2014년 10월 30일 목요일

Portraits litteraires 13

Portraits litteraires 13


Et non-seulement elle n'arrivera pas a ce grand but social qu'elle
presageait et qu'elle parut longtemps meriter d'atteindre; mais on
reconnait meme que la plupart, detournes ou decourages depuis lors, ne
donneront pas tout ce qu'ils pourraient du moins d'oeuvres individuelles
et de monuments de leur esprit. On les voit ingenieux, distingues,
remarquables; mais aucun jusqu'ici qui semble devoir sortir de ligne
et grandir a distance, comme certains de nos peres, auteurs du premier
mouvement: aucun dont le nom menace d'absorber les autres et puisse
devenir le signe representatif, par excellence, de sa generation: soit
que, dans ces partages des grandes renommees aux depens des moyennes, il
se glisse toujours trop de mensonge et d'oubli de la realite pour que
les contemporains tres-rapproches s'y pretent; soit qu'en effet parmi
ces natures si diversement douees il n'y ait pas, a proprement parler,
un genie superieur; soit qu'il y ait dans les circonstances et dans
l'atmosphere de cette periode du siecle quelque chose qui intercepte et
attenue ce qui, en d'autres temps, eut ete du vrai genie.

Cependant, si de plus pres, et sans se borner aux resultats exterieurs
qui ne reproduisent souvent l'individu qu'infidelement, on examine et
l'on etudie en eux-memes les esprits distingues[108] dont nous parlons,
que de talents heureux, originaux! quelle promptitude, quelle ouverture
de pensee! quelles ressources de bien dire! Comme ils paraissent alors
superieurs a leur oeuvre, a leur action! On se demande ce qui les
arrete, pourquoi ils ne sont ni plus feconds, eux si faciles, ni plus
certains, eux autrefois si ardents; on se pose, comme une enigme, ces
belles intelligences en partie infructueuses. Mais parmi celles qui
meritent le plus l'etude et qui appellent longtemps le regard par
l'etendue, la serenite et une sorte de froideur, au premier aspect,
immobile, apparait surtout M. Jouffroy, celui-la meme dont nous avons
signale le premier manifeste eloquent. Dans une generation ou chacun
presque possede a un haut degre la facilite de saisir et de comprendre
ce qui s'offre, son caractere distinctif, a lui par-dessus tous, est
encore la comprehension, l'intelligence. S'il est exact, comme il le dit
quelque part, que l'air que nous respirons sache douer au berceau les
esprits distingues de notre siecle, de celle de toutes les qualites
qui est la plus difficile et la moins commune, de _l'etendue_, il faut
croire que, sur la montagne du Jura ou il est ne, un air plus vif, un
ciel plus vaste et plus clair, ont de bonne heure recule l'horizon et
fait un spectacle spacieux dans son ame comme dans sa Prunelle.

[Note 108: Le mot _distingue_, qui revient frequemment dans cet
article et qui s'applique si bien a la generation qu'on y represente, a
commence d'etre pris dans le sens ou on l'emploie aujourd'hui, a partir
de la fin du XVIIe siecle. On lit dans une lettre de Ninon vieillie au
vieux Saint-Evremond: ≪S'il (_votre recommande_) est amoureux du merite
qu'on appelle ici _distingue_, peut-etre que votre souhait sera rempli;
car tous les jours on me veut consoler de mes pertes par ce beau mot.≫
Il parait toutefois que ce mot _distingue_ pris absolument, et sans etre
determine par rien, ne fit alors qu'une courte fortune, et il n'etait
pas encore pleinement autorise a la fin du XVIIIe siecle. Je trouve
dans l'_Esprit des Journaux_, mars 1788, page 232 et suiv., une lettre
la-dessus, tiree du _Journal de Paris: Lettre d'un Gentilhomme flamand
a mademoiselle Emilie d'Ursel, agee de cinq ans_. Dans des observations
qui suivent, on repond fort bien a ce _gentilhomme flamand_, un peu
puriste, que, s'il est bon de bannir de la conversation et des ecrits
ces mots _aventuriers_ dont parle La Bruyere, qui font fortune quelque
temps, il ne faut pas exclure les expressions que le besoin introduit;
et a propos de _distingue_ tout court qui choquait alors beaucoup de
gens et que beaucoup d'autres se permettaient, on le justifie par
d'assez bonnes raisons: ≪On parle d'un peintre et on dit que c'est un
homme _distingue_: on sait bien que ce doit etre par ses tableaux;
pourquoi sera-t-on oblige de l'ajouter? Si je dis que M. l'abbe Delille
est un homme de lettres _distingue_, est-il quelque Francais qui s'avise
de me demander par quoi?

≪Pourquoi ne dirait-on pas un homme _distingue_, absolument, comme on
dit un homme _superieur_? car ce dernier indique une relation meme plus
immediate. Dans toutes les langues, et surtout dans les plus belles, les
mots qui n'ont ete employes d'abord qu'avec des regimes s'en separent
ensuite et conservent un sens tres-precis, tres-clair, meme en restant
tout seuls.≫--Nous recommandons humblement cette note au Dictionnaire de
l'Academie francaise.]

L'intelligence a un degre excellent, l'intelligence en ce qu'elle a de
large, de profond et de recueilli, de parfaitement net et clarifie,
voila donc l'attribut le plus apparent de M. Jouffroy, et qui se declare
a la premiere observation, soit qu'on juge le philosophe sur ses pages
lentes et pleines, soit qu'on assiste au developpement continu et
regulier de sa parole. Je comparerais cette intelligence a un miroir
presque plan, tres-legerement concave, qui a la faculte de s'egaler aux
objets devant lesquels il est place, et meme de les depasser en tous
sens, mais sans en fausser les rapports. Ce n'est pas de ces miroirs a
facettes qui tournent et brillent volontiers, ne representant en saillie
qu'une etroite portion de l'objet a la fois; ce n'est pas de ces miroirs
ardents, trop concentriques, d'ou nait bientot la flamme. Car il y a
aussi des intelligences trop vives, trop impatientes en presence de
l'objet. Elles ne se tiennent pas aisement a le reflechir, elles
l'absorbent ou vont au-devant, elles font irruption au travers et y
laissent d'eclatants sillons. M. Cousin, quand il n'y prend pas garde,
est sujet a cette maniere. Chez lui, l'_acies_, le _celeritas ingenii_
l'emporte; il pressent, il devine, il recompose. Il y a plus de
longanimite dans le seul emploi de l'intelligence; il ne faut nul ennui
des preliminaires et d'un appareil qui, quelquefois aussi, semble bien
lent.

