2014년 10월 29일 수요일

Portraits litteraires 5

Portraits litteraires 5


Priere confuse et muette,
  Effusion de saints desirs,
  Quel luth se fera l'interprete
  De ces sanglots, de ces soupirs?
  Qui demelera le mystere
  De ce coeur qui ne peut se taire,
  Et qui pourtant n'a point de voix?
  Qui dira le sens des murmures
  Qu'eveille a travers les ramures
  Le vent d'automne dans les bois?

  C'etait une offrande avec plainte,
  Comme Abraham en sut offrir;
  C'etait une derniere etreinte
  Pour l'enfant qu'on a vu nourrir;
  C'etait un retour sur lui-meme,
  Pecheur releve d'anatheme,
  Et sur les erreurs du passe;
  Un cri vers le Juge sublime,
  Pour qu'en faveur de la victime
  Tout le reste fut efface.

  C'etait un reve d'innocence,
  Et qui le faisait sangloter,
  De penser que, des son enfance,
  Il aurait pu ne pas quitter
  Port-Royal et son doux rivage,
  Son vallon calme dans l'orage,
  Refuge propice aux devoirs;
  Ses chataigniers aux larges ombres,
  Au dedans les corridors sombres,
  La solitude des parloirs.

  Oh! si, les yeux mouilles encore,
  Ressaisissant son luth dormant,
  Il n'a pas dit, a voix sonore,
  Ce qu'il sentait en ce moment;
  S'il n'a pas raconte, poete,
  Son ame pudique et discrete,
  Son holocauste et ses combats,
  Le Maitre qui tient la balance
  N'a compris que mieux son silence:
  O mortels, ne le blamez pas!

  Celui qu'invoquent nos prieres
  Ne fait pas descendre les pleurs
  Pour etinceler aux paupieres,
  Ainsi que la rosee aux fleurs;
  Il ne fait pas sous son haleine
  Palpiter la poitrine humaine,
  Pour en tirer d'aimables sons;
  Mais sa rosee est fecondante;
  Mais son haleine, immense, ardente,
  Travaille a fondre nos glacons.

  Qu'importent ces chants qu'on exhale,
  Ces harpes autour du saint lieu;
  Que notre voix soit la cymbale
  Marchant devant l'arche de Dieu;
  Si l'ame, trop tot consolee,
  Comme une veuve non voilee
  Dissipe ce qu'il faut sentir;
  Si le coupable prend le change,
  Et tout ce qu'il paye en louange,
  S'il le retranche au repentir?

Les derniers sentiments exprimes dans cette piece ne furent point
etrangers a l'ame de Racine. Dans un tres-beau cantique _sur la
Charite_, imite de saint Paul, il dit lui-meme, en des termes assez
semblables, et dont notre ami parait s'etre souvenu:

  En vain je parlerais le langage des Anges,
  En vain, mon Dieu, de tes louanges
  Je remplirois tout l'univers:
  Sans amour ma gloire n'egale
  Que la gloire de la cymbale,
  Qui d'un vain bruit frappe les airs.

Si maintenant l'on m'objecte que cette theorie conjecturale serait
admissible peut-etre si Racine n'avait pas fait _Athalie_, mais
qu'_Athalie_ seule repond victorieusement a tout et revele dans le poete
un genie essentiellement dramatique, je repliquerai a mon tour qu'en
admirant beaucoup _Athalie_, je ne lui reconnais point tant de portee;
que la quantite d'elevation, d'energie et de sublime qui s'y trouve ne
me parait pas du tout depasser ce qu'il en faut pour reussir dans le
haut lyrique, dans la grande poesie religieuse, dans l'hymne, et qu'a
mon gre cette magnifique tragedie atteste seulement chez Racine des
qualites fortes et puissantes qui couronnaient dignement sa tendresse
habituelle.

L'examen un peu approfondi du style de Racine nous ramenera
involontairement aux memes conclusions sur la nature et la vocation de
son talent. Qu'est-ce, en effet, qu'un style dramatique? C'est quelque
chose de simple, de familier, de vif, d'entrecoupe, qui se deploie et se
brise, qui monte et redescend, qui change sans effort en passant d'un
personnage a l'autre, et varie dans le meme personnage selon les moments
de la passion. On se rencontre, on cause, on plaisante; puis l'ironie
s'aiguise, puis la colere se gonfle, et voila que le dialogue ressemble
a la lutte etincelante de deux serpents entrelaces. Les gestes, les
inflexions de voix et les sinuosites du discours sont en parfaite
harmonie; les hasards naturels, les particularites journalieres d'une
conversation qui s'anime, se reproduisent en leur lieu. Auguste est
assis avec Cinna dans son cabinet et lui parle longuement; chaque fois
que Cinna veut l'interrompre, l'empereur l'apaise d'autorite, etend la
main, ralentit sa parole, le fait rasseoir et continue. Le jeu de Talma,
c'etait tout le style dramatique mis en dehors et traduit aux yeux.--Les
personnages du drame, vivant de la vie reelle comme tout le monde,
doivent en rappeler a chaque instant les details et les habitudes.
_Hier, aujourd'hui, demain_, sont des mots tres-significatifs pour eux.
Les plus chers souvenirs dont se nourrit leur passion favorite leur
apparaissent au complet avec une singuliere vivacite dans les moindres
circonstances. Il leur echappe souvent de dire: _Tel jour, a telle
heure, en tel endroit_. L'amour dont une ame est pleine, et qui cherche
un langage, s'empare de tout ce qui l'entoure, en tire des images, des
comparaisons sans nombre, en fait jaillir des sources imprevues de
tendresse. Juliette, au balcon, croit entendre le chant de l'alouette,
et presse son jeune epoux de partir; mais Romeo veut que ce soit le
rossignol qu'on entend, afin de rester encore.

La douleur est superstitieuse; l'ame, en ses moments extremes, a de
singuliers retours; elle semble, avant de quitter cette vie, s'y
rattacher a plaisir par les fils les plus delies et les plus fragiles.
Desdemona, emue du vague pressentiment de sa fin, revient toujours, sans
savoir pourquoi, a _une chanson de Saule_ que lui chantait dans son
enfance une vieille esclave qu'avait sa mere. C'est ainsi que le lyrique
meme, grace aux details naifs qui le retiennent et le fixent dans la
realite, ne fait pas hors-d'oeuvre, et concourt directement a l'effet
dramatique.

