2014년 10월 29일 수요일

Portraits litteraires 6

Portraits litteraires 6


Pour completer ces jugements sur Racine, on peut chercher ce que j'en ai
dit plus tard dans une etude reprise a fond et developpee, au tome V de
_Port-Royal_ (liv. VI, chap. X et XI). Il y a moins de desaccord qu'on
ne le supposerait, entre les vues de la jeunesse et celles de la
maturite.



JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU

Louis XIV vieillissait au milieu de toutes sortes de disgraces et
survivait a ce qu'on a bien voulu appeler _son siecle_. Les grands
ecrivains comme les grands generaux avaient presque tous disparu. On
perdait des batailles en Flandre; on donnait droit de preseance aux
batards legitimes sur les ducs; on applaudissait Campistron. C'est
precisement alors, si l'on en croit un bruit assez generalement repandu
depuis une centaine d'annees, que commenca de briller un poete illustre,
_notre grand lyrique_, comme disent encore quelques-uns. Ne en 1669 ou
70 a Paris, d'un pere cordonnier, qu'il renia plus tard, ou qu'au
moins il aurait certainement troque tres-volontiers contre un autre,
Jean-Baptiste Rousseau se sentit de bonne heure l'envie de sortir d'une
si basse condition. On ne sait trop comment se passerent ses premieres
annees; il s'est bien garde d'en parler jamais, et il parait s'etre
expressement interdit, comme une honte, tout souvenir d'enfance; c'etait
mal imiter Horace pour le debut. Rousseau se destinait pourtant a la
poesie lyrique. Il connut Boileau, alors vieux et chagrin, et recut
de lui des conseils et des traditions. Il s'insinua aupres de grands
seigneurs qui le protegerent, le baron de Breteuil, Bonrepeaux,
Chamillart, Tallard, et fut meme attache a ce dernier dans l'ambassade
d'Angleterre. Il avait vu a Londres Saint-Evremond; a Paris, il etait
des familiers du _Temple_, des habitues du cafe _Laurens_; il s'essayait
au theatre par de froides comedies; il paraphrasait les psaumes que le
marechal de Noailles lui commandait pour la cour, et composait pour la
ville d'obscenes epigrammes, qu'il appelait les _Gloria Patri_ de ses
psaumes. Son existence litteraire, comme on voit, ne laissait pas de
devenir considerable: il etait membre de l'Academie des Inscriptions;
l'opinion le designait pour l'Academie francaise, comme heritier
presomptif de Boileau. En un mot, tout annoncait a J.-B. Rousseau qu'il
allait, durant quelques annees, tenir un des premiers rangs, le premier
rang peut-etre!... dans les cercles litteraires, entre La Motte,
Crebillon, La Fosse, Duche, La Grange-Chancel, Saurin, de l'Academie des
Sciences, et autres. Tout cela se passait vers 1710.

Mais, comme nous l'avons deja indique, et comme il le dit lui-meme avec
une elegance parfaite, il s'etait _accoquine a la hantise_ du cafe
Laurens; c'etait rue Dauphine, non loin du Theatre-Francais, qui de la
rue Guenegaud avait passe dans celle des Fosses-Saint-Germain-des-Pres.
Les etablissements de l'espece des _cafes_ ne dataient guere que de ces
annees-la, et remplacaient avantageusement pour les auteurs et gens de
lettres le cabaret, ou s'etaient encore enivres sans vergogne Chapelle
et Boileau. Le cafe n'avait pas passe de mode, malgre la prediction de
madame de Sevigne; bien au contraire, il devait exercer une assez grande
influence sur le XVIIIe siecle, sur cette epoque si vive et si hardie,
nerveuse, irritable, toute de saillies, de conversations, de verve
artificielle, d'enthousiasme apres quatre heures du soir; j'en prends
a temoin Voltaire et son amour du Moka. Ce cafe de la veuve _Laurens_
etait donc une espece de cafe _Procope_ du temps; on y politiquait; on
y jugeait la piece nouvelle; on s'y recitait a l'oreille l'epigramme de
Gacon sur _l'Athenais_ de La Grange-Chancel, le huitain de La Grange en
reponse aux critiques de M. Le Noble; on y comparait la musique de Lulli
et celle de Campra. Or, Rousseau, apres quelques essais lyriques
peu goutes, avait donne en 1696, au Theatre-Francais, la comedie
du _Flatteur_, qui n'avait eu qu'un demi-succes, et en 1700, _le
Capricieux_, qui reussit encore moins. Il s'en prit de sa disgrace aux
habitues du cafe et les chansonna dans de grossiers couplets a rimes
riches, ce qui le fit aussitot reconnaitre. On peut juger du scandale.
Rousseau se _desaccoquina_ du cafe et desavoua les couplets dans le
monde; mais on en parlait toujours; de temps a autre de nouveaux
couplets clandestins se retrouvaient sur les tables, sous les portes;
cette petite guerre dura dix ans et ouvrit le siecle. Enfin, en 1710,
quelques derniers couplets, si infames qu'on doit les croire fabriques a
dessein par les ennemis de Rousseau, mirent le comble a l'indignation.
Rousseau, non content de s'en laver, les imputa a Saurin; de la
proces en diffamation et en calomnie, arret du Parlement en 1712, et
bannissement de Rousseau a perpetuite hors du royaume.

Jean-Baptiste avait quarante-deux ans; quelque long que fut alors le
noviciat des poetes, son education lyrique devait etre achevee. Il
avait deja compose quelques odes, et sa haine contre La Motte, qui en
composait aussi, n'avait pas peu contribue, sans doute, a determiner sa
vocation laborieuse et tardive. Qu'est-ce donc qu'un poete lyrique? Avec
sa nature d'esprit et ses habitudes, Rousseau pouvait-il pretendre a
l'etre? pouvait-il s'en rencontrer un, vers 1710?