A l'egard des objets de l'intelligence, on peut se comporter de deux
manieres. Tout esprit est plus ou moins arme, en presence des idees,
du bouclier ou miroir de la reflexion, et du glaive de l'invention, de
l'action penetrante et remuante: reflechir et oser. Le genie consiste
dans l'alliance proportionnee des deux moyens, avec la predominance
d'oser. M. Jouffroy, disons-nous, a surtout le miroir; dans sa premiere
periode, il se servait aussi du glaive qui simplifie, debarrasse et
ouvre des combinaisons nouvelles; il s'en servait avec mille eclairs,
quand il tranchait cette perilleuse question, _Comment les Dogmes
finissent_. Mais depuis lors, et par une loi naturelle aux esprits,
laquelle a recu chez lui une application plus prompte, c'est dans le
miroir, dans l'intelligence et l'exposition des choses, qu'il s'est par
degres replie et qu'il se deploie aujourd'hui de preference. Le miroir
en son sein est devenu plus large, plus net et plus repose que jamais,
d'une serenite admirable, bien qu'un peu glacee, un beau lac de Nantua
dans ses montagnes.

Mais tout lac, en refletant les objets, les decolore et leur imprime
une sorte d'humide frisson conforme a son onde, au lieu de la chaleur
naturelle et de la vie. Il y a ainsi a dire que l'intelligence
exclusivement etalee decolore le monde, en refroidit le tableau et est
trop sujette a le reflechir par les aspects analogues a elle-meme, par
les pures abstractions et idees qui s'en detachent comme des ombres.

Il y a a dire que l'intelligence, si fidele qu'elle soit, ne donne pas
tout, que son miroir le plus etendu ne represente pas suffisamment
certains points de la realite, meme dans la sphere de l'esprit. Le
tranchant, par exemple, et la pointe de ce glaive de volonte et de
pensee penetrante dont nous avons parle, se reflechissent assez peu et
tiennent dans l'intelligence contemplative moins de place qu'ils n'ont
reellement de valeur et d'effet dans le progres commun. Il faut avoir
agi beaucoup par les idees et continuer d'agir et de pousser le glaive
devant soi, pour sentir combien ce qui tient si peu de place a distance
a pourtant de poids et d'effet dans la melee, Or, M. Jouffroy, dans ses
lucides et placides representations d'intelligence, en est venu souvent
a ne pas tenir compte de l'action, de l'impulsion communiquee aux hommes
par les hommes, a ne croire que mediocrement a l'efficacite d'un genie
individuel vivement employe. L'energie des forces initiales l'atteint
peu. Il est trop question avec lui, au point de vue ou il se place, de
se croiser les bras et de regarder,--avec lui qui, a l'heure la plus
ardente de sa jeunesse, peignant la noble elite dont il faisait partie,
ecrivait: ≪L'esperance des nouveaux jours est en eux; ils en sont les
apotres predestines, et c'est dans leurs mains qu'est le salut du
monde... Ils ont foi a la verite et a la vertu, ou plutot, par une
providence conservatrice qu'on appelle aussi la force des choses, ces
deux images imperissables de la Divinite, sans lesquelles le monde ne
saurait aller longtemps, se sont emparees de leurs coeurs pour revivre
par eux et pour rajeunir l'humanite.≫

Et c'est ici, peut-etre, que s'explique un coin de l'enigme que nous
nous posions plus haut, au sujet de ces intelligences si superieures
a leur action et a leur oeuvre. Quand nous avons dit qu'il y a dans
l'atmosphere de cette periode du siecle quelque chose qui coupe et
attenue des talents, capables en d'autres epoques de monter au genie, et
quand M. Jouffroy a dit qu'il y a dans l'air qu'on respire quelque chose
qui procure aux esprits l'etendue, ce n'est, je le crains, qu'un
meme fait diversement exprime; car cette etendue si precoce, cette
intelligence ouverte et traversee, qui se laisse, faire et accueille
tour a tour ou a la fois toutes choses, est l'inverse de la
concentration necessaire au genie, qui, si elargi qu'il soit, tient
toujours de l'allure du glaive.

Mais voila que nous sommes deja en plein a peindre l'homme, et nous
n'avons pas encore donne l'idee de sa philosophie, de son role dans la
science, de la methode qu'il y apporte, et des resultats dont il peut
l'avoir enrichie. C'est que nous ne toucherons qu'a peine ces endroits
reguliers sur lesquels notre incompetence est grande; d'autres les
traiteront ou les ont assez traites. M. Leroux, dans un bien remarquable
article[109], a entame, avec le philosophe et le psychologiste, une
discussion capitale qu'il continuera. M. Jules Le Chevalier[110] a fait
egalement. Et puis, nous l'avouerons, comme science, la philosophie nous
affecte de moins en moins: qu'il nous suffise d'y voir toujours un noble
et necessaire exercice, une gymnastique de la pensee que doit pratiquer
pendant un temps toute vigoureuse jeunesse. La philosophie est
perpetuellement a recommencer pour chaque generation depuis trois mille
ans, et elle est bonne en cela; c'est une exploration vers les hauts
lieux, loin des objets voisins qui offusquent; elle replace sur nos
tetes a leur vrai point les questions eternelles, mais elle ne les
resout et ne les rapproche jamais. Il est, avec elle, nombre de verites
de detail, de racines salutaires que le pied rencontre en chemin; mais
dans la pretention principale qui la constitue, et qui s'adresse a
l'abime infini du ciel, la philosophie n'aboutit pas. Aussi je lui dirai
a peu pres comme Paul-Louis Courier disait de l'histoire: ≪Pourvu que ce
soit exprime a merveille, et qu'il y ait bien des verites, de saines et
precieuses observations de detail, il m'est egal a bord de quel systeme
et a la suite de quelle methode tout cela est embarque.≫ Ce n'est donc
pas le philosophe eclectique, le regulateur de la methode des faits de
conscience, le continuateur de Stewart et de Reid, celui qui, avec son
modeste ami M. Damiron, s'est installe a demeure dans la psychologie
d'abord conquise, sillonnee, et bientot laissee derriere par M. Cousin,
et qui y regne aujourd'hui a peu pres seul comme un vice-roi emancipe,
ce n'est pas ce representant de la science que nous discuterons en
M. Jouffroy[111]; c'est l'homme seulement que nous voulons de lui,
l'ecrivain, le penseur, une des figures interessantes et assez
mysterieuses qui nous reviennent inevitablement dans le cercle de notre
epoque, un personnage qui a beaucoup occupe notre jeune inquietude
contemplative, une parole qui penetre, et un front qui fait rever.

[Note 109: _Revue encyclopedique_.]

[Note 110: _Revue du Progres social_.]

[Note 111: Ce que j'ai avance de la philosophie me semble surtout vrai
de la psychologie. La psychologie en elle-meme (si je l'ose dire), a
part un certain nombre de verites de detail et de remarques fines qu'on
en peut tirer, ne sert guere qu'au sentiment solitaire du contemplateur
et ne se transmet pas. Comme science, elle est perpetuellement a
recommencer pour chacun. Le psychologiste pur me fait l'effet du pecheur
a la ligne, immobile durant des heures dans un endroit calme, au bord
d'une riviere doucement courante. Il se regarde, il se distingue dans
l'eau, et apercoit mille nuances particulieres a son visage. Son
illusion est de croire pouvoir aller au dela de ce sentiment
d'observation contemplative; car, s'il veut tirer le poisson hors de
l'eau, s'il agite sa ligne, comme, en cette sorte de peche, le poisson,
c'est sa propre image, c'est soi-meme, au moindre effort et au moindre
ebranlement, tout se trouble, la proie s'evanouit, le phenomene a saisir
n'est deja plus.]

