2014년 10월 29일 수요일

Portraits litteraires 4

Portraits litteraires 4


avec Corneille, parce que l'illustre vieillard declara au jeune homme,
apres avoir entendu sa piece, qu'elle annoncait un grand talent pour la
poesie en general, mais non pour le theatre. Aux representations les
partisans de Corneille tacherent d'entraver le succes. Les uns disaient
que Taxile n'etait point assez honnete homme; les autres, qu'il ne
meritait point sa perte; les uns, qu'Alexandre n'etait point assez
amoureux; les autres, qu'il ne venait sur la scene que pour parler
d'amour. Lorsque parut _Andromaque_, on reprocha a Pyrrhus un reste de
ferocite; on l'aurait voulu plus poli, plus galant, plus acheve. C'etait
une consequence du systeme de Corneille, qui faisait ses heros tout
d'une piece, bons ou mauvais de pied en cap; a quoi Racine repondait
fort judicieusement: ≪Aristote, bien eloigne de nous demander des heros
parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c'est-a-dire
ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragedie, ne soient ni
tout a fait bons ni tout a fait mechants. Il ne veut pas qu'ils soient
extremement bons, parce que la punition d'un homme de bien exciteroit
plus l'indignation que la pitie du spectateur, ni qu'ils soient mechants
avec exces, parce qu'on n'a point pitie d'un scelerat. Il faut donc
qu'ils aient une bonte mediocre, c'est-a-dire une vertu capable de
faiblesse, et qu'ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les
fasse plaindre sans les faire detester.≫ J'insiste sur ce point, parce
que la grande innovation de Racine et sa plus incontestable originalite
dramatique consistent precisement dans cette reduction des personnages
heroiques a des proportions plus humaines, plus naturelles, et dans
cette analyse delicate des plus secretes nuances du sentiment et de la
passion. Ce qui distingue Racine, avant tout, dans la composition du
style comme dans celle du drame, c'est la suite logique, la liaison
ininterrompue des idees et des sentiments; c'est que chez lui tout est
rempli sans vide et motive sans replique, et que jamais il n'y a
lieu d'etre surpris de ces changements brusques, de ces retours sans
intermediaire, de ces _volte-faces_ subites, dont Corneille a fait
souvent abus dans le jeu de ses caracteres et dans la marche de ses
drames. Nous sommes pourtant loin de reconnaitre que, meme en ceci, tout
l'avantage au theatre soit du cote de Racine; mais, lorsqu'il parut,
toute la nouveaute etait pour lui, et la nouveaute la mieux accommodee
au gout d'une cour ou se melaient tant de faiblesses, ou rien ne
brillait qu'en nuances, et dont, pour tout dire, la chronique amoureuse,
ouverte par une La Valliere, devait se clore par une Maintenon. Il
resterait toujours a savoir si ce procede attentif et curieux, employe a
l'exclusion de tout autre, est dramatique dans le sens absolu du mot; et
pour notre part nous ne le croyons pas: mais il suffisait, convenons-en,
a la societe d'alors, qui, dans son oisivete polie, ne reclamait pas un
drame plus agite, plus orageux, plus _transportant_, pour parler comme
madame de Sevigne, et qui s'en tenait volontiers a _Berenice_, en
attendant _Phedre_, le chef-d'oeuvre du genre. Cette piece de _Berenice_
fut commandee a Racine par Madame, duchesse d'Orleans, qui soutenait
a la cour les nouveaux poetes, et qui joua cette fois a Corneille le
mauvais tour de le mettre aux prises, en champ-clos, avec son jeune
rival. D'un autre cote, Boileau, ami fidele et sincere, defendait
Racine contre la cohue des auteurs, le relevait de ses decouragements
passagers, et l'excitait, a force de severite, a des progres sans
relache. Ce controle journalier de Boileau eut ete funeste assurement a
un auteur de libre genie, de verve impetueuse ou de grace nonchalante,
a Moliere, a La Fontaine, par exemple; il ne put etre que profitable
a Racine, qui, avant de connaitre Boileau, et sauf quelques pointes
a l'italienne, suivait deja cette voie de correction et d'elegance
continue, ou celui-ci le maintint et l'affermit. Je crois donc que
Boileau avait raison lorsqu'il se glorifiait d'avoir appris a Racine _a
faire difficilement des vers faciles_; mais il allait un peu loin, si,
comme on l'assure, il lui donnait pour precepte _de faire ordinairement
le second vers avant le premier_.

Depuis _Andromaque_, qui parut en 1667, jusqu'a _Phedre_, dont le
triomphe est de 1677, dix annees s'ecoulerent; on sait comment Racine
les remplit. Anime par la jeunesse et l'amour de la gloire, aiguillonne
a la fois par ses admirateurs et ses envieux, il se livra tout entier au
developpement de son genie. Il rompit directement avec Port-Royal; et, a
propos d'une attaque de Nicole contre les auteurs de theatre, il lanca
une lettre piquante qui fit scandale et lui attira des represailles. A
force d'attendre et de solliciter, il avait enfin obtenu un benefice, et
le privilege de la premiere edition d'_Andromaque_ est accorde au sieur
Racine, prieur de l'Epinai. Un regulier lui disputa ce prieure; un
proces s'ensuivit, auquel personne n'entendit rien; et Racine ennuye se
desista, en se vengeant des juges par la comedie des _Plaideurs_ qu'on
dirait ecrite par Moliere, admirable farce dont la maniere decele un
coin inapercu du poete, et fait ressouvenir qu'il lisait Rabelais,
Marot, meme Scarron, et tenait sa place au cabaret entre Chapelle et
La Fontaine. Cette vie si pleine, ou, sur un grand fonds d'etude,
s'ajoutaient les tracas litteraires, les visites a la cour, l'Academie a
partir de 1673, et peut-etre aussi, comme on l'en a soupconne, quelques
tendres faiblesses au theatre, cette confusion de degouts, de plaisirs
et de gloire, retint Racine jusqu'a l'age de trente-huit ans,
c'est-a-dire jusqu'en 1677, epoque ou il s'en degagea pour se marier
chretiennement et se convertir.

