Boileau, plus severe et aussi humain, Boileau, que je me reproche de n'avoir pas assez loue autrefois sur ce point non plus que sur quelques autres, a ete inspire de cet esprit de piete solide dans son Epitre a l'abbe Renaudot. L'admirable caractere de Tiberge, dans _Manon Lescaut_, en offre en action toutes les lumieres et toutes les vertus reunies. Du milieu des bouleversements de sa jeunesse et des necessites materielles qui en furent la suite, Prevost tendit d'un effort constant a cette sagesse pleine d'humilite, et il merita d'en cueillir les fruits des l'age mur. Il conserva toute sa vie un tendre penchant pour ses premiers maitres, et les impressions qu'il avait recues d'eux ne le quitteront jamais. Il est possible, a la rigueur, que la philosophie, alors commencante, l'ait seduit un moment dans l'intervalle de sa sortie de La Fleche a son entree chez les benedictins, et que le personnage de Cleveland represente quelques souvenirs personnels de cette epoque. Mais au fond c'etait une nature soumise, non raisonneuse, alteree des sources superieures, encline a la spiritualite, largement credule a l'invisible; une intelligence de la famille de Malebranche en metaphysique; une de ces ames qui, ainsi qu'il l'a dit de sa Cecile, _se portent d'une ardeur etonnante de sentiments vers un objet qui leur est incertain pour elles-memes; qui aspirent au bonheur d'aimer sans bornes et sans mesure_, et s'en croient empechees par les _tenebres des sens_ et le poids de la chair. Il obeit a un elan de cette voix mystique en entrant chez les benedictins: seulement il compta trop sur ses forces, ou peut-etre, parce qu'il s'en defiait beaucoup, il se hata de s'interdire solennellement toute recidive de defaillance. Le sacrifice une fois consomme, la conscience lucide lui revint: ≪Je reconnus, dit-il, que ce coeur si vif etoit encore brulant sous la cendre. La perte de ma liberte m'affligea jusqu'aux larmes. Il etoit trop tard. Je cherchai ma consolation durant cinq ou six ans, dans les charmes de l'etude; mes livres etoient mes amis fideles, _mais ils etoient morts comme moi!_≫
L'etude en effet, qui, suivant sa propre expression, a des douceurs, mais melancoliques et toujours uniformes; ce genre d'etude surtout, heritage demembre des Mabillon, austere, interminable, monotone comme une penitence, sans melange d'invention et de graces, pouvait suffire uniquement a la vie d'un dom Martenne, non a celle de dom Prevost. Il y etait propre toutefois, mais il l'etait aussi a trop d'autres matieres plus attrayantes. On l'occupa successivement dans les diverses maisons de l'Ordre a Saint-Ouen de Rouen, ou il eut une polemique a son avantage avec un jesuite appele Le Brun; a l'abbaye du Bec, ou, tout en approfondissant la theologie, il fit connaissance d'un grand seigneur retire de la cour qui lui donna peut-etre la pensee de son premier roman; a Saint-Germer, ou il professa les humanites; a Evreux et aux Blancs-Manteaux de Paris, ou il precha avec une vogue merveilleuse; enfin a Saint-Germain-des-Pres, espece de capitale de l'Ordre, ou on l'appliqua en dernier lieu au _Gallia Christiana_, dont un volume presque entier, dit-on, est de lui. Il commenca des lors, selon toute apparence, a rediger les _Memoires d'un Homme de qualite_, et en meme temps, par la multitude d'histoires interessantes qu'il contait a ravir, il faisait le charme des veillees du cloitre. Un leger mecontentement, qui n'etait qu'un pretexte, mais en realite ses idees, dont le cours le detournait plus que jamais ailleurs, l'engagerent a solliciter de Rome sa translation dans une branche moins rigide de l'Ordre; ce fut pour Cluny qu'il s'arreta. Il obtint sa demande; le bref devait etre fulmine par l'eveque d'Amiens a un jour marque; Prevost y comptait, et de grand matin il s'echappa du couvent, en laissant pour les superieurs des lettres ou il exposait ses motifs. Par l'effet d'une intrigue qu'il avait ignoree jusqu'au dernier moment, le bref ne fut pas fulmine, et sa position de deserteur devint tellement fausse qu'il n'y vit d'autre issue qu'une fuite en Hollande. Le general de la congregation tenta bien une demarche amicale pour lui rouvrir les portes; mais Prevost, deja parti, n'en fut pas informe. Ce grand pas une fois fait, il dut en accepter toutes les consequences. Riche de savoir, rompu a l'etude, propre aux langues, regorgeant, en quelque sorte, de souvenirs et d'aventures eprouvees ou recueillies qui s'etaient amassees en lui dans le silence, il saisit sa plume facile et courante pour ne la plus abandonner; et par ses romans, ses compilations, ses traductions, ses journaux, ses histoires, il s'ouvrit rapidement une large place dans le monde litteraire. Sa fuite est de 1727 ou 1728 environ; il avait trente et un ans, et demeura ainsi hors de France au moins six annees, tant en Hollande qu'en Angleterre. Des les premiers temps de son exil, nous voyons paraitre de lui les _Memoires d'un Homme de qualite_, un volume traduit de l'_Histoire universelle_ du president de Thou, une _Histoire metallique du royaume des Pays-Bas_, egalement traduite. _Cleveland_ vint ensuite, puis _Manon_, et _le Pour et Contre_, dont la publication commencee en 1733 ne finit qu'en 1740. Prevost etait deja rentre en France lorsqu'il publia _le Doyen de Killerine_, en 1735. Comme ceci n'est pas un inventaire exact, ni meme un jugement general des nombreux ecrits de notre auteur, nous ne nous arreterons qu'a ceux qui nous aideront a le peindre.