M. Theodore Jouffroy est ne en 1796, au hameau des Pontets pres de
Mouthe, sur les hauteurs du Jura, d'une famille ancienne et patriarcale
de cultivateurs. Son grand-pere, qui vecut tard, et dont la jeunesse
s'etait passee en quelque charge de l'ancien regime, avait conserve
beaucoup de solennite, une grandeur polie et presque seigneuriale dans
les manieres. La famille etait si unie, que les biens de l'oncle et du
pere de M. Jouffroy resterent _indivis_, malgre l'absence de l'oncle qui
etait commercant, jusqu'a la mort du pere. Il fit ses premieres etudes a
Lons-le-Saulnier, sous un autre vieil oncle pretre; de la il partit pour
Dijon, ou il suivit le college sans y etre renferme, lisant beaucoup a
part des cours, et se formant avec independance. Il avait un gout marque
pour les comedies, et essaya meme d'en composer. Recu eleve de l'Ecole
Normale par l'inspecteur-general, M. Roger, qui fut frappe de son
savoir; il vint a Paris en 1813. Sa haute taille, ses manieres simples
et franches, une sorte de rudesse apre qu'il n'avait pas depouillee,
tout en lui accusait ce type vierge d'un enfant des montagnes, et qui
etait fier d'en etre; ses camarades lui donnerent le sobriquet de
_Sicambre_. Ses premiers essais a l'Ecole attestaient une lecture
immense, et particulierement des etudes historiques tres-nourries. Un
grand mouvement d'emulation animait alors l'interieur de l'Ecole; les
eleves provinciaux, entres l'annee precedente, MM. Dubois, Albrand aine,
Cayx, etc., s'etaient mis en devoir de lutter avec les eleves parisiens,
jusque-la en possession des premiers rangs. MM. Jouffroy, Damiron,
Bautain, Albrand jeune, qui survinrent en 1813, acheverent de constituer
en bon pied les provinciaux. Cette premiere annee se passa pour eux a
des exercices historiques et litteraires; il fallait la revolution de
1814 pour qu'une specialite philosophique put etre creee au sein de
l'Ecole par M. Cousin. MM. La Romiguiere et Boyer-Collard n'avaient
professe qu'a la Faculte des Lettres, mais aucun enseignement
philosophique approprie ne s'adressait aux eleves; M. Cousin eut, en
1814, l'honneur de le fonder, et MM. Jouffroy, Damiron et Bautain furent
ses premiers disciples.

Je me suis demande souvent si M. Jouffroy avait bien rencontre sa
vocation la plus satisfaisante en s'adonnant a la philosophie; je me
le suis demande toutes les fois que j'ai lu des pages historiques ou
descriptives ou sa plume excelle, toutes les fois que je l'ai entendu
traiter de l'Art et du Beau avec une delicatesse si sentie et une
expansion qui semble augmentee par l'absence, _ripae ulterioris amore_,
ou enfin lorsqu'en certains jours tristes, au milieu des matieres qu'il
deduit avec une lucidite constante, j'ai cru saisir l'ennui de l'ame
sous cette logique, et un regret profond dans son regard d'exile. Mais
non; si M. Jouffroy ne trouve pas dans la seule philosophie l'emploi
de toutes ses facultes cachees, si quelques portions pittoresques ou
passionnees restent chez lui en souffrance, il n'est pas moins fait
evidemment pour cette reflexion vaste et eclaircie. Son tort, si nous
osons percer au dedans, est, selon nous, d'avoir trop combattu le
genie actif qui s'y melait a l'origine, d'avoir efface l'imagination
platonique qui pretait sa couleur aux objets et baignait a son gre les
horizons. Un rude sacrifice s'est accompli en lui; il a fait pour le
bien, il a pris sa science au serieux et a voulu que rien de temeraire
et de hasarde n'y restat. La reserve a empiete de jour en jour sur
l'audace. En proie durant quinze annees a cet inquietant probleme de
la destinee humaine, il a voulu mettre ordre a ses doutes, a ses
conjectures, et au petit nombre des certitudes; il s'y est calme, mais
il s'y est refroidi. Sa raison est demeuree victorieuse, mais quelque
chose en lui a regrette la flamme, et son regard parait souffrant. Nous
disons qu'il a eu tort pour sa gloire, mais c'est un rare merite
moral que de faire ainsi; toute sagesse ici-bas est plus ou moins une
contrition.

Le retour de l'ile d'Elbe jeta M. Jouffroy et ses amis dans les rangs
des volontaires royaux a la suite de M. Cousin, ce qui signifie tout
simplement que ces jeunes philosophes n'etaient pas bonapartistes, et
qu'ils acceptaient la Restauration comme plus favorable a la pensee
que l'Empire. Dans un article de M. Jouffroy sur les Lettres de Jacopo
Ortis, insere au _Courrier Francais_ en 1819, je trouve exprime a nu, et
avec une fermete de style a la Salluste, ce sentiment d'opposition aux
conquetes et a la force militaire: ≪Un peuple ne doit tirer l'epee que
pour defendre ou conquerir son independance. S'il attaque ses voisins
pour les soumettre a son pouvoir, il se deshonore; s'il envahit leur
territoire sous le pretexte d'y fonder la liberte, on le trompe ou il se
trompe lui-meme. Violer tous les droits d'une nation pour les retablir,
est a la fois l'inconsequence la plus etrange et l'action la plus
injuste.

≪L'amour de la liberte commenca la Revolution francaise; l'Europe,
desavouant la politique de ses rois, nous accordait son estime et son
admiration. Mais bientot les applaudissements cesserent. La justice
avait ete foulee aux pieds par les factions; la liberte devait perir
avec elle: aussi ne la revit-on plus. Le nom seul subsista quelques
annees, pour accrediter aupres du peuple des chefs ambitieux et servir
d'instrument a l'etablissement du despotisme.

≪Le mal passa dans les camps. La fin de la guerre fut corrompue, et
l'heroisme de nos soldats prostitue. L'epee francaise devait etre
plantee sur la frontiere delivree, pour avertir l'Europe de notre
justice. On la promena en Allemagne, en Hollande, en Suisse, en Italie.
Elle fit partout de funestes miracles: on vit bien qu'elle pouvait tout,
mais on ne vit pas ce qu'elle saurait respecter.≫

