2014년 10월 30일 목요일

Portraits litteraires 18

Portraits litteraires 18


Millevoye a surtout merite ce bonheur, j'imagine, parce qu'il ne le
cherchait pas avec intention et calcul. Il n'attachait point a ses
elegies le meme prix, je l'ai dit deja, qu'a ses autres ouvrages
academiques, et ce n'est que vers la fin qu'il parut comprendre que
c'etait la son principal talent. Facile, insouciant, tendre, vif,
spirituel et non malicieux, il menait une vie de monde, de dissipation,
ou d'etude par acces et de brusque retraite. Il s'abandonnait a ses
amis; il ne s'irritait jamais des critiques du dehors; il cedait outre
mesure aux conseils du dedans; des qu'on lui disait de corriger, il le
faisait. D'une physionomie aimable, d'une taille elevee, assez blond, il
avait, sauf les lunettes qu'il portait sans cesse, toute l'elegance du
jeune homme. Un rayon de soleil l'appelait, et il partait soudain pour
une promenade de cheval; il ecrivait ses vers au retour de la, ou en
rentrant de quelque dejeuner folatre. Aucune des histoires romanesques,
que quelques biographes lui ont attribuees, n'est exacte; mais il dut
en avoir reellement beaucoup qu'on n'a pas connues. La jolie piece du
_Dejeuner_ nous raconte bien des matinees de ses printemps. Il essayait
du luxe et de la simplicite tour a tour, et passait d'un entresol
somptueux a quelque riante chambrette d'un village d'aupres de Paris.
Il aimait beaucoup les chevaux, et les plus fringants[159]. Apres chaque
livre ou chaque prix, il achetait de jolis cabriolets, avec lesquels il
courait de Paris a Abbeville, pour y voir sa mere, sa famille, ses
vieux professeurs; il se remettait au grec pres de ceux-ci. Il aimait
tendrement sa mere; quand elle venait a Paris, elle l'avait tout entier.
Un jour, l'Archi-Chancelier Cambaceres, chez qui il allait souvent,
lui dit: ≪Vous viendrez diner chez moi demain.≫--≪Je ne puis pas,
Monseigneur, repondit-il, je suis invite.≫--≪Chez l'Empereur donc?≫
repliqua le second personnage de l'Empire.--≪Chez ma mere,≫ repartit le
poete. Ce petit trait rappelle de loin la belle carpe que Racine, en
reponse a une invitation de M. le Duc, montrait a l'ecuyer du prince, et
qu'il tenait absolument a manger en famille avec ses _pauvres enfants_,
le grand Racine qu'il etait.

[Note 159: On peut lire a ce propos une histoire de cheval assez
agreablement contee par Arnault, _Souvenirs d'un Sexagenaire_, t. IV, p.
217 et suiv.]

Il reste plaisant toujours que le personnage qu'etait la-bas M. le Duc,
se trouve ici devenu le _citoyen_ Cambaceres.

Millevoye, sans ambition, sans un ennemi, tres-repandu, tres-vif au
plaisir, tres-amoureux des vers, vivait ainsi. Il n'etait pas encore
malade et au lait d'anesse, et certaines historiettes que des personnes,
qui d'ailleurs l'ont connu, se sont plu a broder sur son compte, ne
sont, je le repete, que des jeux d'imagination, et comme une sorte de
legende romanesque qu'on a essaye de rattacher au nom de l'auteur de _la
Chute des Feuilles_ et du _Poete mourant_. Il ne devint malade de la
poitrine qu'un an avant sa mort; jusque-la il etait seulement delicat
et volontiers melancolique, bien qu'enclin aussi a se dissiper. On doit
croire qu'en avancant dans la jeunesse, et plus pres du moment ou sa
sante allait s'alterer, sa melancolie augmenta, et par consequent son
penchant a l'elegie. Le premier livre des poesies rangees sous ce titre
porte l'empreinte de cette disposition croissante et de ces presages.
C'est alors que les beautes attrayantes, volages, passaient et
repassaient plus souvent devant ses yeux:

  Elles me disaient: ≪Compose
  De plus gracieux ecrits,
  Dont le baiser, dont la rose,
  Soient le sujet et le prix.≫
  A cette voix adoree
  Je ne pus me refuser,
  Et de ma lyre effleuree
  Le chant n'eut que la duree
  De la rose ou du baiser.

Dans _le Poete mourant_, admirable soupir, qui est toute son histoire,
les pressentiments vont a la certitude et l'on dirait qu'il a ecrit
cette piece d'adieux, a la veille supreme, comme Gilbert et Andre
Chenier:

  Compagnons disperses de mon triste voyage,
  O mes amis, o vous qui me futes si chers!
  De mes chants imparfaits recueillez l'heritage,
  Et sauvez de l'oubli quelques-uns de mes vers.
  Et vous par qui je meurs, vous a qui je pardonne.
  Femmes! etc., etc....

Le poete de Millevoye meurt pour avoir trop goute de cet arbre ou le
plaisir habite avec la mort; l'extreme langueur s'exhale dans cette voix
parfaitement distincte, mais affaiblie [160]; il n'a pas su dire a temps
comme un elegiaque plus recent, qui s'ecrie sous une inspiration
semblable:

  Otez, otez bien loin toute grace emouvante,
  Tous regards ou le coeur se reprend et s'enchante;
  Otez l'objet funeste au guerrier trop meurtri!
  Ces rencontres, toujours ma joie et mon alarme,
  Ces airs, ces tours de tete, o femmes, votre charme;
  Doux charme par ou j'ai peri!

[Note 160: Un critique ingenieux l'a exprime plus energiquement que
nous: ≪Millevoye a fait de charmantes choses, mais la force lui manque;
c'est Narcisse qui s'ecoule en eau par amour.≫]

Le service qu'il reclamait de ses amis, pour ses vers a sauver du
naufrage, Millevoye le rendait alors meme, autant qu'il etait en lui,
a ceux d'Andre Chenier. Le premier, il cita des fragments du poeme de
l'Aveugle dans les notes de son second livre d'Elegies, de meme que M.
de Chateaubriand avait cite la Jeune Captive. Millevoye ignorait que ce
morceau, par lui signale, d'un poete inconnu, et les autres reliques
qui allaient suivre, effaceraient bientot toutes ses propres tentatives
d'elegie grecque, et, s'il l'avait su, il n'aurait pas moins cite dans
sa candeur: toute jalousie, meme celle de l'art, etait loin de lui. Ce
second livre des Elegies de Millevoye reste bien inferieur au premier,
quoique l'intention en soit plus grande. Mais, chez Millevoye, l'art en
lui-meme est faible, et ce poete charmant, melodieux, correct, a besoin
de la sensibilite toujours presente. Comme il a manque, par exemple,
ce beau sujet d'Eschyle desertant Athenes qui lui prefere un rival! Je
cherche, j'attends quelque echo de ce grand vers resonnant d'Eschyle,
et je ne trouve que notre alexandrin clair et flute. Millevoye n'a pas
l'invention du style, l'illumination, l'image perpetuelle et renouvelee;
il a de l'oreille et de l'ame, et, quand il dit en poete amoureux ce
qu'il sent, il touche. Hors de la, il manque sa veine.

