[Note 19: Dans l'ordre premier ou parurent successivement plusieurs de ces articles en 1829, ceux de _J.-B. Rousseau_ et de _Regnier_ avaient precede en date celui de _La Fontaine_. Quant a l'article sur _madame de Sevigne_, il appartient de droit a celui de nos volumes qui, dans la presente collection, est particulierement consacre aux femmes; il en fait le debut.]
Et puis, si La Harpe et Chamfort ont loue La Fontaine avec une ingenieuse sagacite, ils l'ont beaucoup trop detache de son siecle, qui etait bien moins connu d'eux que de nous. Le XVIIIe siecle, en effet, n'a su naturellement de l'epoque de Louis XIV que la partie qui s'est continuee et qui a prevalu sous Louis XV. Il en a ignore ou dedaigne tout un autre cote, par lequel le dernier regne regardait les precedents, cote qui certes n'est pas le moins original, et que Saint-Simon nous devoile aujourd'hui. Aussi ces admirables Memoires, qui jusqu'ici ont ete envisages surtout comme ruinant le prestige glorieux et la grandeur factice de Louis XIV, nous semblent-ils bien plutot restituer a cette memorable epoque un caractere de grandeur et de puissance qu'on ne soupconnait pas, et devoir la rehabiliter hautement dans l'opinion, par les endroits memes qui detruisent les prejuges d'une admiration superficielle. Il en sera, selon nous, des variations de nos jugements sur le siecle de Louis XIV, comme il en a ete de nos diverses facons de voir touchant les choses de la Grece et du moyen age. D'abord, par exemple, on etudiait peu ou du moins on entendait mal le theatre grec; on l'admirait pour des qualites qu'il n'avait pas; puis, quand, y jetant un coup d'oeil rapide, on s'est apercu que ces qualites qu'on estimait indispensables manquaient souvent, on l'a traite assez a la legere: temoin Voltaire et La Harpe. Enfin, en l'etudiant mieux, comme a fait M. Villemain, on est revenu a l'admirer precisement pour n'avoir pas ces qualites de fausse noblesse et de continuelle dignite qu'on avait cru y voir d'abord, et que plus tard on avait ete desappointe de n'y pas trouver. C'est aussi la marche qu'ont suivie les opinions sur le moyen age, la chevalerie et le gothique. A l'age d'or de fantaisie et d'_opera_ reve par La Curne de Sainte-Palaye et Tressan[20], ont succede des etudes plus severes, qui ont jete quelque trouble dans le premier arrangement romanesque; puis ces etudes, de plus en plus fortes et intelligentes, ont rencontre au fond un age non plus d'or, mais de fer, et pourtant merveilleux encore: de simples pretres et des moines plus hauts et plus puissants que les rois, des barons gigantesques dont les grands ossements et les armures enormes nous effraient; un art de granit et de pierre, savant, delicat, aerien, majestueux et mystique. Ainsi la monarchie de Louis XIV, d'abord admiree pour l'apparente et fastueuse regularite qu'y afficha le monarque et que celebra Voltaire, puis trahie dans son infirmite reelle par les Memoires de Dangeau, de la princesse Palatine, et rapetissee a dessein par Lemontey, nous reparait chez Saint-Simon vaste, encombree et flottante, dans une confusion qui n'est pas sans grandeur et sans beaute, avec tous les rouages de plus en plus inutiles de l'antique constitution abolie, avec tout ce que l'habitude conserve de formes et de mouvements, meme apres que l'esprit et le sens des choses ont disparu; deja sujette au bon plaisir despotique, mais mal disciplinee encore a l'etiquette supreme qui finira par triompher. Or, ceci bien pose, il est aise de retablir en leur vraie place et de voir en leur vrai jour les hommes originaux du temps, qui, dans leur conduite ou dans leurs oeuvres, ont fait autre chose que remplir le programme du maitre. Sans cette connaissance generale, on court risque de les considerer trop a part, et comme des etres etranges et accidentels. C'est ce que les critiques du dernier siecle n'ont pas evite en parlant de La Fontaine: ils l'ont trop isole et charge dans leurs portraits; ils lui ont suppose une personnalite beaucoup plus entiere qu'il n'etait besoin, eu egard a ses oeuvres, et l'ont imagine _bonhomme_ et _fablier_ outre mesure. Il leur etait bien plus facile de s'expliquer Racine et Boileau, qui appartiennent a la partie reguliere et apparente de l'epoque, et en sont la plus pure expression Litteraire.
[Note 20: Il ne faudrait pourtant pas mettre sur la meme ligne, pour l'ensemble des travaux, La Curne de Sainte-Palaye, qui en a fait D'immenses, et Tressan qui n'en a fait que de fort legers.]
Il y a des hommes qui, tout en suivant le mouvement general de leur siecle, n'en conservent pas moins une individualite profonde et indelebile: Moliere en est le plus eclatant exemple. Il en est d'autres qui, sans aller dans le sens de ce mouvement general, et en montrant par consequent une certaine originalite propre, en ont moins pourtant qu'ils ne paraissent, bien qu'il puisse leur en rester beaucoup. Il entre dans la maniere qui les distingue de leurs contemporains une grande part d'imitation de l'age precedent; et, dans ce frappant contraste qu'ils nous offrent avec ce qui les entoure, il faut savoir reconnaitre et rabattre ce qui revient de droit a leurs devanciers. C'est parmi les hommes de cet ordre que nous rangeons La Fontaine: nous l'avons deja dit ailleurs[21], il a ete, sous Louis XIV, le dernier et le plus grand des poetes du XVIe siecle.
[Note 21: Voir a la fin de ce volume un article du _Globe_, 15 septembre 1827, on cette idee sur La Fontaine est developpee. J'en ai aussi parle en ce sens dans le _Tableau de la Poesie francaise au XVIe siecle_.]
Ne, en 1621, a Chateau-Thierry en Champagne, il recut une education fort negligee, et donna de bonne heure des preuves de son extreme facilite a se laisser aller dans la vie et a obeir aux impressions du moment. Un chanoine de Soissons lui ayant prete un jour quelques livres de piete, le jeune La Fontaine se crut du penchant pour l'etat ecclesiastique, et entra au seminaire. Il ne tarda pas a en sortir; et son pere, en le mariant, lui transmit sa charge de maitre des eaux et forets. Mais La Fontaine, avec son caractere naturel d'oubliance et de paresse, s'accoutuma insensiblement a vivre comme s'il n'avait eu ni charge ni femme. Il n'etait pourtant pas encore poete, ou du moins il ignorait qu'il le fut. Le hasard le mit sur la voie. Un officier qui se trouvait en quartier d'hiver a Chateau-Thierry lut un jour devant lui l'ode de Malherbe dont le sujet est un des attentats sur la personne de Henri IV:
Que direz-vous, races futures, etc.,
et La Fontaine, des ce moment, se crut appele a composer des odes: il en fit, dit-on, plusieurs, et de mauvaises; mais un de ses parents, nomme Pintrel, et son camarade de college, Maucroix, le detournerent de ce genre et l'engagerent a etudier les anciens. C'est aussi vers ce temps qu'il dut se mettre a la lecture de Rabelais, de Marot, et des poetes du XVIe siecle, veritable fonds d'une bibliotheque de province a cette epoque. Il publia, en 1654, une traduction en vers de _l'Eunuque_ de Terence; et l'un des parents de sa femme, Jannart, ami et substitut de Fouquet, emmena le poete a Paris pour le presenter au surintendant.
