avec Corneille, parce que l'illustre vieillard declara au jeune homme, apres avoir entendu sa piece, qu'elle annoncait un grand talent pour la poesie en general, mais non pour le theatre. Aux representations les partisans de Corneille tacherent d'entraver le succes. Les uns disaient que Taxile n'etait point assez honnete homme; les autres, qu'il ne meritait point sa perte; les uns, qu'Alexandre n'etait point assez amoureux; les autres, qu'il ne venait sur la scene que pour parler d'amour. Lorsque parut _Andromaque_, on reprocha a Pyrrhus un reste de ferocite; on l'aurait voulu plus poli, plus galant, plus acheve. C'etait une consequence du systeme de Corneille, qui faisait ses heros tout d'une piece, bons ou mauvais de pied en cap; a quoi Racine repondait fort judicieusement: ≪Aristote, bien eloigne de nous demander des heros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c'est-a-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragedie, ne soient ni tout a fait bons ni tout a fait mechants. Il ne veut pas qu'ils soient extremement bons, parce que la punition d'un homme de bien exciteroit plus l'indignation que la pitie du spectateur, ni qu'ils soient mechants avec exces, parce qu'on n'a point pitie d'un scelerat. Il faut donc qu'ils aient une bonte mediocre, c'est-a-dire une vertu capable de faiblesse, et qu'ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire detester.≫ J'insiste sur ce point, parce que la grande innovation de Racine et sa plus incontestable originalite dramatique consistent precisement dans cette reduction des personnages heroiques a des proportions plus humaines, plus naturelles, et dans cette analyse delicate des plus secretes nuances du sentiment et de la passion. Ce qui distingue Racine, avant tout, dans la composition du style comme dans celle du drame, c'est la suite logique, la liaison ininterrompue des idees et des sentiments; c'est que chez lui tout est rempli sans vide et motive sans replique, et que jamais il n'y a lieu d'etre surpris de ces changements brusques, de ces retours sans intermediaire, de ces _volte-faces_ subites, dont Corneille a fait souvent abus dans le jeu de ses caracteres et dans la marche de ses drames. Nous sommes pourtant loin de reconnaitre que, meme en ceci, tout l'avantage au theatre soit du cote de Racine; mais, lorsqu'il parut, toute la nouveaute etait pour lui, et la nouveaute la mieux accommodee au gout d'une cour ou se melaient tant de faiblesses, ou rien ne brillait qu'en nuances, et dont, pour tout dire, la chronique amoureuse, ouverte par une La Valliere, devait se clore par une Maintenon. Il resterait toujours a savoir si ce procede attentif et curieux, employe a l'exclusion de tout autre, est dramatique dans le sens absolu du mot; et pour notre part nous ne le croyons pas: mais il suffisait, convenons-en, a la societe d'alors, qui, dans son oisivete polie, ne reclamait pas un drame plus agite, plus orageux, plus _transportant_, pour parler comme madame de Sevigne, et qui s'en tenait volontiers a _Berenice_, en attendant _Phedre_, le chef-d'oeuvre du genre. Cette piece de _Berenice_ fut commandee a Racine par Madame, duchesse d'Orleans, qui soutenait a la cour les nouveaux poetes, et qui joua cette fois a Corneille le mauvais tour de le mettre aux prises, en champ-clos, avec son jeune rival. D'un autre cote, Boileau, ami fidele et sincere, defendait Racine contre la cohue des auteurs, le relevait de ses decouragements passagers, et l'excitait, a force de severite, a des progres sans relache. Ce controle journalier de Boileau eut ete funeste assurement a un auteur de libre genie, de verve impetueuse ou de grace nonchalante, a Moliere, a La Fontaine, par exemple; il ne put etre que profitable a Racine, qui, avant de connaitre Boileau, et sauf quelques pointes a l'italienne, suivait deja cette voie de correction et d'elegance continue, ou celui-ci le maintint et l'affermit. Je crois donc que Boileau avait raison lorsqu'il se glorifiait d'avoir appris a Racine _a faire difficilement des vers faciles_; mais il allait un peu loin, si, comme on l'assure, il lui donnait pour precepte _de faire ordinairement le second vers avant le premier_.
Depuis _Andromaque_, qui parut en 1667, jusqu'a _Phedre_, dont le triomphe est de 1677, dix annees s'ecoulerent; on sait comment Racine les remplit. Anime par la jeunesse et l'amour de la gloire, aiguillonne a la fois par ses admirateurs et ses envieux, il se livra tout entier au developpement de son genie. Il rompit directement avec Port-Royal; et, a propos d'une attaque de Nicole contre les auteurs de theatre, il lanca une lettre piquante qui fit scandale et lui attira des represailles. A force d'attendre et de solliciter, il avait enfin obtenu un benefice, et le privilege de la premiere edition d'_Andromaque_ est accorde au sieur Racine, prieur de l'Epinai. Un regulier lui disputa ce prieure; un proces s'ensuivit, auquel personne n'entendit rien; et Racine ennuye se desista, en se vengeant des juges par la comedie des _Plaideurs_ qu'on dirait ecrite par Moliere, admirable farce dont la maniere decele un coin inapercu du poete, et fait ressouvenir qu'il lisait Rabelais, Marot, meme Scarron, et tenait sa place au cabaret entre Chapelle et La Fontaine. Cette vie si pleine, ou, sur un grand fonds d'etude, s'ajoutaient les tracas litteraires, les visites a la cour, l'Academie a partir de 1673, et peut-etre aussi, comme on l'en a soupconne, quelques tendres faiblesses au theatre, cette confusion de degouts, de plaisirs et de gloire, retint Racine jusqu'a l'age de trente-huit ans, c'est-a-dire jusqu'en 1677, epoque ou il s'en degagea pour se marier chretiennement et se convertir.