Sans doute ses deux dernieres pieces, _Iphigenie_ et _Phedre_, avaient
excite contre l'auteur un redoublement d'orage: tous les auteurs
siffles, les jansenistes pamphletaires, les grands seigneurs surannes
et les debris des _precieuses_, Boyer, Leclerc, Coras, Perrin, Pradon,
j'allais dire Fontenelle, Barbier-d'Aucourt, surtout dans le cas present
le duc de Nevers, madame Des Houlieres et l'Hotel de Bouillon, s'etaient
ameutes sans pudeur, et les indignes manoeuvres de cette cabale avaient
pu inquieter le poete: mais enfin ses pieces avaient triomphe; le public
s'y portait et y applaudissait avec larmes; Boileau, qui ne flattait
jamais, meme en amitie, decernait au vainqueur une magnifique epitre, et
_benissait_ et proclamait _fortune_ le siecle qui voyait naitre, _ces
pompeuses merveilles_. C'etait donc moins que jamais pour Racine le
moment de quitter la scene ou retentissait son nom; il y avait lieu pour
lui a l'enivrement, bien plus qu'au desappointement litteraire: aussi
sa resolution fut-elle tout-a-fait pure de ces bouderies mesquines
auxquelles on a essaye de la rapporter. Depuis quelque temps, et le
premier feu de l'age, la premiere ferveur de l'esprit et des sens etant
dissipee, le souvenir de son enfance, de ses maitres, de sa tante
religieuse a Port-Royal, avait ressaisi le coeur de Racine; et la
comparaison involontaire qui s'etablissait en lui entre sa paisible
satisfaction d'autrefois et sa gloire presente, si amere et si troublee,
ne pouvait que le ramener au regret d'une vie reguliere. Cette pensee
secrete qui le travaillait perce deja dans la preface de _Phedre_, et
dut le soutenir, plus qu'on ne croit, dans l'analyse profonde qu'il fit
de cette _douleur vertueuse_ d'une ame qui maudit le mal et s'y livre.
Son propre coeur lui expliquait celui de _Phedre_; et si l'on suppose,
comme il est assez vraisemblable, que ce qui le retenait malgre lui
au theatre etait quelque attache amoureuse dont il avait peine a se
depouiller, la ressemblance devient plus intime et peut aider a faire
comprendre tout ce qu'il a mis en cette circonstance de dechirant,
de reellement senti et de plus particulier qu'a l'ordinaire dans les
combats de cette passion. Quoi qu'il en soit, le but moral de _Phedre_
est hors de doute; le grand Arnauld ne put s'empecher lui-meme de le
reconnaitre, et ainsi fut presque verifie le mot de l'auteur ≪qui
esperoit, au moyen de cette piece, reconcilier la tragedie avec quantite
de personnes celebres par leur piete et par leur doctrine.≫ Toutefois,
en s'enfoncant davantage dans ses reflexions de reforme, Racine jugea
qu'il etait plus prudent et plus consequent de renoncer au theatre, et
il en sortit avec courage, mais sans trop d'efforts. Il se maria, se
reconcilia avec Port-Royal, se prepara, dans la vie domestique, a ses
devoirs de pere; et, comme le roi le nomma a cette epoque historiographe
ainsi que Boileau, il ne negligea pas non plus ses devoirs d'historien:
a cet effet, il commenca par faire un espece d'extrait du traite de
Lucien _sur la Maniere d'ecrire l'histoire_, et s'appliqua a la lecture
de Mezerai, de Vittorio Siri et autres.

D'apres le peu qu'on vient de lire sur le caractere, les moeurs et
les habitudes d'esprit de Racine, il serait deja aise de presumer les
qualites et les defauts essentiels de son oeuvre, de prevoir ce qu'il a
pu atteindre, et en meme temps ce qui a du lui manquer. Un grand art de
combinaison, un calcul exact d'agencement, une construction lente et
successive, plutot que cette force de conception, simple et feconde,
qui agit simultanement et comme par voie de cristallisation autour de
plusieurs centres dans les cerveaux naturellement dramatiques; de la
presence d'esprit dans les moindres details; une singuliere adresse a ne
devider qu'un seul fil a la fois; de l'habilete pour elaguer plutot que
la puissance pour etreindre; une science ingenieuse d'introduire et
d'econduire ses personnages; parfois la situation capitale eludee, soit
par un recit pompeux, soit par l'absence motivee du temoin le plus
embarrassant; et de meme dans les caracteres, rien de divergent ni
d'excentrique; les parties accessoires, les antecedents peu commodes
supprimes; et pourtant rien de trop nu ni de trop monotone, mais deux
ou trois nuances assorties sur un fond simple;--puis, au milieu de tout
cela, une passion qu'on n'a pas vue naitre, dont le flot arrive deja
gonfle, mollement ecumeux, et qui vous entraine comme le courant blanchi
d'une belle eau: voila le drame de Racine. Et si l'on descendait a son
style et a l'harmonie de sa versification, on y suivrait des beautes
du meme ordre restreintes aux memes limites, et des variations de ton
melodieuses sans doute, mais dans l'echelle d'une seule octave. Quelques
remarques, a propos de _Britannicus_, preciseront notre pensee et
la justifieront si, dans ces termes generaux, elle semblait un peu
temeraire. Il s'agit du premier crime de Neron, de celui par lequel il
echappe d'abord a l'autorite de sa mere et de ses gouverneurs. Dans
Tacite, Britannicus est un jeune homme de quatorze a quinze ans, doux,
spirituel et triste. Un jour, au milieu d'un festin, Neron ivre, pour le
rendre ridicule, le forca de chanter; Britannicus se mit a chanter une
chanson, dans laquelle il etait fait allusion a sa propre destinee si
precaire et a l'heritage paternel dont on l'avait depouille; et, au
lieu de rire et de se moquer, les convives emus, moins dissimules qu'a
l'ordinaire, parce qu'ils etaient ivres, avaient marque hautement leur
compassion. Pour Neron, tout pur de sang qu'il est encore, son naturel
feroce gronde depuis longtemps en son ame et n'epie que l'occasion de
se dechainer; il a deja essaye d'un poison lent contre Britannicus. La
debauche l'a saisi: il est soupconne d'avoir souille l'adolescence de sa
future victime; il neglige son epouse Octavie pour la courtisane Acte.
Seneque a prete son ministere a cette honteuse intrigue; Agrippine s'est
revoltee d'abord, puis a fini par embrasser son fils et par lui offrir
sa maison pour les rendez-vous. Agrippine, mere, petite-fille, soeur,
niece et veuve d'empereurs, homicide, incestueuse, prostituee a des
affranchis, n'a d'autre crainte que de voir son fils lui echapper avec
le pouvoir. Telle est la situation d'esprit des trois personnages
principaux au moment ou Racine commence sa piece. Qu'a-t-il fait? Il est
alle d'abord au plus simple, il a trie ses acteurs; Burrhus l'a
dispense de Seneque, et Narcisse de Pallas. Othon et Senecion, _jeunes
voluptueux_ qui perdent le prince, sont a peine nommes dans un endroit.
Il rapporte dans sa preface un mot sanglant de Tacite sur Agrippine:
_Quae, cunctis malae dominationis cupidinibus flagrans, habebat in
partibus Pallantem_, et il ajoute: ≪Je ne dis que ce mot d'Agrippine,
car il y auroit trop de choses a en dire. C'est elle que je me suis
surtout efforce de bien exprimer, et ma tragedie n'est pas moins la
disgrace d'Agrippine que la mort de Britannicus.≫ Et malgre ce
dessein formel de l'auteur, le caractere d'Agrippine n'est exprime
qu'imparfaitement: comme il fallait interesser a sa disgrace, ses plus
odieux vices sont rejetes dans l'ombre; elle devient un personnage peu
reel, vague, inexplique, une maniere de mere tendre et jalouse; il n'est
plus guere question de ses adulteres et de ses meurtres qu'en allusion,
a l'usage de ceux qui ont lu l'histoire dans Tacite. Enfin, a la place
d'Acte, intervient la romanesque Junie. Neron amoureux n'est plus que
le rival passionne de Britannicus, et les cotes hideux du tigre
disparaissent, ou sont touches delicatement a la rencontre. Que dire du
denouement? de Junie refugiee aux Vestales, et placee sous la protection
du peuple, comme si le peuple protegeait quelqu'un sous Neron? Mais ce
qu'on a droit surtout de reprocher a Racine, c'est d'avoir soustrait aux
yeux la scene du festin. Britannicus est a table, on lui verse a boire;
quelqu'un de ses domestiques goute le breuvage, comme c'est la coutume,
tant on est en garde contre un crime: mais Neron a tout prevu; le
breuvage s'est trouve trop chaud, il faut y verser de l'eau froide
pour le rafraichir, et c'est cette eau froide qu'on a eu le soin
d'empoisonner. L'effet est soudain; ce poison tue sur l'heure, et
Locuste a ete chargee de le preparer tel, sous la menace du supplice.
Soit dedain pour ces circonstances, soit difficulte de les exprimer en
vers, Racine les a negligees dans le recit de Burrhus: il se borne a
rendre l'effet moral de l'empoisonnement sur les spectateurs, et il y
reussit; mais on doit avouer que meme sur ce point il a rabattu de la
brievete incisive, de la concision eclatante de Tacite. Trop souvent,
lorsqu'il traduit Tacite comme lorsqu'il traduit la Bible, Racine se
fraie une route entre les qualites extremes des originaux, et garde
prudemment le milieu de la chaussee, sans approcher des bords d'ou l'on
voit le precipice. Nous preciserons tout-a-l'heure le fait pour ce qui
concerne la Bible; nous n'en citerons qu'un exemple relativement a
Tacite. Agrippine, dans sa belle invective contre Neron, s'ecrie que
d'un cote l'on entendra _la fille de Germanicus_, et de l'autre _le fils
d'Aenobarbus_.