Ce voyage et cette presentation deciderent du sort de La Fontaine. Fouquet le prit en amitie, se l'attacha, et lui fit une pension de mille francs, a condition qu'il en acquitterait chaque quartier par une piece de vers, ballade ou madrigal, dizain ou sixain. Ces petites pieces, avec _le Songe de Vaux_, sont les premieres productions originales que nous ayons de La Fontaine: elles se rapportent tout a fait au gout d'alors, a celui de Saint-Evremond et de Benserade, au marotisme de Sarasin et de Voiture, et le _je ne sais quoi_ de mollesse et de reverie voluptueuse qui n'appartient qu'a notre delicieux auteur, y perce bien deja, mais y est encore trop charge de fadeurs et de bel esprit. Le poete de Fouquet fut accueilli, des son debut, comme un des ornements les plus delicats de cette societe polie et galante de Saint-Mande et de Vaux. Il etait fort aimable dans le monde, quoi qu'on en ait dit, et particulierement dans un monde prive; sa conversation, abandonnee et naive, s'assaisonnait au besoin de finesse malicieuse, et ses distractions savaient fort bien s'arreter a temps pour n'etre qu'un charme de plus: il etait certainement moins _bonhomme_ en societe que le grand Corneille. Les femmes, le rien-faire et le sommeil se partageaient tour a tour ses hommages et ses voeux. Il en convenait agreablement; il s'en vantait meme parfois, et causait volontiers de lui-meme et de ses gouts avec les autres sans jamais les lasser, et en les faisant seulement sourire. L'intimite surtout avait mille graces avec lui: il y portait un tour affectueux et de bon ton familier; il s'y livrait en homme qui oublie tout le reste, et en prenait au serieux ou en deroulait avec badinage les moindres caprices. Son gout declare pour le beau sexe ne rendait son commerce dangereux aux femmes que lorsqu'elles le voulaient bien. La Fontaine, en effet, comme Regnier son predecesseur, aimait avant tout _les amours faciles et de peu de defense_. Tandis qu'il adressait a genoux, aux _Iris_, aux _Climenes_ et aux deesses, de respectueux soupirs, et qu'il pratiquait de son mieux ce qu'il avait cru lire dans Platon, il cherchait ailleurs et plus bas des plaisirs moins mystiques qui l'aidaient a prendre son martyre en patience. Parmi ses bonnes fortunes a son arrivee dans la capitale, on cite la celebre Claudine, troisieme femme de Guillaume Colletet, et d'abord sa servante; Colletet epousait toujours ses servantes. Notre poete visitait souvent le bon vieux rimeur en sa maison du faubourg Saint-Marceau, et courtisait Claudine tout en devisant, a souper, des auteurs du XVIe siecle avec le mari, qui put lui donner la-dessus d'utiles conseils et lui reveler des richesses dont il profita. Pendant les six premieres annees de son sejour a Paris, et jusqu'a la chute de Fouquet, La Fontaine produisit peu; il s'abandonna tout entier au bonheur de cette vie d'enchantement et de fete, aux delices d'une societe choisie qui goutait son commerce ingenieux et appreciait ses galantes bagatelles; mais ce songe s'evanouit par la captivite de l'enchanteur. Sur ces entrefaites, la duchesse de Bouillon, niece de Mazarin, ayant demande au poete des contes en vers, il s'empressa de la satisfaire, et le premier recueil des Contes parut en 1664: La Fontaine avait quarante-trois ans. On a cherche a expliquer un debut si tardif dans un genie si facile, et certains critiques sont alles jusqu'a attribuer ce long silence a des etudes _secretes_, a une education laborieuse et prolongee. En verite, bien que La Fontaine n'ait pas cesse d'essayer et de cultiver a ses moments de loisir son talent, depuis le jour ou l'ode de Malherbe le lui revela, j'aime beaucoup mieux croire a sa paresse, a son sommeil, a ses distractions, a tout ce qu'on voudra de naif et d'oublieux en lui, qu'admettre cet ennuyeux noviciat auquel il se serait condamne. Genie instinctif, insouciant, volage et toujours livre au courant des circonstances, on n'a qu'a rapprocher quelques traits de sa vie pour le connaitre et le comprendre. Au sortir du college, un chanoine de Soissons lui prete des livres pieux, et le voila au seminaire; un officier lui lit une ode de Malherbe, et le voila poete; Pintrel et Maucroix lui conseillent l'antiquite, et le voila qui reve Quintilien et raffole de Platon en attendant Baruch. Fouquet lui commande dizains et ballades, il en fait; madame de Bouillon, des contes, et il est conteur; un autre jour ce seront des fables pour monseigneur le Dauphin, un poeme du _Quinquina_ pour madame de Bouillon encore, un opera de _Daphne_ pour Lulli, _la Captivite de saint Malc_ a la requete de MM. de Port-Royal; ou bien ce seront des lettres, de longues lettres negligees et fleuries, melees de vers et de prose, a sa femme, a M. de Maucroix, a Saint-Evremond, aux Conti, aux Vendome, a tous ceux enfin qui lui en demanderont. La Fontaine depensait son genie, comme son temps, comme sa fortune, sans savoir comment, et au service de tous. Si jusqu'a l'age de quarante ans il en parut moins prodigue que plus tard, c'est que les occasions lui manquaient en province, et que sa paresse avait besoin d'etre surmontee par une douce violence. Une fois d'ailleurs qu'il eut rencontre le genre qui lui convenait le mieux, celui du _conte_ et de la _fable_, il etait tout simple qu'il s'y adonnat avec une sorte d'effusion, et qu'il y revint de lui-meme a plusieurs reprises, par penchant comme par habitude. La Fontaine, il est vrai, se meprenait un peu sur lui-meme; il se piquait de beaucoup de correction et de labeur, et sa poetique qu'il tenait en gros de Maucroix, et que Boileau et Racine lui acheverent, s'accordait assez mal avec la tournure de ses oeuvres. Mais cette legere inconsequence, qui lui est commune avec d'autres grands esprits naifs de son temps, n'a pas lieu d'etonner chez lui, et elle confirme bien plus qu'elle ne contrarie notre opinion sur la nature facile et accommodante de son genie. Un celebre poete de nos jours, qu'on a souvent compare a La Fontaine pour sa bonhomie aiguisee de malice, et qui a, comme lui, la gloire d'etre createur inimitable dans un genre qu'on croyait use, le meme poete populaire qui, dans ce moment d'emotion politique, est rendu, apres une trop longue captivite, a ses amis et a la France, Beranger, n'a commence aussi que vers quarante ans a concevoir et a composer ses immortelles chansons. Mais, pour lui, les causes du retard nous semblent differentes, et les jours du silence ont ete tout autrement employes. Jete jeune et sans education reguliere au milieu d'une litterature compassee et d'une poesie sans ame, il a du hesiter longtemps, s'essayer en secret, se decourager maintes fois et se reprendre, tenter du nouveau dans bien des voies, et, en un mot, bruler bien des vers avant d'entrer en plein dans le genre unique que les circonstances ouvrirent a son coeur de citoyen. Beranger, comme tous les grands poetes de ce temps, meme les plus instinctifs, a su parfaitement ce qu'il faisait et pourquoi il le faisait: un art delicat et savant se cache sous ses reveries les plus epicuriennes, sous ses inspirations les plus ferventes; honneur en soit a lui! mais cela n'etait ni du temps ni du genie de La Fontaine.
