2014년 10월 30일 목요일

Portraits litteraires 12

Portraits litteraires 12


Boileau, plus severe et aussi humain, Boileau, que je me reproche de
n'avoir pas assez loue autrefois sur ce point non plus que sur quelques
autres, a ete inspire de cet esprit de piete solide dans son Epitre a
l'abbe Renaudot. L'admirable caractere de Tiberge, dans _Manon Lescaut_,
en offre en action toutes les lumieres et toutes les vertus reunies. Du
milieu des bouleversements de sa jeunesse et des necessites materielles
qui en furent la suite, Prevost tendit d'un effort constant a cette
sagesse pleine d'humilite, et il merita d'en cueillir les fruits des
l'age mur. Il conserva toute sa vie un tendre penchant pour ses premiers
maitres, et les impressions qu'il avait recues d'eux ne le quitteront
jamais. Il est possible, a la rigueur, que la philosophie, alors
commencante, l'ait seduit un moment dans l'intervalle de sa sortie de
La Fleche a son entree chez les benedictins, et que le personnage de
Cleveland represente quelques souvenirs personnels de cette epoque. Mais
au fond c'etait une nature soumise, non raisonneuse, alteree des sources
superieures, encline a la spiritualite, largement credule a l'invisible;
une intelligence de la famille de Malebranche en metaphysique; une de
ces ames qui, ainsi qu'il l'a dit de sa Cecile, _se portent d'une ardeur
etonnante de sentiments vers un objet qui leur est incertain pour
elles-memes; qui aspirent au bonheur d'aimer sans bornes et sans
mesure_, et s'en croient empechees par les _tenebres des sens_ et le
poids de la chair. Il obeit a un elan de cette voix mystique en entrant
chez les benedictins: seulement il compta trop sur ses forces, ou
peut-etre, parce qu'il s'en defiait beaucoup, il se hata de s'interdire
solennellement toute recidive de defaillance. Le sacrifice une fois
consomme, la conscience lucide lui revint: ≪Je reconnus, dit-il, que ce
coeur si vif etoit encore brulant sous la cendre. La perte de ma
liberte m'affligea jusqu'aux larmes. Il etoit trop tard. Je cherchai ma
consolation durant cinq ou six ans, dans les charmes de l'etude; mes
livres etoient mes amis fideles, _mais ils etoient morts comme moi!_≫

L'etude en effet, qui, suivant sa propre expression, a des douceurs,
mais melancoliques et toujours uniformes; ce genre d'etude surtout,
heritage demembre des Mabillon, austere, interminable, monotone comme
une penitence, sans melange d'invention et de graces, pouvait suffire
uniquement a la vie d'un dom Martenne, non a celle de dom Prevost. Il y
etait propre toutefois, mais il l'etait aussi a trop d'autres matieres
plus attrayantes. On l'occupa successivement dans les diverses maisons
de l'Ordre a Saint-Ouen de Rouen, ou il eut une polemique a son
avantage avec un jesuite appele Le Brun; a l'abbaye du Bec, ou, tout en
approfondissant la theologie, il fit connaissance d'un grand seigneur
retire de la cour qui lui donna peut-etre la pensee de son premier
roman; a Saint-Germer, ou il professa les humanites; a Evreux et aux
Blancs-Manteaux de Paris, ou il precha avec une vogue merveilleuse;
enfin a Saint-Germain-des-Pres, espece de capitale de l'Ordre, ou on
l'appliqua en dernier lieu au _Gallia Christiana_, dont un volume
presque entier, dit-on, est de lui. Il commenca des lors, selon toute
apparence, a rediger les _Memoires d'un Homme de qualite_, et en meme
temps, par la multitude d'histoires interessantes qu'il contait a ravir,
il faisait le charme des veillees du cloitre. Un leger mecontentement,
qui n'etait qu'un pretexte, mais en realite ses idees, dont le cours le
detournait plus que jamais ailleurs, l'engagerent a solliciter de Rome
sa translation dans une branche moins rigide de l'Ordre; ce fut pour
Cluny qu'il s'arreta. Il obtint sa demande; le bref devait etre fulmine
par l'eveque d'Amiens a un jour marque; Prevost y comptait, et de grand
matin il s'echappa du couvent, en laissant pour les superieurs des
lettres ou il exposait ses motifs. Par l'effet d'une intrigue qu'il
avait ignoree jusqu'au dernier moment, le bref ne fut pas fulmine, et
sa position de deserteur devint tellement fausse qu'il n'y vit d'autre
issue qu'une fuite en Hollande. Le general de la congregation tenta bien
une demarche amicale pour lui rouvrir les portes; mais Prevost, deja
parti, n'en fut pas informe. Ce grand pas une fois fait, il dut en
accepter toutes les consequences. Riche de savoir, rompu a l'etude,
propre aux langues, regorgeant, en quelque sorte, de souvenirs et
d'aventures eprouvees ou recueillies qui s'etaient amassees en lui
dans le silence, il saisit sa plume facile et courante pour ne la plus
abandonner; et par ses romans, ses compilations, ses traductions, ses
journaux, ses histoires, il s'ouvrit rapidement une large place dans le
monde litteraire. Sa fuite est de 1727 ou 1728 environ; il avait trente
et un ans, et demeura ainsi hors de France au moins six annees, tant
en Hollande qu'en Angleterre. Des les premiers temps de son exil, nous
voyons paraitre de lui les _Memoires d'un Homme de qualite_, un volume
traduit de l'_Histoire universelle_ du president de Thou, une _Histoire
metallique du royaume des Pays-Bas_, egalement traduite. _Cleveland_
vint ensuite, puis _Manon_, et _le Pour et Contre_, dont la publication
commencee en 1733 ne finit qu'en 1740. Prevost etait deja rentre en
France lorsqu'il publia _le Doyen de Killerine_, en 1735. Comme ceci
n'est pas un inventaire exact, ni meme un jugement general des nombreux
ecrits de notre auteur, nous ne nous arreterons qu'a ceux qui nous
aideront a le peindre.