Les _Memoires d'un Homme de qualite_ nous semblent sans contredit, et _Manon_ a part, _Manon_ qui n'en est du reste qu'un charmant episode par post-scriptum,--nous semblent le plus naturel, le plus franc, le mieux conserve des romans de l'abbe Prevost, celui ou, ne s'etant pas encore blase sur le romanesque et l'imaginaire, il se tient davantage a ce qu'il a senti en lui ou observe alentour. Tandis que, dans ses romans posterieurs, il se perd en des espaces de lieu considerables et se prend a des personnages d'outre-mer, qu'il affuble de caracteres hybrides et dont la vraisemblance, contestable des lors, ne supporte pas un coup d'oeil aujourd'hui, dans ces Memoires au contraire il nous retrace en perfection, et sans y songer, les manieres et les sentiments de la bonne societe vers la fin du regne de Louis XIV. Le cote satirique que prefere Le Sage manque ici tout a fait; la grossierete et la licence, qui se faisaient jour a tout instant sous ces beaux dehors, n'y ont aucune place. J'omets toujours _Manon_ et son Paris du temps du _Systeme_, son Paris de vice et de boue, ou toutes les ordures sont entassees, quoique d'occasion seulement, remarquez-le bien, quoique jetees la sans dessein de les faire ressortir, et d'un bout a l'autre eclairees d'un meme reflet sentimental. Mais le monde habituel de Prevost, c'est le monde honnete et poli, vu d'un peu loin par un homme qui, apres l'avoir certainement pratique, l'a regrette beaucoup du fond de la province et des cloitres; c'est le monde delicat, galant et plein d'honneur, tel que Louis XIV aurait voulu le fixer, comme Boileau et Racine nous en ont decore l'ideal, qui est a portee de la cour, mais qui s'en abstient souvent; ou Montausier a passe, ou la Regence n'est point parvenue. Prevost tourne en plein ses recits au noble, au serieux, au pathetique, et s'enchante aisement. Son roman,--oui, son roman, nonobstant la fille de joie et l'escroc que vous en connaissez, procede en ligne assez directe de l'_Astree_, de la _Clelie_ et de ceux de madame de La Fayette. De composition et d'art dans le cours de son premier ouvrage, non plus que dans les suivants, il n'y en a pas l'ombre; le marquis raconte ce qui lui est arrive, a lui, et ce que d'autres lui ont raconte d'eux-memes; tout cela se mele et se continue a l'aventure; nulle proportion de plans; une lumiere volontiers egale; un style delicieux, rapide, distribue au hasard, quoique avec un instinct de gout inapercu; enjambant les routes, les intervalles, les preambules, tout ce que nous decririons aujourd'hui; voyageant par les paysages en carrosse bien roulant et les glaces levees; sautant, si l'on est a bord d'un vaisseau, sur _une infinite de cordages et d'instruments de mer_, sans desirer ni savoir en nommer un seul, et, dans son ignorance extraordinaire, s'epanouissant mille fois sur quelques scenes de coeur, renouvelees a profusion, et dont les plus touchantes ne sont pas meme encadrees. L'ouvrage se partage nettement en deux parts: l'auteur, voyant que la premiere avait reussi, y rattacha l'autre. Dans cette premiere, qui est la plus courte, apres avoir moralise au debut sur les grandes passions, les avoir distinguees de la pure concupiscence, et s'etre efforce d'y saisir un dessein particulier de la Providence pour des fins inconnues, le marquis raconte les malheurs de son pere, les siens propres, ses voyages en Angleterre, en Allemagne, sa captivite en Turquie[96], la mort de sa chere Selima, qu'il y avait epousee et avec laquelle il etait venu a Rome. C'est l'inconsolable douleur de cette perte qui lui fait dire avec un accent de conviction naive bien aussi penetrant que nos obscurites fastueuses: ≪Si les pleurs et les soupirs ne peuvent porter le nom de plaisir, il est vrai neanmoins qu'ils ont une douceur infinie pour une personne mortellement affligee[97].≫ Jete par ce desespoir au sein de la religion, dans l'abbaye de...., ou il sejourne trois ans, le marquis en est tire, a force de violences obligeantes, par M. le duc de..., qui le conjure de servir de guide a son fils dans divers voyages. Ils partent donc pour l'Espagne d'abord, puis visitent le Portugal et l'Angleterre, le vieux marquis sous le nom de M. de Renoncour, le jeune sous le titre de marquis de Rosemont. Les conseils du Mentor a son eleve, son souci continuel et respectueux pour _la gloire de cet aimable marquis_; ce qu'il lui recommande et lui permet de lecture, le _Telemaque_, _la Princesse de Cleves_; pourquoi il lui defend la langue espagnole; son soin que chez un homme de cette qualite, destine aux grandes affaires du monde, l'etude ne devienne pas une _passion comme chez un suppot d'universite_; les eclaircissements qu'il lui donne sur les inclinations des sexes et les bizarreries du coeur, tous ces details ont dans le roman une saveur inexprimable qui, pour le sentiment des moeurs et du ton d'alors, fait plus, et a moins de frais, que ne pourraient nos flots de couleur locale. L'amour du marquis pour dona Diana, l'assassinat de cette beaute et surtout le mariage au lit de mort, sont d'un interet qui, dans l'ordre romanesque, repond assez a celui de _Berenice_ en tragedie. Apres le voyage d'Espagne et de Portugal, et durant la traversee pour la Hollande, M. de Renoncour rencontre inopinement dans le vaisseau ses deux neveux, les fils d'Amulem, frere de Selima; et cette gracieuse _turquerie_, jetee au travers de nos gentilshommes francais, ne cause qu'autant de surprise qu'il convient. Arrive a terre, le digne gouverneur rejoint son beau-frere lui-meme, et les voila se racontant leurs destinees mutuelles depuis la separation. Il y est parle, entre autres particularites, d'une certaine Oscine, a qui Amulem a offert, sans qu'elle ait accepte, d'etre, en l'epousant, _une des plus heureuses personnes de l'Asie_[98]. Quant a ces fils d'Amulem, a ces neveux de M. de Renoncour, il se trouve que le plus charmant des deux est une niece qu'on avait deguisee de la sorte pour la surete du voyage; mais le marquis, si triste de la mort de sa Diana, n'a pas pris garde a ce piege innocent, et, a force d'aimer son jeune ami Memisces, il devient, sans le savoir, infidele a la memoire de ce qu'il a tant pleure. En general, ces personnages sont oublieux, mobiles, adonnes a leurs impressions et d'un laisser-aller qui par instants fait sourire; l'amour leur nait subitement d'un clin d'oeil comme chez des oisifs et des ames inoccupees; ils ont des songes merveilleux; ils donnent ou recoivent des coups d'epee avec une incroyable promptitude; ils guerissent par des poudres et des huiles secretes; ils s'evanouissent et renaissent rapidement a chaque acces de douleur ou de joie. C'est l'espece du gentilhomme poli de ce temps-la que le romancier nous a quelque peu arrangee a sa maniere. Le jeune Rosemont dans le plus haut rang, le chevalier des Grieux jusque dans la derniere abjection, conservent les caracteres essentiels de ce type et le realisent egalement sous ses revers les plus opposes. Le premier, malgre ses emportements de passion et deux ou trois meurtres bien involontaires, prelude deja a tous les honneurs de la vertu d'un Grandisson; le chevalier, apres quelques escroqueries et un assassinat de peu de consequence, demeure sans contredit le plus prevenant par sa bonne mine et le plus honnete des infortunes. La demarcation entre les deux marquis, entre le marquis simple homme de qualite et le marquis fils de duc, est tranchee fidelement; la prerogative ducale reluit dans toute la splendeur du prejuge. L'embarras du bon M. de Renoncour quand son eleve veut epouser sa niece, les representations qu'il adresse a la pauvre enfant, en lui disant du jeune homme: _Avez-vous oublie ce qu'il est ne?_ son recours en desespoir de cause au pere du marquis, au noble duc, qui recoit l'affaire comme si elle lui semblait par trop impossible, et l'effleure avec une legerete de grand ton qui serait a nos yeux le supreme de l'impertinence; ces traits-la, que l'age a rendus piquants, ne coutaient rien a l'abbe Prevost, et n'empruntaient aucune intention de malice sous sa plume indulgente. Il en faut dire autant de l'inclination du vieux marquis pour la belle milady R... Prevost n'a voulu que rendre son heros perplexe et interessant: le comique s'y est glisse a son insu, mais un comique delicat a saisir, tempere d'amenite, que le respect domine, que l'attendrissement fait taire, et comme il s'en mele dans Goldsmith au personnage excellent de Primerose.
