≪Il n'a pas encore d'idees arretees; il cherche a connaitre et vit avec les livres plus qu'avec les hommes; il ramene tout, par desir d'unite, par elan de pensee, par ignorance, au point de vue le plus simple et le plus abstrait; il raisonne au lieu d'observer, il est logicien intraitable; le droit non-seulement domine, mais opprime le fait.
≪Plus tard on apprend que toute doctrine a sa raison, tout interet son droit, toute action son explication et presque son excuse.
≪On s'etablit dans la vie; on est las de ce qu'il y a de roide et de contemplatif dans les premieres annees de la jeunesse; on est un peu plus avant dans le secret des Dieux; on sent qu'on a a vivre pour soi, pour son bien-etre, son plaisir, pour le developpement de toutes ses facultes, et non-seulement pour realiser un type abstrait et simple; on vit de tout son corps et de toute son ame, avec des hommes, et non seul avec des idees. Le sentiment de la vie, de l'effort contraire, de l'action et de la reaction, remplace la conception de l'idee abstraite et subtile, et morte pour ainsi dire, puisqu'elle n'est pas incarnee dans le monde... On va, on sent avec la foule; on a failli parce qu'on a vecu, et l'on se prend d'indulgence pour les fautes des autres. Toutes nos erreurs nous sont connues; l'aprete de nos jugements d'autrefois nous revient a l'esprit avec honte; on laisse desormais pour le monde le temps faire ce qu'il a fait pour nous, c'est-a-dire eclairer les esprits, moderer les passions.≫
Il n'etait pas temps encore pour Farcy de rentrer dans l'Universite; le ministere de M. de Vatimesnil ne lui avait donne qu'un court espoir. Il accepta donc un enseignement de philosophie dans l'institution de M. Morin, a Fontenay-aux-Roses; il s'y rendait deux fois par semaine, et le reste du temps il vivait a Paris, jouissant de ses anciens amis et des nouveaux qu'il s'etait faits. Le monde politique et litteraire etait alors divise en partis, en ecoles, en salons, en coteries. Farcy regarda tout et n'epousa rien inconsiderement. Dans les arts et la poesie, il recherchait le beau, le passionne, le sincere, et faisait la plus grande part a ce qui venait de l'ame et a ce qui allait a l'ame. En politique, il adoptait les idees genereuses, propices a la cause des peuples, et embrassait avec foi les consequences du dogme de la perfectibilite humaine. Quant aux individus celebres, representants des opinions qu'il partageait, auteurs des ecrits dont il se nourrissait dans la solitude, il les aimait, il les reverait sans doute, mais il ne relevait d'aucun, et, homme comme eux, il savait se conserver en leur presence une liberte digne et ingenue, aussi eloignee de la revolte que de la flatterie. Parmi le petit nombre d'articles qu'il insera vers cette epoque au _Globe_, le morceau sur Benjamin Constant est bien propre a faire apprecier l'etendue de ses idees politiques et la mesure de son independance personnelle.
Il n'y avait plus qu'un point secret sur lequel Farcy se sentait inexperimente encore, et faible, et presque enfant, c'etait l'amour; cet amour que, durant les tiedes nuits etoilees du tropique, il avait soupconne devoir etre si doux; cet amour dont il n'avait guere eu en Italie que les delices sensuelles, et dont son ame, qui avait tout anticipe, regrettait amerement la puissance tarie et les jeunes tresors. Il ecrivait dans une note:
≪Je rends graces a Dieu;
≪De ce qu'il m'a fait homme et non point femme;
≪De ce qu'il m'a fait Francais;
≪De ce qu'il m'a fait plutot spirituel et spiritualiste que le contraire, plutot bon que mechant, plutot fort que faible de caractere.
≪Je me plains du sort,
≪Qui ne m'a donne ni genie, ni richesse, ni naissance.
≪Je me plains de moi-meme,
≪Qui ai dissipe mon temps, affaibli mes forces, rejete ma pudeur naturelle, tue en moi la foi et l'amour.≫
Non, Farcy, ton regret meme l'atteste, non, tu n'avais pas rejete ta pudeur naturelle; non, tu n'avais pas tue l'amour dans ton ame! Mais chez toi la pudeur de l'adolescence, qui avait trop aisement cede par le cote sensuel, s'etait comme infiltree et developpee outre mesure dans l'esprit, et, au lieu de la male assurance virile qui charme et qui subjugue, au lieu de ces rapides etincelles du regard,
Qui d'un desir craintif font rougir la beaute[77],
elle s'etait changee avec l'age en defiance de toi-meme, en repugnance a oser, en promptitude a se decourager et a se troubler devant la beaute superbe. Non, tu n'avais pas tue l'amour dans ton coeur; tu en etais plutot reste au premier, au timide et novice amour; mais sans la fraicheur naive, sans l'ignorance adorable, sans les torrents, sans le mystere; avec la disproportion de tes autres facultes qui avaient muri ou vieilli; de ta raison qui te disait que rien ne dure; de ta sagacite judicieuse qui te representait les inconvenients, les difficultes et les suites; de tes sens fatigues qui n'environnaient plus, comme a dix-neuf ans, l'etre unique de la vapeur d'une emanation lumineuse et odorante; ce n'etait pas l'amour, c'etait l'harmonie de tes facultes et de leur developpement que tu avais brisee dans ton etre! Ton malheur est celui de bien des hommes de notre age.
[Note 77: Lamartine.]
Farcy se disait pourtant que cette disproportion entre ce qu'il savait en idees et ce qu'il avait eprouve en sentiments devait cesser dans son ame, et qu'il etait temps enfin d'avoir une passion, un amour. La tete, chez lui, sollicitait le coeur; et il se portait en secret un defi, il se faisait une gageure d'aimer. Il vit beaucoup, a cette epoque, une femme connue par ses ouvrages, par l'agrement de son commerce et sa beaute[78], s'imaginant qu'il en etait epris, et tachant, a force de soins, de le lui faire comprendre. Mais, soit qu'il s'exprimat trop obscurement, soit que la preoccupation de cette femme distinguee fut ailleurs, elle ne crut jamais recevoir dans Farcy un amant malheureux. Pourtant il l'etait, quoique moins profondement qu'il n'eut fallu pour que cela fut une passion. Voici quelques vers commences que nous trouvons dans ses papiers:
Therese, que les Dieux firent en vain si belle, Vous que vos seuls dedains ont su trouver fidele, Dont l'esprit s'eblouit a ses seules lueurs, Qui des combats du coeur n'aimez que la victoire, Et qui revez d'amour comme on reve de gloire, L'oeil fier et non voile de pleurs;
Vous qu'en secret jamais un nom ne vient distraire, Qui n'aimez qu'a compter, comme une reine altiere, La foule des vassaux s'empressant sur vos pas; Vous a qui leurs cent voix sont douces a comprendre, Mais qui n'eutes jamais une ame pour entendre Des voeux qu'on murmure plus bas;
Therese, pour longtemps adieu!.....