Les _Memoires d'un Homme de qualite_ nous semblent sans contredit, et
_Manon_ a part, _Manon_ qui n'en est du reste qu'un charmant episode par
post-scriptum,--nous semblent le plus naturel, le plus franc, le mieux
conserve des romans de l'abbe Prevost, celui ou, ne s'etant pas encore
blase sur le romanesque et l'imaginaire, il se tient davantage a ce
qu'il a senti en lui ou observe alentour. Tandis que, dans ses romans
posterieurs, il se perd en des espaces de lieu considerables et se prend
a des personnages d'outre-mer, qu'il affuble de caracteres hybrides et
dont la vraisemblance, contestable des lors, ne supporte pas un coup
d'oeil aujourd'hui, dans ces Memoires au contraire il nous retrace en
perfection, et sans y songer, les manieres et les sentiments de la bonne
societe vers la fin du regne de Louis XIV. Le cote satirique que prefere
Le Sage manque ici tout a fait; la grossierete et la licence, qui se
faisaient jour a tout instant sous ces beaux dehors, n'y ont aucune
place. J'omets toujours _Manon_ et son Paris du temps du _Systeme_, son
Paris de vice et de boue, ou toutes les ordures sont entassees, quoique
d'occasion seulement, remarquez-le bien, quoique jetees la sans dessein
de les faire ressortir, et d'un bout a l'autre eclairees d'un meme
reflet sentimental. Mais le monde habituel de Prevost, c'est le monde
honnete et poli, vu d'un peu loin par un homme qui, apres l'avoir
certainement pratique, l'a regrette beaucoup du fond de la province et
des cloitres; c'est le monde delicat, galant et plein d'honneur, tel que
Louis XIV aurait voulu le fixer, comme Boileau et Racine nous en ont
decore l'ideal, qui est a portee de la cour, mais qui s'en abstient
souvent; ou Montausier a passe, ou la Regence n'est point parvenue.
Prevost tourne en plein ses recits au noble, au serieux, au pathetique,
et s'enchante aisement. Son roman,--oui, son roman, nonobstant la fille
de joie et l'escroc que vous en connaissez, procede en ligne assez
directe de l'_Astree_, de la _Clelie_ et de ceux de madame de La
Fayette. De composition et d'art dans le cours de son premier ouvrage,
non plus que dans les suivants, il n'y en a pas l'ombre; le marquis
raconte ce qui lui est arrive, a lui, et ce que d'autres lui ont raconte
d'eux-memes; tout cela se mele et se continue a l'aventure; nulle
proportion de plans; une lumiere volontiers egale; un style delicieux,
rapide, distribue au hasard, quoique avec un instinct de gout inapercu;
enjambant les routes, les intervalles, les preambules, tout ce que nous
decririons aujourd'hui; voyageant par les paysages en carrosse bien
roulant et les glaces levees; sautant, si l'on est a bord d'un vaisseau,
sur _une infinite de cordages et d'instruments de mer_, sans desirer
ni savoir en nommer un seul, et, dans son ignorance extraordinaire,
s'epanouissant mille fois sur quelques scenes de coeur, renouvelees
a profusion, et dont les plus touchantes ne sont pas meme encadrees.
L'ouvrage se partage nettement en deux parts: l'auteur, voyant que la
premiere avait reussi, y rattacha l'autre. Dans cette premiere, qui est
la plus courte, apres avoir moralise au debut sur les grandes passions,
les avoir distinguees de la pure concupiscence, et s'etre efforce d'y
saisir un dessein particulier de la Providence pour des fins inconnues,
le marquis raconte les malheurs de son pere, les siens propres, ses
voyages en Angleterre, en Allemagne, sa captivite en Turquie[96], la mort
de sa chere Selima, qu'il y avait epousee et avec laquelle il etait venu
a Rome. C'est l'inconsolable douleur de cette perte qui lui fait
dire avec un accent de conviction naive bien aussi penetrant que nos
obscurites fastueuses: ≪Si les pleurs et les soupirs ne peuvent porter
le nom de plaisir, il est vrai neanmoins qu'ils ont une douceur infinie
pour une personne mortellement affligee[97].≫ Jete par ce desespoir au
sein de la religion, dans l'abbaye de...., ou il sejourne trois ans, le
marquis en est tire, a force de violences obligeantes, par M. le duc
de..., qui le conjure de servir de guide a son fils dans divers voyages.
Ils partent donc pour l'Espagne d'abord, puis visitent le Portugal et
l'Angleterre, le vieux marquis sous le nom de M. de Renoncour, le jeune
sous le titre de marquis de Rosemont. Les conseils du Mentor a son
eleve, son souci continuel et respectueux pour _la gloire de cet
aimable marquis_; ce qu'il lui recommande et lui permet de lecture, le
_Telemaque_, _la Princesse de Cleves_; pourquoi il lui defend la langue
espagnole; son soin que chez un homme de cette qualite, destine aux
grandes affaires du monde, l'etude ne devienne pas une _passion comme
chez un suppot d'universite_; les eclaircissements qu'il lui donne sur
les inclinations des sexes et les bizarreries du coeur, tous ces details
ont dans le roman une saveur inexprimable qui, pour le sentiment des
moeurs et du ton d'alors, fait plus, et a moins de frais, que ne
pourraient nos flots de couleur locale. L'amour du marquis pour dona
Diana, l'assassinat de cette beaute et surtout le mariage au lit de
mort, sont d'un interet qui, dans l'ordre romanesque, repond assez
a celui de _Berenice_ en tragedie. Apres le voyage d'Espagne et de
Portugal, et durant la traversee pour la Hollande, M. de Renoncour
rencontre inopinement dans le vaisseau ses deux neveux, les fils
d'Amulem, frere de Selima; et cette gracieuse _turquerie_, jetee au
travers de nos gentilshommes francais, ne cause qu'autant de surprise
qu'il convient. Arrive a terre, le digne gouverneur rejoint son
beau-frere lui-meme, et les voila se racontant leurs destinees mutuelles
depuis la separation. Il y est parle, entre autres particularites,
d'une certaine Oscine, a qui Amulem a offert, sans qu'elle ait accepte,
d'etre, en l'epousant, _une des plus heureuses personnes de l'Asie_[98].
Quant a ces fils d'Amulem, a ces neveux de M. de Renoncour, il se trouve
que le plus charmant des deux est une niece qu'on avait deguisee de la
sorte pour la surete du voyage; mais le marquis, si triste de la mort de
sa Diana, n'a pas pris garde a ce piege innocent, et, a force d'aimer
son jeune ami Memisces, il devient, sans le savoir, infidele a la
memoire de ce qu'il a tant pleure. En general, ces personnages sont
oublieux, mobiles, adonnes a leurs impressions et d'un laisser-aller qui
par instants fait sourire; l'amour leur nait subitement d'un clin
d'oeil comme chez des oisifs et des ames inoccupees; ils ont des
songes merveilleux; ils donnent ou recoivent des coups d'epee avec une
incroyable promptitude; ils guerissent par des poudres et des huiles
secretes; ils s'evanouissent et renaissent rapidement a chaque acces de
douleur ou de joie. C'est l'espece du gentilhomme poli de ce temps-la
que le romancier nous a quelque peu arrangee a sa maniere. Le jeune
Rosemont dans le plus haut rang, le chevalier des Grieux jusque dans la
derniere abjection, conservent les caracteres essentiels de ce type et
le realisent egalement sous ses revers les plus opposes. Le premier,
malgre ses emportements de passion et deux ou trois meurtres bien
involontaires, prelude deja a tous les honneurs de la vertu d'un
Grandisson; le chevalier, apres quelques escroqueries et un assassinat
de peu de consequence, demeure sans contredit le plus prevenant par sa
bonne mine et le plus honnete des infortunes. La demarcation entre les
deux marquis, entre le marquis simple homme de qualite et le marquis
fils de duc, est tranchee fidelement; la prerogative ducale reluit dans
toute la splendeur du prejuge. L'embarras du bon M. de Renoncour quand
son eleve veut epouser sa niece, les representations qu'il adresse a la
pauvre enfant, en lui disant du jeune homme: _Avez-vous oublie ce qu'il
est ne?_ son recours en desespoir de cause au pere du marquis, au
noble duc, qui recoit l'affaire comme si elle lui semblait par trop
impossible, et l'effleure avec une legerete de grand ton qui serait a
nos yeux le supreme de l'impertinence; ces traits-la, que l'age a rendus
piquants, ne coutaient rien a l'abbe Prevost, et n'empruntaient aucune
intention de malice sous sa plume indulgente. Il en faut dire autant de
l'inclination du vieux marquis pour la belle milady R... Prevost n'a
voulu que rendre son heros perplexe et interessant: le comique s'y est
glisse a son insu, mais un comique delicat a saisir, tempere d'amenite,
que le respect domine, que l'attendrissement fait taire, et comme il
s'en mele dans Goldsmith au personnage excellent de Primerose.

