2014년 10월 29일 수요일

Portraits litteraires 3

Portraits litteraires 3


[Note 19: Dans l'ordre premier ou parurent successivement plusieurs
de ces articles en 1829, ceux de _J.-B. Rousseau_ et de _Regnier_
avaient precede en date celui de _La Fontaine_. Quant a l'article sur
_madame de Sevigne_, il appartient de droit a celui de nos volumes qui,
dans la presente collection, est particulierement consacre aux femmes;
il en fait le debut.]

Et puis, si La Harpe et Chamfort ont loue La Fontaine avec une
ingenieuse sagacite, ils l'ont beaucoup trop detache de son siecle, qui
etait bien moins connu d'eux que de nous. Le XVIIIe siecle, en effet,
n'a su naturellement de l'epoque de Louis XIV que la partie qui s'est
continuee et qui a prevalu sous Louis XV. Il en a ignore ou dedaigne
tout un autre cote, par lequel le dernier regne regardait les
precedents, cote qui certes n'est pas le moins original, et que
Saint-Simon nous devoile aujourd'hui. Aussi ces admirables Memoires, qui
jusqu'ici ont ete envisages surtout comme ruinant le prestige glorieux
et la grandeur factice de Louis XIV, nous semblent-ils bien plutot
restituer a cette memorable epoque un caractere de grandeur et de
puissance qu'on ne soupconnait pas, et devoir la rehabiliter hautement
dans l'opinion, par les endroits memes qui detruisent les prejuges d'une
admiration superficielle. Il en sera, selon nous, des variations de nos
jugements sur le siecle de Louis XIV, comme il en a ete de nos diverses
facons de voir touchant les choses de la Grece et du moyen age. D'abord,
par exemple, on etudiait peu ou du moins on entendait mal le theatre
grec; on l'admirait pour des qualites qu'il n'avait pas; puis, quand,
y jetant un coup d'oeil rapide, on s'est apercu que ces qualites qu'on
estimait indispensables manquaient souvent, on l'a traite assez a la
legere: temoin Voltaire et La Harpe. Enfin, en l'etudiant mieux, comme
a fait M. Villemain, on est revenu a l'admirer precisement pour n'avoir
pas ces qualites de fausse noblesse et de continuelle dignite qu'on
avait cru y voir d'abord, et que plus tard on avait ete desappointe de
n'y pas trouver. C'est aussi la marche qu'ont suivie les opinions sur le
moyen age, la chevalerie et le gothique. A l'age d'or de fantaisie et
d'_opera_ reve par La Curne de Sainte-Palaye et Tressan[20], ont succede
des etudes plus severes, qui ont jete quelque trouble dans le premier
arrangement romanesque; puis ces etudes, de plus en plus fortes et
intelligentes, ont rencontre au fond un age non plus d'or, mais de fer,
et pourtant merveilleux encore: de simples pretres et des moines plus
hauts et plus puissants que les rois, des barons gigantesques dont les
grands ossements et les armures enormes nous effraient; un art de granit
et de pierre, savant, delicat, aerien, majestueux et mystique. Ainsi la
monarchie de Louis XIV, d'abord admiree pour l'apparente et fastueuse
regularite qu'y afficha le monarque et que celebra Voltaire, puis trahie
dans son infirmite reelle par les Memoires de Dangeau, de la princesse
Palatine, et rapetissee a dessein par Lemontey, nous reparait chez
Saint-Simon vaste, encombree et flottante, dans une confusion qui n'est
pas sans grandeur et sans beaute, avec tous les rouages de plus en plus
inutiles de l'antique constitution abolie, avec tout ce que l'habitude
conserve de formes et de mouvements, meme apres que l'esprit et le sens
des choses ont disparu; deja sujette au bon plaisir despotique, mais mal
disciplinee encore a l'etiquette supreme qui finira par triompher. Or,
ceci bien pose, il est aise de retablir en leur vraie place et de voir
en leur vrai jour les hommes originaux du temps, qui, dans leur conduite
ou dans leurs oeuvres, ont fait autre chose que remplir le programme
du maitre. Sans cette connaissance generale, on court risque de les
considerer trop a part, et comme des etres etranges et accidentels.
C'est ce que les critiques du dernier siecle n'ont pas evite en parlant
de La Fontaine: ils l'ont trop isole et charge dans leurs portraits; ils
lui ont suppose une personnalite beaucoup plus entiere qu'il n'etait
besoin, eu egard a ses oeuvres, et l'ont imagine _bonhomme_ et _fablier_
outre mesure. Il leur etait bien plus facile de s'expliquer Racine
et Boileau, qui appartiennent a la partie reguliere et apparente de
l'epoque, et en sont la plus pure expression Litteraire.

[Note 20: Il ne faudrait pourtant pas mettre sur la meme ligne,
pour l'ensemble des travaux, La Curne de Sainte-Palaye, qui en a fait
D'immenses, et Tressan qui n'en a fait que de fort legers.]

Il y a des hommes qui, tout en suivant le mouvement general de leur
siecle, n'en conservent pas moins une individualite profonde et
indelebile: Moliere en est le plus eclatant exemple. Il en est d'autres
qui, sans aller dans le sens de ce mouvement general, et en montrant par
consequent une certaine originalite propre, en ont moins pourtant qu'ils
ne paraissent, bien qu'il puisse leur en rester beaucoup. Il entre dans
la maniere qui les distingue de leurs contemporains une grande part
d'imitation de l'age precedent; et, dans ce frappant contraste qu'ils
nous offrent avec ce qui les entoure, il faut savoir reconnaitre et
rabattre ce qui revient de droit a leurs devanciers. C'est parmi les
hommes de cet ordre que nous rangeons La Fontaine: nous l'avons deja dit
ailleurs[21], il a ete, sous Louis XIV, le dernier et le plus grand des
poetes du XVIe siecle.

[Note 21: Voir a la fin de ce volume un article du _Globe_, 15
septembre 1827, on cette idee sur La Fontaine est developpee. J'en ai
aussi parle en ce sens dans le _Tableau de la Poesie francaise au XVIe
siecle_.]

Ne, en 1621, a Chateau-Thierry en Champagne, il recut une education fort
negligee, et donna de bonne heure des preuves de son extreme facilite a
se laisser aller dans la vie et a obeir aux impressions du moment. Un
chanoine de Soissons lui ayant prete un jour quelques livres de piete,
le jeune La Fontaine se crut du penchant pour l'etat ecclesiastique,
et entra au seminaire. Il ne tarda pas a en sortir; et son pere, en le
mariant, lui transmit sa charge de maitre des eaux et forets. Mais
La Fontaine, avec son caractere naturel d'oubliance et de paresse,
s'accoutuma insensiblement a vivre comme s'il n'avait eu ni charge ni
femme. Il n'etait pourtant pas encore poete, ou du moins il ignorait
qu'il le fut. Le hasard le mit sur la voie. Un officier qui se trouvait
en quartier d'hiver a Chateau-Thierry lut un jour devant lui l'ode de
Malherbe dont le sujet est un des attentats sur la personne de Henri IV:

  Que direz-vous, races futures, etc.,

et La Fontaine, des ce moment, se crut appele a composer des odes: il en
fit, dit-on, plusieurs, et de mauvaises; mais un de ses parents, nomme
Pintrel, et son camarade de college, Maucroix, le detournerent de ce
genre et l'engagerent a etudier les anciens. C'est aussi vers ce temps
qu'il dut se mettre a la lecture de Rabelais, de Marot, et des poetes
du XVIe siecle, veritable fonds d'une bibliotheque de province a cette
epoque. Il publia, en 1654, une traduction en vers de _l'Eunuque_ de
Terence; et l'un des parents de sa femme, Jannart, ami et substitut de
Fouquet, emmena le poete a Paris pour le presenter au surintendant.