Ce que M. Jouffroy exprimait si energiquement en 1819, il ne le sentait
pas moins vivement en 1815, sous le coup d'une premiere invasion et a la
menace d'une seconde. Ses craintes realisees, et dans toute l'amertume
du role de vaincu, il reprit avec ses amis les etudes philosophiques; un
sentiment exalte de justice et de devoir dominait ce jeune groupe; ils
etaient dans leur periode stoique, dans cette periode de Fichte, par
ou passent d'abord toutes les ames vertueuses. M. Jouffroy gagna le
doctorat avec deux theses remarquables, l'une sur _le Beau et le
Sublime_, et l'autre sur _la Causalite_. A partir de 1816, il devint
maitre de conferences a l'Ecole, et fut en meme temps attache au college
Bourbon jusqu'en 1822, epoque ou M. Corbiere, qui avait brise l'Ecole,
le destitua aussi de ses fonctions au college. M. Jouffroy, au sortir de
l'Ecole, entretenait une correspondance active d'idees et d'epanchements
avec ses amis disperses en province, avec MM. Damiron et Dubois
particulierement, qu'on avait envoyes a Falaise, et ensuite avec ce
dernier, a Limoges. C'etaient souvent des saillies d'imagination
philosophique, non pas sur un tel point special et borne, mais sur
l'ensemble des choses et leur harmonie, sur la destinee future, le role
des planetes dans l'ascension des ames, et l'esperance de rejoindre
en ces Elysees superieurs les devanciers illustres qu'on aura le plus
aimes, Platon ou Montaigne. On surprend la tout a nu l'homme qui plus
tard, et deja tempere par la methode, n'a pu s'empecher de lancer
ses ingenieux et hardis paradoxes sur _le Sommeil_, et qui consacre
plusieurs lecons de son cours a la question de _la vie anterieure_.
C'etaient encore, dans cette correspondance, des retours de desir vers
le pays natal, vers la montagne d'ou il tirait sa source, et le besoin
de peindre a ses amis qui les ignoraient, ces grands tableaux naturels
dont il etait sevre: ≪Qui vous dira la fraicheur de nos fontaines,
la modeste rougeur de nos fraises? qui vous dira les murmures et les
balancements de nos sapins, le vetement de brouillard que chaque matin
ils prennent, et la funebre obscurite de leurs ombres? et l'hiver, dans
la tempete, les tourbillons de neige souleves, les chemins disparus sous
de nouvelles montagnes, l'aigle et le corbeau qui planent au plus haut
de l'air, les loups sans asile, hurlant de faim et de froid, tandis que
les familles s'assemblent au bruit des toits ebranles, et prient Dieu
pour le voyageur? O mon pays que je regrette, quand vous reverrai-je?≫

En 1820, ayant perdu son pere, il revit ce Jura tant desire, et toute
sa chere Helvetie. Il fit ce voyage avec M. Dubois, qui, place alors
a Besancon, et lui-meme atteint de cruelles douleurs et pertes
domestiques, y cherchait un allegement dans l'entretien de l'amitie et
dans les impressions pacifiantes d'une majestueuse nature. M. Dubois a
ecrit et a bien voulu nous lire un recit de cette epoque de sa vie ou
son ame et celle de M. Jouffroy se confondirent si etroitement. Un tel
morceau, puissant de chaleur et minutieux de souvenirs, ou revivent
a cote des circonstances individuelles les emotions religieuses et
politiques d'alors, serait la revelation biographique la plus directe,
tant sur les deux amis que sur toute la generation d'elite a laquelle
ils appartiennent. Mais il faut se borner a une pale idee. Apres avoir
reconnu et salue le toit patriarcal, le bois de sapins en face, a
gauche, qui projette en montant ses _funebres ombres_, avoir foule la
mousse epaisse, les humides lisieres ou sont les fraises, et s'etre
assis derriere le rucher d'abeilles, dont le miel avait enduit des le
berceau une levre eloquente, il s'agissait pour les deux amis de se
donner le spectacle des Alpes; pour M. Jouffroy, de les revoir et de les
montrer; pour M. Dubois, de les decouvrir;--car c'etait tout au plus si
ce dernier les avait, en venant, apercues de loin a l'horizon dans la
brume, et comme un ruban d'argent. M. Jouffroy conduisit donc son ami
un matin, des avant le lever du soleil, a travers les vallees et les
prairies, jusqu'a la pente de la Dole qu'ils gravirent. La Dole est le
point culminant du Jura, et ou le Doubs prend sa source. En montant par
un certain versant et par des sentiers bien choisis, on arrive au plus
haut sans rien decouvrir, et, au dernier pas exactement qui vous porte
au plateau du sommet, tout se declare. C'est ce qui eut lieu pour M.
Dubois, a qui son guide habile menageait la surprise: ≪Toutes les Alpes,
comme il le dit, jaillirent devant lui d'un seul jet!≫ L'amphitheatre
glorieux encadrant le pays de Vaud, le miroir du Leman, dans un coin la
Savoie rabaissee au pied du Mont-Blanc sublime; cet ensemble solennel
que la plume, quand l'oeil n'a pas vu, n'a pas le droit de decrire; la
vapeur et les rayons du matin s'y jouant et luttant en mille manieres,
voila ce qui l'assaillit d'abord et le stupefia. M. Jouffroy, plus
familier a l'admiration de ces lieux, en jouissait tout en jouissant de
l'immobile extase de l'ami qu'il avait guide; il reportait son regard
avec sourire tantot sur le spectacle eclatant, et tantot sur le
visage ebloui; il etait comme satisfait de sa lente demonstration si
magnifiquement couronnee, il etait satisfait de sa montagne. A quelques
pas en avant, un patre debout, les bras croises et appuye sur son baton,
semblait aussi absorbe dans la grandeur des choses; le philosophe en fut
vivement frappe, et dit: ≪Il y a en cette ame que voila toutes les memes
impressions que dans les notres.≫--Les images nombreuses et si belles
dans la bouche de M. Jouffroy, ou le patre intervient souvent, datent de
cette rencontre; c'est ce qui lui a fait dire dans son emouvant discours
sur _la Destinee humaine_: ≪Le patre reve comme nous a cette infinie
creation dont il n'est qu'un fragment; il se sent comme nous perdu dans
cette chaine d'etres dont les extremites lui echappent; entre lui et les
animaux qu'il garde, il lui arrive aussi de chercher le rapport; il lui
arrive de se demander si, de meme qu'il est superieur a eux, il n'y
aurait pas d'autres etres superieurs a lui..., et de son propre droit,
de l'autorite de son intelligence qu'on qualifie d'infirme et de bornee,
il a l'audace de poser au Createur cette haute et melancolique question:
Pourquoi m'as-tu fait? et que signifie le role que je joue ici-bas?≫
Dans ses lecons sur _le Beau_, qui par malheur n'ont ete nulle part
recueillies, M. Jouffroy disait frequemment d'une voix penetree: ≪Tout
parle, tout vit dans la nature; la pierre elle-meme, le mineral le plus
informe vit d'une vie sourde, et nous parle un langage mysterieux; et ce
langage, le patre, dans sa solitude, l'entend, l'ecoute, le sait autant
et plus que le savant et le philosophe, autant que le poete!≫