[Note 96: Pendant qu'il est captif en Turquie, son maitre Salem veut le convertir au Coran; et comme le marquis, en bon chretien, s'eleve contre l'impurete sensuelle sanctionnee par Mahomet, Salem lui fait le raisonnement que voici: ≪Dieu, n'ayant pas voulu tout d'un coup se communiquer aux hommes, ne s'est d'abord fait connoitre a eux que par des figures. La premiere loi, qui fut celle des Juifs, en est remplie. Il ne leur proposoit, pour motif et pour recompense de la vertu, que des plaisirs charnels et des felicites grossieres. La loi des chretiens, qui a suivi celle des Juifs, etoit beaucoup plus parfaite, parce qu'elle donnoit tout a l'esprit, qui est sans contredit au-dessus du corps... C'est un second etat par lequel ce Dieu bon a voulu faire passer les hommes... Et maintenant enfin ce ne sont plus les seuls biens du corps, comme dans la loi des Juifs, ni les seuls biens spirituels, comme dans l'Evangile des chretiens, c'est la felicite du corps et de l'esprit que l'Alcoran promet tout a la fois aux veritables croyants.≫ Il est curieux que Salem, c'est-a-dire notre abbe Prevost, ait concu une maniere d'union des lois juive et chretienne au sein de la loi musulmane, par un raisonnement tout pareil a celui qui vient d'etre si hardiment developpe de nos jours dans le saint-simonisme.]
[Note 97: Je trouve dans les lettres de mademoiselle Aisse (1728): ≪Il y a ici un nouveau livre intitule _Memoires d'un Homme de qualite retire du monde_. Il ne vaut pas grand'chose; cependant on en lit 190 pages en fondant en larmes.≫ Ce n'est que de la premiere partie des _Memoires d'un Homme de qualite_ que peut parler mademoiselle Aisse; 190 pages qu'on lit en fondant en larmes, n'est-ce donc rien?]
[Note 98: Il est question dans la _Cleopatre_ de La Calprenede d'une grande dame que Tiridate sauve a la nage, au moment ou elle se noyait pres du rivage d'Alexandrie, et qui se trouve etre _une des plus importantes personnes de la terre_.]
J'aime beaucoup moins le _Cleveland_ que les _Memoires d'un Homme de qualite_: dans le temps on avait peut-etre un autre avis; aujourd'hui les invraisemblances et les chimeres en rendent la lecture presque aussi fade que celle d'_Amadis_. Nous ne pouvons revenir a cette geographie fabuleuse, a cette nature de _Pyrame et Thisbe_, vaguement remplie de rochers, de grottes et de sauvages. Ce qui reste beau, ce sont les raisonnements philosophiques d'une haute melancolie que se font en plusieurs endroits Cleveland et le comte de Clarendon. L'examen a peu pres psychologique, auquel s'applique le heros au debut du livre sixieme, nous montre la droiture lumineuse, l'elevation sereine des idees, compatibles avec les consequences pratiques les plus arides et les plus ameres. L'impuissance de la philosophie solitaire en face des maux reels y est vivement mise a nu, et la tentative de suicide par ou finit Cleveland exprime pour nous et conclut visiblement cette moralite plus profonde, j'ose l'assurer, qu'elle n'a du alors le sembler a son auteur. Quant au _Doyen de Killerine_, le dernier en date des trois grands romans de Prevost, c'est une lecture qui, bien qu'elle languisse parfois et se prolonge sans discretion, reste en somme infiniment agreable, si l'on y met un peu de complaisance. Ce bon doyen de Killerine, passablement ridicule a la maniere d'Abraham Adams, avec ses deux bosses, ses jambes crochues et sa verrue au front, tuteur cordial et embarrasse de ses freres et de sa jolie soeur, me fait l'effet d'une poule qui, par megarde, a couve de petits canards; il est sans cesse occupe d'aller de Dublin a Paris pour ramener l'un ou l'autre qui s'ecarte et se lance sur le grand etang du monde. Ce genre de vie, auquel il est si peu propre, l'engage au milieu des situations les plus amusantes pour nous, sinon pour lui, comme dans cette scene de boudoir ou la coquette essaye de le seduire, ou bien lorsque, remplissant un role de femme dans un rendez-vous de nuit, il recoit, a son corps defendant, les baisers passionnes de l'amant qui n'y voit goutte. L'abbe Desfontaines, dans ses _Observations sur les Ecrits modernes_, parmi de justes critiques du plan et des invraisemblances de cet ouvrage, s'est montre de trop severe humeur contre l'excellent doyen, en le traitant de personnage plat et d'homme aussi insupportable au lecteur qu'a sa famille. Pour sa famille, je ne repondrais pas qu'il l'amusat constamment; mais nous qui ne sommes pas amoureux, le moyen de lui en vouloir quand il nous dit: ≪Je lui prouvai par un raisonnement sans replique que ce qu'il nommoit amour invincible, constance inviolable, fidelite necessaire, etoient autant de chimeres que la religion et l'ordre meme de la nature ne connoissoient pas dans un sens si badin?≫ Malgre les demonstrations du doyen, les passions de tous ces jolis couples allaient toujours et se compliquaient follement; l'aimable Rose, dans sa logique de coeur, ne soutenait pas moins a son frere Patrice qu'en depit du sort qui le separait de son amante, ils etaient, lui et elle, dignes d'envie, _et que des peines causees par la fidelite et la tendresse meritaient le nom du plus charmant bonheur_. Au reste, _le Doyen de Killerine_ est peut-etre de tous les romans de Prevost celui ou se decele le mieux sa maniere de faire un livre. Il ne compose pas avec une idee ni suivant un but; il se laisse porter a des evenements qui s'entremelent selon l'occurrence, et aux divers sentiments qui, la-dessus, serpentent comme les rivieres aux contours des vallees. Chez lui, le plan des surfaces decide tout; un flot pousse l'autre; le phenomene domine; rien n'est concu par masse, rien n'est assis ni organise.