  Appuye de Seneque et du tribun Burrhus,
  Qui, tous deux de l'exil rappeles par moi-meme,
  Partagent a mes yeux l'autorite supreme.

Or Tacite dit: _Audiretur hinc Germanici filia, inde debilis rursus
Burrhus et exsul Seneca, trunca scilicet manu et professoria lingua,
generis humani regimen expostulantes_. Racine a evidemment recule devant
l'energique insulte de _maitre d'ecole_ adressee a Seneque et celle de
_manchot_ et de _mutile_ adressee a Burrhus, et son Agrippine n'accuse
pas ces pedagogues de vouloir _regenter_ le monde. En general, tous les
defauts du style de Racine proviennent de cette pudeur de gout qu'on a
trop exaltee en lui, et qui parfois le laisse en deca du bien, en deca
du mieux.

_Britannicus, Phedre, Athalie_, tragedie romaine, grecque et biblique,
ce sont la les trois grands titres dramatiques de Racine et sous
lesquels viennent se ranger ses autres chefs-d'oeuvre. Nous nous sommes
deja explique sur notre admiration pour _Phedre_; pourtant, on ne peut
se le dissimuler aujourd'hui, cette piece est encore moins dans les
moeurs grecques que _Britannicus_ dans les moeurs romaines. Hippolyte
amoureux ressemble encore moins a l'Hippolyte chasseur, favori de Diane,
que Neron amoureux au Neron de Tacite; Phedre reine mere et regente pour
son fils, a la mort supposee de son epoux, compense amplement Junie
protegee par le peuple et mise aux Vestales. Euripide lui-meme laisse
beaucoup sans doute a desirer pour la verite; il a deja perdu le sens
superieur des traditions mythologiques que possedaient si profondement
Eschyle et Sophocle; mais du moins chez lui on embrasse tout un ordre de
choses; le paysage, la religion, les rites, les souvenirs de famille,
constituent un fond de realite qui fixe et repose l'esprit. Chez Racine
tout ce qui n'est pas Phedre et sa passion echappe et fuit: la triste
Aricie, les Pallantides, les aventures diverses de Thesee, laissent a
peine trace dans notre memoire. A y regarder de pres, ce sont, entre les
traditions contradictoires, des efforts de conciliation ingenieux,
mais peu faits pour eclairer: Racine admet d'une part la version de
Plutarque, qui suppose que Thesee, au lieu de descendre aux enfers,
avait ete simplement retenu prisonnier par un roi d'Epire dont il avait
voulu ravir la femme pour son ami Pirithous, et d'autre part il fait
dire a Phedre, sur la foi de la rumeur fabuleuse:

  Je l'aime, non point tel que l'ont vu les Enfers...