[Note 78: Le respect nous empeche de la nommer; mais Beranger l'a chantee, et tous ses amis la reconnaitront ici sous le nom d'Hortense.]
La suite manque, mais l'idee de la piece avait d'abord ete crayonnee en prose. Les vers y auraient peu ajoute, je pense, pour l'eclat et le mouvement; ils auraient retranche peut-etre a la fermete et a la concision.
≪Therese, que la nature fit belle en vain, plus ravie de dominer que d'aimer; pour qui la beaute n'est qu'une puissance, comme le courage et le genie;
≪Therese, qui vous amusez aux lueurs de votre esprit; qui revez d'amour comme un autre de combats et de gloire, l'oeil fier et jamais humide;
≪Therese, dont le regard, dans le cercle qui vous entoure de ses hommages, ne cherche personne; que nul penser secret ne vient distraire, que nul espoir n'excite, que nul regret n'abat;
≪Therese, pour longtemps adieu! car j'espererais en vain aupres de vous de ce que votre coeur ne saurait me donner, et je ne veux pas de ce qu'il m'offre;
≪Car, ou mon amour est dedaigne, mon orgueil n'accepte pas d'autre place; je ne veux pas flatter votre orgueil par mes ardeurs comme par mes respects.
≪Mon age n'est point fait a ces empressements paisibles, a ce partage si nombreux; je sais mal, aupres de la beaute, separer l'amitie de l'amour; j'irai chercher ailleurs ce que je chercherais vainement aupres de vous.
≪Une ame plus faible ou plus tendre accueillera peut-etre celui que d'autres ont dedaigne; d'autres discours rempliront mes souvenirs; une autre image charmera mes tristesses reveuses, et je ne verrai plus vos levres dedaigneuses et vos yeux qui ne regardent pas.
≪Adieu jusqu'en des temps et des pays lointains; jusqu'aux lieux ou la nature accueillera l'automne de ma vie, jusqu'aux temps ou mon coeur sera paisible, ou mes yeux seront distraits aupres de vous! Adieu jusques a nos vieux jours!≫
Il sourirait a notre fantaisie de croire que la scene suivante se rapporte a quelque circonstance fugitive de la liaison dont elle aurait marque le plus vif et le plus aimable moment. Quoi qu'il en soit, le tableau que Farcy a trace de souvenir est un chef-d'oeuvre de delicatesse, d'attendrissement gracieux, de naturel choisi, d'art simple et vraiment attique: Platon ou Bernardin de Saint-Pierre n'auraient pas conte autrement.
≪19 _juin_.--Helene se tut, mais ses joues se couvrirent de rougeur; elle lanca sur Gherard un regard plein de dedain, tandis que ses levres se contractaient, agitees par la colere. Elle retomba sur le divan, a demi assise, a demi couchee, appuyant sa tete sur une main, tandis que l'autre etait fort occupee a ramener les plis de sa robe.--Gherard jeta les yeux sur elle; a l'instant toute sa colere se changea en confusion. Il vint a quelques pas d'elle, s'appuyant sur la cheminee, emu et inquiet. Apres un moment de silence: ≪Helene, lui dit-il d'une voix troublee, je vous ai affligee, et pourtant je vous jure...≫--≪Moi, monsieur? non, vous ne m'avez point affligee; vos offenses n'ont pas ce pouvoir sur moi.≫--≪Helene, eh bien! oui, j'ai eu tort de parler ainsi, je l'avoue; mais pardonnez-moi...≫--≪Vous pardonner!... Je n'ai pour vous ni ressentiment ni pardon, et j'ai deja oublie vos paroles.≫
≪Gherard s'approcha vivement d'elle:--≪Helene, lui dit-il en cherchant a s'emparer de sa main: pour un mot dont je me repens...≫--≪Laissez-moi, lui dit-elle en retirant sa main: faudra-t-il que je m'enfuie, et ne vous suffit-il pas d'une injure?≫
≪Gherard s'en revint tristement a la cheminee, cachant son front dans ses mains, puis tout a coup se retourna, les yeux humides de larmes; il se jeta a ses pieds, et ses mains s'avancaient vers elle, de sorte qu'il la serrait presque dans ses bras.
≪Oui, s'ecria-t-il, je vous ai offensee, je le sais bien; oui, je suis rude, grossier; mais je vous aime, Helene; oh! cela, je vous defie d'en douter. Et si vous n'avez pas pitie de moi, vous qui etes si bonne, Helene, qui reconciliez ceux qui se haissent...≫ Et voyant qu'elle se defendait faiblement: ≪Dites que vous me pardonnez! Faites-moi des reproches, punissez-moi, chatiez-moi, j'ai tout merite. Oui, vous devez me chatier comme un enfant grossier. Helene, dit-il en osant poser son visage sur ses genoux, si vous me frappez, alors je croirai qu'apres m'avoir puni, vous me pardonnez.≫
≪Gherard etait beau; une de ses joues s'appuyait sur les genoux d'Helene, tandis que l'autre s'offrait ainsi a la peine. Il etait la, tombe a ses pieds avec grace, et elle ne se sentit pas la force de l'obliger a s'eloigner. Elle leva la main et l'abaissa vers son visage; puis sa tete s'abaissa elle-meme avec sa main: elle sourit doucement en le voyant ainsi penche sans etre vue de lui. Et sans le vouloir, et en se laissant aller a son coeur et a sa pensee, qui achevaient le tableau commence devant ses yeux, sur le visage de Gherard, au lieu de sa main, elle posa ses levres.
≪Elle se leva au meme instant, effrayee de ce qu'elle avait fait, et cherchant a se degager des bras de Gherard qui l'avaient enlacee. Le coeur de Gherard nageait dans la joie, et ses yeux rayonnants allaient chercher les yeux d'Helene sous leurs paupieres abaissees. ≪Oh! ma belle amie, lui dit-il en la retenant, comme un bon chretien, j'aurais baise la main qui m'eut frappe; voudriez-vous m'empecher d'achever ma penitence?≫ Et plus hardi a mesure qu'elle etait plus confuse, il la serra dans ses bras, et il rendit a ses levres qui fuyaient les siennes, le baiser qu'il en avait recu.