Un poete lyrique, c'est une ame a nu qui passe et chante au milieu du
monde; et selon les temps, et les souffles divers, et les divers tons ou
elle est montee, cette ame peut rendre bien des especes de sons. Tantot,
flottant entre un passe gigantesque et un eblouissant avenir, egaree
comme une harpe sous la main de Dieu, l'ame du prophete exhalera les
gemissements d'une epoque qui finit, d'une loi qui s'eteint, et saluera
avec amour la venue triomphale d'une loi meilleure et le char vivant
d'Emmanuel; tantot, a des epoques moins hautes, mais belles encore et
plus purement humaines, quand les rois sont heros ou fils de heros,
quand les demi-dieux ne sont morts que d'hier, quand la force et la
vertu ne sont toujours qu'une meme chose, et que le plus adroit a la
lutte, le plus rapide a la course, est aussi le plus pieux, le plus
sage et le plus vaillant, le chantre lyrique, veritable pretre comme le
statuaire, decernera au milieu d'une solennelle harmonie les louanges
des vainqueurs; il dira les noms des coursiers et s'ils sont de race
genereuse; il parlera des aieux et des fondateurs de villes, et
reclamera les couronnes, les coupes ciselees et les trepieds d'or. Il
sera lyrique aussi, bien qu'avec moins de grandeur et de gloire, celui
qui, vivant dans les loisirs de l'abondance et a la cour des tyrans,
chantera les delices gracieuses de la vie et les pensees tristes qui
viendront parfois l'effleurer dans les plaisirs. Et a toutes les
epoques de trouble et de renouvellement, quiconque, temoin des orages
politiques, en saisira par quelque cote le sens profond, la loi sublime,
et repondra a chaque accident aveugle par un echo intelligent et
sonore; ou quiconque, en ces jours de revolution et d'ebranlement, se
recueillera en lui-meme et s'y fera un monde a part, un monde poetique
de sentiments et d'idees, d'ailleurs anarchique ou harmonieux, funeste
ou serein, de consolation ou de desespoir, ciel, chaos ou enfer; ceux-la
encore seront lyriques, et prendront place entre le petit nombre dont se
souvient l'humanite et dont elle adore les noms. Nous voila bien loin de
Jean-Baptiste; il n'a rien ete de tout cela. Fils honteux de son pere,
sans enfance, vain, malicieux, clandestin, obscene en propos, de vie
equivoque, ballotte des cafes aux antichambres, il eut ete bon peut-etre
a donner quelques jolies chansons au _Temple_, s'il avait eu plus de
sensibilite, de naturel et de mollesse. On lui a fait honneur, et
Chaulieu l'a felicite agreablement, d'avoir refuse une place dans les
Fermes, que lui offrait le ministre Chamillart; mais ce refus nous
semble moins tenir a des principes d'honorable independance, qu'au gout
qu'avait Rousseau pour la vie de Paris et les tripots litteraires. Sans
dire positivement qu'il fut un malhonnete homme, sans trancher ici la
question restee indecise des derniers couplets, on peut affirmer que
ce fut un coeur bas, un caractere louche, tracassier, ne pour la
domesticite des grands seigneurs; avec cela, nul genie, peu d'esprit,
tout en metier. Quand il eut quitte la France en 1712, et durant les
trente annees _dignes de pitie_ qui succederent aux trente annees
_dignes d'envie_, Rousseau, successivement protege du comte du Luc,
du prince Eugene, du duc d'Aremberg, dut travailler sur lui-meme pour
meriter ces faveurs dont il vivait et retablir sa reputation compromise.
Dans l'insignifiante correspondance qu'il entretenait avec d'Olivet,
Brossette, Des Fontaines et M. Boutet, on remarque un grand etalage
de principes religieux, moraux, et un caractere anti-philosophique
tres-prononce. En supposant cette conversion sincere, on s'etonne que
Rousseau n'ait pas plus tire parti pour sa poesie de cette nature de
sentiments; c'etait peut-etre en effet la seule corde lyrique qui fut
capable de vibrer en ces temps-la. Les evenements exterieurs degoutaient
par leur petitesse et leur pauvrete; la guerre se faisait miserablement
et meme sans l'eclat des desastres; les querelles religieuses etaient
sottes, criardes, sans eloquence, quoique persecutrices; les moeurs,
infames et platement hideuses: c'etait une societe et un trone
sourdement en proie aux vers et a la pourriture. Ce qu'il y avait de
plus clair, c'est que l'ordre ancien deperissait, que la religion etait
en peril, et qu'on se precipitait dans un avenir mauvais et fatal. Voila
ce que sentaient et disaient du moins les partisans et les debris du
dernier regne, M. Daguesseau et Racine fils par exemple. Or, sans faire
d'hypothese gratuite, sans demander aux hommes plus que leur siecle ne
comporte, on concoit, ce me semble, dans cette atmosphere de souvenirs
et d'affections, une ame tendre, chaste, austere, effrayee de la
contagion croissante et du debordement philosophique, fidele au culte de
la monarchie de Louis XIV, assez eclairee pour degager la religion du
jansenisme, et cette ame, alarmee, avant l'orage, de pressentiments
douloureux, et gemissant avec une douceur triste; quelque chose en un
mot comme Louis Racine, d'aussi honnete, et de plus fort en talent et en
lumieres. Rousseau manqua a cette mission, dont il n'etait pas digne. Il
avait recu comme une lettre morte les traditions du regne qui finissait;
il s'y attacha obstinement; ses antipathies litteraires et sa jalousie
contre les talents rivaux l'y repousserent chaque jour de plus en plus;
il tint pour le dernier siecle, parce que le _petit Arouet_ etait du
nouveau. Dans les poesies a la mode, il etait bien plus choque des
mauvaises rimes que du mauvais gout et des mauvais principes. De la
sorte, chez lui, nul sentiment vrai du passe non plus que du present;
son esprit etait le plus terne des miroirs; rien ne s'y peignait, il
ne reflechit rien; sans originalite, sans vue intime ou meme finement
superficielle, sans vivacite de souvenirs, aussi loin des choeurs
d'_Esther_ que des vers dates de Philisbourg, tenant tout juste au
siecle de Louis XIV par l'_Ode sur Namur_, ce fut le moins lyrique de
tous les hommes a la moins lyrique de toutes les epoques.

