Pour completer ces jugements sur Racine, on peut chercher ce que j'en ai dit plus tard dans une etude reprise a fond et developpee, au tome V de _Port-Royal_ (liv. VI, chap. X et XI). Il y a moins de desaccord qu'on ne le supposerait, entre les vues de la jeunesse et celles de la maturite.
JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU
Louis XIV vieillissait au milieu de toutes sortes de disgraces et survivait a ce qu'on a bien voulu appeler _son siecle_. Les grands ecrivains comme les grands generaux avaient presque tous disparu. On perdait des batailles en Flandre; on donnait droit de preseance aux batards legitimes sur les ducs; on applaudissait Campistron. C'est precisement alors, si l'on en croit un bruit assez generalement repandu depuis une centaine d'annees, que commenca de briller un poete illustre, _notre grand lyrique_, comme disent encore quelques-uns. Ne en 1669 ou 70 a Paris, d'un pere cordonnier, qu'il renia plus tard, ou qu'au moins il aurait certainement troque tres-volontiers contre un autre, Jean-Baptiste Rousseau se sentit de bonne heure l'envie de sortir d'une si basse condition. On ne sait trop comment se passerent ses premieres annees; il s'est bien garde d'en parler jamais, et il parait s'etre expressement interdit, comme une honte, tout souvenir d'enfance; c'etait mal imiter Horace pour le debut. Rousseau se destinait pourtant a la poesie lyrique. Il connut Boileau, alors vieux et chagrin, et recut de lui des conseils et des traditions. Il s'insinua aupres de grands seigneurs qui le protegerent, le baron de Breteuil, Bonrepeaux, Chamillart, Tallard, et fut meme attache a ce dernier dans l'ambassade d'Angleterre. Il avait vu a Londres Saint-Evremond; a Paris, il etait des familiers du _Temple_, des habitues du cafe _Laurens_; il s'essayait au theatre par de froides comedies; il paraphrasait les psaumes que le marechal de Noailles lui commandait pour la cour, et composait pour la ville d'obscenes epigrammes, qu'il appelait les _Gloria Patri_ de ses psaumes. Son existence litteraire, comme on voit, ne laissait pas de devenir considerable: il etait membre de l'Academie des Inscriptions; l'opinion le designait pour l'Academie francaise, comme heritier presomptif de Boileau. En un mot, tout annoncait a J.-B. Rousseau qu'il allait, durant quelques annees, tenir un des premiers rangs, le premier rang peut-etre!... dans les cercles litteraires, entre La Motte, Crebillon, La Fosse, Duche, La Grange-Chancel, Saurin, de l'Academie des Sciences, et autres. Tout cela se passait vers 1710.
Mais, comme nous l'avons deja indique, et comme il le dit lui-meme avec une elegance parfaite, il s'etait _accoquine a la hantise_ du cafe Laurens; c'etait rue Dauphine, non loin du Theatre-Francais, qui de la rue Guenegaud avait passe dans celle des Fosses-Saint-Germain-des-Pres. Les etablissements de l'espece des _cafes_ ne dataient guere que de ces annees-la, et remplacaient avantageusement pour les auteurs et gens de lettres le cabaret, ou s'etaient encore enivres sans vergogne Chapelle et Boileau. Le cafe n'avait pas passe de mode, malgre la prediction de madame de Sevigne; bien au contraire, il devait exercer une assez grande influence sur le XVIIIe siecle, sur cette epoque si vive et si hardie, nerveuse, irritable, toute de saillies, de conversations, de verve artificielle, d'enthousiasme apres quatre heures du soir; j'en prends a temoin Voltaire et son amour du Moka. Ce cafe de la veuve _Laurens_ etait donc une espece de cafe _Procope_ du temps; on y politiquait; on y jugeait la piece nouvelle; on s'y recitait a l'oreille l'epigramme de Gacon sur _l'Athenais_ de La Grange-Chancel, le huitain de La Grange en reponse aux critiques de M. Le Noble; on y comparait la musique de Lulli et celle de Campra. Or, Rousseau, apres quelques essais lyriques peu goutes, avait donne en 1696, au Theatre-Francais, la comedie du _Flatteur_, qui n'avait eu qu'un demi-succes, et en 1700, _le Capricieux_, qui reussit encore moins. Il s'en prit de sa disgrace aux habitues du cafe et les chansonna dans de grossiers couplets a rimes riches, ce qui le fit aussitot reconnaitre. On peut juger du scandale. Rousseau se _desaccoquina_ du cafe et desavoua les couplets dans le monde; mais on en parlait toujours; de temps a autre de nouveaux couplets clandestins se retrouvaient sur les tables, sous les portes; cette petite guerre dura dix ans et ouvrit le siecle. Enfin, en 1710, quelques derniers couplets, si infames qu'on doit les croire fabriques a dessein par les ennemis de Rousseau, mirent le comble a l'indignation. Rousseau, non content de s'en laver, les imputa a Saurin; de la proces en diffamation et en calomnie, arret du Parlement en 1712, et bannissement de Rousseau a perpetuite hors du royaume.
Jean-Baptiste avait quarante-deux ans; quelque long que fut alors le noviciat des poetes, son education lyrique devait etre achevee. Il avait deja compose quelques odes, et sa haine contre La Motte, qui en composait aussi, n'avait pas peu contribue, sans doute, a determiner sa vocation laborieuse et tardive. Qu'est-ce donc qu'un poete lyrique? Avec sa nature d'esprit et ses habitudes, Rousseau pouvait-il pretendre a l'etre? pouvait-il s'en rencontrer un, vers 1710?