_Le Pour et Contre_, ≪ouvrage periodique d'un gout nouveau, dans lequel on s'explique librement sur ce qui peut interesser la curiosite du public en matiere de sciences, d'arts, de livres, etc., etc., sans prendre aucun parti et sans offenser personne,≫ demeura consciencieusement fidele a son titre. Il ressemble pour la forme aux journaux anglais d'Addison, de Steele, de Johnson, avec moins de fini et de soigne, mais bien du sens, de l'instruction solide et de la candeur. Quelques numeros du plagiaire Desfontaines et de Lefebvre-de-Saint-Marc, continuateur de Prevost, ne doivent pas etre mis sur son compte. La litterature anglaise y est jugee fort au long dans la personne des plus celebres ecrivains; on y lit des notices detaillees sur Roscommon, Rochester, Dennys, Wicherley, Savage; des analyses intelligentes et copieuses de Shakspeare; une traduction du _Marc-Antoine_ de Dryden, et d'une comedie de Steele. Prevost avait etudie sur les lieux, et admirait sans reserve l'Angleterre, ses moeurs, sa politique, ses femmes et son theatre. Les ouvrages, alors recents, de Le Sage, de madame de Tencin, de Crebillon fils, de Marivaux, sont critiques par leur rival, a mesure qu'ils paraissent, avec une surete de gout qui repose toujours sur un fonds de bienveillance; on sent quelle preference secrete il accordait aux anciens, a D'Urfe, meme a mademoiselle de Scudery, et quel regret il nourrissait de _ces romans etendus, de ces composes enchanteurs_; mais il n'y a trace nulle part de susceptibilite litteraire ni de jalousie de metier. Il ne craint pas meme a l'occasion (generosite que l'on aura peine a croire) de citer avantageusement, par leur nom, les journaux ses confreres, _le Mercure de France_ et _le Verdun_. En retour, quand Prevost a eu a parler de lui-meme et de ses propres livres, il l'a fait de bonne grace, et ne s'est pas chicane sur les eloges. Je trouve, dans le nombre 36, tome III, un compte rendu de _Manon Lescaut_ qui se termine ainsi: ≪.... Quel art n'a-t-il pas fallu pour interesser le lecteur et lui inspirer de la compassion par rapport aux funestes disgraces qui arrivent a cette fille corrompue!... Au reste, le caractere de Tiberge, ami du chevalier, est admirable... Je ne dis rien du style de cet ouvrage; il n'y a ni jargon, ni affectation, ni reflexions sophistiques; c'est la nature meme qui ecrit. Qu'un auteur empese et farde paroit fade en comparaison! Celui-ci ne court point apres l'esprit ou plutot apres ce qu'on appelle ainsi. Ce n'est point un style laconiquement constipe, mais un style coulant, plein et expressif. Ce n'est partout que peintures et sentiments, mais des peintures vraies et des sentiments naturels[99].≫ Une ou deux fois Prevost fut appele sur le terrain de la defense personnelle, et il s'en tira toujours avec dignite et mesure. Attaque par un jesuite du _Journal de Trevoux_ au sujet d'un article sur Ramsay, il repliqua si decemment que les jesuites sentirent leur tort et desavouerent cette premiere sortie. Il releva avec plus de verdeur les calomnies de l'abbe Lenglet-Dufresnoy; mais sa justification morale l'exigeait, et on doit a cette necessite heureuse quelques-unes des explications dont nous avons fait usage sur les evenements de sa vie. Ce que nous n'avons pas mentionne encore et ce qui resulte, quoique plus vaguement, du meme passage, c'est que, depuis son sejour en Hollande, Prevost n'avait pas ete gueri de cette inclination a la tendresse d'ou tant de souffrances lui etaient venues. Sa figure, dit-on, et ses agrements avaient touche une demoiselle protestante d'une haute naissance, qui voulait l'epouser. _Pour se soustraire a cette passion indiscrete_, ajoute son biographe de 1764, Prevost passa en Angleterre; mais comme il emmena avec lui la demoiselle amoureuse, on a droit de conjecturer qu'il ne se defendait qu'a demi contre une si furieuse passion. Lenglet l'avait brutalement accuse de s'etre laisse enlever par une belle: Prevost repondit que de tels enlevements n'allaient qu'aux _Medor_ et aux _Renaud_, et il exposa en maniere de refutation le portrait suivant, trace de lui par lui-meme: ≪Ce _Medor_, si cheri des belles, est un homme de trente-sept a trente-huit ans, qui porte sur son visage et dans son humeur les traces de ses anciens chagrins; qui passe quelquefois des semaines entieres dans son cabinet, et qui emploie tous les jours sept ou huit heures a l'etude; qui cherche rarement les occasions de se rejouir; qui resiste meme a celles qui lui sont offertes, et qui prefere une heure d'entretien avec un ami de bon sens a tout ce qu'on appelle _plaisirs du monde_ et passe-temps agreables: civil d'ailleurs, par l'effet d'une excellente education, mais peu galant; d'une humeur douce, mais melancolique; sobre enfin et regle dans sa conduite. Je me suis peint fidelement, sans examiner si ce portrait flatte mon amour-propre ou s'il le blesse.≫
[Note 99: On remarque, il est vrai, dans ce _nombre_ une circonstance qui semblerait indiquer une autre plume que la sienne. C'est qu'on y parle, deux pages plus loin, de la _Bibliotheque des Romans_ de Gordon de Percel (Lenglet-Dufresnoy), en des termes qui ne s'accordent pas tout a fait avec ceux du nombre 47. Or le nombre 47, consacre a une defense personnelle, est bien expressement de Prevost. Mais on doit croire que Prevost, alors en Angleterre, ne parla la premiere fois de la _Bibliotheque des Romans_ que d'apres quelques renseignements et sans l'avoir lue. D'ailleurs, outre la physionomie de l'eloge, qui ne dement pas la paternite presumee, ce numero ou il est question de _Manon Lescaut_ fait partie d'une serie dont Prevost s'est avoue le redacteur. Walter Scott, de nos jours, n'a-t-il pas ecrit ainsi, sans plus de facon, des articles d'eloges sur ses propres romans?]