Le pittoresque epique, le descriptif pompeux sied mal au style du drame;
mais sans se mettre expres a decrire, sans etaler sa toile pour peindre,
il est tel mot de pure causerie qui, jete comme au hasard, va nous
donner la couleur des lieux et preciser d'avance le theatre ou se
deploiera la passion. Duncan arrive avec sa suite au chateau de Macbeth;
il en trouve le site agreable, et Banco lui fait remarquer qu'il y a des
nids de martinets a chaque frise et a chaque creneau: preuve, dit-il,
que l'air est salubre en cet endroit. Shakspeare abonde en traits
pareils; les tragiques grecs en offriraient egalement. Racine n'en a
jamais.

Le style de Racine se presente, des l'abord, sous une teinte assez
uniforme d'elegance et de poesie; rien ne s'y detache particulierement.
Le procede en est d'ordinaire analytique et abstrait; chaque personnage
principal, au lieu de repandre sa passion au dehors en ne faisant qu'un
avec elle, regarde le plus souvent cette passion au dedans de lui-meme,
et la raconte par ses paroles telle qu'il la voit au sein de ce monde
interieur, au sein de ce _moi_, comme disent les philosophes: de la une
maniere generale d'exposition et de recit qui suppose toujours dans
chaque heros ou chaque heroine un certain loisir pour s'examiner
prealablement; de la encore tout un ordre d'images delicates, et un
tendre coloris de demi-jour, emprunte a une savante metaphysique du
coeur; mais peu ou point de realite, et aucun de ces details qui nous
ramenent a l'aspect humain de cette vie. La poesie de Racine elude les
details, les dedaigne, et quand elle voudrait y atteindre, elle semble
impuissante a les saisir. Il y a dans _Bajazet_ un passage, entre
autres, fort admire de Voltaire: Acomat explique a Osmin comment, malgre
les defenses rigoureuses du serail, Roxane et Bajazet ont pu se voir et
s'aimer:

  Peut-etre il te souvient qu'un recit peu fidele
  De la more d'Amurat fit courir la nouvelle.
  La sultane, a ce bruit feignant de s'effrayer,
  Par des cris douloureux eut soin de l'appuyer.
  Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblerent;
  De l'heureux Bajazet les gardes se troublerent:
  Et les dons achevant d'ebranler leur devoir,
  Leurs captifs dans ce trouble oserent s'entrevoir.

Au lieu d'une explication nette et circonstanciee de la rencontre, comme
tout cela est touche avec precaution! comme le mot propre est habilement
evince! _les esclaves tremblerent! les gardes se troublerent!_ Que
d'efforts en pure perte! que d'elegances deplacees dans la bouche severe
du grand-vizir!--Monime a voulu s'etrangler avec son bandeau, ou, comme
dit Racine, _faire un affreux lien d'un sacre diademe_; elle apostrophe
ce diademe en vers enchanteurs que je me garderai bien de blamer. Je
noterai seulement que, dans la colere et le mepris dont elle accable
ce _fatal tissu_, elle ne l'ose nommer qu'en termes generaux et avec
d'exquises injures. Il resulte de cette perpetuelle necessite de
noblesse et d'elegance que s'impose le poete, que lorsqu'il en vient
a quelques-unes de ces parties de transition qu'il est impossible de
relever et d'ennoblir, son vers inevitablement deroge, et peut alors
sembler prosaique par comparaison avec le ton de l'ensemble. Chamfort
s'est amuse a noter dans _Esther_ le petit nombre de vers qu'il croit
entaches de prosaisme. Au reste, Racine a tellement pris garde a ce
genre de reproche, qu'au risque de violer les convenances dramatiques,
il a su preter des paroles pompeuses ou fleuries a ses personnages les
plus subalternes comme a ses heros les plus acheves. Il traite ses
confidentes sur le meme pied que ses reines; Arcas s'exprime tout aussi
majestueusement qu'Agamemnon. M. Villemain a deja remarque que, dans
Euripide, le vieillard qui tient la place d'Arcas n'a qu'un langage
simple, non figure, conforme a sa condition d'esclave: ≪Pourquoi donc
sortir de votre tente, o roi Agamemnon, lorsque autour de nous tout est
assoupi dans un calme profond, lorsqu'on n'a point encore releve la
sentinelle qui veille sur les retranchements?≫ Et c'est Agamemnon qui
dit: ≪Helas! on n'entend ni le chant des oiseaux, ni le bruit de la mer;
le silence regne sur l'Euripe.≫ Dans Racine au contraire, Arcas prend
les devants en poesie, et il est le premier a s'ecrier:

  Mais tout dort, et l'armee, et les vents, et Neptune.

Chez Euripide, le vieillard a vu Agamemnon dans tout le desordre d'une
nuit de douleur; il l'a vu allumer un flambeau, ecrire une lettre
et l'effacer, y imprimer le cachet et le rompre, jeter a terre ses
tablettes et verser un torrent de larmes. Racine fils avoue avec candeur
qu'on peut regretter dans l'Iphigenie francaise cette vive peinture
de l'Agamemnon grec; mais Euripide n'avait pas craint d'entrer dans
l'interieur de la tente du heros, et de nommer certaines choses de la
vie par leur nom[29].

[Note 29: Euripide d'ailleurs ne s'etait pas fait faute, on le voit,
de quelques anachronismes de moeurs et de moyens. On n'ecrivait pas de
lettres au siege de Troie; il n'est jamais question d'ecriture dans
Homere; mais les Grecs songeaient plus aux convenances dramatiques qu'a
l'exactitude historique.]