Avec un auteur aussi peu naif que Jean-Baptiste, chez qui tout vient de
labeur et rien d'inspiration, il n'est pas inutile de rechercher, avant
l'examen des oeuvres, quelles furent les idees d'apres lesquelles il
se dirigea, et de constater sa critique et sa poetique. Deux mots
suffiront. Le bon Brossette, ce personnage excellent mais banal, un des
devots empresses de feu Despreaux, espece de courtier litteraire, qui
caressait les illustres pour recevoir des exemplaires de leur part et
faire collection de leurs lettres, s'etait lourdement avise, en ecrivant
a Rousseau, de lui signaler, comme une decouverte, dans l'_Ode a la
Fortune_, un passage qui semblait imite de Lucrece. La-dessus Rousseau
lui repondit: ≪Il est vrai, monsieur, et vous l'avez bien remarque, que
j'ai eu en vue le passage de Lucrece, _quo magis in dubiis_, etc., dans
la strophe que vous me citez de mon _Ode a la Fortune_; et je vous
avoue, puisque vous approuvez la maniere dont je me suis approprie la
pensee de cet ancien, que je m'en sais meilleur gre que si j'en etois
l'auteur, par la raison que c'est l'expression seule qui fait le poete,
et non la pensee, qui appartient au philosophe et a l'orateur, comme a
lui.≫ L'aveu est formel; on concoit maintenant que Saurin ait dit qu'il
ne regardait Rousseau que comme _le premier entre les plagiaires_. Les
jugements et les lectures de Rousseau repondaient a une aussi forte
poetique; c'est de finesse surtout qu'il manque. Il aime et admire
Regnier, mais il le range apres Malherbe, et trouve qu'_il ne lui a
manque que le bonheur de naitre sous le regne de Louis le Grand_. Il
appelle Gresset un _genie superieur_, et ne le chicane que sur ses
rimes: Des Fontaines se croit oblige de l'avertir que c'est aller un peu
trop loin. Il ne voit rien _de plus eleve ni de plus rempli de fureur et
de sublime_ que les vers de Duche, ce qui ne l'empeche pas d'ecrire a
propos de M. de Monchesnay: ≪Je ne connois que lui (_M. de Monchesnay!_)
presentement (1716), qui sache faire des vers marques au bon coin.≫ Au
meme moment, il traite l'auteur du _Diable boiteux_ comme un faquin
du plus bas etage: ≪L'auteur, ecrit-il, ne pouvoit mieux faire que
s'associer avec des danseurs de corde: son genie est dans sa veritable
sphere.≫ Refugie a Bruxelles en 1724, il prie son ami l'abbe d'Olivet de
lui envoyer un paquet de tragedies; en voici la liste: elle serait plus
complete et plus piquante, si Rotrou ne s'y trouvait pas:

  _Venceslas_, de Rotrou;
  _Cleopatre_, de La Chapelle;
  _Geta_, de Pechantre;
  _Andronic_, _Tiridate_, de Campistron;
  _Polyxene_, _Manlius_, _Thesee_, de La Fosse;
  _Absalon_, de Duche.

Je me suis trompe en disant que Rousseau ne s'inquietait jamais de
l'idee; il a fait une ode _sur les Divinites poetiques_, dans laquelle
est expose en style barbare un systeme d'allegorisation qui ne va a rien
moins qu'a mettre Bellone pour la guerre, Tisiphone pour la peur. Le
plus plaisant, c'est que pour cette demonstration _esthetique_, comme on
dirait aujourd'hui, il s'est imagine de recourir a l'ombre d'Alcee:

  Je la vois; c'est l'Ombre d'Alcee
  Qui me la decouvre a l'instant,
  Et qui deja, d'un oeil content,
  Devoile a ma vue empressee
  Ces deites d'adoption,
  Synonymes de la pensee,
  Symboles de l'abstraction.

Alcee se met donc a chanter en ces termes:

  Des societes temporelles
  Le premier lien est la voix,
  Qu'en divers sons l'homme, a son choix,
  Modifie et flechit pour elles;
  Signes communs et naturels,
  Ou les ames incorporelles
  Se tracent aux sens corporels.

Rousseau avait probablement attrape ces lambeaux de metaphysique, sinon
dans le commerce d'Alcee, du moins dans les livres ou les conversations
de son ami M. de Crousaz. Il y tenait au reste beaucoup plus qu'on
ne croirait. Ses odes en sont chamarrees; et ses _allegories_, qu'il
estimait autant et plus que ses odes, nous offrent comme la mise en
oeuvre et le resultat direct du systeme.

Attaquons-nous maintenant, sans plus tarder, aux oeuvres de
Jean-Baptiste: nous laisserons de cote son theatre, et puisque nous
avons nomme ses _allegories_, nous les frapperons tout d'abord. Le
fantastique au XVIIIe siecle, en France, avait degenere dans tous les
arts. De brillant, de gracieux, de grotesque ou de terrible qu'il etait
au Moyen-Age et a la Renaissance, il etait devenu froid, lourd et
superficiel; on le tourmentait comme une enigme, parce qu'on ne
l'entendait plus a demi-mot. Le fantastique en effet n'est autre
chose qu'une folle reminiscence, une charmante etourderie, un caprice
etincelant, quelquefois un effroyable eclair sur un front serein; c'est
un jeu a la surface dont l'invisible ressort git au plus profond de
l'ame de la Muse. Que les faciles et soudains mouvements de cette ame se
ralentissent et se perdent; que ce jeu de physionomie devienne calcule
et de pure convenance; qu'on sourie, qu'on eclate, qu'on grimace, qu'on
fasse la folle a tout propos, et voila la Muse devenue une femme a la
mode, sotte, minaudiere, insupportable; c'est a peu pres ce qui arriva
de l'art au XVIIIe siecle. Le fantastique surtout, cette portion la plus
delicate et la plus insaisissable, y fut meconnu et defigure. On eut
les Amours de Boucher; on eut des _oves_ et des _volutes_, au lieu
d'acanthes et d'arabesques de toutes formes: on eut _les Bijoux
indiscrets_, les metamorphoses de _la Pucelle_, _l'Ecumoir_, _le Sopha_,
et ces contes de Voisenon ou des hommes et des femmes sont changes en
anneaux ou en baignoires. Cazotte seul, par son esprit, rappela un peu
la grace frivole d'Hamilton; mais on n'etait pas moins eloigne alors de
l'Arioste, de Rabelais et de Jean Goujon, que de Michel-Ange. On peut
rendre encore cette justice a J.-B. Rousseau, qu'a la moins fantastique
de toutes les epoques, il a ete le moins fantastique de tous les hommes.
Ses allegories sont jugees tout d'une voix: baroques, metaphysiques,
sophistiquees, seches, inextricables, nul defaut n'y manque. Nous
renvoyons a _Torticolis_, a _la Grotte de Merlin_, au _Masque de
Laverne_, a _Morosophie_; lise et comprenne qui pourra! Le style est
d'un langage marotique herisse de grec, et qu'on croirait forge a
l'enclume de Chapelain; on ne sait pas ou les prendre, et j'en dirais
volontiers, comme Saint-Simon de M. Pussort, que c'est un _fagot
d'epines_.