Un poete lyrique, c'est une ame a nu qui passe et chante au milieu du monde; et selon les temps, et les souffles divers, et les divers tons ou elle est montee, cette ame peut rendre bien des especes de sons. Tantot, flottant entre un passe gigantesque et un eblouissant avenir, egaree comme une harpe sous la main de Dieu, l'ame du prophete exhalera les gemissements d'une epoque qui finit, d'une loi qui s'eteint, et saluera avec amour la venue triomphale d'une loi meilleure et le char vivant d'Emmanuel; tantot, a des epoques moins hautes, mais belles encore et plus purement humaines, quand les rois sont heros ou fils de heros, quand les demi-dieux ne sont morts que d'hier, quand la force et la vertu ne sont toujours qu'une meme chose, et que le plus adroit a la lutte, le plus rapide a la course, est aussi le plus pieux, le plus sage et le plus vaillant, le chantre lyrique, veritable pretre comme le statuaire, decernera au milieu d'une solennelle harmonie les louanges des vainqueurs; il dira les noms des coursiers et s'ils sont de race genereuse; il parlera des aieux et des fondateurs de villes, et reclamera les couronnes, les coupes ciselees et les trepieds d'or. Il sera lyrique aussi, bien qu'avec moins de grandeur et de gloire, celui qui, vivant dans les loisirs de l'abondance et a la cour des tyrans, chantera les delices gracieuses de la vie et les pensees tristes qui viendront parfois l'effleurer dans les plaisirs. Et a toutes les epoques de trouble et de renouvellement, quiconque, temoin des orages politiques, en saisira par quelque cote le sens profond, la loi sublime, et repondra a chaque accident aveugle par un echo intelligent et sonore; ou quiconque, en ces jours de revolution et d'ebranlement, se recueillera en lui-meme et s'y fera un monde a part, un monde poetique de sentiments et d'idees, d'ailleurs anarchique ou harmonieux, funeste ou serein, de consolation ou de desespoir, ciel, chaos ou enfer; ceux-la encore seront lyriques, et prendront place entre le petit nombre dont se souvient l'humanite et dont elle adore les noms. Nous voila bien loin de Jean-Baptiste; il n'a rien ete de tout cela. Fils honteux de son pere, sans enfance, vain, malicieux, clandestin, obscene en propos, de vie equivoque, ballotte des cafes aux antichambres, il eut ete bon peut-etre a donner quelques jolies chansons au _Temple_, s'il avait eu plus de sensibilite, de naturel et de mollesse. On lui a fait honneur, et Chaulieu l'a felicite agreablement, d'avoir refuse une place dans les Fermes, que lui offrait le ministre Chamillart; mais ce refus nous semble moins tenir a des principes d'honorable independance, qu'au gout qu'avait Rousseau pour la vie de Paris et les tripots litteraires. Sans dire positivement qu'il fut un malhonnete homme, sans trancher ici la question restee indecise des derniers couplets, on peut affirmer que ce fut un coeur bas, un caractere louche, tracassier, ne pour la domesticite des grands seigneurs; avec cela, nul genie, peu d'esprit, tout en metier. Quand il eut quitte la France en 1712, et durant les trente annees _dignes de pitie_ qui succederent aux trente annees _dignes d'envie_, Rousseau, successivement protege du comte du Luc, du prince Eugene, du duc d'Aremberg, dut travailler sur lui-meme pour meriter ces faveurs dont il vivait et retablir sa reputation compromise. Dans l'insignifiante correspondance qu'il entretenait avec d'Olivet, Brossette, Des Fontaines et M. Boutet, on remarque un grand etalage de principes religieux, moraux, et un caractere anti-philosophique tres-prononce. En supposant cette conversion sincere, on s'etonne que Rousseau n'ait pas plus tire parti pour sa poesie de cette nature de sentiments; c'etait peut-etre en effet la seule corde lyrique qui fut capable de vibrer en ces temps-la. Les evenements exterieurs degoutaient par leur petitesse et leur pauvrete; la guerre se faisait miserablement et meme sans l'eclat des desastres; les querelles religieuses etaient sottes, criardes, sans eloquence, quoique persecutrices; les moeurs, infames et platement hideuses: c'etait une societe et un trone sourdement en proie aux vers et a la pourriture. Ce qu'il y avait de plus clair, c'est que l'ordre ancien deperissait, que la religion etait en peril, et qu'on se precipitait dans un avenir mauvais et fatal. Voila ce que sentaient et disaient du moins les partisans et les debris du dernier regne, M. Daguesseau et Racine fils par exemple. Or, sans faire d'hypothese gratuite, sans demander aux hommes plus que leur siecle ne comporte, on concoit, ce me semble, dans cette atmosphere de souvenirs et d'affections, une ame tendre, chaste, austere, effrayee de la contagion croissante et du debordement philosophique, fidele au culte de la monarchie de Louis XIV, assez eclairee pour degager la religion du jansenisme, et cette ame, alarmee, avant l'orage, de pressentiments douloureux, et gemissant avec une douceur triste; quelque chose en un mot comme Louis Racine, d'aussi honnete, et de plus fort en talent et en lumieres. Rousseau manqua a cette mission, dont il n'etait pas digne. Il avait recu comme une lettre morte les traditions du regne qui finissait; il s'y attacha obstinement; ses antipathies litteraires et sa jalousie contre les talents rivaux l'y repousserent chaque jour de plus en plus; il tint pour le dernier siecle, parce que le _petit Arouet_ etait du nouveau. Dans les poesies a la mode, il etait bien plus choque des mauvaises rimes que du mauvais gout et des mauvais principes. De la sorte, chez lui, nul sentiment vrai du passe non plus que du present; son esprit etait le plus terne des miroirs; rien ne s'y peignait, il ne reflechit rien; sans originalite, sans vue intime ou meme finement superficielle, sans vivacite de souvenirs, aussi loin des choeurs d'_Esther_ que des vers dates de Philisbourg, tenant tout juste au siecle de Louis XIV par l'_Ode sur Namur_, ce fut le moins lyrique de tous les hommes a la moins lyrique de toutes les epoques.