≪Elle alla s'asseoir a quelques pas de lui, et l'heureux Gherard, pour dissiper le trouble qu'il avait cause, commenca a l'entretenir de ses projets pour le lendemain, auxquels il voulait l'associer.--≪Gherard, lui dit-elle apres un long silence, ces folies d'aujourd'hui, oubliez-les, je vous en prie, et n'abusez pas d'un moment...≫--≪Ah! dit Gherard, que le Ciel me punisse si jamais je l'oublie! Mais vous, oh! promettez-moi que cet instant passe, vous ne vous en souviendrez pas pour me faire expier a force de froideur et de reserve un bonheur si grand. Et moi, ma belle amie, vous m'avez mis a une ecole trop severe pour que je ne tremble pas de paraitre fier d'une faveur.≫
≪Eh bien! je vous le promets, dit-elle en souriant; soyez donc sage.≫ Et Gherard le lui jura, en baisant sa main qu'il pressa sur son coeur.≫
Durant les deux derniers mois de sa vie, Farcy avait loue une petite maison dans le charmant vallon d'Aulnay, pres de Fontenay-aux-Roses ou l'appelaient ses occupations. Cette convenance, la douceur du lieu, le voisinage des bois, l'amitie de quelques habitants du vallon, peut-etre aussi le souvenir des noms celebres qui ont passe la, les parfums poetiques que les camelias de Chateaubriand ont laisses alentour, tout lui faisait d'Aulnay un sejour de bonne, de simple et delicieuse vie. Il realisait pour son compte le voeu qu'un poete de ses amis avait laisse echapper autrefois en parcourant ce joli paysage:
Que ce vallon est frais, et que j'y voudrais vivre! Le matin, loin du bruit, quel bonheur d'y poursuivre Mon doux penser d'hier qui, de mes doigts tresse, Tiendrait mon lendemain a la veille enlace! La, mille fleurs sans nom, delices de l'abeille; La, des pres tout remplis de fraise et de groseille; Des bouquets de cerise aux bras des cerisiers; Des gazons pour tapis, pour buissons des rosiers; Des chataigniers en rond sous le coteau des aulnes; Les sentiers du coteau melant leurs sables jaunes Au vert doux et touffu des endroits non frayes, Et grimpant au sommet le long des flancs rayes; Aux plaines d'alentour, dans des foins, de vieux saules Plus qu'a demi noyes, et cachant leurs epaules Dans leurs cheveux pendants, comme on voit des nageurs; De petits horizons nuances de rougeurs; De petits fonds riants, deux ou trois blancs villages Entrevus d'assez loin a travers des feuillages; Oh! que j'y voudrais vivre, au moins vivre un printemps, Loin de Paris, du bruit des propos inconstants, Vivre sans souvenir!.........
Dans cette retraite heureuse et variee, l'ame de Farcy s'ennoblissait de jour en jour; son esprit s'elevait, loin des fumees des sens, aux plus hautes et aux plus sereines pensees. La politique active et quotidienne ne l'occupait que mediocrement, et sans doute, la veille des Ordonnances, il en etait encore a ses meditations metaphysiques et morales, ou a quelque lecture, comme celle des _Harmonies_, dans laquelle il se plongeait avec enivrement. Nous extrayons religieusement ici les dernieres pensees ecrites sur son journal; elles sont empreintes d'un instinct inexplicable et d'un pressentiment sublime:
≪Chacun de nous est un artiste qui a ete charge de sculpter lui-meme sa statue pour son tombeau, et chacun de nos actes est un des traits dont se forme notre image. C'est a la nature a decider si ce sera la statue d'un adolescent, d'un homme mur ou d'un vieillard. Pour nous, tachons seulement qu'elle soit belle et digne d'arreter les regards. Du reste, pourvu que les formes en soient nobles et pures, il importe peu que ce soit Apollon ou Hercule, la Diane chasseresse ou la Venus de Praxitele.≫
≪Voyageur, annonce a Sparte que nous sommes morts ici pour obeir a ses saints commandements.≫
≪Ils moururent irreprochables dans la guerre comme dans l'amitie[79].≫
[Note 79: Cette epitaphe et la precedente se trouvent citees par Jean-Jacques au livre IV de l'_Emile_.]
≪Ici reposent les cendres de don Juan Diaz Porlier, general des armees espagnoles, qui a ete heureux dans ce qu'il a entrepris contre les ennemis de son pays, mais qui est mort victime des dissensions civiles.≫
Peut-etre, apres tout, ces nobles epitaphes de heros ne lui revinrent-elles a l'esprit que le mardi, dans l'intervalle des Ordonnances a l'insurrection, et comme un echo naturel des heroiques battements de son coeur. Le mercredi, vers les deux heures apres midi, a la nouvelle du combat, il arrivait a Paris, rue d'Enfer, chez son ami Colin, qui se trouvait alors en Angleterre. Il alla droit a une panoplie d'armes rares suspendue dans le cabinet de son ami, et il se munit d'un sabre, d'un fusil et de pistolets. Madame Colin essayait de le retenir et lui recommandait la prudence: ≪Eh! qui se devouera, madame, lui repondit-il, si nous, qui n'avons ni femme ni enfants, nous ne bougeons pas?≫ Et il sortit pour parcourir la ville. L'aspect du mouvement lui parut d'abord plus incertain qu'il n'aurait souhaite; il vit quelques amis: les conjectures etaient contradictoires. Il courut au bureau du _Globe_, et de la a la maison de sante de M. Pinel, a Chaillot, ou M. Dubois, redacteur en chef du journal, etait detenu. Les troupes royales occupaient les Champs-Elysees, et il lui fallut passer la nuit dans l'appartement de M. Dubois. Son idee fixe, sa crainte etait le manque de direction; il cherchait les chefs du mouvement, des noms signales, et il n'en trouvait pas. Il revint le jeudi de grand matin a la ville, par le faubourg et la rue Saint-Honore, de compagnie avec M. Magnin; chemin faisant, la vue de quelques cadavres lui remit la colere au coeur et aussi l'espoir. Arrive a la rue Dauphine, il se separa de M. Magnin en disant: ≪Pour moi, je vais reprendre mon fusil que j'ai laisse ici pres, et me battre.≫ Il revit pourtant dans la matinee M. Cousin, qui voulut le retenir a la mairie du onzieme arrondissement, et M. Geruzez, auquel il dit cette parole d'une magnanime equite: ≪Voici des evenements dont, plus que personne, nous profiterons; c'est donc a nous d'y prendre part et d'y aider[80].≫ Il se porta avec les attaquants vers le Louvre, du cote du Carrousel; les soldats royaux faisaient un feu nourri dans la rue de Rohan, du haut d'un balcon qui est a l'angle de cette rue et de la rue Saint-Honore; Farcy, qui debouchait au coin de la rue de Rohan et de celle de Montpensier, tomba l'un des premiers, atteint de haut en bas d'une balle dans la poitrine. C'est la, et non, comme on l'a fait, a la porte de l'hotel de Nantes, que devrait etre placee la pierre funeraire consacree a sa memoire. Farcy survecut pres de deux heures a sa blessure. M. Littre, son ami, qui combattait au meme rang et aux pieds duquel il tomba, le fit transporter a la distance de quelques pas, dans la maison du marchand de vin, et le hasard lui amena precisement M. Loyson, jeune chirurgien de sa connaissance. Mais l'art n'y pouvait rien: Farcy parla peu, bien qu'il eut toute sa presence d'esprit. M. Loyson lui demanda s'il desirait faire appeler quelque parent, quelque ami; Farcy dit qu'il ne desirait personne; et comme M. Loyson insistait, le mourant nomma un ami qu'on ne trouva pas chez lui, et qui ne fut pas informe a temps pour venir. Une fois seulement, a un bruit plus violent qui se faisait dans la rue, il parut craindre que le peuple n'eut le dessous et ne fut refoule; on le rassura; ce furent ses dernieres paroles; il mourut calme et grave, recueilli en lui-meme, sans ivresse comme sans regret. (29 juillet 1830.)