Ce qu'est La Fontaine dans le _conte_, tout le monde le sait; ce qu'il est dans la _fable_, on le sait aussi, on le sent; mais il est moins aise de s'en rendre compte. Des auteurs d'esprit s'y sont trompes; ils ont mis en action, selon le precepte, des animaux, des arbres, des hommes, ont cache un sens fin, une morale saine sous ces petits drames, et se sont etonnes ensuite d'etre juges si inferieurs a leur illustre devancier: c'est que La Fontaine entendait autrement la fable. J'excepte les premiers livres, dans lesquels il montre plus de timidite, se tient davantage a son petit recit, et n'est pas encore tout a fait a l'aise dans cette forme qui s'adaptait moins immediatement a son esprit que l'elegie ou le conte. Lorsque le second recueil parut, contenant cinq livres, depuis le sixieme jusqu'au onzieme inclusivement, les contemporains se recrierent comme ils font toujours, et le mirent fort au-dessous du premier. C'est pourtant dans ce recueil que se trouve au complet la fable, telle que l'a inventee La Fontaine. Il avait fini evidemment par y voir surtout un cadre commode a pensees, a sentiments, a causerie; le petit drame qui en fait le fond n'y est plus toujours l'essentiel comme auparavant; la moralite de quatrain y vient au bout par un reste d'habitude; mais la fable, plus libre en son cours, tourne et derive, tantot a l'elegie et a l'idylle, tantot a l'epitre et au conte: c'est une anecdote, une conversation, une lecture, elevees a la poesie, un melange d'aveux charmants, de douce philosophie et de plainte reveuse. La Fontaine est notre seul grand poete personnel et reveur avant Andre Chenier. Il se met volontiers dans ses vers, et nous entretient de lui, de son ame, de ses caprices et de ses faiblesses. Son accent respire d'ordinaire la malice, la gaiete, et le conteur grivois nous rit du coin de l'oeil, en branlant la tete. Mais souvent aussi il a des tons qui viennent du coeur et une tendresse melancolique qui le rapproche des poetes de notre age. Ceux du XVIe siecle avaient bien eu deja quelque avant-gout de reverie; mais elle manquait chez eux d'inspiration individuelle, et ressemblait trop a un lieu-commun uniforme, d'apres Petrarque et Bembe. La Fontaine lui rendit un caractere primitif d'expression vive et discrete; il la debarrassa de tout ce qu'elle pouvait avoir contracte de banal ou de sensuel; Platon, par ce cote, lui fut bon a quelque chose comme il l'avait ete a Petrarque; et quand le poete s'ecrie dans une de ses fables delicieuses:
Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrete? Ai-je passe le temps d'aimer?
ce mot _charme_, ainsi employe en un sens indefini et tout metaphysique, marque en poesie francaise un progres nouveau qu'ont releve et poursuivi plus tard Andre Chenier et ses successeurs. Ami de la retraite, de la solitude, et peintre des champs, La Fontaine a encore sur ses devanciers du XVIe siecle l'avantage d'avoir donne a ses tableaux des couleurs fideles qui sentent, pour ainsi dire, le pays et le terroir. Ces plaines immenses de bles ou se promene de grand matin le maitre, et ou l'allouette cache son nid; ces bruyeres et ces buissons ou fourmille tout un petit monde; ces jolies garennes, dont les hotes etourdis font la cour a l'aurore dans la rosee et parfument de thym leur banquet, c'est la Beauce, la Sologne, la Champagne, la Picardie; j'en reconnais les fermes avec leurs mares, avec les basses-cours et les colombiers; La Fontaine avait bien observe ces pays, sinon en maitre des eaux-et-forets, du moins en poete; il y etait ne, il y avait vecu longtemps, et, meme apres qu'il se fut fixe dans la capitale, il retournait chaque annee vers l'automne a Chateau-Thierry, pour y visiter son bien et le vendre en detail; car _Jean_, comme on sait, _mangeait le fonds avec le revenu._
Lorsque tout le bien de La Fontaine fut dissipe et que la mort soudaine de Madame l'eut prive de la charge de gentilhomme qu'il remplissait aupres d'elle, madame de La Sabliere le recueillit dans sa maison et l'y soigna pendant plus de vingt ans. Abandonne dans ses moeurs, perdu de fortune, n'ayant plus ni feu, ni lieu, ce fut pour lui et pour son talent une inestimable ressource que de se trouver maintenu, sous les auspices d'une femme aimable, au sein d'une societe spirituelle et de bon gout, avec toutes les douceurs de l'aisance. Il sentit vivement le prix de ce bienfait; et cette inviolable amitie, familiere a la fois et respectueuse, que la mort seule put rompre, est un des sentiments naturels qu'il reussit le mieux a exprimer. Aux pieds de madame de La Sabliere et des autres femmes distinguees qu'il celebrait en les respectant, sa muse, parfois souillee, reprenait une sorte de purete et de fraicheur, que ses gouts un peu vulgaires, et de moins en moins scrupuleux avec l'age, ne tendaient que trop a affaiblir. Sa vie, ainsi ordonnee dans son desordre, devint double, et il en fit deux parts: l'une, elegante, animee, spirituelle, au grand jour, bercee entre les jeux de la poesie, et les illusions du coeur; l'autre, obscure et honteuse, il faut le dire, et livree a ces egarements prolonges des sens que la jeunesse embellit du nom de volupte, mais qui sont comme un vice au front du vieillard. Madame de La Sabliere elle-meme, qui reprenait La Fontaine, n'avait pas ete toujours exempte de passions humaines et de faiblesses selon le monde; mais lorsque l'infidelite du marquis de La Fare lui eut laisse le coeur libre et vide, elle sentit que nul autre que Dieu ne pouvait desormais le remplir, et elle consacra ses dernieres annees aux pratiques les plus actives de la charite chretienne. Cette conversion, aussi sincere qu'eclatante, eut lieu en 1683. La Fontaine en fut touche comme d'un exemple a suivre; sa fragilite et d'autres liaisons qu'il contracta vers cette epoque le detournerent, et ce ne fut que dix ans apres, quand la mort de madame de La Sabliere lui eut donne un second et solennel avertissement, que cette bonne pensee germa en lui pour n'en plus sortir. Mais, des 1684, nous avons de lui un admirable _Discours en vers_, qu'il lut le jour de sa reception a l'Academie francaise, et dans lequel, s'adressant a sa bienfaitrice, il lui expose avec candeur l'etat de son ame:
Des solides plaisirs je n'ai suivi que l'ombre, J'ai toujours abuse du plus cher de nos biens: Les pensers amusants, les vagues entretiens, Vains enfants du loisir, delices chimeriques, Les romans et le jeu, peste des republiques, Par qui sont devoyes les esprits les plus droits, Ridicule fureur qui se moque des lois, Cent autres passions des sages condamnees, Ont pris comme a l'envi la fleur de mes annees. L'usage des vrais biens reparerait ces maux; Je le sais, et je cours encore a des biens faux. . . . . . . . . . . . . Si faut-il qu'a la fin de tels pensers nous quittent; Je ne vois plus d'instants qui ne m'en sollicitent: Je recule, et peut-etre attendrai-je trop tard; Car qui sait les moments prescrits a son depart? Quels qu'ils soient, ils sont courts...