Mais les odes, mais les cantates, voila les vrais titres, les titres
immortels de Rousseau a la gloire! Patience, nous y arrivons.--Les odes
sont, ou sacrees, ou politiques, ou personnelles. Quand on a lu la
Bible, quand on a compare au texte des prophetes les paraphrases de
Jean-Baptiste, on s'etonne peu qu'en taillant dans ce sublime eternel,
il en ait quelquefois detache en lambeaux du grave et du noble; et l'on
admire bien plutot qu'il ait si souvent affaibli, meconnu, remplace les
beautes supremes qu'il avait sous la main. A prendre en effet la plus
renommee de ses imitations, celle du Cantique d'Ezechias, qu'y voit-on?
Ici, la critique de detail est indispensable, et j'en demande pardon au
lecteur. Rousseau dit:

  J'ai vu mes tristes journees
  Decliner vers leur penchant;
  Au midi de mes annees
  Je touchois a mon couchant.
  La Mort deployant ses ailes
  Couvroit d'ombres eternelles
  La clarte dont je jouis,
  Et dans cette nuit funeste
  Je cherchois en vain le reste
  De mes jours evanouis.

  Grand Dieu, votre main reclame
  Les dons que j'en ai recus;
  Elle vient couper la trame
  Des jours qu'elle m'a tissus:
  Mon dernier soleil se leve,
  Et votre souffle m'enleve
  De la terre des vivants,
  Comme la feuille sechee,
  Qui, de sa tige arrachee,
  Devient le jouet des vents.

Les quatre premiers vers de la premiere strophe sont bien, et les six
derniers passables grace a l'harmonie, quoiqu'un peu vides et charges
de mots; mais il fallait tenir compte du verset si touchant d'Isaie:
≪Helas! ai-je dit, je ne verrai donc plus le Seigneur, le Seigneur dans
le sejour des vivants! Je ne verrai plus les mortels qui habitent avec
moi la terre!≫ Ne plus voir les autres hommes, ses freres en douleurs,
voila ce qui afflige surtout le mourant. La seconde strophe est faible
et commune, excepte les trois vers du milieu; a la place de cette
_trame_ usee qu'on voit partout, il y a dans le texte: ≪Le tissu de
ma vie a ete tranche comme la trame du tisserand.≫ Qu'est devenu ce
tisserand auquel est compare le Seigneur? Au lieu de la _feuille
sechee_, le texte donne: ≪Mon pelerinage est fini; il a ete emporte
comme la tente du pasteur.≫ Qu'est devenue cette tente du desert,
disparue du soir au matin, et si pareille a la vie? Et plus loin:

  Comme un lion plein de rage
  Le mal a brise mes os;
  Le tombeau m'ouvre un passage
  Dans ses lugubres cachots.
  Victime foible et tremblante,
  A cette image sanglante
  Je soupire nuit et jour,
  Et, dans ma crainte mortelle,
  Je suis comme l'hirondelle
  Sous la griffe du vautour.

Les deux derniers vers ne seraient pas mauvais, si on ne lisait dans
le texte: ≪Je criais vers vous comme les petits de l'hirondelle, et je
gemissais comme la colombe.≫ On voit que Rousseau a precisement laisse
de cote ce qu'il y a de plus neuf et de plus marque dans l'original. Et
pourtant il aurait du, ce semble, comprendre la force de ce cantique
si rempli d'une pieuse tristesse, l'homme malheureux, et peut-etre
coupable, que Dieu avait frappe a son midi, et qui avait besoin de
retrouver le reste de ses jours pour se repentir et pleurer. De notre
temps, aupres de nous, un grand poete s'est inspire aussi du Cantique
d'Ezechias; lui aussi il a demande grace sous la verge de Dieu, et s'est
ecrie en gemissant:

  Tous les jours sont a toi: que t'importe leur nombre?
  Tu dis: le temps se hate, ou revient sur ses pas.
  Eh! n'es-tu pas Celui qui fis reculer l'ombre
  Sur le cadran rempli d'un roi que tu sauvas?

Voila comment on egale les prophetes sans les paraphraser; qu'on relise
la quatorzieme des _secondes Meditations_; qu'on relise en meme temps
dans les _premieres_ le dithyrambe intitule _Poesie sacree_, et qu'on le
compare avec l'_Epode_ du premier livre de Jean-Baptiste.

L'ode politique n'a aucun caractere dans Rousseau: il en partage la
faute avec les evenements et les hommes qu'il celebre. La naissance
du duc de Bretagne, la mort du prince de Conti, la guerre civile des
Suisses en 1712, l'armement des Turcs contre Venise en 1715[33], la
bataille meme de Peterwaradin, tout cela eut dans le temps plus ou moins
d'importance, mais n'en a presque aucune aux yeux de la posterite. Le
poete a beau se demener, se commander l'enthousiasme, se provoquer au
delire, il en est pour ses frais, et l'on rit de l'entendre, a la mort
du prince de Conti, s'ecrier dans le pindarisme de ses regrets:

  Peuples, dont la douleur aux larmes obstinee,
  De ce prince cheri deplore le trepas,
  Approchez, et voyez quelle est la destinee
  Des grandeurs d'ici-bas.

[Note 33: Il est juste pourtant de noter, dans l'ode aux princes
chretiens au sujet de cet armement, un echo retentissant et harmonieux
des Croisades:

  .....................................
  Et des vents du midi la devorante haleine
  N'a consume qu'a peine
  Leurs ossements blanchis dans les champs d'Ascalon.

]


De nos jours, si feconds en grands evenements et en grands hommes, il en
est advenu tout autrement. De simples naissances, de simples morts
de princes et de rois ont ete d'eclatantes lecons, de merveilleux
complements de fortune, des chutes ou des resurrections d'antiques
dynasties, de magnifiques symboles des destinees sociales. De telles
choses ont suscite le poete qui les devait celebrer; l'ode politique a
ete veritablement fondee en France; _les Funerailles de Louis XVIII_ en
sont le chef-d'oeuvre.

Rousseau ne s'est pas contente de mettre du pindarisme exterieur et
de l'enthousiasme a froid dans ses odes politiques, pour tacher d'en
rechauffer les sujets: il a porte ces habitudes d'ecolier jusque
dans les pieces les plus personnelles et, pour ainsi dire, les plus
domestiques. Le comte du Luc, son patron, tombe malade; Rousseau en est
touche; il veut le lui dire et lui souhaiter une prompte convalescence,
rien de mieux; c'etait matiere a des vers sentis et touchants; mais
Rousseau aime bien mieux deterrer dans Pindare une ode a Hieron, roi de
Syracuse, qui, vainqueur aux jeux Pythiques par son coursier Pherenicus,
n'a pu recevoir le prix en personne pour cause de maladie. La les
digressions mythologiques sur Chiron, Esculape, sont longues, naturelles
et a leur place. Rousseau calque le dessein de la piece et tache d'en
reproduire le mouvement. Des le debut, il voudrait nous faire croire
qu'il est en lutte avec le genie comme avec Protee; mais tout cet
attirail convenu de _regard furieux_, de _ministre terrible_, de
_souffle invincible_, de _tete echevelee_, de _sainte manie_, d'_assaut
victorieux_, de _joug imperieux_, ne trompe pas le lecteur, et le
soi-disant inspire ressemble trop a ces faux braves qui, apres s'etre
frotte le visage et ebouriffe la perruque, se pretendent echappes avec
honneur d'une rencontre perilleuse. Puis vient la comparaison avec
Orphee et la priere aux trois soeurs filandieres pour le comte du
Luc; on y trouve quelques strophes assez touchantes, que La Harpe,
d'ordinaire peu favorable a Jean-Baptiste, mais attendri cette fois
comme Pluton, a jugees tout a fait _dignes d'Orphee_. Par malheur, ce
qui glace aussitot, c'est que le moderne Orphee nous raconte que