Sans doute ses deux dernieres pieces, _Iphigenie_ et _Phedre_, avaient excite contre l'auteur un redoublement d'orage: tous les auteurs siffles, les jansenistes pamphletaires, les grands seigneurs surannes et les debris des _precieuses_, Boyer, Leclerc, Coras, Perrin, Pradon, j'allais dire Fontenelle, Barbier-d'Aucourt, surtout dans le cas present le duc de Nevers, madame Des Houlieres et l'Hotel de Bouillon, s'etaient ameutes sans pudeur, et les indignes manoeuvres de cette cabale avaient pu inquieter le poete: mais enfin ses pieces avaient triomphe; le public s'y portait et y applaudissait avec larmes; Boileau, qui ne flattait jamais, meme en amitie, decernait au vainqueur une magnifique epitre, et _benissait_ et proclamait _fortune_ le siecle qui voyait naitre, _ces pompeuses merveilles_. C'etait donc moins que jamais pour Racine le moment de quitter la scene ou retentissait son nom; il y avait lieu pour lui a l'enivrement, bien plus qu'au desappointement litteraire: aussi sa resolution fut-elle tout-a-fait pure de ces bouderies mesquines auxquelles on a essaye de la rapporter. Depuis quelque temps, et le premier feu de l'age, la premiere ferveur de l'esprit et des sens etant dissipee, le souvenir de son enfance, de ses maitres, de sa tante religieuse a Port-Royal, avait ressaisi le coeur de Racine; et la comparaison involontaire qui s'etablissait en lui entre sa paisible satisfaction d'autrefois et sa gloire presente, si amere et si troublee, ne pouvait que le ramener au regret d'une vie reguliere. Cette pensee secrete qui le travaillait perce deja dans la preface de _Phedre_, et dut le soutenir, plus qu'on ne croit, dans l'analyse profonde qu'il fit de cette _douleur vertueuse_ d'une ame qui maudit le mal et s'y livre. Son propre coeur lui expliquait celui de _Phedre_; et si l'on suppose, comme il est assez vraisemblable, que ce qui le retenait malgre lui au theatre etait quelque attache amoureuse dont il avait peine a se depouiller, la ressemblance devient plus intime et peut aider a faire comprendre tout ce qu'il a mis en cette circonstance de dechirant, de reellement senti et de plus particulier qu'a l'ordinaire dans les combats de cette passion. Quoi qu'il en soit, le but moral de _Phedre_ est hors de doute; le grand Arnauld ne put s'empecher lui-meme de le reconnaitre, et ainsi fut presque verifie le mot de l'auteur ≪qui esperoit, au moyen de cette piece, reconcilier la tragedie avec quantite de personnes celebres par leur piete et par leur doctrine.≫ Toutefois, en s'enfoncant davantage dans ses reflexions de reforme, Racine jugea qu'il etait plus prudent et plus consequent de renoncer au theatre, et il en sortit avec courage, mais sans trop d'efforts. Il se maria, se reconcilia avec Port-Royal, se prepara, dans la vie domestique, a ses devoirs de pere; et, comme le roi le nomma a cette epoque historiographe ainsi que Boileau, il ne negligea pas non plus ses devoirs d'historien: a cet effet, il commenca par faire un espece d'extrait du traite de Lucien _sur la Maniere d'ecrire l'histoire_, et s'appliqua a la lecture de Mezerai, de Vittorio Siri et autres.
D'apres le peu qu'on vient de lire sur le caractere, les moeurs et les habitudes d'esprit de Racine, il serait deja aise de presumer les qualites et les defauts essentiels de son oeuvre, de prevoir ce qu'il a pu atteindre, et en meme temps ce qui a du lui manquer. Un grand art de combinaison, un calcul exact d'agencement, une construction lente et successive, plutot que cette force de conception, simple et feconde, qui agit simultanement et comme par voie de cristallisation autour de plusieurs centres dans les cerveaux naturellement dramatiques; de la presence d'esprit dans les moindres details; une singuliere adresse a ne devider qu'un seul fil a la fois; de l'habilete pour elaguer plutot que la puissance pour etreindre; une science ingenieuse d'introduire et d'econduire ses personnages; parfois la situation capitale eludee, soit par un recit pompeux, soit par l'absence motivee du temoin le plus embarrassant; et de meme dans les caracteres, rien de divergent ni d'excentrique; les parties accessoires, les antecedents peu commodes supprimes; et pourtant rien de trop nu ni de trop monotone, mais deux ou trois nuances assorties sur un fond simple;--puis, au milieu de tout cela, une passion qu'on n'a pas vue naitre, dont le flot arrive deja gonfle, mollement ecumeux, et qui vous entraine comme le courant blanchi d'une belle eau: voila le drame de Racine. Et si l'on descendait a son style et a l'harmonie de sa versification, on y suivrait des beautes du meme ordre restreintes aux memes limites, et des variations de ton melodieuses sans doute, mais dans l'echelle d'une seule octave. Quelques remarques, a propos de _Britannicus_, preciseront notre pensee et la justifieront si, dans ces termes generaux, elle semblait un peu temeraire. Il s'agit du premier crime de Neron, de celui par lequel il echappe d'abord a l'autorite de sa mere et de ses gouverneurs. Dans Tacite, Britannicus est un jeune homme de quatorze a quinze ans, doux, spirituel et triste. Un jour, au milieu d'un festin, Neron ivre, pour le rendre ridicule, le forca de chanter; Britannicus se mit a chanter une chanson, dans laquelle il etait fait allusion a sa propre destinee si precaire et a l'heritage paternel dont on l'avait depouille; et, au lieu de rire et de se moquer, les convives emus, moins dissimules qu'a l'ordinaire, parce qu'ils etaient ivres, avaient marque hautement leur compassion. Pour Neron, tout pur de sang qu'il est encore, son naturel feroce gronde depuis longtemps en son ame et n'epie que l'occasion de se dechainer; il a deja essaye d'un poison lent contre Britannicus. La debauche l'a saisi: il est soupconne d'avoir souille l'adolescence de sa