C'est, on le voit, une confession grave, ingenue, ou l'onction religieuse et une haute moralite n'empechent pas un reste de coup d'oeil amoureux vers ces _chimeriques delices_ dont on est mal detache. Et puis une simplicite d'exageration s'y mele: les romans et le jeu qui ont egare le pecheur sont la _peste des republiques, une fureur qui se moque des lois._ Et plus loin:
Que me servent ces vers avec soin composes? N'en attends-je autre fruit que de les voir prises? C'est peu que leurs conseils, si je ne sais les suivre, Et qu'au moins vers ma fin je ne commence a vivre; Car je n'ai pas vecu, j'ai servi deux tyrans: Un vain bruit et l'amour ont partage mes ans. Qu'est-ce que vivre, Iris? vous pouvez nous l'apprendre; Votre reponse est prete, il me semble l'entendre: C'est jouir des vrais biens avec tranquillite, Faire usage du temps et de l'oisivete, S'acquitter des honneurs dus a l'Etre supreme, Renoncer aux Phyllis en faveur de soi-meme, Bannir le fol amour et les voeux impuissants, Comme Hydres dans nos coeurs sans cesse renaissants.
Sincere, eloquente, sublime poesie, d'un tour singulier, ou la vertu trouve moyen de s'accommoder avec l'oisivete, ou _les Phyllis_ se placent a cote de l'Etre supreme, et qui fait naitre un sourire dans une larme? Que La Fontaine n'a-t-il connu _le Dieu des bonnes gens_? il lui en aurait moins coute pour se convertir.
Au premier abord, et a ne juger que par les oeuvres, l'art et le travail paraissent tenir peu de place chez La Fontaine, et si l'attention de la critique n'avait ete eveillee sur ce point par quelques mots de ses prefaces et par quelques temoignages contemporains, on n'eut jamais songe probablement a en faire l'objet d'une question. Mais le poete _confesse_, en tete de _Psyche_, que _la prose lui coute autant que les vers_. Dans une de ses dernieres fables au duc de Bourgogne, il se plaint de _fabriquer a force de temps_ des vers moins senses que la prose du jeune prince. Ses manuscrits presentent beaucoup de ratures et de changements; les memes morceaux y sont recopies plusieurs fois, et souvent avec des corrections heureuses. Par exemple, on a retrouve, tout entiere de sa main, une premiere ebauche de la fable intitulee _le Renard, les Mouches et le Herisson_; et, en la comparant a celle qu'il a fait imprimer, on voit que les deux versions n'ont de commun que deux vers. Il est meme plaisant de voir quel soin religieux il apporte aux errata: ≪Il s'est glisse, dit-il en tete de son second recueil, quelques fautes dans l'impression. J'en ai fait faire un errata; mais ce sont de legers remedes pour un defaut considerable. Si on veut avoir quelque plaisir de la lecture de cet ouvrage, il faut que chacun fasse corriger ces fautes a la main dans son exemplaire, ainsi qu'elles sont marquees par chaque errata, aussi bien pour les deux premieres parties que pour les dernieres.≫ Que conclure de toutes ces preuves? Que La Fontaine etait de l'ecole de Boileau et de Racine en poesie; qu'il suivait les memes procedes de composition studieuse, et qu'il faisait difficilement ses vers faciles? pas le moins du monde: La Fontaine me l'affirmerait en face, que je le renverrais a Baruch, et que je ne le croirais pas. Mais il avait, comme tout poete, ses secrets, ses finesses, sa correction relative; il s'en souciait peu ou point dans ses lettres en vers; peu encore, mais davantage, dans ses contes; il y visait tout a fait dans ses fables. Sa paresse lui grossissait la peine, et il aimait a s'en plaindre par manie. La Fontaine lisait beaucoup, non-seulement les modernes Italiens et Gaulois, mais les anciens, dans les textes ou en traduction: il s'en glorifie a tout propos:
Terence est dans mes mains, je m'instruis dans Horace; Homere et son rival sont mes dieux du Parnasse; Je le dis aux rochers, etc... Je cheris l'Arioste et j'estime le Tasse; Plein de Machiavel, entete de Bocace, J'en parle si souvent qu'on en est etourdi; J'en lis qui sont du nord et qui sont du midi.
Fera-t-on de lui un savant? Son erudition a pour cela de trop singulieres meprises, et se permet des confusions trop charmantes. Il a ecrit dans sa Vie d'Esope: ≪Comme Planudes vivoit dans un siecle ou la memoire des choses arrivees a Esope ne devoit pas etre encore eteinte, j'ai cru qu'il savoit par tradition ce qu'il a laisse.≫ En ecrivant ceci, il oubliait que dix-neuf siecles s'etaient ecoules entre le Phrygien et celui qu'on lui donne pour biographe, et que le moine grec ne vivait guere plus de deux siecles avant le regne de Louis-le-Grand. Dans une epitre a Huet en faveur des anciens contre les modernes, et a l'honneur de Quintilien en particulier, il en revient a Platon, son theme favori, et declare qu'on ne pourrait trouver entre les sages modernes un seul approchant de ce grand philosophe, tandis que
La Grece en fourmillait dans son moindre canton.