  ... jamais sous les yeux de l'auguste Cybele
  La terre ne fit naitre un plus parfait modele
  Entre les dieux mortels

que le comte du Luc. Une jolie comparaison du poete avec l'abeille,
vers la fin de la piece, est empruntee et affaiblie d'Horace. Quant a
l'harmonie tant vantee de ce simulacre d'ode, elle n'est que celle du
metre que Rousseau emploie, qu'il n'a pas invente, et dont il ne tire
jamais tout le parti possible. Rousseau n'invente rien: il s'en tient
aux strophes de Malherbe; il n'a pas le genie de construction rythmique.
S'il rime avec soin, c'est presque toujours aux depens du sens et de
la precision; la rime ne lui donne jamais l'image, comme il arrive
aux vrais poetes; mais elle l'induit en depense d'epithetes et de
periphrases. Felicitons-le pourtant d'avoir, avec Piron, La Faye, et
quelques autres, proteste contre les deplorables violations de forme
prechees par La Motte et autorisees par Voltaire[34].

[Note 34: La plus belle ode que l'on doive a J.-B. Rousseau est
peut-etre encore celle de Le Franc sur sa mort; la meilleure piece
lyrique du genre en est l'epitaphe. Nul mieux que lui ne semble propre a
verifier ce propos du malin: _Faute d'idee, il allait faire une ode!_]

Les cantates de Rousseau jouissent encore d'une certaine reputation;
celle de _Circe_, en particulier, passe pour un beau morceau de
poesie musicale. Elle nous parait, a nous, exactement comparable pour
l'harmonie a un choeur mediocre de _libretto_. Nul rhythme, nulle
science meme dans ces petits vers si celebres, et ou fourmillent les
banalites de _redoutable_, _formidable_, _effroyable_, de _terreur_,
_fureur_ et _horreur_. Le caractere de la magicienne est aussi celui
d'une _Circe_ ou d'une _Medee_ d'opera; elle ne ressemble pas meme a
Calypso, et ne sort pas des fadaises et des frenesies dont Quinault a
donne recette. Jean-Baptiste avait probablement oublie de relire le
dixieme livre de l'_Odyssee_, ou meme, s'il l'avait relu, il y aurait
saisi peu de chose; car il manquait du sentiment des epoques et des
poesies, et s'il melait sans scrupule Orphee et Protee avec le comte de
Luc, Flore et Ceres avec le comte de Zinzindorf, il n'hesitait pas non
plus a madrigaliser l'antiquite, et a marier Danchet et Homere. Depuis
qu'on a _le Mendiant_ et _l'Aveugle_ d'Andre Chenier, on comprend ce que
pourrait etre une _Circe_, et il n'est plus permis de citer celle de
Jean-Baptiste que comme un essai sans valeur.

Pour ecrire avec genie, il faut penser avec genie; pour bien ecrire, il
suffit d'une certaine dose de sens, d'imagination et de gout. Boileau
en est la preuve: il imite, il traduit, il arrange a chaque instant les
idees et les expressions des anciens; mais tous ces larcins divers sont
artistement recus et disposes sur un fond commun qui lui est propre: son
style a une couleur, une texture; Boileau est bon ecrivain en vers. Le
style de Rousseau, au contraire, ne se tient nullement et ne forme pas
une seule et meme trame. Cette strophe commence avec eclat, puis finit
en detonnant; cette metaphore qui promettait avorte; cette image est
brillante, mais jure au milieu de son entourage terne, comme de l'argent
plaque sur de l'etain. C'est que ce brillant et ce beau appartiennent
tantot a Platon, tantot a Pindare, tantot meme a Boileau et a Racine:
Rousseau s'en est empare comme un rhetoricien fait d'une bonne
expression qu'il place a toute force dans le prochain discours. Ce qui
est bien de lui, c'est le prosaique, le commun, la declamation a vide,
ou encore le mauvais gout, comme les _livrees de Vertumne_ et les
_haleines qui fondent l'ecorce des eaux_. A vrai dire, le style de
Rousseau n'existe pas.

Notre opinion sur Jean-Baptiste est dure, mais sincere; nous la
preciserons davantage encore. Si, en juin 1829, un jeune homme de vingt
ans, inconnu, nous arrivait un matin d'Auxerre ou de Rouen avec un
manuscrit contenant le _Cantique d'Ezechias_, l'_Ode au comte du Luc_ et
la _Cantate de Circe_, ou l'equivalent, apres avoir jete un coup d'oeil
sur les trois chefs-d'oeuvre, on lui dirait, ce me semble, ou du moins
on penserait a part soi: ≪Ce jeune homme n'est pas denue d'habitude pour
les vers; il a deja du en bruler beaucoup; il sent assez bien l'harmonie
de detail, mais sa strophe est pesante et son vers symetrique. Son
style a de la gravite, quelque noblesse, mais peu d'images, peu de
consistance, nulle originalite; il y a de beaux traits, mais ils sont
pris. Le pire, c'est que l'auteur manque d'idees et qu'il se traine pour
en ramasser de toutes parts. Il a besoin de travailler beaucoup, car,
le genie n'y etant pas, il ne fera passablement qu'a force d'etude.≫
Et la-dessus, tout haut on l'encouragerait fort, et tout bas on n'en
espererait rien.

Que restera-t-il donc de J.-B. Rousseau? Il a aiguise une trentaine
d'epigrammes en style marotique, assez obscenes et laborieusement
naives; c'est a peu pres ce qui reste aussi de Mellin de
Saint-Gelais[35].