Ce voyage et cette presentation deciderent du sort de La Fontaine.
Fouquet le prit en amitie, se l'attacha, et lui fit une pension de mille
francs, a condition qu'il en acquitterait chaque quartier par une piece
de vers, ballade ou madrigal, dizain ou sixain. Ces petites pieces, avec
_le Songe de Vaux_, sont les premieres productions originales que nous
ayons de La Fontaine: elles se rapportent tout a fait au gout d'alors, a
celui de Saint-Evremond et de Benserade, au marotisme de Sarasin et de
Voiture, et le _je ne sais quoi_ de mollesse et de reverie voluptueuse
qui n'appartient qu'a notre delicieux auteur, y perce bien deja, mais y
est encore trop charge de fadeurs et de bel esprit. Le poete de Fouquet
fut accueilli, des son debut, comme un des ornements les plus delicats
de cette societe polie et galante de Saint-Mande et de Vaux. Il etait
fort aimable dans le monde, quoi qu'on en ait dit, et particulierement
dans un monde prive; sa conversation, abandonnee et naive,
s'assaisonnait au besoin de finesse malicieuse, et ses distractions
savaient fort bien s'arreter a temps pour n'etre qu'un charme de
plus: il etait certainement moins _bonhomme_ en societe que le grand
Corneille. Les femmes, le rien-faire et le sommeil se partageaient tour
a tour ses hommages et ses voeux. Il en convenait agreablement; il s'en
vantait meme parfois, et causait volontiers de lui-meme et de ses gouts
avec les autres sans jamais les lasser, et en les faisant seulement
sourire. L'intimite surtout avait mille graces avec lui: il y portait
un tour affectueux et de bon ton familier; il s'y livrait en homme qui
oublie tout le reste, et en prenait au serieux ou en deroulait avec
badinage les moindres caprices. Son gout declare pour le beau sexe ne
rendait son commerce dangereux aux femmes que lorsqu'elles le voulaient
bien. La Fontaine, en effet, comme Regnier son predecesseur, aimait
avant tout _les amours faciles et de peu de defense_. Tandis qu'il
adressait a genoux, aux _Iris_, aux _Climenes_ et aux deesses, de
respectueux soupirs, et qu'il pratiquait de son mieux ce qu'il avait cru
lire dans Platon, il cherchait ailleurs et plus bas des plaisirs moins
mystiques qui l'aidaient a prendre son martyre en patience. Parmi ses
bonnes fortunes a son arrivee dans la capitale, on cite la celebre
Claudine, troisieme femme de Guillaume Colletet, et d'abord sa servante;
Colletet epousait toujours ses servantes. Notre poete visitait souvent
le bon vieux rimeur en sa maison du faubourg Saint-Marceau, et
courtisait Claudine tout en devisant, a souper, des auteurs du XVIe
siecle avec le mari, qui put lui donner la-dessus d'utiles conseils et
lui reveler des richesses dont il profita. Pendant les six premieres
annees de son sejour a Paris, et jusqu'a la chute de Fouquet, La
Fontaine produisit peu; il s'abandonna tout entier au bonheur de cette
vie d'enchantement et de fete, aux delices d'une societe choisie qui
goutait son commerce ingenieux et appreciait ses galantes bagatelles;
mais ce songe s'evanouit par la captivite de l'enchanteur. Sur ces
entrefaites, la duchesse de Bouillon, niece de Mazarin, ayant demande au
poete des contes en vers, il s'empressa de la satisfaire, et le premier
recueil des Contes parut en 1664: La Fontaine avait quarante-trois ans.
On a cherche a expliquer un debut si tardif dans un genie si facile, et
certains critiques sont alles jusqu'a attribuer ce long silence a des
etudes _secretes_, a une education laborieuse et prolongee. En verite,
bien que La Fontaine n'ait pas cesse d'essayer et de cultiver a ses
moments de loisir son talent, depuis le jour ou l'ode de Malherbe le lui
revela, j'aime beaucoup mieux croire a sa paresse, a son sommeil, a
ses distractions, a tout ce qu'on voudra de naif et d'oublieux en lui,
qu'admettre cet ennuyeux noviciat auquel il se serait condamne. Genie
instinctif, insouciant, volage et toujours livre au courant des
circonstances, on n'a qu'a rapprocher quelques traits de sa vie pour
le connaitre et le comprendre. Au sortir du college, un chanoine de
Soissons lui prete des livres pieux, et le voila au seminaire; un
officier lui lit une ode de Malherbe, et le voila poete; Pintrel et
Maucroix lui conseillent l'antiquite, et le voila qui reve Quintilien et
raffole de Platon en attendant Baruch. Fouquet lui commande dizains et
ballades, il en fait; madame de Bouillon, des contes, et il est conteur;
un autre jour ce seront des fables pour monseigneur le Dauphin, un poeme
du _Quinquina_ pour madame de Bouillon encore, un opera de _Daphne_ pour
Lulli, _la Captivite de saint Malc_ a la requete de MM. de Port-Royal;
ou bien ce seront des lettres, de longues lettres negligees et
fleuries, melees de vers et de prose, a sa femme, a M. de Maucroix, a
Saint-Evremond, aux Conti, aux Vendome, a tous ceux enfin qui lui en
demanderont. La Fontaine depensait son genie, comme son temps, comme sa
fortune, sans savoir comment, et au service de tous. Si jusqu'a l'age
de quarante ans il en parut moins prodigue que plus tard, c'est que les
occasions lui manquaient en province, et que sa paresse avait besoin
d'etre surmontee par une douce violence. Une fois d'ailleurs qu'il eut
rencontre le genre qui lui convenait le mieux, celui du _conte_ et de
la _fable_, il etait tout simple qu'il s'y adonnat avec une sorte
d'effusion, et qu'il y revint de lui-meme a plusieurs reprises, par
penchant comme par habitude. La Fontaine, il est vrai, se meprenait un
peu sur lui-meme; il se piquait de beaucoup de correction et de labeur,
et sa poetique qu'il tenait en gros de Maucroix, et que Boileau et
Racine lui acheverent, s'accordait assez mal avec la tournure de ses
oeuvres. Mais cette legere inconsequence, qui lui est commune avec
d'autres grands esprits naifs de son temps, n'a pas lieu d'etonner chez
lui, et elle confirme bien plus qu'elle ne contrarie notre opinion sur
la nature facile et accommodante de son genie. Un celebre poete de nos
jours, qu'on a souvent compare a La Fontaine pour sa bonhomie aiguisee
de malice, et qui a, comme lui, la gloire d'etre createur inimitable
dans un genre qu'on croyait use, le meme poete populaire qui, dans ce
moment d'emotion politique, est rendu, apres une trop longue captivite,
a ses amis et a la France, Beranger, n'a commence aussi que vers
quarante ans a concevoir et a composer ses immortelles chansons. Mais,
pour lui, les causes du retard nous semblent differentes, et les jours
du silence ont ete tout autrement employes. Jete jeune et sans education
reguliere au milieu d'une litterature compassee et d'une poesie sans
ame, il a du hesiter longtemps, s'essayer en secret, se decourager
maintes fois et se reprendre, tenter du nouveau dans bien des voies, et,
en un mot, bruler bien des vers avant d'entrer en plein dans le genre
unique que les circonstances ouvrirent a son coeur de citoyen. Beranger,
comme tous les grands poetes de ce temps, meme les plus instinctifs,
a su parfaitement ce qu'il faisait et pourquoi il le faisait: un art
delicat et savant se cache sous ses reveries les plus epicuriennes, sous
ses inspirations les plus ferventes; honneur en soit a lui! mais cela
n'etait ni du temps ni du genie de La Fontaine.