Nous avons compare plus d'une fois la muse d'Andre Chenier au portrait
qu'il fait lui-meme d'une de ses idylles, a cette jeune fille, chere a
Pales, qui sait se parer avec un art souverain dans ses graces naives:

  De Pange, c'est vers toi qu'a l'heure du reveil
  Court cette jeune fille au teint frais et vermeil:
  Va trouver mon ami, va, ma fille nouvelle,
  Lui disais-je. Aussitot, pour te paraitre belle,
  L'eau pure a ranime son front, ses yeux brillants:
  D'une etroite ceinture elle a presse ses flancs,
  Et des fleurs sur son sein, et des fleurs sur sa tete,
  Et sa flute a la main.........

La muse de Millevoye est bergere aussi, mais sans cet art inne qui
se met a tout, et par lequel la fille de Chenier, sous sa corbeille,
s'egale aisement aux reines ou aux deesses. Elle, sensible bergere, pour
emprunter a son poete meme des traits qui la peignent, elle est assez
belle aux yeux de l'amant si, au sortir de la grotte bocagere ou se sont
oubliees les heures, elle rapporte

  Un doux souvenir dans son ame,
  Dans ses yeux une douce flamme,
  Une feuille dans ses cheveux.

Le troisieme livre d'Elegies de Millevoye se compose d'especes de
romances, auxquelles on en peut joindre quelques autres encadrees dans
ses poemes. J'avais lu la plupart de ces petits chants, j'avais lu ce
_Charlemagne_, cet _Alfred_, ou il en a insere; je trouvais l'ensemble
elegant, monotone et pali, et, n'y sentant que peu, je passais, quand un
contemporain de la jeunesse de Millevoye et de la notre encore, qui
me voyait indifferent, se mit a me chanter d'une voix emue, et l'oeil
humide, quelques-uns de ces refrains auxquels il rendit une vie
d'enchantement; et j'appris combien, un moment du moins, pour les
sensibles et les amants d'alors, tout cela avait vecu, combien pour de
jeunes coeurs, aujourd'hui eteints ou refroidis, cette legere poesie
avait ete une fois la musique de l'ame, et comment on avait use de ces
chants aussi pour charmer et pour aimer. C'etait le temps de la mode
d'Ossian et d'un Charlemagne enjolive, le temps de la fausse Gaule
poetique bien avant Thierry, des Scandinaves bien avant les cours
d'Ampere, de la ballade avant Victor Hugo; c'etait le style de 1813 ou
de la reine Hortense, _le beau Dunois_ de M. Alexandre de Laborde, le
_Vous me quittez pour aller a la gloire_ de M. de Segur. Millevoye paya
tribut a ce genre, il en fut le poete le plus orne, le plus melodieux.
Son fabliau d'_Emma_ et d'_Eginhard_ offre toute une allusion
chevaleresque aux moeurs de 1812, sur ce ton. Il nous y montre la vierge
au depart du chevalier,

  Priant tout haut qu'il revienne vainqueur,
  Priant tout bas qu'il revienne fidele[161].

[Note 161: Tibulle avait dit, Elegie premiere, livre II:

  Vos celebrem cantate Deum, pecorique vocate
  Voce, palam pecori, clam sibi quisque vocet.

Le premier et le plus grand exemple de ce genre d'arriere-pensee, de
cette duplicite de sentiments, non plus seulement gracieuse, mais
pathetique et touchante, se rencontre dans Homere au chant XIX de
_l'Iliade_, quand les captives conduites par Briseis se lamentent autour
du corps de Patrocle, ≪tout haut sur Patrocle, mais au fond chacune sur
soi-meme et sur son propre malheur.≫]

Il y a loin de la a _la Neige_, qui est le meme sujet traite par M. de
Vigny dans un tout autre style, dans un gout rare et, je crois, plus
durable, mais qui a aussi sa teinte particuliere de 1824, c'est-a-dire
le precieux.

Parmi les romances de Millevoye, les amateurs distinguent, pour la
tendresse du coloris et de l'expression, celle de _Morgane_ (dans le
poeme de _Charlemagne_); la fee y rappelle au chevalier la bonheur du
premier soir:

  L'anneau d'azur du serment fut le gage:
  Le jour tomba; l'astre mysterieux
  Vint argenter les ombres du bocage,
  Et l'univers disparut a nos yeux.

Je recommanderai encore, d'apres mon ami qui la chantait a ravir, la
romance intitulee _le Tombeau du Poete persan_, et ce dernier couplet ou
la fille du poete expire sous le cypres paternel:

  Sa voix mourante a son luth solitaire
  Confie encore un chant delicieux,
  Mais ce doux chant, commence sur la terre,
  Devait, helas! s'achever dans les cieux.

Il y a certes dans ces accents comme un echo avant-coureur des premiers
chants de Lamartine, qui devait dire a son tour en son _Invocation_:

  Apres m'avoir aime quelques jours sur la terre,
  Souviens-loi de moi dans les cieux.

En general, beaucoup de ces romances de Millevoye, de ces elegies de son
premier livre ou il est tout entier, et j'oserai dire sa jolie piece du
_Dejeuner_ meme, me font l'effet de ce que pouvaient etre plusieurs des
premiers vers de Lamartine, de ces vers legers qu'a une certaine epoque
il a brules, dit-on. Mais Lamartine, en introduisant le sentiment
chretien dans l'elegie, remonta a des hauteurs inconnues depuis
Petrarque. Millevoye n'etait qu'un epicurien poete, qui avait eu Parny
pour maitre, quoique deja plus reveur.

Si l'on pouvait apporter de la precision dans de semblables apercus, je
m'exprimerais ainsi: Pour les sentiments naturels, pour la reverie, pour
l'amour filial, pour la melodie, pour les instincts du gout, l'ame, le
talent de Millevoye est comme la legere esquisse, encore epicurienne,
dont le genie de Lamartine est l'exemplaire platonique et chretien.