future victime; il neglige son epouse Octavie pour la courtisane Acte. Seneque a prete son ministere a cette honteuse intrigue; Agrippine s'est revoltee d'abord, puis a fini par embrasser son fils et par lui offrir sa maison pour les rendez-vous. Agrippine, mere, petite-fille, soeur, niece et veuve d'empereurs, homicide, incestueuse, prostituee a des affranchis, n'a d'autre crainte que de voir son fils lui echapper avec le pouvoir. Telle est la situation d'esprit des trois personnages principaux au moment ou Racine commence sa piece. Qu'a-t-il fait? Il est alle d'abord au plus simple, il a trie ses acteurs; Burrhus l'a dispense de Seneque, et Narcisse de Pallas. Othon et Senecion, _jeunes voluptueux_ qui perdent le prince, sont a peine nommes dans un endroit. Il rapporte dans sa preface un mot sanglant de Tacite sur Agrippine: _Quae, cunctis malae dominationis cupidinibus flagrans, habebat in partibus Pallantem_, et il ajoute: ≪Je ne dis que ce mot d'Agrippine, car il y auroit trop de choses a en dire. C'est elle que je me suis surtout efforce de bien exprimer, et ma tragedie n'est pas moins la disgrace d'Agrippine que la mort de Britannicus.≫ Et malgre ce dessein formel de l'auteur, le caractere d'Agrippine n'est exprime qu'imparfaitement: comme il fallait interesser a sa disgrace, ses plus odieux vices sont rejetes dans l'ombre; elle devient un personnage peu reel, vague, inexplique, une maniere de mere tendre et jalouse; il n'est plus guere question de ses adulteres et de ses meurtres qu'en allusion, a l'usage de ceux qui ont lu l'histoire dans Tacite. Enfin, a la place d'Acte, intervient la romanesque Junie. Neron amoureux n'est plus que le rival passionne de Britannicus, et les cotes hideux du tigre disparaissent, ou sont touches delicatement a la rencontre. Que dire du denouement? de Junie refugiee aux Vestales, et placee sous la protection du peuple, comme si le peuple protegeait quelqu'un sous Neron? Mais ce qu'on a droit surtout de reprocher a Racine, c'est d'avoir soustrait aux yeux la scene du festin. Britannicus est a table, on lui verse a boire; quelqu'un de ses domestiques goute le breuvage, comme c'est la coutume, tant on est en garde contre un crime: mais Neron a tout prevu; le breuvage s'est trouve trop chaud, il faut y verser de l'eau froide pour le rafraichir, et c'est cette eau froide qu'on a eu le soin d'empoisonner. L'effet est soudain; ce poison tue sur l'heure, et Locuste a ete chargee de le preparer tel, sous la menace du supplice. Soit dedain pour ces circonstances, soit difficulte de les exprimer en vers, Racine les a negligees dans le recit de Burrhus: il se borne a rendre l'effet moral de l'empoisonnement sur les spectateurs, et il y reussit; mais on doit avouer que meme sur ce point il a rabattu de la brievete incisive, de la concision eclatante de Tacite. Trop souvent, lorsqu'il traduit Tacite comme lorsqu'il traduit la Bible, Racine se fraie une route entre les qualites extremes des originaux, et garde prudemment le milieu de la chaussee, sans approcher des bords d'ou l'on voit le precipice. Nous preciserons tout-a-l'heure le fait pour ce qui concerne la Bible; nous n'en citerons qu'un exemple relativement a Tacite. Agrippine, dans sa belle invective contre Neron, s'ecrie que d'un cote l'on entendra _la fille de Germanicus_, et de l'autre _le fils d'Aenobarbus_.
Appuye de Seneque et du tribun Burrhus, Qui, tous deux de l'exil rappeles par moi-meme, Partagent a mes yeux l'autorite supreme.
Or Tacite dit: _Audiretur hinc Germanici filia, inde debilis rursus Burrhus et exsul Seneca, trunca scilicet manu et professoria lingua, generis humani regimen expostulantes_. Racine a evidemment recule devant l'energique insulte de _maitre d'ecole_ adressee a Seneque et celle de _manchot_ et de _mutile_ adressee a Burrhus, et son Agrippine n'accuse pas ces pedagogues de vouloir _regenter_ le monde. En general, tous les defauts du style de Racine proviennent de cette pudeur de gout qu'on a trop exaltee en lui, et qui parfois le laisse en deca du bien, en deca du mieux.
_Britannicus, Phedre, Athalie_, tragedie romaine, grecque et biblique, ce sont la les trois grands titres dramatiques de Racine et sous lesquels viennent se ranger ses autres chefs-d'oeuvre. Nous nous sommes deja explique sur notre admiration pour _Phedre_; pourtant, on ne peut se le dissimuler aujourd'hui, cette piece est encore moins dans les moeurs grecques que _Britannicus_ dans les moeurs romaines. Hippolyte amoureux ressemble encore moins a l'Hippolyte chasseur, favori de Diane, que Neron amoureux au Neron de Tacite; Phedre reine mere et regente pour son fils, a la mort supposee de son epoux, compense amplement Junie protegee par le peuple et mise aux Vestales. Euripide lui-meme laisse beaucoup sans doute a desirer pour la verite; il a deja perdu le sens superieur des traditions mythologiques que possedaient si profondement Eschyle et Sophocle; mais du moins chez lui on embrasse tout un ordre de choses; le paysage, la religion, les rites, les souvenirs de famille, constituent un fond de realite qui fixe et repose l'esprit. Chez Racine tout ce qui n'est pas Phedre et sa passion echappe et fuit: la triste Aricie, les Pallantides, les aventures diverses de Thesee, laissent a peine trace dans notre memoire. A y regarder de pres, ce sont, entre les traditions contradictoires, des efforts de conciliation ingenieux, mais peu faits pour eclairer: Racine admet d'une part la version de Plutarque, qui suppose que Thesee, au lieu de descendre aux enfers, avait ete simplement retenu prisonnier par un roi d'Epire dont il avait voulu ravir la femme pour son ami Pirithous, et d'autre part il fait dire a Phedre, sur la foi de la rumeur fabuleuse:
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les Enfers...