Ce qu'est La Fontaine dans le _conte_, tout le monde le sait; ce qu'il
est dans la _fable_, on le sait aussi, on le sent; mais il est moins
aise de s'en rendre compte. Des auteurs d'esprit s'y sont trompes; ils
ont mis en action, selon le precepte, des animaux, des arbres, des
hommes, ont cache un sens fin, une morale saine sous ces petits drames,
et se sont etonnes ensuite d'etre juges si inferieurs a leur illustre
devancier: c'est que La Fontaine entendait autrement la fable. J'excepte
les premiers livres, dans lesquels il montre plus de timidite, se tient
davantage a son petit recit, et n'est pas encore tout a fait a l'aise
dans cette forme qui s'adaptait moins immediatement a son esprit que
l'elegie ou le conte. Lorsque le second recueil parut, contenant
cinq livres, depuis le sixieme jusqu'au onzieme inclusivement, les
contemporains se recrierent comme ils font toujours, et le mirent fort
au-dessous du premier. C'est pourtant dans ce recueil que se trouve au
complet la fable, telle que l'a inventee La Fontaine. Il avait fini
evidemment par y voir surtout un cadre commode a pensees, a sentiments,
a causerie; le petit drame qui en fait le fond n'y est plus toujours
l'essentiel comme auparavant; la moralite de quatrain y vient au bout
par un reste d'habitude; mais la fable, plus libre en son cours, tourne
et derive, tantot a l'elegie et a l'idylle, tantot a l'epitre et au
conte: c'est une anecdote, une conversation, une lecture, elevees a la
poesie, un melange d'aveux charmants, de douce philosophie et de plainte
reveuse. La Fontaine est notre seul grand poete personnel et reveur
avant Andre Chenier. Il se met volontiers dans ses vers, et nous
entretient de lui, de son ame, de ses caprices et de ses faiblesses. Son
accent respire d'ordinaire la malice, la gaiete, et le conteur grivois
nous rit du coin de l'oeil, en branlant la tete. Mais souvent aussi il
a des tons qui viennent du coeur et une tendresse melancolique qui le
rapproche des poetes de notre age. Ceux du XVIe siecle avaient bien
eu deja quelque avant-gout de reverie; mais elle manquait chez eux
d'inspiration individuelle, et ressemblait trop a un lieu-commun
uniforme, d'apres Petrarque et Bembe. La Fontaine lui rendit un
caractere primitif d'expression vive et discrete; il la debarrassa de
tout ce qu'elle pouvait avoir contracte de banal ou de sensuel; Platon,
par ce cote, lui fut bon a quelque chose comme il l'avait ete a
Petrarque; et quand le poete s'ecrie dans une de ses fables delicieuses:

  Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrete?
  Ai-je passe le temps d'aimer?

ce mot _charme_, ainsi employe en un sens indefini et tout metaphysique,
marque en poesie francaise un progres nouveau qu'ont releve et poursuivi
plus tard Andre Chenier et ses successeurs. Ami de la retraite, de la
solitude, et peintre des champs, La Fontaine a encore sur ses devanciers
du XVIe siecle l'avantage d'avoir donne a ses tableaux des couleurs
fideles qui sentent, pour ainsi dire, le pays et le terroir. Ces
plaines immenses de bles ou se promene de grand matin le maitre, et ou
l'allouette cache son nid; ces bruyeres et ces buissons ou fourmille
tout un petit monde; ces jolies garennes, dont les hotes etourdis font
la cour a l'aurore dans la rosee et parfument de thym leur banquet,
c'est la Beauce, la Sologne, la Champagne, la Picardie; j'en reconnais
les fermes avec leurs mares, avec les basses-cours et les colombiers;
La Fontaine avait bien observe ces pays, sinon en maitre des
eaux-et-forets, du moins en poete; il y etait ne, il y avait vecu
longtemps, et, meme apres qu'il se fut fixe dans la capitale, il
retournait chaque annee vers l'automne a Chateau-Thierry, pour y visiter
son bien et le vendre en detail; car _Jean_, comme on sait, _mangeait le
fonds avec le revenu._

Lorsque tout le bien de La Fontaine fut dissipe et que la mort soudaine
de Madame l'eut prive de la charge de gentilhomme qu'il remplissait
aupres d'elle, madame de La Sabliere le recueillit dans sa maison et l'y
soigna pendant plus de vingt ans. Abandonne dans ses moeurs, perdu de
fortune, n'ayant plus ni feu, ni lieu, ce fut pour lui et pour son
talent une inestimable ressource que de se trouver maintenu, sous les
auspices d'une femme aimable, au sein d'une societe spirituelle et de
bon gout, avec toutes les douceurs de l'aisance. Il sentit vivement le
prix de ce bienfait; et cette inviolable amitie, familiere a la fois
et respectueuse, que la mort seule put rompre, est un des sentiments
naturels qu'il reussit le mieux a exprimer. Aux pieds de madame de
La Sabliere et des autres femmes distinguees qu'il celebrait en les
respectant, sa muse, parfois souillee, reprenait une sorte de purete
et de fraicheur, que ses gouts un peu vulgaires, et de moins en moins
scrupuleux avec l'age, ne tendaient que trop a affaiblir. Sa vie, ainsi
ordonnee dans son desordre, devint double, et il en fit deux parts:
l'une, elegante, animee, spirituelle, au grand jour, bercee entre les
jeux de la poesie, et les illusions du coeur; l'autre, obscure et
honteuse, il faut le dire, et livree a ces egarements prolonges des sens
que la jeunesse embellit du nom de volupte, mais qui sont comme un vice
au front du vieillard. Madame de La Sabliere elle-meme, qui reprenait La
Fontaine, n'avait pas ete toujours exempte de passions humaines et de
faiblesses selon le monde; mais lorsque l'infidelite du marquis de La
Fare lui eut laisse le coeur libre et vide, elle sentit que nul autre
que Dieu ne pouvait desormais le remplir, et elle consacra ses dernieres
annees aux pratiques les plus actives de la charite chretienne. Cette
conversion, aussi sincere qu'eclatante, eut lieu en 1683. La Fontaine
en fut touche comme d'un exemple a suivre; sa fragilite et d'autres
liaisons qu'il contracta vers cette epoque le detournerent, et ce ne fut
que dix ans apres, quand la mort de madame de La Sabliere lui eut donne
un second et solennel avertissement, que cette bonne pensee germa en lui
pour n'en plus sortir. Mais, des 1684, nous avons de lui un admirable
_Discours en vers_, qu'il lut le jour de sa reception a l'Academie
francaise, et dans lequel, s'adressant a sa bienfaitrice, il lui expose
avec candeur l'etat de son ame:

  Des solides plaisirs je n'ai suivi que l'ombre,
  J'ai toujours abuse du plus cher de nos biens:
  Les pensers amusants, les vagues entretiens,
  Vains enfants du loisir, delices chimeriques,
  Les romans et le jeu, peste des republiques,
  Par qui sont devoyes les esprits les plus droits,
  Ridicule fureur qui se moque des lois,
  Cent autres passions des sages condamnees,
  Ont pris comme a l'envi la fleur de mes annees.
  L'usage des vrais biens reparerait ces maux;
  Je le sais, et je cours encore a des biens faux.
  . . . . . . . . . . . .
  Si faut-il qu'a la fin de tels pensers nous quittent;
  Je ne vois plus d'instants qui ne m'en sollicitent:
  Je recule, et peut-etre attendrai-je trop tard;
  Car qui sait les moments prescrits a son depart?
  Quels qu'ils soient, ils sont courts...

C'est, on le voit, une confession grave, ingenue, ou l'onction
religieuse et une haute moralite n'empechent pas un reste de coup d'oeil
amoureux vers ces _chimeriques delices_ dont on est mal detache. Et puis
une simplicite d'exageration s'y mele: les romans et le jeu qui ont
egare le pecheur sont la _peste des republiques, une fureur qui se moque
des lois._ Et plus loin:

  Que me servent ces vers avec soin composes?
  N'en attends-je autre fruit que de les voir prises?
  C'est peu que leurs conseils, si je ne sais les suivre,
  Et qu'au moins vers ma fin je ne commence a vivre;
  Car je n'ai pas vecu, j'ai servi deux tyrans:
  Un vain bruit et l'amour ont partage mes ans.
  Qu'est-ce que vivre, Iris? vous pouvez nous l'apprendre;
  Votre reponse est prete, il me semble l'entendre:
  C'est jouir des vrais biens avec tranquillite,
  Faire usage du temps et de l'oisivete,
  S'acquitter des honneurs dus a l'Etre supreme,
  Renoncer aux Phyllis en faveur de soi-meme,
  Bannir le fol amour et les voeux impuissants,
  Comme Hydres dans nos coeurs sans cesse renaissants.

Sincere, eloquente, sublime poesie, d'un tour singulier, ou la vertu
trouve moyen de s'accommoder avec l'oisivete, ou _les Phyllis_ se
placent a cote de l'Etre supreme, et qui fait naitre un sourire dans une
larme? Que La Fontaine n'a-t-il connu _le Dieu des bonnes gens_? il lui
en aurait moins coute pour se convertir.

Au premier abord, et a ne juger que par les oeuvres, l'art et le travail
paraissent tenir peu de place chez La Fontaine, et si l'attention de
la critique n'avait ete eveillee sur ce point par quelques mots de ses
prefaces et par quelques temoignages contemporains, on n'eut jamais
songe probablement a en faire l'objet d'une question. Mais le poete
_confesse_, en tete de _Psyche_, que _la prose lui coute autant que
les vers_. Dans une de ses dernieres fables au duc de Bourgogne, il se
plaint de _fabriquer a force de temps_ des vers moins senses que la
prose du jeune prince. Ses manuscrits presentent beaucoup de ratures et
de changements; les memes morceaux y sont recopies plusieurs fois, et
souvent avec des corrections heureuses. Par exemple, on a retrouve,
tout entiere de sa main, une premiere ebauche de la fable intitulee _le
Renard, les Mouches et le Herisson_; et, en la comparant a celle qu'il
a fait imprimer, on voit que les deux versions n'ont de commun que deux
vers. Il est meme plaisant de voir quel soin religieux il apporte aux
errata: ≪Il s'est glisse, dit-il en tete de son second recueil, quelques
fautes dans l'impression. J'en ai fait faire un errata; mais ce sont de
legers remedes pour un defaut considerable. Si on veut avoir quelque
plaisir de la lecture de cet ouvrage, il faut que chacun fasse corriger
ces fautes a la main dans son exemplaire, ainsi qu'elles sont marquees
par chaque errata, aussi bien pour les deux premieres parties que pour
les dernieres.≫ Que conclure de toutes ces preuves? Que La Fontaine
etait de l'ecole de Boileau et de Racine en poesie; qu'il suivait les
memes procedes de composition studieuse, et qu'il faisait difficilement
ses vers faciles? pas le moins du monde: La Fontaine me l'affirmerait en
face, que je le renverrais a Baruch, et que je ne le croirais pas. Mais
il avait, comme tout poete, ses secrets, ses finesses, sa correction
relative; il s'en souciait peu ou point dans ses lettres en vers; peu
encore, mais davantage, dans ses contes; il y visait tout a fait dans
ses fables. Sa paresse lui grossissait la peine, et il aimait a s'en
plaindre par manie. La Fontaine lisait beaucoup, non-seulement les
modernes Italiens et Gaulois, mais les anciens, dans les textes ou en
traduction: il s'en glorifie a tout propos:

  Terence est dans mes mains, je m'instruis dans Horace;
  Homere et son rival sont mes dieux du Parnasse;
  Je le dis aux rochers, etc...
  Je cheris l'Arioste et j'estime le Tasse;
  Plein de Machiavel, entete de Bocace,
  J'en parle si souvent qu'on en est etourdi;
  J'en lis qui sont du nord et qui sont du midi.

Fera-t-on de lui un savant? Son erudition a pour cela de trop
singulieres meprises, et se permet des confusions trop charmantes. Il a
ecrit dans sa Vie d'Esope: ≪Comme Planudes vivoit dans un siecle ou la
memoire des choses arrivees a Esope ne devoit pas etre encore eteinte,
j'ai cru qu'il savoit par tradition ce qu'il a laisse.≫ En ecrivant
ceci, il oubliait que dix-neuf siecles s'etaient ecoules entre le
Phrygien et celui qu'on lui donne pour biographe, et que le moine grec
ne vivait guere plus de deux siecles avant le regne de Louis-le-Grand.
Dans une epitre a Huet en faveur des anciens contre les modernes, et
a l'honneur de Quintilien en particulier, il en revient a Platon, son
theme favori, et declare qu'on ne pourrait trouver entre les sages
modernes un seul approchant de ce grand philosophe, tandis que

  La Grece en fourmillait dans son moindre canton.