Dans Euripide, Venus apparait en personne et se venge; dans Racine,
_Venus tout entiere a sa proie attachee_ n'est qu'une admirable
metaphore. Racine a quelquefois laisse a Euripide des details de couleur
qui eussent ete aussi des traits de passion:

  Dieux! que ne suis-je assise a l'ombre des forets!
  Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussiere,
  Suivre de l'oeil un char fuyant dans la carriere?

dit la Phedre de Racine. Dans Euripide, ce mouvement est beaucoup
plus prolonge: Phedre voudrait d'abord se desalterer a l'eau pure des
fontaines et s'etendre a l'ombre des peupliers; puis elle s'ecrie qu'on
la conduise sur la montagne, dans les forets de pins, ou les chiens
chassent le cerf, et qu'elle veut lancer le dard thessalien; enfin elle
desire l'arene sacree de Limna, ou s'exercent les coursiers rapides:
et la nourrice qui, a chaque souhait, l'a interrompue, lui dit enfin:
≪Quelle est donc cette nouvelle fantaisie? Vous etiez tout-a-l'heure sur
la montagne, a la poursuite des cerfs, et maintenant vous voila eprise
du gymnase et des exercices des chevaux! Il faut envoyer consulter
l'oracle...≫ Au troisieme acte, au moment ou Thesee, qu'on croyait mort,
arrive, et quand Phedre, Oenone et Hippolyte sont en presence, Phedre ne
trouve rien de mieux que de s'enfuir en s'ecriant:

  Je ne dois desormais songer qu'a me cacher;

c'est imiter l'art ingenieux de Timanthe, qui, a l'instant solennel,
voila la tete d'Agamemnon.

Tout ceci nous conduirait, si nous l'osions, a conclure avec Corneille
que Racine avait un bien plus grand talent pour la poesie en general que
pour le theatre en particulier, et a soupconner que, s'il fut dramatique
en son temps, c'est que son temps n'etait qu'a cette mesure de
dramatique; mais que probablement, s'il avait vecu de nos jours, son
genie se serait de preference ouvert une autre voie. La vie de retraite,
de menage et d'etude, qu'il mena pendant les douze annees de sa maturite
la plus entiere, semblerait confirmer notre conjecture. Corneille aussi
essaya pendant quelques annees de renoncer au theatre; mais, quoique
deja sur le declin, il n'y put tenir, et rentra bientot dans l'arene.
Rien de cette impatience ni de cette difficulte a se contenir ne parait
avoir trouble le long silence de Racine. Il ecrivait l'histoire de
Port-Royal, celle des campagnes du roi, prononcait deux ou trois
discours d'academie, et s'exercait a traduire quelques hymnes d'eglise.
Madame de Maintenon le tira de son inaction vers 1688, en lui demandant
une piece pour Saint-Cyr: de la le reveil en sursaut de Racine, a l'age
de quarante-huit ans; une nouvelle et immense carriere parcourue en deux
pas: _Esther_ pour son coup d'essai, _Athalie_ pour son coup de maitre.
Ces deux ouvrages si soudains, si imprevus, si differents des autres,
ne dementent-ils pas notre opinion sur Racine? n'echappent-ils pas aux
critiques generales que nous avons hasardees sur son oeuvre?

Racine, dans les sujets hebreux, est bien autrement a son aise que dans
les sujets grecs et romains. Nourri des livres sacres, partageant
les croyances du peuple de Dieu, il se tient strictement au recit de
l'Ecriture, ne se croit pas oblige de meler l'autorite d'Aristote a
l'action, ni surtout de placer au coeur de son drame une intrigue
amoureuse (et l'amour est de toutes les choses humaines celle qui,
s'appuyant sur une base eternelle, varie le plus dans ses formes selon
les temps, et par consequent induit le plus en erreur le poete).
Toutefois, malgre la parente des religions et la communaute de certaines
croyances, il y a dans le judaisme un element a part, intime, primitif,
oriental, qu'il importe de saisir et de mettre en saillie, sous peine
d'etre pale et infidele, meme avec un air d'exactitude: et cet element
radical, si bien compris de Bossuet dans sa _Politique sacree_, de M. de
Maistre en tous ses ecrits, et du peintre anglais Martin dans son art,
n'etait guere accessible au poete doux et tendre qui ne voyait l'ancien
Testament qu'a travers le nouveau, et n'avait pour guide vers Samuel que
saint Paul. Commencons par l'architecture du temple dans _Athalie_: chez
les Hebreux, tout etait figure, symbole, et l'importance des formes se
rattachait a l'esprit de la loi. Mais d'abord je cherche vainement dans
Racine ce temple merveilleux bati par Salomon, tout en marbre, en cedre,
revetu de lames d'or, reluisant de cherubins et de palmes; je suis dans
le vestibule, et je ne vois pas les deux fameuses colonnes de bronze
de dix-huit coudees de haut, qui se nomment, l'une _Jachin_, l'autre
_Booz_; je ne vois ni la mer d'airain, ni les douze boeufs d'airain, ni
les lions; je ne devine pas dans le tabernacle ces cherubins de bois
d'olivier, hauts de dix coudees, qui enveloppent l'arche de leurs ailes.
La scene se passe sous un peristyle grec un peu nu, et je me sens deja
moins dispose a admettre le _sacrifice de sang_ et l'immolation par
le couteau sacre, que si le poete m'avait transporte dans ce temple
colossal ou Salomon, le premier jour, egorgea pour hosties pacifiques
vingt-deux mille boeufs et cent vingt mille brebis. Des reproches
analogues peuvent s'adresser aux caracteres et aux discours des
personnages. L'idolatrie monstrueuse de Tyr et de Sidon devait etre
opposee au culte de Jehovah dans la personne de Mathan, qui, sans cela,
n'est qu'un mauvais pretre, debitant d'abstraites maximes; j'aurais
voulu entrevoir, grace a lui, ces temples impurs de Baal,

  . . . . . Ou siegeaient, sur de riches carreaux,
  Cent idoles de jaspe aux tetes de taureaux;
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Ou, sans lever jamais leurs tetes colossales,
  Veillaient, assis en cercle et se regardant tous,
  Des dieux d'airain posant leurs mains sur leurs genoux.

Le grand pretre est beau, noble et terrible; mais on le concoit plus
terrible encore et plus inexorable, pour etre le ministre d'un Dieu de
colere. Quand il arme les levites, et qu'il leur rappelle que leurs
ancetres, a la voix de Moise, ont autrefois massacre leurs freres
(≪Voici ce que dit le Seigneur, Dieu d'Israel: ≪Que chaque homme place
son glaive sur sa cuisse, et que chacun tue son frere, son ami, et celui
qui lui est le plus proche.≫ Les enfants de Levi firent ce que Moise
avait ordonne.≫ ), il delaie ce verset en periphrases evasives:

  Ne descendez-vous pas de ces fameux levites
  Qui, lorsqu'au dieu du Nil le volage Israel
  Rendit dans le desert un culte criminel,
  De leurs plus chers parents saintement homicides,
  Consacrerent leurs mains dans le sang des perfides,
  Et par ce noble exploit vous acquirent l'honneur
  D'etre seuls employes aux autels du Seigneur?