[Note 35: ≪... Mellin de Saint-Gelais dont les poesies sont
fastidieuses a la mort, a dix ou douze epigrammes pres, qui sont
veritablement excellentes.≫ (Lettre de Rousseau a Brossette, du 25
janvier 1718). Mais Rousseau fait le bon apotre quand il dit (29 janvier
1716): ≪Il y a des choses dont les libertins meme un peu raisonnables
ne sauroient rire, et la liberte de l'epigramme doit avoir des bornes.
Marot et Saint-Gelais ne les ont point passees... S'ils ont badine aux
depens des religieux, ils n'ont point ri aux depens de la religion.≫
(Voir, si l'on veut s'edifier la-dessus, mon _Tableau de la Poesie
francaise au XVIe siecle_, 1843, page 37.)]

Mele toute sa vie aux querelles litteraires, salue, comme Crebillon,
du nom de _grand_ par Des Fontaines, Le Franc et la faction
anti-voltairienne, Rousseau avait perdu sa reputation a mesure que la
gloire de son rival s'etait affermie et que les principes philosophiques
avaient triomphe; il avait ete meme assez severement apprecie par la
Harpe et Le Brun. Mais, depuis qu'au commencement de ce siecle d'ardents
et genereux athletes ont rouvert l'arene lyrique et l'ont remplie de
luttes encore inouies, cet instinct bas et envieux, qui est de toutes
les epoques, a ramene Rousseau en avant sur la scene litteraire, comme
adversaire de nos jeunes contemporains: on a redore sa vieille gloire et
recousu son drapeau. Gacon, de nos jours, se fut reconcilie avec lui,
et l'eut appele _notre grand lyrique_. C'est cette tactique peu digne,
quoique eternelle, qui a provoque dans cet article notre severite
franche et sans reserve. Si nous avions trouve le nom de Jean-Baptiste
sommeillant dans un demi-jour paisible, nous nous serions garde d'y
porter si rudement la main; ses malheurs seuls nous eussent desarme tout
d'abord, et nous l'eussions laisse sans trouble a son rang, non loin de
Piron, de Gresset et de tant d'autres, qui certes le valaient bien.

Juin 1829.



Cet article, dont le ton n'est pas celui des precedents ni des suivants,
et dont l'auteur aujourd'hui desavoue entierement l'amertume blessante,
a ete reproduit ici comme pamphlet propre a donner idee du paroxysme
litteraire de 1829. Ajoutons seulement que, sans trop modifier le fond
de notre jugement sur les odes, qui n'est guere apres tout que celui
qu'a porte Vauvenargues (_Je ne sais si Rousseau a surpasse Horace et
Pindare dans ses odes: s'il les a surpasses, j'en conclus que l'ode est
un mauvais genre, etc., etc._), il nous semble injuste et dur, en y
reflechissant, de ne pas prendre en consideration ces trente dernieres
annees de sa vie, ou Rousseau montra jusqu'au bout de la constance et
une honorable fermete a ne pas vouloir rentrer dans sa patrie par grace,
sans jugement et rehabilitation. Quels qu'aient ete sa conduite secrete,
ses nouveaux tracas a l'etranger, sa brouille avec le prince Eugene,
etc., etc., il demeura digne a l'article du bannissement. Sa
correspondance durant ce temps d'exil avec Rollin, Racine fils,
Brossette, M. de Chauvelin et le baron de Breteuil, a des parties
qui recommandent son gout et qui tendent a relever son caractere.
Quelques-uns de ses vers religieux (en les supposant ecrits depuis cette
date fatale) semblent meme s'inspirer du sentiment energique qu'il a de
sa propre innocence: ≪_Mais de ces langues diffamantes Dieu saura venger
l'innocent_, etc.,≫ et plusieurs semblables endroits. Il est facheux
que, non content de protester pour lui, il ait persiste a incriminer les
autres, comme Rollin le lui fit sentir un jour (voir l'_Eloge de Rollin_
par de Boze). A le juger impartialement, on concoit que l'abbe d'Olivet
et d'autres contemporains de merite, sous l'influence et l'illusion de
l'amitie, aient pu dire, en parlant de lui, _l'illustre malheureux_. On
doit desirer (sans toutefois en etre bien certain) qu'ils aient
plus raison que Lenglet-Dufresnoy dans ses _Pieces curieuses sur
Rousseau_.--Contradiction des jugements humains, meme chez les plus
competents! la premiere fois que j'eus l'honneur d'etre presente a M. de
Chateaubriand, il me reprit tout d'abord sur cet article; la premiere
fois que j'eus l'honneur de voir M. Royer-Collard, tout d'abord il m'en
felicita.



LE BRUN

Vers l'epoque ou J.-B. Rousseau banni adressait a ses protecteurs
des odes composees au jour le jour, sans unite d'inspiration, et que
n'animait ni l'esprit du siecle nouveau ni celui du siecle passe, en
1729, a l'hotel de Conti, naissait d'un des serviteurs du prince un
poete qui devait bientot consacrer aux idees d'avenir, a la philosophie,
a la liberte, a la nature, une lyre incomplete, mais neuve et sonore, et
que le temps ne brisera pas. C'est une remarque a faire qu'aux approches
des grandes crises politiques et au milieu des societes en dissolution,
sont souvent jetees d'avance, et comme par une ebauche anticipee,
quelques ames douees vivement des trois ou quatre idees qui ne tarderont
pas a se degager et qui prevaudront dans l'ordre nouveau. Mais en meme
temps, chez ces individus de nature fortement originale, ces idees
precoces restent fixes, abstraites, isolees, declamatoires. Si c'est
dans l'art qu'elles se produisent et s'expriment, la forme en sera nue,
seche et aride, comme tout ce qui vient avant la saison. Ces hommes
auront grand mepris de leur siecle, de sa mesquinerie, de sa corruption,
de son mauvais gout. Ils aspireront a quelque chose de mieux, au simple,
au grand, au vrai, et se dessecheront et s'aigriront a l'attendre; ils
voudront le tirer d'eux-memes; ils le demanderont a l'avenir, au passe,
et se feront antiques pour se rajeunir; puis les choses iront toujours,
les temps s'accompliront, la societe murira, et lorsque eclatera la
crise, elle les trouvera deja vieux, uses, presque en cendres; elle
en tirera des etincelles, et achevera de les devorer. Ils auront ete
malheureux, acres, moroses, peut-etre violents et coupables. Il faudra
les plaindre, et tenir compte, en les jugeant, de la nature des temps et
de la leur. Ce sont des especes de victimes publiques, des Promethees
dont le foie est ronge par une fatalite intestine; tout l'enfantement de
la societe retentit en eux, et les dechire; ils souffrent et meurent
du mal dont l'humanite, qui ne meurt pas, guerit, et dont elle sort
regeneree. Tels furent, ce me semble, au dernier siecle, Alfieri en
Italie, et Le Brun en France.