Il attribue la decadence de l'ode en France a une cause qu'on
n'imaginerait jamais:

  ... l'ode, qui baisse un peu,
  Veut de la patience, et nos gens ont du feu.

D'ailleurs, en cette remarquable epitre, il proteste contre l'imitation
servile des anciens, et cherche a exposer de quelle nature est la
sienne. Nous conseillons aux curieux de comparer ce passage avec la fin
de la deuxieme epitre d'Andre Chenier; l'idee au fond est la meme, mais
on verra, en comparant l'une et l'autre expression, toute la difference
profonde qui separe un poete artiste comme Chenier, d'avec un poete
d'instinct comme La Fontaine.

Ce qui est vrai jusqu'ici de presque tous nos poetes, excepte Moliere et
peut-etre Corneille, ce qui est vrai de Marot, de Ronsard, de Regnier,
de Malherbe, de Boileau, de Racine et d'Andre Chenier, l'est aussi de La
Fontaine: lorsqu'on a parcouru ses divers merites, il faut ajouter
que c'est encore par le style qu'il vaut le mieux. Chez Moliere au
contraire, chez Dante, Shakspeare et Milton, le style egale l'invention
sans doute, mais ne la depasse pas; la maniere de dire y reflechit le
fond, sans l'eclipser. Quant a la facon de La Fontaine, elle est trop
connue et trop bien analysee ailleurs pour que j'essaye d'y revenir.
Qu'il me suffise de faire remarquer qu'il y entre une proportion assez
grande de fadeurs galantes et de faux gout pastoral, que nous blamerions
dans Saint-Evremond et Voiture, mais que nous aimons ici. C'est qu'en
effet ces fadeurs et ce faux gout n'en sont plus, du moment qu'ils ont
passe sous cette plume enchanteresse, et qu'ils se sont rajeunis de tout
le charme d'alentour. La Fontaine manque un peu de souffle et de suite
dans ses compositions; il a, chemin faisant, des distractions frequentes
qui font fuir son style et devier sa pensee; ses vers delicieux, en
decoulant comme un ruisseau, sommeillent parfois, ou s'egarent et ne se
tiennent plus; mais cela meme constitue une maniere, et il en est de
cette maniere comme de toutes celles des hommes de genie: ce qui autre
part serait indifferent ou mauvais, y devient un trait de caractere ou
une grace piquante.

La conversion de madame de La Sabliere, que La Fontaine n'eut pas le
courage d'imiter, avait laisse notre poete assez desoeuvre et solitaire.
Il continuait de loger chez cette dame; mais elle ne reunissait plus
la meme compagnie qu'autrefois, et elle s'absentait frequemment pour
visiter des pauvres ou des malades. C'est alors surtout qu'il se livra,
pour se desennuyer, a la societe du prince de Conti et de MM. de Vendome
dont on sait les moeurs, et que, sans rien perdre au fond du cote de
l'esprit, il exposa aux regards de tous une vieillesse cynique et
dissolue, mal deguisee sous les roses d'Anacreon. Maucroix, Racine et
ses vrais amis s'affligeaient de ces dereglements sans excuse; l'austere
Boileau avait cesse de le voir. Saint-Evremond, qui cherchait a
l'attirer en Angleterre aupres de la duchesse de Mazarin, recut de
la courtisane Ninon une lettre ou elle lui disait: ≪J'ai su que vous
souhaitiez La Fontaine en Angleterre; on n'en jouit guere a Paris; sa
tete est bien affoiblie. C'est le destin des poetes: le Tasse et
Lucrece l'ont eprouve. Je doute qu'il y ait du philtre amoureux pour
La Fontaine, il n'a guere aime de femmes qui en eussent pu faire la
depense.≫ La tete de La Fontaine ne baissait pas comme le croyait Ninon;
mais ce qu'elle dit du philtre amoureux et des sales amours n'est que
trop vrai: il touchait souvent de l'abbe de Chaulieu des gratifications
dont il faisait un singulier et triste usage. Par bonheur, une jeune
femme riche et belle, madame d'Hervart, s'attacha au poete, lui offrit
l'attrait de sa maison, et devint pour lui, a force de soins et de
prevenances, une autre La Sabliere. A la mort de cette dame, elle
recueillit le vieillard, et l'environna d'amitie jusqu'au dernier
moment. C'est chez elle que l'auteur de _Joconde_, touche enfin de
repentir, revetit le cilice qui ne le quitta plus. Les details de cette
penitence sont touchants; La Fontaine la consacra publiquement par une
traduction du _Dies irae_, qu'il lut a l'Academie, et il avait forme
le dessein de paraphraser les Psaumes avant de mourir. Mais, a part le
refroidissement de la maladie et de l'age, on peut douter que cette
tache, tant de fois essayee par des poetes repentants, eut ete possible
a La Fontaine ou meme a tout autre d'alors. A cette epoque de croyances
regnantes et traditionnelles, c'etaient les sens d'ordinaire, et non la
raison, qui egaraient; on avait ete libertin, on se faisait devot; on
n'avait point passe par l'orgueil philosophique ni par l'impiete seche;
on ne s'etait pas attarde longuement dans les regions du doute; on ne
s'etait pas senti maintes fois defaillir a la poursuite de la verite.
Les sens charmaient l'ame pour eux-memes, et non comme une distraction
etourdissante et fougueuse, non par ennui et desespoir. Puis, quand on
avait epuise les desordres, les erreurs, et qu'on revenait a la verite
supreme, on trouvait un asile tout prepare, un confessionnal, un
oratoire, un cilice qui matait la chair; et l'on n'etait pas, comme
de nos jours, poursuivi encore, jusqu'au sein d'une foi vaguement
renaissante, par des doutes effrayants, d'eternelles obscurites et un
abime sans cesse ouvert:--je me trompe; il y eut un homme alors qui
eprouva tout cela, et il manqua en devenir fou: cet homme, c'etait
Pascal.

Septembre 1829.