Le procede continu d'analyse dont Racine fait usage, l'elegance
merveilleuse dont il revet ses pensees, l'allure un peu solennelle et
arrondie de sa phrase, la melodie cadencee de ses vers, tout contribue
a rendre son style tout a fait distinct de la plupart des styles
franchement et purement dramatiques. Talma, qui, dans ses dernieres
annees, en etait venu a donner a ses roles, surtout a ceux que lui
fournissait Corneille, une simplicite d'action, une familiarite
saisissante et sublime, l'aurait vainement essaye pour les heros de
Racine; il eut meme ete coupable de briser la declamation soutenue de
leur discours, et de ramener a la causerie ce beau vers un peu chante.
Est-ce a dire pourtant que le caractere dramatique manque entierement a
cette maniere de faire parler des personnages? Loin de notre pensee un
tel blaspheme! Le style de Racine convient a ravir au genre de drame
qu'il exprime, et nous offre un compose parfait des memes qualites
heureuses. Tout s'y tient avec art, rien n'y jure et ne sort du ton;
dans cet ideal complet de delicatesse et de grace, Monime, en verite,
aurait bien tort de parler autrement. C'est une conversation douce et
choisie, d'un charme croissant, une confidence penetrante et pleine
d'emotion, comme on se figure qu'en pouvait suggerer au poete le
commerce paisible de cette societe ou une femme ecrivait _la Princesse
de Cleves_; c'est un sentiment intime, unique, expansif, qui se mele a
tout, s'insinue partout, qu'on retrouve dans chaque soupir, dans chaque
larme, et qu'on respire avec l'air. Si l'on passe brusquement des
tableaux de Rubens a ceux de M. Ingres, comme on a l'oeil rempli de
l'eclatante variete pittoresque du grand maitre flamand, on ne voit
d'abord dans l'artiste francais qu'un ton assez uniforme, une teinte
diffuse de pale et douce lumiere. Mais qu'on approche de plus pres et
qu'on observe avec soin: mille nuances fines vont eclore sous le regard;
mille intentions savantes vont sortir de ce tissu profond et serre; on
ne peut plus en detacher ses yeux. C'est le cas de Racine lorsqu'on
vient a lui en quittant Moliere ou Shakspeare: il demande alors plus
que jamais a etre regarde de tres-pres et longtemps; ainsi seulement
on surprendra les secrets de sa maniere: ainsi, dans l'atmosphere du
sentiment principal qui fait le fond de chaque tragedie, on verra
se dessiner et se mouvoir les divers caracteres avec leurs traits
personnels; ainsi, les differences d'accentuation, fugitives et tenues,
deviendront saisissables, et preteront une sorte de verite relative au
langage de chacun; on saura avec precision jusqu'a quel point Racine est
dramatique, et dans quel sens il ne l'est pas.

Racine a fait _les Plaideurs_; et, dans cette admirable farce, il a
tellement atteint du premier coup le vrai style de la comedie, qu'on
peut s'etonner qu'il s'en soit tenu a cet essai. Comment n'a-t-il pas
devine, se dit involontairement la critique questionneuse de nos jours,
que l'emploi de ce style sincerement dramatique, qu'il venait de derober
a Moliere, n'etait pas limite a la comedie; que la passion la plus
serieuse pouvait s'en servir et l'elever jusqu'a elle? Comment ne
s'est-il pas rappele que le style de Corneille, en bien des endroits
pathetiques, ne differe pas essentiellement de celui de Moliere? il ne
s'agissait que d'achever la fusion; l'oeuvre de reforme dramatique qui
se poursuit maintenant sous nos yeux eut ete des lors accomplie.--C'est
que, sans doute, dans la tragedie telle qu'il la concevait, Racine
n'avait nullement besoin de ce franc et libre langage; c'est que _les
Plaideurs_ ne furent jamais qu'une debauche de table, un accident
de cabaret dans sa vie litteraire; c'est que d'invincibles prejuges
s'opposent toujours a ces fusions si simples que combine a son aise la
critique apres deux siecles. Du temps de Racine, Fenelon, son ami, son
admirateur, et qui semble un de ses parents les plus proches par le
genie, ecrivait de Moliere: ≪En pensant bien, il parle souvent mal. Il
se sert des phrases les plus forcees et les moins naturelles. Terence
dit en quatre mots, avec la plus elegante simplicite, ce que celui-ci ne
dit qu'avec une multitude de metaphores qui approchent du galimatias.
J'aime bien mieux sa prose que ses vers. Par exemple, l'_Avare_ est
moins mal ecrit que les pieces qui sont en vers: il est vrai que la
versification francoise l'a gene; il est vrai meme qu'il a mieux reussi
pour les vers dans l'_Amphitryon_, ou il a pris la liberte de faire des
vers irreguliers. Mais en general il me paroit, jusque dans sa prose,
ne parler point assez simplement pour exprimer toutes les passions.≫ Il
faut se souvenir que l'auteur de cet etrange jugement avait la maniere
d'ecrire la plus antipathique a Moliere qui se puisse imaginer. Il etait
doux, fleuri, agreablement subtil, epris des antiques chimeres, doue des
signes gracieux de l'avenir; et sa prose, _encor qu'un peu trainante_,
ne ressemblait pas mal a ces beaux vieillards divins dont il nous parle
souvent, a longue barbe plus blanche que la neige, et qui, soutenus d'un
baton d'ivoire, s'acheminaient lentement au milieu des bocages vers un
temple du plus pur marbre de Paros. Quoi qu'il en soit, il enoncait a
coup sur, dans cette lettre a l'Academie, l'opinion de plus d'un esprit
delicat, de plus d'un academicien de son temps, et Racine lui-meme se
serait probablement entendu avec lui pour critiquer sur beaucoup de
points la diction de Moliere.

La sienne est scrupuleuse, irreprochable, et tout l'eloge qu'on a
coutume de faire du style de Racine en general doit s'appliquer sans
reserve a sa diction. Nul n'a su mieux que lui la valeur des mots, le
pouvoir de leur position et de leurs alliances, l'art des transitions,
_ce chef-d'oeuvre le plus difficile de la poesie_, comme lui disait
Boileau; on peut voir la-dessus leur correspondance. En se tenant a un
vocabulaire un peu restreint, Racine a multiplie les combinaisons et les
ressources. On remarquera que dans ses tours il conserve par moments des
traces legeres d'une langue anterieure a la sienne, et je trouve pour
mon compte un charme infini a ces idiotismes trop peu nombreux qui
lui ont valu d'etre souligne quelquefois par les critiques du dernier
siecle.

En somme, et ceci soit dit pour dernier mot, il y aurait injustice,
ce me semble, a traiter Racine autrement que tous les vrais poetes de
genie, a lui demander ce qu'il n'a pas, a ne pas le prendre pour ce
qu'il est, a ne pas accepter, en le jugeant, les conditions de sa
nature. Son style est complet en soi, aussi complet que son drame
lui-meme; ce style est le produit d'une organisation rare et flexible,
modifiee par une education continuelle et par une multitude de
circonstances sociales qui ont pour jamais disparu; il est, autant
qu'aucun autre, et a force de finesse, sinon avec beaucoup de saillie,
marque au coin d'une individualite distincte, et nous retrace presque
partout le profil noble, tendre et melancolique de l'homme avec la
date du temps. D'ou il resulte aussi que vouloir eriger ce style en
_style-modele_, le professer a tout propos et en toute occurrence, y
rapporter toutes les autres manieres comme a un type invariable, c'est
bien peu le comprendre et l'admirer bien superficiellement, c'est le
renfermer tout entier dans ses qualites de grammaire et de diction. Nous
croyons faire preuve d'un respect mieux entendu en declarant le style de
Racine, comme celui de La Fontaine et de Bossuet, digne sans doute d'une
eternelle etude, mais impossible, mais inutile a imiter, et surtout
d'une forme peu applicable au drame nouveau, precisement parce qu'il
nous parait si bien approprie a un genre de tragedie qui n'est plus.