Dans Euripide, Venus apparait en personne et se venge; dans Racine, _Venus tout entiere a sa proie attachee_ n'est qu'une admirable metaphore. Racine a quelquefois laisse a Euripide des details de couleur qui eussent ete aussi des traits de passion:
Dieux! que ne suis-je assise a l'ombre des forets! Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussiere, Suivre de l'oeil un char fuyant dans la carriere?
dit la Phedre de Racine. Dans Euripide, ce mouvement est beaucoup plus prolonge: Phedre voudrait d'abord se desalterer a l'eau pure des fontaines et s'etendre a l'ombre des peupliers; puis elle s'ecrie qu'on la conduise sur la montagne, dans les forets de pins, ou les chiens chassent le cerf, et qu'elle veut lancer le dard thessalien; enfin elle desire l'arene sacree de Limna, ou s'exercent les coursiers rapides: et la nourrice qui, a chaque souhait, l'a interrompue, lui dit enfin: ≪Quelle est donc cette nouvelle fantaisie? Vous etiez tout-a-l'heure sur la montagne, a la poursuite des cerfs, et maintenant vous voila eprise du gymnase et des exercices des chevaux! Il faut envoyer consulter l'oracle...≫ Au troisieme acte, au moment ou Thesee, qu'on croyait mort, arrive, et quand Phedre, Oenone et Hippolyte sont en presence, Phedre ne trouve rien de mieux que de s'enfuir en s'ecriant:
Je ne dois desormais songer qu'a me cacher;
c'est imiter l'art ingenieux de Timanthe, qui, a l'instant solennel, voila la tete d'Agamemnon.
Tout ceci nous conduirait, si nous l'osions, a conclure avec Corneille que Racine avait un bien plus grand talent pour la poesie en general que pour le theatre en particulier, et a soupconner que, s'il fut dramatique en son temps, c'est que son temps n'etait qu'a cette mesure de dramatique; mais que probablement, s'il avait vecu de nos jours, son genie se serait de preference ouvert une autre voie. La vie de retraite, de menage et d'etude, qu'il mena pendant les douze annees de sa maturite la plus entiere, semblerait confirmer notre conjecture. Corneille aussi essaya pendant quelques annees de renoncer au theatre; mais, quoique deja sur le declin, il n'y put tenir, et rentra bientot dans l'arene. Rien de cette impatience ni de cette difficulte a se contenir ne parait avoir trouble le long silence de Racine. Il ecrivait l'histoire de Port-Royal, celle des campagnes du roi, prononcait deux ou trois discours d'academie, et s'exercait a traduire quelques hymnes d'eglise. Madame de Maintenon le tira de son inaction vers 1688, en lui demandant une piece pour Saint-Cyr: de la le reveil en sursaut de Racine, a l'age de quarante-huit ans; une nouvelle et immense carriere parcourue en deux pas: _Esther_ pour son coup d'essai, _Athalie_ pour son coup de maitre. Ces deux ouvrages si soudains, si imprevus, si differents des autres, ne dementent-ils pas notre opinion sur Racine? n'echappent-ils pas aux critiques generales que nous avons hasardees sur son oeuvre?
Racine, dans les sujets hebreux, est bien autrement a son aise que dans les sujets grecs et romains. Nourri des livres sacres, partageant les croyances du peuple de Dieu, il se tient strictement au recit de l'Ecriture, ne se croit pas oblige de meler l'autorite d'Aristote a l'action, ni surtout de placer au coeur de son drame une intrigue amoureuse (et l'amour est de toutes les choses humaines celle qui, s'appuyant sur une base eternelle, varie le plus dans ses formes selon les temps, et par consequent induit le plus en erreur le poete). Toutefois, malgre la parente des religions et la communaute de certaines croyances, il y a dans le judaisme un element a part, intime, primitif, oriental, qu'il importe de saisir et de mettre en saillie, sous peine d'etre pale et infidele, meme avec un air d'exactitude: et cet element radical, si bien compris de Bossuet dans sa _Politique sacree_, de M. de Maistre en tous ses ecrits, et du peintre anglais Martin dans son art, n'etait guere accessible au poete doux et tendre qui ne voyait l'ancien Testament qu'a travers le nouveau, et n'avait pour guide vers Samuel que saint Paul. Commencons par l'architecture du temple dans _Athalie_: chez les Hebreux, tout etait figure, symbole, et l'importance des formes se rattachait a l'esprit de la loi. Mais d'abord je cherche vainement dans Racine ce temple merveilleux bati par Salomon, tout en marbre, en cedre, revetu de lames d'or, reluisant de cherubins et de palmes; je suis dans le vestibule, et je ne vois pas les deux fameuses colonnes de bronze de dix-huit coudees de haut, qui se nomment, l'une _Jachin_, l'autre _Booz_; je ne vois ni la mer d'airain, ni les douze boeufs d'airain, ni les lions; je ne devine pas dans le tabernacle ces cherubins de bois d'olivier, hauts de dix coudees, qui enveloppent l'arche de leurs ailes. La scene se passe sous un peristyle grec un peu nu, et je me sens deja moins dispose a admettre le _sacrifice de sang_ et l'immolation par le couteau sacre, que si le poete m'avait transporte dans ce temple colossal ou Salomon, le premier jour, egorgea pour hosties pacifiques vingt-deux mille boeufs et cent vingt mille brebis. Des reproches analogues peuvent s'adresser aux caracteres et aux discours des personnages. L'idolatrie monstrueuse de Tyr et de Sidon devait etre opposee au culte de Jehovah dans la personne de Mathan, qui, sans cela, n'est qu'un mauvais pretre, debitant d'abstraites maximes; j'aurais voulu entrevoir, grace a lui, ces temples impurs de Baal,
. . . . . Ou siegeaient, sur de riches carreaux, Cent idoles de jaspe aux tetes de taureaux; . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ou, sans lever jamais leurs tetes colossales, Veillaient, assis en cercle et se regardant tous, Des dieux d'airain posant leurs mains sur leurs genoux.
Le grand pretre est beau, noble et terrible; mais on le concoit plus terrible encore et plus inexorable, pour etre le ministre d'un Dieu de colere. Quand il arme les levites, et qu'il leur rappelle que leurs ancetres, a la voix de Moise, ont autrefois massacre leurs freres (≪Voici ce que dit le Seigneur, Dieu d'Israel: ≪Que chaque homme place son glaive sur sa cuisse, et que chacun tue son frere, son ami, et celui qui lui est le plus proche.≫ Les enfants de Levi firent ce que Moise avait ordonne.≫ ), il delaie ce verset en periphrases evasives:
Ne descendez-vous pas de ces fameux levites Qui, lorsqu'au dieu du Nil le volage Israel Rendit dans le desert un culte criminel, De leurs plus chers parents saintement homicides, Consacrerent leurs mains dans le sang des perfides, Et par ce noble exploit vous acquirent l'honneur D'etre seuls employes aux autels du Seigneur?
