2014년 10월 29일 수요일

Portraits litteraires 10

Portraits litteraires 10


≪Il n'a pas encore d'idees arretees; il cherche a connaitre et vit avec
les livres plus qu'avec les hommes; il ramene tout, par desir d'unite,
par elan de pensee, par ignorance, au point de vue le plus simple et
le plus abstrait; il raisonne au lieu d'observer, il est logicien
intraitable; le droit non-seulement domine, mais opprime le fait.

≪Plus tard on apprend que toute doctrine a sa raison, tout interet son
droit, toute action son explication et presque son excuse.

≪On s'etablit dans la vie; on est las de ce qu'il y a de roide et de
contemplatif dans les premieres annees de la jeunesse; on est un peu
plus avant dans le secret des Dieux; on sent qu'on a a vivre pour soi,
pour son bien-etre, son plaisir, pour le developpement de toutes ses
facultes, et non-seulement pour realiser un type abstrait et simple; on
vit de tout son corps et de toute son ame, avec des hommes, et non
seul avec des idees. Le sentiment de la vie, de l'effort contraire, de
l'action et de la reaction, remplace la conception de l'idee abstraite
et subtile, et morte pour ainsi dire, puisqu'elle n'est pas incarnee
dans le monde... On va, on sent avec la foule; on a failli parce qu'on a
vecu, et l'on se prend d'indulgence pour les fautes des autres. Toutes
nos erreurs nous sont connues; l'aprete de nos jugements d'autrefois
nous revient a l'esprit avec honte; on laisse desormais pour le monde
le temps faire ce qu'il a fait pour nous, c'est-a-dire eclairer les
esprits, moderer les passions.≫

Il n'etait pas temps encore pour Farcy de rentrer dans l'Universite; le
ministere de M. de Vatimesnil ne lui avait donne qu'un court espoir. Il
accepta donc un enseignement de philosophie dans l'institution de M.
Morin, a Fontenay-aux-Roses; il s'y rendait deux fois par semaine, et le
reste du temps il vivait a Paris, jouissant de ses anciens amis et des
nouveaux qu'il s'etait faits. Le monde politique et litteraire etait
alors divise en partis, en ecoles, en salons, en coteries. Farcy regarda
tout et n'epousa rien inconsiderement. Dans les arts et la poesie, il
recherchait le beau, le passionne, le sincere, et faisait la plus grande
part a ce qui venait de l'ame et a ce qui allait a l'ame. En politique,
il adoptait les idees genereuses, propices a la cause des peuples, et
embrassait avec foi les consequences du dogme de la perfectibilite
humaine. Quant aux individus celebres, representants des opinions qu'il
partageait, auteurs des ecrits dont il se nourrissait dans la solitude,
il les aimait, il les reverait sans doute, mais il ne relevait d'aucun,
et, homme comme eux, il savait se conserver en leur presence une liberte
digne et ingenue, aussi eloignee de la revolte que de la flatterie.
Parmi le petit nombre d'articles qu'il insera vers cette epoque au
_Globe_, le morceau sur Benjamin Constant est bien propre a faire
apprecier l'etendue de ses idees politiques et la mesure de son
independance personnelle.

Il n'y avait plus qu'un point secret sur lequel Farcy se sentait
inexperimente encore, et faible, et presque enfant, c'etait l'amour;
cet amour que, durant les tiedes nuits etoilees du tropique, il avait
soupconne devoir etre si doux; cet amour dont il n'avait guere eu en
Italie que les delices sensuelles, et dont son ame, qui avait tout
anticipe, regrettait amerement la puissance tarie et les jeunes tresors.
Il ecrivait dans une note:

≪Je rends graces a Dieu;

≪De ce qu'il m'a fait homme et non point femme;

≪De ce qu'il m'a fait Francais;

≪De ce qu'il m'a fait plutot spirituel et spiritualiste que le
contraire, plutot bon que mechant, plutot fort que faible de caractere.

≪Je me plains du sort,

≪Qui ne m'a donne ni genie, ni richesse, ni naissance.

≪Je me plains de moi-meme,

≪Qui ai dissipe mon temps, affaibli mes forces, rejete ma pudeur
naturelle, tue en moi la foi et l'amour.≫

Non, Farcy, ton regret meme l'atteste, non, tu n'avais pas rejete ta
pudeur naturelle; non, tu n'avais pas tue l'amour dans ton ame! Mais
chez toi la pudeur de l'adolescence, qui avait trop aisement cede par le
cote sensuel, s'etait comme infiltree et developpee outre mesure dans
l'esprit, et, au lieu de la male assurance virile qui charme et qui
subjugue, au lieu de ces rapides etincelles du regard,

  Qui d'un desir craintif font rougir la beaute[77],

elle s'etait changee avec l'age en defiance de toi-meme, en repugnance a
oser, en promptitude a se decourager et a se troubler devant la beaute
superbe. Non, tu n'avais pas tue l'amour dans ton coeur; tu en etais
plutot reste au premier, au timide et novice amour; mais sans la
fraicheur naive, sans l'ignorance adorable, sans les torrents, sans le
mystere; avec la disproportion de tes autres facultes qui avaient muri
ou vieilli; de ta raison qui te disait que rien ne dure; de ta sagacite
judicieuse qui te representait les inconvenients, les difficultes et les
suites; de tes sens fatigues qui n'environnaient plus, comme a dix-neuf
ans, l'etre unique de la vapeur d'une emanation lumineuse et odorante;
ce n'etait pas l'amour, c'etait l'harmonie de tes facultes et de leur
developpement que tu avais brisee dans ton etre! Ton malheur est celui
de bien des hommes de notre age.

[Note 77: Lamartine.]

Farcy se disait pourtant que cette disproportion entre ce qu'il savait
en idees et ce qu'il avait eprouve en sentiments devait cesser dans son
ame, et qu'il etait temps enfin d'avoir une passion, un amour. La tete,
chez lui, sollicitait le coeur; et il se portait en secret un defi, il
se faisait une gageure d'aimer. Il vit beaucoup, a cette epoque, une
femme connue par ses ouvrages, par l'agrement de son commerce et sa
beaute[78], s'imaginant qu'il en etait epris, et tachant, a force de
soins, de le lui faire comprendre. Mais, soit qu'il s'exprimat trop
obscurement, soit que la preoccupation de cette femme distinguee fut
ailleurs, elle ne crut jamais recevoir dans Farcy un amant malheureux.
Pourtant il l'etait, quoique moins profondement qu'il n'eut fallu
pour que cela fut une passion. Voici quelques vers commences que nous
trouvons dans ses papiers:

  Therese, que les Dieux firent en vain si belle,
  Vous que vos seuls dedains ont su trouver fidele,
  Dont l'esprit s'eblouit a ses seules lueurs,
  Qui des combats du coeur n'aimez que la victoire,
  Et qui revez d'amour comme on reve de gloire,
  L'oeil fier et non voile de pleurs;

  Vous qu'en secret jamais un nom ne vient distraire,
  Qui n'aimez qu'a compter, comme une reine altiere,
  La foule des vassaux s'empressant sur vos pas;
  Vous a qui leurs cent voix sont douces a comprendre,
  Mais qui n'eutes jamais une ame pour entendre
  Des voeux qu'on murmure plus bas;

  Therese, pour longtemps adieu!.....