Avec un auteur aussi peu naif que Jean-Baptiste, chez qui tout vient de labeur et rien d'inspiration, il n'est pas inutile de rechercher, avant l'examen des oeuvres, quelles furent les idees d'apres lesquelles il se dirigea, et de constater sa critique et sa poetique. Deux mots suffiront. Le bon Brossette, ce personnage excellent mais banal, un des devots empresses de feu Despreaux, espece de courtier litteraire, qui caressait les illustres pour recevoir des exemplaires de leur part et faire collection de leurs lettres, s'etait lourdement avise, en ecrivant a Rousseau, de lui signaler, comme une decouverte, dans l'_Ode a la Fortune_, un passage qui semblait imite de Lucrece. La-dessus Rousseau lui repondit: ≪Il est vrai, monsieur, et vous l'avez bien remarque, que j'ai eu en vue le passage de Lucrece, _quo magis in dubiis_, etc., dans la strophe que vous me citez de mon _Ode a la Fortune_; et je vous avoue, puisque vous approuvez la maniere dont je me suis approprie la pensee de cet ancien, que je m'en sais meilleur gre que si j'en etois l'auteur, par la raison que c'est l'expression seule qui fait le poete, et non la pensee, qui appartient au philosophe et a l'orateur, comme a lui.≫ L'aveu est formel; on concoit maintenant que Saurin ait dit qu'il ne regardait Rousseau que comme _le premier entre les plagiaires_. Les jugements et les lectures de Rousseau repondaient a une aussi forte poetique; c'est de finesse surtout qu'il manque. Il aime et admire Regnier, mais il le range apres Malherbe, et trouve qu'_il ne lui a manque que le bonheur de naitre sous le regne de Louis le Grand_. Il appelle Gresset un _genie superieur_, et ne le chicane que sur ses rimes: Des Fontaines se croit oblige de l'avertir que c'est aller un peu trop loin. Il ne voit rien _de plus eleve ni de plus rempli de fureur et de sublime_ que les vers de Duche, ce qui ne l'empeche pas d'ecrire a propos de M. de Monchesnay: ≪Je ne connois que lui (_M. de Monchesnay!_) presentement (1716), qui sache faire des vers marques au bon coin.≫ Au meme moment, il traite l'auteur du _Diable boiteux_ comme un faquin du plus bas etage: ≪L'auteur, ecrit-il, ne pouvoit mieux faire que s'associer avec des danseurs de corde: son genie est dans sa veritable sphere.≫ Refugie a Bruxelles en 1724, il prie son ami l'abbe d'Olivet de lui envoyer un paquet de tragedies; en voici la liste: elle serait plus complete et plus piquante, si Rotrou ne s'y trouvait pas:
_Venceslas_, de Rotrou; _Cleopatre_, de La Chapelle; _Geta_, de Pechantre; _Andronic_, _Tiridate_, de Campistron; _Polyxene_, _Manlius_, _Thesee_, de La Fosse; _Absalon_, de Duche.
Je me suis trompe en disant que Rousseau ne s'inquietait jamais de l'idee; il a fait une ode _sur les Divinites poetiques_, dans laquelle est expose en style barbare un systeme d'allegorisation qui ne va a rien moins qu'a mettre Bellone pour la guerre, Tisiphone pour la peur. Le plus plaisant, c'est que pour cette demonstration _esthetique_, comme on dirait aujourd'hui, il s'est imagine de recourir a l'ombre d'Alcee:
Je la vois; c'est l'Ombre d'Alcee Qui me la decouvre a l'instant, Et qui deja, d'un oeil content, Devoile a ma vue empressee Ces deites d'adoption, Synonymes de la pensee, Symboles de l'abstraction.
Alcee se met donc a chanter en ces termes:
Des societes temporelles Le premier lien est la voix, Qu'en divers sons l'homme, a son choix, Modifie et flechit pour elles; Signes communs et naturels, Ou les ames incorporelles Se tracent aux sens corporels.
Rousseau avait probablement attrape ces lambeaux de metaphysique, sinon dans le commerce d'Alcee, du moins dans les livres ou les conversations de son ami M. de Crousaz. Il y tenait au reste beaucoup plus qu'on ne croirait. Ses odes en sont chamarrees; et ses _allegories_, qu'il estimait autant et plus que ses odes, nous offrent comme la mise en oeuvre et le resultat direct du systeme.
Attaquons-nous maintenant, sans plus tarder, aux oeuvres de Jean-Baptiste: nous laisserons de cote son theatre, et puisque nous avons nomme ses _allegories_, nous les frapperons tout d'abord. Le fantastique au XVIIIe siecle, en France, avait degenere dans tous les arts. De brillant, de gracieux, de grotesque ou de terrible qu'il etait au Moyen-Age et a la Renaissance, il etait devenu froid, lourd et superficiel; on le tourmentait comme une enigme, parce qu'on ne l'entendait plus a demi-mot. Le fantastique en effet n'est autre chose qu'une folle reminiscence, une charmante etourderie, un caprice etincelant, quelquefois un effroyable eclair sur un front serein; c'est un jeu a la surface dont l'invisible ressort git au plus profond de l'ame de la Muse. Que les faciles et soudains mouvements de cette ame se ralentissent et se perdent; que ce jeu de physionomie devienne calcule et de pure convenance; qu'on sourie, qu'on eclate, qu'on grimace, qu'on fasse la folle a tout propos, et voila la Muse devenue une femme a la mode, sotte, minaudiere, insupportable; c'est a peu pres ce qui arriva de l'art au XVIIIe siecle. Le fantastique surtout, cette portion la plus delicate et la plus insaisissable, y fut meconnu et defigure. On eut les Amours de Boucher; on eut des _oves_ et des _volutes_, au lieu d'acanthes et d'arabesques de toutes formes: on eut _les Bijoux indiscrets_, les metamorphoses de _la Pucelle_, _l'Ecumoir_, _le Sopha_, et ces contes de Voisenon ou des hommes et des femmes sont changes en anneaux ou en baignoires. Cazotte seul, par son esprit, rappela un peu la grace frivole d'Hamilton; mais on n'etait pas moins eloigne alors de l'Arioste, de Rabelais et de Jean Goujon, que de Michel-Ange. On peut rendre encore cette justice a J.-B. Rousseau, qu'a la moins fantastique de toutes les epoques, il a ete le moins fantastique de tous les hommes. Ses allegories sont jugees tout d'une voix: baroques, metaphysiques, sophistiquees, seches, inextricables, nul defaut n'y manque. Nous renvoyons a _Torticolis_, a _la Grotte de Merlin_, au _Masque de Laverne_, a _Morosophie_; lise et comprenne qui pourra! Le style est d'un langage marotique herisse de grec, et qu'on croirait forge a l'enclume de Chapelain; on ne sait pas ou les prendre, et j'en dirais volontiers, comme Saint-Simon de M. Pussort, que c'est un _fagot d'epines_.