Il attribue la decadence de l'ode en France a une cause qu'on n'imaginerait jamais:
... l'ode, qui baisse un peu, Veut de la patience, et nos gens ont du feu.
D'ailleurs, en cette remarquable epitre, il proteste contre l'imitation servile des anciens, et cherche a exposer de quelle nature est la sienne. Nous conseillons aux curieux de comparer ce passage avec la fin de la deuxieme epitre d'Andre Chenier; l'idee au fond est la meme, mais on verra, en comparant l'une et l'autre expression, toute la difference profonde qui separe un poete artiste comme Chenier, d'avec un poete d'instinct comme La Fontaine.
Ce qui est vrai jusqu'ici de presque tous nos poetes, excepte Moliere et peut-etre Corneille, ce qui est vrai de Marot, de Ronsard, de Regnier, de Malherbe, de Boileau, de Racine et d'Andre Chenier, l'est aussi de La Fontaine: lorsqu'on a parcouru ses divers merites, il faut ajouter que c'est encore par le style qu'il vaut le mieux. Chez Moliere au contraire, chez Dante, Shakspeare et Milton, le style egale l'invention sans doute, mais ne la depasse pas; la maniere de dire y reflechit le fond, sans l'eclipser. Quant a la facon de La Fontaine, elle est trop connue et trop bien analysee ailleurs pour que j'essaye d'y revenir. Qu'il me suffise de faire remarquer qu'il y entre une proportion assez grande de fadeurs galantes et de faux gout pastoral, que nous blamerions dans Saint-Evremond et Voiture, mais que nous aimons ici. C'est qu'en effet ces fadeurs et ce faux gout n'en sont plus, du moment qu'ils ont passe sous cette plume enchanteresse, et qu'ils se sont rajeunis de tout le charme d'alentour. La Fontaine manque un peu de souffle et de suite dans ses compositions; il a, chemin faisant, des distractions frequentes qui font fuir son style et devier sa pensee; ses vers delicieux, en decoulant comme un ruisseau, sommeillent parfois, ou s'egarent et ne se tiennent plus; mais cela meme constitue une maniere, et il en est de cette maniere comme de toutes celles des hommes de genie: ce qui autre part serait indifferent ou mauvais, y devient un trait de caractere ou une grace piquante.
La conversion de madame de La Sabliere, que La Fontaine n'eut pas le courage d'imiter, avait laisse notre poete assez desoeuvre et solitaire. Il continuait de loger chez cette dame; mais elle ne reunissait plus la meme compagnie qu'autrefois, et elle s'absentait frequemment pour visiter des pauvres ou des malades. C'est alors surtout qu'il se livra, pour se desennuyer, a la societe du prince de Conti et de MM. de Vendome dont on sait les moeurs, et que, sans rien perdre au fond du cote de l'esprit, il exposa aux regards de tous une vieillesse cynique et dissolue, mal deguisee sous les roses d'Anacreon. Maucroix, Racine et ses vrais amis s'affligeaient de ces dereglements sans excuse; l'austere Boileau avait cesse de le voir. Saint-Evremond, qui cherchait a l'attirer en Angleterre aupres de la duchesse de Mazarin, recut de la courtisane Ninon une lettre ou elle lui disait: ≪J'ai su que vous souhaitiez La Fontaine en Angleterre; on n'en jouit guere a Paris; sa tete est bien affoiblie. C'est le destin des poetes: le Tasse et Lucrece l'ont eprouve. Je doute qu'il y ait du philtre amoureux pour La Fontaine, il n'a guere aime de femmes qui en eussent pu faire la depense.≫ La tete de La Fontaine ne baissait pas comme le croyait Ninon; mais ce qu'elle dit du philtre amoureux et des sales amours n'est que trop vrai: il touchait souvent de l'abbe de Chaulieu des gratifications dont il faisait un singulier et triste usage. Par bonheur, une jeune femme riche et belle, madame d'Hervart, s'attacha au poete, lui offrit l'attrait de sa maison, et devint pour lui, a force de soins et de prevenances, une autre La Sabliere. A la mort de cette dame, elle recueillit le vieillard, et l'environna d'amitie jusqu'au dernier moment. C'est chez elle que l'auteur de _Joconde_, touche enfin de repentir, revetit le cilice qui ne le quitta plus. Les details de cette penitence sont touchants; La Fontaine la consacra publiquement par une traduction du _Dies irae_, qu'il lut a l'Academie, et il avait forme le dessein de paraphraser les Psaumes avant de mourir. Mais, a part le refroidissement de la maladie et de l'age, on peut douter que cette tache, tant de fois essayee par des poetes repentants, eut ete possible a La Fontaine ou meme a tout autre d'alors. A cette epoque de croyances regnantes et traditionnelles, c'etaient les sens d'ordinaire, et non la raison, qui egaraient; on avait ete libertin, on se faisait devot; on n'avait point passe par l'orgueil philosophique ni par l'impiete seche; on ne s'etait pas attarde longuement dans les regions du doute; on ne s'etait pas senti maintes fois defaillir a la poursuite de la verite. Les sens charmaient l'ame pour eux-memes, et non comme une distraction etourdissante et fougueuse, non par ennui et desespoir. Puis, quand on avait epuise les desordres, les erreurs, et qu'on revenait a la verite supreme, on trouvait un asile tout prepare, un confessionnal, un oratoire, un cilice qui matait la chair; et l'on n'etait pas, comme de nos jours, poursuivi encore, jusqu'au sein d'une foi vaguement renaissante, par des doutes effrayants, d'eternelles obscurites et un abime sans cesse ouvert:--je me trompe; il y eut un homme alors qui eprouva tout cela, et il manqua en devenir fou: cet homme, c'etait Pascal.
Septembre 1829.