[Note 78: Le respect nous empeche de la nommer; mais Beranger l'a
chantee, et tous ses amis la reconnaitront ici sous le nom d'Hortense.]

La suite manque, mais l'idee de la piece avait d'abord ete crayonnee
en prose. Les vers y auraient peu ajoute, je pense, pour l'eclat et
le mouvement; ils auraient retranche peut-etre a la fermete et a la
concision.

≪Therese, que la nature fit belle en vain, plus ravie de dominer que
d'aimer; pour qui la beaute n'est qu'une puissance, comme le courage et
le genie;

≪Therese, qui vous amusez aux lueurs de votre esprit; qui revez d'amour
comme un autre de combats et de gloire, l'oeil fier et jamais humide;

≪Therese, dont le regard, dans le cercle qui vous entoure de ses
hommages, ne cherche personne; que nul penser secret ne vient distraire,
que nul espoir n'excite, que nul regret n'abat;

≪Therese, pour longtemps adieu! car j'espererais en vain aupres de vous
de ce que votre coeur ne saurait me donner, et je ne veux pas de ce
qu'il m'offre;

≪Car, ou mon amour est dedaigne, mon orgueil n'accepte pas d'autre
place; je ne veux pas flatter votre orgueil par mes ardeurs comme par
mes respects.

≪Mon age n'est point fait a ces empressements paisibles, a ce partage si
nombreux; je sais mal, aupres de la beaute, separer l'amitie de l'amour;
j'irai chercher ailleurs ce que je chercherais vainement aupres de vous.

≪Une ame plus faible ou plus tendre accueillera peut-etre celui que
d'autres ont dedaigne; d'autres discours rempliront mes souvenirs; une
autre image charmera mes tristesses reveuses, et je ne verrai plus vos
levres dedaigneuses et vos yeux qui ne regardent pas.

≪Adieu jusqu'en des temps et des pays lointains; jusqu'aux lieux ou la
nature accueillera l'automne de ma vie, jusqu'aux temps ou mon coeur
sera paisible, ou mes yeux seront distraits aupres de vous! Adieu
jusques a nos vieux jours!≫

Il sourirait a notre fantaisie de croire que la scene suivante se
rapporte a quelque circonstance fugitive de la liaison dont elle aurait
marque le plus vif et le plus aimable moment. Quoi qu'il en soit,
le tableau que Farcy a trace de souvenir est un chef-d'oeuvre de
delicatesse, d'attendrissement gracieux, de naturel choisi, d'art simple
et vraiment attique: Platon ou Bernardin de Saint-Pierre n'auraient pas
conte autrement.

≪19 _juin_.--Helene se tut, mais ses joues se couvrirent de rougeur;
elle lanca sur Gherard un regard plein de dedain, tandis que ses levres
se contractaient, agitees par la colere. Elle retomba sur le divan, a
demi assise, a demi couchee, appuyant sa tete sur une main, tandis que
l'autre etait fort occupee a ramener les plis de sa robe.--Gherard jeta
les yeux sur elle; a l'instant toute sa colere se changea en confusion.
Il vint a quelques pas d'elle, s'appuyant sur la cheminee, emu et
inquiet. Apres un moment de silence: ≪Helene, lui dit-il d'une voix
troublee, je vous ai affligee, et pourtant je vous jure...≫--≪Moi,
monsieur? non, vous ne m'avez point affligee; vos offenses n'ont pas ce
pouvoir sur moi.≫--≪Helene, eh bien! oui, j'ai eu tort de parler ainsi,
je l'avoue; mais pardonnez-moi...≫--≪Vous pardonner!... Je n'ai pour
vous ni ressentiment ni pardon, et j'ai deja oublie vos paroles.≫

≪Gherard s'approcha vivement d'elle:--≪Helene, lui dit-il en cherchant a
s'emparer de sa main: pour un mot dont je me repens...≫--≪Laissez-moi,
lui dit-elle en retirant sa main: faudra-t-il que je m'enfuie, et ne
vous suffit-il pas d'une injure?≫

≪Gherard s'en revint tristement a la cheminee, cachant son front dans
ses mains, puis tout a coup se retourna, les yeux humides de larmes; il
se jeta a ses pieds, et ses mains s'avancaient vers elle, de sorte qu'il
la serrait presque dans ses bras.

≪Oui, s'ecria-t-il, je vous ai offensee, je le sais bien; oui, je suis
rude, grossier; mais je vous aime, Helene; oh! cela, je vous defie d'en
douter. Et si vous n'avez pas pitie de moi, vous qui etes si bonne,
Helene, qui reconciliez ceux qui se haissent...≫ Et voyant qu'elle se
defendait faiblement: ≪Dites que vous me pardonnez! Faites-moi des
reproches, punissez-moi, chatiez-moi, j'ai tout merite. Oui, vous devez
me chatier comme un enfant grossier. Helene, dit-il en osant poser son
visage sur ses genoux, si vous me frappez, alors je croirai qu'apres
m'avoir puni, vous me pardonnez.≫

≪Gherard etait beau; une de ses joues s'appuyait sur les genoux
d'Helene, tandis que l'autre s'offrait ainsi a la peine. Il etait la,
tombe a ses pieds avec grace, et elle ne se sentit pas la force de
l'obliger a s'eloigner. Elle leva la main et l'abaissa vers son visage;
puis sa tete s'abaissa elle-meme avec sa main: elle sourit doucement en
le voyant ainsi penche sans etre vue de lui. Et sans le vouloir, et en
se laissant aller a son coeur et a sa pensee, qui achevaient le tableau
commence devant ses yeux, sur le visage de Gherard, au lieu de sa main,
elle posa ses levres.

≪Elle se leva au meme instant, effrayee de ce qu'elle avait fait, et
cherchant a se degager des bras de Gherard qui l'avaient enlacee. Le
coeur de Gherard nageait dans la joie, et ses yeux rayonnants allaient
chercher les yeux d'Helene sous leurs paupieres abaissees. ≪Oh! ma belle
amie, lui dit-il en la retenant, comme un bon chretien, j'aurais
baise la main qui m'eut frappe; voudriez-vous m'empecher d'achever ma
penitence?≫ Et plus hardi a mesure qu'elle etait plus confuse, il la
serra dans ses bras, et il rendit a ses levres qui fuyaient les siennes,
le baiser qu'il en avait recu.