[Note 96: Pendant qu'il est captif en Turquie, son maitre Salem veut
le convertir au Coran; et comme le marquis, en bon chretien, s'eleve
contre l'impurete sensuelle sanctionnee par Mahomet, Salem lui fait
le raisonnement que voici: ≪Dieu, n'ayant pas voulu tout d'un coup se
communiquer aux hommes, ne s'est d'abord fait connoitre a eux que par
des figures. La premiere loi, qui fut celle des Juifs, en est remplie.
Il ne leur proposoit, pour motif et pour recompense de la vertu, que des
plaisirs charnels et des felicites grossieres. La loi des chretiens, qui
a suivi celle des Juifs, etoit beaucoup plus parfaite, parce qu'elle
donnoit tout a l'esprit, qui est sans contredit au-dessus du corps...
C'est un second etat par lequel ce Dieu bon a voulu faire passer les
hommes... Et maintenant enfin ce ne sont plus les seuls biens du corps,
comme dans la loi des Juifs, ni les seuls biens spirituels, comme dans
l'Evangile des chretiens, c'est la felicite du corps et de l'esprit que
l'Alcoran promet tout a la fois aux veritables croyants.≫ Il est curieux
que Salem, c'est-a-dire notre abbe Prevost, ait concu une maniere
d'union des lois juive et chretienne au sein de la loi musulmane, par un
raisonnement tout pareil a celui qui vient d'etre si hardiment developpe
de nos jours dans le saint-simonisme.]

