes de rose_; il revait, aux bords de la Marne, quelque retraite independante et pure, quelque _saint loisir_, ou les beaux-arts, la poesie, la peinture (car il peignait volontiers), le consoleraient des voluptes perdues, et ou l'entoureraient un petit nombre d'amis de son choix. Andre Chenier avait beaucoup reflechi sur l'amitie et y portait des idees sages, des principes surs, applicables en tous les temps de dissidences litteraires: ≪J'ai evite, dit-il, de me lier avec quantite de gens de bien et de merite, dont il est honorable d'etre l'ami et utile d'etre l'auditeur, mais que d'autres circonstances ou d'autres idees ont fait agir et penser autrement que moi. L'amitie et la conversation familiere exigent au moins une conformite de principes: sans cela, les disputes interminables degenerent en querelles, et produisent l'aigreur et l'antipathie. De plus, prevoir que mes amis auraient lu avec deplaisir ce que j'ai toujours eu dessein d'ecrire m'eut ete amer...≫
Suivant Andre Chenier, _l'art ne fait que des vers, le coeur seul est poete_; mais cette pensee si vraie ne le detournait pas, aux heures de calme et de paresse, d'amasser par des etudes exquises _l'or et la soie_ qui devaient _passer en ses vers_. Lui-meme nous a devoile tous les ingenieux secrets de sa maniere dans son poeme de _l'Invention_, et dans la seconde de ses epitres, qui est, a la bien prendre, une admirable satire. L'analyse la plus fine, les preceptes de composition les plus intimes, s'y transforment sous ses doigts, s'y couronnent de grace, y reluisent d'images, et s'y modulent comme un chant. Sur ce terrain critique et didactique, il laisse bien loin derriere lui Boileau et le prosaisme ordinaire de ses axiomes. Nous n'insisterons ici que sur un point. Chenier se rattache de preference aux Grecs, de meme que Regnier aux Latins et aux satiriques italiens modernes. Or chez les Grecs, on le sait, la division des genres existait, bien qu'avec moins de rigueur qu'on ne l'a voulu etablir depuis:
La nature dicta vingt genres opposes, D'un fil leger entre eux, chez les Grecs, divises. Nul genre, s'echappant de ses bornes prescrites, N'aurait ose d'un autre envahir les limites; Et Pindare a sa lyre, en un couplet bouffon, N'aurait point de Marot associe le ton.
Chenier tenait donc pour la division des genres et pour l'integrite de leurs limites; il trouvait dans Shakspeare de belles scenes, non pas une belle piece. Il ne croyait point, par exemple, qu'on put, dans une meme elegie, debuter dans le ton de Regnier, monter par degres, passer par nuances a l'accent de la douleur plaintive ou de la meditation amere, pour se reprendre ensuite a la vie reelle et aux choses d'alentour. Son talent, il est vrai, ne reclamait pas d'ordinaire, dans la duree d'une meme reverie, plus d'une corde et plus d'un ton. Ses emotions rapides, qui toutes sont diverses, et toutes furent vraies un moment, rident tour a tour la surface de son ame, mais sans la bouleverser, sans lancer les vagues au ciel et montrer a nu le sable du fond. Il compare sa muse jeune et legere a l'harmonieuse cigale, _amante des buissons, qui,_
De rameaux en rameaux tour a tour reposee, D'un peu de fleur nourrie et d'un peu de rosee, S'egaie...
et s'il est triste, _si sa main imprudente a tari son tresor_, si sa maitresse lui a ferme, ce soir-la, le _seuil inexorable_, une visite d'ami, un sourire de _blanche voisine_, un livre entr'ouvert, un rien le distrait, l'arrache a sa peine, et, comme il l'a dit avec une legerete negligente:
On pleure; mais bientot la tristesse s'envole.