En somme, _Athalie_ est une oeuvre imposante d'ensemble, et par beaucoup d'endroits magnifique, mais non pas si complete ni si desesperante qu'on a bien voulu croire. Racine n'y a pas penetre l'essence meme de la poesie hebraique orientale[24]; il y marche sans cesse avec precaution entre le naif du sublime et le naif du gracieux, et s'interdit soigneusement l'un et l'autre. Il ne dit pas comme Lamartine:
Osias n'etait plus; Dieu m'apparut: je vis Adonai vetu de gloire et d'epouvante; Les bords eblouissants de sa robe flottante Remplissaient le sacre parvis.
Des seraphins debout sur des marches d'ivoire Se voilaient devant lui de six ailes de feux; Volant de l'un a l'autre, ils se disaient entre eux: Saint, Saint, Saint, le Seigneur, le Dieu, le roi des dieux! Toute la terre est pleine de sa gloire!
[Note 24: De la _poesie_, c'est possible; mais de la _religion_, certes, il en avait penetre l'essence. J'aurais plus d'un point a modifier aujourd'hui dans mon premier jugement; il a commence a me paraitre moins juste, quand des continuateurs exageres me l'ont rendu comme dans un miroir grossissant. Je reprendrai le Racine chretien au complet dans mon ouvrage sur Port-Royal; en attendant, je me borne a en tirer les remarques que voici: ≪Quelle erreur nous avons soutenue autrefois! Il nous paraissait qu'_Athalie_ aurait ete plus belle, s'il y avait eu les grandes statues dans le vestibule, le bassin d'airain, etc. Cela, au contraire, presente disproportionnement, nous eut cache le vrai sujet, le Dieu un et spirituel, invisible et qui remplit tout.--Peu de decors dans Racine; et il a raison au fond: l'unite du Dieu invisible en ressort mieux. Lorsque Pompee, usant du droit de conquete, entra dans le Saint des Saints, il observa avec etonnement, dit Tacite, qu'il n'y avait aucune image et que le sanctuaire etait vide. C'etait un dicton populaire, en parlant des Juifs, que ≪_Nil praeter nubes et coeli numen adorant_.≫]
Il ne dirait pas dans ses choeurs, quand il fait parler l'impie voluptueux:
Ainsi qu'on choisit une rose Dans les guirlandes de Sarons, Choisissez une vierge eclose Parmi les lis de vos vallons: Enivrez-vous de son haleine, Ecartez ses tresses d'ebene, Goutez les fruits de sa beaute. Vivez, aimez, c'est la sagesse: Hors le plaisir et la tendresse, Tout est mensonge et vanite.
Il ne dirait pas davantage:
O tombeau! vous etes mon pere; Et je dis aux vers de la terre: Vous etes ma mere et mes soeurs.
L'avouerai-je? _Esther_, avec ses douceurs charmantes et ses aimables peintures, _Esther_, moins dramatique qu'_Athalie_, et qui vise moins haut, me semble plus complete en soi, et ne laisser rien a desirer. Il est vrai que ce gracieux episode de la Bible s'encadre entre deux evenements etranges, dont Racine se garde de dire un seul mot, a savoir le somptueux festin d'Assuerus, qui dura cent quatre-vingts jours, et le massacre que firent les Juifs de leurs ennemis, et qui dura deux jours entiers, sur la priere formelle de la Juive Esther. A cela pres, ou plutot meme a cause de l'omission, ce delicieux poeme, si parfait d'ensemble, si rempli de pudeur, de soupirs et d'onction pieuse, me semble le fruit le plus naturel qu'ait porte le genie de Racine. C'est l'epanchement le plus pur, la plainte la plus enchanteresse de cette ame tendre qui ne savait assister a la prise d'habit d'une novice sans se noyer dans les larmes, et dont madame de Maintenon ecrivait: ≪Racine, qui veut pleurer, viendra a la profession de la soeur Lalie.≫ Vers ce meme temps, il composa pour Saint-Cyr quatre cantiques spirituels qui sont au nombre de ses plus beaux ouvrages. Il y en a deux d'apres saint Paul que Racine traite comme il a deja fait Tacite et la Bible, c'est-a-dire en l'enveloppant de suavite et de nombre, mais en l'affaiblissant quelquefois. Il est a regretter qu'il n'ait pas pousse plus loin cette espece de composition religieuse, et que, dans les huit dernieres annees qui suivirent _Athalie_, il n'ait pas fini par jeter avec originalite quelques-uns des sentiments personnels, tendres, passionnes, fervents, que recelait son coeur. Certains passages des lettres a son fils aine, alors attache a l'ambassade de Hollande, font rever une poesie interieure et penetrante qu'il n'a epanchee nulle part, dont il a contenu en lui, durant des annees, les delices incessamment pretes a deborder, ou qu'il a seulement repandue dans la priere, aux pieds de Dieu, avec les larmes dont il etait plein. La poesie alors, qui faisait partie de la _litterature_, se distinguait tellement de la _vie_ que rien ne ramenait de l'une a l'autre, que l'idee meme ne venait pas de les joindre, et qu'une fois consacre aux soins domestiques, aux sentiments de pere, aux devoirs de paroissien, on avait eleve une muraille infranchissable entre les _Muses_ et soi. Au reste, comme nul sentiment profond n'est sterile en nous, il arrivait que cette poesie _rentree_ et sans issue etait dans la vie comme un parfum secret qui se melait aux moindres actions, aux moindres paroles, y transpirait par une voie insensible, et leur communiquait une bonne odeur de merite et de vertu: c'est le cas de Racine, c'est l'effet que nous cause aujourd'hui la lecture de ses lettres a son fils, deja homme et lance dans le monde, lettres simples et paternelles, ecrites au coin du feu, a cote de la mere, au milieu des six autres enfants, empreintes a chaque ligne d'une tendresse grave et d'une douceur austere, et ou les reprimandes sur le style, les conseils d'eviter les _repetitions de mots_ et les _locutions de la Gazette de Hollande_, se melent naivement aux preceptes de conduite et aux avertissements chretiens: ≪Vous avez eu quelque raison d'attribuer l'heureux succes de votre voyage, par un si mauvais temps, aux prieres qu'on a faites pour vous. Je compte les miennes pour rien; mais votre mere et vos petites soeurs prioient tous les jours Dieu qu'il vous preservat de tout accident, et on faisoit la meme chose a Port-Royal.