En somme, _Athalie_ est une oeuvre imposante d'ensemble, et par beaucoup
d'endroits magnifique, mais non pas si complete ni si desesperante qu'on
a bien voulu croire. Racine n'y a pas penetre l'essence meme de la
poesie hebraique orientale[24]; il y marche sans cesse avec precaution
entre le naif du sublime et le naif du gracieux, et s'interdit
soigneusement l'un et l'autre. Il ne dit pas comme Lamartine:

  Osias n'etait plus; Dieu m'apparut: je vis
  Adonai vetu de gloire et d'epouvante;
  Les bords eblouissants de sa robe flottante
  Remplissaient le sacre parvis.

  Des seraphins debout sur des marches d'ivoire
  Se voilaient devant lui de six ailes de feux;
  Volant de l'un a l'autre, ils se disaient entre eux:
  Saint, Saint, Saint, le Seigneur, le Dieu, le roi des dieux!
  Toute la terre est pleine de sa gloire!

[Note 24: De la _poesie_, c'est possible; mais de la _religion_,
certes, il en avait penetre l'essence. J'aurais plus d'un point a
modifier aujourd'hui dans mon premier jugement; il a commence a me
paraitre moins juste, quand des continuateurs exageres me l'ont rendu
comme dans un miroir grossissant. Je reprendrai le Racine chretien au
complet dans mon ouvrage sur Port-Royal; en attendant, je me borne a
en tirer les remarques que voici: ≪Quelle erreur nous avons soutenue
autrefois! Il nous paraissait qu'_Athalie_ aurait ete plus belle, s'il y
avait eu les grandes statues dans le vestibule, le bassin d'airain, etc.
Cela, au contraire, presente disproportionnement, nous eut cache le vrai
sujet, le Dieu un et spirituel, invisible et qui remplit tout.--Peu de
decors dans Racine; et il a raison au fond: l'unite du Dieu invisible en
ressort mieux. Lorsque Pompee, usant du droit de conquete, entra dans
le Saint des Saints, il observa avec etonnement, dit Tacite, qu'il n'y
avait aucune image et que le sanctuaire etait vide. C'etait un dicton
populaire, en parlant des Juifs, que ≪_Nil praeter nubes et coeli numen
adorant_.≫]

Il ne dirait pas dans ses choeurs, quand il fait parler l'impie
voluptueux:

  Ainsi qu'on choisit une rose
  Dans les guirlandes de Sarons,
  Choisissez une vierge eclose
  Parmi les lis de vos vallons:
  Enivrez-vous de son haleine,
  Ecartez ses tresses d'ebene,
  Goutez les fruits de sa beaute.
  Vivez, aimez, c'est la sagesse:
  Hors le plaisir et la tendresse,
  Tout est mensonge et vanite.

Il ne dirait pas davantage:

  O tombeau! vous etes mon pere;
  Et je dis aux vers de la terre:
  Vous etes ma mere et mes soeurs.

L'avouerai-je? _Esther_, avec ses douceurs charmantes et ses aimables
peintures, _Esther_, moins dramatique qu'_Athalie_, et qui vise moins
haut, me semble plus complete en soi, et ne laisser rien a desirer.
Il est vrai que ce gracieux episode de la Bible s'encadre entre deux
evenements etranges, dont Racine se garde de dire un seul mot, a savoir
le somptueux festin d'Assuerus, qui dura cent quatre-vingts jours, et le
massacre que firent les Juifs de leurs ennemis, et qui dura deux jours
entiers, sur la priere formelle de la Juive Esther. A cela pres, ou
plutot meme a cause de l'omission, ce delicieux poeme, si parfait
d'ensemble, si rempli de pudeur, de soupirs et d'onction pieuse, me
semble le fruit le plus naturel qu'ait porte le genie de Racine. C'est
l'epanchement le plus pur, la plainte la plus enchanteresse de cette ame
tendre qui ne savait assister a la prise d'habit d'une novice sans se
noyer dans les larmes, et dont madame de Maintenon ecrivait: ≪Racine,
qui veut pleurer, viendra a la profession de la soeur Lalie.≫ Vers ce
meme temps, il composa pour Saint-Cyr quatre cantiques spirituels qui
sont au nombre de ses plus beaux ouvrages. Il y en a deux d'apres
saint Paul que Racine traite comme il a deja fait Tacite et la Bible,
c'est-a-dire en l'enveloppant de suavite et de nombre, mais en
l'affaiblissant quelquefois. Il est a regretter qu'il n'ait pas pousse
plus loin cette espece de composition religieuse, et que, dans les huit
dernieres annees qui suivirent _Athalie_, il n'ait pas fini par jeter
avec originalite quelques-uns des sentiments personnels, tendres,
passionnes, fervents, que recelait son coeur. Certains passages des
lettres a son fils aine, alors attache a l'ambassade de Hollande, font
rever une poesie interieure et penetrante qu'il n'a epanchee nulle part,
dont il a contenu en lui, durant des annees, les delices incessamment
pretes a deborder, ou qu'il a seulement repandue dans la priere, aux
pieds de Dieu, avec les larmes dont il etait plein. La poesie alors, qui
faisait partie de la _litterature_, se distinguait tellement de la _vie_
que rien ne ramenait de l'une a l'autre, que l'idee meme ne venait pas
de les joindre, et qu'une fois consacre aux soins domestiques, aux
sentiments de pere, aux devoirs de paroissien, on avait eleve une
muraille infranchissable entre les _Muses_ et soi. Au reste, comme nul
sentiment profond n'est sterile en nous, il arrivait que cette poesie
_rentree_ et sans issue etait dans la vie comme un parfum secret qui se
melait aux moindres actions, aux moindres paroles, y transpirait par une
voie insensible, et leur communiquait une bonne odeur de merite et de
vertu: c'est le cas de Racine, c'est l'effet que nous cause aujourd'hui
la lecture de ses lettres a son fils, deja homme et lance dans le monde,
lettres simples et paternelles, ecrites au coin du feu, a cote de la
mere, au milieu des six autres enfants, empreintes a chaque ligne d'une
tendresse grave et d'une douceur austere, et ou les reprimandes sur le
style, les conseils d'eviter les _repetitions de mots_ et les _locutions
de la Gazette de Hollande_, se melent naivement aux preceptes de
conduite et aux avertissements chretiens: ≪Vous avez eu quelque raison
d'attribuer l'heureux succes de votre voyage, par un si mauvais temps,
aux prieres qu'on a faites pour vous. Je compte les miennes pour rien;
mais votre mere et vos petites soeurs prioient tous les jours Dieu
qu'il vous preservat de tout accident, et on faisoit la meme chose a
Port-Royal.≫ Et plus bas: ≪M. de Torcy m'a appris que vous etiez dans la
_Gazette de Hollande_: si je l'avois su, je l'aurois fait acheter pour
la lire a vos petites soeurs, qui vous croiroient devenu un homme de
consequence.≫ On voit que madame Racine songeait toujours a son fils
absent, et que, chaque fois qu'on servait quelque chose d'_un peu bon_
sur la table, elle ne pouvait s'empecher de dire: ≪Racine en auroit
volontiers mange.≫ Un ami qui revenait de Hollande, M. de Bonnac,
apporta a la famille des nouvelles du fils cheri; on l'accabla de
questions, et ses reponses furent toutes satisfaisantes: ≪Mais je n'ai
ose, ecrit l'excellent pere, lui demander si vous pensiez un peu au bon
Dieu, et j'ai eu peur que la reponse ne fut pas telle que je l'aurois
souhaitee.≫ L'evenement domestique le plus important des dernieres
annees de Racine est la profession que fit a Melun sa fille cadette,
agee de dix-huit ans; il parle a son fils de la ceremonie, et en raconte
les details a sa vieille tante, qui vivait toujours a Port-Royal dont
elle etait abbesse[25]; il n'avait cesse de _sangloter_ pendant tout
l'office: ainsi, de ce coeur brise, des tresors d'amour, des effusions
inexprimables s'echappaient par ces sanglots; c'etait comme l'huile
versee du vase de Marie. Fenelon lui ecrivit expres pour le consoler.
Avec cette facilite excessive aux emotions, et cette sensibilite plus
vive, plus inquiete de jour en jour, on explique l'effet mortel que
causa a Racine le mot de Louis XIV, et ce dernier coup qui le tua; mais
il etait auparavant, et depuis longtemps, malade du mal de poesie:
seulement, vers la fin, cette predisposition inconnue avait degenere en
une sorte d'hydropisie lente qui dissolvait ses humeurs et le livrait
sans ressort au moindre choc. Il mourut en 1699 dans sa soixantieme
annee, venere et pleure de tous, comble de gloire, mais laissant, il
faut le dire, une posterite litteraire peu virile, et bien intentionnee
plutot que capable: ce furent les Rollin, les d'Olivet en critique, les
Duche et les Campistron au theatre, les Jean-Baptiste et les Racine
fils dans l'ode et dans le poeme. Depuis ce temps jusqu'au notre, et a
travers toutes les variations de gout, la renommee de Racine a subsiste
sans atteinte et a constamment recu des hommages unanimes, justes
au fond et merites en tant qu'hommages, bien que parfois tres-peu
intelligents dans les motifs. Des critiques sans portee ont abuse
du droit de le citer pour modele, et l'ont trop souvent propose a
l'imitation par ses qualites les plus inferieures; mais, pour qui sait
le comprendre, il a suffisamment, dans son oeuvre et dans sa vie, de
quoi se faire a jamais admirer comme grand poete et cherir comme ami de
coeur.