Oh! quand viendront les jours de massacre, d'ingratitude et de delaissement, qu'il n'en sera plus ainsi! Comme la douleur alors percera avant dans son ame et en armera toutes les puissances! Comme son iambe vengeur nous montrera d'un vers a l'autre _les enfants, les vierges aux belles couleurs_ qui venaient de parer et de baiser l'agneau, _le mangeant s'il est tendre_, et passera des fleurs et des rubans de la fete aux _crocs sanglants du charnier populaire!_ Comme alors surtout il aurait besoin de lie et de fange pour y _petrir_ tous ces _bourreaux barbouilleurs de lois!_ Mais, avant cette formidable epoque[46], Chenier ne sentit guere tout le parti qu'on peut tirer du laid dans l'art, ou du moins il repugnait a s'en salir. Nous citerons un remarquable exemple ou evidemment ce scrupule nuisit a son genie, et ou la touche de Regnier lui fit faute. Notre poete, cedant a des considerations de fortune et de famille, s'etait laisse attacher a l'ambassade de Londres, et il passa dans cette ville l'hiver de 1782. Mille ennuis, mille degouts l'y assaillirent; seul, a vingt ans, sans amis, perdu au milieu d'une societe aristocratique, il regrettait la France et les coeurs qu'il y avait laisses, et sa pauvrete honnete et independante[47]. C'est alors qu'un soir, apres avoir assez mal dine a _Covent-Garden_, dans _Hood's tavern_, comme il etait de trop bonne heure pour se presenter en aucune societe, il se mit, au milieu du fracas, a ecrire, dans une prose forte et simple, tout ce qui se passait en son ame: qu'il s'ennuyait, qu'il souffrait, et d'une souffrance pleine d'amertume et d'humiliation; que la solitude, si chere aux malheureux, est pour eux un grand mal encore plus qu'un grand plaisir; car ils s'y exasperent, _ils y ruminent leur fiel_, ou, s'ils finissent par se resigner, c'est decouragement et faiblesse, c'est impuissance d'en appeler _des injustes institutions humaines a la sainte nature primitive_; c'est, en un mot, a la facon _des morts qui s'accoutument a porter la pierre de leur tombe, parce qu'ils ne peuvent la soulever_;--que cette fatale resignation rend dur, farouche, sourd aux consolations des amis, et qu'il prie le Ciel de l'en preserver. Puis il en vient aux ridicules et aux _politesses hautaines_ de la noble societe qui daigne l'admettre, a la durete de ces grands pour leurs inferieurs, a leur excessif attendrissement pour leurs pareils; il raille en eux cette _sensibilite distinctive_ que Gilbert avait deja fletrie, et il termine en ces mots cette confidence de lui-meme a lui-meme: ≪Allons, voila une heure et demie de tuee; je m'en vais. Je ne sais plus ce que j'ai ecrit, mais je ne l'ai ecrit que pour moi. Il n'y a ni appret ni elegance. Cela ne sera vu que de moi, et je suis sur que j'aurai un jour quelque plaisir a relire ce morceau de ma triste et pensive jeunesse.≫ Oui, certes, Chenier relut plus d'une fois ces pages touchantes, et lui _qui refeuilletait sans cesse et son ame et sa vie_, il dut, a des heures plus heureuses, se reporter avec larmes aux ennuis passes de son exil. Or j'ai soigneusement recherche dans ses oeuvres les traces de ces premieres et profondes souffrances; je n'y ai trouve d'abord que dix vers dates egalement de Londres, et du meme temps que le morceau de prose; puis, en regardant de plus pres, l'idylle intitulee _Liberte_ m'est revenue a la pensee, et j'ai compris que ce berger aux noirs cheveux epars, a l'oeil farouche sous d'epais sourcils, qui traine apres lui, dans les apres sentiers et aux bords des torrents pierreux, ses brebis maigres et affamees; qui brise sa flute, abhorre les chants, les danses et les sacrifices; qui repousse la plainte du blond chevrier et maudit toute consolation, parce qu'il est esclave; j'ai compris que ce berger-la n'etait autre que la poetique et ideale personnification du souvenir de Londres, et de l'espece de servitude qu'y avait subie Andre; et je me suis demande alors, tout en admirant du profond de mon coeur cette idylle energique et sublime, s'il n'eut pas encore mieux valu que le poete se fut mis franchement en scene; qu'il eut ose en vers ce qui ne l'avait pas effraye dans sa prose naive; qu'il se fut montre a nous dans cette taverne enfumee, entoure de mangeurs et d'indifferents, accoude sur sa table, et revant,--revant a la patrie absente, aux parents, aux amis, aux amantes, a ce qu'il y a de plus jeune et de plus frais dans les sentiments humains; revant aux maux de la solitude, a l'aigreur qu'elle engendre, a l'abattement ou elle nous prosterne, a toute cette haute metaphysique de la souffrance;--pourquoi non?--puis, revenu a terre et rentre dans la vie reelle, qu'il eut burine en traits d'une empreinte ineffacable ces grands qui l'ecrasaient et croyaient l'honorer de leurs insolentes faveurs; et, cela fait, l'heure de sortir arrivee, qu'il eut fini par son coup d'oeil d'espoir vers l'avenir, et son _forsan et hoec olim_? Ou, s'il lui deplaisait de remanier en vers ce qui etait jete en prose, il avait en son souvenir dix autres journees plus ou moins pareilles a celle-la, dix autres scenes du meme genre qu'il pouvait choisir et retracer[48].