J'ecrivais ceci la meme annee, la meme saison ou je composais le recueil de Poesies, _les Consolations_, c'est-a-dire dans une veine prononcee de sensibilite religieuse. Depuis j'ai encore ecrit sur La Fontaine quelques pages qui se trouvent au tome VII des _Causeries du Lundi_, et j'ai essaye d'y repondre aux dedains que M. de Lamartine avait prodigues a ce charmant poete. Au reste, si La Fontaine, dans ces dernieres annees, a ete bien legerement traite par un grand poete qui s'est lui-meme juge par la, il a ete etudie, approfondi par de savants critiques, et si approfondi meme qu'il est sorti d'entre leurs mains comme transforme. J'en reviens volontiers et je m'en tiens sur lui a ce jugement de La Bruyere dans son Discours de reception a l'Academie: ≪Un autre, plus egal que Marot et plus poete que Voiture, a le jeu, le tour et la naivete de tous les deux; il instruit en badinant, persuade aux hommes la vertu par l'organe des betes, eleve les petits sujets jusqu'au sublime: homme unique dans son genre d'ecrire, toujours original, soit qu'il invente, soit qu'il traduise; qui a ete au dela de ses modeles, modele lui-meme difficile a imiter.≫--Voir aussi le joli theme latin de Fenelon a l'usage du duc de Bourgogne sur la mort de La Fontaine, _in Fontani mortem_. Tout y est indique, meme le _molle atque facetum_, qui n'est autre que notre chere reverie.
RACINE
I
Les grands poetes, les poetes de genie, independamment des genres, et sans faire acception de leur nature lyrique, epique ou dramatique, peuvent se rapporter a deux familles glorieuses qui, depuis bien des siecles, s'entremelent et se detronent tour a tour, se disputent la preeminence en renommee, et entre lesquelles, selon les temps, l'admiration des hommes s'est inegalement repartie. Les poetes primitifs, fondateurs, originaux sans melange, nes d'eux-memes et fils de leurs oeuvres, Homere, Pindare, Eschyle, Dante et Shakspeare, sont quelquefois sacrifies, preferes le plus souvent, toujours opposes aux genies studieux, polis, dociles, essentiellement educables et perfectibles, des epoques moyennes. Horace, Virgile, le Tasse, sont les chefs les plus brillants de cette famille secondaire, reputee, et avec raison, inferieure a son ainee, mais d'ordinaire mieux comprise de tous, plus accessible et plus cherie. Parmi nous, Corneille et Moliere s'en detachent par plus d'un cote; Boileau et Racine y appartiennent tout a fait et la decorent, surtout Racine, le plus merveilleux, le plus accompli en ce genre, le plus venere de nos poetes. C'est le propre des ecrivains de cet ordre d'avoir pour eux la presque unanimite des suffrages, tandis que leurs illustres adversaires qui, plus hauts qu'eux en merite, les dominent meme en gloire, sont a chaque siecle remis en question par une certaine classe de critiques. Cette difference de renommee est une consequence necessaire de celle des talents. Les uns veritablement predestines et divins, naissent avec leur lot, ne s'occupent guere a le grossir grain a grain en cette vie, mais le dispensent avec profusion et comme a pleines mains en leurs oeuvres; car leur tresor est inepuisable au dedans. Ils font, sans trop s'inquieter ni se rendre compte de leurs moyens de faire; ils ne se replient pas a chaque heure de veille sur eux-memes; ils ne retournent pas la tete en arriere a chaque instant pour mesurer la route qu'ils ont parcourue et calculer celle qui leur reste; mais ils marchent a grandes journees sans se lasser ni se contenter jamais. Des changement secrets s'accomplissent en eux, au sein de leur genie, et quelquefois le transforment; ils subissent ces changements comme des lois, sans s'y meler, sans y aider artificiellement, pas plus que l'homme ne hate le temps ou ses cheveux blanchissent, l'oiseau la mue de son plumage, ou l'arbre les changements de couleur de ses feuilles aux diverses saisons; et, procedant ainsi d'apres de grandes lois interieures et une puissante donnee originelle, ils arrivent a laisser trace de leur force en des oeuvres sublimes, monumentales, d'un ordre reel et stable sous une irregularite apparente comme dans la nature, d'ailleurs entrecoupees d'accidents, herissees de cimes, creusees de profondeurs: voila pour les uns. Les autres ont besoin de naitre en des circonstances propices, d'etre cultives par l'education et de murir au soleil; ils se developpent lentement, sciemment, se fecondent par l'etude et s'accouchent eux-memes avec art. Ils montent par degres, parcourent les intervalles et ne s'elancent pas au but du premier bond; leur genie grandit avec le temps et s'edifie comme un palais auquel on ajouterait chaque annee une assise; ils ont de longues heures de reflexion et de silence durant lesquelles ils s'arretent pour reviser leur plan et deliberer: aussi l'edifice, si jamais il se termine, est-il d'une conception savante, noble, lucide, admirable, d'une harmonie qui d'abord saisit l'oeil, et d'une execution achevee. Pour le comprendre, l'esprit du spectateur decouvre sans peine et monte avec une sorte d'orgueil paisible l'echelle d'idees par laquelle a passe le genie de l'artiste. Or, suivant une remarque tres-fine et tres-juste du Pere Tournemire, on n'admire jamais dans un auteur que les qualites dont on a le germe et la racine en soi. D'ou il suit que, dans les ouvrages des esprits superieurs, il est un degre relatif ou chaque esprit inferieur s'eleve, mais qu'il ne franchit pas, et d'ou il juge l'ensemble comme il peut. C'est presque comme pour les familles de plantes etagees sur les Cordilleres, et qui ne depassent jamais une certaine hauteur, ou plutot c'est comme pour les familles d'oiseaux dont l'essor dans l'air est fixe a une certaine limite. Que si maintenant, a la hauteur relative ou telle famille d'esprits peut s'elever dans l'intelligence d'un poeme, il ne se rencontre pas une qualite correspondante qui soit comme une pierre ou mettre le pied, comme une plate-forme d'ou l'on contemple tout le paysage, s'il y a la un roc a pic, un torrent, un abime, qu'adviendra-t-il alors? Les esprits qui n'auront trouve ou poser leur vol s'en reviendront comme la colombe de l'arche, sans meme rapporter le rameau d'olivier.--Je suis a Versailles, du cote du jardin, et je monte le grand escalier; l'haleine me manque au milieu et je m'arrete; mais du moins je vois de la en face de moi la ligne du chateau, ses ailes, et j'en apprecie deja la regularite, tandis que si je gravis sur les bords du Rhin quelque sentier tournant qui grimpe a un donjon gothique, et que je m'arrete d'epuisement a mi-cote, il pourra se faire qu'un mouvement de terrain, un arbre, un buisson, me derobe la vue tout entiere[22]. C'est la l'image vraie des deux poesies. La poesie racinienne est construite de telle sorte qu'a toute hauteur il se rencontre des degres et des points d'appui avec perspective pour les infirmes: l'oeuvre de Shakspeare a l'acces plus rude, et l'oeil ne l'embrasse pas de tout point; nous savons de fort honnetes gens qui ont sue pour y aborder, et qui, apres s'etre heurte la vue sur quelque butte ou sur quelque bruyere, sont revenus en jurant de bonne foi qu'il n'y avait rien la-haut; mais, a peine redescendus en plaine, la maudite tour enchantee leur apparaissait de nouveau dans son lointain, mille fois plus importune aux pauvres gens que ne l'etait a Boileau celle de Montlhery:
Ses murs, dont le sommet se derobe a la vue, Sur la cime d'un roc s'allongent dans la nue, Et, presentant de loin leur objet ennuyeux, Du passant qui les fuit semblent suivre les yeux.