[Note 97: Je trouve dans les lettres de mademoiselle Aisse (1728):
≪Il y a ici un nouveau livre intitule _Memoires d'un Homme de qualite
retire du monde_. Il ne vaut pas grand'chose; cependant on en lit 190
pages en fondant en larmes.≫ Ce n'est que de la premiere partie des
_Memoires d'un Homme de qualite_ que peut parler mademoiselle Aisse; 190
pages qu'on lit en fondant en larmes, n'est-ce donc rien?]

[Note 98: Il est question dans la _Cleopatre_ de La Calprenede d'une
grande dame que Tiridate sauve a la nage, au moment ou elle se noyait
pres du rivage d'Alexandrie, et qui se trouve etre _une des plus
importantes personnes de la terre_.]

J'aime beaucoup moins le _Cleveland_ que les _Memoires d'un Homme de
qualite_: dans le temps on avait peut-etre un autre avis; aujourd'hui
les invraisemblances et les chimeres en rendent la lecture presque aussi
fade que celle d'_Amadis_. Nous ne pouvons revenir a cette geographie
fabuleuse, a cette nature de _Pyrame et Thisbe_, vaguement remplie de
rochers, de grottes et de sauvages. Ce qui reste beau, ce sont les
raisonnements philosophiques d'une haute melancolie que se font en
plusieurs endroits Cleveland et le comte de Clarendon. L'examen a
peu pres psychologique, auquel s'applique le heros au debut du livre
sixieme, nous montre la droiture lumineuse, l'elevation sereine des
idees, compatibles avec les consequences pratiques les plus arides et
les plus ameres. L'impuissance de la philosophie solitaire en face des
maux reels y est vivement mise a nu, et la tentative de suicide par ou
finit Cleveland exprime pour nous et conclut visiblement cette moralite
plus profonde, j'ose l'assurer, qu'elle n'a du alors le sembler a son
auteur. Quant au _Doyen de Killerine_, le dernier en date des trois
grands romans de Prevost, c'est une lecture qui, bien qu'elle languisse
parfois et se prolonge sans discretion, reste en somme infiniment
agreable, si l'on y met un peu de complaisance. Ce bon doyen de
Killerine, passablement ridicule a la maniere d'Abraham Adams, avec ses
deux bosses, ses jambes crochues et sa verrue au front, tuteur cordial
et embarrasse de ses freres et de sa jolie soeur, me fait l'effet d'une
poule qui, par megarde, a couve de petits canards; il est sans cesse
occupe d'aller de Dublin a Paris pour ramener l'un ou l'autre qui
s'ecarte et se lance sur le grand etang du monde. Ce genre de vie,
auquel il est si peu propre, l'engage au milieu des situations les plus
amusantes pour nous, sinon pour lui, comme dans cette scene de boudoir
ou la coquette essaye de le seduire, ou bien lorsque, remplissant un
role de femme dans un rendez-vous de nuit, il recoit, a son corps
defendant, les baisers passionnes de l'amant qui n'y voit goutte. L'abbe
Desfontaines, dans ses _Observations sur les Ecrits modernes_, parmi de
justes critiques du plan et des invraisemblances de cet ouvrage, s'est
montre de trop severe humeur contre l'excellent doyen, en le traitant
de personnage plat et d'homme aussi insupportable au lecteur qu'a
sa famille. Pour sa famille, je ne repondrais pas qu'il l'amusat
constamment; mais nous qui ne sommes pas amoureux, le moyen de lui en
vouloir quand il nous dit: ≪Je lui prouvai par un raisonnement sans
replique que ce qu'il nommoit amour invincible, constance inviolable,
fidelite necessaire, etoient autant de chimeres que la religion et
l'ordre meme de la nature ne connoissoient pas dans un sens si badin?≫
Malgre les demonstrations du doyen, les passions de tous ces jolis
couples allaient toujours et se compliquaient follement; l'aimable Rose,
dans sa logique de coeur, ne soutenait pas moins a son frere Patrice
qu'en depit du sort qui le separait de son amante, ils etaient, lui et
elle, dignes d'envie, _et que des peines causees par la fidelite et la
tendresse meritaient le nom du plus charmant bonheur_. Au reste, _le
Doyen de Killerine_ est peut-etre de tous les romans de Prevost celui ou
se decele le mieux sa maniere de faire un livre. Il ne compose pas avec
une idee ni suivant un but; il se laisse porter a des evenements
qui s'entremelent selon l'occurrence, et aux divers sentiments qui,
la-dessus, serpentent comme les rivieres aux contours des vallees.
Chez lui, le plan des surfaces decide tout; un flot pousse l'autre;
le phenomene domine; rien n'est concu par masse, rien n'est assis ni
organise.