En refaisant le _Poete mourant_ dans de grandes proportions lyriques
et avec le souffle religieux de l'hymne, l'auteur des secondes
_Meditations_ semble avoir pris soin lui-meme de manifester toute notre
idee et de consommer la comparaison. Si glorieuse qu'elle soit pour lui,
disons seulement que l'un n'y eteint pas entierement l'autre. Le _Poete
mourant_ de Millevoye, a distance du chantre merveilleux, garde son
accent, garde son timide et plus terrestre parfum; eglantier de nos
climats, venu avant l'oranger d'Italie[162].

[Note 162: Nous retrouvons ce rapport de Millevoye a Lamartine
delicatement exprime dans une page du roman de _Madame de Mably_, par M.
Saint-Valry (1. I, 315). Il a de plus, par certaines de ses ballades ou
romances, par sa derniere surtout, celle du _Beffroi_, donne le ton et
la _note_ aux premieres de madame Desbordes-Valmore.]

Millevoye a jete, sous le titre de _Dizains_ et de _Huitains_, une
certaine quantite d'epigrammes d'un tour heureux, d'une pensee fine ou
tendre. Le huitain du _Phenix_ et de la _Colombe_ est pour le sentiment
une petite elegie. Il a fait quelques epigrammes proprement dites, sans
fiel; de ce nombre une _epitaphe_ qui pourrait bien avoir trait a Suard.
C'aurait ete, au reste, sa seule inimitie litteraire, et elle ne parait
pas avoir ete bien vive, pas plus vive que son objet.

Si Millevoye n'avait pas de passions litteraires, il en eut encore moins
de politiques. Le bon M. Dumas, son biographe sous la Restauration, a
essaye de faire de lui un pieux Francais devoue au trone legitime. Un
autre biographe, apres 1830 il est vrai, M. de Pongerville, a voulu nous
le montrer comme un fidele de l'Empire. Millevoye avait chante l'un, et
commencait a feter l'autre. Il aimait la France, mais il n'avait, de
bonne heure, ravi aucune des flammes de nos orages; le Dieu pour lui,
comme dans l'Eglogue, etait le Dieu qui faisait des loisirs: en tout, un
poete elegiaque.

Millevoye s'etait marie dans son pays vers 1813; epoux et pere, sa vie
semblait devoir se poser. Un jour qu'il avait a diner quelques amis a
Epagnette, pres d'Abbeville, une discussion s'engagea pour savoir si le
clocher qu'on apercevait dans le lointain etait celui du Pont-Remi ou
de Long, deux prochains villages. Obeissant a l'une de ces promptes
saillies comme il en avait, le poete se leva de table a l'instant, et
dit de seller son cheval pour faire lui-meme cette reconnaissance, cette
espece de course au clocher. Mais a peine etait-il en route, que le
cheval, qu'il n'avait pas monte depuis longtemps, le renversa. Il eut
le col du femur casse, et le traitement, la fatigue qui s'ensuivit,
determinerent la maladie de poitrine dont il mourut, le 12 aout 1816. Il
avait passe les six dernieres semaines a Neuilly, et ne revint a Paris
que tout a la fin; la veille de sa mort, il avait demande et lu des
pages de Fenelon.

Son souvenir est reste interessant et cher; ce qui a suivi de brillant
ne l'a pas efface. Toutes les fois qu'on a a parler des derniers eclats
harmonieux d'une voix puissante qui s'eteint, on rappelle le chant du
cygne, a dit Buffon. Toutes les fois qu'on aura a parler des premiers
accords doucement expirants, signal d'un chant plus melodieux, et
comme de la fauvette des bois ou du rouge-gorge au printemps avant le
rossignol, le nom de Millevoye se presentera. Il est venu, il a fleuri
aux premieres brises; mais l'hiver recommencant l'a interrompu. Il a sa
place assuree pourtant dans l'histoire de la poesie francaise, et sa
_Chute des Feuilles_ en marque un moment.

1er Juin 1837.




DES SOIREES LITTERAIRES
ou
LES POETES ENTRE EUX.

Les soirees litteraires, dans lesquelles les poetes se reunissent pour
se lire leurs vers et se faire part mutuellement de leurs plus fraiches
premices, ne sont pas du tout une singularite de notre temps. Cela s'est
deja passe de la sorte aux autres epoques de civilisation raffinee;
et du moment que la poesie, cessant d'etre la voix naive des races
errantes, l'oracle de la jeunesse des peuples, a forme un art ingenieux
et difficile, dont un gout particulier, un tour delicat et senti,
une inspiration melee d'etude, ont fait quelque chose d'entierement
distinct, il a ete bien naturel et presque inevitable que les hommes
voues a ce rare et precieux metier se recherchassent, voulussent
s'essayer entre eux et se dedommager d'avance d'une popularite
lointaine, desormais fort douteuse a obtenir, par une appreciation
reciproque, attentive et complaisante. En Grece, en cette patrie
longtemps sacree des Homerides, lorsque l'age des vrais grands hommes et
de la beaute severe dans l'art se fut par degres evanoui, et qu'on
en vint aux mille caprices de la grace et d'une originalite combinee
d'imitation, les poetes se rassemblerent a l'envi. Fuyant ces brutales
revolutions militaires qui bouleversaient la Grece apres Alexandre,
on les vit se blottir, en quelque sorte, sous l'aile pacifique des
Ptolemees; et la ils fleurirent, ils brillerent aux yeux les uns des
autres; ils se composerent en pleiade. Et qu'on ne dise pas qu'il n'en
sortit rien que de maniere et de faux; le charmant Theocrite en etait.
A Rome, sous Auguste et ses successeurs, ce fut de meme. Ovide avait a
regretter, du fond de sa Scythie, bien des succes litteraires dont il
etait si vain, et auxquels il avait sacrifie peut-etre les confidences
indiscretes d'ou la disgrace lui etait venue. Stace, Silius, et ces
_mille et un_[163] auteurs et poetes de Rome dont on peut demander les
noms a Juvenal, se nourrissaient de lectures, de reunions, et les tiedes
atmospheres des soirees d'alors, qui soutenaient quelques talents
timides en danger de mourir, en faisaient pulluler un bon nombre de
mediocres qui n'aurait pas du naitre. Au Moyen-Age, les troubadours nous
offrent tous les avantages et les inconvenients de ces petites
societes directement organisees pour la poesie: eclat precoce, facile
efflorescence, ivresse gracieuse, et puis debilite, monotonie et fadeur.
En Italie, des le XIVe siecle, sous Petrarque et Boccace, et, plus tard,
au XVe au XVIe, les poetes se reunirent encore dans des cercles a demi
poetiques, a demi galants, et l'usage du sonnet, cet instrument si
complique a la fois et si portatif, y devint habituel. Remarquons
toutefois qu'au XIVe siecle, du temps de Petrarque et de Boccace, a
cette epoque de grande et serieuse renaissance, lorsqu'il s'agissait
tout ensemble de retrouver l'antiquite et de fonder le moderne avenir
litteraire, le but des rapprochements etait haut, varie, le moyen
indispensable, et le resultat heureux, tandis qu'au XVIe siecle il
n'etait plus question que d'une flatteuse recreation du coeur et de
l'esprit, propice sans doute encore au developpement de certaines
imaginations tendres et malades, comme celle du Tasse, mais touchant
deja de bien pres aux abus des academies pedantes, a la corruption des
_Guarini_ et des _Marini_. Ce qui avait eu lieu en Italie se refleta par
une imitation rapide dans toutes les autres litteratures, en Espagne, en
Angleterre, en France; partout des groupes de poetes se formerent,
des ecoles artificielles naquirent, et on complota entre soi pour des
innovations chargees d'emprunts. En France, Ronsard, Du Bellay, Baif,
furent les chefs de cette ligue poetique, qui, bien qu'elle ait echoue
dans son objet principal, a eu tant d'influence sur l'etablissement de
notre litterature classique. Les traditions de ce culte mutuel, de cet
engouement idolatre, de ces largesses d'admiration puisees dans un fonds
d'enthousiasme et de candeur, se perpetuerent jusqu'a mademoiselle de
Scudery, et s'eteignirent a l'hotel de Rambouillet. Le bon sens qui
succeda, et qui, grace aux poetes de genie du XVIIe siecle, devint un
des traits marquants et populaires de notre litterature, fit justice
d'une mode si fatale au gout, ou du moins ne la laissa subsister que
dans les rangs subalternes des rimeurs inconnus. Au XVIIIe siecle,
la philosophie, en imprimant son cachet a tout, mit bon ordre a ces
recidives de tendresse auxquelles les poetes sont sujets si on les
abandonne a eux-memes; elle confisqua d'ailleurs pour son propre compte
toutes les activites, toutes les effervescences, et ne sut pas elle-meme
en separer toutes les manies. En fait de ridicule, le pendant de l'hotel
de Rambouillet ou des poetes a la suite de la Pleiade, ce serait au
XVIIIe siecle La Mettrie, d'Argens et Naigeon, _le petit ouragan
Naigeon_, comme Diderot l'appelle, dans une debauche d'atheisme entre
eux.