Decembre 1829.

[Note 25: Si ce ne fut pas a Port-Royal meme que la fille de Racine
fit profession, c'est que ce monastere persecute ne pouvait plus depuis
longtemps recevoir pensionnaires, novices, ni religieuses. Fontaine,
vieil ami de Port-Royal, sur lequel il a laisse de bien touchants
Memoires, et refugie alors a Melun, assista a toutes les ceremonies de
veture.]



II

Racine fut dramatique sans doute, mais il le fut dans un genre qui
l'etait peu. En d'autres temps, en des temps comme les notres, ou les
proportions du drame doivent etre si differentes de ce qu'elles etaient
alors, qu'aurait-il fait? Eut-il egalement tente le theatre? Son genie,
naturellement recueilli et paisible, eut-il suffi a cette intensite
d'action que reclame notre curiosite blasee, a cette verite reelle dans
les moeurs et dans les caracteres qui devient indispensable apres une
epoque de grande revolution, a cette philosophie superieure qui donne a
tout cela un sens, et fait de l'action autre chose qu'un _imbroglio_, de
la couleur historique autre chose qu'un _badigeonnage_? Eut-il ete de
force et d'humeur a mener toutes ces parties de front, a les maintenir
en presence et en harmonie, a les unir, a les enchainer sous une forme
indissoluble et vivante; a les fondre l'une dans l'autre au feu des
passions? N'eut-il pas trouve plus simple et plus conforme a sa nature
de retirer tout d'abord la passion du milieu de ces embarras etrangers
dans lesquels elle aurait pu se perdre comme dans le sable, en s'y
versant; de la faire rentrer en son lit pour n'en plus sortir, et de
suivre solitaire le cours harmonieux de cette grande et belle
elegie, dont _Esther_ et _Berenice_ sont les plus limpides, les plus
transparents reservoirs? C'est la une delicate question, sur laquelle on
ne peut exprimer que des conjectures: j'ai hasarde la mienne; elle n'a
rien d'irreverent pour le genie de Racine. M. Etienne, dans son discours
de reception a l'Academie, declare qu'il admire Moliere bien plus comme
philosophe que comme poete. Je ne suis pas sur ce point de l'avis de M.
Etienne, et dans Moliere la qualite de poete ne me parait inferieure a
aucune autre; mais je me garderai bien d'accuser le spirituel auteur
des _Deux Gendres_ de vouloir renverser l'autel du plus grand maitre
de notre scene. Or, est-ce davantage vouloir renverser Racine que de
declarer qu'on prefere chez lui la poesie pure au drame, et qu'on est
tente de le rapporter a la famille des genies lyriques, des chantres
elegiaques et pieux, dont la mission ici-bas est de celebrer l'_amour_
(en prenant _amour_ dans le meme sens que Dante et Platon)?