[Note 46: Pour juger Andre Chenier comme homme politique, il faut parcourir le _Journal de Paris_ de 90 et 91; sa signature s'y retrouve frequemment, et d'ailleurs sa marque est assez sensible.--Relire aussi comme temoignage de ses pensees intimes et combattues, vers le meme temps, l'admirable ode: _O Versailles, o bois, o portiques!_ etc., etc.]
[Note 47: La fierte delicate d'Andre Chenier etait telle que, durant ce sejour a Londres, comme les fonctions d'_attache_ n'avaient rien de bien actif et que le premier secretaire faisait tout, il s'abstint d'abord de toucher ses appointements, et qu'il fallut qu'un jour M. de La Luzerne trouvat cela mauvais et le dit un peu haut pour l'y decider.]
[Note 48: Dans tout ce qui precede, j'avais suppose, d'apres la Notice et l'Edition de M. de Latouche, qu'Andre Chenier devait etre a Londres en decembre 1782, et que les vers et la prose ou il en maudissait le sejour etaient du meme temps et de sa premiere jeunesse. J'avais suppose aussi (page 161) qu'il n'etait plus attache a l'ambassade d'Angleterre aux approches de la Revolution et des 1788. Mais les indications donnees par M. de Latouche, a cet egard, paraissent peu exactes: une Biographie d'Andre Chenier reste a faire (1852).]
Les styles d'Andre Chenier et de Regnier, avons-nous deja dit, sont un parfait modele de ce que notre langue permet au genie s'exprimant en vers, et ici nous n'avons plus besoin de separer nos eloges. Chez l'un comme chez l'autre, meme procede chaud, vigoureux et libre; meme luxe et meme aisance de pensee, qui pousse en tous sens et se developpe en pleine vegetation, avec tous ses embranchements de relatifs et d'incidences entre-croisees ou pendantes; meme profusion d'irregularites heureuses et familieres, d'idiotismes qui sentent leur fruit, graces et ornements inexplicables qu'ont sottement emondes les grammairiens, les rheteurs et les analystes; meme promptitude et sagacite de coup d'oeil a suivre l'idee courante sous la transparence des images, et a ne pas la laisser fuir, dans son court trajet de telle figure a telle autre; meme art prodigieux enfin a mener a extremite une metaphore, a la pousser de tranchee en tranchee, et a la forcer de rendre, sans capitulation, tout ce qu'elle contient; a la prendre a l'etat de filet d'eau, a l'epandre, a la chasser devant soi, a la grossir de toutes les affluences d'alentour, jusqu'a ce qu'elle s'enfle et roule comme un grand fleuve. Quant a la forme, a l'allure du vers dans Regnier et dans Chenier, elle nous semble, a peu de chose pres, la meilleure possible, a savoir, curieuse sans recherche et facile sans relachement, tour a tour oublieuse et attentive, et temperant les agrements severes par les graces negligeantes. Sur ce point, ils sont l'un et l'autre bien superieurs a La Fontaine, chez qui la forme rythmique manque presque entierement et qui n'a pour charme, de ce cote-la, que sa negligence.