≪Elle alla s'asseoir a quelques pas de lui, et l'heureux Gherard, pour
dissiper le trouble qu'il avait cause, commenca a l'entretenir de ses
projets pour le lendemain, auxquels il voulait l'associer.--≪Gherard,
lui dit-elle apres un long silence, ces folies d'aujourd'hui,
oubliez-les, je vous en prie, et n'abusez pas d'un moment...≫--≪Ah! dit
Gherard, que le Ciel me punisse si jamais je l'oublie! Mais vous, oh!
promettez-moi que cet instant passe, vous ne vous en souviendrez pas
pour me faire expier a force de froideur et de reserve un bonheur si
grand. Et moi, ma belle amie, vous m'avez mis a une ecole trop severe
pour que je ne tremble pas de paraitre fier d'une faveur.≫

≪Eh bien! je vous le promets, dit-elle en souriant; soyez donc sage.≫ Et
Gherard le lui jura, en baisant sa main qu'il pressa sur son coeur.≫

Durant les deux derniers mois de sa vie, Farcy avait loue une petite
maison dans le charmant vallon d'Aulnay, pres de Fontenay-aux-Roses ou
l'appelaient ses occupations. Cette convenance, la douceur du lieu, le
voisinage des bois, l'amitie de quelques habitants du vallon, peut-etre
aussi le souvenir des noms celebres qui ont passe la, les parfums
poetiques que les camelias de Chateaubriand ont laisses alentour, tout
lui faisait d'Aulnay un sejour de bonne, de simple et delicieuse vie. Il
realisait pour son compte le voeu qu'un poete de ses amis avait laisse
echapper autrefois en parcourant ce joli paysage:

  Que ce vallon est frais, et que j'y voudrais vivre!
  Le matin, loin du bruit, quel bonheur d'y poursuivre
  Mon doux penser d'hier qui, de mes doigts tresse,
  Tiendrait mon lendemain a la veille enlace!
  La, mille fleurs sans nom, delices de l'abeille;
  La, des pres tout remplis de fraise et de groseille;
  Des bouquets de cerise aux bras des cerisiers;
  Des gazons pour tapis, pour buissons des rosiers;
  Des chataigniers en rond sous le coteau des aulnes;
  Les sentiers du coteau melant leurs sables jaunes
  Au vert doux et touffu des endroits non frayes,
  Et grimpant au sommet le long des flancs rayes;
  Aux plaines d'alentour, dans des foins, de vieux saules
  Plus qu'a demi noyes, et cachant leurs epaules
  Dans leurs cheveux pendants, comme on voit des nageurs;
  De petits horizons nuances de rougeurs;
  De petits fonds riants, deux ou trois blancs villages
  Entrevus d'assez loin a travers des feuillages;
  Oh! que j'y voudrais vivre, au moins vivre un printemps,
  Loin de Paris, du bruit des propos inconstants,
  Vivre sans souvenir!.........

Dans cette retraite heureuse et variee, l'ame de Farcy s'ennoblissait de
jour en jour; son esprit s'elevait, loin des fumees des sens, aux plus
hautes et aux plus sereines pensees. La politique active et quotidienne
ne l'occupait que mediocrement, et sans doute, la veille des
Ordonnances, il en etait encore a ses meditations metaphysiques et
morales, ou a quelque lecture, comme celle des _Harmonies_, dans
laquelle il se plongeait avec enivrement. Nous extrayons religieusement
ici les dernieres pensees ecrites sur son journal; elles sont empreintes
d'un instinct inexplicable et d'un pressentiment sublime:

≪Chacun de nous est un artiste qui a ete charge de sculpter lui-meme sa
statue pour son tombeau, et chacun de nos actes est un des traits dont
se forme notre image. C'est a la nature a decider si ce sera la statue
d'un adolescent, d'un homme mur ou d'un vieillard. Pour nous, tachons
seulement qu'elle soit belle et digne d'arreter les regards. Du reste,
pourvu que les formes en soient nobles et pures, il importe peu que ce
soit Apollon ou Hercule, la Diane chasseresse ou la Venus de Praxitele.≫

≪Voyageur, annonce a Sparte que nous sommes morts ici pour obeir a ses
saints commandements.≫

≪Ils moururent irreprochables dans la guerre comme dans l'amitie[79].≫

[Note 79: Cette epitaphe et la precedente se trouvent citees par
Jean-Jacques au livre IV de l'_Emile_.]

≪Ici reposent les cendres de don Juan Diaz Porlier, general des armees
espagnoles, qui a ete heureux dans ce qu'il a entrepris contre les
ennemis de son pays, mais qui est mort victime des dissensions civiles.≫

Peut-etre, apres tout, ces nobles epitaphes de heros ne lui
revinrent-elles a l'esprit que le mardi, dans l'intervalle des
Ordonnances a l'insurrection, et comme un echo naturel des heroiques
battements de son coeur. Le mercredi, vers les deux heures apres midi,
a la nouvelle du combat, il arrivait a Paris, rue d'Enfer, chez son ami
Colin, qui se trouvait alors en Angleterre. Il alla droit a une panoplie
d'armes rares suspendue dans le cabinet de son ami, et il se munit d'un
sabre, d'un fusil et de pistolets. Madame Colin essayait de le retenir
et lui recommandait la prudence: ≪Eh! qui se devouera, madame, lui
repondit-il, si nous, qui n'avons ni femme ni enfants, nous ne bougeons
pas?≫ Et il sortit pour parcourir la ville. L'aspect du mouvement lui
parut d'abord plus incertain qu'il n'aurait souhaite; il vit quelques
amis: les conjectures etaient contradictoires. Il courut au bureau du
_Globe_, et de la a la maison de sante de M. Pinel, a Chaillot, ou M.
Dubois, redacteur en chef du journal, etait detenu. Les troupes royales
occupaient les Champs-Elysees, et il lui fallut passer la nuit dans
l'appartement de M. Dubois. Son idee fixe, sa crainte etait le manque de
direction; il cherchait les chefs du mouvement, des noms signales, et il
n'en trouvait pas. Il revint le jeudi de grand matin a la ville, par le
faubourg et la rue Saint-Honore, de compagnie avec M. Magnin; chemin
faisant, la vue de quelques cadavres lui remit la colere au coeur et
aussi l'espoir. Arrive a la rue Dauphine, il se separa de M. Magnin en
disant: ≪Pour moi, je vais reprendre mon fusil que j'ai laisse ici pres,
et me battre.≫ Il revit pourtant dans la matinee M. Cousin, qui voulut
le retenir a la mairie du onzieme arrondissement, et M. Geruzez, auquel
il dit cette parole d'une magnanime equite: ≪Voici des evenements dont,
plus que personne, nous profiterons; c'est donc a nous d'y prendre part
et d'y aider[80].≫ Il se porta avec les attaquants vers le Louvre, du
cote du Carrousel; les soldats royaux faisaient un feu nourri dans la
rue de Rohan, du haut d'un balcon qui est a l'angle de cette rue et de
la rue Saint-Honore; Farcy, qui debouchait au coin de la rue de Rohan et
de celle de Montpensier, tomba l'un des premiers, atteint de haut en bas
d'une balle dans la poitrine. C'est la, et non, comme on l'a fait, a la
porte de l'hotel de Nantes, que devrait etre placee la pierre funeraire
consacree a sa memoire. Farcy survecut pres de deux heures a sa
blessure. M. Littre, son ami, qui combattait au meme rang et aux pieds
duquel il tomba, le fit transporter a la distance de quelques pas, dans
la maison du marchand de vin, et le hasard lui amena precisement M.
Loyson, jeune chirurgien de sa connaissance. Mais l'art n'y pouvait
rien: Farcy parla peu, bien qu'il eut toute sa presence d'esprit. M.
Loyson lui demanda s'il desirait faire appeler quelque parent, quelque
ami; Farcy dit qu'il ne desirait personne; et comme M. Loyson insistait,
le mourant nomma un ami qu'on ne trouva pas chez lui, et qui ne fut pas
informe a temps pour venir. Une fois seulement, a un bruit plus violent
qui se faisait dans la rue, il parut craindre que le peuple n'eut le
dessous et ne fut refoule; on le rassura; ce furent ses dernieres
paroles; il mourut calme et grave, recueilli en lui-meme, sans ivresse
comme sans regret. (29 juillet 1830.)