_Le Pour et Contre_, ≪ouvrage periodique d'un gout nouveau, dans lequel
on s'explique librement sur ce qui peut interesser la curiosite du
public en matiere de sciences, d'arts, de livres, etc., etc.,
sans prendre aucun parti et sans offenser personne,≫ demeura
consciencieusement fidele a son titre. Il ressemble pour la forme aux
journaux anglais d'Addison, de Steele, de Johnson, avec moins de fini et
de soigne, mais bien du sens, de l'instruction solide et de la candeur.
Quelques numeros du plagiaire Desfontaines et de Lefebvre-de-Saint-Marc,
continuateur de Prevost, ne doivent pas etre mis sur son compte. La
litterature anglaise y est jugee fort au long dans la personne des plus
celebres ecrivains; on y lit des notices detaillees sur Roscommon,
Rochester, Dennys, Wicherley, Savage; des analyses intelligentes et
copieuses de Shakspeare; une traduction du _Marc-Antoine_ de Dryden, et
d'une comedie de Steele. Prevost avait etudie sur les lieux, et admirait
sans reserve l'Angleterre, ses moeurs, sa politique, ses femmes et son
theatre. Les ouvrages, alors recents, de Le Sage, de madame de Tencin,
de Crebillon fils, de Marivaux, sont critiques par leur rival, a mesure
qu'ils paraissent, avec une surete de gout qui repose toujours sur un
fonds de bienveillance; on sent quelle preference secrete il accordait
aux anciens, a D'Urfe, meme a mademoiselle de Scudery, et quel regret il
nourrissait de _ces romans etendus, de ces composes enchanteurs_; mais
il n'y a trace nulle part de susceptibilite litteraire ni de jalousie
de metier. Il ne craint pas meme a l'occasion (generosite que l'on aura
peine a croire) de citer avantageusement, par leur nom, les journaux
ses confreres, _le Mercure de France_ et _le Verdun_. En retour, quand
Prevost a eu a parler de lui-meme et de ses propres livres, il l'a fait
de bonne grace, et ne s'est pas chicane sur les eloges. Je trouve,
dans le nombre 36, tome III, un compte rendu de _Manon Lescaut_ qui se
termine ainsi: ≪.... Quel art n'a-t-il pas fallu pour interesser le
lecteur et lui inspirer de la compassion par rapport aux funestes
disgraces qui arrivent a cette fille corrompue!... Au reste, le
caractere de Tiberge, ami du chevalier, est admirable... Je ne dis
rien du style de cet ouvrage; il n'y a ni jargon, ni affectation, ni
reflexions sophistiques; c'est la nature meme qui ecrit. Qu'un auteur
empese et farde paroit fade en comparaison! Celui-ci ne court point
apres l'esprit ou plutot apres ce qu'on appelle ainsi. Ce n'est point un
style laconiquement constipe, mais un style coulant, plein et expressif.
Ce n'est partout que peintures et sentiments, mais des peintures vraies
et des sentiments naturels[99].≫ Une ou deux fois Prevost fut appele sur
le terrain de la defense personnelle, et il s'en tira toujours avec
dignite et mesure. Attaque par un jesuite du _Journal de Trevoux_ au
sujet d'un article sur Ramsay, il repliqua si decemment que les jesuites
sentirent leur tort et desavouerent cette premiere sortie. Il releva
avec plus de verdeur les calomnies de l'abbe Lenglet-Dufresnoy; mais sa
justification morale l'exigeait, et on doit a cette necessite heureuse
quelques-unes des explications dont nous avons fait usage sur les
evenements de sa vie. Ce que nous n'avons pas mentionne encore et ce qui
resulte, quoique plus vaguement, du meme passage, c'est que, depuis son
sejour en Hollande, Prevost n'avait pas ete gueri de cette inclination
a la tendresse d'ou tant de souffrances lui etaient venues. Sa figure,
dit-on, et ses agrements avaient touche une demoiselle protestante d'une
haute naissance, qui voulait l'epouser. _Pour se soustraire a cette
passion indiscrete_, ajoute son biographe de 1764, Prevost passa en
Angleterre; mais comme il emmena avec lui la demoiselle amoureuse, on
a droit de conjecturer qu'il ne se defendait qu'a demi contre une si
furieuse passion. Lenglet l'avait brutalement accuse de s'etre laisse
enlever par une belle: Prevost repondit que de tels enlevements
n'allaient qu'aux _Medor_ et aux _Renaud_, et il exposa en maniere de
refutation le portrait suivant, trace de lui par lui-meme: ≪Ce _Medor_,
si cheri des belles, est un homme de trente-sept a trente-huit ans,
qui porte sur son visage et dans son humeur les traces de ses anciens
chagrins; qui passe quelquefois des semaines entieres dans son cabinet,
et qui emploie tous les jours sept ou huit heures a l'etude; qui cherche
rarement les occasions de se rejouir; qui resiste meme a celles qui lui
sont offertes, et qui prefere une heure d'entretien avec un ami de
bon sens a tout ce qu'on appelle _plaisirs du monde_ et passe-temps
agreables: civil d'ailleurs, par l'effet d'une excellente education,
mais peu galant; d'une humeur douce, mais melancolique; sobre enfin et
regle dans sa conduite. Je me suis peint fidelement, sans examiner si ce
portrait flatte mon amour-propre ou s'il le blesse.≫

[Note 99: On remarque, il est vrai, dans ce _nombre_ une circonstance
qui semblerait indiquer une autre plume que la sienne. C'est qu'on y
parle, deux pages plus loin, de la _Bibliotheque des Romans_ de Gordon
de Percel (Lenglet-Dufresnoy), en des termes qui ne s'accordent pas tout
a fait avec ceux du nombre 47. Or le nombre 47, consacre a une defense
personnelle, est bien expressement de Prevost. Mais on doit croire
que Prevost, alors en Angleterre, ne parla la premiere fois de la
_Bibliotheque des Romans_ que d'apres quelques renseignements et sans
l'avoir lue. D'ailleurs, outre la physionomie de l'eloge, qui ne dement
pas la paternite presumee, ce numero ou il est question de _Manon
Lescaut_ fait partie d'une serie dont Prevost s'est avoue le redacteur.
Walter Scott, de nos jours, n'a-t-il pas ecrit ainsi, sans plus de
facon, des articles d'eloges sur ses propres romans?]