Mais les odes, mais les cantates, voila les vrais titres, les titres immortels de Rousseau a la gloire! Patience, nous y arrivons.--Les odes sont, ou sacrees, ou politiques, ou personnelles. Quand on a lu la Bible, quand on a compare au texte des prophetes les paraphrases de Jean-Baptiste, on s'etonne peu qu'en taillant dans ce sublime eternel, il en ait quelquefois detache en lambeaux du grave et du noble; et l'on admire bien plutot qu'il ait si souvent affaibli, meconnu, remplace les beautes supremes qu'il avait sous la main. A prendre en effet la plus renommee de ses imitations, celle du Cantique d'Ezechias, qu'y voit-on? Ici, la critique de detail est indispensable, et j'en demande pardon au lecteur. Rousseau dit:
J'ai vu mes tristes journees Decliner vers leur penchant; Au midi de mes annees Je touchois a mon couchant. La Mort deployant ses ailes Couvroit d'ombres eternelles La clarte dont je jouis, Et dans cette nuit funeste Je cherchois en vain le reste De mes jours evanouis.
Grand Dieu, votre main reclame Les dons que j'en ai recus; Elle vient couper la trame Des jours qu'elle m'a tissus: Mon dernier soleil se leve, Et votre souffle m'enleve De la terre des vivants, Comme la feuille sechee, Qui, de sa tige arrachee, Devient le jouet des vents.
Les quatre premiers vers de la premiere strophe sont bien, et les six derniers passables grace a l'harmonie, quoiqu'un peu vides et charges de mots; mais il fallait tenir compte du verset si touchant d'Isaie: ≪Helas! ai-je dit, je ne verrai donc plus le Seigneur, le Seigneur dans le sejour des vivants! Je ne verrai plus les mortels qui habitent avec moi la terre!≫ Ne plus voir les autres hommes, ses freres en douleurs, voila ce qui afflige surtout le mourant. La seconde strophe est faible et commune, excepte les trois vers du milieu; a la place de cette _trame_ usee qu'on voit partout, il y a dans le texte: ≪Le tissu de ma vie a ete tranche comme la trame du tisserand.≫ Qu'est devenu ce tisserand auquel est compare le Seigneur? Au lieu de la _feuille sechee_, le texte donne: ≪Mon pelerinage est fini; il a ete emporte comme la tente du pasteur.≫ Qu'est devenue cette tente du desert, disparue du soir au matin, et si pareille a la vie? Et plus loin:
Comme un lion plein de rage Le mal a brise mes os; Le tombeau m'ouvre un passage Dans ses lugubres cachots. Victime foible et tremblante, A cette image sanglante Je soupire nuit et jour, Et, dans ma crainte mortelle, Je suis comme l'hirondelle Sous la griffe du vautour.
Les deux derniers vers ne seraient pas mauvais, si on ne lisait dans le texte: ≪Je criais vers vous comme les petits de l'hirondelle, et je gemissais comme la colombe.≫ On voit que Rousseau a precisement laisse de cote ce qu'il y a de plus neuf et de plus marque dans l'original. Et pourtant il aurait du, ce semble, comprendre la force de ce cantique si rempli d'une pieuse tristesse, l'homme malheureux, et peut-etre coupable, que Dieu avait frappe a son midi, et qui avait besoin de retrouver le reste de ses jours pour se repentir et pleurer. De notre temps, aupres de nous, un grand poete s'est inspire aussi du Cantique d'Ezechias; lui aussi il a demande grace sous la verge de Dieu, et s'est ecrie en gemissant:
Tous les jours sont a toi: que t'importe leur nombre? Tu dis: le temps se hate, ou revient sur ses pas. Eh! n'es-tu pas Celui qui fis reculer l'ombre Sur le cadran rempli d'un roi que tu sauvas?
Voila comment on egale les prophetes sans les paraphraser; qu'on relise la quatorzieme des _secondes Meditations_; qu'on relise en meme temps dans les _premieres_ le dithyrambe intitule _Poesie sacree_, et qu'on le compare avec l'_Epode_ du premier livre de Jean-Baptiste.
L'ode politique n'a aucun caractere dans Rousseau: il en partage la faute avec les evenements et les hommes qu'il celebre. La naissance du duc de Bretagne, la mort du prince de Conti, la guerre civile des Suisses en 1712, l'armement des Turcs contre Venise en 1715[33], la bataille meme de Peterwaradin, tout cela eut dans le temps plus ou moins d'importance, mais n'en a presque aucune aux yeux de la posterite. Le poete a beau se demener, se commander l'enthousiasme, se provoquer au delire, il en est pour ses frais, et l'on rit de l'entendre, a la mort du prince de Conti, s'ecrier dans le pindarisme de ses regrets:
Peuples, dont la douleur aux larmes obstinee, De ce prince cheri deplore le trepas, Approchez, et voyez quelle est la destinee Des grandeurs d'ici-bas.
[Note 33: Il est juste pourtant de noter, dans l'ode aux princes chretiens au sujet de cet armement, un echo retentissant et harmonieux des Croisades:
..................................... Et des vents du midi la devorante haleine N'a consume qu'a peine Leurs ossements blanchis dans les champs d'Ascalon.
]
De nos jours, si feconds en grands evenements et en grands hommes, il en est advenu tout autrement. De simples naissances, de simples morts de princes et de rois ont ete d'eclatantes lecons, de merveilleux complements de fortune, des chutes ou des resurrections d'antiques dynasties, de magnifiques symboles des destinees sociales. De telles choses ont suscite le poete qui les devait celebrer; l'ode politique a ete veritablement fondee en France; _les Funerailles de Louis XVIII_ en sont le chef-d'oeuvre.