[Note 80: C'est tout a fait le meme raisonnement genereux qui anime, dans Homere, Sarpedon s'adressant a Glaucus au moment de l'assaut du camp (_Iliade_, XII): ≪O Glaucus, pourquoi sommes-nous entre tous honores en Lycie et par le siege, et par les mets et les coupes d'honneur? pourquoi tous nous considerent-ils comme des dieux, et a quel titre, aux rives du Xanthe, possedons-nous notre grand domaine, riche en vergers et en terres fecondes? C'est pour cela qu'aujourd'hui il nous faut faire tete au premier rang des Lyciens, et nous lancer au feu de la melee, afin qu'au moins chacun des notres dise, etc., etc...≫ Pour Farcy les avantages a conquerir avaient certes moins de splendeur, et le grand _domaine_, c'eut ete une chaire. Mais plus le prix reste bourgeois, et plus est noble l'heroisme, ou, pour l'appeler par son vrai nom, plus est pur le sentiment du devoir.]
Le corps fut transporte et inhume au Pere-Lachaise, dans la partie du cimetiere ou reposent les morts de Juillet. Plusieurs personnes, et entre autres M. Guigniaut, prononcerent de touchants adieux.
Les amis de Farcy n'ont pas ete infideles au culte de la noble victime; ils lui ont eleve un monument funeraire qui devra etre replace au veritable endroit de sa chute. M. Colin a vivement reproduit ses traits sur la toile. M. Cousin lui a dedie sa traduction des _Lois_ de Platon, se souvenant que Farcy etait mort en combattant pour les _lois_. Et nous, nous publions ses vers, comme on expose de pieuses reliques[81].
[Note 81: Deux poetes genereux et delicats, dont l'un avait connu Farcy et dont l'autre l'avait vu seulement, MM. Antony Deschamps et Brizeux, ont consacre a sa memoire des vers que nous n'avons garde d'omettre dans cette liste d'hommages funebres. Voici ceux de M. Deschamps:
Que ne suis-je couche dans un tombeau profond, Perce comme Farcy d'une balle de plomb, Lui dont l'ame etait pure, et si pure la vie, Sans troubles ni remords egalement suivie! Lui qui, lorsque j'etais dans l'_ile Procida_, Sur le bord de la mer un matin m'aborda, Me parla de Paris, de nos amis de France, De Rome qu'il quittait, puis de quelque souffrance... Et s'asseyant au seuil d'une blanche maison, Lut dans Andre Chenier: _O Sminthee Apollon!_ Et quand il eut fini cette belle lecture, Emu par le climat et la douce nature, Se leva brusquement, et me tendant la main, Grimpa, comme un chevreau, sur le coteau voisin.
M. Brizeux a dit:
A LA MEMOIRE DE GEORGE FARCY.
Il adorait La France, la Poesie et la Philosophie. Que la patrie conserve son nom! (Victor Cousin.)
Oui! toujours j'enviai, Farcy, de te connaitre, Toi que si jeune encore on citait comme un maitre. Pauvre coeur qui d'un souffle, helas! t'intimidais, Attentif a cacher l'or pur que tu gardais! Un soir, en nous parlant de Naple et de ses greves, Beaux pays enchantes ou se plaisaient tes reves, Ta bouche eut un instant la douceur de Platon; Tes amis souriaient,... lorsque, changeant de ton, Tu devins brusque et sombre, et te mordis la levre, Fantasque, impatient, retif comme la chevre! Ainsi tu te plaisais a secouer la main Qui venait sur ton front essuyer ton chagrin. Que dire? le linceul aujourd'hui te recouvre, Et, j'en ai peur, c'est lui que tu cherchais au Louvre. Paix a toi, noble coeur! ici tu fus pleure Par un ami bien vrai, de toi-meme ignore; La-haut, rejouis-toi! Platon parmi les Ombres Te dit le Verbe pur, Pythagore les Nombres. ]
Mais s'il nous est permis de parler un moment en notre propre nom, disons-le avec sincerite, le sentiment que nous inspire la memoire de Farcy n'est pas celui d'un regret vulgaire; en songeant a la mort de notre ami, nous serions tente plutot de l'envier. Que ferait-il aujourd'hui, s'il vivait? que penserait-il? que sentirait-il? Ah! certes, il serait encore le meme, loyal, solitaire, independant, ne jurant par aucun parti, s'engouant peu pour tel ou tel personnage; au lieu de professer la philosophie chez M. Morin, il la professerait dans un College royal; rien d'ailleurs ne serait change a sa vie modeste, ni a ses pensees; il n'aurait que quelques illusions de moins, et ce desappointement penible que le regime heritier de la Revolution de Juillet fait eprouver a toutes les ames amoureuses d'idees et d'honneur[82]. Il aurait foi moins que jamais aux hommes; et, sans desesperer des progres d'avenir, il serait triste et degoute dans le present. Son stoicisme se serait refugie encore plus avant dans la contemplation silencieuse des choses; la realite pratique, indigne de le passionner, ne lui apparaitrait de jour en jour davantage que sous le cote mediocre des interets et du bien-etre; il s'y accommoderait en sage, avec moderation; mais cela seul est deja trop: la tiedeur s'ensuit a la longue; fatigue d'enthousiasme, une sorte d'ironie involontaire, comme chez beaucoup d'esprits superieurs, l'aurait peut-etre gagne avec l'age: il a mieux fait de bien mourir!--Disons seulement, en usant d'un mot du choeur antique: ≪Ah! si les belles et bonnes ames comme la sienne pouvaient avoir deux jeunesses[83]!≫
[Note 82: Ce mot est dur pour la monarchie de Juillet; je ne l'aurais pas ecrit plus tard; et pourtant il exprime un sentiment que bien des hommes de ma generation partagerent. Et cette monarchie, malgre ses merites raisonnes, ne put jamais s'absoudre de cette tache originelle qui la fit sembler peureuse et circonspecte a l'exces en naissant. On est coupable en France, quelque interet qu'on allegue, si l'on manque, faute d'elan, certains moments de grandeur et de gloire qui ne se retrouvent plus. Il n'est qu'un temps pour la jeunesse: nous avions lieu, en 1830, d'esperer pour la notre un regime plus actif et plus genereux que celui de la parole. Nous fumes refoules et nous souffrimes. La litterature me consola.]