_Le Pour et Contre_ nous offre aussi une foule d'anecdotes du jour, de faits singuliers, veritables ebauches et materiaux de romans; l'histoire de dona Maria et la vie du duc de Riperda sont les plus remarquables. Un savant Anglais, M. Hooker, s'etait plu, dans un journal de son pays, a developper une comparaison ingenieuse de l'antique retraite de Cassiodore avec l'_Arcadie_ de Philippe Sydney et le pays de Forez au temps de Celadon. Cassiodore deja vieux, comme on sait, et degoute de la cour par la disgrace de Boece, se retira au monastere de Viviers, qu'il avait bati dans une de ses terres, et s'y livra avec ses religieux a l'etude des anciens manuscrits, surtout a celle des saintes Lettres, a la culture de la terre et a l'exercice de la piete. Prevost s'etend avec complaisance sur les douceurs de cette vie commune et diverse; c'est evidemment son ideal qu'il retrouve dans ce monastere de Cassiodore; c'est son Saint-Germain-des-Pres, son La Fleche, mais avec bien autrement de soleil, d'aisance et d'agrements. Et quant a la ressemblance avec l'_Arcadie_ et le pays de Celadon, que l'ecrivain anglais signale avec quelque malice, lui, il ne s'en effarouche aucunement, car il est persuade, dit-il, ≪que dans l'_Arcadie_ et dans le pays de Forez, avec des principes de justice et de charite, tels que la fiction les y represente, et des moeurs aussi pures qu'on les suppose aux habitants, il ne leur manquoit que les idees de religion plus justes pour en faire des gens tres-agreables au Ciel[100].≫
[Note 100: On peut lire a ce sujet une gracieuse lettre de Mademoiselle, cousine de Louis XIV, a madame de Motteville, ou elle trace a son tour un plan de solitude divertissante qui se ressent egalement de l'_Astree_, et qui d'ailleurs fait un parfait pendant a l'ideal de Prevost d'apres Cassiodore, par un couvent de carmelites qu'elle exige dans le voisinage.]
Apres six annees d'exil environ, Prevost eut la permission de rentrer en France sous l'habit ecclesiastique seculier. Le cardinal de Bissy qui l'avait connu a Saint-Germain, et le prince de Conti, le protegerent efficacement; ce dernier le nomma son aumonier. Ainsi retabli dans la vie paisible, et desormais au-dessus du besoin, Prevost, jeune encore, partagea son temps entre la composition de nombreux ouvrages et les soins de la societe brillante ou il se delassait. Le travail d'ecrire lui etait devenu si familier que ce n'en etait plus un pour lui: il pouvait a la fois laisser courir sa plume et suivre une conversation. Nous devons dire que les ecrits volumineux dont est remplie la derniere moitie de sa carriere se ressentent de cette facilite extreme degeneree en habitude. Que ce soit une compilation, un roman, une traduction de Richardson, de Hume ou de Ciceron qu'il entreprenne; que ce soit une _Histoire de Guillaume-le-Conquerant_ ou une _Histoire des Voyages_, c'est le meme style agreable, mais fluidement monotone, qui court toujours et trop vite pour se teindre de la variete des sujets. Toute difference s'efface, toute inegalite se nivelle, tout relief se polit et se fond dans cette veine rapide d'une invariable elegance. Nous ne signalerons, entre les productions dernieres de sa prolixite, que l'_Histoire d'une Grecque moderne_, joli roman dont l'idee est aussi delicate qu'indeterminee. Une jeune Grecque d'abord vouee au serail, puis rachetee par un seigneur francais qui en voulait faire sa maitresse, resistant a l'amour de son liberateur, et n'etant peut-etre pas aussi insensible pour d'autres que pour lui; ce _peut-etre_ surtout, adroitement menage, que rien ne tranche, que la demonstration environne, effleure a tout moment et ne parvient jamais a saisir; il y avait la matiere a une oeuvre charmante et subtile dans le gout de Crebillon fils: celle de Prevost, quoique gracieuse, est un peu trop executee au hasard[101]. Prevost vivait ainsi, heureux d'une etude facile, d'un monde choisi et du calme des sens, quand un leger service de correction de feuilles rendu a un chroniqueur satirique le compromit sans qu'il y eut songe, et l'envoya encore faire un tour a Bruxelles. Cette disgrace inattendue fut de courte duree et ne lui valut que de nouveaux protecteurs. A son retour, il reprit sa place chez le prince de Conti, qui l'occupa aux materiaux de l'histoire de sa maison; et le chancelier Daguesseau, de son cote, le chargea de rediger l'_Histoire generale des Voyages_[102]. Son desinteressement au milieu de ces sources de faveur et meme de richesse ne se dementit pas; il se refusait aux combinaisons qui lui eussent ete le plus fructueuses; il abandonnait les profits a son libraire, avec qui on a remarque (je le crois bien) qu'il vecut toujours en tres-bonne intelligence. Je crains meme que, comme quelques gens de lettres trop faciles et abandonnes, il ne se soit mis a la merci du speculateur. Pour lui, disait-il, un jardin, une vache et deux poules lui suffisaient[103]. Une petite maison qu'il avait achetee a Saint-Firmin, pres de Chantilly, etait sa perspective d'avenir ici-bas, l'horizon borne et riant auquel il meditait de confiner sa vieillesse. Il s'y rendait un jour seul par la foret (23 novembre 1763), quand une soudaine attaque d'apoplexie l'etendit a terre sans connaissance. Des paysans survinrent; on le porta au prochain village, et, le croyant mort, un chirurgien ignorant proceda sur l'heure a l'ouverture. Prevost, reveille par le scalpel, ne recouvra le sentiment que pour expirer dans d'affreuses douleurs. On trouva chez lui un petit papier, ecrit de sa main, qui contenait ces mots:
Trois ouvrages qui m'occuperont le reste de mes jours dans ma retraite:
1° L'un de raisonnement:--la Religion prouvee par ce qu'il y a de plus certain dans les connaissances humaines; methode historique et philosophique qui entraine la ruine des objections;
2° L'autre historique:--histoire de la conduite de Dieu pour le soutien de la foi depuis l'origine du Christianisme;
3° Le troisieme de morale:--l'esprit de la Religion dans l'ordre de la societe.
Ainsi se termina, par une catastrophe digne du _Cleveland_, cette vie romanesque et agitee. Prevost appartient en litterature a la generation palissante, mais noble encore, qui suivit immediatement et acheva l'epoque de Louis XIV. C'est un ecrivain du XVIIe siecle dans le XVIIIe, un _l'abbe Fleury_ dans le roman; c'est le contemporain de Le Sage, de Racine fils, de madame de Lambert, du chancelier Daguesseau; celui de Desfontaines et de Lenglet-Dufresnoy en critique. De peintres et de sculpteurs, cette generation n'en compte guere et ne s'en inquiete pas; pour tout musicien, elle a le melodieux Rameau. Du fond de ce declin paisible, Prevost se detache plus vivement qu'aucun autre. Anterieur par sa maniere au regne de l'analyse et de la philosophie, il ne copie pourtant pas, en l'affaiblissant, quelque genre illustre par un formidable predecesseur; son genre est une invention aussi originale que naturelle, et dans cet entre-deux des groupes imposants de l'un et de l'autre siecle, la gloire qu'il se developpe ne rappelle que lui. Il ressuscite avec ampleur, apres Louis XIV, apres cette precieuse elaboration de gout et de sentiments, ce que d'Urfe et mademoiselle de Scudery avaient prematurement deploye; et bien que chez lui il se mele encore trop de convention, de fadeur et de chimere, il atteint souvent et fait penetrer aux routes secretes de la vraie nature humaine; il tient dans la serie des peintres du coeur et des moralistes aimables une place d'ou il ne pourrait disparaitre sans qu'on apercut un grand vide.