Lorsque les amis voulurent redescendre du sommet, M. Jouffroy s'etant
adresse au patre pour le choix d'un certain sentier, le patre, sans
sortir de son silence, fit signe du baton et rentra dans son immobilite.
Avant de savoir que M. Jouffroy avait eu cette matinee culminante sur
la Dole, qu'il avait remarque ce patre sur ce plateau, et que sa
contemplation avait trouve a une heure determinee de sa jeunesse une
forme de tableau si en rapport et si harmonieuse, je me l'etais souvent
figure, en effet, sur un plateau eleve des montagnes, avec moins de
soleil, il est vrai, avec un horizon moins meuble de realites et
d'images, bien qu'avec autant d'air dans les cieux. A propos de son
cours sur _la Destinee humaine_, ou il semblait n'indiquer qu'a peine
aux jeunes ames inquietes un sentier religieux qu'on aurait voulu alors
lui entendre nommer, on disait dans un article du _Globe_ de decembre
1830: ≪Comme un pasteur solitaire, melancoliquement amoureux du desert
et de la nuit, il demeure immobile et debout sur son tertre sans
verdure; mais du geste et de la voix il pousse le troupeau qui se presse
a ses pieds et qui a besoin d'abri, il le pousse a tout hasard au
bercail, du seul cote ou il peut y en avoir un.≫

Le propre de M. Jouffroy, c'est bien de tout voir de la montagne; s'il
envisage l'histoire, s'il decrit geographiquement les lieux, c'est par
masses et formes generales, sans scrupule des details, et avec une sorte
de verite ou d'illusion toujours majestueuse. ≪Les evenements, a-t-il
dit quelque part, sont si absolument determines par les idees, et les
idees se succedent et s'enchainent d'une maniere si fatale, que la seule
chose dont le philosophe puisse etre tente, c'est de se croiser les bras
et de regarder s'accomplir des revolutions auxquelles les hommes peuvent
si peu.≫ Voila tout entier dans cet aveu notre philosophe-pasteur: voir,
regarder, assister, comprendre, expliquer. Aussi cette promenade sur la
Dole est-elle une merveilleuse figure de la destinee de M. Jouffroy.
Chacun, en se souvenant bien, chacun a eu de la sorte son Sinai dans sa
jeunesse, sa mysterieuse montagne ou la destinee s'est comme offerte aux
yeux, mieux eclairee seulement qu'elle ne le sera jamais depuis. Nul
ne le sait que nous; et ce que le monde admire ensuite de nos oeuvres,
n'est guere que le reflet affaibli et l'ombre d'un sublime moment
envole.

Dans cette ascension de la Dole, j'ai oublie, pour completer la scene,
de dire qu'outre les deux amis et le patre, il y avait la un vieux
capitaine de leur connaissance, redevenu campagnard, revolutionnaire de
vieille souche et grand lecteur de Voltaire. Comme il redescendait le
premier dans le sentier indique, et qu'il voyait les deux amis avoir
peine a se detacher du sommet et se retourner encore, il les gourmandait
de leur lenteur, en criant: ≪Quand on a vu, on a vu!≫ Ce capitaine
voltairien, pres du patre, dut paraitre au philosophe le bon sens
goguenard et prosaique, a cote du bon sens naif et profond.

Quelquefois, a travers leurs courses de la journee, il arrivait aux deux
amis de passer a diverses reprises la frontiere; ils se sentaient plus
libres alors, soulages du poids que le regime de ce temps imposait aux
nobles ames, et ils entonnaient de concert _la Marseillaise_, comme un
defi et une esperance. Le soir, quand ils trouvaient des feux presque
eteints, qu'avaient allumes les bergers, ils s'asseyaient aupres, et M.
Jouffroy, en y apportant des branches pour les ranimer, se rappelait les
irruptions des Barbares, lesquels, comme des brassees de bois vert,
la Providence avait jetes de temps a autre dans le foyer expirant des
civilisations. Nul, s'il l'avait voulu, n'aurait eu plus que lui, au
service de sa pensee, de ces grandes images agrestes et naturelles.

En 1821, de retour a Paris, MM. Jouffroy et Dubois exercerent l'un
sur l'autre une influence continue fort vive: M. Jouffroy initiait
philosophiquement son ami qui n'avait pas, jusque-la, secoue tout a fait
l'autorite en matiere religieuse; M. Dubois entrecoupait par ses elans
politiques ce qu'aurait eu de trop metaphysique et speculatif le cours
d'idees du philosophe. Leur sante a tous deux s'etait fort alteree.
M. Jouffroy acquit des lors cette constitution plus nerveuse et cette
delicatesse fine de complexion, si d'accord avec son ame, mais que
quelque chose de plus robuste avait dissimulee. M. Cousin s'etait engage
dans le carbonarisme et y poussait avec proselytisme; apres quelque
hesitation, les deux amis y entrerent, mais par M. Augustin Thierry,
dans une vente dont faisaient partie MM. Scheffer, Bertrand, Roulin,
Leroux, Guinard, etc.; ils ne manquerent a aucune des demonstrations
civiques qui eurent lieu au convoi de Lallemand et a celui de Camille
Jordan. En 1822, M. Jouffroy fut destitue; M. Dubois l'etait deja. En
1823, notre philosophe ecrivait dans la solitude cet article, _Comment
les Dogmes finissent_, ou eclatent la vertu et la foi fremissantes sous
la persecution, ou retentit dans le langage de la philosophie comme un
echo sacre des catacombes. M. Jouffroy ne s'est jamais eleve a une plus
grande hauteur d'audace que dans cette inspiration refoulee; depuis il
s'est epanche, etendu, elargi, en descendant a la maniere des fleuves,
dont le flot peut s'accroitre, mais ne regagne plus le niveau de la
source.--En septembre 1824, _le Globe_ fut fonde.

Il semble aujourd'hui, a ouir certaines gens, que _le Globe_ n'eut pour
but que de faire arriver plus commodement au pouvoir messieurs les
doctrinaires grands et petits, apres avoir passe six longues annees a
s'encenser les uns les autres. Peu de mots remettront a leur place ces
ignorances et ces injures. M. Dubois, destitue, traduisait la Chronique
de Flodoard pour la collection de M. Guizot, ecrivait quelques articles
aux _Tablettes universelles_, qui trop tot manquerent, se devorait enfin
dans l'intimite d'hommes fervents, etouffes comme lui, et dans
les conversations brulantes de chaque jour. M. Leroux, qui, apres
d'excellentes etudes faites a Rennes au meme college que M. Dubois,
et avant de prendre rang comme une des natures de penseur les plus
puissantes et les plus ubereuses d'aujourd'hui, etait simplement ouvrier
typographe, M. Leroux avait imagine, avec M. Lachevardiere, imprimeur,
d'entreprendre un journal utile, compose d'extraits de litterature
etrangere, d'analyses des principaux voyages et de faits curieux et
instructifs rassembles avec choix. Il communiqua son cadre d'essai a M.
Dubois, qui jugea que, dans cette simple idee de magasin a l'anglaise,
il n'y avait pas assez de chance d'action; qu'il fallait y implanter une
portion de doctrine, y introduire les questions de liberte litteraire,
se poser contre la litterature imperiale, et, sans songer a la politique
puisqu'on etait en pleine Censure, fonder du moins une critique nouvelle
et philosophique. Des deux idees combinees de MM. Leroux et Dubois,
naquit _le Globe_; mais celle de M. Dubois, bien que venue a l'occasion
de l'autre, etait evidemment l'idee active, saillante et necessaire;
aussi imprima-t-il au _Globe_ le caractere de sa propre physionomie.
M. Leroux y maintint toutefois sur le second plan l'execution de son
projet; et toute cette matiere de voyages, de faits etrangers, de
particularites scientifiques, qui occupa longtemps les premieres pages
du _Globe_ avant l'invasion de la politique quotidienne, etait menagee
par lui. Sous le rapport des doctrines et de l'influence morale, M.
Leroux ne se fit d'ailleurs au _Globe_, jusqu'en 1830, qu'une position
bien inferieure a ses rares merites et a sa portee d'esprit; par
modestie, par fierte, cachant des convictions entieres sous une bonhomie
qu'on aurait du forcer, il s'effaca trop; quatre ou cinq morceaux de
fonds qu'il se decida a y ecrire frapperent beaucoup, mais ne l'y
assirent pas au rang qu'il aurait fallu. Il dirigeait le materiel du
journal, mais en fait d'idees il y passa toujours plus ou moins pour un
reveur. Ses opinions, afin de prevaloir, avaient besoin d'arriver par M.
Dubois[112].