[Note 83: Euripide, _Hercules furens_ (edit. de Boissonade, v. 648).]
Juin 1831.
NOTE.--Bien des annees apres avoir ecrit cette Notice, j'ai recu de M. Geruzez, heritier des papiers de Farcy, la communication d'une note qui me concernait moi-meme, et qui m'a montre que Farcy avait bien voulu s'occuper de mes essais poetiques d'alors: il y juge _Joseph Delorme_ et _les Consolation_, d'une maniere psychologique et morale qui est a lui. Ce jugement est assez favorable pour que je m'en honore, et il est a la fois assez severe pour que j'ose le reproduire ici:
≪Dans le premier ouvrage (dans _Joseph Delorme_), dit-il, c'etait une ame fletrie par des etudes trop positives et par les habitudes des sens qui emportent un jeune homme timide, pauvre, et en meme temps delicat et instruit; car ces hommes ne pouvant se plaire a une liaison continuee ou on ne leur rapporte en echange qu'un esprit vulgaire et une ame faconnee a l'image de cet esprit, ennuyes et ennuyeux aupres de telles femmes, et d'ailleurs ne pouvant plaire plus haut ni par leur audace ni par des talents encore caches, cherchent le plaisir d'une heure qui amene le degout de soi-meme. Ils ressemblent a ces femmes bien elevees et sans richesses, qui ne peuvent souffrir un epoux vulgaire, et a qui une union mieux assortie est interdite par la fortune.
≪Il y a une audace et un abandon dans la confidence des mouvements d'un pareil coeur, bien rares en notre pays et qui annoncent le poete.
≪Aujourd'hui (dans _les Consolations_) il sort de sa debauche et de son ennui; son talent mieux connu, une vie litteraire qui ressemble a un combat, lui ont donne de l'importance et l'ont sauve de l'affaissement. Son ame honnete et pure a ressenti cette renaissance avec tendresse, avec reconnaissance. Il s'est tourne vers Dieu d'ou vient la paix et la joie.
≪Il n'est pas sorti de son abattement par une violente secousse: c'est un esprit trop analytique, trop reflechi, trop habitue a user ses impressions en les commentant, a se dedaigner lui-meme en s'examinant beaucoup; il n'a rien en lui pour etre epris eperdument et pousser sa passion avec emportement et audace; plus tard peut-etre: aujourd'hui il cherche, il attend et se defie.
≪Mais son coeur lui echappe et s'attache a une fausse image de l'amour. L'etude, la meditation religieuse, l'amitie l'occupent si elles ne le remplissent pas, et detournent ses affections. La pensee de l'art noblement concu le soutient et donne a ses travaux une dignite que n'avaient pas ses premiers essais, simples epanchements de son ame et de sa vie habituelle.--Il comprend tout, aspire a tout, et n'est maitre de rien ni de lui-meme. Sa poesie a une ingenuite de sentiments et d'emotions qui s'attachent a des objets pour lesquels le grand nombre n'a guere de sympathie, et ou il y a plutot travers d'esprit ou habitudes bizarres de jeune homme pauvre et souffreteux, qu'attachement naturel et poetique. La misere domestique vient gemir dans ses vers a cote des elans d'une noble ame et causer ce contraste penible qu'on retrouve dans certaines scenes de Shakspeare (_Lear_, etc), qui excite notre pitie, mais non pas une emotion plus sublime.
≪Ces gouts changeront; cette sincerite s'alterera; le poete se revelera avec plus de pudeur, il nous montrera les blessures de son ame, les pleurs de ses yeux, mais non plus les fletrissures livides de ses membres, les egarements obscurs de ses sens, les haillons de son indigence morale. Le libertinage est poetique quand c'est un emportement du principe passionne en nous, quand c'est philosophie audacieuse, mais non quand il n'est qu'un egarement furtif, une confession honteuse. Cet etat convient mieux au pecheur qui va se regenerer; il va plus mal au poete qui doit toujours marcher simple et le front leve; a qui il faut l'enthousiasme ou les amertumes profondes de la passion.
≪L'auteur prend encore tous ses plaisirs dans la vie solitaire, mais il y est ramene par l'ennui de ce qui l'entoure, et aussi effraye par l'immensite ou il se plonge en sortant de lui-meme. En rentrant dans sa maison, il se sent plus a l'aise, il sent plus vivement par le contraste; il cherit son etroit horizon ou il est a l'abri de ce qui le gene, ou son esprit n'est pas vaguement egare par une trop vaste perspective. Mais si la foule lui est insupportable, le vaste espace l'accable encore, ce qui est moins poetique. Il n'a pas pris assez de fierte et d'etendue pour dominer toute cette nature, pour l'ecouter, la comprendre, la traduire dans ses grands spectacles. Sa poesie par la est etroite, chetive, etouffee: on n'y voit pas un miroir large et pur de la nature dans sa grandeur, la force et la plenitude de sa vie: ses tableaux manquent d'air et de lointains fuyants.
≪Il s'efforce d'aimer et de croire, parce que c'est la-dedans qu'est le poete: mais sa marche vers ce sentiment est critique et logique, si je puis ainsi dire. Il va de l'amitie a l'amour comme il a ete de l'incredulite a l'elan vers Dieu.
≪Cette amitie n'est ni morale ni poetique...≫
Ici s'arrete la note inachevee. Si jamais le troisieme Recueil qui fait suite immediatement aux _Consolations_ et a _Joseph Delorme_, et qui n'est que le developpement critique et poetique des memes sentiments dans une application plus precise, vient a paraitre (ce qui ne saurait avoir lieu de longtemps), il me semble, autant qu'on peut prononcer sur soi-meme, que le jugement de Farcy se trouvera en bien des points confirme.