_Le Pour et Contre_ nous offre aussi une foule d'anecdotes du jour, de
faits singuliers, veritables ebauches et materiaux de romans; l'histoire
de dona Maria et la vie du duc de Riperda sont les plus remarquables. Un
savant Anglais, M. Hooker, s'etait plu, dans un journal de son pays,
a developper une comparaison ingenieuse de l'antique retraite de
Cassiodore avec l'_Arcadie_ de Philippe Sydney et le pays de Forez au
temps de Celadon. Cassiodore deja vieux, comme on sait, et degoute de la
cour par la disgrace de Boece, se retira au monastere de Viviers, qu'il
avait bati dans une de ses terres, et s'y livra avec ses religieux a
l'etude des anciens manuscrits, surtout a celle des saintes Lettres, a
la culture de la terre et a l'exercice de la piete. Prevost s'etend avec
complaisance sur les douceurs de cette vie commune et diverse; c'est
evidemment son ideal qu'il retrouve dans ce monastere de Cassiodore;
c'est son Saint-Germain-des-Pres, son La Fleche, mais avec bien
autrement de soleil, d'aisance et d'agrements. Et quant a la
ressemblance avec l'_Arcadie_ et le pays de Celadon, que l'ecrivain
anglais signale avec quelque malice, lui, il ne s'en effarouche
aucunement, car il est persuade, dit-il, ≪que dans l'_Arcadie_ et dans
le pays de Forez, avec des principes de justice et de charite, tels que
la fiction les y represente, et des moeurs aussi pures qu'on les suppose
aux habitants, il ne leur manquoit que les idees de religion plus justes
pour en faire des gens tres-agreables au Ciel[100].≫

[Note 100: On peut lire a ce sujet une gracieuse lettre de
Mademoiselle, cousine de Louis XIV, a madame de Motteville, ou elle
trace a son tour un plan de solitude divertissante qui se ressent
egalement de l'_Astree_, et qui d'ailleurs fait un parfait pendant a
l'ideal de Prevost d'apres Cassiodore, par un couvent de carmelites
qu'elle exige dans le voisinage.]

Apres six annees d'exil environ, Prevost eut la permission de rentrer en
France sous l'habit ecclesiastique seculier. Le cardinal de Bissy qui
l'avait connu a Saint-Germain, et le prince de Conti, le protegerent
efficacement; ce dernier le nomma son aumonier. Ainsi retabli dans la
vie paisible, et desormais au-dessus du besoin, Prevost, jeune encore,
partagea son temps entre la composition de nombreux ouvrages et les
soins de la societe brillante ou il se delassait. Le travail d'ecrire
lui etait devenu si familier que ce n'en etait plus un pour lui: il
pouvait a la fois laisser courir sa plume et suivre une conversation.
Nous devons dire que les ecrits volumineux dont est remplie la derniere
moitie de sa carriere se ressentent de cette facilite extreme degeneree
en habitude. Que ce soit une compilation, un roman, une traduction de
Richardson, de Hume ou de Ciceron qu'il entreprenne; que ce soit une
_Histoire de Guillaume-le-Conquerant_ ou une _Histoire des Voyages_,
c'est le meme style agreable, mais fluidement monotone, qui court
toujours et trop vite pour se teindre de la variete des sujets. Toute
difference s'efface, toute inegalite se nivelle, tout relief se polit
et se fond dans cette veine rapide d'une invariable elegance. Nous
ne signalerons, entre les productions dernieres de sa prolixite, que
l'_Histoire d'une Grecque moderne_, joli roman dont l'idee est aussi
delicate qu'indeterminee. Une jeune Grecque d'abord vouee au serail,
puis rachetee par un seigneur francais qui en voulait faire sa
maitresse, resistant a l'amour de son liberateur, et n'etant peut-etre
pas aussi insensible pour d'autres que pour lui; ce _peut-etre_ surtout,
adroitement menage, que rien ne tranche, que la demonstration environne,
effleure a tout moment et ne parvient jamais a saisir; il y avait la
matiere a une oeuvre charmante et subtile dans le gout de Crebillon
fils: celle de Prevost, quoique gracieuse, est un peu trop executee au
hasard[101]. Prevost vivait ainsi, heureux d'une etude facile, d'un monde
choisi et du calme des sens, quand un leger service de correction de
feuilles rendu a un chroniqueur satirique le compromit sans qu'il y eut
songe, et l'envoya encore faire un tour a Bruxelles. Cette disgrace
inattendue fut de courte duree et ne lui valut que de nouveaux
protecteurs. A son retour, il reprit sa place chez le prince de Conti,
qui l'occupa aux materiaux de l'histoire de sa maison; et le chancelier
Daguesseau, de son cote, le chargea de rediger l'_Histoire generale des
Voyages_[102]. Son desinteressement au milieu de ces sources de faveur et
meme de richesse ne se dementit pas; il se refusait aux combinaisons qui
lui eussent ete le plus fructueuses; il abandonnait les profits a son
libraire, avec qui on a remarque (je le crois bien) qu'il vecut toujours
en tres-bonne intelligence. Je crains meme que, comme quelques gens de
lettres trop faciles et abandonnes, il ne se soit mis a la merci du
speculateur. Pour lui, disait-il, un jardin, une vache et deux
poules lui suffisaient[103]. Une petite maison qu'il avait achetee a
Saint-Firmin, pres de Chantilly, etait sa perspective d'avenir ici-bas,
l'horizon borne et riant auquel il meditait de confiner sa vieillesse.
Il s'y rendait un jour seul par la foret (23 novembre 1763), quand une
soudaine attaque d'apoplexie l'etendit a terre sans connaissance. Des
paysans survinrent; on le porta au prochain village, et, le croyant
mort, un chirurgien ignorant proceda sur l'heure a l'ouverture. Prevost,
reveille par le scalpel, ne recouvra le sentiment que pour expirer dans
d'affreuses douleurs. On trouva chez lui un petit papier, ecrit de sa
main, qui contenait ces mots:

Trois ouvrages qui m'occuperont le reste de mes jours dans ma retraite:

1° L'un de raisonnement:--la Religion prouvee par ce qu'il y a de
plus certain dans les connaissances humaines; methode historique et
philosophique qui entraine la ruine des objections;

2° L'autre historique:--histoire de la conduite de Dieu pour le soutien
de la foi depuis l'origine du Christianisme;

3° Le troisieme de morale:--l'esprit de la Religion dans l'ordre de la
societe.

Ainsi se termina, par une catastrophe digne du _Cleveland_, cette vie
romanesque et agitee. Prevost appartient en litterature a la generation
palissante, mais noble encore, qui suivit immediatement et acheva
l'epoque de Louis XIV. C'est un ecrivain du XVIIe siecle dans le XVIIIe,
un _l'abbe Fleury_ dans le roman; c'est le contemporain de Le Sage, de
Racine fils, de madame de Lambert, du chancelier Daguesseau; celui de
Desfontaines et de Lenglet-Dufresnoy en critique. De peintres et de
sculpteurs, cette generation n'en compte guere et ne s'en inquiete pas;
pour tout musicien, elle a le melodieux Rameau. Du fond de ce declin
paisible, Prevost se detache plus vivement qu'aucun autre. Anterieur
par sa maniere au regne de l'analyse et de la philosophie, il ne
copie pourtant pas, en l'affaiblissant, quelque genre illustre par un
formidable predecesseur; son genre est une invention aussi originale que
naturelle, et dans cet entre-deux des groupes imposants de l'un et de
l'autre siecle, la gloire qu'il se developpe ne rappelle que lui.
Il ressuscite avec ampleur, apres Louis XIV, apres cette precieuse
elaboration de gout et de sentiments, ce que d'Urfe et mademoiselle de
Scudery avaient prematurement deploye; et bien que chez lui il se mele
encore trop de convention, de fadeur et de chimere, il atteint souvent
et fait penetrer aux routes secretes de la vraie nature humaine; il
tient dans la serie des peintres du coeur et des moralistes aimables une
place d'ou il ne pourrait disparaitre sans qu'on apercut un grand vide.

Septembre 1831.

[Note 101: On lit dans les lettres de l'aimable madame de Staal (De
Launay) a M. d'Hericourt: ≪J'ai commence la Grecque a cause de ce que
vous m'en dites: on croit en effet que mademoiselle Aisse en a donne
l'idee; mais cela est bien brode, car elle n'avait que trois ou quatre
ans quand on l'amena en France.≫ Mademoiselle Aisse, mademoiselle De
Launay, l'abbe Prevost, trois modeles contemporains des sentiments les
plus naturels dans la plus agreable diction!]

[Note 102: Chamfort rapporte que le chancelier Daguesseau n'avait
precedemment donne a l'abbe Prevost la permission d'imprimer les
premiers volumes de _Cleveland_ que sous la condition expresse que
Cleveland se ferait catholique au dernier volume.]

[Note 103: Jean-Jacques, dont c'etait aussi le voeu, mais qui ne s'y
tenait pas, eut occasion, a ses debuts, de rencontrer souvent l'abbe
Prevost chez leur ami commun Mussard, a Passy; il en parle dans ses
_Confessions_ (partie II, livre VIII), et avec un sentiment de regret
pour les moments heureux passes dans une societe choisie. Enumerant les
amis distingues que s'etait faits l'excellent Mussard: ≪A leur tete,
dit-il, je mets l'abbe Prevost, homme tres-aimable et tres-simple, dont
le coeur vivifiait ses ecrits dignes de l'immortalite, et qui n'avait
rien dans la societe du coloris qu'il donnait a ses ouvrages.≫ Il est
permis de croire que l'abbe Prevost avait eu autrefois ce _coloris_ de
conversation, mais qu'il l'avait un peu perdu en vieillissant.]


Pour completer cet article, il faut y joindre celui qui a pour titre:
_L'Abbe Prevost et les Benedictins_, dans les _Derniers Portraits_; et,
dans le tome IX des _Causeries du Lundi_, celle qui a pour titre: _Le
Buste de l'abbe Prevost_.