Janvier 1830.



SUR LA REPRISE DE BERENICE AU THEATRE-FRANCAIS.

(Janvier 1844.)

Il y avait quelque hardiesse a revenir de nos jours a _Berenice_, et
cette hardiesse pourtant, a la bien prendre, etait de celles qui doivent
reussir. On peut considerer meme que le moment present et propice etait
tout trouve. Le gout a des flux et des reflux bizarres; ce sont des
courants qu'il faut suivre et qu'il ne faut pas craindre d'epuiser.
Apres Moscow et la retraite de Russie, disait le spirituel M. de
Stendhal, _Iphigenie en Aulide_ devait sembler une bien moins bonne
tragedie et un peu tiede; il voulait dire qu'apres les grandes scenes et
les emotions terribles de nos revolutions et de nos guerres, il y
avait urgence d'introduire sur le theatre un peu plus de mouvement et
d'interet present. Mais aujourd'hui, apres tant de bouleversements qui
ont eu lieu sur la scene, et de telles tentatives aventureuses dont on
parait un peu lasse, _Iphigenie_ redevient de mise, elle reprend a son
tour toute sa vivacite et son coloris charmant. On en a tant vu, qu'un
peu de langueur meme repose, rafraichit et fait l'effet plutot de
ranimer. Apres les drames compliques qui ont mis en oeuvre tant de
machines, l'extreme simplicite retrouve des chances de plaire; apres _la
Tour de Nesle_ et _les Mysteres de Paris_ (je les range parmi les
drames a machines), c'est bien le moins qu'on essaie d'_Ariane_ et de
_Berenice_.

Au milieu de l'ensemble si magnifique et si harmonieux de l'oeuvre
de Racine, _Berenice_ a droit de compter pour beaucoup. Certes, nous
n'irons pas l'elever au nombre de ses chefs-d'oeuvre: on sait l'ordre
et la suite ou ceux-ci viennent se ranger. Un homme de talent qui a
particulierement etudie Racine, et qui s'y connait a fond en matiere
dramatique, classait ainsi, l'autre jour, devant moi, les tragedies
du grand poete: _Athalie_, _Iphigenie_, _Andromaque_, _Phedre_ et
_Britannicus_. Je crois meme qu'a titre de piece achevee et accomplie,
de tragedie parfaite offrant le groupe dans toute sa beaute, il mettait
_Iphigenie_ au-dessus des autres, et la qualifiait le chef-d'oeuvre
de l'art sur notre theatre. Mais, quoi qu'il en soit, la hauteur
d'_Athalie_ compense et emporte tout. _Berenice_ ne saurait se citer
aupres de ces cinq productions hors de pair; elle ne soutiendrait meme
pas le parallele avec les autres pieces relativement secondaires,
telles que _Mithridate_ et _Bajazet_, et pourtant elle a sa grace bien
particuliere, son cachet racinien. Je distinguerai dans les ouvrages
de tout grand auteur ceux qu'il a faits selon son gout propre et son
faible, et ceux dans lesquels le travail et l'effort l'ont porte a un
ideal superieur. _Berenice_, bien que commandee par Madame, me semble
tout a fait dans le gout secret et selon la pente naturelle de Racine;
c'est du Racine pur, un peu faible si l'on veut, du Racine qui
s'abandonne, qui oublie Boileau, qui pense surtout a la Champmesle,
et compose une musique pour cette douce voix. On raconte que Boileau,
apprenant que Racine s'etait engage a traiter ce sujet sur la demande
de la duchesse d'Orleans, s'ecria: ≪Si je m'y etais trouve, je l'aurais
bien empeche de donner sa parole.≫ Mais on assure aussi que Racine
aimait mieux cette piece que ses autres tragedies, qu'il avait pour elle
cette predilection que Corneille portait a son _Attila_. Je n'admets
qu'a demi la similitude, mais je crois volontiers a la predilection.
Cela devait etre. _Berenice_, chez lui, c'est la veine secrete, la veine
du milieu.

On a quelquefois regrette que Racine n'eut pas fait d'elegies; mais
qu'est-ce donc dans ses pieces que ces roles delicats, parfois un peu
pales comme Aricie, bien souvent passionnes et enchanteurs, Atalide,
Monime, et surtout Berenice?

_Berenice_ peut etre dite une charmante et melodieuse faiblesse dans
l'oeuvre de Racine, comme la Champmesle le fut dans sa vie.

Il ne faudrait pas que de telles faiblesses, si gracieuses qu'elles
semblent par exception, revinssent trop souvent; elles affecteraient
l'oeuvre entiere d'une teinte trop particuliere et qui aurait sa
monotonie, sa fadeur. Le talent a ses inclinations qu'il doit consulter,
qu'il doit suivre, qu'il doit diriger et aussi reprimer mainte fois.
Dans l'ordre poetique comme dans l'ordre moral, la grandeur est au prix
de l'effort, de la lutte et de la constance; l'ideal habite les hauts
sommets. On oublie trop de nos jours ce devoir impose au talent; sous
pretexte de _lyrisme_, chacun s'abandonne a sa pente, et l'on n'atteint
pas a l'oeuvre derniere dont on eut ete capable. Aux epoques tout a fait
saines et excellentes, les choses ne se pratiquent pas ainsi. Ce n'est
pas contrarier son talent et aller contre Minerve que de se resserrer,
de se restreindre sur quelques points, de viser a s'elever et a
s'agrandir sur certains autres. Dans le beau siecle dont nous parlons,
ce devoir rigoureux, cet avertissement attentif et salutaire se
personnifiait dans une figure vivante, et s'appelait Boileau. Il est bon
que la conscience interieure que chaque talent porte naturellement
en soi prenne ainsi forme au dehors et se represente a temps dans la
personne d'un ami, d'un juge assidu qu'on respecte; il n'y a plus moyen
de l'oublier ni de l'eluder. Moliere, le grand comique, etait sujet a
se repandre et a se distraire dans les delicieuses mais surabondantes
bouffonneries des Dandin, des Scapin, des Sganarelle; il aurait pu s'y
attarder trop longtemps et ne pas tenter son plus admirable effort.
Despreaux, c'est-a-dire la conscience litteraire, eleva la voix, et l'on
eut a son moment _le Misanthrope_. Ainsi de La Fontaine, qu'il fallut
tirer de ses dizains et de ses contes ou il se complaisait si aisement,
pour l'appliquer a ses fables et lui faire porter ses plus beaux
fruits. Ainsi de Racine lui-meme qui, au sortir des douceurs premieres,
s'elevait a Burrhus et aspirait a _Phedre_. Il retomba cette fois, il
fit _Berenice_ sans Boileau, comme il s'etait cache, enfant, de ses
maitres pour lire le roman d'Heliodore.