[Note 163: Cet article avait d'abord ete ecrit pour _le Livre des Cent
et Un_. On y repondait indirectement et sans amertume a un article _de
la Camaraderie litteraire_ qui fit du bruit dans le temps, et que le
tres-spirituel auteur (M. de Latouche) me permettra de qualifier de
partial et d'exagere.]

Pour etre juste toutefois, n'oublions pas que cette epoque fut le regne
de ce qu'on appelait _poesie legere_, et que, depuis le quatrain du
marquis de Sainte-Aulaire jusqu'a _la Confession de Zulme_, il naquit
une multitude de fadaises prodigieusement spirituelles, qui, avec les
in-folio de l'_Encyclopedie_, faisaient l'ordinaire des toilettes et des
soupers. Mais on ne vit rien alors de pareil a une poesie distincte ni a
une secte isolee de poetes. Ce genre leger etait plutot le rendez-vous
commun de tous les gens d'esprit, du monde, de lettres, ou de cour, des
mousquetaires, des philosophes, des geometres et des abbes. Les lectures
d'ouvrages en vers n'avaient pas lieu a petit bruit _entre soi_. Un
auteur de tragedie ou comedie, Chabanon, Desmahis, Colardeau, je
suppose, obtenait un salon a la mode, ouvert a tout ce qu'il y avait de
mieux; c'etait un sur moyen, pour peu qu'on eut bonne mine et quelque
debit, de se faire connaitre; les femmes disaient du bien de la piece;
on en parlait a l'acteur influent, au gentilhomme de la Chambre, et
le jeune auteur, ainsi pousse, arrivait s'il en etait digne. Mais il
fallait surtout assez d'intrepidite et ne pas sortir des formes recues.
Une fois, chez madame Necker, Bernardin de Saint-Pierre, alors inconnu,
essaya de lire _Paul et Virginie_: l'histoire etait simple et la voix
du lecteur tremblait; tout le monde bailla, et, au bout d'un demi-quart
d'heure, M. de Buffon, qui avait le verbe haut, cria au laquais: _Qu'on
mette les chevaux a ma voiture_!

De nos jours, la poesie, en reparaissant parmi nous, apres une absence
incontestable, sous des formes quelque peu etranges, avec un sentiment
profond et nouveau, avait a vaincre bien des perils, a traverser bien
des moqueries. On se rappelle encore comment fut accueilli le glorieux
precurseur de cette poesie a la fois eclatante et intime, et ce qu'il
lui fallut de genie opiniatre pour croire en lui-meme et persister. Mais
lui, du moins, solitaire il a ouvert sa voie, solitaire il l'acheve: il
n'y a que les vigoureuses et invincibles natures qui soient dans ce cas.
De plus faibles, de plus jeunes, de plus expansifs, apres lui, ont
senti le besoin de se rallier; de s'entendre a l'avance, et de preluder
quelque temps a l'abri de cette societe orageuse qui grondait alentour.
Ces sortes d'intimites, on l'a vu, ne sont pas sans profit pour l'art
aux epoques de renaissance ou de dissolution. Elles consolent, elles
soutiennent dans les commencements, et a une certaine saison de la vie
des poetes, contre l'indifference du dehors; elles permettent a quelques
parties du talent, craintives et tendres, de s'epanouir, avant que le
souffle aride les ait sechees. Mais des qu'elles se prolongent et se
regularisent en cercles arranges, leur inconvenient est de rapetisser,
d'endormir le genie, de le soustraire aux chances humaines et a ces
tempetes qui enracinent, de le payer d'adulations minutieuses qu'il se
croit oblige de rendre avec une prodigalite de roi. Il suit de la que
le sentiment du vrai et du reel s'altere, qu'on adopte un monde de
convention et qu'on ne s'adresse qu'a lui. On est insensiblement pousse
a la forme, a l'apparence; de si pres et entre gens si experts, nulle
intention n'echappe, nul procede technique ne passe inapercu; on
applaudit a tout: chaque mot qui scintille, chaque accident de la
composition, chaque eclair d'image est remarque, salue, accueilli. Les
endroits qu'un ami equitable noterait d'un triple crayon, les faux
brillants de verre que la serieuse critique rayerait d'un trait de son
diamant, ne font pas matiere d'un doute en ces indulgentes ceremonies.
Il suffit qu'il y ait prise sur un point du tissu, sur un detail
hasarde, pour qu'il soit saisi, et toujours en bien; le silence
semblerait une condamnation; on prend les devants par la louange. _C'est
etonnant_ devient synonyme de _C'est beau_; quand on dit _Oh!_ il est
bien entendu qu'on a dit _Ah!_ tout comme dans le vocabulaire de M. de
Talleyrand[164]. Au milieu de cette admiration haletante et morcelee,
l'idee de l'ensemble, le mouvement du fond, l'effet general de l'oeuvre,
ne saurait trouver place; rien de largement naif ni de plein ne
se reflechit dans ce miroir grossissant, taille a mille facettes.
L'artiste, sur ces reunions, ne fait donc aucunement l'epreuve du
public, meme de ce public choisi, bienveillant a l'art, accessible aux
vraies beautes, et dont il faut en definitive remporter le suffrage.
Quant au genie pourtant, je ne saurais concevoir sur son compte de bien
graves inquietudes. Le jour ou un sentiment profond et passionne le
prend au coeur, ou une douleur sublime l'aiguillonne, il se defait
aisement de ces coquetteries frivoles, et brise, en se relevant, tous
les fils de soie dans lesquels jouaient ses doigts nerveux. Le danger
est plutot pour ces timides et melancoliques talents, comme il s'en
trouve, qui se defient d'eux-memes, qui s'ouvrent amoureusement aux
influences, qui s'impregnent des odeurs qu'on leur infuse, et vivent de
confiance credule, d'illusions et de caresses. Pour ceux-la, ils peuvent
avec le temps, et sous le coup des infatigables eloges, s'egarer en des
voies fantastiques qui les eloignent de leur simplicite naturelle. Il
leur importe donc beaucoup de ne se livrer que discretement a la faveur,
d'avoir toujours en eux, dans le silence et la solitude, une portion
reservee ou ils entendent leur propre conseil, et de se redresser aussi
par le commerce d'amis eclaires qui ne soient pas poetes.