J'ecrivais ceci la meme annee, la meme saison ou je composais le recueil
de Poesies, _les Consolations_, c'est-a-dire dans une veine prononcee
de sensibilite religieuse. Depuis j'ai encore ecrit sur La Fontaine
quelques pages qui se trouvent au tome VII des _Causeries du Lundi_, et
j'ai essaye d'y repondre aux dedains que M. de Lamartine avait prodigues
a ce charmant poete. Au reste, si La Fontaine, dans ces dernieres
annees, a ete bien legerement traite par un grand poete qui s'est
lui-meme juge par la, il a ete etudie, approfondi par de savants
critiques, et si approfondi meme qu'il est sorti d'entre leurs mains
comme transforme. J'en reviens volontiers et je m'en tiens sur lui a ce
jugement de La Bruyere dans son Discours de reception a l'Academie: ≪Un
autre, plus egal que Marot et plus poete que Voiture, a le jeu, le tour
et la naivete de tous les deux; il instruit en badinant, persuade aux
hommes la vertu par l'organe des betes, eleve les petits sujets jusqu'au
sublime: homme unique dans son genre d'ecrire, toujours original, soit
qu'il invente, soit qu'il traduise; qui a ete au dela de ses modeles,
modele lui-meme difficile a imiter.≫--Voir aussi le joli theme latin de
Fenelon a l'usage du duc de Bourgogne sur la mort de La Fontaine, _in
Fontani mortem_. Tout y est indique, meme le _molle atque facetum_, qui
n'est autre que notre chere reverie.



RACINE

I

Les grands poetes, les poetes de genie, independamment des genres, et
sans faire acception de leur nature lyrique, epique ou dramatique,
peuvent se rapporter a deux familles glorieuses qui, depuis bien des
siecles, s'entremelent et se detronent tour a tour, se disputent
la preeminence en renommee, et entre lesquelles, selon les temps,
l'admiration des hommes s'est inegalement repartie. Les poetes
primitifs, fondateurs, originaux sans melange, nes d'eux-memes et fils
de leurs oeuvres, Homere, Pindare, Eschyle, Dante et Shakspeare, sont
quelquefois sacrifies, preferes le plus souvent, toujours opposes
aux genies studieux, polis, dociles, essentiellement educables et
perfectibles, des epoques moyennes. Horace, Virgile, le Tasse, sont les
chefs les plus brillants de cette famille secondaire, reputee, et avec
raison, inferieure a son ainee, mais d'ordinaire mieux comprise de tous,
plus accessible et plus cherie. Parmi nous, Corneille et Moliere s'en
detachent par plus d'un cote; Boileau et Racine y appartiennent tout
a fait et la decorent, surtout Racine, le plus merveilleux, le plus
accompli en ce genre, le plus venere de nos poetes. C'est le propre
des ecrivains de cet ordre d'avoir pour eux la presque unanimite des
suffrages, tandis que leurs illustres adversaires qui, plus hauts qu'eux
en merite, les dominent meme en gloire, sont a chaque siecle remis en
question par une certaine classe de critiques. Cette difference de
renommee est une consequence necessaire de celle des talents. Les
uns veritablement predestines et divins, naissent avec leur lot, ne
s'occupent guere a le grossir grain a grain en cette vie, mais le
dispensent avec profusion et comme a pleines mains en leurs oeuvres; car
leur tresor est inepuisable au dedans. Ils font, sans trop s'inquieter
ni se rendre compte de leurs moyens de faire; ils ne se replient pas a
chaque heure de veille sur eux-memes; ils ne retournent pas la tete en
arriere a chaque instant pour mesurer la route qu'ils ont parcourue et
calculer celle qui leur reste; mais ils marchent a grandes journees sans
se lasser ni se contenter jamais. Des changement secrets s'accomplissent
en eux, au sein de leur genie, et quelquefois le transforment; ils
subissent ces changements comme des lois, sans s'y meler, sans y aider
artificiellement, pas plus que l'homme ne hate le temps ou ses cheveux
blanchissent, l'oiseau la mue de son plumage, ou l'arbre les changements
de couleur de ses feuilles aux diverses saisons; et, procedant ainsi
d'apres de grandes lois interieures et une puissante donnee originelle,
ils arrivent a laisser trace de leur force en des oeuvres sublimes,
monumentales, d'un ordre reel et stable sous une irregularite apparente
comme dans la nature, d'ailleurs entrecoupees d'accidents, herissees
de cimes, creusees de profondeurs: voila pour les uns. Les autres ont
besoin de naitre en des circonstances propices, d'etre cultives par
l'education et de murir au soleil; ils se developpent lentement,
sciemment, se fecondent par l'etude et s'accouchent eux-memes avec art.
Ils montent par degres, parcourent les intervalles et ne s'elancent pas
au but du premier bond; leur genie grandit avec le temps et s'edifie
comme un palais auquel on ajouterait chaque annee une assise; ils ont
de longues heures de reflexion et de silence durant lesquelles ils
s'arretent pour reviser leur plan et deliberer: aussi l'edifice, si
jamais il se termine, est-il d'une conception savante, noble, lucide,
admirable, d'une harmonie qui d'abord saisit l'oeil, et d'une execution
achevee. Pour le comprendre, l'esprit du spectateur decouvre sans
peine et monte avec une sorte d'orgueil paisible l'echelle d'idees
par laquelle a passe le genie de l'artiste. Or, suivant une remarque
tres-fine et tres-juste du Pere Tournemire, on n'admire jamais dans un
auteur que les qualites dont on a le germe et la racine en soi. D'ou
il suit que, dans les ouvrages des esprits superieurs, il est un degre
relatif ou chaque esprit inferieur s'eleve, mais qu'il ne franchit pas,
et d'ou il juge l'ensemble comme il peut. C'est presque comme pour les
familles de plantes etagees sur les Cordilleres, et qui ne depassent
jamais une certaine hauteur, ou plutot c'est comme pour les familles
d'oiseaux dont l'essor dans l'air est fixe a une certaine limite. Que
si maintenant, a la hauteur relative ou telle famille d'esprits peut
s'elever dans l'intelligence d'un poeme, il ne se rencontre pas une
qualite correspondante qui soit comme une pierre ou mettre le pied,
comme une plate-forme d'ou l'on contemple tout le paysage, s'il y a la
un roc a pic, un torrent, un abime, qu'adviendra-t-il alors? Les esprits
qui n'auront trouve ou poser leur vol s'en reviendront comme la colombe
de l'arche, sans meme rapporter le rameau d'olivier.--Je suis a
Versailles, du cote du jardin, et je monte le grand escalier; l'haleine
me manque au milieu et je m'arrete; mais du moins je vois de la en
face de moi la ligne du chateau, ses ailes, et j'en apprecie deja la
regularite, tandis que si je gravis sur les bords du Rhin quelque
sentier tournant qui grimpe a un donjon gothique, et que je m'arrete
d'epuisement a mi-cote, il pourra se faire qu'un mouvement de terrain,
un arbre, un buisson, me derobe la vue tout entiere[22]. C'est la l'image
vraie des deux poesies. La poesie racinienne est construite de telle
sorte qu'a toute hauteur il se rencontre des degres et des points
d'appui avec perspective pour les infirmes: l'oeuvre de Shakspeare a
l'acces plus rude, et l'oeil ne l'embrasse pas de tout point; nous
savons de fort honnetes gens qui ont sue pour y aborder, et qui, apres
s'etre heurte la vue sur quelque butte ou sur quelque bruyere, sont
revenus en jurant de bonne foi qu'il n'y avait rien la-haut; mais, a
peine redescendus en plaine, la maudite tour enchantee leur apparaissait
de nouveau dans son lointain, mille fois plus importune aux pauvres gens
que ne l'etait a Boileau celle de Montlhery:

  Ses murs, dont le sommet se derobe a la vue,
  Sur la cime d'un roc s'allongent dans la nue,
  Et, presentant de loin leur objet ennuyeux,
  Du passant qui les fuit semblent suivre les yeux.