Mais ce n'est la qu'une raison de plus pour nous de surprendre la fibre
a nu et de penetrer en ce point le plus recule du coeur. Une personne,
un talent, ne sont pas bien connus a fond, tant qu'on n'a pas touche ce
point-la. De meme qu'on dit qu'il faut passer tout un ete a Naples et
un hiver a Saint-Petersbourg, de meme, quand on aborde Racine, il faut
aller franchement jusqu'a _Berenice_.

La piece se donna pour la premiere fois sur le theatre de l'hotel
de Bourgogne, le 21 novembre 1670; elle eut d'abord plus de trente
representations, un succes de larmes, des brochures critiques pour et
contre, des parodies bouffonnes au Theatre-Italien, enfin tout ce qui
constitue les honneurs de la vogue. On lit partout l'anecdote de son
origine, l'ordre de Madame, ce duel poetique et galant de Racine et
de Corneille, la defaite de ce dernier. Mais independamment des
circonstances particulieres qui favoriserent le premier succes, et sur
lesquelles nous reviendrons, il faut reconnaitre que Racine a su tirer
d'un sujet si simple une piece d'un interet durable, puisque toutes
les fois, dit Voltaire, qu'il s'est rencontre un acteur et une actrice
dignes de ces roles de Titus et de Berenice, le public a retrouve les
applaudissements et les larmes. Du moins cela se passa ainsi jusqu'aux
annees de Voltaire. En aout 1724, la reprise de _Berenice_ a la
Comedie-Francaise fut extremement goutee. Mademoiselle Le Couvreur,
Quinault l'aine et Quinault Du Fresne, jouaient les trois roles
qu'avaient autrefois remplis mademoiselle de Champmesle, Floridor, et le
mari de la Champmesle. Les memes acteurs redonnerent moins heureusement
la piece en 1728. Mais surtout la tradition a conserve un vif souvenir
du triomphe de mademoiselle Gaussin en novembre 1752: telle fut sa magie
d'expression dans le personnage de cette reine attendrissante, que le
factionnaire meme, place sur la scene, laissa, dit-on, tomber son arme
et pleura[30]. _Berenice_ reparut encore trois fois en decembre 1782 et
janvier 1783; ce fut son dernier soupir au XVIIIe siecle[31]. Avant la
reprise actuelle, elle avait ete representee en dernier lieu le 7 et
le 13 fevrier 1807, c'est-a-dire il y a trente-sept ans. Mademoiselle
George jouait Berenice, Damas jouait Titus, et Talma Antiochus. La piece
ne fut donnee alors que deux fois. Le prestige dont parle Voltaire avait
cesse, et Geoffroy, qui a le langage un peu cru, nous dit: ≪Il est
constant que _Berenice_ n'a point fait pleurer a cette representation,
mais qu'elle a fait bailler; toutes les dissertations litteraires ne
sauraient detruire un fait aussi notoire.≫ Talma pourtant goutait ce
role d'Antiochus ou celui de Titus, tel qu'il le concevait, et il en
disait, ainsi que de Nicomede, que c'etaient de ces roles a jouer deux
fois par an, donnant a entendre par la que ce ton modere, et assez
loin du haut tragique, detend et repose[32]. La reprise d'aujourd'hui a
reussi; on n'est pas tout a fait revenu aux larmes, mais on accorde de
vrais applaudissements. Jean-Jacques a raconte qu'il assista un jour a
une representation de _Berenice_ avec d'Alembert, et que la piece leur
fit a tous deux un plaisir _auquel ils s'attendaient peu_. Il y a eu de
cette agreable surprise pour plus d'un spectateur d'aujourd'hui; a
la lecture, on n'y voit guere qu'une ravissante elegie; a la
representation, quelques-unes des qualites dramatiques se retrouvent, et
l'interet, sans aller jamais au comble, ne languit pas.

[Note 30: Il y eut cinq representations coup sur coup dans la seconde
quinzaine de novembre, en tout sept. Les chiffres conserves des recettes
ne repondent pas tout a fait a cette haute renommee de succes. Il faut
croire a ce succes pourtant, d'apres l'impression qui en est restee;
La Harpe, dans le chapitre de son _Cours de Litterature_ ou il juge
l'oeuvre, se plait a rappeler le nom de Gaussin comme inseparable de
celui de Berenice.]

[Note 31: _L'Annee litteraire_ (1783, tome I, page 137) constate
un certain succes et en parle comme nous le ferions nous-meme, en
l'opposant aux succes plus bruyants du jour. Il put encore y avoir,
quelques annees apres, un retour de _Berenice_ par mademoiselle
Desgarcins. J'en entends parler, mais sans pouvoir saisir l'instant.]

[Note 32: Il fut question encore d'une reprise en 1812; les roles
etaient meme deja distribues entre mademoiselle Duchesnois, Talma et
Lafon. Talma aurait joue Titus; mais les choses en resterent la. On
ne concoit pas, en effet, que la representation eut ete possible sous
l'Empire apres le _divorce_; on y aurait vu trop d'allusions.]