Rousseau ne s'est pas contente de mettre du pindarisme exterieur et de l'enthousiasme a froid dans ses odes politiques, pour tacher d'en rechauffer les sujets: il a porte ces habitudes d'ecolier jusque dans les pieces les plus personnelles et, pour ainsi dire, les plus domestiques. Le comte du Luc, son patron, tombe malade; Rousseau en est touche; il veut le lui dire et lui souhaiter une prompte convalescence, rien de mieux; c'etait matiere a des vers sentis et touchants; mais Rousseau aime bien mieux deterrer dans Pindare une ode a Hieron, roi de Syracuse, qui, vainqueur aux jeux Pythiques par son coursier Pherenicus, n'a pu recevoir le prix en personne pour cause de maladie. La les digressions mythologiques sur Chiron, Esculape, sont longues, naturelles et a leur place. Rousseau calque le dessein de la piece et tache d'en reproduire le mouvement. Des le debut, il voudrait nous faire croire qu'il est en lutte avec le genie comme avec Protee; mais tout cet attirail convenu de _regard furieux_, de _ministre terrible_, de _souffle invincible_, de _tete echevelee_, de _sainte manie_, d'_assaut victorieux_, de _joug imperieux_, ne trompe pas le lecteur, et le soi-disant inspire ressemble trop a ces faux braves qui, apres s'etre frotte le visage et ebouriffe la perruque, se pretendent echappes avec honneur d'une rencontre perilleuse. Puis vient la comparaison avec Orphee et la priere aux trois soeurs filandieres pour le comte du Luc; on y trouve quelques strophes assez touchantes, que La Harpe, d'ordinaire peu favorable a Jean-Baptiste, mais attendri cette fois comme Pluton, a jugees tout a fait _dignes d'Orphee_. Par malheur, ce qui glace aussitot, c'est que le moderne Orphee nous raconte que
... jamais sous les yeux de l'auguste Cybele La terre ne fit naitre un plus parfait modele Entre les dieux mortels
que le comte du Luc. Une jolie comparaison du poete avec l'abeille, vers la fin de la piece, est empruntee et affaiblie d'Horace. Quant a l'harmonie tant vantee de ce simulacre d'ode, elle n'est que celle du metre que Rousseau emploie, qu'il n'a pas invente, et dont il ne tire jamais tout le parti possible. Rousseau n'invente rien: il s'en tient aux strophes de Malherbe; il n'a pas le genie de construction rythmique. S'il rime avec soin, c'est presque toujours aux depens du sens et de la precision; la rime ne lui donne jamais l'image, comme il arrive aux vrais poetes; mais elle l'induit en depense d'epithetes et de periphrases. Felicitons-le pourtant d'avoir, avec Piron, La Faye, et quelques autres, proteste contre les deplorables violations de forme prechees par La Motte et autorisees par Voltaire[34].
[Note 34: La plus belle ode que l'on doive a J.-B. Rousseau est peut-etre encore celle de Le Franc sur sa mort; la meilleure piece lyrique du genre en est l'epitaphe. Nul mieux que lui ne semble propre a verifier ce propos du malin: _Faute d'idee, il allait faire une ode!_]
Les cantates de Rousseau jouissent encore d'une certaine reputation; celle de _Circe_, en particulier, passe pour un beau morceau de poesie musicale. Elle nous parait, a nous, exactement comparable pour l'harmonie a un choeur mediocre de _libretto_. Nul rhythme, nulle science meme dans ces petits vers si celebres, et ou fourmillent les banalites de _redoutable_, _formidable_, _effroyable_, de _terreur_, _fureur_ et _horreur_. Le caractere de la magicienne est aussi celui d'une _Circe_ ou d'une _Medee_ d'opera; elle ne ressemble pas meme a Calypso, et ne sort pas des fadaises et des frenesies dont Quinault a donne recette. Jean-Baptiste avait probablement oublie de relire le dixieme livre de l'_Odyssee_, ou meme, s'il l'avait relu, il y aurait saisi peu de chose; car il manquait du sentiment des epoques et des poesies, et s'il melait sans scrupule Orphee et Protee avec le comte de Luc, Flore et Ceres avec le comte de Zinzindorf, il n'hesitait pas non plus a madrigaliser l'antiquite, et a marier Danchet et Homere. Depuis qu'on a _le Mendiant_ et _l'Aveugle_ d'Andre Chenier, on comprend ce que pourrait etre une _Circe_, et il n'est plus permis de citer celle de Jean-Baptiste que comme un essai sans valeur.
Pour ecrire avec genie, il faut penser avec genie; pour bien ecrire, il suffit d'une certaine dose de sens, d'imagination et de gout. Boileau en est la preuve: il imite, il traduit, il arrange a chaque instant les idees et les expressions des anciens; mais tous ces larcins divers sont artistement recus et disposes sur un fond commun qui lui est propre: son style a une couleur, une texture; Boileau est bon ecrivain en vers. Le style de Rousseau, au contraire, ne se tient nullement et ne forme pas une seule et meme trame. Cette strophe commence avec eclat, puis finit en detonnant; cette metaphore qui promettait avorte; cette image est brillante, mais jure au milieu de son entourage terne, comme de l'argent plaque sur de l'etain. C'est que ce brillant et ce beau appartiennent tantot a Platon, tantot a Pindare, tantot meme a Boileau et a Racine: Rousseau s'en est empare comme un rhetoricien fait d'une bonne expression qu'il place a toute force dans le prochain discours. Ce qui est bien de lui, c'est le prosaique, le commun, la declamation a vide, ou encore le mauvais gout, comme les _livrees de Vertumne_ et les _haleines qui fondent l'ecorce des eaux_. A vrai dire, le style de Rousseau n'existe pas.
Notre opinion sur Jean-Baptiste est dure, mais sincere; nous la preciserons davantage encore. Si, en juin 1829, un jeune homme de vingt ans, inconnu, nous arrivait un matin d'Auxerre ou de Rouen avec un manuscrit contenant le _Cantique d'Ezechias_, l'_Ode au comte du Luc_ et la _Cantate de Circe_, ou l'equivalent, apres avoir jete un coup d'oeil sur les trois chefs-d'oeuvre, on lui dirait, ce me semble, ou du moins on penserait a part soi: ≪Ce jeune homme n'est pas denue d'habitude pour les vers; il a deja du en bruler beaucoup; il sent assez bien l'harmonie de detail, mais sa strophe est pesante et son vers symetrique. Son style a de la gravite, quelque noblesse, mais peu d'images, peu de consistance, nulle originalite; il y a de beaux traits, mais ils sont pris. Le pire, c'est que l'auteur manque d'idees et qu'il se traine pour en ramasser de toutes parts. Il a besoin de travailler beaucoup, car, le genie n'y etant pas, il ne fera passablement qu'a force d'etude.≫ Et la-dessus, tout haut on l'encouragerait fort, et tout bas on n'en espererait rien.
Que restera-t-il donc de J.-B. Rousseau? Il a aiguise une trentaine d'epigrammes en style marotique, assez obscenes et laborieusement naives; c'est a peu pres ce qui reste aussi de Mellin de Saint-Gelais[35].