[Note 80: C'est tout a fait le meme raisonnement genereux qui anime,
dans Homere, Sarpedon s'adressant a Glaucus au moment de l'assaut du
camp (_Iliade_, XII): ≪O Glaucus, pourquoi sommes-nous entre tous
honores en Lycie et par le siege, et par les mets et les coupes
d'honneur? pourquoi tous nous considerent-ils comme des dieux, et a quel
titre, aux rives du Xanthe, possedons-nous notre grand domaine, riche en
vergers et en terres fecondes? C'est pour cela qu'aujourd'hui il nous
faut faire tete au premier rang des Lyciens, et nous lancer au feu de la
melee, afin qu'au moins chacun des notres dise, etc., etc...≫ Pour Farcy
les avantages a conquerir avaient certes moins de splendeur, et le grand
_domaine_, c'eut ete une chaire. Mais plus le prix reste bourgeois, et
plus est noble l'heroisme, ou, pour l'appeler par son vrai nom, plus est
pur le sentiment du devoir.]

Le corps fut transporte et inhume au Pere-Lachaise, dans la partie du
cimetiere ou reposent les morts de Juillet. Plusieurs personnes, et
entre autres M. Guigniaut, prononcerent de touchants adieux.

Les amis de Farcy n'ont pas ete infideles au culte de la noble victime;
ils lui ont eleve un monument funeraire qui devra etre replace au
veritable endroit de sa chute. M. Colin a vivement reproduit ses traits
sur la toile. M. Cousin lui a dedie sa traduction des _Lois_ de Platon,
se souvenant que Farcy etait mort en combattant pour les _lois_. Et
nous, nous publions ses vers, comme on expose de pieuses reliques[81].

[Note 81: Deux poetes genereux et delicats, dont l'un avait connu
Farcy et dont l'autre l'avait vu seulement, MM. Antony Deschamps et
Brizeux, ont consacre a sa memoire des vers que nous n'avons garde
d'omettre dans cette liste d'hommages funebres. Voici ceux de M.
Deschamps:

  Que ne suis-je couche dans un tombeau profond,
  Perce comme Farcy d'une balle de plomb,
  Lui dont l'ame etait pure, et si pure la vie,
  Sans troubles ni remords egalement suivie!
  Lui qui, lorsque j'etais dans l'_ile Procida_,
  Sur le bord de la mer un matin m'aborda,
  Me parla de Paris, de nos amis de France,
  De Rome qu'il quittait, puis de quelque souffrance...
  Et s'asseyant au seuil d'une blanche maison,
  Lut dans Andre Chenier: _O Sminthee Apollon!_
  Et quand il eut fini cette belle lecture,
  Emu par le climat et la douce nature,
  Se leva brusquement, et me tendant la main,
  Grimpa, comme un chevreau, sur le coteau voisin.

M. Brizeux a dit:

A LA MEMOIRE DE GEORGE FARCY.

  Il adorait
  La France, la Poesie et la Philosophie.
  Que la patrie conserve son nom!
  (Victor Cousin.)

  Oui! toujours j'enviai, Farcy, de te connaitre,
  Toi que si jeune encore on citait comme un maitre.
  Pauvre coeur qui d'un souffle, helas! t'intimidais,
  Attentif a cacher l'or pur que tu gardais!
  Un soir, en nous parlant de Naple et de ses greves,
  Beaux pays enchantes ou se plaisaient tes reves,
  Ta bouche eut un instant la douceur de Platon;
  Tes amis souriaient,... lorsque, changeant de ton,
  Tu devins brusque et sombre, et te mordis la levre,
  Fantasque, impatient, retif comme la chevre!
  Ainsi tu te plaisais a secouer la main
  Qui venait sur ton front essuyer ton chagrin.
  Que dire? le linceul aujourd'hui te recouvre,
  Et, j'en ai peur, c'est lui que tu cherchais au Louvre.
  Paix a toi, noble coeur! ici tu fus pleure
  Par un ami bien vrai, de toi-meme ignore;
  La-haut, rejouis-toi! Platon parmi les Ombres
  Te dit le Verbe pur, Pythagore les Nombres.
]

Mais s'il nous est permis de parler un moment en notre propre nom,
disons-le avec sincerite, le sentiment que nous inspire la memoire de
Farcy n'est pas celui d'un regret vulgaire; en songeant a la mort
de notre ami, nous serions tente plutot de l'envier. Que ferait-il
aujourd'hui, s'il vivait? que penserait-il? que sentirait-il? Ah!
certes, il serait encore le meme, loyal, solitaire, independant, ne
jurant par aucun parti, s'engouant peu pour tel ou tel personnage; au
lieu de professer la philosophie chez M. Morin, il la professerait dans
un College royal; rien d'ailleurs ne serait change a sa vie modeste,
ni a ses pensees; il n'aurait que quelques illusions de moins, et ce
desappointement penible que le regime heritier de la Revolution
de Juillet fait eprouver a toutes les ames amoureuses d'idees et
d'honneur[82]. Il aurait foi moins que jamais aux hommes; et, sans
desesperer des progres d'avenir, il serait triste et degoute dans le
present. Son stoicisme se serait refugie encore plus avant dans la
contemplation silencieuse des choses; la realite pratique, indigne de le
passionner, ne lui apparaitrait de jour en jour davantage que sous le
cote mediocre des interets et du bien-etre; il s'y accommoderait en
sage, avec moderation; mais cela seul est deja trop: la tiedeur s'ensuit
a la longue; fatigue d'enthousiasme, une sorte d'ironie involontaire,
comme chez beaucoup d'esprits superieurs, l'aurait peut-etre gagne avec
l'age: il a mieux fait de bien mourir!--Disons seulement, en usant d'un
mot du choeur antique: ≪Ah! si les belles et bonnes ames comme la sienne
pouvaient avoir deux jeunesses[83]!≫

[Note 82: Ce mot est dur pour la monarchie de Juillet; je ne l'aurais
pas ecrit plus tard; et pourtant il exprime un sentiment que bien des
hommes de ma generation partagerent. Et cette monarchie, malgre ses
merites raisonnes, ne put jamais s'absoudre de cette tache originelle
qui la fit sembler peureuse et circonspecte a l'exces en naissant. On
est coupable en France, quelque interet qu'on allegue, si l'on manque,
faute d'elan, certains moments de grandeur et de gloire qui ne se
retrouvent plus. Il n'est qu'un temps pour la jeunesse: nous avions
lieu, en 1830, d'esperer pour la notre un regime plus actif et plus
genereux que celui de la parole. Nous fumes refoules et nous souffrimes.
La litterature me consola.]