Erudits comme nous le sommes devenus et occupes de la couleur
historique, il y a pour nous, dans la representation actuelle de
_Berenice_, un interet d'etude et de souvenir. Voila donc une de ces
pieces qui charmaient et enlevaient la jeune cour de Louis XIV a son
heure la plus brillante, et l'on s'en demande les raisons, et, tout
en jouissant du charme quelque peu amolli des vers, on se reporte aux
allusions d'autrefois. Elles etaient nombreuses dans _Berenice_, elles
s'y croisaient en mille reflets, et il y a plaisir a croire les deviner
encore. Voltaire, avec son tact rapide, a tres-bien indique la plus
essentielle et la plus voisine de l'inspiration premiere. ≪Henriette
d'Angleterre, belle-soeur de Louis XIV, dit-il, voulut que Racine
et Corneille fissent chacun une tragedie des adieux de Titus et de
Berenice. Elle crut qu'une victoire obtenue sur l'amour le plus vrai et
le plus tendre ennoblissait le sujet, et en cela elle ne se trompait
pas; mais elle avait encore un interet secret a voir cette victoire
representee sur le theatre: elle se ressouvenait des sentiments qu'elle
avait eus longtemps pour Louis XIV et du gout vif de ce prince pour
elle. Le danger de cette passion, la crainte de mettre le trouble dans
la famille royale, les noms de beau-frere et de belle-soeur mirent un
frein a leurs desirs; mais il resta toujours dans leurs coeurs une
inclination secrete, toujours chere a l'un et a l'autre. Ce sont ces
sentiments qu'elle voulut voir developpes sur la scene autant pour
sa consolation que pour son amusement.≫ On sait en effet, par
l'interessante histoire qu'a tracee d'elle madame de La Fayette, combien
Madame et son royal beau-frere s'etaient aimes dans cette nuance aimable
qui laisse la limite confuse et qui prete surtout au reve, a la poesie.
L'adorable princesse qui put dire a son lit de mort a Monsieur: _Je ne
vous ai jamais manque_, aimait pourtant a se jouer dans les mille trames
gracieuses qui se compliquaient autour d'elle, et a s'enchanter du recit
de ce qu'elle inspirait. Racine, un peu plus que Corneille sans doute,
dut penetrer dans ses arriere-pensees; il est permis pourtant de croire
que ce que nous savons aujourd'hui assez au net par les revelations
posthumes etait beaucoup plus recouvert dans le moment meme, et qu'en
acceptant le sujet d'une si belle main, le poete ne sut pas au juste
combien l'intention tenait au coeur. Ses allusions, a lui, paraissent
s'etre plutot reportees au souvenir deja eloigne de Marie de Mancini,
laquelle, dix annees auparavant, avait pu dire au jeune roi a la veille
de la rupture: _Ah! Sire, vous etes roi; vous pleurez! et je pars!_

  Vous etes empereur, Seigneur, et vous pleurez!
  .............................................
  ...........Vous m'aimez, vous me le soutenez:
  Et cependant je pars! et vous me l'ordonnez!

Il y avait dans le rapport general des situations, dans une rupture
egalement motivee sur les devoirs souverains et sur l'inviolable majeste
du rang, assez de points de ressemblance pour captiver a l'antique
histoire une cour si spirituelle, si empressee, et avant tout idolatre
de son roi. Mais d'autres lueurs, d'autres reflets rapides et non pas
les moins touchants, venaient en quelque sorte se jouer a la traverse.
Lorsqu'en effet on representa, en novembre 1670, la piece desiree et
inspiree par Madame, cette princesse si chere a tous n'existait plus
depuis quelques mois; _Madame etait morte!_ Or qu'on veuille songer a
tout ce qu'ajoutait son souvenir a l'oeuvre ou sa pensee etait entree
pour une si grande part. Les sentiments discrets qu'elle avait nourris
circulaient deja plus librement, trahis par la mort; ils s'echappaient
comme en vagues eclairs sur cette trame si fine; son ame aimable y
respirait; les allusions devenaient, pour ainsi dire, a double fond.
Tendresse, delicatesse et sacrifice, on n'en perdait rien, on saisissait
tout, on pressentait vite, en ce monde et sous ce regne de La Valliere.

C'est ainsi qu'il convient de revoir les oeuvres en leur lieu pour les
apprecier. Je relisais l'autre jour la brochure de M. Guillaume de
Schlegel, dans laquelle il compare la _Phedre_ de Racine et celle
d'Euripide; il y exprime admirablement le genre de beaute de celle-ci,
ce caractere chaste et sacre de l'Hippolyte, qu'il assimile avec
grandeur au Meleagre et a l'Apollon antiques. Mais cette intelligence
attentive, cette elevation penetrante qui s'applique si bien a
demontrer, a reconstituer a nos yeux les chefs-d'oeuvre de la Grece,
l'eloquent critique ne daigne pas en faire usage a notre egard, et il
nous en laisse le soin sous pretexte d'incompetence, mais en realite
comme l'estimant un peu au-dessous de sa sphere. D'autres que lui,
d'eminents et ingenieux critiques que chacun sait, ont a leur tour
repris la tache et repare la breche avec honneur. Sans doute la
tragedie francaise, si l'on excepte _Polyeucte_ et _Athalie_, n'est pas
exactement du meme ordre que l'antique; celle-ci egale la beaute et
l'austerite de la statuaire; elle nous apparait debout apres des
siecles, et a travers toutes les mutilations, dans une attitude unique,
immortelle. Notre tragedie, a nous, est, si j'ose ainsi dire, d'un
_cran_ plus bas; elle s'attaque particulierement au coeur et a ses
sentiments delicats et delies jusqu'au sein de la passion; elle
s'encadre avec la societe, non plus avec le temple; elle vit a l'infini
sur des luttes, sur des scrupules interieurs nes du christianisme ou de
la chevalerie, et des longtemps elabores par une elite polie et galante.
Mais la aussi se retrouvent la verite, l'elevation, un genre de beaute;
seulement il s'agit presque d'un art different. Ce n'est plus au groupe
de la statuaire antique et a cette premiere grandeur qu'on a affaire; ce
sont plutot des tableaux finis qu'il s'agit, meme a distance, de voir
dans leur cadre et dans leur jour. Un homme qui sent l'antiquite non
moins que M. de Schlegel, et par les parties egalement augustes, M.
Quatremere de Quincy, a fait comprendre a merveille que les statues, les
objets d'art de la Grece, ranges et classes dans nos musees, n'avaient
ni tout leur prix ni leur vrai sens; que, voues avant tout a une
destination publique et le plus souvent sacree, c'etait dans cet
encadrement primitif qu'il fallait les replacer en idee et les
concevoir. Pourquoi l'intelligence critique ne consentirait-elle pas au
meme effort equitable pour apprecier convenablement des oeuvres moins
hautes sans doute, plus delicates souvent, sociales au plus haut degre,
et qu'il suffit de reculer legerement dans un passe encore peu lointain,
pour y ressaisir toutes les justesses et toutes les graces? Si jamais
piece reclama a bon droit chez le spectateur ce jeu quelque peu
complaisant de l'imagination et du souvenir, c'est a coup sur
_Berenice_; mais cette complaisance n'exige pas un effort bien penible,
et l'on n'a pas trop a se plaindre, apres tout, d'etre simplement
oblige, pour subir le charme, de se ressouvenir de Madame, de ces belles
annees d'un grand regne, des _nuits enflammees_ et des _festons_ ou
les chiffres mysterieux s'entrelacaient. Quel moment en effet dans une
societe que celui ou des sentiments si nobles, si delicats, disons
meme si subtils, et qui courraient presque risque de nous echapper
aujourd'hui, etaient saisis unanimement par un cercle avide qu'ils
occupaient aussitot et passionnaient! _Berenice_ est de ces oeuvres qui
honorent bien moins un poete qu'une epoque.