[Note 22: Il faut tout dire. Si les esprits superieurs, les genies _a pic_, ne pretent pas pied a divers degres aux esprits inferieurs, ils en portent un peu la peine, et ne distinguent pas eux-memes les differences d'elevation entre ces esprits estimables, qu'ils voient d'en haut tous confondus dans la plaine au meme niveau de terre.]
Mais nous laisserons pour aujourd'hui la tour de Montlhery et l'oeuvre de Shakspeare, et nous essaierons de monter, apres tant d'autres adorateurs, quelques-uns des degres, glissants desormais a force d'etre uses, qui menent au temple en marbre de Racine.
Racine, ne en 1639, a la Ferte-Milon, fut orphelin des l'age le plus tendre. Sa mere, fille d'un procureur du roi des eaux-et-forets a Villers-Cotterets, et son pere, controleur du grenier a sel de la Ferte-Milon, moururent a peu d'intervalle de temps l'un de l'autre. Age de quatre ans, il fut confie aux soins de son grand-pere maternel, qui le mit tres-jeune au College a Beauvais; et apres la mort du vieillard, il passa a Port-Royal-des-Champs, ou sa grand'mere et une de ses tantes s'etaient retirees. C'est de la que datent les premiers details interessants qui nous aient ete transmis sur l'enfance du poete. L'illustre solitaire Antoine Le Maitre l'avait pris en amitie singuliere, et l'on voit par une lettre qui s'est conservee, et qu'il lui ecrivait dans une des persecutions, combien il lui recommande d'etre docile et de bien soigner, durant son absence, ses onze volumes de saint Chrysostome. Le _petit_ _Racine_ en vint rapidement a lire tous les auteurs grecs dans le texte; il en faisait des extraits, les annotait de sa main, les apprenait par coeur. C'etait tour a tour Plutarque, _le Banquet_ de Platon, saint Basile, Pindare, ou, aux heures perdues, _Theagene et Chariclee_[23]. Il decelait deja sa nature discrete, innocente et reveuse, par de longues promenades, un livre a la main (et qu'il ne lisait pas toujours), dans ces belles solitudes dont il ressentait les douceurs jusqu'aux larmes. Son talent naissant s'exercait des lors a traduire en vers francais les hymnes touchantes du Breviaire, qu'il a retravaillees depuis; mais il se complaisait surtout a celebrer Port-Royal, le paysage, l'etang, les jardins et les prairies. Ces productions de jeunesse que nous possedons attestent un sentiment vrai sous l'inexperience extreme et la faiblesse de l'expression et de la couleur; avec un peu d'attention, on y demele en quelques endroits comme un echo lointain, comme un prelude confus des choeurs melodieux d'_Esther_:
Je vois ce cloitre venerable, Ces beaux lieux du Ciel bien aimes, Qui de cent temples animes Cachent la richesse adorable. C'est dans ce chaste paradis Que regne, en un trone de lis, La Virginite sainte; C'est la que mille anges mortels D'une eternelle plainte Gemissent au pied des autels.
Sacres palais de l'innocence, Astres vivants, choeurs glorieux, Qui faites voir de nouveaux cieux Dans ces demeures du silence, Non, ma plume n'entreprend pas De tracer ici vos combats, Vos jeunes et vos veilles; Il faut, pour en bien reverer Les augustes merveilles, Et les taire et les adorer.
[Note 23: Un Grec erudit de nos amis, M. Piccolos, dans les notes d'une traduction de _Paul et Virginie_ en grec moderne (Firmin Didot, 1841), a cru pouvoir signaler avec precision quelques traces, encore inapercues, du roman de _Theagene et Chariclee_, dans l'oeuvre de Racine. Ainsi, quand Racine a risque le vers fameux,
Brule de plus de feux que je n'en allumai,
il ne faisait sans doute que se souvenir de son cher roman et du passage ou Hydaspe, sur le point d'immoler sa fille et de la placer sur le bucher ou _foyer_, se sent lui-meme au coeur un _foyer_ de chagrin plus cuisant: je traduis a peu pres; les curieux peuvent chercher le passage: Racine, enfant, avait retenu ce jeu de mots comme une beaute, et il n'a eu garde de l'omettre dans _Andromaque_. Heliodore est le premier coupable; il aurait, au reste, rachete de beaucoup son crime, s'il etait vrai, comme M. Piccolos le croit (page 343), qu'il eut fourni a Racine le germe d'une des plus belles scenes, dans _Andromaque_ egalement. M. Ampere, dans un article sur Amyot, avait deja cru saisir des analogies de ce genre. Mais je m'en tiens au _brule de plus de feux_: c'est une fort jolie trouvaille.]