Septembre 1831.
[Note 101: On lit dans les lettres de l'aimable madame de Staal (De Launay) a M. d'Hericourt: ≪J'ai commence la Grecque a cause de ce que vous m'en dites: on croit en effet que mademoiselle Aisse en a donne l'idee; mais cela est bien brode, car elle n'avait que trois ou quatre ans quand on l'amena en France.≫ Mademoiselle Aisse, mademoiselle De Launay, l'abbe Prevost, trois modeles contemporains des sentiments les plus naturels dans la plus agreable diction!]
[Note 102: Chamfort rapporte que le chancelier Daguesseau n'avait precedemment donne a l'abbe Prevost la permission d'imprimer les premiers volumes de _Cleveland_ que sous la condition expresse que Cleveland se ferait catholique au dernier volume.]
[Note 103: Jean-Jacques, dont c'etait aussi le voeu, mais qui ne s'y tenait pas, eut occasion, a ses debuts, de rencontrer souvent l'abbe Prevost chez leur ami commun Mussard, a Passy; il en parle dans ses _Confessions_ (partie II, livre VIII), et avec un sentiment de regret pour les moments heureux passes dans une societe choisie. Enumerant les amis distingues que s'etait faits l'excellent Mussard: ≪A leur tete, dit-il, je mets l'abbe Prevost, homme tres-aimable et tres-simple, dont le coeur vivifiait ses ecrits dignes de l'immortalite, et qui n'avait rien dans la societe du coloris qu'il donnait a ses ouvrages.≫ Il est permis de croire que l'abbe Prevost avait eu autrefois ce _coloris_ de conversation, mais qu'il l'avait un peu perdu en vieillissant.]
Pour completer cet article, il faut y joindre celui qui a pour titre: _L'Abbe Prevost et les Benedictins_, dans les _Derniers Portraits_; et, dans le tome IX des _Causeries du Lundi_, celle qui a pour titre: _Le Buste de l'abbe Prevost_.
M. ANDRIEUX
M. Andrieux vient de mourir, l'un des derniers et des plus dignes d'une generation litteraire qui eut bien son prix et sa gloire. Ne a Strasbourg en 1759, il fut toujours aussi pur et aussi attique de langue que s'il etait ne a Reims, a Chateau-Thierry ou a deux pas de la Sainte-Chapelle. Ayant acheve ses etudes et son droit a Paris avant la Revolution, il s'essaya, durant ses instants de loisir, a composer pour le theatre. Ami de Collin-d'Harleville et de Picard, avec moins de sensibilite coulante et facile que le premier, avec bien moins de saillie et de jet naturel que le second, mais plus sagace, _emunctae naris_, plus nourri de l'antiquite, avec plus de critique enfin et de gout que tous deux, il preluda par _Anaximandre_, bluette grecque, de ce grec un peu _dix-huitieme siecle_, qu'_Anacharsis_ avait mis a la mode; en 1787, il prit tout a fait rang par les _Etourdis_, le plus aimable et le plus vif de ses ouvrages dramatiques[104]. Mais le veritable role de M. Andrieux, sa veritable specialite, au milieu de cette gaie et douce amitie qui l'unissait a Ducis, Collin et Picard, c'etait d'etre leur juge, leur conseiller intime, leur Despreaux familier et charmant, l'arbitre des graces et des elegances dans cette petite reunion, heritiere des traditions du grand siecle et des souvenirs du souper d'Auteuil. Lorsque Andrieux avait raye de l'ongle un mot, une pensee, une faute de grammaire ou de vraisemblance, il n'y avait rien a redire; Collin obeissait; le vieux Ducis regrettait que Thomas eut manque d'un si indispensable censeur, et il l'invoquait pour lui-meme en vers grondants et males qui rappellent assez la veine de Corneille:
J'ai besoin du censeur implacable, endurci, Qui tourmentait Collin et me tourmente aussi; C'est a toi de regler ma fougue impetueuse, De contenir mes bonds sous une bride heureuse, Et de voir sans peril, asservi sous ta loi, Mon genie, encor vert, galoper devant toi. Non, non, tu n'iras point, craintif et trop rigide, Imposer a ma muse une marche timide. Tu veux que ton ami, grand, mais sans se hausser, Sachant marcher son pas, sache aussi s'elancer. Loin de nous le mesquin, l'etroit et le servile! Ainsi, comme a Collin, tu pourras m'etre utile.
[Note 104: Un jour il disait a propos de Suard: ≪Sa preface de La Bruyere, c'est son Cid.≫ On peut retourner cet agreable mot. Le Cid d'Andrieux, ce sont ses _Etourdis_; il y laissa presque tout son aiguillon.]
C'etait en general a la diction que se bornait cette surveillance de l'aimable et fin aristarque; on n'abordait pas dans ce temps les questions plus elevees et plus fondamentales de l'_art_, comme on dit; quelques maximes generales, quelques preceptes de tradition suffisaient; mais on savait alors en diction, en fait de vrai et legitime langage, mille particularites et nuances qui vont se perdant et s'oubliant chaque jour dans une confusion, inevitable peut-etre, mais certainement facheuse. M. Andrieux etait maitre consomme pour l'appreciation de ces nuances, pour le discernement et la pratique de cette synonymie francaise la plus exquise. C'est ce qui fait que, bien que tres-court et tres-mince de fond, son joli conte du _Meunier de Sans-Souci_ demeure un chef-d'oeuvre, un pendant au _Roi d'Yvetot_ de Beranger, un brin de thym a cote du brin de serpolet. On voit dans une piece fugitive a son ami Deschamps, auteur de _la Revanche forcee_, quelle difference essentielle l'habile connaisseur etablit entre Grecourt et Chaulieu, et meme entre Bernis et Grecourt. Si ces distinctions, que nous sentons a peine aujourd'hui, nous faisaient sourire, comme microscopiques et insignifiantes, ne nous en vantons pas trop! Les _a-peu-pres_, dont on ne se rend plus compte, sont un symptome invariable de decadence en litterature. Je crois bien qu'on s'occupe d'idees plus larges, de theories plus radicales et plus absolues; mais il en est peut-etre a ce sujet des litteratures qui se decomposent, comme des corps organiques en dissolution, lesquels donnent alors acces en eux par tous les pores aux elements generaux, l'air, la lumiere, la chaleur: ces corps humains et vivants etaient mieux portants, a coup sur, quand ils avaient assez de loisir et de discernement pour songer surtout a la decence de la demarche, aux parfums des cheveux, aux nuances du teint et a la beaute des ongles.