≫ Et plus bas: ≪M. de Torcy m'a appris que vous etiez dans la _Gazette de Hollande_: si je l'avois su, je l'aurois fait acheter pour la lire a vos petites soeurs, qui vous croiroient devenu un homme de consequence.≫ On voit que madame Racine songeait toujours a son fils absent, et que, chaque fois qu'on servait quelque chose d'_un peu bon_ sur la table, elle ne pouvait s'empecher de dire: ≪Racine en auroit volontiers mange.≫ Un ami qui revenait de Hollande, M. de Bonnac, apporta a la famille des nouvelles du fils cheri; on l'accabla de questions, et ses reponses furent toutes satisfaisantes: ≪Mais je n'ai ose, ecrit l'excellent pere, lui demander si vous pensiez un peu au bon Dieu, et j'ai eu peur que la reponse ne fut pas telle que je l'aurois souhaitee.≫ L'evenement domestique le plus important des dernieres annees de Racine est la profession que fit a Melun sa fille cadette, agee de dix-huit ans; il parle a son fils de la ceremonie, et en raconte les details a sa vieille tante, qui vivait toujours a Port-Royal dont elle etait abbesse[25]; il n'avait cesse de _sangloter_ pendant tout l'office: ainsi, de ce coeur brise, des tresors d'amour, des effusions inexprimables s'echappaient par ces sanglots; c'etait comme l'huile versee du vase de Marie. Fenelon lui ecrivit expres pour le consoler. Avec cette facilite excessive aux emotions, et cette sensibilite plus vive, plus inquiete de jour en jour, on explique l'effet mortel que causa a Racine le mot de Louis XIV, et ce dernier coup qui le tua; mais il etait auparavant, et depuis longtemps, malade du mal de poesie: seulement, vers la fin, cette predisposition inconnue avait degenere en une sorte d'hydropisie lente qui dissolvait ses humeurs et le livrait sans ressort au moindre choc. Il mourut en 1699 dans sa soixantieme annee, venere et pleure de tous, comble de gloire, mais laissant, il faut le dire, une posterite litteraire peu virile, et bien intentionnee plutot que capable: ce furent les Rollin, les d'Olivet en critique, les Duche et les Campistron au theatre, les Jean-Baptiste et les Racine fils dans l'ode et dans le poeme. Depuis ce temps jusqu'au notre, et a travers toutes les variations de gout, la renommee de Racine a subsiste sans atteinte et a constamment recu des hommages unanimes, justes au fond et merites en tant qu'hommages, bien que parfois tres-peu intelligents dans les motifs. Des critiques sans portee ont abuse du droit de le citer pour modele, et l'ont trop souvent propose a l'imitation par ses qualites les plus inferieures; mais, pour qui sait le comprendre, il a suffisamment, dans son oeuvre et dans sa vie, de quoi se faire a jamais admirer comme grand poete et cherir comme ami de coeur.
Decembre 1829.
[Note 25: Si ce ne fut pas a Port-Royal meme que la fille de Racine fit profession, c'est que ce monastere persecute ne pouvait plus depuis longtemps recevoir pensionnaires, novices, ni religieuses. Fontaine, vieil ami de Port-Royal, sur lequel il a laisse de bien touchants Memoires, et refugie alors a Melun, assista a toutes les ceremonies de veture.]
II
Racine fut dramatique sans doute, mais il le fut dans un genre qui l'etait peu. En d'autres temps, en des temps comme les notres, ou les proportions du drame doivent etre si differentes de ce qu'elles etaient alors, qu'aurait-il fait? Eut-il egalement tente le theatre? Son genie, naturellement recueilli et paisible, eut-il suffi a cette intensite d'action que reclame notre curiosite blasee, a cette verite reelle dans les moeurs et dans les caracteres qui devient indispensable apres une epoque de grande revolution, a cette philosophie superieure qui donne a tout cela un sens, et fait de l'action autre chose qu'un _imbroglio_, de la couleur historique autre chose qu'un _badigeonnage_? Eut-il ete de force et d'humeur a mener toutes ces parties de front, a les maintenir en presence et en harmonie, a les unir, a les enchainer sous une forme indissoluble et vivante; a les fondre l'une dans l'autre au feu des passions? N'eut-il pas trouve plus simple et plus conforme a sa nature de retirer tout d'abord la passion du milieu de ces embarras etrangers dans lesquels elle aurait pu se perdre comme dans le sable, en s'y versant; de la faire rentrer en son lit pour n'en plus sortir, et de suivre solitaire le cours harmonieux de cette grande et belle elegie, dont _Esther_ et _Berenice_ sont les plus limpides, les plus transparents reservoirs? C'est la une delicate question, sur laquelle on ne peut exprimer que des conjectures: j'ai hasarde la mienne; elle n'a rien d'irreverent pour le genie de Racine. M. Etienne, dans son discours de reception a l'Academie, declare qu'il admire Moliere bien plus comme philosophe que comme poete. Je ne suis pas sur ce point de l'avis de M. Etienne, et dans Moliere la qualite de poete ne me parait inferieure a aucune autre; mais je me garderai bien d'accuser le spirituel auteur des _Deux Gendres_ de vouloir renverser l'autel du plus grand maitre de notre scene. Or, est-ce davantage vouloir renverser Racine que de declarer qu'on prefere chez lui la poesie pure au drame, et qu'on est tente de le rapporter a la famille des genies lyriques, des chantres elegiaques et pieux, dont la mission ici-bas est de celebrer l'_amour_ (en prenant _amour_ dans le meme sens que Dante et Platon)?