Il quitta Port-Royal apres trois ans de sejour, et vint faire sa logique au college d'Harcourt a Paris. Les impressions pieuses et severes qu'il avait recues de ses premiers maitres s'affaiblirent par degres dans le monde nouveau ou il se trouva entraine. Ses liaisons avec des jeunes gens aimables et dissipes, avec l'abbe Le Vasseur, avec La Fontaine qu'il connut des ce temps-la, le mirent plus que jamais en gout de poesie, de romans et de theatre. Il faisait des sonnets galants en se cachant de Port-Royal et des jansenistes, qui lui envoyaient lettres sur lettres, avec menaces d'anatheme. On le voit, des 1660, en relation avec les comediens du Marais au sujet d'une piece que nous ne connaissons pas. Son ode aux _Nymphes de la Seine_ pour le mariage du roi etait remise a Chapelain, qui la recevait _avec la plus grande bonte du monde_, et, _tout malade qu'il etait, la retenait trois jours, y faisant des remarques par ecrit_: la plus considerable de ces remarques portait sur les _Tritons_, qui n'ont jamais loge dans les fleuves, mais seulement dans la mer. Cette piece valut a Racine la protection de Chapelain et une gratification de Colbert. Son cousin Vitart, intendant du chateau de Chevreuse, l'y envoya une fois pour surveiller en sa place les ouvriers macons, vitriers, menuisiers. Le poete est deja tellement habitue au tracas de Paris, qu'il se considere a Chevreuse comme en exil; il y date ses lettres de _Babylone_; il raconte qu'il va au cabaret deux ou trois fois le jour, payant a chacun son pourboire, et qu'une dame l'a pris pour un sergent; puis il ajoute: ≪Je lis des vers, je tache d'en faire; je lis les aventures de l'Arioste, et je ne suis pas moi-meme sans aventures.≫ Tous ses amis de Port-Royal, sa tante, ses maitres, le voyant ainsi en pleine voie de perdition, s'entendirent pour l'en tirer. On lui representa vivement la necessite d'un etat, et on le decida a partir pour Uzes en Languedoc, chez un de ses oncles maternels, chanoine regulier de Sainte-Genevieve, avec esperance d'un benefice. Le voila donc pendant tout l'hiver de 1661, le printemps et l'ete de 1662, a Uzes; tout en noir de la tete aux pieds; lisant saint Thomas pour complaire au bon chanoine, et l'Arioste ou Euripide pour se consoler; fort caresse de tous les maitres d'ecole et de tous les cures des environs, a cause de son oncle, et consulte par tous les poetes et les amoureux de province sur leurs vers, a cause de sa petite renommee parisienne et de son ode celebre _sur la Paix_; d'ailleurs sortant peu, s'ennuyant beaucoup dans une ville dont tous les habitants lui semblaient durs et interesses comme des _baillis_; se comparant a Ovide au bord du Pont-Euxin, et ne craignant rien tant que d'alterer et de corrompre dans le patois du Midi cet excellent et vrai francais, cette pure fleur de froment dont on se nourrit devers la Ferte-Milon, Chateau-Thierry et Reims. La nature elle-meme ne le seduit que mediocrement: ≪Si le pays de soi avoit un peu de delicatesse, et que les rochers y fussent un peu moins frequents, on le prendroit pour un vrai pays de Cythere;≫ mais ces rochers l'importunent; la chaleur l'etouffe, et les cigales lui gatent les rossignols. Il trouve les passions du Midi violentes et portees a l'exces; pour lui, sensible et tempere, il vit de reflexion et de silence; il garde la chambre et lit beaucoup, sans meme eprouver le besoin de composer. Ses lettres a l'abbe Le Vasseur sont froides, fines, correctes, fleuries, mythologiques et legerement railleuses; le bel-esprit sentimental et tendre qui s'epanouira dans _Berenice_ y perce de toutes parts; ce ne sont que citations italiennes et qu'allusions galantes; pas une crudite comme il en echappe entre jeunes gens, pas un detail ignoble, et l'elegance la plus exquise jusque dans la plus etroite familiarite. Les femmes de ce pays l'avaient ebloui d'abord, et, peu de jours apres son arrivee, il ecrivait a La Fontaine ces phrases qui donnent a penser: ≪Toutes les femmes y sont eclatantes, et s'y ajustent d'une facon qui est la plus naturelle du monde; et pour ce qui est de leur personne,
Color verus, corpus solidum et succi plenum;
mais comme c'est la premiere chose dont on m'a dit de me donner garde, je ne veux pas en parler davantage; aussi bien ce seroit profaner la maison d'un beneficier comme celle ou je suis, que d'y faire de longs discours sur cette matiere: _Domus mea, domus orationis_. C'est pourquoi vous devez vous attendre que je ne vous en parlerai plus du tout. On m'a dit: Soyez aveugle. Si je ne puis l'etre tout-a-fait, il faut du moins que je sois muet; car, voyez-vous, il faut etre regulier avec les reguliers, comme j'ai ete loup avec vous et avec les autres loups vos comperes.≫ Mais ses habitudes naturellement chastes et reservees prevalurent, quand il ne fut plus entraine par des compagnons de plaisir; et quelques mois apres, il repondait fort serieusement a une insinuation railleuse de l'abbe Le Vasseur que, Dieu merci, sa liberte etait sauve encore, et que, s'il quittait le pays, il remporterait son coeur aussi sain et aussi entier qu'il l'avait apporte; et la-dessus il raconte un danger recent auquel sa faiblesse a heureusement echappe. Ce passage est assez peu connu, et jette assez de jour dans l'ame de Racine, pour devoir etre cite tout au long: ≪Il y a ici une demoiselle fort bien faite et d'une taille fort avantageuse. Je ne l'avois jamais vue qu'a cinq ou six pas, et je l'avois toujours trouvee fort belle; son teint me paroissoit vif et eclatant; les yeux, grands et d'un beau noir, la gorge et le reste de ce qui se decouvre assez librement dans ce pays, fort blanc. J'en avois toujours quelque idee assez tendre et assez approchante d'une inclination; mais je ne la voyois qu'a l'eglise: car, comme je vous ai mande, je suis assez solitaire, et plus que mon cousin ne me l'avoit recommande. Enfin je voulus voir si je n'etois point trompe dans l'idee que j'avois d'elle, et j'en trouvai une occasion fort honnete. Je m'approchai d'elle, et lui parlai. Ce que je vous dis la m'est arrive il n'y a pas un mois, et je n'avois d'autre dessein que de voir quelle reponse elle me feroit. Je lui parlai donc indifferemment; mais sitot que j'ouvris la bouche et que je l'envisageai, je pensai demeurer interdit. Je trouvai sur son visage de certaines bigarrures, comme si elle eut releve de maladie; et cela me fit bien changer mes idees. Neanmoins je ne demeurai pas, et elle me repondit d'un air fort doux et fort obligeant; et, pour vous dire la verite, il faut que je l'aie prise dans quelque mauvais jour, car elle passe pour fort belle dans la ville, et je connois beaucoup de jeunes gens qui soupirent pour elle du fond de leur coeur. Elle passe meme pour une des plus sages et des plus enjouees. Enfin je fus bien aise de cette rencontre, qui servit du moins a me delivrer de quelque commencement d'inquietude; car je m'etudie maintenant a vivre un peu plus raisonnablement, et a ne me pas laisser emporter a toutes sortes d'objets. Je commence mon noviciat...≫ Racine avait alors vingt-trois ans. La naivete d'impressions et l'enfance de coeur qui eclatent dans son recit marquent le point de depart d'ou il s'avanca graduellement, a force d'experience et d'etude, jusqu'aux dernieres profondeurs de la meme passion dans _Phedre_. Cependant son noviciat ne s'acheva pas: il s'ennuya d'attendre un benefice qu'on lui promettait toujours; et, laissant la les chanoines et la province, il revint a Paris, ou son ode de _la Renommee aux Muses_ lui valut une nouvelle gratification, son entree a la cour, et d'etre connu de Despreaux et de Moliere. _La Thebaide_ suivit de pres. Jusque-la, Racine n'avait trouve sur sa route que des protecteurs et des amis; son premier succes dramatique eveilla l'envie, et, des ce moment, sa carriere fut semee d'embarras et de degouts, dont sa sensibilite irritable faillit plus d'une fois s'aigrir ou se decourager. La tragedie d'_Alexandre_ le brouilla avec Moliere et avec Corneille; avec Moliere, parce qu'il lui retira l'ouvrage pour le donner a l'Hotel de Bourgogne; |
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