Dans les changements proposes pour _Polyeucte_ et _Nicomede_, et ou il ne s'agit que de quelques retouches de vers et de mots, M. Andrieux se montre comme aux pieds du grand Corneille et lui demandant la permission d'oter, en soufflant, quelques grains de poussiere a son beau cothurne. Cette image piquante nous offre le critique respectueux et minutieux dans ses proportions vraies, et le doux air d'espieglerie qui s'y mele n'y messied pas.
M. Andrieux avait donc recu en naissant un grain de notre sel attique, une goutte de miel de notre Hymette, et il les a mis sobrement a profit, il les a sagement menages jusqu'au bout. Il etait erudit, studieux avec friandise, intimement verse dans Horace, dont il donnait d'agreables et familieres traductions, sachant tant soit peu le grec, et par consequent beaucoup mieux que les gens de lettres ne le savaient de son temps: car de son temps les gens de lettres ne le savaient pas du tout, et, quelques annees plus tard, la generation litteraire suivante, dite _litterature de l'Empire_, et dont etait M. de Jouy, sut a peine le latin. M. Andrieux, qui n'eut jamais rien de commun avec l'Allemagne que d'etre ne dans la capitale alsacienne, et qui faisait fi de tout ce qui etait germanique, avait moins de repugnance pour la litterature anglaise, et il la posseda, comme avait fait Suard, par le cote d'Addison, de Pope, de Goldsmith, et des moralistes ou poetes du siecle de la reine Anne.
A partir de 1814, M. Andrieux professa au College de France, comme, depuis plusieurs annees deja, il professait a l'interieur de l'Ecole Polytechnique, et ses cours publics, fort suivis et fort aimes de la jeunesse, devinrent son occupation favorite, son bonheur et toute sa vie. Nous serions peu a meme d'en parler au long, les ayant trop inegalement entendus, et rien d'ailleurs n'en ayant ete imprime jusqu'ici. Mais ce qu'on peut dire sans crainte d'erreur, c'est que M. Andrieux y deploya dans un cadre plus general les qualites precieuses de critique, de finesse delicate, de malice inoffensive et ingenieuse, qu'attestaient ses oeuvres trop rares, et dont ses amis particuliers avaient joui. Sincerement bonhomme, quoiqu'il affectat un peu cette ressemblance avec La Fontaine, fertile en anecdotes choisies et bien dites, causeur toujours ecoute [105], moralisant beaucoup, et rajeunissant par le ton ou l'a-propos les verites et les conseils qui, sur ses levres, n'etaient jamais vulgaires, M. Andrieux a fait, avec un talent qui pouvait sembler de mediocre haleine, ce que bien des talents plus forts ont trouve trop long et trop lourd; il a fourni une carriere non interrompue de dix-huit annees de professorat; et, comme il le disait lui-meme a sa derniere lecon, il est mort presque sur la breche.
[Note 105: On sait le joli mot de M. Villemain a propos de cette voix faible de M. Andrieux, qui n'etait qu'un filet et qu'un souffle: ≪Il se fait entendre a force de se faire ecouter.≫]
Dans le professeur on retrouvait encore le conteur, l'auteur comique; il avait du bon comedien; il lisait en perfection, avec un art infini, il jouait et dialoguait ses lectures. Avec son filet de voix, avec une mimique qui n'etait qu'a lui, il tenait son auditoire en suspens, il excellait a mettre en scene et comme en action de petits preceptes, de jolis riens qui ne s'imprimeraient pas.
Dans les querelles litteraires qui s'etaient elevees durant les dernieres annees, l'opinion de M. Andrieux ne pouvait etre douteuse; cette opinion lui etait dictee par ses antecedents, ses souvenirs, la nature de son gout, les qualites qu'il avait, et aussi par l'absence de celles qu'il n'avait pas; mais sa bienveillance naturelle ne s'alterait jamais, meme en s'aiguisant de malice; il embrassait peu les innovations, il raillait de sa vois fine les novateurs, mais comme il aurait raille M. Poinsinet, en homme de grace et d'urbanite; point de gros mot ni de tonnerre.
M. Andrieux est reste fidele, toute sa vie, aux doctrines philosophiques et politiques de sa jeunesse. Il melait volontiers a son enseignement des preceptes evangeliques qui rappelaient la maniere morale de Bernardin de Saint-Pierre: il prechait l'amour des hommes et l'indulgence, comme il convenait a l'ami de Collin l'optimiste, du bon Ducis, et au peintre d'Helvetius. Politiquement, M. Andrieux a fait preuve d'une constante fermete qui ne s'est jamais dementie, soit au fort de la Revolution ou il se maintint par d'exces, soit au sein du Tribunal ou il lutta contre l'usurpation despotique et merita d'etre elimine, soit enfin durant le cours entier de la Restauration; sa delicatesse un peu frele et son amenite extreme furent toujours exemptes de transactions et de faiblesse sur ce chapitre du patriotisme et des principes de 89 [106]. En somme, ce fut un honorable caractere, et plus fort peut-etre que son talent; mais ce talent lui-meme etait rare. M. Andrieux avait recu un don peu abondant, mais distingue et precieux; il en a fait un sobre, un juste et long usage. Son nom restera dans la litterature francaise, tant qu'un sens net s'attachera au mot de _gout_.
17 mai 1833.
[Note 106: Il ecrivait a M. Parent-Real, son ancien collegue au Tribunal, le 20 novembre 1831: ≪Nous avons vu quarante ans de revolutions: pensez-vous que nous soyons a la fin? Nous avons vu aussi tous les gouvernements qui se sont succede l'un apres l'autre, etre aveugles, egoistes, dilapidateurs et insolents; aussi tous sont-ils tombes.... _interea patitar justus_: la pauvre nation, victime innocente, est livree, comme Promethee, au bec eternel des vautours.≫ Ces phrases contrarient en un point ce qu'a dit M. Thiers dans le discours, si judicieux d'ailleurs, qu'il prononca a l'Academie francaise, en venant y succeder a l'aimable auteur des _Etourdis_: ≪M. Andrieux est mort, content de laisser ses deux filles unies a deux hommes d'esprit et de bien, content de sa mediocre fortune, de sa grande consideration, content de son siecle, content de voir la Revolution francaise triomphante sans desordres et sans exces.≫ M. Andrieux, a tort ou a raison, etait moins optimiste que son spirituel panegyriste ne l'a cru.]