Ne dans un rang inferieur, sans fortune et a la charge d'un grand
seigneur, Le Brun dut se plier jeune aux necessites de sa condition. Il
merita vite la faveur du prince de Conti par des eloges entremeles
de conseils et de maximes philosophiques. A la fois secretaire des
commandements et poete lyrique, il releva le mieux qu'il put la
dependance de sa vie par l'audace de sa pensee, et il s'habitua de bonne
heure a garder pour l'ode, ou meme pour l'epigramme, cette verdeur
franche et souvent acerbe qui ne pouvait se faire jour ailleurs. Aussi,
plus tard, bien qu'il conservat au fond l'independance interieure qu'il
avait annoncee des ses premieres annees, on le voit toujours au service
de quelqu'un. Ses habitudes de domesticite trouvent moyen de se
concilier avec sa nature energique. Au prince de Conti succedent le
comte de Vaudreuil et M. de Calonne, puis Robespierre, puis Bonaparte;
et pourtant, au milieu de ces servitudes diverses, Le Brun demeure ce
qu'il a ete tout d'abord, meprisant les bassesses du temps, vivant
d'avenir, _effrene de gloire_, plein de sa mission de poete, croyant en
son genie, rachetant une action plate par une belle ode, ou se vengeant
d'une ode contre son coeur par une epigramme sanglante. Sa vie
litteraire presente aussi la meme continuite de principes, avec beaucoup
de taches et de mauvais endroits. Eleve de Louis Racine, qui lui avait
legue le culte du grand siecle et celui de l'antiquite, nourri dans
l'admiration de Pindare et, pour ainsi dire, dans la religion lyrique,
il etait simple que Le Brun s'accommodat peu des moeurs et des gouts
frivoles qui l'environnaient; qu'il se separat de la cohue moqueuse et
raisonneuse des beaux-esprits a la mode; qu'il enveloppat dans une egale
aversion Saint-Lambert et d'Alembert, Linguet et La Harpe, Rulhiere et
Dorat, Lemierre et Colardeau, et que, force de vivre des bienfaits d'un
prince, il se passat du moins d'un patron litteraire. Certes il y avait,
pour un poete comme Le Brun, un beau role a remplir au XVIIIe siecle.
Lui-meme en a compris toute la noblesse; il y a constamment vise, et en
a plus d'une fois dessine les principaux traits. C'eut ete d'abord de
vivre a part, loin des coteries et des salons patentes, dans le silence
du cabinet ou des champs; de travailler la, peu soucieux des succes
du jour, pour soi, pour quelques amis de coeur et pour une posterite
indefinie; c'eut ete d'ignorer les tracasseries et les petites guerres
jalouses qui fourmillaient aux pieds de trois ou quatre grands hommes,
d'admirer sincerement, et a leur prix, Montesquieu, Buffon, Jean-Jacques
et Voltaire, sans epouser leurs arriere-pensees ni les antipathies de
leurs sectateurs; et puis, d'accepter le bien, de quelque part qu'il
vint, de garder ses amis, dans quelques rangs qu'ils fussent, et
s'appelassent-ils Clement, Marmontel ou Palissot. Voila ce que concevait
Le Brun, et ce qu'il se proposait en certains moments; mais il fut loin
d'y atteindre. Caustique et irascible, il se montra souvent injuste par
vengeance ou mauvaise humeur. Au lieu de negliger simplement les salons
litteraires et philosophiques, pour vaquer avec plus de liberte a son
genie et a sa gloire, il les attaqua en toute occasion, sans mesure et
en masse. Il se delectait a la satire, et decochait ses traits a Gilbert
ou a Beaumarchais aussi volontiers qu'a La Harpe lui-meme. Une fois,
par sa _Wasprie_, il compromit etrangement sa chastete lyrique, en se
prenant au collet avec Freron. Reconnaissons pourtant que sa conduite
ne fut souvent ni sans dignite ni sans courage. La noble facon dont il
adressa mademoiselle Corneille a Voltaire, la respectueuse independance
qu'il maintint en face de ce monarque du siecle, le soin qu'il mit
toujours a se distinguer de ses plats courtisans, l'amitie pour Buffon,
qu'il professait devant lui, ce sont la des traits qui honorent une vie
d'homme de lettres. Le Brun aimait les grandes existences a part:
celle de Buffon dut le seduire, et c'etait encore un ideal qu'il eut
probablement aime a realiser pour lui-meme. Peut-etre, si la fortune lui
eut permis d'y arriver, s'il eut pu se fonder ainsi, loin d'un monde ou
il se sentait deplace, une vie grande, simple, auguste; s'il avait eu sa
tour solitaire au milieu de son parc, ses vastes et majestueuses allees,
pour y declamer en paix et y raturer a loisir son poeme de _la Nature_;
si rien autour de lui n'avait froisse son ame hautaine et irritable,
peut-etre toutes ces boutades de conduite, toutes ces sorties coleriques
d'amour-propre eussent-elles completement disparu: l'on n'eut pu lui
reprocher, comme a Buffon, que beaucoup de morgue et une excessive
plenitude de lui-meme. Mais Le Brun fut longtemps aux prises avec la
gene et les chagrins domestiques. Son proces avec sa femme que le prince
de Conti lui avait seduite[36], la banqueroute du prince de Guemene, puis
la Revolution, tout s'opposa a ce qu'il consolidat jamais son existence.
Je me trompe: vieux, presque aveugle, au-dessus du besoin grace aux
bienfaits du Gouvernement[37], il s'etait loge dans les combles du
Palais-Royal, pour y trouver le calme necessaire a la correction de ses
odes; c'etait la sa tour de Montbar. Une servante megere, qu'il avait
epousee, lui en faisait souvent une prison. A une telle ame, dans une
pareille vie, on doit pardonner un peu d'injustice et d'aigreur.

[Note 36: On alla jusqu'a dire qu'il l'avait vendue au prince,
et, chose facheuse pour le caractere de Le Brun, plusieurs ont pu le
croire.--Voir son elegie infamante a _Nemesis_, ou il trouve moyen de
fletrir d'un seul coup sa _mere_, sa _soeur_ et sa _femme_! Une telle
elegie est unique dans son genre.]

[Foonote 37: Le Brun dut ses bienfaits a son talent sans doute, a sa
renommee lyrique, mais par malheur aussi a sa mechancete satirique
que le pouvoir achetait de sa servilite. On cite une epigramme contre
Carnot, lors du vote de Carnot contre l'Empire; elle fut commandee a Le
Brun et payee d'une pension.]