[Note 112: Nous laissons subsister cette page qui fut exacte, nous la
maintenons, bien que nos sentiments et nos jugements a l'egard de M.
Leroux aient change a mesure qu'il changeait lui-meme. Ce n'est plus de
sa modestie qu'il semblerait a propos de venir parler aujourd'hui. Lui
aussi il est entre a pleines voiles, comme tant d'autres, dans cet Ocean
Pacifique de l'orgueil, et il a franchi son detroit de Magellan. Nous
l'avions connu et aime homme _distingue_, nous l'abandonnons revelateur
et prophete. Mais nous irions jusqu'a regretter de l'avoir connu et
loue, quand nous le voyons provoquer l'outrage, a propos de Jouffroy
mort, contre les amis les plus chers et les plus consciencieux de
cet homme excellent, quand nous le voyons deverser l'amertume sur
l'irreprochable et integre M. Damiron; et tout cela parce que M. Leroux
veut faire de Jouffroy son _precurseur_ comme il a fait de M. Cousin son
_Antechrist_.--Qu'il nous suffise de repeter ici que, nonobstant toutes
les variations subsequentes, cet historique du _Globe_ reste d'une
parfaite exactitude.]

M. Dubois s'etait donc mis a l'oeuvre en septembre 1824, seconde de M.
Leroux, et moyennant les avances financieres de M. Lachevardiere. MM.
Jouffroy et Damiron, ses amis intimes, ne pouvaient lui manquer. M.
Trognon travailla aussi des les premiers numeros. Comme il y avait
exposition de peinture au debut, M. Thiers se chargea d'en rendre
compte; sauf ce coup de main du commencement, il ne donna rien depuis au
journal. M. Merimee donna quelque chose d'abord, mais ne continua pas sa
collaboration. Quelques jeunes gens, eleves distingues de MM. Jouffroy
et Damiron, entrerent de bonne heure, parmi lesquels MM. Vitet et
Duchatel, qui n'etaient pas plus des doctrinaires alors que M. Thiers.
Ils connaissaient les doctrinaires sans doute, ils etaient lies, ainsi
que leurs maitres, avec M. Guizot, avec M. de Broglie, peut-etre de loin
avec M. Royer-Collard; personne dans cette reunion commencante
n'en etait aux prejuges brutaux et aux declamations ineptes du
_Constitutionnel_; mais par M. Dubois, ame du journal, un vif sentiment
revolutionnaire et girondin se tenait en garde; et, des que la Censure
fut levee, cette pointe genereuse perca en toute occasion. M. de
Remusat, le plus doctrinaire assurement des redacteurs du _Globe_ par la
subtilite de son esprit, par ses habitudes et ses liens de societe, ne
toucha longtemps que des sujets de pure litterature et de poesie; ce
qu'il faisait avec une souplesse bien elegante. M. Duvergier de Hauranne
n'avait pas a un moindre degre la preoccupation litteraire, et son zele
spirituel s'attaquait, dans l'intervalle de ses voyages d'Italie et
d'Irlande, a des points delicats de la controverse romantique. Ce n'est
guere a M. Magnin toujours net et progressif, ou a M. Ampere survenu
plus tard et adonne aux excursions studieuses, qu'on imputera un role
dans la pretendue ligue. _Le Globe_ n'a pas ete fonde et n'a pas grandi
sous le patronage des doctrinaires, c'est-a-dire des trois ou quatre
hommes eminents a qui s'adressait alors ce nom. La bourse de M.
Lachevardiere, l'idee de M. Leroux, l'impulsion de M. Dubois, voila les
donnees primitives; des jeunes gens pauvres, des talents encore obscurs,
des proscrits de l'Universite, ce furent les vrais fondateurs; la
generation des salons qui s'y joignit ensuite n'etouffa jamais l'autre.

Le public, qui aime a faire le moins de frais possible en renommee, et
qui est dur a accepter des noms nouveaux, voyant _le Globe_ surgir,
tenta d'en expliquer le succes, et presque le talent, par l'influence
invisible et supreme de quelques personnages souvent cites. Ces
personnages etaient sans doute bienveillants au _Globe_, mais cette
bienveillance, temperee de blame frequent ou meme d'epigrammes legeres,
ne justifiait pas l'honneur qu'on leur en faisait. Financierement,
lorsqu'en 1828, _le Globe_ devenant tout a fait politique, M.
Lachevardiere retira ses capitaux, M. Guizot, seul parmi les
doctrinaires d'alors, prit une action. M. de Broglie aida au
cautionnement; mais c'etait un simple placement de fonds sans enjeu.
Du reste, occupes de leurs propres travaux, ces messieurs n'ont jamais
contribue de leur plume a l'illustration du journal; une seule fois,
s'il m'en souvient, M. Guizot ecrivit une colonne officieuse sur un
tableau de M. Gerard; peut-etre a-t-il recidive pour quelque autre cas
analogue, mais c'est tout. M. de Barante n'a fait qu'un seul article; M.
de Broglie n'y a jamais ecrit. Les pretendus patrons hantaient si peu ce
lieu-la, qu'il a ete possible a l'un des redacteurs assidus de n'avoir
pas, une seule fois durant les six ans, l'honneur d'y rencontrer leur
visage. La verdeur de certains articles allait, de temps a autre,
eveiller leur severite et raviver les nuances. M. Royer-Collard reprouva
hautement l'article pour lequel M. Dubois fut mis en cause et condamne,
quelques mois avant juillet 1830. M. Cousin lui-meme, bien que plus
rapproche du journal par son age et par ses amis, s'en separait crument
dans la conversation; il ne repondait pas de ses disciples, il censurait
leur marche, et savait marquer plus d'un defaut avec quelque trait de
cette verve incomparable qu'on lui pardonne toujours, et que _le Globe_
ne lui paya jamais qu'en respects.