Independamment de l'examen direct des oeuvres, ce qui nous a surtout confirme dans notre opinion, c'est le silence de Racine et la disposition d'esprit qu'il marqua durant les longues annees de sa retraite. Les facultes innees qu'on a exercees beaucoup et qu'on arrete brusquement au milieu de la carriere, apres les premiers instants donnes au delassement et au repos, se reveillent et recommencent a desirer le genre de mouvement qui leur est propre. D'abord il n'en vient a l'ame qu'une plainte sourde, lointaine, etouffee, qui n'indique pas son objet et nous livre a tout le vague de l'_ennui_. Bientot l'inquietude se decide; la faculte sans aliment s'_affame_, pour ainsi dire; elle crie au dedans de nous: c'est comme un coursier genereux qui hennit dans l'etable et demande l'arene; on n'y peut tenir, et tous les projets de retraite sont oublies. Qu'on se figure, par exemple, a la place de Racine, au sein du meme loisir, quelqu'un de ces genies incontestablement dramatiques, Shakspeare, Moliere, Beaumarchais, Scott. Oh! les premiers mois d'inaction passes, comme le cerveau du poete va fermenter et se remplir! comme chaque idee, chaque sentiment va revetir a ses yeux un masque, un personnage, et marcher a ses cotes! que de generations spontanees vont eclore de toutes parts et lever la tete sur cette eau dormante! que d'etres inacheves, flottants, passeront dans ses reves et lui feront signe de venir! que de voix plaintives lui parleront comme a Tancrede dans la foret enchantee! La reine Mab descendra en char et se posera sur ce front endormi. Soudain Ariel ou Puck, Scapin ou Dorine, Cherubin ou Fenella, merveilleux lutins, messagers malicieux et empresses, s'agiteront autour du maitre, le tirailleront de mille cotes pour qu'il prenne garde a leurs etres cheris, a leurs amants separes, a leurs princesses malheureuses; ils les evoqueront devant lui, comme dans l'Elysee antique le devin Tiresias, ou plutot le vieil Anchise, evoquait les ames des heros qui n'avaient pas vecu; ils les feront passer par groupes, ombres fugitives, rieuses ou eplorees, demandant la vie, et, dans les limbes inexplicables de la pensee, attendant la lumiere du jour. Diana Vernon a cheval, franchissant les barrieres et se perdant dans le taillis; Juliette au balcon tendant les bras a Romeo; l'ingenue Agnes a son balcon aussi, et rendant a son amant salut pour salut du matin au soir; la moqueuse Suzanne et la belle comtesse habillant le page; que sais-je? toutes ces ravissantes figures, toutes ces apparitions enchantees souriront au poete et l'appelleront a elles du sein de leur nuage. Il n'y resistera pas longtemps, et se relancera, tete baissee, dans ce monde qui tourbillonne autour de lui. Chacun reviendra a ses gouts et a sa nature. Beaumarchais, comme un joueur excite par l'abstinence, tentera de nouveau avec fureur les chances et la folie des intrigues. Scott, plus insouciant peut-etre, et comme un voyageur simplement curieux qui a deja vu beaucoup de siecles et de pays, mais qui n'est pas las encore, se remettra en marche au risque de repasser, chemin faisant, par les memes aventures. Moliere, penseur profond, triste au dedans, ayant hate de sortir de lui-meme et d'echapper a ses peines secretes, sera cette fois d'un comique plus grave ou plus fou qu'a l'ordinaire. Shakspeare redoublera de grace, de fantaisie ou d'effroi. Le grand Corneille enfin (car il est de cette famille), Corneille couvert de cicatrices, epuise, mais infatigable et sans relache comme ses heros, pareil a ce valeureux comte de Fuentes dont parle Bossuet, et qui combattit a Rocroi jusqu'au dernier soupir, Corneille ramenera obstinement au combat ses vieilles bandes espagnoles et ses drapeaux dechires.
Voila les poetes dramatiques. Dirai-je que Racine ne leur ressembla jamais dans sa retraite; qu'il ne vit plus rien de ce qu'il avait quitte; qu'il n'eut point, a ses heures de reverie, des apparitions charmantes qui remuaient, comme autrefois, son coeur? Ce serait faire injure a son genie. Mais ces creations memes vers lesquelles un doux penchant dut le rentrainer d'abord, ces Monime, ces Phedre, ces Berenice au long voile, ces nobles amantes solitaires qu'il revoyait, a la nuit tombante, sous les traits de la Champmesle, et qui s'enfuyaient, comme Didon, dans les bocages, qu'etaient-elles, je le demande? Ou voulaient-elles le ramener? Differaient-elles beaucoup de l'_Elegie a la voix gemissante_;
Au ris mele de pleurs, aux longs cheveux epars, Belle, levant au ciel ses humides regards?