Mme de La Fayette, qui etait de ce cercle, et au premier rang, a ecrit
d'_Esther_, cette autre tragedie commandee bien plus tard, cette autre
Juive aimable et qui correspond dans l'ordre religieux a sa premiere
soeur, que c'etait une _comedie de couvent_. J'accepte le mot sans
defaveur, et je dirai a mon tour de _Berenice_ que c'est moins une
tragedie qu'une comedie de coeur, une comedie-roman, contemporaine de
_Zayde_, et qui allait donner le ton a _la Princesse de Cleves_:

Dans l'exquise preface qu'il a mise a sa piece, Racine rapproche son
heroine de Didon et voit de la ressemblance entre elles, sauf le
poignard et le bucher. Mais Berenice ne me fait pas tout a fait
l'impression de Didon; la nuance est plus douce, on sent des l'abord, et
malgre toutes les menaces, qu'elle ne se tuera pas; elle languira, elle
palira dans l'absence, elle s'en ira lentement mourir de son ennui.
L'Ariane de Thomas Corneille me rend bien plus le desespoir de Didon.
Berenice, qui est si peu Juive, est deja chretienne, c'est-a-dire
resignee: elle retournera en sa Palestine, et y rencontrera peut-etre
quelque disciple des apotres qui lui indiquera le chemin de la Croix.

Berenice entre en scene comme aurait fait La Valliere, si elle eut ose;
elle entre le coeur tout plein de son amour, empressee de se derober a
la foule des courtisans, ne pensant qu'a l'objet aime, n'aimant en lui
que lui-meme. Elle a besoin d'en parler a quelqu'un, d'epancher sa
reconnaissance, de repeter en cent facons dans ses discours ce nom adore
de Titus en y mariant le sien. Pourtant, des qu'Antiochus s'est enhardi
a parler pour son propre compte, elle sait l'arreter d'une parole
vibrante et fiere: on sort du ton de l'elegie; la note tragique se fait
sentir.

Je ne sais a quel ton au juste appartiennent, dans l'ordre des genres,
tant de vers faciles, tendres, naturels et amoureux, mais qui sont le
soupir et la plainte de tous les coeurs bien touches:

  Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien!

Antiochus est parfait, il l'est trop avec sa faculte de soumission et de
silence; on serait tente de sourire a l'entendre tout d'abord s'exhaler:

  ...Je me suis tu cinq ans,
  Madame, et vais encor me taire plus longtemps.

Pourtant il echappe aux inconvenients de sa position par sa noblesse et
sa delicatesse constante; tout _roi de Comagene_ qu'il est, il ne tombe
jamais dans le ridicule de ce _roi de Naxe_, le pis-aller d'Ariane.
J'entends remarquer qu'il remplit exactement le meme role que Ralph dans
_Indiana_. Apres tout, en cette piece qu'on a appelee une elegie a trois
personnages, Antiochus tient son rang. Un seul vers, infini de reverie
et de tristesse, suffirait a sa gloire:

  Dans l'Orient desert quel devint mon ennui!

Mais les allusions perpetuelles, au temps de la representation premiere,
et tous les genres d'interet venaient aboutir a ce personnage imperial
de Titus et converger a son front comme les rayons du diademe. C'est par
lui et par sa lutte serieuse que le poete remettait son oeuvre sur
le pied tragique, et pretendait corriger ce que le reste de la piece
pouvait avoir de trop amollissant: ≪Ce n'est point une necessite,
disait-il en repondant aux chicanes des critiques d'alors, qu'il y ait
du sang et des morts dans une tragedie: il suffit que l'action en soit
grande, que les acteurs en soient heroiques, que les passions y soient
excitees, et que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui
fait tout le plaisir de la tragedie.≫ Geoffroy, qui cite ce passage dans
son feuilleton sur _Berenice_, s'en fait une arme contre ceux qu'il
appelle les _voltairiens_ en tragedie, et qu'il represente comme alteres
de sang et et de carnage dramatique. Helas! ce sont les voltairiens
aujourd'hui (s'il en etait encore dans ce sens-la) qui se rangeraient du
cote de Geoffroy et que nous aurions peine a en distinguer. Titus donc
exprime en lui le caractere tragique, en ce sens qu'il soutient une
lutte genereuse, qu'il sort du penchant tout naturel et vulgaire; qu'il
a le haut sentiment de la dignite souveraine et de ce qu'on doit a ce
rang de maitre des humains. Au fond il n'a jamais hesite, pas plus qu'un
heros n'hesite en toute question de delicatesse supreme et d'honneur. On
est dechire, on se detourne, on pleure, mais on marche toujours. Il
est vrai qu'on peut, au premier abord, opposer que ce Titus, non plus
qu'Enee de qui il tient, n'est assez passionnement amoureux; que, s'il
l'etait davantage, il cederait peut-etre. Mais non: Racine, revenant
ici, dans le dernier acte, a l'inspiration superieure et majestueuse de
la tragedie, a rendu energiquement cette stabilite heroique de l'ame a
travers tous les orages, et n'a voulu laisser aucun doute sur ce qui
demeure impossible:

  En quelque extremite que vous m'ayez reduit,
  Ma gloire inexorable a toute heure me suit;
  Sans cesse elle presente a mon ame etonnee
  L'empire incompatible avec notre hymenee,
  Me dit qu'apres l'eclat et les pas que j'ai faits,
  Je dois vous epouser encor moins que jamais.
  Oui, madame, et je dois moins encore vous dire
  Que je suis pret pour vous d'abandonner l'empire,
  De vous suivre et d'aller, trop content de mes fers,
  Soupirer avec vous au bout de l'univers.
  Vous-meme rougiriez de ma lache conduite...