Independamment de l'examen direct des oeuvres, ce qui nous a surtout
confirme dans notre opinion, c'est le silence de Racine et la
disposition d'esprit qu'il marqua durant les longues annees de sa
retraite. Les facultes innees qu'on a exercees beaucoup et qu'on arrete
brusquement au milieu de la carriere, apres les premiers instants donnes
au delassement et au repos, se reveillent et recommencent a desirer le
genre de mouvement qui leur est propre. D'abord il n'en vient a l'ame
qu'une plainte sourde, lointaine, etouffee, qui n'indique pas son objet
et nous livre a tout le vague de l'_ennui_. Bientot l'inquietude se
decide; la faculte sans aliment s'_affame_, pour ainsi dire; elle crie
au dedans de nous: c'est comme un coursier genereux qui hennit dans
l'etable et demande l'arene; on n'y peut tenir, et tous les projets
de retraite sont oublies. Qu'on se figure, par exemple, a la place
de Racine, au sein du meme loisir, quelqu'un de ces genies
incontestablement dramatiques, Shakspeare, Moliere, Beaumarchais, Scott.
Oh! les premiers mois d'inaction passes, comme le cerveau du poete va
fermenter et se remplir! comme chaque idee, chaque sentiment va revetir
a ses yeux un masque, un personnage, et marcher a ses cotes! que de
generations spontanees vont eclore de toutes parts et lever la tete sur
cette eau dormante! que d'etres inacheves, flottants, passeront dans ses
reves et lui feront signe de venir! que de voix plaintives lui parleront
comme a Tancrede dans la foret enchantee! La reine Mab descendra en char
et se posera sur ce front endormi. Soudain Ariel ou Puck, Scapin ou
Dorine, Cherubin ou Fenella, merveilleux lutins, messagers malicieux et
empresses, s'agiteront autour du maitre, le tirailleront de mille cotes
pour qu'il prenne garde a leurs etres cheris, a leurs amants separes, a
leurs princesses malheureuses; ils les evoqueront devant lui, comme dans
l'Elysee antique le devin Tiresias, ou plutot le vieil Anchise, evoquait
les ames des heros qui n'avaient pas vecu; ils les feront passer par
groupes, ombres fugitives, rieuses ou eplorees, demandant la vie, et,
dans les limbes inexplicables de la pensee, attendant la lumiere du
jour. Diana Vernon a cheval, franchissant les barrieres et se perdant
dans le taillis; Juliette au balcon tendant les bras a Romeo; l'ingenue
Agnes a son balcon aussi, et rendant a son amant salut pour salut du
matin au soir; la moqueuse Suzanne et la belle comtesse habillant
le page; que sais-je? toutes ces ravissantes figures, toutes ces
apparitions enchantees souriront au poete et l'appelleront a elles du
sein de leur nuage. Il n'y resistera pas longtemps, et se relancera,
tete baissee, dans ce monde qui tourbillonne autour de lui. Chacun
reviendra a ses gouts et a sa nature. Beaumarchais, comme un joueur
excite par l'abstinence, tentera de nouveau avec fureur les chances et
la folie des intrigues. Scott, plus insouciant peut-etre, et comme un
voyageur simplement curieux qui a deja vu beaucoup de siecles et de
pays, mais qui n'est pas las encore, se remettra en marche au risque
de repasser, chemin faisant, par les memes aventures. Moliere, penseur
profond, triste au dedans, ayant hate de sortir de lui-meme et
d'echapper a ses peines secretes, sera cette fois d'un comique plus
grave ou plus fou qu'a l'ordinaire. Shakspeare redoublera de grace, de
fantaisie ou d'effroi. Le grand Corneille enfin (car il est de cette
famille), Corneille couvert de cicatrices, epuise, mais infatigable et
sans relache comme ses heros, pareil a ce valeureux comte de Fuentes
dont parle Bossuet, et qui combattit a Rocroi jusqu'au dernier soupir,
Corneille ramenera obstinement au combat ses vieilles bandes espagnoles
et ses drapeaux dechires.

Voila les poetes dramatiques. Dirai-je que Racine ne leur ressembla
jamais dans sa retraite; qu'il ne vit plus rien de ce qu'il avait
quitte; qu'il n'eut point, a ses heures de reverie, des apparitions
charmantes qui remuaient, comme autrefois, son coeur? Ce serait faire
injure a son genie. Mais ces creations memes vers lesquelles un doux
penchant dut le rentrainer d'abord, ces Monime, ces Phedre, ces Berenice
au long voile, ces nobles amantes solitaires qu'il revoyait, a la nuit
tombante, sous les traits de la Champmesle, et qui s'enfuyaient,
comme Didon, dans les bocages, qu'etaient-elles, je le demande? Ou
voulaient-elles le ramener? Differaient-elles beaucoup de l'_Elegie a la
voix gemissante_;

  Au ris mele de pleurs, aux longs cheveux epars,
  Belle, levant au ciel ses humides regards?