Si l'on examine enfin l'allure et le langage du _Globe_ depuis qu'il
devint expressement politique, c'est-a-dire sous les ministeres
Martignac et Polignac, on y trouve une hardiesse, une fermete de ton
qu'aucun organe de l'opposition d'alors n'a surpassees. Le ministere
Martignac y fut attaque de bonne heure avec une exigence dont MM. de
Remusat, Duchatel et Duvergier de Hauranne ont quelque droit aujourd'hui
de s'etonner. La question des Jesuites et de la liberte absolue
d'enseignement preta jusqu'au bout, sous la plume de M. Dubois, a une
controverse, excentrique si l'on veut, et par trop chevaleresque pour le
moment, mais du moins aussi peu doctrinaire que possible. M. de Remusat,
qui traita presque seul la politique des derniers mois avant Juillet,
durant la prison de M. Dubois, ne detourna pas un seul instant le
journal de la ligne extreme ou il etait lance; vers cette fin de la
lutte, toutes les pensees n'en faisaient qu'une pour la delivrance, il
semblait meme qu'il y eut dans cette redaction du _Globe_ des vues et
des ressources d'avenir plus vastes qu'ailleurs. Quand M. Thiers, au
debut du _National_, developpait sa theorie constitutionnelle, et venait
professer Delorme comme resume de son Histoire de la Revolution, ces
articles ingenieux etaient regardes comme de purs jeux de forme et
des fictions un peu vaines au prix de la grande question populaire
et sociale; et ce n'etait pas M. Dubois seulement qui jugeait ainsi,
c'etait M. Duchatel ou tout autre. S'il y avait alors dissidence
marquee, division au _Globe_ en quelque matiere, cette dissidence
portait, le dirai-je? sur la question dite romantique. L'ecole
romantique des poetes ne put jamais faire irruption au _Globe_, et
le gagner comme organe a elle; mais elle y avait des allies et des
intelligences. M. Leroux, M. Magnin, et celui qui ecrit ces lignes,
penchaient plus ou moins du cote novateur en poesie; MM. Dubois,
Duvergier, de Remusat, et l'ensemble de la redaction, etaient en
mefiance, quoique generalement bienveillants. Tous ces petits mouvements
interieurs se dessinerent avec feu a l'occasion du drame de _Hernani_,
qui eut pour resultat d'augmenter la bienveillance. Mais, helas!
rapprochement litteraire, union politique, tout cela manqua bientot.

Au _Globe_, M. Jouffroy tint une grande place; il etait le philosophe
generalisateur, le dogmatique par excellence, de meme que M. Damiron
etait le psychologue analyste et sagace, de meme que M. Dubois etait
le politique emu et acere, le critique chaleureux. Independamment des
articles recueillis dans le volume des _Melanges_, M. Jouffroy en a
ecrit plusieurs sur des sujets d'histoire ou de geographie, et y a porte
sa large maniere. Il cherchait a tirer des antecedents historiques, des
conditions geographiques et de l'esprit religieux des peuples, la loi de
leur mouvement et de leur destinee. Les resultats les plus generaux de
ses meditations a ce sujet sont consignes dans deux lecons d'un cours
particulier professe par lui en 1826 (_de l'Etat actuel de l'Humanite_).
Il ne s'y interdisait pas, comme il l'a trop fait depuis, l'impulsion
active et stimulante, l'appel a l'energie morale d'un chacun; il n'y
imposait pas, comme dans ses articles sur mistress Trolloppe, le calme
et le quietisme brahmanique aux assistants eclaires, sous peine
de decheance aveugle et de fatuite. Au contraire, il y marquait
l'initiative a la civilisation chretienne, et le devoir d'agir a chacun
de ses membres; il y disait avec plainte: ≪Comment aurions-nous des
hommes politiques, des hommes d'Etat, quand les questions dont la
solution reflechie peut seule les former ne sont pas meme poses, pas
meme soupconnees de ceux qui sont assis au gouvernail; quand, au lieu
de regarder a l'horizon, ils regardent a leurs pieds; quand, au lieu
d'etudier l'avenir du monde, et dans cet avenir celui de l'Europe, et
dans celui de l'Europe la mission de leur pays, ils ne s'inquietent, ils
ne s'occupent que des details du menage national?... Nous ne concevons
pas que tant de gens de conscience se jettent dans les affaires
politiques, et poussent le char de notre fortune dans un sens ou clans
un autre, avant d'avoir songe a se poser ces grandes questions.... Je
sais que la marche de l'humanite est tracee, et que Dieu n'a pas laisse
son avenir aux chances des faiblesses et des caprices de quelques
hommes: mais ce que nous ne pouvons empecher ni faire, nous pouvons du
moins le retarder ou le precipiter par notre mauvaise ou bonne conduite.
Dans les larges cadres de la destinee que la Providence a faite au
monde, il y a place pour la vertu et la folie des hommes, pour le
devouement des heros et l'egoisme des laches.≫

C'etait dans sa chambre de la rue du Four-Saint-Honore, a l'ouverture
d'un des cours particuliers auxquels le confinait l'interdiction
universitaire, que M. Jouffroy s'exprimait ainsi. Ces cours prives
etaient fort recherches; quelques esprits deja murs, des camarades du
maitre, des medecins depuis celebres, une elite studieuse des salons,
plusieurs representants de la jeune et future pairie, composaient
l'auditoire ordinaire, peu nombreux d'ailleurs, car l'appartement etait
petit, et une reunion plus apparente serait aisement devenue suspecte
avant 1828. On se rendait, une fois par semaine seulement, a ces
predications de la philosophie; on y arrivait comme avec ferveur et
discretion; il semblait qu'on y vint puiser a une science nouvelle et
defendue, qu'on y anticipat quelque chose de la foi epuree de l'avenir.
Quand les quinze ou vingt auditeurs s'etaient rassembles lentement, que
la clef avait ete retiree de la porte exterieure, et que les derniers
coups de sonnette avaient cesse, le professeur, debout, appuye a la
cheminee, commencait presque a voix basse, et apres un long silence. La
figure, la personne meme de M. Jouffroy est une de celles qui frappent
le plus au premier aspect, par je ne sais quoi de melancolique, de
reserve, qui fait naitre l'idee involontaire d'un mysterieux et noble
inconnu. Il commencait donc a parler; il parlait du Beau, ou du Bien
moral, ou de l'immortalite de l'ame; ces jours-la, son teint plus
affaibli, sa joue legerement creusee, le bleu plus profond de son
regard, ajoutaient dans les esprits aux reminiscences ideales du
_Phedon_. Son accent, apres la premiere moitie assez monotone, s'elevait
et s'animait; l'espace entre ses paroles diminuait ou se remplissait
de rayons. Son eloquence deployee prolongeait l'heure et ne pouvait se
resoudre a finir. Le jour qui baissait agrandissait la scene; on ne
sortait que croyant et penetre, et en se felicitant des germes recus.
Depuis qu'il professe en public, M. Jouffroy a justifie ce qu'on
attendait de lui; mais pour ceux qui l'ont entendu dans l'enseignement
prive, rien n'a rendu ni ne rendra le charme et l'ascendant d'alors[113].