Voila le langage d'une grande ame a celle qui peut l'entendre. Ainsi
c'est l'amour meme, dans sa religieuse delicatesse, qui s'oppose au
bonheur de l'amour. Jean-Jacques n'a pas craint de soutenir que Titus
serait plus interessant s'il sacrifiait l'empire a l'amour, et s'il
allait vivre avec Berenice dans quelque coin du monde, apres avoir pris
conge des Romains: _une chaumiere et son coeur!_ Geoffroy remarque avec
raison que Titus serait siffle, s'il agissait ainsi au theatre, ≪et
Rousseau, ajoute-t-il, merite de l'etre pour avoir consigne cette
opinion dans un livre de philosophie.≫ Tout se tient en morale: c'est
pour n'avoir pas senti cette delicatesse particuliere, cette religion
de dignite et d'honneur qui enchaine Titus, que Jean-Jacques a gate
certaines de ses plus belles pages par je ne sais quoi de choquant et
de vulgaire qui se retrouve dans sa vie, et que l'amant de madame
de Warens, le mari de Therese, n'a pas resiste a nous retracer
complaisamment des situations dignes d'oubli.

Il faut qu'il y ait beaucoup de science dans la contexture de _Berenice_
pour qu'une action aussi simple puisse suffire a cinq actes, et qu'on ne
s'apercoive du peu d'incidents qu'a la reflexion. Chaque acte est, a peu
de chose pres, le meme qui recommence; un des amoureux, des qu'il est
trop en peine, fait chercher l'autre:

  A-t-on vu de ma part le roi de Comagene?

Quand un plus long discours haterait trop l'action, on s'arrete, on sort
sans s'expliquer, dans un trouble involontaire:

  Quoi? me quitter sitot! et ne me dire rien!
  . . . . . . . . . . . .
  Qu'ai-je fait? que veut-il? et que dit ce silence?

Ce qui est d'un art infini, c'est que ces petits ressorts qui font aller
la piece et en etablissent l'economie concordent parfaitement et se
confondent avec les plus secrets ressorts de l'ame dans de pareilles
situations. L'utilite ne se distingue pas de la verite meme. De loin il
est difficile d'apercevoir dans _Berenice_ cette sorte d'architecture
tragique qui fait que telle scene se dessine hautement et se detache au
regard. La grande scene voulue au troisieme acte ne produit point ici de
peripetie proprement dite, car nous savons tout des le second acte, et
il n'eut tenu qu'a Berenice de le comprendre comme nous. J'ai vu deux
fois la piece, et, a ne consulter que mon souvenir, sans recourir au
volume, il m'est presque impossible de distinguer nettement un acte de
l'autre par quelque scene bien tranchee. S'il fallait exprimer l'ordre
de structure employe ici, je dirais que c'est simplement une longue
galerie en cinq appartements ou compartiments, et le tout revetu de
peintures et de tapisseries si attrayantes au regard, qu'on passe
insensiblement de l'une a l'autre sans trop se rendre compte du chemin.
Cette nature d'interet, ce me semble, doit suffire; on ne sent jamais
d'intervalle ni de pause. Racine a eu droit de rappeler en sa preface
que la veritable invention consiste a faire quelque chose de rien; ici
ce _rien_, c'est tout simplement le coeur humain, dont il a traduit les
moindres mouvements et developpe les alternatives inepuisables. La lutte
du coeur plutot que celle des faits, tel est en general le champ de
la tragedie francaise en son beau moment, et voila pourquoi elle fait
surtout l'eloge, a mon sens, du gout de la societe qui savait s'y
plaire.

L'idee de reprendre _Berenice_ devait venir du moment que mademoiselle
Rachel etait la; et qu'a defaut de roles modernes, elle continuait
a nous rendre tant de ces douces emotions d'une scene qui eleve et
ennoblit. Si redonner de la nouveaute a Racine etait une conquete, il
ne fallait pas craindre d'aller jusqu'au bout, et, apres avoir fait son
entree dans ces grands roles qui sont comme les capitales de l'empire,
il y avait a se loger encore plus au coeur: _Berenice_, quand il s'agit
de Racine, c'est comme la maison de plaisance favorite du maitre.
Mademoiselle Rachel a completement reussi. Les difficultes du role
etaient reelles: Berenice est un personnage tendre; le plus racinien
possible, le plus oppose aux heroines et aux _adorables furies_ de
Corneille; c'est une elegie; Mademoiselle Gaussin y avait surtout
triomphe a l'aide d'une melodie perpetuelle et de cette musique; de ces
_larmes dans la voix_, dont l'expression a d'abord ete trouvee pour elle
par La Harpe lui-meme. Apres _Ariane_, apres _Phedre_, mademoiselle
Rachel nous avait accoutumes a tout attendre, et a ne pas elever
d'avance les objections. Ce qui me frappe en elle, si j'osais me
permettre de la juger d'un mot, ce n'est pas seulement qu'elle soit une
grande actrice, c'est combien elle est une personne distinguee. Le monde
tout d'abord ne s'y est pas mepris, et il l'a surtout adoptee a ce
titre de distinction d'esprit et d'intelligence. Elle est nee telle. Ce
caractere se retrouve a chaque instant dans ses roles; elle les choisit,
elle les compose, elle les proportionne a son usage, a ses moyens
physiques. Avec tous les dons qu'elle a recus, si sur quelque point il
pouvait y avoir defaut, l'intelligence superieure intervient a temps et
acheve. Ainsi a-t-elle fait pour Berenice. Un organe pur, encore vibrant
et a la fois attendri, un naturel, une beaute continue de diction, une
decence tout antique de pose, de gestes, de draperies, ce gout supreme
et discret qui ne cesse d'accompagner certains fronts vraiment nes pour
le diademe, ce sont la les traits charmants sous lesquels Berenice nous
est apparue; et lorsqu'au dernier acte, pendant le grand discours de
Titus, elle reste appuyee sur le bras du fauteuil, la tete comme abimee
de douleur, puis lorsqu'a la fin elle se releve lentement, au debat des
deux princes, et prend, elle aussi, sa resolution magnanime, la majeste
tragique se retrouve alors, se declare autant qu'il sied et comme l'a
entendu le poete; l'ideal de la situation est devant nous.--Beauvallet,
on lui doit cette justice, a fort bien rendu le role de Titus; de son
organe accentue, trop accentue, on le sait, il a du moins marque le coin
essentiel du role, et maintenu le cote toujours present de la dignite
imperiale. Quant a l'Antiochus, il est suffisant.--Ainsi, pour conclure,
nous devons a mademoiselle Rachel non-seulement le plaisir, mais aussi
l'honneur d'avoir goute _Berenice_, et il ne tient qu'a nous, grace a
elle, de nous donner pour plus amateurs de la belle et classique poesie
en 1844 qu'on ne l'etait en 1807. Nous en demandons bien pardon aux
voltairiens de ce temps-la.

15 janvier 1844.

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