[Note 83: Euripide, _Hercules furens_ (edit. de Boissonade, v. 648).]

Juin 1831.

NOTE.--Bien des annees apres avoir ecrit cette Notice, j'ai recu de M.
Geruzez, heritier des papiers de Farcy, la communication d'une note qui
me concernait moi-meme, et qui m'a montre que Farcy avait bien voulu
s'occuper de mes essais poetiques d'alors: il y juge _Joseph Delorme_ et
_les Consolation_, d'une maniere psychologique et morale qui est a lui.
Ce jugement est assez favorable pour que je m'en honore, et il est a la
fois assez severe pour que j'ose le reproduire ici:

≪Dans le premier ouvrage (dans _Joseph Delorme_), dit-il, c'etait une
ame fletrie par des etudes trop positives et par les habitudes des sens
qui emportent un jeune homme timide, pauvre, et en meme temps delicat et
instruit; car ces hommes ne pouvant se plaire a une liaison continuee ou
on ne leur rapporte en echange qu'un esprit vulgaire et une ame faconnee
a l'image de cet esprit, ennuyes et ennuyeux aupres de telles femmes,
et d'ailleurs ne pouvant plaire plus haut ni par leur audace ni par des
talents encore caches, cherchent le plaisir d'une heure qui amene le
degout de soi-meme. Ils ressemblent a ces femmes bien elevees et sans
richesses, qui ne peuvent souffrir un epoux vulgaire, et a qui une union
mieux assortie est interdite par la fortune.

≪Il y a une audace et un abandon dans la confidence des mouvements d'un
pareil coeur, bien rares en notre pays et qui annoncent le poete.

≪Aujourd'hui (dans _les Consolations_) il sort de sa debauche et de son
ennui; son talent mieux connu, une vie litteraire qui ressemble a un
combat, lui ont donne de l'importance et l'ont sauve de l'affaissement.
Son ame honnete et pure a ressenti cette renaissance avec tendresse,
avec reconnaissance. Il s'est tourne vers Dieu d'ou vient la paix et la
joie.

≪Il n'est pas sorti de son abattement par une violente secousse: c'est
un esprit trop analytique, trop reflechi, trop habitue a user ses
impressions en les commentant, a se dedaigner lui-meme en s'examinant
beaucoup; il n'a rien en lui pour etre epris eperdument et pousser sa
passion avec emportement et audace; plus tard peut-etre: aujourd'hui il
cherche, il attend et se defie.

≪Mais son coeur lui echappe et s'attache a une fausse image de l'amour.
L'etude, la meditation religieuse, l'amitie l'occupent si elles ne
le remplissent pas, et detournent ses affections. La pensee de l'art
noblement concu le soutient et donne a ses travaux une dignite que
n'avaient pas ses premiers essais, simples epanchements de son ame et de
sa vie habituelle.--Il comprend tout, aspire a tout, et n'est maitre
de rien ni de lui-meme. Sa poesie a une ingenuite de sentiments et
d'emotions qui s'attachent a des objets pour lesquels le grand nombre
n'a guere de sympathie, et ou il y a plutot travers d'esprit ou
habitudes bizarres de jeune homme pauvre et souffreteux, qu'attachement
naturel et poetique. La misere domestique vient gemir dans ses vers a
cote des elans d'une noble ame et causer ce contraste penible qu'on
retrouve dans certaines scenes de Shakspeare (_Lear_, etc), qui excite
notre pitie, mais non pas une emotion plus sublime.

≪Ces gouts changeront; cette sincerite s'alterera; le poete se revelera
avec plus de pudeur, il nous montrera les blessures de son ame, les
pleurs de ses yeux, mais non plus les fletrissures livides de ses
membres, les egarements obscurs de ses sens, les haillons de son
indigence morale. Le libertinage est poetique quand c'est un emportement
du principe passionne en nous, quand c'est philosophie audacieuse, mais
non quand il n'est qu'un egarement furtif, une confession honteuse. Cet
etat convient mieux au pecheur qui va se regenerer; il va plus mal au
poete qui doit toujours marcher simple et le front leve; a qui il faut
l'enthousiasme ou les amertumes profondes de la passion.

≪L'auteur prend encore tous ses plaisirs dans la vie solitaire, mais
il y est ramene par l'ennui de ce qui l'entoure, et aussi effraye par
l'immensite ou il se plonge en sortant de lui-meme. En rentrant dans
sa maison, il se sent plus a l'aise, il sent plus vivement par le
contraste; il cherit son etroit horizon ou il est a l'abri de ce qui
le gene, ou son esprit n'est pas vaguement egare par une trop vaste
perspective. Mais si la foule lui est insupportable, le vaste espace
l'accable encore, ce qui est moins poetique. Il n'a pas pris assez de
fierte et d'etendue pour dominer toute cette nature, pour l'ecouter, la
comprendre, la traduire dans ses grands spectacles. Sa poesie par la est
etroite, chetive, etouffee: on n'y voit pas un miroir large et pur de
la nature dans sa grandeur, la force et la plenitude de sa vie: ses
tableaux manquent d'air et de lointains fuyants.

≪Il s'efforce d'aimer et de croire, parce que c'est la-dedans qu'est le
poete: mais sa marche vers ce sentiment est critique et logique, si
je puis ainsi dire. Il va de l'amitie a l'amour comme il a ete de
l'incredulite a l'elan vers Dieu.

≪Cette amitie n'est ni morale ni poetique...≫

Ici s'arrete la note inachevee. Si jamais le troisieme Recueil qui fait
suite immediatement aux _Consolations_ et a _Joseph Delorme_, et qui
n'est que le developpement critique et poetique des memes sentiments
dans une application plus precise, vient a paraitre (ce qui ne saurait
avoir lieu de longtemps), il me semble, autant qu'on peut prononcer
sur soi-meme, que le jugement de Farcy se trouvera en bien des points
confirme.