[Note 164: Ceci fait allusion a une anecdote souvent repetee de la
Presentation de l'abbe de Perigord a Versailles.]

Quand les soirees litteraires entre poetes ont pris une tournure
reguliere, qu'on les renouvelle frequemment, qu'on les dispose avec
artifice, et qu'il n'est bruit de tous cotes que de ces interieurs
delicieux, beaucoup veulent en etre; les visiteurs assidus, les
auditeurs litteraires se glissent; les rimeurs qu'on tolere, parce
qu'ils imitent et qu'ils admirent, recitent a leur tour et applaudissent
d'autant plus. Et dans les salons, au milieu d'une assemblee non
officiellement poetique, si deux ou trois poetes se rencontrent par
hasard, oh! la bonne fortune! vite un echantillon de ces fameuses
soirees! le proverbe ne viendra que plus tard, la contredanse est
suspendue, c'est la maitresse de la maison qui vous prie, et deja
tout un cercle de femmes elegantes vous ecoute; le moyen de s'y
refuser?--Allons, poete, executez-vous de bonne grace! Si vous ne
savez pas d'aventure quelque monologue de tragedie, fouillez dans vos
souvenirs personnels; entre vos confidences d'amour, prenez la plus
pudique; entre vos desespoirs, choisissez le plus profond; etalez-leur
tout cela! et le lendemain, au reveil, demandez-vous ce que vous avez
fait de votre chastete d'emotion et de vos plus doux mysteres.

Andre Chenier, que les poetes de nos jours ont si justement apprecie, ne
l'entendait pas ainsi. Il savait echapper aux ovations steriles et a ces
curieux de societe qui _se sont toujours fait gloire d'honorer les neuf
Soeurs_. Il repondait aux importunites d'usage, qu'_il n'avait rien_, et
que _d'ailleurs il ne lisait guere_. Ses soirees, a lui, se composaient
de son _jeune Abel_, des freres Trudaine, de Le Brun, de Marie-Joseph:

  C'est la le cercle entier qui, le soir, quelquefois,
  A des vers, non sans peine obtenus de ma voix,
  Prete une oreille amie et cependant severe.

Cette severite, hors de mise en plus nombreuse compagnie, et qui a tant
de prix quand elle se trouve melee a une sympathie affectueuse, ne doit
jamais tourner trop exclusivement a la critique litteraire. Boileau,
dans le cours de la touchante et grave amitie qu'il entretint avec
Racine, eut sans doute le tort d'effaroucher souvent ce tendre genie.
S'il avait exerce le meme empire et la meme direction sur La Fontaine,
qu'on songe a ce qu'il lui aurait retranche! L'ami du poete, le
_confident de ses jeunes mysteres_, comme a dit encore Chenier, a besoin
d'entrer dans les menagements d'une sensibilite qui ne se decouvre a lui
qu'avec pudeur et parce qu'elle espere au fond un complice. C'est un
faible en ce monde que la poesie; c'est souvent une plaie secrete qui
demande une main legere: le gout, on le sent, consiste quelquefois a se
taire sur l'expression et a laisser passer. Pourtant, meme dans ces
cas d'une poesie tout intime et mouillee de larmes, il ne faudrait pas
manquer a la franchise par fausse indulgence. Qu'on ne s'y trompe pas:
les douleurs celebrees avec harmonie sont deja des blessures a peu pres
cicatrisees, et la part de l'art s'etend bien avant jusque dans les plus
reelles effusions d'un coeur qui chante. Et puis les vers, une fois
faits, tendent d'eux-memes a se produire; ce sont des oiseaux longtemps
couves qui prennent des ailes et qui s'envoleront par le monde un matin.
Lors donc qu'on les expose encore naissants au regard d'un ami, il doit
etre toujours sous-entendu qu'on le consulte, et qu'apres votre premiere
emotion passee et votre rougeur, il y a lieu pour lui a un jugement.