[Note 35: ≪... Mellin de Saint-Gelais dont les poesies sont fastidieuses a la mort, a dix ou douze epigrammes pres, qui sont veritablement excellentes.≫ (Lettre de Rousseau a Brossette, du 25 janvier 1718). Mais Rousseau fait le bon apotre quand il dit (29 janvier 1716): ≪Il y a des choses dont les libertins meme un peu raisonnables ne sauroient rire, et la liberte de l'epigramme doit avoir des bornes. Marot et Saint-Gelais ne les ont point passees... S'ils ont badine aux depens des religieux, ils n'ont point ri aux depens de la religion.≫ (Voir, si l'on veut s'edifier la-dessus, mon _Tableau de la Poesie francaise au XVIe siecle_, 1843, page 37.)]
Mele toute sa vie aux querelles litteraires, salue, comme Crebillon, du nom de _grand_ par Des Fontaines, Le Franc et la faction anti-voltairienne, Rousseau avait perdu sa reputation a mesure que la gloire de son rival s'etait affermie et que les principes philosophiques avaient triomphe; il avait ete meme assez severement apprecie par la Harpe et Le Brun. Mais, depuis qu'au commencement de ce siecle d'ardents et genereux athletes ont rouvert l'arene lyrique et l'ont remplie de luttes encore inouies, cet instinct bas et envieux, qui est de toutes les epoques, a ramene Rousseau en avant sur la scene litteraire, comme adversaire de nos jeunes contemporains: on a redore sa vieille gloire et recousu son drapeau. Gacon, de nos jours, se fut reconcilie avec lui, et l'eut appele _notre grand lyrique_. C'est cette tactique peu digne, quoique eternelle, qui a provoque dans cet article notre severite franche et sans reserve. Si nous avions trouve le nom de Jean-Baptiste sommeillant dans un demi-jour paisible, nous nous serions garde d'y porter si rudement la main; ses malheurs seuls nous eussent desarme tout d'abord, et nous l'eussions laisse sans trouble a son rang, non loin de Piron, de Gresset et de tant d'autres, qui certes le valaient bien.
Juin 1829.
Cet article, dont le ton n'est pas celui des precedents ni des suivants, et dont l'auteur aujourd'hui desavoue entierement l'amertume blessante, a ete reproduit ici comme pamphlet propre a donner idee du paroxysme litteraire de 1829. Ajoutons seulement que, sans trop modifier le fond de notre jugement sur les odes, qui n'est guere apres tout que celui qu'a porte Vauvenargues (_Je ne sais si Rousseau a surpasse Horace et Pindare dans ses odes: s'il les a surpasses, j'en conclus que l'ode est un mauvais genre, etc., etc._), il nous semble injuste et dur, en y reflechissant, de ne pas prendre en consideration ces trente dernieres annees de sa vie, ou Rousseau montra jusqu'au bout de la constance et une honorable fermete a ne pas vouloir rentrer dans sa patrie par grace, sans jugement et rehabilitation. Quels qu'aient ete sa conduite secrete, ses nouveaux tracas a l'etranger, sa brouille avec le prince Eugene, etc., etc., il demeura digne a l'article du bannissement. Sa correspondance durant ce temps d'exil avec Rollin, Racine fils, Brossette, M. de Chauvelin et le baron de Breteuil, a des parties qui recommandent son gout et qui tendent a relever son caractere. Quelques-uns de ses vers religieux (en les supposant ecrits depuis cette date fatale) semblent meme s'inspirer du sentiment energique qu'il a de sa propre innocence: ≪_Mais de ces langues diffamantes Dieu saura venger l'innocent_, etc.,≫ et plusieurs semblables endroits. Il est facheux que, non content de protester pour lui, il ait persiste a incriminer les autres, comme Rollin le lui fit sentir un jour (voir l'_Eloge de Rollin_ par de Boze). A le juger impartialement, on concoit que l'abbe d'Olivet et d'autres contemporains de merite, sous l'influence et l'illusion de l'amitie, aient pu dire, en parlant de lui, _l'illustre malheureux_. On doit desirer (sans toutefois en etre bien certain) qu'ils aient plus raison que Lenglet-Dufresnoy dans ses _Pieces curieuses sur Rousseau_.--Contradiction des jugements humains, meme chez les plus competents! la premiere fois que j'eus l'honneur d'etre presente a M. de Chateaubriand, il me reprit tout d'abord sur cet article; la premiere fois que j'eus l'honneur de voir M. Royer-Collard, tout d'abord il m'en felicita.
LE BRUN
Vers l'epoque ou J.-B. Rousseau banni adressait a ses protecteurs des odes composees au jour le jour, sans unite d'inspiration, et que n'animait ni l'esprit du siecle nouveau ni celui du siecle passe, en 1729, a l'hotel de Conti, naissait d'un des serviteurs du prince un poete qui devait bientot consacrer aux idees d'avenir, a la philosophie, a la liberte, a la nature, une lyre incomplete, mais neuve et sonore, et que le temps ne brisera pas. C'est une remarque a faire qu'aux approches des grandes crises politiques et au milieu des societes en dissolution, sont souvent jetees d'avance, et comme par une ebauche anticipee, quelques ames douees vivement des trois ou quatre idees qui ne tarderont pas a se degager et qui prevaudront dans l'ordre nouveau. Mais en meme temps, chez ces individus de nature fortement originale, ces idees precoces restent fixes, abstraites, isolees, declamatoires. Si c'est dans l'art qu'elles se produisent et s'expriment, la forme en sera nue, seche et aride, comme tout ce qui vient avant la saison. Ces hommes auront grand mepris de leur siecle, de sa mesquinerie, de sa corruption, de son mauvais gout. Ils aspireront a quelque chose de mieux, au simple, au grand, au vrai, et se dessecheront et s'aigriront a l'attendre; ils voudront le tirer d'eux-memes; ils le demanderont a l'avenir, au passe, et se feront antiques pour se rajeunir; puis les choses iront toujours, les temps s'accompliront, la societe murira, et lorsque eclatera la crise, elle les trouvera deja vieux, uses, presque en cendres; elle en tirera des etincelles, et achevera de les devorer. Ils auront ete malheureux, acres, moroses, peut-etre violents et coupables. Il faudra les plaindre, et tenir compte, en les jugeant, de la nature des temps et de la leur. Ce sont des especes de victimes publiques, des Promethees dont le foie est ronge par une fatalite intestine; tout l'enfantement de la societe retentit en eux, et les dechire; ils souffrent et meurent du mal dont l'humanite, qui ne meurt pas, guerit, et dont elle sort regeneree. Tels furent, ce me semble, au dernier siecle, Alfieri en Italie, et Le Brun en France.