[Note 22: Il faut tout dire. Si les esprits superieurs, les genies _a
pic_, ne pretent pas pied a divers degres aux esprits inferieurs, ils en
portent un peu la peine, et ne distinguent pas eux-memes les differences
d'elevation entre ces esprits estimables, qu'ils voient d'en haut tous
confondus dans la plaine au meme niveau de terre.]

Mais nous laisserons pour aujourd'hui la tour de Montlhery et l'oeuvre
de Shakspeare, et nous essaierons de monter, apres tant d'autres
adorateurs, quelques-uns des degres, glissants desormais a force d'etre
uses, qui menent au temple en marbre de Racine.

Racine, ne en 1639, a la Ferte-Milon, fut orphelin des l'age le plus
tendre. Sa mere, fille d'un procureur du roi des eaux-et-forets a
Villers-Cotterets, et son pere, controleur du grenier a sel de la
Ferte-Milon, moururent a peu d'intervalle de temps l'un de l'autre. Age
de quatre ans, il fut confie aux soins de son grand-pere maternel, qui
le mit tres-jeune au College a Beauvais; et apres la mort du vieillard,
il passa a Port-Royal-des-Champs, ou sa grand'mere et une de ses
tantes s'etaient retirees. C'est de la que datent les premiers details
interessants qui nous aient ete transmis sur l'enfance du poete.
L'illustre solitaire Antoine Le Maitre l'avait pris en amitie
singuliere, et l'on voit par une lettre qui s'est conservee, et qu'il
lui ecrivait dans une des persecutions, combien il lui recommande d'etre
docile et de bien soigner, durant son absence, ses onze volumes de saint
Chrysostome. Le _petit_ _Racine_ en vint rapidement a lire tous les
auteurs grecs dans le texte; il en faisait des extraits, les annotait
de sa main, les apprenait par coeur. C'etait tour a tour Plutarque,
_le Banquet_ de Platon, saint Basile, Pindare, ou, aux heures perdues,
_Theagene et Chariclee_[23]. Il decelait deja sa nature discrete,
innocente et reveuse, par de longues promenades, un livre a la main
(et qu'il ne lisait pas toujours), dans ces belles solitudes dont il
ressentait les douceurs jusqu'aux larmes. Son talent naissant s'exercait
des lors a traduire en vers francais les hymnes touchantes du Breviaire,
qu'il a retravaillees depuis; mais il se complaisait surtout a celebrer
Port-Royal, le paysage, l'etang, les jardins et les prairies. Ces
productions de jeunesse que nous possedons attestent un sentiment vrai
sous l'inexperience extreme et la faiblesse de l'expression et de la
couleur; avec un peu d'attention, on y demele en quelques endroits
comme un echo lointain, comme un prelude confus des choeurs melodieux
d'_Esther_:

  Je vois ce cloitre venerable,
  Ces beaux lieux du Ciel bien aimes,
  Qui de cent temples animes
  Cachent la richesse adorable.
  C'est dans ce chaste paradis
  Que regne, en un trone de lis,
  La Virginite sainte;
  C'est la que mille anges mortels
  D'une eternelle plainte
  Gemissent au pied des autels.

  Sacres palais de l'innocence,
  Astres vivants, choeurs glorieux,
  Qui faites voir de nouveaux cieux
  Dans ces demeures du silence,
  Non, ma plume n'entreprend pas
  De tracer ici vos combats,
  Vos jeunes et vos veilles;
  Il faut, pour en bien reverer
  Les augustes merveilles,
  Et les taire et les adorer.

[Note 23: Un Grec erudit de nos amis, M. Piccolos, dans les notes
d'une traduction de _Paul et Virginie_ en grec moderne (Firmin Didot,
1841), a cru pouvoir signaler avec precision quelques traces, encore
inapercues, du roman de _Theagene et Chariclee_, dans l'oeuvre de
Racine. Ainsi, quand Racine a risque le vers fameux,

  Brule de plus de feux que je n'en allumai,

il ne faisait sans doute que se souvenir de son cher roman et du passage
ou Hydaspe, sur le point d'immoler sa fille et de la placer sur le
bucher ou _foyer_, se sent lui-meme au coeur un _foyer_ de chagrin plus
cuisant: je traduis a peu pres; les curieux peuvent chercher le passage:
Racine, enfant, avait retenu ce jeu de mots comme une beaute, et il
n'a eu garde de l'omettre dans _Andromaque_. Heliodore est le premier
coupable; il aurait, au reste, rachete de beaucoup son crime, s'il etait
vrai, comme M. Piccolos le croit (page 343), qu'il eut fourni a Racine
le germe d'une des plus belles scenes, dans _Andromaque_ egalement. M.
Ampere, dans un article sur Amyot, avait deja cru saisir des analogies
de ce genre. Mais je m'en tiens au _brule de plus de feux_: c'est une
fort jolie trouvaille.]