Quelques amities solides et variees, un petit nombre d'intimites au sein
des etres plus rapproches de nous par le hasard ou la nature, intimites
dont l'accord moral est la supreme convenance; des liaisons avec les
maitres de l'art, etroites s'il se peut, discretes cependant, qui ne
soient pas des chaines, qu'on cultive a distance et qui honorent;
beaucoup de retraite, de liberte dans la vie, de comparaison rassise et
d'elan solitaire, c'est certainement, en une societe dissoute ou factice
comme la notre, pour le poete qui n'est pas en proie a trop de gloire ni
adonne au tumulte du drame, la meilleure condition d'existence heureuse,
d'inspiration soutenue et d'originalite sans melange. Je me figure que
Manzoni en sa Lombardie, Wordsworth reste fidele a ses lacs, tous deux
profonds et purs genies interieurs, realisent a leur maniere l'ideal de
cette vie dont quelque image est assez belle pour de moindres qu'eux.
Rever plus, vouloir au dela, imaginer une reunion complete de ceux qu'on
admire, souhaiter les embrasser d'un seul regard et les entendre sans
cesse et a la fois, voila ce que chaque poete adolescent a du croire
possible; mais, du moment que ce n'est la qu'une scene d'Arcadie, un
episode futur des Champs-Elysees, les parodies imparfaites que la
societe reelle offre en echange ne sont pas dignes qu'on s'y arrete
et qu'on sacrifie a leur vanite. Lors meme que, fascine par les plus
gracieuses lueurs, on se flatte d'avoir rencontre autour de soi une
portion de son reve et qu'on s'abandonne a en jouir, les mecomptes
ne tardent pas; le cote des amours-propres se fait bientot jour, et
corrompt les douceurs les mieux appretees; de toutes ces affections
subtiles qui s'entrelacent les unes aux autres, il sort inevitablement
quelque chose d'amer.

Un autre voeu moins chimerique, un desir moins vaste et bien legitime
que forme l'ame en s'ouvrant a la poesie, c'est d'obtenir acces jusqu'a
l'illustre poete contemporain qu'elle prefere, dont les rayons l'ont
d'abord touchee, et de gagner une secrete place dans son coeur. Ah! sans
doute, s'il vit de nos jours et parmi nous, celui qui nous a engendre a
la melodie, dont les epanchements et les sources murmurantes ont eveille
les notres comme le bruit des eaux qui s'appellent, celui a qui nous
pouvons dire, de vivant a vivant, et dans un aveu trouble, (_con
vergognosa fronte_), ce que Dante adressait a l'ombre du doux Virgile:

  Or se' lu quel Virgilio, e quella fonte
  Che spande di parlar si largo tiume?
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Vagliami 'l lungo studio e 'l grande amore
  Che m' lian fatto cercar lo tuo volume;
  Tu se' lo mio maestro, e 'l mio autore...,

sans doute il nous est trop charmant de le lui dire, et il ne doit pas
lui etre indifferent de l'entendre. Schiller et Goethe, de nos jours,
presentent le plus haut type de ces incomparables hymenees de genies, de
ces adoptions sacrees et fecondes. Ici tout est simple, tout est vrai,
tout eleve. Heureuses de telles amities, quand la fatalite humaine, qui
se glisse partout, les respecte jusqu'au terme; quand la mort seule les
delie, et, consumant la plus jeune, la plus devouee, la plus tendre au
sein de la plus antique, l'y ensevelit dans son plus cher tombeau! A
defaut de ces choix resserres et eternels, il peut exister de poete a
poete une male familiarite, a laquelle il est beau d'etre admis, et
dont l'impression franche dedommage sans peine des petits attroupements
concertes. On se visite apres l'absence, on se retrouve en des lieux
divers, on se serre la main dans la vie; cela procure des jours rares,
des heures de fete, qui ornent par intervalles les souvenirs. Le grand
Byron en usait volontiers de la sorte dans ses liaisons si noblement
menees; et c'est sur ce pied de cordialite libre que Moore, Rogers,
Shelley, pratiquaient l'amitie avec lui. En general, moins les
rencontres entre poetes qui s'aiment ont de but litteraire, plus elles
donnent de vrai bonheur et laissent d'agreables pensees. Il y a bien des
annees deja, Charles Nodier et Victor Hugo en voyage pour la Suisse,
et Lamartine qui les avait recus au passage dans son chateau de
Saint-Point, gravissaient, tous les trois ensemble, par un beau soir
d'ete, une cote verdoyante d'ou la vue planait sur cette riche contree
de Bourgogne; et, au milieu de l'exuberante nature et du spectacle
immense que recueillait en lui-meme le plus jeune, le plus ardent de
ces trois grands poetes, Lamartine et Nodier, par un retour facile, se
racontaient un coin de leur vie dans un age ignore, leurs piquantes
disgraces, leurs molles erreurs, de ces choses oubliees qui revivent une
derniere fois sous un certain reflet du jour mourant, et qui, l'eclair
evanoui, retombent a jamais dans l'abime du passe. Voila sans doute une
rencontre harmonieuse, et comme il en faut peu pour remplir a souhait
et decorer la memoire; mais il y a loin de ces hasards-la a une soiree
priee a Paris, meme quand nos trois poetes y assisteraient.

Apres tout, l'essentiel et durable entretien des poetes, celui qui ne
leur manque ni ne leur pese jamais, qui ne perd rien, en se renouvelant,
de sa serenite ideale ni de sa suave autorite, ils ne doivent pas le
chercher trop au dehors; il leur appartient a eux-memes de se le donner.
Milton, vieux, aveugle et sans gloire, se faisant lire Homere ou la
Bible par la douce voix de ses filles, ne se croyait pas seul, et
conversait de longues heures avec les antiques genies. Machiavel nous a
raconte, dans une lettre memorable, comment apres sa journee passee aux
champs, a l'auberge, aux propos vulgaires, le soir tombant, il revenait
a son cabinet, et, depouillant a la porte son habit villageois couvert
d'ordure et de boue, il s'appretait a entrer dignement dans les cours
augustes des hommes de l'antiquite. Ce que le severe historien a si
hautement compris, le poete surtout le doit faire; c'est dans
ce recueillement des nuits, dans ce commerce salutaire avec les
imperissables maitres, qu'il peut retrouver tout ce que les frottements
et la poussiere du jour ont enleve a sa foi native, a sa blancheur
privilegiee. La il rencontre, comme Dante au vestibule de son Enfer, les
cinq ou six poetes souverains dont il est epris; il les interroge, il
les entend; il convoque leur noble et incorruptible ecole (_la bella
scuola_), dont toutes les reponses le raffermissent contre les disputes
ambigues des ecoles ephemeres; il eclaircit, a leur flamme celeste, son
observation des hommes et des choses; il y epure la realite sentie dans
laquelle il puise, la separant avec soin de sa portion pesante, inegale
et grossiere; et, a force de s'envelopper de _leurs saintes reliques_,
suivant l'expression de Chenier, a force d'etre attentif et fidele a la
propre voix de son coeur, il arrive a creer comme eux selon sa mesure,
et a meriter peut-etre que d'autres conversent avec lui un jour.

1831.