[Note 113: Voir, si l'on veut, dans les poesies de Joseph Delorme deux
pieces adressees a M. Jouffroy, qui n'y est pas nomme, l'une a M***: _O
vous qui lorsque seul_, etc., etc.; et l'autre qui a pour titre: _Le
Soir de la Jeunesse_. Nous ne croyons pas nous tromper en disant que
cette derniere piece a ete egalement inspiree par lui.--Dans une
derniere edition de _Joseph Delorme_ (1861), on peut lire (page 299) une
lettre de Jouffroy adressee a l'auteur; il s'etait en partie reconnu.]

M. Jouffroy en etait, en ces annees-la, a cette periode heureuse ou luit
l'etoile de la jeunesse, a la periode de nouveaute et d'invention; il se
sentait, a l'egard de chaque verite successive, dans la fraicheur d'un
premier amour; depuis, il se repete, il se souvient, il developpe. Le
malheur a voulu qu'avec sa facilite de parler et son indolence d'ecrire,
il ait improvise ses lecons les plus neuves, et qu'elles n'aient nulle
part ete fixees dans leur verve delicate et leur vivacite naissante. M.
Jouffroy se determine malaisement a ecrire, bien qu'une fois a l'oeuvre
sa plume jouisse de tant d'abondance. Il n'a publie d'original que la
preface en tete des _Esquisses morales_ de Stewart, et ses articles,
la plupart recueillis dans les _Melanges_: l'introduction promise des
Oeuvres de Reid n'a pas paru. Philosophe et demonstrateur eloquent
encore plus qu'ecrivain, la forme, qui a tant d'attrait pour l'artiste,
convie peu M. Jouffroy; il souffre evidemment et retarde le plus
possible de s'y emprisonner; il la deborde toujours. La lutte etroite,
la joute de la pensee et du style ne lui va pas. Il ne s'applique point
a la fermete de Pascal; sa forme, a lui, quand il lui en faut une, est
belle et ample, mais lachee, comme on dit.

Saint Jerome appelle quelque part saint Hilaire, eveque de Poitiers, _le
Rhone de l'eloquence gauloise_. M. Jouffroy serait bien plutot une Loire
epanouie qu'un Rhone impetueux, comme elle lent, large, inegalement
profond, noyant demesurement ses rives.

M. Jouffroy, entre a la Chambre depuis deux ans, a montre peu
d'inclination pour la politique, et s'est a peine efforce d'y reussir.
On le concoit; dans ses habitudes de pensee et de parole, il a besoin
d'espace et de temps pour se derouler, et de silence en face de lui.
Il avait contre son debut, dans cette assemblee assez vulgaire, d'etre
suspect de metaphysique des le moindre preambule. Et pourtant la parole,
hardiment prise en deux ou trois occasions, eut vaincu ce prejuge; M.
Jouffroy aurait eu beau jeu a entamer la question europeenne selon ses
idees de tout temps, a tracer le role oblige de la France, et a fletrir
pour le coup la politique _de menage_ a laquelle on l'assujettit: il
n'en a rien fait, soit que l'humeur contemplative ait predomine et
l'ait decourage de l'effort individuel, soit que, voyant une Chambre si
ouverte a entendre, il ait souri sur son banc avec dedain[114].

[Note 114: M. Jouffroy, depuis, s'est decide a parler, et il l'a
fait avec le succes que nous presagions, bien que dans un sens un peu
different de celui qui nous semblait probable a cette date de decembre
1833, et que nous eussions prefere.]

Car, malgre tout le progres de la disposition contemplative, il y a en
M. Jouffroy le cote dedaigneux, ironique, l'ancien cote actif refoule,
qui se fait sentir amerement par retours, et qui tranche, comme un
eclair, sur un grand fonds de calme et d'ennui. Il y a le vieil homme,
qui fut severe au passe, hostile aux revelations, l'adversaire railleur
du baron d'Eckstein, le philosophe qui ignore et supprime ce qui le
gene, comme Malebranche supprimait l'histoire. Il y a l'aristocratie
du penseur et du montagnard, froideur et hauteur, le premier mouvement
susceptible et chatouilleux, la levre qui s'amincit et se pince, une
rougeur rapide a une joue qui soudain palit.

Mais il y a tout aussitot et tres-habituellement le cote bon,
plebeien, condescendant, explicatif et affectueux, qui s'accommode aux
intelligences, qui, au sortir d'un paradoxe presque outrageux, vous
demontre au long des clartes et sait y demeler de nouvelles finesses;
une disposition humaine et morale, une bienveillance qui prend interet,
qui ne se degoute ni ne s'emousse plus. L'idee de devoir preside a
cette noble partie de l'ame que nous peignons; si le premier mouvement
s'echappe quelquefois, la seconde pensee repare toujours.

Outre les travaux et ecrits ulterieurs qu'on a droit d'esperer de M.
Jouffroy, il est une oeuvre qu'avant de finir nous ne pouvons nous
empecher de lui demander, parce qu'il nous y semble admirablement
propre, bien que ce soit hors de sa ligne apparente. On a reproche a
quelques endroits de sa psychologie de tenir du roman; nous sommes
persuade qu'un roman de lui, un vrai roman, serait un tresor de
psychologie profonde. Qu'il s'y dispose de longue main, qu'il termine
par la un jour! il s'y fondera a cote de la science une gloire plus
durable; Petrarque doit la sienne a ses vers vulgaires, qui seuls ont
vecu. Un roman de M. Jouffroy (et nous savons qu'il en a deja projete),
ce serait un lieu sur pour toute sa psychologie reelle, qui consiste,
selon nous, en observations detachees plutot qu'en systeme; ce serait
un refuge brillant pour toutes les facultes poetiques de sa nature qui
n'ont pas donne. Je la vois d'ici d'avance, cette histoire du coeur, ce
_Woldemar_ non subtil, bien superieur a l'autre de Jacobi. L'exposition
serait lente, spacieuse, aeree, comme celles de l'Americain dont
l'auteur a tant aime la prairie et les mers[115]. Il y aurait des l'abord
des paturages inclines et de ces tableaux de moeurs antiques que savent
les hommes des hautes terres. Les personnages surviendraient dans cette
region avec harmonie et beaute. Le heros, l'amant, flotterait de
la passion a la philosophie, et on le suivrait pas a pas dans ses
defaillances touchantes et dans ses reprises genereuses. Comme l'amitie,
comme l'amour naissant qui s'y cache, se revetiraient d'un coloris sans
fard, et nous livreraient quelques-uns de leurs mysteres par des aspects
aplanis! Comme les pales et arides intervalles s'etendraient avec
tristesse jusqu'au sein des vertes annees! Que la lutte serait longue,
marquee de sacrifice, et que le triomphe du devoir couterait de pleurs
silencieux! Allez, osez, o Vous dont le drame est deja consomme au
dedans; remontez un jour en idee cette Dole avec votre ami vieilli; et
la, non plus par le soleil du matin, mais a l'heure plus solennelle du
couchant, reposez devant nous le melancolique probleme des destinees;
au terme de vos recits abondants et sous une forme qui se grave,
montrez-nous le sommet de la vie, la derniere vue de l'experience, la
masse au loin qui gagne et se deploie, l'individu qui souffre comme
toujours, et le divin, l'inconsole desir ici-bas du poete, de l'amant et
du sage!
Decembre 1833.

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