Il quitta Port-Royal apres trois ans de sejour, et vint faire sa logique
au college d'Harcourt a Paris. Les impressions pieuses et severes qu'il
avait recues de ses premiers maitres s'affaiblirent par degres dans le
monde nouveau ou il se trouva entraine. Ses liaisons avec des jeunes
gens aimables et dissipes, avec l'abbe Le Vasseur, avec La Fontaine
qu'il connut des ce temps-la, le mirent plus que jamais en gout de
poesie, de romans et de theatre. Il faisait des sonnets galants en se
cachant de Port-Royal et des jansenistes, qui lui envoyaient lettres sur
lettres, avec menaces d'anatheme. On le voit, des 1660, en relation avec
les comediens du Marais au sujet d'une piece que nous ne connaissons
pas. Son ode aux _Nymphes de la Seine_ pour le mariage du roi etait
remise a Chapelain, qui la recevait _avec la plus grande bonte du
monde_, et, _tout malade qu'il etait, la retenait trois jours, y faisant
des remarques par ecrit_: la plus considerable de ces remarques portait
sur les _Tritons_, qui n'ont jamais loge dans les fleuves, mais
seulement dans la mer. Cette piece valut a Racine la protection de
Chapelain et une gratification de Colbert. Son cousin Vitart, intendant
du chateau de Chevreuse, l'y envoya une fois pour surveiller en sa place
les ouvriers macons, vitriers, menuisiers. Le poete est deja tellement
habitue au tracas de Paris, qu'il se considere a Chevreuse comme en
exil; il y date ses lettres de _Babylone_; il raconte qu'il va au
cabaret deux ou trois fois le jour, payant a chacun son pourboire, et
qu'une dame l'a pris pour un sergent; puis il ajoute: ≪Je lis des vers,
je tache d'en faire; je lis les aventures de l'Arioste, et je ne suis
pas moi-meme sans aventures.≫ Tous ses amis de Port-Royal, sa tante, ses
maitres, le voyant ainsi en pleine voie de perdition, s'entendirent pour
l'en tirer. On lui representa vivement la necessite d'un etat, et on le
decida a partir pour Uzes en Languedoc, chez un de ses oncles maternels,
chanoine regulier de Sainte-Genevieve, avec esperance d'un benefice. Le
voila donc pendant tout l'hiver de 1661, le printemps et l'ete de 1662,
a Uzes; tout en noir de la tete aux pieds; lisant saint Thomas pour
complaire au bon chanoine, et l'Arioste ou Euripide pour se consoler;
fort caresse de tous les maitres d'ecole et de tous les cures des
environs, a cause de son oncle, et consulte par tous les poetes et les
amoureux de province sur leurs vers, a cause de sa petite renommee
parisienne et de son ode celebre _sur la Paix_; d'ailleurs sortant
peu, s'ennuyant beaucoup dans une ville dont tous les habitants lui
semblaient durs et interesses comme des _baillis_; se comparant a Ovide
au bord du Pont-Euxin, et ne craignant rien tant que d'alterer et de
corrompre dans le patois du Midi cet excellent et vrai francais,
cette pure fleur de froment dont on se nourrit devers la Ferte-Milon,
Chateau-Thierry et Reims. La nature elle-meme ne le seduit que
mediocrement: ≪Si le pays de soi avoit un peu de delicatesse, et que les
rochers y fussent un peu moins frequents, on le prendroit pour un vrai
pays de Cythere;≫ mais ces rochers l'importunent; la chaleur l'etouffe,
et les cigales lui gatent les rossignols. Il trouve les passions du Midi
violentes et portees a l'exces; pour lui, sensible et tempere, il vit de
reflexion et de silence; il garde la chambre et lit beaucoup, sans meme
eprouver le besoin de composer. Ses lettres a l'abbe Le Vasseur sont
froides, fines, correctes, fleuries, mythologiques et legerement
railleuses; le bel-esprit sentimental et tendre qui s'epanouira dans
_Berenice_ y perce de toutes parts; ce ne sont que citations italiennes
et qu'allusions galantes; pas une crudite comme il en echappe entre
jeunes gens, pas un detail ignoble, et l'elegance la plus exquise jusque
dans la plus etroite familiarite. Les femmes de ce pays l'avaient ebloui
d'abord, et, peu de jours apres son arrivee, il ecrivait a La Fontaine
ces phrases qui donnent a penser: ≪Toutes les femmes y sont eclatantes,
et s'y ajustent d'une facon qui est la plus naturelle du monde; et pour
ce qui est de leur personne,

  Color verus, corpus solidum et succi plenum;

mais comme c'est la premiere chose dont on m'a dit de me donner garde,
je ne veux pas en parler davantage; aussi bien ce seroit profaner la
maison d'un beneficier comme celle ou je suis, que d'y faire de longs
discours sur cette matiere: _Domus mea, domus orationis_. C'est pourquoi
vous devez vous attendre que je ne vous en parlerai plus du tout. On m'a
dit: Soyez aveugle. Si je ne puis l'etre tout-a-fait, il faut du moins
que je sois muet; car, voyez-vous, il faut etre regulier avec les
reguliers, comme j'ai ete loup avec vous et avec les autres loups
vos comperes.≫ Mais ses habitudes naturellement chastes et reservees
prevalurent, quand il ne fut plus entraine par des compagnons de
plaisir; et quelques mois apres, il repondait fort serieusement a une
insinuation railleuse de l'abbe Le Vasseur que, Dieu merci, sa liberte
etait sauve encore, et que, s'il quittait le pays, il remporterait son
coeur aussi sain et aussi entier qu'il l'avait apporte; et la-dessus il
raconte un danger recent auquel sa faiblesse a heureusement echappe.
Ce passage est assez peu connu, et jette assez de jour dans l'ame de
Racine, pour devoir etre cite tout au long: ≪Il y a ici une demoiselle
fort bien faite et d'une taille fort avantageuse. Je ne l'avois jamais
vue qu'a cinq ou six pas, et je l'avois toujours trouvee fort belle; son
teint me paroissoit vif et eclatant; les yeux, grands et d'un beau noir,
la gorge et le reste de ce qui se decouvre assez librement dans ce pays,
fort blanc. J'en avois toujours quelque idee assez tendre et assez
approchante d'une inclination; mais je ne la voyois qu'a l'eglise: car,
comme je vous ai mande, je suis assez solitaire, et plus que mon cousin
ne me l'avoit recommande. Enfin je voulus voir si je n'etois point
trompe dans l'idee que j'avois d'elle, et j'en trouvai une occasion fort
honnete. Je m'approchai d'elle, et lui parlai. Ce que je vous dis la
m'est arrive il n'y a pas un mois, et je n'avois d'autre dessein que de
voir quelle reponse elle me feroit. Je lui parlai donc indifferemment;
mais sitot que j'ouvris la bouche et que je l'envisageai, je pensai
demeurer interdit. Je trouvai sur son visage de certaines bigarrures,
comme si elle eut releve de maladie; et cela me fit bien changer mes
idees. Neanmoins je ne demeurai pas, et elle me repondit d'un air fort
doux et fort obligeant; et, pour vous dire la verite, il faut que je
l'aie prise dans quelque mauvais jour, car elle passe pour fort belle
dans la ville, et je connois beaucoup de jeunes gens qui soupirent pour
elle du fond de leur coeur. Elle passe meme pour une des plus sages et
des plus enjouees. Enfin je fus bien aise de cette rencontre, qui servit
du moins a me delivrer de quelque commencement d'inquietude; car je
m'etudie maintenant a vivre un peu plus raisonnablement, et a ne me pas
laisser emporter a toutes sortes d'objets. Je commence mon noviciat...≫
Racine avait alors vingt-trois ans. La naivete d'impressions et
l'enfance de coeur qui eclatent dans son recit marquent le point de
depart d'ou il s'avanca graduellement, a force d'experience et d'etude,
jusqu'aux dernieres profondeurs de la meme passion dans _Phedre_.
Cependant son noviciat ne s'acheva pas: il s'ennuya d'attendre un
benefice qu'on lui promettait toujours; et, laissant la les chanoines et
la province, il revint a Paris, ou son ode de _la Renommee aux Muses_
lui valut une nouvelle gratification, son entree a la cour, et d'etre
connu de Despreaux et de Moliere. _La Thebaide_ suivit de pres.
Jusque-la, Racine n'avait trouve sur sa route que des protecteurs et des
amis; son premier succes dramatique eveilla l'envie, et, des ce moment,
sa carriere fut semee d'embarras et de degouts, dont sa sensibilite
irritable faillit plus d'une fois s'aigrir ou se decourager. La tragedie
d'_Alexandre_ le brouilla avec Moliere et avec Corneille; avec Moliere,
parce qu'il lui retira l'ouvrage pour le donner a l'Hotel de Bourgogne;

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