M. JOUFFROY
Il y a une generation qui, nee tout a la fin du dernier siecle, encore enfant ou trop jeune sous l'Empire, s'est emancipee et a pris la robe virile au milieu des orages de 1814 et 1815. Cette generation dont l'age actuel est environ quarante ans, et dont la presque totalite lutta, sous la Restauration, contre l'ancien regime politique et religieux, occupe aujourd'hui les affaires, les Chambres, les Academies, les sommites du pouvoir ou de la science. La Revolution de 1830, a laquelle cette generation avait tant pousse par sa lutte des quinze annees, s'est faite en grande partie pour elle, et a ete le signal de son avenement. Le gros de la generation dont il s'agit constituait, par un melange d'idees voltairiennes, bonapartistes et semi-republicaines, ce qu'on appelait le liberalisme. Mais il y avait une elite qui, sortant de ce niveau de bon sens, de prejuges et de passions, s'inquietait du fond des choses et du terme, aspirait a fonder, a achever avec quelque element nouveau ce que nos peres n'avaient pu qu'entreprendre avec l'inexperience des commencements. Dans l'appreciation philosophique de l'homme, dans la vue des temps et de l'histoire, cette jeune elite eclairee se croyait, non sans apparence de raison, superieure a ses adversaires d'abord, et aussi a ses peres qui avaient defailli ou s'etaient retrecis et aigris a la tache. Le plus philosophe et le plus reflechi de tous, dans une de ces pages merveilleuses qui s'echappent brillamment du sein prophetique de la jeunesse et qui sont comme un programme ideal qu'on ne remplit jamais,--le plus calme, le plus lumineux esprit de cette elite ecrivait en 1823[107]: ≪Une generation nouvelle s'eleve qui a pris naissance au sein du scepticisme dans le temps ou les deux partis avaient la parole. Elle a ecoute et elle a compris... Et deja ces enfants ont depasse leurs peres et senti le vide de leurs doctrines. Une foi nouvelle s'est fait pressentir a eux: ils s'attachent a cette perspective ravissante avec enthousiasme, avec conviction, avec resolution... Superieurs a tout ce qui les entoure, ils ne sauraient etre domines ni par le fanatisme renaissant, ni par l'egoisme sans croyance qui couvre la societe... Ils ont le sentiment de leur mission et l'intelligence de leur epoque; ils comprennent ce que leurs peres n'ont point compris, ce que leurs tyrans corrompus n'entendent pas; ils savent ce que c'est qu'une revolution, et ils le savent parce qu'ils sont venus a propos.≫
[Note 107: L'article, ecrit en 1823, n'a ete publie qu'en 1825, dans _le Globe_.]
Dans le morceau (_Comment les Dogmes finissent_) dont nous pourrions citer bien d'autres passages, dans ce manifeste le plus explicite et le plus general assurement qui ait formule les esperances de la jeune elite persecutee, M. Jouffroy envisageait le dogme religieux, ce semble, encore plus que le dogme politique; il annoncait en termes expressifs la religion philosophique prochaine, et avec une ferveur d'accent qui ne s'est plus retrouvee que dans la tentative neo-chretienne du saint-simonisme. Vers ce meme temps de 1823, de memorables travaux historiques, appliques soit au Moyen-Age par M. Thierry, soit a l'epoque moderne par M. Thiers, marquaient et justifiaient en plusieurs points ces pretentions de la generation nouvelle, qui visait a expliquer et a dominer le passe, et qui comptait faire l'avenir. _Le Globe_, fonde en 1824, vint operer une sorte de revolution dans la critique, et, par son vif et chaleureux eclectisme, realisa une certaine unite entre des travaux et des hommes qui ne se seraient pas rapproches sans cela. Sur la masse constitutionnelle et liberale, fonds estimable mais assez peu eclaire de l'Opposition, il s'organisa donc une elite nombreuse et variee, une brillante ecole a plusieurs nuances; philosophie, histoire, critique, essai d'art nouveau, chaque partie de l'etude et de la pensee avait ses hommes. Je n'indique qu'a peine l'art, parce que, bien que sorti d'un mouvement parallele, il appartient a une generation un peu plus recente, et, a d'autres egards, trop differente de celle que nous voulons ici caracteriser. Quoi qu'il en soit, vers la fin de la Restauration, et grace aux travaux et aux luttes enhardies de cette jeunesse deja en pleine virilite, le spectacle de la societe francaise etait mouvant et beau: les esperances accrues s'etaient a la fois precisees davantage; elles avaient perdu peut-etre quelque chose de ce premier mysticisme plus grandiose et plus sombre qu'elles devaient, en 1823, a l'exaltation solitaire et aux persecutions; mais l'avenir restait bien assez menacant et charge d'augures pour qu'il y eut place encore a de vastes projets, a d'heroiques pressentiments. On allait a une revolution, on se le disait; on gravissait une colline inegale, sans voir au juste ou etait le sommet, mais il ne pouvait etre loin. Du haut de ce sommet, et tout obstacle franchi, que decouvrirait-on? C'etait la l'inquietude et aussi l'encouragement de la plupart; car, a coup sur, ce qu'on verrait alors, meme au prix des perils, serait grand et consolant. On accomplirait la derniere moitie de la tache, on appliquerait la verite et la justice, on rajeunirait le monde. Les peres avaient du mourir dans le desert, on serait la generation qui touche au but et qui arrive. Tandis qu'on se flattait de la sorte tout en cheminant, le dernier sommet, qu'on n'attendait pourtant pas de sitot, a surgi au detour d'un sentier; l'ennemi l'occupait en armes, il fallut l'escalader, ce qu'on fit au pas de course et avant toute reflexion. Or, ce rideau de terrain n'etant plus la pour borner la vue, lorsque l'etonnement et le tumulte de la victoire furent calmes, quand la poussiere tomba peu a peu et que le soleil qu'on avait d'abord devant soi eut cesse de remplir les regards, qu'apercut-on enfin? Une espece de plaine, une plaine qui recommencait, plus longue qu'avant la derniere colline, et deja fangeuse. La masse liberale s'y rua pesamment comme dans une Lombardie feconde; l'elite fut debordee, deconcertee, eparse. Plusieurs qu'on reputait des meilleurs firent comme la masse, et pretendirent qu'elle faisait bien. Il devint clair, a ceux qui avaient espere mieux, que ce ne serait pas cette generation si pleine de promesses et tant flattee par elle-meme, qui arriverait. |
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