CHARLES NODIER[165]

[Note 165: Au moment ou cette reimpression (1844) s'acheve, la mort,
qui se hate, nous permet d'y faire entrer ces pages, qui ne sont plus
consacrees a un vivant: _inter Divos habitus_.--(Seulement, pour eviter
la disproportion entre les volumes, on a mis a la fin du tome premier ce
que l'ordre naturel eut fait placer a la fin du second.)]

Le titre de _litterateur_ a quelque chose de vague, et c'est le seul
pourtant qui definisse avec exactitude certains esprits, certains
ecrivains. On peut etre litterateur, sans etre du tout historien, sans
etre decidement poete, sans etre romancier par excellence. L'historien
est comme un fonctionnaire officiel et grave, qui suit ou fraye les
grandes routes et tient le centre du pays. Le poete recherche les
sentiers de traverse le plus souvent; le romancier s'oublie au cercle du
foyer, ou sur le banc du seuil devant, lequel il raconte. Les livres et
les _belles-lettres_ peuvent n'etre que fort secondaires pour eux, et
l'historien lui-meme, qui s'en passe moins aisement, y voit surtout
l'usage positif et severe. On peut etre litterateur aussi, sans devenir
un erudit critique a proprement parler; le metier et le talent d'erudit
offrent quelque chose de distinct, de precis, de consecutif et de
rigoureux. Un litterateur, dans le sens vague et flottant ou je le
laisse, serait au besoin et a plaisir un peu de tout cela, un peu ou
beaucoup, mais par instants et sans rien d'exclusif et d'unique. Le pur
litterateur aime les livres, il aime la poesie, il s'essaye aux romans,
il s'egaye au pastiche, il effleure parfois l'histoire, il grapille
sans cesse a l'erudition; il abonde surtout aux particularites, aux
circonstances des auteurs et de leurs ouvrages; une note a la facon de
Bayle est son triomphe. Il peut vivre au milieu de ces diversites, de
ces trente rayons d'une petite bibliotheque choisie, sans faire un choix
lui-meme et en touchant a tout: voila ses delices. Il y a plus: poete,
romancier, prefacier, commentateur, biographe, le litterateur est
volontiers a la fois amateur et necessiteux, libre et commande; il
obeira maintes fois au libraire, sans cesser d'etre aux ordres de sa
propre fantaisie. Cette necessite qu'il maudit, il l'aime plus qu'il ne
se l'avoue: dans son imprevu, souvent elle lui demande ce qu'il n'eut
pas donne d'une autre maniere; elle supplee par acces et fait emulation
en quelque sorte a son imagination meme. Sa vie intellectuelle ainsi,
dans sa variete et son recommencement de tous les jours, est le
contraire d'une specialite, d'une voie droite, d'une chaussee reguliere.
Oh! combien je comprends que les parents sages d'autrefois ne
voulussent pas de litterateurs parmi leurs enfants! Les historiens, les
philosophes, les erudits, les linguistes, les _speciaux_, tous tant
qu'ils sont, encaisses dans leur rainure (en laquelle une fois entres,
notez-le bien, ils arrivent le plus souvent a l'autre bout par la force
des choses, comme sur un chemin de fer les wagons), tous ces esprits
justement etablis sont d'abord assez de l'avis des parents, et
professent eux-memes une sorte de dedain pour le litterateur, tel que je
le laisse flotter, et pour ce peu de carriere regulierement tracee, pour
cette ecole buissonniere prolongee a travers toutes sortes de sujets et
de livres; jusqu'a ce qu'enfin ce litterateur errant, par la multitude
de ces excursions, l'amas de ses notions accessoires, la flexibilite de
sa plume, la richesse et la fertilite de ses miscellanees, se fasse un
nom, une position, je ne dis pas plus utile, mais plus considerable que
celle des trois quarts des speciaux; et alors il est une puissance a son
tour, il a cours et credit devant tous, il est reconnu.

Nul ecrivain de nos jours ne saurait mieux preter a nous definir d'une
maniere vivante le litterateur indefini, comme je l'entends, que ce
riche, aimable et presque insaisissable polygraphe,--Charles Nodier.

Ce qui caracterise precisement son personnage litteraire, c'est de
n'avoir eu aucun parti special, de s'etre essaye dans tout, de facon
a montrer qu'il aurait pu reussir a tout, de s'etre porte sur maints
points a certains moments avec une vivacite extreme, avec une
surexcitation passionnee, et d'avoir ete vu presque aussitot ailleurs,
philologue ici, romanesque la, bibliographe et wertherien, academique
cet autre jour avec effusion et solennite, et le lendemain ou la veille
le plus excentrique ou le plus malicieux des novateurs: un melange anime
de Gabriel Naude et de Cazotte, legerement cadet de Rene et d'Oberman,
representant tout a fait en France un essai d'organisation depaysee de
Byron, de Lewis, d'Hoffmann, Francais a travers tout, Comtois d'accent
et de saveur de langage, comme La Monnoye etait Bourguignon, mariant le
_Menagiana_ a _Lara_, curieux a etudier surtout en ce que seul il
semble lier au present des arriere-fonds et des lointains fuyants de
litterature, donnant la main de Bonneville a M. de Balzac, et de Diderot
a M. Hugo. Bref, son talent, ses oeuvres, sa vie litteraire, c'est
une riche, brillante et innombrable armee, ou l'on trouve toutes
les bannieres, toutes les belles couleurs, toutes les hardiesses
d'avant-garde et toutes les formes d'aventures;... tout, hormis le
quartier-general.

C'est le quartier-general, en effet, la discipline seule qui de bonne
heure a manque a ces recrues genereuses et faciles, a ces ardentes
levees de bande qui eurent leur coup de collier chacune, mais qui, trop
vite, la plupart, ont plie. Je me figure une armee en bataille d'avant
Louvois; chaque compagnie s'est deployee sous son chef a sa guise;
chaque capitaine, chaque colonel a etale son echarpe et sa casaque de
fantaisie. En tout, Nodier a ete un peu ainsi; s'il etudie la botanique
ou les insectes,--ces brillants coleopteres a qui sa plume deroba leurs
couleurs,--dans le pli de science ou il se joue, c'est a un point de
vue particulier toujours et sans tant s'inquieter des classifications
generales et des grands systemes naturels: Jean-Jacques de meme en etait
a la botanique d'avant Jussieu. Nodier, dans les genres divers qu'il
cultive, s'en tient volontiers a la chimie d'avant Lavoisier, comme il
reviendrait a l'alchimie ou aux vertus occultes d'avant Bacon; apres
l'_Encyclopedie_, il croit aux songes; en linguistique, il semble un
contemporain de Court de Gebelin, non pas des Grimm ou des Humboldt.
C'est toujours ce corps d'armee d'avant le grand ordonnateur Louvois.