DIDEROT

J'ai toujours aime les correspondances, les conversations, les pensees,
tous les details du caractere, des moeurs, de la biographie, en un mot,
des grands ecrivains; surtout quand cette biographie comparee n'existe
pas deja redigee par un autre, et qu'on a pour son propre compte a la
construire, a la composer. On s'enferme pendant une quinzaine de jours
avec les ecrits d'un mort celebre, poete ou philosophe; on l'etudie, on
le retourne, on l'interroge a loisir; on le fait poser devant soi; c'est
presque comme si l'on passait quinze jours a la campagne a faire le
portrait ou le buste de Byron, de Scott, de Goethe; seulement on est
plus a l'aise avec son modele, et le tete-a-tete, en meme temps qu'il
exige un peu plus d'attention, comporte beaucoup plus de familiarite.
Chaque trait s'ajoute a son tour, et prend place de lui-meme dans cette
physionomie qu'on essaye de reproduire; c'est comme chaque etoile qui
apparait successivement sous le regard et vient luire a son point dans
la trame d'une belle nuit. Au type vague, abstrait, general, qu'une
premiere vue avait embrasse, se mele et s'incorpore par degres une
realite individuelle, precise, de plus en plus accentuee et vivement
scintillante; on sent naitre, on voit venir la ressemblance; et le jour,
le moment ou l'on a saisi le tic familier, le sourire revelateur, la
gercure indefinissable, la ride intime et douloureuse qui se cache en
vain sous les cheveux deja clair-semes,--a ce moment l'analyse disparait
dans la creation, le portrait parle et vit, on a trouve l'homme. Il y
a plaisir en tout temps a ces sortes d'etudes secretes, et il y aura
toujours place pour les productions qu'un sentiment vif et pur en
saura tirer. Toujours, nous le croyons, le gout et l'art donneront de
l'a-propos et quelque duree aux oeuvres les plus courtes, et les plus
individuelles, si, en exprimant une portion meme restreinte de la nature
et de la vie, elles sont marquees de ce sceau unique de diamant, dont
l'empreinte se reconnait tout d'abord, qui se transmet inalterable et
imperfectible a travers les siecles, et qu'on essayerait vainement
d'expliquer ou de contrefaire. Les revolutions passent sur les peuples,
et font tomber les rois comme des tetes de pavots; les sciences
s'agrandissent et accumulent; les philosophies s'epuisent; et cependant
la moindre perle, autrefois eclose du cerveau de l'homme, si le temps
et les barbares ne l'ont pas perdue en chemin, brille encore aussi pure
aujourd'hui qu'a l'heure de sa naissance. On peut decouvrir demain toute
l'Egypte et toute l'Inde, lire au coeur des religions antiques, en
tenter de nouvelles, l'ode d'Horace a Lycoris n'en sera, ni plus
ni moins, une de ces perles dont nous parlons. La science, les
philosophies, les religions sont la, a cote, avec leurs profondeurs et
leurs gouffres souvent insondables; qu'importe? elle, la perle limpide
et une fois nee, se voit fixe au haut de son rocher, sur le rivage,
dominant cet ocean qui remue et varie sans cesse; plus humide, plus
cristalline, plus radieuse au soleil apres chaque tempete. Ceci ne veut
pas dire au moins que la perle et l'ocean d'ou elle est sortie un jour
ne soient pas lies par beaucoup de rapports profonds et mysterieux,
ou, en d'autres termes, que l'art soit du tout independant de la
philosophie, de la science et des revolutions d'alentour. Oh! pour cela,
non; chaque ocean donne ses perles, chaque climat les murit diversement
et les colore; les coquillages du golfe Persique ne sont pas ceux de
l'Islande. Seulement l'art, dans la force de generation qui lui est
propre, a quelque chose de fixe, d'accompli, de definitif, qui cree a un
moment donne et dont le produit ne meurt plus; qui ne varie pas avec les
niveaux; qui n'expire ni ne grossit avec les vagues; qui ne se mesure ni
au poids ni a la brasse, et qui, au sein des courants les plus mobiles,
organise une certaine quantite de touts, grands et petits, dont les plus
choisis et les mieux venus, une fois extraits de la masse flottante,
n'y peuvent jamais rentrer. C'est ce qui doit consoler et soutenir les
artistes jetes en des jours d'orages. Partout il y a moyen pour eux de
produire quelque chose; peu ou beaucoup, l'essentiel est que ce _quelque
chose_ soit le mieux, et porte en soi, precieusement gravee a l'un des
coins, la marque eternelle. Voila ce que nous avions besoin de nous dire
avant de nous remettre, nous, critique litteraire, a l'etude curieuse de
l'art, et a l'examen attentif des grands individus du passe; il nous a
semble que, malgre ce qui a eclate dans le monde et ce qui s'y remue
encore, un portrait de Regnier, de Boileau, de La Fontaine, d'Andre
Chenier, de l'un de ces hommes dont les pareils restent de tout temps
fort rares, ne serait pas plus une puerilite aujourd'hui qu'il y a un
an; et en nous prenant cette fois a Diderot philosophe et artiste, en
le suivant de pres dans son intimite attrayante, en le voyant dire, en
l'ecoutant penser aux heures les plus familieres, nous y avons gagne du
moins, outre la connaissance d'un grand homme de plus, d'oublier pendant
quelques jours l'affligeant spectacle de la societe environnante, tant
de misere et de turbulence dans les masses, un si vague effroi, un si
devorant egoisme dans les classes elevees, les gouvernements sans idees
ni grandeur, des nations heroiques qu'on immole, le sentiment de patrie
qui se perd et que rien de plus large ne remplace, la religion retombee
dans l'arene d'ou elle a le monde a reconquerir, et l'avenir de plus en
plus nebuleux, recelant un rivage qui n'apparait pas encore.