DIDEROT
J'ai toujours aime les correspondances, les conversations, les pensees, tous les details du caractere, des moeurs, de la biographie, en un mot, des grands ecrivains; surtout quand cette biographie comparee n'existe pas deja redigee par un autre, et qu'on a pour son propre compte a la construire, a la composer. On s'enferme pendant une quinzaine de jours avec les ecrits d'un mort celebre, poete ou philosophe; on l'etudie, on le retourne, on l'interroge a loisir; on le fait poser devant soi; c'est presque comme si l'on passait quinze jours a la campagne a faire le portrait ou le buste de Byron, de Scott, de Goethe; seulement on est plus a l'aise avec son modele, et le tete-a-tete, en meme temps qu'il exige un peu plus d'attention, comporte beaucoup plus de familiarite. Chaque trait s'ajoute a son tour, et prend place de lui-meme dans cette physionomie qu'on essaye de reproduire; c'est comme chaque etoile qui apparait successivement sous le regard et vient luire a son point dans la trame d'une belle nuit. Au type vague, abstrait, general, qu'une premiere vue avait embrasse, se mele et s'incorpore par degres une realite individuelle, precise, de plus en plus accentuee et vivement scintillante; on sent naitre, on voit venir la ressemblance; et le jour, le moment ou l'on a saisi le tic familier, le sourire revelateur, la gercure indefinissable, la ride intime et douloureuse qui se cache en vain sous les cheveux deja clair-semes,--a ce moment l'analyse disparait dans la creation, le portrait parle et vit, on a trouve l'homme. Il y a plaisir en tout temps a ces sortes d'etudes secretes, et il y aura toujours place pour les productions qu'un sentiment vif et pur en saura tirer. Toujours, nous le croyons, le gout et l'art donneront de l'a-propos et quelque duree aux oeuvres les plus courtes, et les plus individuelles, si, en exprimant une portion meme restreinte de la nature et de la vie, elles sont marquees de ce sceau unique de diamant, dont l'empreinte se reconnait tout d'abord, qui se transmet inalterable et imperfectible a travers les siecles, et qu'on essayerait vainement d'expliquer ou de contrefaire. Les revolutions passent sur les peuples, et font tomber les rois comme des tetes de pavots; les sciences s'agrandissent et accumulent; les philosophies s'epuisent; et cependant la moindre perle, autrefois eclose du cerveau de l'homme, si le temps et les barbares ne l'ont pas perdue en chemin, brille encore aussi pure aujourd'hui qu'a l'heure de sa naissance. On peut decouvrir demain toute l'Egypte et toute l'Inde, lire au coeur des religions antiques, en tenter de nouvelles, l'ode d'Horace a Lycoris n'en sera, ni plus ni moins, une de ces perles dont nous parlons. La science, les philosophies, les religions sont la, a cote, avec leurs profondeurs et leurs gouffres souvent insondables; qu'importe? elle, la perle limpide et une fois nee, se voit fixe au haut de son rocher, sur le rivage, dominant cet ocean qui remue et varie sans cesse; plus humide, plus cristalline, plus radieuse au soleil apres chaque tempete. Ceci ne veut pas dire au moins que la perle et l'ocean d'ou elle est sortie un jour ne soient pas lies par beaucoup de rapports profonds et mysterieux, ou, en d'autres termes, que l'art soit du tout independant de la philosophie, de la science et des revolutions d'alentour. Oh! pour cela, non; chaque ocean donne ses perles, chaque climat les murit diversement et les colore; les coquillages du golfe Persique ne sont pas ceux de l'Islande. Seulement l'art, dans la force de generation qui lui est propre, a quelque chose de fixe, d'accompli, de definitif, qui cree a un moment donne et dont le produit ne meurt plus; qui ne varie pas avec les niveaux; qui n'expire ni ne grossit avec les vagues; qui ne se mesure ni au poids ni a la brasse, et qui, au sein des courants les plus mobiles, organise une certaine quantite de touts, grands et petits, dont les plus choisis et les mieux venus, une fois extraits de la masse flottante, n'y peuvent jamais rentrer. C'est ce qui doit consoler et soutenir les artistes jetes en des jours d'orages. Partout il y a moyen pour eux de produire quelque chose; peu ou beaucoup, l'essentiel est que ce _quelque chose_ soit le mieux, et porte en soi, precieusement gravee a l'un des coins, la marque eternelle. Voila ce que nous avions besoin de nous dire avant de nous remettre, nous, critique litteraire, a l'etude curieuse de l'art, et a l'examen attentif des grands individus du passe; il nous a semble que, malgre ce qui a eclate dans le monde et ce qui s'y remue encore, un portrait de Regnier, de Boileau, de La Fontaine, d'Andre Chenier, de l'un de ces hommes dont les pareils restent de tout temps fort rares, ne serait pas plus une puerilite aujourd'hui qu'il y a un an; et en nous prenant cette fois a Diderot philosophe et artiste, en le suivant de pres dans son intimite attrayante, en le voyant dire, en l'ecoutant penser aux heures les plus familieres, nous y avons gagne du moins, outre la connaissance d'un grand homme de plus, d'oublier pendant quelques jours l'affligeant spectacle de la societe environnante, tant de misere et de turbulence dans les masses, un si vague effroi, un si devorant egoisme dans les classes elevees, les gouvernements sans idees ni grandeur, des nations heroiques qu'on immole, le sentiment de patrie qui se perd et que rien de plus large ne remplace, la religion retombee dans l'arene d'ou elle a le monde a reconquerir, et l'avenir de plus en plus nebuleux, recelant un rivage qui n'apparait pas encore.