On dirait que dans sa destinee prodigue, dans cette vocation mobile
qui aime a s'epandre hors du centre, il se reflete quelque chose de
la destinee de sa province elle-meme, si tard reunie. Il y a en lui,
litterairement parlant, du Comtois d'avant la reunion, du federaliste
girondin.

A qui la faute? et est-ce une faute en ces temps de revolution et de
coupures si frequentes? Qu'on songe a la date de sa naissance. Nous
aurons a rappeler tout a l'heure les impressions de son enfance precoce,
les orages de son adolescence emancipee, cette vie de frontiere aux
lisieres des monts, aux annees d'emigration et d'anarchie, entre le
Directoire expirant et l'Empire qui n'etait pas ne; car c'est bien alors
que son imagination a pris son pli ineffacable, et que l'ideal en lui a
grands traits hasardeux, s'est forme. L'honneur de Nodier dans l'avenir
consistera, quoi qu'il en soit, a representer a merveille cette epoque
convulsive ou il fut jete, cette generation litteraire, adolescente
au Consulat, coupee par l'Empire, assez jeune encore au debut de
la Restauration, mais qui eut toujours pour devise une sorte de
contre-temps historique: ou _trop tot ou trop tard!_

_Trop tot_; car si elle eut tarde jusqu'a la Restauration, si elle eut
debute fraichement a l'origine, elle aurait eu quinze annees de pleine
liberte et d'ouverte carriere a courir tout d'une haleine.--_Trop tard_;
car si elle se fut produite aussi bien vers 1780, si elle fut entree en
scene le lendemain de Jean-Jacques, elle aurait eu chance de se faire
virile en ces dix annees, de prendre rang et consistance avant les
orages de 89.

Mais, dans l'un ou dans l'autre cas, elle n'aurait plus ete elle-meme,
c'est-a-dire une generation poetique jetee de cote et interceptee par un
char de guerre, une generation vouee a des instincts qu'exalterent et
reprimerent a l'instant les choses, et dont les rares individus parurent
d'abord marques au front d'un pale eclair egare. _Helas! nous aurions
pu etre!_ a dit l'aimable miss Landon dans un refrain melancolique,
recemment cite par M. Chasles. C'est la devise de presque toutes les
existences. Seulement ici, de ces existences litteraires d'alors qui ont
manque et qui _auraient pu etre_, il en est une qui a surgi, qui,
malgre tout, a brille, qui, sans y songer, a herite a la longue de ces
infortunes des autres et des siennes propres, qui les resume en soi avec
eclat et charme, qui en est aujourd'hui en un mot le type visible et
subsistant. Cela fait aussi une gloire.

J'insiste encore, car, pour le litterateur, c'est tout si on le peut
rattacher a un vrai moment social, si on peut sceller a jamais son nom a
un anneau quelconque de cette grande chaine de l'histoire. Quelle fut,
a les prendre dans leur ensemble, la direction principale et historique
des generations qui arrivaient a la virilite en 89, et de celles qui
y atteignaient vers 1803? Pour les unes, la politique, la liberte, la
tribune; pour les autres, l'administration ou la guerre. De sorte
qu'on peut dire, en abregeant, que les generations politiques et
revolutionnaires de 89 eurent pour mot d'ordre _le droit_, et que les
generations obeissantes et militaires de l'Empire eurent pour mot
d'ordre _le devoir_. Or, nos generations, a nous, romanesques et
poetiques, n'ont guere eu pour mot d'ordre que _la fantaisie_.

Mais que devinrent les eclaireurs avances, les enfants perdus de nos
generations encore lointaines, lorsque, s'ebattant aux dernieres soirees
du Directoire, essayant leur premier essor aux jeunes soleils du
Consulat, et croyant deja a la plenitude de leur printemps, ils furent
pris par l'Empire, separes par lui de leur avenir espere, et enfermes
de toutes parts un matin en un horizon de fer comme dans le cercle de
Popilius? Ce fut un vrai cri de rage[166].

[Note 166: On peut lire dans _les Meditations du Cloitre_, qui font
suite au _Peintre de Saltzbourg_, le paragraphe qui commence ainsi:
≪Voila une generation tout entiere, etc., etc.≫]

Deux seuls grands esprits souvent cites resisterent a cet Empire et lui
tinrent tete, M. de Chateaubriand et madame de Stael. Mais remarquez
bien qu'ils etaient tres au complet, et comme en armes, quand il
survint. M. de Chateaubriand se faisait deja homme en 89; dix ans
d'exil, d'emigration et de solitude acheverent de le tremper. Madame de
Stael, de meme, ne put etre supprimee par l'Empire, auquel elle etait
anterieure de position prise et de renommee fondee. Nes dix ou quinze
ans plus tard, et s'ils n'avaient eu que dix-sept ans en 1800, ces deux
chefs de la pensee eussent-ils fait tete aussi fermement a l'assaut? Du
moins, on l'avouera, les difficultes pour eux eussent ete tout autres.

Il faut en tenir compte au brillant, aimable et intermediaire genie dont
nous parlons. Charles-Emmanuel Nodier doit etre ne a Besancon le 29
avril 1780, si tant est qu'il s'en souvienne rigoureusement lui-meme;
le contrariant Querard le fait naitre en 1783 seulement; Weiss, son ami
d'enfance, le suppose ne en 1781. Ce point initial n'est donc pas encore
parfaitement eclairci, et je le livre aux elucubrations des Mathanasius
futurs. Son pere, avocat distingue, avait ete de l'Oratoire et avait
professe la rhetorique a Lyon. Il fut le premier et longtemps l'unique
maitre de ce fils adore (fils naturel, je le crois), dont l'education
ainsi resta presque entierement privee et qui ne parut au college que
dans les classes superieures. Le jeune Nodier suivit pourtant a Besancon
les cours de l'Ecole centrale et fut eleve de M. Ordinaire, de M. Droz.
Ses relations avec le moine Schneider, telles qu'il s'est plu a nous
les peindre, ne sont-elles pas une reflexion fort elargie, une pure
refraction du souvenir a distance au sein d'une vaste et mobile
imagination? Nous nous garderions bien, quand nous le pourrions, de
chercher a suivre le reel biographique dans ce qui est surtout vrai
comme impression et comme peinture, et d'y decolorer a plaisir ce que le
charmant auteur a si richement fondu et deploye. Ce que nous demandons
a l'enfance et a la jeunesse de Nodier, c'est moins une suite de faits
positifs et d'incidents sans importance que ses emotions memes et ses
songes; or, de sa part, les souvenirs legerement _romances_ nous les rendent d'autant mieux.

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