Le talent lyrique de Le Brun est grand, quelquefois immense, presque
partout incomplet. Quelques hautes pensees, qui n'ont jamais quitte le
poete depuis son enfance jusqu'a sa mort, dominent toutes ses belles
odes, s'y reproduisent sans cesse, et, a travers la diversite des
circonstances ou il les composa, leur impriment un caractere marquant
d'unite. Patriotisme, adoration de la nature, liberte republicaine,
royaute du genie, telles sont les sources fecondes et retentissantes
auxquelles Le Brun d'ordinaire s'abreuve. De bonne heure, et comme par
un instinct de sa mission future, il s'est penetre du role de Tyrtee, et
il gourmande deja nos defaites sous Contades, Soubise et Clermont, comme
plus tard il celebrera le _naufrage victorieux_ du _Vengeur_ et Marengo.
Au sortir des boudoirs, des toilettes et de tous ces bosquets de Cythere
et d'Amathonte, dont il s'est tant moque, mais dont il aurait du se
garder davantage, il se refugie au sein de la nature, comme en un temple
majestueux ou il respire et se deploie plus a l'aise; il la voit peu et
sait peu la retracer sous les couleurs aimables et fraiches dont elle
se peint autour de lui; il prefere la contempler face a face dans ses
soleils, ses volcans, ses tremblements de terre, ses cometes echevelees,
et plonge avec Buffon a travers les deserts des temps. Quant a la
liberte, elle eut toujours ses voeux, soit que dans les salons de
l'hotel de Conti, sous Louis XV, il s'ecrie avec une douleur de citoyen:

  Les Antenors vendent l'empire,
  Thais l'achete d'un sourire;
  L'or paie, absout les attentats.
  Partout, a la cour, a l'armee,
  Regne un dedain de renommee
  Qui fait la chute des Etats;

soit qu'il prelude a ses hymnes republicains dans les soirees du
ministere Calonne; soit meme qu'en des temps horribles, auxquels ses
chants furent trop meles[38], et dont il n'eut pas le courage de se
separer hautement, il exhale dans le silence cette ode touchante, dont
le debut, imite d'un psaume, ressemble a quelque chanson de Beranger:

  Prends les ailes de la colombe,
  Prends, disais-je a mon ame, et fuis dans les deserts[39].

[Foonote 38: Il y a de vilains vers de lui sur Marie-Antoinette; on ne
les a pas compris dans ses oeuvres. Ils parurent en brochure vers l'an
III; on y lit:

  Oh! que Vienne aux Francais fit un present funeste!
  Toi qui de la Discorde allumas le flambeau,
  Reine que nous donna la colere celeste,
  Que la foudre n'a-t-elle embrase ton berceau!

Les suivants, pires encore, sont trop atroces pour que je les
transcrive. Le jour ou le roi lui avait accorde une pension, il avait
pourtant fait un quatrain de remerciment qui finissait ainsi:

  Larmes, que n'avait pu m'arracher le malheur,
  Coulez pour la reconnaissance!

Une strophe de lui preluda a la violation des tombes de Saint-Denis et
sembla directement la provoquer.

  Purgeons le sol des patriotes,
  Par les rois encore infecte:
  La terre de la liberte
  Rejette les os des despotes.
  De ces monstres divinises
  _Que tous les cercueils soient brises!_
  Que leur memoire soit fletrie!
  Et qu'avec leurs manes errants
  Sortent du sein de la patrie
  _Les cadavres de ces tyrans!_

Tandis que Le Brun ecrivait ces horreurs en 93, David ne craignait pas
de peindre Marat. Ces _Rois de la lyre et du savant pinceau_, qu'avait
chantes Andre Chenier, etaient tous deux apostats de cette amitie
sainte.]

[Note 39: De religion a proprement parler, et de rien qui y
ressemble, Le Brun en avait meme moins qu'il ne convenait a son temps.
Il etait la-dessus aussi sec et net que Volney. On lit en marge d'une
edition de La Fontaine annotee par lui, a propos du poeme de la
_Captivite de saint Malc_: ≪Ce petit poeme, _quoique le sujet en soit
pieux_, est rempli d'interet, de vers heureux et de beautes neuves.≫]

Enfin, toutes les fois qu'il veut decrire l'enthousiasme lyrique et
marquer les traits du vrai genie, Le Brun abonde en images eblouissantes
et sublimes. Si Corneille en personne se fut adresse a Voltaire, il
n'eut pas, certes, plus dignement parle que Le Brun ne l'a fait en son
nom. Il faut voir encore comme en toute occasion le poete a conscience
de lui-meme, comme il a foi en sa gloire, et avec quelle securite
sincere, du milieu de la tourbe qui l'importune, il se fonde sur la
justice des ages:

  Ceux dont le present est l'idole
  Ne laissent point de souvenir;
  Dans un succes vain et frivole
  Ils ont use leur avenir.
  Amants des roses passageres,
  Ils ont les graces mensongeres
  Et le sort des rapides fleurs.
  Leur plus long regne est d'une aurore;
  Mais le temps rajeunit encore
  L'antique laurier des neuf Soeurs.

Apres cet hommage rendu au talent de Le Brun, il nous sera permis
d'insister sur ses defauts. Le principal, le plus grave selon nous,
celui qui gate jusqu'a ses plus belles pages, est un defaut tout
systematique et calcule. Il avait beaucoup medite sur la langue
poetique, et pensait qu'elle devait etre radicalement distincte de
la prose. En cela, il avait fort raison, et le procede si vante de
Voltaire, d'ecrire les vers sous forme de prose pour juger s'ils sont
bons, ne mene qu'a faire des vers prosaiques, comme le sont, au reste,
trop souvent ceux de Voltaire. Mais, a force de mediter sur les
prerogatives de la poesie, Le Brun en etait venu a envisager les
_hardiesses_ comme une qualite a part, independante du mouvement des
idees et de la marche du style, une sorte de beaute mystique touchant
a l'essence meme de l'ode; de la, chez lui, un souci perpetuel des
_hardiesses_, un accouplement force des termes les plus disparates, un
placage exterieur de metaphores; de la, surtout vers la fin, un abus
intolerable de la Majuscule, une minutieuse personnification de tous
les substantifs, qui reporte involontairement le lecteur au culte de la
deesse Raison et a ces temps d'apotheose pour toutes les vertus et
pour tous les vices. C'est ce qui a fait dire a un poete de nos jours
singulierement spirituel, que Le Brun etait

  Fougueux comme Pindare... et plus mythologique[40].

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