Ne dans un rang inferieur, sans fortune et a la charge d'un grand seigneur, Le Brun dut se plier jeune aux necessites de sa condition. Il merita vite la faveur du prince de Conti par des eloges entremeles de conseils et de maximes philosophiques. A la fois secretaire des commandements et poete lyrique, il releva le mieux qu'il put la dependance de sa vie par l'audace de sa pensee, et il s'habitua de bonne heure a garder pour l'ode, ou meme pour l'epigramme, cette verdeur franche et souvent acerbe qui ne pouvait se faire jour ailleurs. Aussi, plus tard, bien qu'il conservat au fond l'independance interieure qu'il avait annoncee des ses premieres annees, on le voit toujours au service de quelqu'un. Ses habitudes de domesticite trouvent moyen de se concilier avec sa nature energique. Au prince de Conti succedent le comte de Vaudreuil et M. de Calonne, puis Robespierre, puis Bonaparte; et pourtant, au milieu de ces servitudes diverses, Le Brun demeure ce qu'il a ete tout d'abord, meprisant les bassesses du temps, vivant d'avenir, _effrene de gloire_, plein de sa mission de poete, croyant en son genie, rachetant une action plate par une belle ode, ou se vengeant d'une ode contre son coeur par une epigramme sanglante. Sa vie litteraire presente aussi la meme continuite de principes, avec beaucoup de taches et de mauvais endroits. Eleve de Louis Racine, qui lui avait legue le culte du grand siecle et celui de l'antiquite, nourri dans l'admiration de Pindare et, pour ainsi dire, dans la religion lyrique, il etait simple que Le Brun s'accommodat peu des moeurs et des gouts frivoles qui l'environnaient; qu'il se separat de la cohue moqueuse et raisonneuse des beaux-esprits a la mode; qu'il enveloppat dans une egale aversion Saint-Lambert et d'Alembert, Linguet et La Harpe, Rulhiere et Dorat, Lemierre et Colardeau, et que, force de vivre des bienfaits d'un prince, il se passat du moins d'un patron litteraire. Certes il y avait, pour un poete comme Le Brun, un beau role a remplir au XVIIIe siecle. Lui-meme en a compris toute la noblesse; il y a constamment vise, et en a plus d'une fois dessine les principaux traits. C'eut ete d'abord de vivre a part, loin des coteries et des salons patentes, dans le silence du cabinet ou des champs; de travailler la, peu soucieux des succes du jour, pour soi, pour quelques amis de coeur et pour une posterite indefinie; c'eut ete d'ignorer les tracasseries et les petites guerres jalouses qui fourmillaient aux pieds de trois ou quatre grands hommes, d'admirer sincerement, et a leur prix, Montesquieu, Buffon, Jean-Jacques et Voltaire, sans epouser leurs arriere-pensees ni les antipathies de leurs sectateurs; et puis, d'accepter le bien, de quelque part qu'il vint, de garder ses amis, dans quelques rangs qu'ils fussent, et s'appelassent-ils Clement, Marmontel ou Palissot. Voila ce que concevait Le Brun, et ce qu'il se proposait en certains moments; mais il fut loin d'y atteindre. Caustique et irascible, il se montra souvent injuste par vengeance ou mauvaise humeur. Au lieu de negliger simplement les salons litteraires et philosophiques, pour vaquer avec plus de liberte a son genie et a sa gloire, il les attaqua en toute occasion, sans mesure et en masse. Il se delectait a la satire, et decochait ses traits a Gilbert ou a Beaumarchais aussi volontiers qu'a La Harpe lui-meme. Une fois, par sa _Wasprie_, il compromit etrangement sa chastete lyrique, en se prenant au collet avec Freron. Reconnaissons pourtant que sa conduite ne fut souvent ni sans dignite ni sans courage. La noble facon dont il adressa mademoiselle Corneille a Voltaire, la respectueuse independance qu'il maintint en face de ce monarque du siecle, le soin qu'il mit toujours a se distinguer de ses plats courtisans, l'amitie pour Buffon, qu'il professait devant lui, ce sont la des traits qui honorent une vie d'homme de lettres. Le Brun aimait les grandes existences a part: celle de Buffon dut le seduire, et c'etait encore un ideal qu'il eut probablement aime a realiser pour lui-meme. Peut-etre, si la fortune lui eut permis d'y arriver, s'il eut pu se fonder ainsi, loin d'un monde ou il se sentait deplace, une vie grande, simple, auguste; s'il avait eu sa tour solitaire au milieu de son parc, ses vastes et majestueuses allees, pour y declamer en paix et y raturer a loisir son poeme de _la Nature_; si rien autour de lui n'avait froisse son ame hautaine et irritable, peut-etre toutes ces boutades de conduite, toutes ces sorties coleriques d'amour-propre eussent-elles completement disparu: l'on n'eut pu lui reprocher, comme a Buffon, que beaucoup de morgue et une excessive plenitude de lui-meme. Mais Le Brun fut longtemps aux prises avec la gene et les chagrins domestiques. Son proces avec sa femme que le prince de Conti lui avait seduite[36], la banqueroute du prince de Guemene, puis la Revolution, tout s'opposa a ce qu'il consolidat jamais son existence. Je me trompe: vieux, presque aveugle, au-dessus du besoin grace aux bienfaits du Gouvernement[37], il s'etait loge dans les combles du Palais-Royal, pour y trouver le calme necessaire a la correction de ses odes; c'etait la sa tour de Montbar. Une servante megere, qu'il avait epousee, lui en faisait souvent une prison. A une telle ame, dans une pareille vie, on doit pardonner un peu d'injustice et d'aigreur.
[Note 36: On alla jusqu'a dire qu'il l'avait vendue au prince, et, chose facheuse pour le caractere de Le Brun, plusieurs ont pu le croire.--Voir son elegie infamante a _Nemesis_, ou il trouve moyen de fletrir d'un seul coup sa _mere_, sa _soeur_ et sa _femme_! Une telle elegie est unique dans son genre.]
[Foonote 37: Le Brun dut ses bienfaits a son talent sans doute, a sa renommee lyrique, mais par malheur aussi a sa mechancete satirique que le pouvoir achetait de sa servilite. On cite une epigramme contre Carnot, lors du vote de Carnot contre l'Empire; elle fut commandee a Le Brun et payee d'une pension.]