Il n'en etait pas tout a fait ainsi du temps de Diderot. L'oeuvre
de destruction commencait alors a s'entamer au vif dans la theorie
philosophique et politique; la tache, malgre les difficultes du moment,
semblait fort simple; les obstacles etaient bien tranches, et l'on se
portait a l'assaut avec un concert admirable et des esperances a la fois
prochaines et infinies. Diderot, si diversement juge, est de tous
les hommes du XVIIIe siecle celui dont la personne resume le plus
completement l'insurrection philosophique avec ses caracteres les plus
larges et les plus contrastes. Il s'occupa peu de politique, et la
laissa a Montesquieu, a Jean-Jacques et a Raynal; mais en philosophie
il fut en quelque sorte l'ame et l'organe du siecle, le theoricien
dirigeant par excellence. Jean-Jacques etait spiritualiste, et par
moments une espece de calviniste socinien: il niait les arts, les
sciences, l'industrie, la perfectibilite, et par toutes ces faces
heurtait son siecle plutot qu'il ne le reflechissait. Il faisait, a
plusieurs egards, exception dans cette societe libertine, materialiste
et eblouie de ses propres lumieres. D'Alembert etait prudent,
circonspect, sobre et frugal de doctrine, faible et timide de caractere,
sceptique en tout ce qui sortait de la geometrie; ayant deux paroles,
une pour le public, l'autre dans le prive, philosophe de l'ecole de
Fontenelle; et le XVIIIe siecle avait l'audace au front, l'indiscretion
sur les levres, la foi dans l'incredulite, le debordement des discours,
et lachait la verite et l'erreur a pleines mains. Buffon ne manquait pas
de foi en lui-meme et en ses idees, mais il ne les prodiguait pas; il
les elaborait a part, et ne les emettait que par intervalles, sous
une forme pompeuse dont la magnificence etait a ses yeux le merite
triomphant. Or, le XVIIIe siecle passe avec raison pour avoir ete
prodigue d'idees, familier et prompt, tout a tous, ne haissant pas le
deshabille; et quand il s'etait trop echauffe en causant de verve, en
dissertant dans le salon pour ou contre Dieu, ma foi! il ne se faisait
pas faute alors, le bon siecle, d'oter sa perruque, comme l'abbe
Galiani, et de la suspendre au dos d'un fauteuil. Condillac, si vante
depuis sa mort pour ses subtiles et ingenieuses analyses, ne vecut pas
au coeur de son epoque, et n'en represente aucunement la plenitude, le
mouvement et l'ardeur. Il etait cite avec consideration par quelques
hommes celebres; d'autres l'estimaient d'assez mince etoffe. En somme,
on s'occupait peu de lui; il n'avait guere d'influence. Il mourut dans
l'isolement, atteint d'une sorte de marasme cause par l'oubli. Juger
la philosophie du XVIIIe siecle d'apres Condillac, c'est se decider
d'avance a la voir tout entiere dans une psychologie pauvre et etriquee.
Quelque etat qu'on en fasse, elle etait plus forte que cela. Cabanis et
M. de Tracy, qui ont beaucoup insiste, comme par precaution oratoire,
sur leur filiation avec Condillac, se rattachent bien plus directement,
pour les solutions metaphysiques d'origine et de fin, de substance et
de cause, pour les solutions physiologiques d'organisation et de
sensibilite, a Condorcet, a d'Holbach, a Diderot; et Condillac est
precisement muet sur ces enigmes, autour desquelles la curiosite de son
siecle se consuma. Quant a Voltaire, meneur infatigable, d'une aptitude
d'action si merveilleuse, et philosophe pratique en ce sens, il
s'inquieta peu de construire ou meme d'embrasser toute la theorie
metaphysique d'alors; il se tenait au plus clair, il courait au plus
presse, il visait au plus droit, ne perdant aucun de ses coups,
harcelant de loin les hommes et les dieux, comme un Parthe, sous ses
fleches sifflantes. Dans son impitoyable verve de bon sens, il alla meme
jusqu'a railler a la legere les travaux de son epoque a l'aide desquels
la chimie et la physiologie cherchaient a eclairer les mysteres de
l'organisation. Apres la Theodicee de Leibnitz, les anguilles de Needham
lui paraissaient une des plus droles imaginations qu'on put avoir. La
faculte philosophique du siecle avait donc besoin, pour s'individualiser
en un genie, d'une tete a conception plus patiente et plus serieuse que
Voltaire, d'un cerveau moins etroit et moins effile que Condillac; il
lui fallait plus d'abondance, de source vive et d'elevation solide que
dans Buffon, plus d'ampleur et de decision fervente que chez d'Alembert,
une sympathie enthousiaste pour les sciences, l'industrie et les arts,
que Rousseau n'avait pas. Diderot fut cet homme; Diderot, riche et
fertile nature, ouverte a tous les germes, et les fecondant en son sein,
les transformant presque au hasard par une force spontanee et confuse;
moule vaste et bouillonnant ou tout se fond, ou tout se broie, ou tout
fermente; capacite la plus encyclopedique qui fut alors, mais capacite
active, devorante a la fois et vivifiante, animant, embrasant tout ce
qui y tombe, et le renvoyant au dehors dans des torrents de flamme et
aussi de fumee; Diderot, passant d'une machine a bas qu'il demonte et
decrit, aux creusets de d'Holbach et de Rouelle, aux considerations de
Bordeu; dissequant, s'il le veut, l'homme et ses sens aussi dextrement
que Condillac, dedoublant le fil de cheveu le plus tenu sans qu'il se
brise, puis tout d'un coup rentrant au sein de l'etre, de l'espace, de
la nature, et taillant en plein dans la grande geometrie metaphysique
quelques larges lambeaux, quelques pages sublimes et lumineuses que
Malebranche ou Leibnitz auraient pu signer avec orgueil s'ils n'eussent
ete chretiens[84]; esprit d'intelligence, de hardiesse et de conjecture,
alternant du fait a la reverie, flottant de la majeste au cynisme, bon
jusque dans son desordre, un peu mystique dans son incredulite, et
auquel il n'a manque, comme a son siecle, pour avoir l'harmonie, qu'un
rayon divin, un _fiat lux_, une idee regulatrice, un Dieu[85].

[Note 84: _Chretiens?_ cela est plus vrai de Malebranche que de
Leibnitz.]

[Note 85: Grimm avait deja compare la tete de Diderot a la nature
telle que celui-ci la concevait, riche, fertile, douce et sauvage,
simple et majestueuse, bonne et sublime, _mais sans aucun principe
dominant, sans maitre et sans Dieu_.]

Tel devait etre, au XVIIIe siecle, l'homme fait pour presider a
l'atelier philosophique, le chef du camp indiscipline des penseurs,
celui qui avait puissance pour les organiser en volontaires, les rallier
librement, les exalter, par son entrain chaleureux, dans la conspiration
contre l'ordre encore subsistant. Entre Voltaire, Buffon, Rousseau
et d'Holbach, entre les chimistes et les beaux-esprits, entre les
geometres, les mecaniciens et les litterateurs, entre ces derniers et
les artistes, sculpteurs ou peintres, entre les defenseurs du gout
ancien et les novateurs comme Sedaine, Diderot fut un lien. C'etait lui
qui les comprenait le mieux tous ensemble et chacun isolement, qui les
appreciait de meilleure grace, et les portait le plus complaisamment
dans son coeur; qui, avec le moins de personnalite et de _quant-a-soi_,
se transportait le plus volontiers de l'un a l'autre. Il etait donc bien
propre a etre le centre mobile, le pivot du tourbillon; a mener la ligue
a l'attaque avec concert, inspiration et quelque chose de tumultueux et
de grandiose dans l'allure. La tete haute et un peu chauve, le front
vaste, les tempes decouvertes, l'oeil en feu ou humide d'une grosse
larme, le cou nu et, comme il l'a dit, _debraille, le dos bon et rond_,
les bras tendus vers l'avenir; melange de grandeur et de trivialite,
d'emphase et de naturel, d'emportement fougueux et d'humaine sympathie;
tel qu'il etait, et non tel que l'avaient gate Falconet et Vanloo, je me
le figure dans le mouvement theorique du siecle, precedant dignement
ces hommes d'action qui ont avec lui un air de famille, ces chefs d'un
ascendant sans morgue, d'un heroisme souille d'impur, glorieux malgre
leurs vices, gigantesques dans la melee, au fond meilleurs que leur vie:
Mirabeau, Danton, Kleber.