Il n'en etait pas tout a fait ainsi du temps de Diderot. L'oeuvre de destruction commencait alors a s'entamer au vif dans la theorie philosophique et politique; la tache, malgre les difficultes du moment, semblait fort simple; les obstacles etaient bien tranches, et l'on se portait a l'assaut avec un concert admirable et des esperances a la fois prochaines et infinies. Diderot, si diversement juge, est de tous les hommes du XVIIIe siecle celui dont la personne resume le plus completement l'insurrection philosophique avec ses caracteres les plus larges et les plus contrastes. Il s'occupa peu de politique, et la laissa a Montesquieu, a Jean-Jacques et a Raynal; mais en philosophie il fut en quelque sorte l'ame et l'organe du siecle, le theoricien dirigeant par excellence. Jean-Jacques etait spiritualiste, et par moments une espece de calviniste socinien: il niait les arts, les sciences, l'industrie, la perfectibilite, et par toutes ces faces heurtait son siecle plutot qu'il ne le reflechissait. Il faisait, a plusieurs egards, exception dans cette societe libertine, materialiste et eblouie de ses propres lumieres. D'Alembert etait prudent, circonspect, sobre et frugal de doctrine, faible et timide de caractere, sceptique en tout ce qui sortait de la geometrie; ayant deux paroles, une pour le public, l'autre dans le prive, philosophe de l'ecole de Fontenelle; et le XVIIIe siecle avait l'audace au front, l'indiscretion sur les levres, la foi dans l'incredulite, le debordement des discours, et lachait la verite et l'erreur a pleines mains. Buffon ne manquait pas de foi en lui-meme et en ses idees, mais il ne les prodiguait pas; il les elaborait a part, et ne les emettait que par intervalles, sous une forme pompeuse dont la magnificence etait a ses yeux le merite triomphant. Or, le XVIIIe siecle passe avec raison pour avoir ete prodigue d'idees, familier et prompt, tout a tous, ne haissant pas le deshabille; et quand il s'etait trop echauffe en causant de verve, en dissertant dans le salon pour ou contre Dieu, ma foi! il ne se faisait pas faute alors, le bon siecle, d'oter sa perruque, comme l'abbe Galiani, et de la suspendre au dos d'un fauteuil. Condillac, si vante depuis sa mort pour ses subtiles et ingenieuses analyses, ne vecut pas au coeur de son epoque, et n'en represente aucunement la plenitude, le mouvement et l'ardeur. Il etait cite avec consideration par quelques hommes celebres; d'autres l'estimaient d'assez mince etoffe. En somme, on s'occupait peu de lui; il n'avait guere d'influence. Il mourut dans l'isolement, atteint d'une sorte de marasme cause par l'oubli. Juger la philosophie du XVIIIe siecle d'apres Condillac, c'est se decider d'avance a la voir tout entiere dans une psychologie pauvre et etriquee. Quelque etat qu'on en fasse, elle etait plus forte que cela. Cabanis et M. de Tracy, qui ont beaucoup insiste, comme par precaution oratoire, sur leur filiation avec Condillac, se rattachent bien plus directement, pour les solutions metaphysiques d'origine et de fin, de substance et de cause, pour les solutions physiologiques d'organisation et de sensibilite, a Condorcet, a d'Holbach, a Diderot; et Condillac est precisement muet sur ces enigmes, autour desquelles la curiosite de son siecle se consuma. Quant a Voltaire, meneur infatigable, d'une aptitude d'action si merveilleuse, et philosophe pratique en ce sens, il s'inquieta peu de construire ou meme d'embrasser toute la theorie metaphysique d'alors; il se tenait au plus clair, il courait au plus presse, il visait au plus droit, ne perdant aucun de ses coups, harcelant de loin les hommes et les dieux, comme un Parthe, sous ses fleches sifflantes. Dans son impitoyable verve de bon sens, il alla meme jusqu'a railler a la legere les travaux de son epoque a l'aide desquels la chimie et la physiologie cherchaient a eclairer les mysteres de l'organisation. Apres la Theodicee de Leibnitz, les anguilles de Needham lui paraissaient une des plus droles imaginations qu'on put avoir. La faculte philosophique du siecle avait donc besoin, pour s'individualiser en un genie, d'une tete a conception plus patiente et plus serieuse que Voltaire, d'un cerveau moins etroit et moins effile que Condillac; il lui fallait plus d'abondance, de source vive et d'elevation solide que dans Buffon, plus d'ampleur et de decision fervente que chez d'Alembert, une sympathie enthousiaste pour les sciences, l'industrie et les arts, que Rousseau n'avait pas. Diderot fut cet homme; Diderot, riche et fertile nature, ouverte a tous les germes, et les fecondant en son sein, les transformant presque au hasard par une force spontanee et confuse; moule vaste et bouillonnant ou tout se fond, ou tout se broie, ou tout fermente; capacite la plus encyclopedique qui fut alors, mais capacite active, devorante a la fois et vivifiante, animant, embrasant tout ce qui y tombe, et le renvoyant au dehors dans des torrents de flamme et aussi de fumee; Diderot, passant d'une machine a bas qu'il demonte et decrit, aux creusets de d'Holbach et de Rouelle, aux considerations de Bordeu; dissequant, s'il le veut, l'homme et ses sens aussi dextrement que Condillac, dedoublant le fil de cheveu le plus tenu sans qu'il se brise, puis tout d'un coup rentrant au sein de l'etre, de l'espace, de la nature, et taillant en plein dans la grande geometrie metaphysique quelques larges lambeaux, quelques pages sublimes et lumineuses que Malebranche ou Leibnitz auraient pu signer avec orgueil s'ils n'eussent ete chretiens[84]; esprit d'intelligence, de hardiesse et de conjecture, alternant du fait a la reverie, flottant de la majeste au cynisme, bon jusque dans son desordre, un peu mystique dans son incredulite, et auquel il n'a manque, comme a son siecle, pour avoir l'harmonie, qu'un rayon divin, un _fiat lux_, une idee regulatrice, un Dieu[85].
[Note 84: _Chretiens?_ cela est plus vrai de Malebranche que de Leibnitz.]
[Note 85: Grimm avait deja compare la tete de Diderot a la nature telle que celui-ci la concevait, riche, fertile, douce et sauvage, simple et majestueuse, bonne et sublime, _mais sans aucun principe dominant, sans maitre et sans Dieu_.]
Tel devait etre, au XVIIIe siecle, l'homme fait pour presider a l'atelier philosophique, le chef du camp indiscipline des penseurs, celui qui avait puissance pour les organiser en volontaires, les rallier librement, les exalter, par son entrain chaleureux, dans la conspiration contre l'ordre encore subsistant. Entre Voltaire, Buffon, Rousseau et d'Holbach, entre les chimistes et les beaux-esprits, entre les geometres, les mecaniciens et les litterateurs, entre ces derniers et les artistes, sculpteurs ou peintres, entre les defenseurs du gout ancien et les novateurs comme Sedaine, Diderot fut un lien. C'etait lui qui les comprenait le mieux tous ensemble et chacun isolement, qui les appreciait de meilleure grace, et les portait le plus complaisamment dans son coeur; qui, avec le moins de personnalite et de _quant-a-soi_, se transportait le plus volontiers de l'un a l'autre. Il etait donc bien propre a etre le centre mobile, le pivot du tourbillon; a mener la ligue a l'attaque avec concert, inspiration et quelque chose de tumultueux et de grandiose dans l'allure. La tete haute et un peu chauve, le front vaste, les tempes decouvertes, l'oeil en feu ou humide d'une grosse larme, le cou nu et, comme il l'a dit, _debraille, le dos bon et rond_, les bras tendus vers l'avenir; melange de grandeur et de trivialite, d'emphase et de naturel, d'emportement fougueux et d'humaine sympathie; tel qu'il etait, et non tel que l'avaient gate Falconet et Vanloo, je me le figure dans le mouvement theorique du siecle, precedant dignement ces hommes d'action qui ont avec lui un air de famille, ces chefs d'un ascendant sans morgue, d'un heroisme souille d'impur, glorieux malgre leurs vices, gigantesques dans la melee, au fond meilleurs que leur vie: Mirabeau, Danton, Kleber.