Le talent lyrique de Le Brun est grand, quelquefois immense, presque partout incomplet. Quelques hautes pensees, qui n'ont jamais quitte le poete depuis son enfance jusqu'a sa mort, dominent toutes ses belles odes, s'y reproduisent sans cesse, et, a travers la diversite des circonstances ou il les composa, leur impriment un caractere marquant d'unite. Patriotisme, adoration de la nature, liberte republicaine, royaute du genie, telles sont les sources fecondes et retentissantes auxquelles Le Brun d'ordinaire s'abreuve. De bonne heure, et comme par un instinct de sa mission future, il s'est penetre du role de Tyrtee, et il gourmande deja nos defaites sous Contades, Soubise et Clermont, comme plus tard il celebrera le _naufrage victorieux_ du _Vengeur_ et Marengo. Au sortir des boudoirs, des toilettes et de tous ces bosquets de Cythere et d'Amathonte, dont il s'est tant moque, mais dont il aurait du se garder davantage, il se refugie au sein de la nature, comme en un temple majestueux ou il respire et se deploie plus a l'aise; il la voit peu et sait peu la retracer sous les couleurs aimables et fraiches dont elle se peint autour de lui; il prefere la contempler face a face dans ses soleils, ses volcans, ses tremblements de terre, ses cometes echevelees, et plonge avec Buffon a travers les deserts des temps. Quant a la liberte, elle eut toujours ses voeux, soit que dans les salons de l'hotel de Conti, sous Louis XV, il s'ecrie avec une douleur de citoyen:
Les Antenors vendent l'empire, Thais l'achete d'un sourire; L'or paie, absout les attentats. Partout, a la cour, a l'armee, Regne un dedain de renommee Qui fait la chute des Etats;
soit qu'il prelude a ses hymnes republicains dans les soirees du ministere Calonne; soit meme qu'en des temps horribles, auxquels ses chants furent trop meles[38], et dont il n'eut pas le courage de se separer hautement, il exhale dans le silence cette ode touchante, dont le debut, imite d'un psaume, ressemble a quelque chanson de Beranger:
Prends les ailes de la colombe, Prends, disais-je a mon ame, et fuis dans les deserts[39].
[Foonote 38: Il y a de vilains vers de lui sur Marie-Antoinette; on ne les a pas compris dans ses oeuvres. Ils parurent en brochure vers l'an III; on y lit:
Oh! que Vienne aux Francais fit un present funeste! Toi qui de la Discorde allumas le flambeau, Reine que nous donna la colere celeste, Que la foudre n'a-t-elle embrase ton berceau!
Les suivants, pires encore, sont trop atroces pour que je les transcrive. Le jour ou le roi lui avait accorde une pension, il avait pourtant fait un quatrain de remerciment qui finissait ainsi:
Larmes, que n'avait pu m'arracher le malheur, Coulez pour la reconnaissance!
Une strophe de lui preluda a la violation des tombes de Saint-Denis et sembla directement la provoquer.
Purgeons le sol des patriotes, Par les rois encore infecte: La terre de la liberte Rejette les os des despotes. De ces monstres divinises _Que tous les cercueils soient brises!_ Que leur memoire soit fletrie! Et qu'avec leurs manes errants Sortent du sein de la patrie _Les cadavres de ces tyrans!_
Tandis que Le Brun ecrivait ces horreurs en 93, David ne craignait pas de peindre Marat. Ces _Rois de la lyre et du savant pinceau_, qu'avait chantes Andre Chenier, etaient tous deux apostats de cette amitie sainte.]
[Note 39: De religion a proprement parler, et de rien qui y ressemble, Le Brun en avait meme moins qu'il ne convenait a son temps. Il etait la-dessus aussi sec et net que Volney. On lit en marge d'une edition de La Fontaine annotee par lui, a propos du poeme de la _Captivite de saint Malc_: ≪Ce petit poeme, _quoique le sujet en soit pieux_, est rempli d'interet, de vers heureux et de beautes neuves.≫]
Enfin, toutes les fois qu'il veut decrire l'enthousiasme lyrique et marquer les traits du vrai genie, Le Brun abonde en images eblouissantes et sublimes. Si Corneille en personne se fut adresse a Voltaire, il n'eut pas, certes, plus dignement parle que Le Brun ne l'a fait en son nom. Il faut voir encore comme en toute occasion le poete a conscience de lui-meme, comme il a foi en sa gloire, et avec quelle securite sincere, du milieu de la tourbe qui l'importune, il se fonde sur la justice des ages:
Ceux dont le present est l'idole Ne laissent point de souvenir; Dans un succes vain et frivole Ils ont use leur avenir. Amants des roses passageres, Ils ont les graces mensongeres Et le sort des rapides fleurs. Leur plus long regne est d'une aurore; Mais le temps rajeunit encore L'antique laurier des neuf Soeurs.
Apres cet hommage rendu au talent de Le Brun, il nous sera permis d'insister sur ses defauts. Le principal, le plus grave selon nous, celui qui gate jusqu'a ses plus belles pages, est un defaut tout systematique et calcule. Il avait beaucoup medite sur la langue poetique, et pensait qu'elle devait etre radicalement distincte de la prose. En cela, il avait fort raison, et le procede si vante de Voltaire, d'ecrire les vers sous forme de prose pour juger s'ils sont bons, ne mene qu'a faire des vers prosaiques, comme le sont, au reste, trop souvent ceux de Voltaire. Mais, a force de mediter sur les prerogatives de la poesie, Le Brun en etait venu a envisager les _hardiesses_ comme une qualite a part, independante du mouvement des idees et de la marche du style, une sorte de beaute mystique touchant a l'essence meme de l'ode; de la, chez lui, un souci perpetuel des _hardiesses_, un accouplement force des termes les plus disparates, un placage exterieur de metaphores; de la, surtout vers la fin, un abus intolerable de la Majuscule, une minutieuse personnification de tous les substantifs, qui reporte involontairement le lecteur au culte de la deesse Raison et a ces temps d'apotheose pour toutes les vertus et pour tous les vices. C'est ce qui a fait dire a un poete de nos jours singulierement spirituel, que Le Brun etait
Fougueux comme Pindare... et plus mythologique[40]. |
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