Et quand il se fut tout a fait refugie dans l'amour divin, ces formes attrayantes d'un amour profane continuerent-elles longtemps a repasser dans ses songes? Pour moi, je ne le crois point. Il fut prompt a les dissiper et a les oublier: ses affections bientot allerent toutes ailleurs; il ne pensait qu'a Port-Royal, alors persecute, et se complaisait delicieusement dans ses souvenirs d'enfance: ≪En effet, dit-il, il n'y avoit point de maison religieuse qui fut en meilleure odeur que Port-Royal. Tout ce qu'on en voyoit au dehors inspiroit de la piete; on admiroit la maniere grave et touchante dont les louanges de Dieu y etoient chantees, la simplicite et en meme temps la proprete de leur eglise, la modestie des domestiques, la solitude des parloirs, le peu d'empressement des religieuses a y soutenir la conversation, leur peu de curiosite pour savoir les choses du monde et meme les affaires de leurs proches; en un mot, une entiere indifference pour tout ce qui ne regardoit point Dieu. Mais combien les personnes qui connoissoient l'interieur de ce monastere y trouvoient-elles de nouveaux sujets d'edification! Quelle paix! quel silence! quelle charite! quel amour pour la pauvrete et pour la mortification! Un travail sans relache, une priere continuelle, point d'ambition que pour les emplois les plus vils et les plus humiliants, aucune impatience dans les soeurs, nulle bizarrerie dans les meres, l'obeissance toujours prompte et le commandement toujours raisonnable.≫ Et vers le meme temps il ecrivait a son fils: ≪M. de Rost m'a appris que la Champmesle etoit a l'extremite, de quoi il me paroit tres-afflige; mais ce qui est le plus affligeant, c'est de quoi il ne se soucie guere apparemment, je veux dire l'obstination avec laquelle cette pauvre malheureuse refuse de renoncer a la comedie, ayant declare, a ce qu'on m'a dit, qu'elle trouvoit tres-glorieux pour elle de mourir comedienne. Il faut esperer que, quand elle verra la mort de plus pres, elle changera de langage comme font d'ordinaire la plupart de ces gens qui font tant les fiers quand ils se portent bien. Ce fut madame de Caylus qui m'apprit hier cette particularite dont elle etoit effrayee, et qu'elle a sue, comme je crois, de M. le cure de Saint-Sulpice.≫ Et dans une autre lettre: ≪Le pauvre M. Boyer est mort fort chretiennement; sur quoi je vous dirai, en passant, que je dois reparation a la memoire de la Champmesle, qui mourut avec d'assez bons sentiments, apres avoir renonce a la comedie, tres-repentante de sa vie passee, mais surtout fort affligee de mourir: du moins M. Despreaux me l'a dit ainsi, l'ayant appris du cure d'Auteuil, qui l'assista a la mort; car elle est morte a Auteuil, dans la maison d'un maitre a danser, ou elle etoit venue prendre l'air.≫ On a besoin de croire, pour excuser ce ton de secheresse, que Racine voulait faire indirectement la lecon a son fils, et condamner ses propres erreurs dans la personne de celle qui en avait ete l'objet. Mais, meme en tenant compte de l'intention, on peut conclure hardiment, apres avoir lu et compare ces passages, que les sentiments du poete ne prenaient plus la forme dramatique, et que la figure de la Champmesle lui etait depuis longtemps sortie de la memoire. Port-Royal avait toute son ame; il y puisait le calme, il y rapportait ses prieres; il etait plein des gemissements de cette maison affligee, quand il fit entendre, pour l'heureuse maison de Saint-Cyr, la melodie touchante des choeurs d'_Esther_[26]. En un mot, c'etait la disposition lyrique qui prevalait evidemment dans le poete, et qui le plus souvent, au defaut d'epanchement convenable, debordait dans ces larmes dont nous avons parle. Un de nos amis les plus chers, qui, pour etre romantique, a ce qu'on dit, n'en garde pas moins a Racine un respect profond et un sincere amour, a essaye de retracer l'etat interieur de cette belle ame dans une piece de vers qu'il ne nous est pas permis de louer, mais que nous inserons ici comme achevant de mettre en lumiere notre point de vue critique.
[Note 26: Racine se trouvait precisement dans l'eglise du monastere des Champs, quand l'archeveque Harlay de Champvallon y vint, le 17 mai 1679, a neuf heures du matin, pour renouveler la persecution qui avait ete interrompue durant dix annees, mais qui, a partir de ce jour-la, ne cessa plus jusqu'a l'entiere ruine. Il causa quelque temps avec le prelat qui, l'ayant apercu, l'avait fait appeler par politesse. Plus tard, surtout quand sa tante fut abbesse, il devint a Versailles le charge d'affaires en titre des pauvres persecutees. Toutes les demandes d'adoucissement pres de l'archeveque, les suppliques pour obtenir tel ou tel confesseur, roulaient sur lui. Il usait son temps et son credit a ces demarches, avec un zele ou il entrait quelque pensee d'expiation.]
LES LARMES DE RACINE.
Racine, qui veut pleurer, viendra a la profession de la soeur Lalie.
(MADAME DE MAINTENON.)
Jean Racine, le grand poete, Le poete aimant et pieux, Apres que sa lyre muette Se fut voilee a tous les yeux, Renoncant a la gloire humaine, S'il sentait en son ame pleine Le flot contenu murmurer, Ne savait que fondre en priere, Pencher l'urne dans la poussiere Aux pieds du Seigneur, et pleurer.
Comme un coeur pur de jeune fille Qui coule et deborde en secret, A chaque peine de famille, Au moindre bonheur, il pleurait; A voir pleurer sa fille ainee; A voir sa table couronnee D'enfants, et lui-meme au declin; A sentir les inquietudes De pere, tout causant d'etudes, Les soirs d'hiver, avec Rollin;
Ou si dans la sainte patrie, Berceau de ses reves touchants, Il s'egarait par la prairie Au fond de Port-Royal-des-Champs; S'il revoyait du cloitre austere Les longs murs, l'etang solitaire, Il pleurait comme un exile; Pour lui, pleurer avait des charmes. Le jour que mourait dans les larmes Ou La Fontaine ou Champmesle[27].
Surtout ces pleurs avec delices En ruisseaux d'amour s'ecoulaient, Chaque fois que sous des cilices Des fronts de seize ans se voilaient; Chaque fois que des jeunes filles, Le jour de leurs voeux, sous les grilles S'en allaient aux yeux des parents, Et foulant leurs bouquets de fete, Livrant les cheveux de leur tete, Epanchaient leur ame a torrents.
Lui-meme il dut payer sa dette; Au temple il porta son agneau; Dieu marquant sa fille cadette, La dota du mystique anneau. Au pied de l'autel avancee, La douce et blanche fiancee Attendait le divin Epoux; Mais, sans voir la ceremonie, Parmi l'encens et l'harmonie Sanglotait le pere a genoux[28].
[Note 27: Il est permis de supposer, malgre ce qu'on a vu plus haut, que le poete donna secretement a la Champmesle quelques larmes et quelques prieres.]
[Note 28: Lope de Vega eut aussi une fille, et la plus cherie, qui se fit religieuse; il composa sur cette prise de voile une piece de vers fort touchante, ou il decrit avec beaucoup d'exaltation les alternatives de ses emotions de pere et de ses joies comme chretien (Fauriel; _Vie de Lope de Vega_). Mais Racine ne put que pleurer.]
Sanglots, soupirs, pleurs de tendresse, Pareils a ceux qu'en sa ferveur Madeleine la pecheresse Repandit aux pieds du Sauveur; Pareils aux flots de parfum rare Qu'en pleurant la soeur de Lazare De ses longs cheveux essuya; Pleurs abondants comme les votres, O le plus tendre des apotres, Avant le jour d'Alleluia! |
|
댓글 없음:
댓글 쓰기