Et quand il se fut tout a fait refugie dans l'amour divin, ces formes
attrayantes d'un amour profane continuerent-elles longtemps a repasser
dans ses songes? Pour moi, je ne le crois point. Il fut prompt a les
dissiper et a les oublier: ses affections bientot allerent toutes
ailleurs; il ne pensait qu'a Port-Royal, alors persecute, et se
complaisait delicieusement dans ses souvenirs d'enfance: ≪En effet,
dit-il, il n'y avoit point de maison religieuse qui fut en meilleure
odeur que Port-Royal. Tout ce qu'on en voyoit au dehors inspiroit de la
piete; on admiroit la maniere grave et touchante dont les louanges de
Dieu y etoient chantees, la simplicite et en meme temps la proprete de
leur eglise, la modestie des domestiques, la solitude des parloirs, le
peu d'empressement des religieuses a y soutenir la conversation, leur
peu de curiosite pour savoir les choses du monde et meme les affaires de
leurs proches; en un mot, une entiere indifference pour tout ce qui
ne regardoit point Dieu. Mais combien les personnes qui connoissoient
l'interieur de ce monastere y trouvoient-elles de nouveaux sujets
d'edification! Quelle paix! quel silence! quelle charite! quel amour
pour la pauvrete et pour la mortification! Un travail sans relache, une
priere continuelle, point d'ambition que pour les emplois les plus
vils et les plus humiliants, aucune impatience dans les soeurs,
nulle bizarrerie dans les meres, l'obeissance toujours prompte et le
commandement toujours raisonnable.≫ Et vers le meme temps il ecrivait a
son fils: ≪M. de Rost m'a appris que la Champmesle etoit a l'extremite,
de quoi il me paroit tres-afflige; mais ce qui est le plus affligeant,
c'est de quoi il ne se soucie guere apparemment, je veux dire
l'obstination avec laquelle cette pauvre malheureuse refuse de renoncer
a la comedie, ayant declare, a ce qu'on m'a dit, qu'elle trouvoit
tres-glorieux pour elle de mourir comedienne. Il faut esperer que, quand
elle verra la mort de plus pres, elle changera de langage comme font
d'ordinaire la plupart de ces gens qui font tant les fiers quand ils
se portent bien. Ce fut madame de Caylus qui m'apprit hier cette
particularite dont elle etoit effrayee, et qu'elle a sue, comme je
crois, de M. le cure de Saint-Sulpice.≫ Et dans une autre lettre: ≪Le
pauvre M. Boyer est mort fort chretiennement; sur quoi je vous dirai,
en passant, que je dois reparation a la memoire de la Champmesle, qui
mourut avec d'assez bons sentiments, apres avoir renonce a la comedie,
tres-repentante de sa vie passee, mais surtout fort affligee de
mourir: du moins M. Despreaux me l'a dit ainsi, l'ayant appris du cure
d'Auteuil, qui l'assista a la mort; car elle est morte a Auteuil, dans
la maison d'un maitre a danser, ou elle etoit venue prendre l'air.≫ On a
besoin de croire, pour excuser ce ton de secheresse, que Racine voulait
faire indirectement la lecon a son fils, et condamner ses propres
erreurs dans la personne de celle qui en avait ete l'objet. Mais, meme
en tenant compte de l'intention, on peut conclure hardiment, apres avoir
lu et compare ces passages, que les sentiments du poete ne prenaient
plus la forme dramatique, et que la figure de la Champmesle lui etait
depuis longtemps sortie de la memoire. Port-Royal avait toute son ame;
il y puisait le calme, il y rapportait ses prieres; il etait plein des
gemissements de cette maison affligee, quand il fit entendre, pour
l'heureuse maison de Saint-Cyr, la melodie touchante des choeurs
d'_Esther_[26]. En un mot, c'etait la disposition lyrique qui
prevalait evidemment dans le poete, et qui le plus souvent, au defaut
d'epanchement convenable, debordait dans ces larmes dont nous avons
parle. Un de nos amis les plus chers, qui, pour etre romantique, a
ce qu'on dit, n'en garde pas moins a Racine un respect profond et un
sincere amour, a essaye de retracer l'etat interieur de cette belle ame
dans une piece de vers qu'il ne nous est pas permis de louer, mais que
nous inserons ici comme achevant de mettre en lumiere notre point de vue
critique.

[Note 26: Racine se trouvait precisement dans l'eglise du monastere
des Champs, quand l'archeveque Harlay de Champvallon y vint, le 17 mai
1679, a neuf heures du matin, pour renouveler la persecution qui avait
ete interrompue durant dix annees, mais qui, a partir de ce jour-la,
ne cessa plus jusqu'a l'entiere ruine. Il causa quelque temps avec le
prelat qui, l'ayant apercu, l'avait fait appeler par politesse. Plus
tard, surtout quand sa tante fut abbesse, il devint a Versailles le
charge d'affaires en titre des pauvres persecutees. Toutes les demandes
d'adoucissement pres de l'archeveque, les suppliques pour obtenir tel ou
tel confesseur, roulaient sur lui. Il usait son temps et son credit a
ces demarches, avec un zele ou il entrait quelque pensee d'expiation.]


LES LARMES DE RACINE.

Racine, qui veut pleurer, viendra a la profession de la soeur Lalie.

(MADAME DE MAINTENON.)

  Jean Racine, le grand poete,
  Le poete aimant et pieux,
  Apres que sa lyre muette
  Se fut voilee a tous les yeux,
  Renoncant a la gloire humaine,
  S'il sentait en son ame pleine
  Le flot contenu murmurer,
  Ne savait que fondre en priere,
  Pencher l'urne dans la poussiere
  Aux pieds du Seigneur, et pleurer.

  Comme un coeur pur de jeune fille
  Qui coule et deborde en secret,
  A chaque peine de famille,
  Au moindre bonheur, il pleurait;
  A voir pleurer sa fille ainee;
  A voir sa table couronnee
  D'enfants, et lui-meme au declin;
  A sentir les inquietudes
  De pere, tout causant d'etudes,
  Les soirs d'hiver, avec Rollin;

  Ou si dans la sainte patrie,
  Berceau de ses reves touchants,
  Il s'egarait par la prairie
  Au fond de Port-Royal-des-Champs;
  S'il revoyait du cloitre austere
  Les longs murs, l'etang solitaire,
  Il pleurait comme un exile;
  Pour lui, pleurer avait des charmes.
  Le jour que mourait dans les larmes
  Ou La Fontaine ou Champmesle[27].

  Surtout ces pleurs avec delices
  En ruisseaux d'amour s'ecoulaient,
  Chaque fois que sous des cilices
  Des fronts de seize ans se voilaient;
  Chaque fois que des jeunes filles,
  Le jour de leurs voeux, sous les grilles
  S'en allaient aux yeux des parents,
  Et foulant leurs bouquets de fete,
  Livrant les cheveux de leur tete,
  Epanchaient leur ame a torrents.

  Lui-meme il dut payer sa dette;
  Au temple il porta son agneau;
  Dieu marquant sa fille cadette,
  La dota du mystique anneau.
  Au pied de l'autel avancee,
  La douce et blanche fiancee
  Attendait le divin Epoux;
  Mais, sans voir la ceremonie,
  Parmi l'encens et l'harmonie
  Sanglotait le pere a genoux[28].

[Note 27: Il est permis de supposer, malgre ce qu'on a vu plus haut,
que le poete donna secretement a la Champmesle quelques larmes et
quelques prieres.]

[Note 28: Lope de Vega eut aussi une fille, et la plus cherie, qui se
fit religieuse; il composa sur cette prise de voile une piece de vers
fort touchante, ou il decrit avec beaucoup d'exaltation les alternatives
de ses emotions de pere et de ses joies comme chretien (Fauriel; _Vie de
Lope de Vega_). Mais Racine ne put que pleurer.]

  Sanglots, soupirs, pleurs de tendresse,
  Pareils a ceux qu'en sa ferveur
  Madeleine la pecheresse
  Repandit aux pieds du Sauveur;
  Pareils aux flots de parfum rare
  Qu'en pleurant la soeur de Lazare
  De ses longs cheveux essuya;
  Pleurs abondants comme les votres,
  O le plus tendre des apotres,
  Avant le jour d'Alleluia!

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