Denis Diderot etait ne a Langres, en octobre 1713, d'un pere coutelier.
Depuis deux cents ans cette profession se transmettait par heritage dans
la famille avec les humbles vertus, la piete, le sens et l'honneur des
vieux temps. Le jeune Denis, l'aine des enfants, fut d'abord destine a
l'etat ecclesiastique, pour succeder a un oncle chanoine. On le mit de
bonne heure aux Jesuites de la ville, et il y fit de rapides progres.
Ces premieres annees, cette vie de famille et d'enfance, qu'il aimait a
se rappeler et qu'il a consacree en plusieurs endroits de ses ecrits,
laisserent dans sa sensibilite de profondes empreintes. En 1760, au
Grandval, chez le baron d'Holbach, partage entre la societe la plus
seduisante et les travaux de philosophie ancienne qu'il redigeait pour
l'Encyclopedie, ces circonstances d'autrefois lui revenaient a l'esprit
avec larmes; il remontait par la reverie le cours de sa _triste et
tortueuse compatriote_, la Marne, qu'il retrouvait la, sous ses yeux, au
pied des coteaux de Chenevieres et de Champigny; son coeur nageait dans
les souvenirs, et il ecrivait a son amie, mademoiselle Voland: ≪Un des
moments les plus doux de ma vie, ce fut, il y a plus de trente ans,
et je m'en souviens comme d'hier, lorsque mon pere me vit arriver du
college, les bras charges des prix que j'avais remportes, et les epaules
chargees des couronnes qu'on m'avait decernees, et qui, trop larges pour
mon front, avaient laisse passer ma tete. Du plus loin qu'il m'apercut,
il laissa son ouvrage, il s'avanca sur sa porte et se mit a pleurer.
C'est une belle chose qu'un homme de bien et severe, qui pleure!≫ Madame
de Vandeul, fille unique et si cherie de Diderot, nous a laisse quelques
anecdotes sur l'enfance de son pere, que nous ne repeterons pas, et
qui toutes attestent la vivacite d'impressions, la petulance, la bonte
facile de cette jeune et precoce nature. Diderot a cela de particulier
entre les grands hommes du XVIIIe siecle, d'avoir eu une _famille_, une
famille tout a fait bourgeoise, de l'avoir aimee tendrement, de s'y etre
rattache toujours avec effusion, cordialite et bonheur. Philosophe a la
mode et personnage celebre, il eut toujours son bon pere _le forgeron_,
comme il disait, son frere l'abbe, sa soeur la menagere, sa chere
petite fille Angelique; il parlait d'eux tous delicieusement; il ne fut
satisfait que lorsqu'il eut envoye a Langres son ami Grimm embrasser son
vieux pere. Je n'ai guere vu trace de rien de pareil chez Jean-Jacques,
d'Alembert (et pour cause), le comte de Buffon, ou ce meme M. de Grimm,
ou M. Arouet de Voltaire.

Les jesuites chercherent a s'attacher Diderot; il eut une veine
d'ardente devotion; on le tonsura vers douze ans, et on essaya meme un
jour de l'enlever de Langres pour disposer de lui plus a l'aise. Ce
petit evenement decida son pere a l'amener a Paris, ou il le placa au
college d'Harcourt. Le jeune Diderot s'y montra bon ecolier et surtout
excellent camarade. On rapporte que l'abbe de Bernis et lui dinerent
plus d'une fois alors au cabaret a six sous par tete[86]. Ses etudes
finies, il entra chez un procureur, M. Clement de Ris, son compatriote,
pour y etudier le droit et les lois, ce qui l'ennuya bien vite. Ce
degout de la chicane le brouilla avec son pere, qui sentait le besoin
de brider, de mater par l'etude un naturel aussi passionne, et qui le
pressait de faire choix d'un etat quelconque ou de rentrer sous le toit
paternel. Mais le jeune Diderot sentait deja ses forces, et une vocation
irresistible l'entrainait hors des voies communes. Il osa desobeir a ce
bon pere qu'il venerait, et seul, sans appui, brouille avec sa famille
(quoique sa mere le secourut sous main et par intervalles), loge dans un
taudis, dinant toujours a six sous, le voila qui tente de se fonder
une existence d'independance et d'etude; la geometrie et le grec le
passionnent, et il reve la gloire du theatre. En attendant, tous les
genres de travaux qui s'offraient lui etaient bien venus; le metier de
journaliste, comme nous l'entendons, n'existait pas alors, sans quoi
c'eut ete le sien. Un jour, un missionnaire lui commanda six sermons
pour les colonies portugaises, et il les fabriqua. Il essaya de se faire
le precepteur particulier des fils d'un riche financier, mais cette vie
d'assujettissement lui devint insupportable au bout de trois mois. Sa
plus sure ressource etait de donner des lecons de mathematiques: il
apprenait lui-meme tout en montrant aux autres. C'est plaisir de
retrouver, dans _le Neveu de Hameau, la redingote de peluche grise_
avec laquelle il se promenait _au Luxembourg en ete, dans l'allee des
Soupirs_, et de le voir trottant, au sortir de la, sur le pave de Paris,
_en manchettes dechirees et en bas de laine noire recousus par derriere
avec du fil blanc_. Lui qui regretta plus tard si eloquemment _sa
vieille robe de chambre_, combien davantage ne dut-il pas regretter
cette redingote de peluche qui lui eut retrace toute sa vie de jeunesse,
de misere et d'epreuves! Comme il l'aurait fierement suspendue dans son
cabinet decore d'un luxe recent! Comme il se serait ecrie a plus juste
titre, en voyant cette relique, telle qu'il les aimait: ≪Elle me
rappelle mon premier etat, et l'orgueil s'arrete a l'entree de mon
coeur. Non, mon ami, non, je ne suis point corrompu. Ma porte s'ouvre
toujours au besoin qui s'adresse a moi, il me trouve la meme affabilite;
je l'ecoute, je le conseille, je le plains. Mon ame ne s'est point
endurcie, ma tete ne s'est point relevee; mon dos est bon et rond comme
ci-devant. C'est le meme ton de franchise, c'est la meme sensibilite;
mon luxe est de fraiche date, et le poison n'a point encore Agi.≫ Et que
n'eut-il pas ajoute, si l'eternelle redingote de peluche s'etait trouvee
precisement la meme qu'il portait ce jour de mardi gras ou, tombe au
plus bas de la detresse, epuise de marche, defaillant d'inanition,
secouru par la pitie d'une femme d'auberge, il jura, tant qu'il aurait
un sou vaillant, de ne jamais refuser un pauvre, et de tout donner
plutot que d'exposer son semblable a une journee de pareilles tortures?

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