Que si l'on nous demande maintenant ce que nous pretendons conclure de ce long parallele que nous aurions pu prolonger encore; lequel d'Andre Chenier ou de Regnier nous preferons, lequel merite la palme, a notre gre; nous laisserons au lecteur le soin de decider ces questions et autres pareilles, si bon lui semble. Voici seulement une reflexion pratique qui decoule naturellement de ce qui precede, et que nous lui soumettons: Regnier clot une epoque; Chenier en ouvre une autre. Regnier resume en lui bon nombre de nos trouveres, Villon, Marot, Rabelais; il y a dans son genie toute une partie d'epaisse gaiete et de bouffonnerie joviale, qui tient aux moeurs de ces temps, et qui ne saurait etre reproduite de nos jours. Chenier est le revelateur d'une poesie d'avenir, et il apporte au monde une lyre nouvelle; mais il y a chez lui des cordes qui manquent encore, et que ses successeurs ont ajoutees ou ajouteront. Tous deux, complets en eux-memes et en leur lieu, nous laissent aujourd'hui quelque chose a desirer. Or il arrive que chacun d'eux possede precisement une des principales qualites qu'on regrette chez l'autre: celui-ci, la tournure d'esprit reveuse et les _extases choisies_; celui-la, le sentiment profond et l'expression vivante de la realite: compares avec intelligence, rapproches avec art, ils tendent ainsi a se completer reciproquement. Sans doute, s'il fallait se decider entre leurs deux points de vue pris a part, et opter pour l'un a l'exclusion de l'autre, le type d'Andre Chenier pur se concevrait encore mieux maintenant que le type pur de Regnier; il est meme tel esprit noble et delicat auquel tout accommodement, fut-il le mieux menage, entre les deux genres, repugnerait comme une mesalliance, et qui aurait difficilement bonne grace a le tenter. Pourtant, et sans vouloir eriger notre opinion en precepte, il nous semble que comme en ce bas monde, meme pour les reveries les plus ideales, les plus fraiches et les plus dorees, toujours le point de depart est sur terre, comme, quoi qu'on fasse et ou qu'on aille, la vie reelle est toujours la, avec ses entraves et ses miseres, qui nous enveloppe, nous importune, nous excite a mieux, nous ramene a elle, ou nous refoule ailleurs, il est bon de ne pas l'omettre tout a fait, et de lui donner quelque trace en nos oeuvres comme elle a trace en nos ames. Il nous semble, en un mot, et pour revenir a l'objet de cet article, que la touche de Regnier, par exemple, ne serait point, en beaucoup de cas, inutile pour accompagner, encadrer et faire saillir certaines analyses de coeurs ou certains poemes de sentiment, a la maniere d'Andre Chenier.
Aout 1829.
Dans le morceau suivant et en mainte autre occasion j'ai ete ramene a m'occuper de Chenier: j'avais deja parle de Regnier dans le _Tableau de la Poesie francaise au XVIe siecle_; j'en ai reparle, non sans complaisance et apres une nouvelle lecture, dans l'_Introduction_ au recueil des _Poetes francais_ (Gide, 1861), tome 1, page XXXI.
QUELQUES DOCUMENTS INEDITS SUR ANDRE CHENIER[49]
[Note 49: Cet article, posterieur de dix annees au precedent, acheve et complete notre vue sur le poete; l'etude approfondie n'a fait que verifier notre premier ideal.]
Voila tout a l'heure vingt ans que la premiere edition d'Andre Chenier a paru; depuis ce temps, il semble que tout a ete dit sur lui; sa reputation est faite; ses oeuvres, lues et relues, n'ont pas seulement charme, elles ont servi de base a des theories plus ou moins ingenieuses ou subtiles, qui elles-memes ont deja subi leur epreuve, qui ont triomphe par un cote vrai et ont ete rabattues aux endroits contestables. En fait de raisonnement et d'_esthetique_, nous ne recommencerions donc pas a parler de lui, a ajouter a ce que nous avons dit ailleurs, a ce que d'autres ont dit mieux que nous. Mais il se trouve qu'une circonstance favorable nous met a meme d'introduire sur son compte la seule nouveaute possible, c'est-a-dire quelque chose de positif.
L'obligeante complaisance et la confiance de son neveu, M. Gabriel de Chenier, nous ont permis de rechercher et de transcrire ce qui nous a paru convenable dans le precieux residu de manuscrits qu'il possede; c'est a lui donc que nous devons d'avoir penetre a fond dans le cabinet de travail d'Andre, d'etre entre dans cet _atelier du fondeur_ dont il nous parle, d'avoir explore les ebauches du peintre, et d'en pouvoir sauver quelques pages de plus, moins inachevees qu'il n'avait semble jusqu'ici; heureux d'apporter a notre tour aujourd'hui un nouveau petit affluent a cette pure gloire!
Et d'abord rendons, reservons au premier editeur l'honneur et la reconnaissance qui lui sont dus. M. de Latouche, dans son edition de 1819, a fait des manuscrits tout l'usage qui etait possible et desirable alors; en choisissant, en elaguant avec gout, en etant sobre surtout de fragments et d'ebauches, il a agi dans l'interet du poete et comme dans son intention, il a servi sa gloire. Depuis lors, dans l'edition de 1833, il a ete juge possible d'introduire de nouvelles petites pieces, de simples restes qui avaient ete negliges d'abord: c'est ce genre de travail que nous venons poursuivre, sans croire encore l'epuiser. Il en est un peu avec les manuscrits d'Andre Chenier comme avec le panier de cerises de madame de Sevigne: on prend d'abord les plus belles, puis les meilleures restantes, puis les meilleures encore, puis toutes. |
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