Denis Diderot etait ne a Langres, en octobre 1713, d'un pere coutelier. Depuis deux cents ans cette profession se transmettait par heritage dans la famille avec les humbles vertus, la piete, le sens et l'honneur des vieux temps. Le jeune Denis, l'aine des enfants, fut d'abord destine a l'etat ecclesiastique, pour succeder a un oncle chanoine. On le mit de bonne heure aux Jesuites de la ville, et il y fit de rapides progres. Ces premieres annees, cette vie de famille et d'enfance, qu'il aimait a se rappeler et qu'il a consacree en plusieurs endroits de ses ecrits, laisserent dans sa sensibilite de profondes empreintes. En 1760, au Grandval, chez le baron d'Holbach, partage entre la societe la plus seduisante et les travaux de philosophie ancienne qu'il redigeait pour l'Encyclopedie, ces circonstances d'autrefois lui revenaient a l'esprit avec larmes; il remontait par la reverie le cours de sa _triste et tortueuse compatriote_, la Marne, qu'il retrouvait la, sous ses yeux, au pied des coteaux de Chenevieres et de Champigny; son coeur nageait dans les souvenirs, et il ecrivait a son amie, mademoiselle Voland: ≪Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut, il y a plus de trente ans, et je m'en souviens comme d'hier, lorsque mon pere me vit arriver du college, les bras charges des prix que j'avais remportes, et les epaules chargees des couronnes qu'on m'avait decernees, et qui, trop larges pour mon front, avaient laisse passer ma tete. Du plus loin qu'il m'apercut, il laissa son ouvrage, il s'avanca sur sa porte et se mit a pleurer. C'est une belle chose qu'un homme de bien et severe, qui pleure!≫ Madame de Vandeul, fille unique et si cherie de Diderot, nous a laisse quelques anecdotes sur l'enfance de son pere, que nous ne repeterons pas, et qui toutes attestent la vivacite d'impressions, la petulance, la bonte facile de cette jeune et precoce nature. Diderot a cela de particulier entre les grands hommes du XVIIIe siecle, d'avoir eu une _famille_, une famille tout a fait bourgeoise, de l'avoir aimee tendrement, de s'y etre rattache toujours avec effusion, cordialite et bonheur. Philosophe a la mode et personnage celebre, il eut toujours son bon pere _le forgeron_, comme il disait, son frere l'abbe, sa soeur la menagere, sa chere petite fille Angelique; il parlait d'eux tous delicieusement; il ne fut satisfait que lorsqu'il eut envoye a Langres son ami Grimm embrasser son vieux pere. Je n'ai guere vu trace de rien de pareil chez Jean-Jacques, d'Alembert (et pour cause), le comte de Buffon, ou ce meme M. de Grimm, ou M. Arouet de Voltaire.
Les jesuites chercherent a s'attacher Diderot; il eut une veine d'ardente devotion; on le tonsura vers douze ans, et on essaya meme un jour de l'enlever de Langres pour disposer de lui plus a l'aise. Ce petit evenement decida son pere a l'amener a Paris, ou il le placa au college d'Harcourt. Le jeune Diderot s'y montra bon ecolier et surtout excellent camarade. On rapporte que l'abbe de Bernis et lui dinerent plus d'une fois alors au cabaret a six sous par tete[86]. Ses etudes finies, il entra chez un procureur, M. Clement de Ris, son compatriote, pour y etudier le droit et les lois, ce qui l'ennuya bien vite. Ce degout de la chicane le brouilla avec son pere, qui sentait le besoin de brider, de mater par l'etude un naturel aussi passionne, et qui le pressait de faire choix d'un etat quelconque ou de rentrer sous le toit paternel. Mais le jeune Diderot sentait deja ses forces, et une vocation irresistible l'entrainait hors des voies communes. Il osa desobeir a ce bon pere qu'il venerait, et seul, sans appui, brouille avec sa famille (quoique sa mere le secourut sous main et par intervalles), loge dans un taudis, dinant toujours a six sous, le voila qui tente de se fonder une existence d'independance et d'etude; la geometrie et le grec le passionnent, et il reve la gloire du theatre. En attendant, tous les genres de travaux qui s'offraient lui etaient bien venus; le metier de journaliste, comme nous l'entendons, n'existait pas alors, sans quoi c'eut ete le sien. Un jour, un missionnaire lui commanda six sermons pour les colonies portugaises, et il les fabriqua. Il essaya de se faire le precepteur particulier des fils d'un riche financier, mais cette vie d'assujettissement lui devint insupportable au bout de trois mois. Sa plus sure ressource etait de donner des lecons de mathematiques: il apprenait lui-meme tout en montrant aux autres. C'est plaisir de retrouver, dans _le Neveu de Hameau, la redingote de peluche grise_ avec laquelle il se promenait _au Luxembourg en ete, dans l'allee des Soupirs_, et de le voir trottant, au sortir de la, sur le pave de Paris, _en manchettes dechirees et en bas de laine noire recousus par derriere avec du fil blanc_. Lui qui regretta plus tard si eloquemment _sa vieille robe de chambre_, combien davantage ne dut-il pas regretter cette redingote de peluche qui lui eut retrace toute sa vie de jeunesse, de misere et d'epreuves! Comme il l'aurait fierement suspendue dans son cabinet decore d'un luxe recent! Comme il se serait ecrie a plus juste titre, en voyant cette relique, telle qu'il les aimait: ≪Elle me rappelle mon premier etat, et l'orgueil s'arrete a l'entree de mon coeur. Non, mon ami, non, je ne suis point corrompu. Ma porte s'ouvre toujours au besoin qui s'adresse a moi, il me trouve la meme affabilite; je l'ecoute, je le conseille, je le plains. Mon ame ne s'est point endurcie, ma tete ne s'est point relevee; mon dos est bon et rond comme ci-devant. C'est le meme ton de franchise, c'est la meme sensibilite; mon luxe est de fraiche date, et le poison n'a point encore Agi.≫ Et que n'eut-il pas ajoute, si l'eternelle redingote de peluche s'etait trouvee precisement la meme qu'il portait ce jour de mardi gras ou, tombe au plus bas de la detresse, epuise de marche, defaillant d'inanition, secouru par la pitie d'une femme d'auberge, il jura, tant qu'il aurait un sou vaillant, de ne jamais refuser un pauvre, et de tout donner plutot que d'exposer son semblable a une journee de pareilles tortures? |
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