M. ANDRIEUX

M. Andrieux vient de mourir, l'un des derniers et des plus dignes
d'une generation litteraire qui eut bien son prix et sa gloire. Ne a
Strasbourg en 1759, il fut toujours aussi pur et aussi attique de
langue que s'il etait ne a Reims, a Chateau-Thierry ou a deux pas de la
Sainte-Chapelle. Ayant acheve ses etudes et son droit a Paris avant la
Revolution, il s'essaya, durant ses instants de loisir, a composer pour
le theatre. Ami de Collin-d'Harleville et de Picard, avec moins de
sensibilite coulante et facile que le premier, avec bien moins de
saillie et de jet naturel que le second, mais plus sagace, _emunctae
naris_, plus nourri de l'antiquite, avec plus de critique enfin et de
gout que tous deux, il preluda par _Anaximandre_, bluette grecque, de ce
grec un peu _dix-huitieme siecle_, qu'_Anacharsis_ avait mis a la mode;
en 1787, il prit tout a fait rang par les _Etourdis_, le plus aimable et
le plus vif de ses ouvrages dramatiques[104]. Mais le veritable role de
M. Andrieux, sa veritable specialite, au milieu de cette gaie et douce
amitie qui l'unissait a Ducis, Collin et Picard, c'etait d'etre leur
juge, leur conseiller intime, leur Despreaux familier et charmant,
l'arbitre des graces et des elegances dans cette petite reunion,
heritiere des traditions du grand siecle et des souvenirs du souper
d'Auteuil. Lorsque Andrieux avait raye de l'ongle un mot, une pensee,
une faute de grammaire ou de vraisemblance, il n'y avait rien a redire;
Collin obeissait; le vieux Ducis regrettait que Thomas eut manque d'un
si indispensable censeur, et il l'invoquait pour lui-meme en vers
grondants et males qui rappellent assez la veine de Corneille:

  J'ai besoin du censeur implacable, endurci,
  Qui tourmentait Collin et me tourmente aussi;
  C'est a toi de regler ma fougue impetueuse,
  De contenir mes bonds sous une bride heureuse,
  Et de voir sans peril, asservi sous ta loi,
  Mon genie, encor vert, galoper devant toi.
  Non, non, tu n'iras point, craintif et trop rigide,
  Imposer a ma muse une marche timide.
  Tu veux que ton ami, grand, mais sans se hausser,
  Sachant marcher son pas, sache aussi s'elancer.
  Loin de nous le mesquin, l'etroit et le servile!
  Ainsi, comme a Collin, tu pourras m'etre utile.

[Note 104: Un jour il disait a propos de Suard: ≪Sa preface de La
Bruyere, c'est son Cid.≫ On peut retourner cet agreable mot. Le Cid
d'Andrieux, ce sont ses _Etourdis_; il y laissa presque tout son
aiguillon.]

C'etait en general a la diction que se bornait cette surveillance
de l'aimable et fin aristarque; on n'abordait pas dans ce temps les
questions plus elevees et plus fondamentales de l'_art_, comme on dit;
quelques maximes generales, quelques preceptes de tradition suffisaient;
mais on savait alors en diction, en fait de vrai et legitime langage,
mille particularites et nuances qui vont se perdant et s'oubliant
chaque jour dans une confusion, inevitable peut-etre, mais certainement
facheuse. M. Andrieux etait maitre consomme pour l'appreciation de
ces nuances, pour le discernement et la pratique de cette synonymie
francaise la plus exquise. C'est ce qui fait que, bien que tres-court et
tres-mince de fond, son joli conte du _Meunier de Sans-Souci_ demeure un
chef-d'oeuvre, un pendant au _Roi d'Yvetot_ de Beranger, un brin de thym
a cote du brin de serpolet. On voit dans une piece fugitive a son ami
Deschamps, auteur de _la Revanche forcee_, quelle difference essentielle
l'habile connaisseur etablit entre Grecourt et Chaulieu, et meme entre
Bernis et Grecourt. Si ces distinctions, que nous sentons a peine
aujourd'hui, nous faisaient sourire, comme microscopiques et
insignifiantes, ne nous en vantons pas trop! Les _a-peu-pres_, dont on
ne se rend plus compte, sont un symptome invariable de decadence en
litterature. Je crois bien qu'on s'occupe d'idees plus larges, de
theories plus radicales et plus absolues; mais il en est peut-etre a ce
sujet des litteratures qui se decomposent, comme des corps organiques en
dissolution, lesquels donnent alors acces en eux par tous les pores aux
elements generaux, l'air, la lumiere, la chaleur: ces corps humains et
vivants etaient mieux portants, a coup sur, quand ils avaient assez
de loisir et de discernement pour songer surtout a la decence de la
demarche, aux parfums des cheveux, aux nuances du teint et a la beaute
des ongles.

Dans les changements proposes pour _Polyeucte_ et _Nicomede_, et ou il
ne s'agit que de quelques retouches de vers et de mots, M. Andrieux se
montre comme aux pieds du grand Corneille et lui demandant la permission
d'oter, en soufflant, quelques grains de poussiere a son beau cothurne.
Cette image piquante nous offre le critique respectueux et minutieux
dans ses proportions vraies, et le doux air d'espieglerie qui s'y mele
n'y messied pas.

M. Andrieux avait donc recu en naissant un grain de notre sel attique,
une goutte de miel de notre Hymette, et il les a mis sobrement a profit,
il les a sagement menages jusqu'au bout. Il etait erudit, studieux avec
friandise, intimement verse dans Horace, dont il donnait d'agreables et
familieres traductions, sachant tant soit peu le grec, et par consequent
beaucoup mieux que les gens de lettres ne le savaient de son temps:
car de son temps les gens de lettres ne le savaient pas du tout, et,
quelques annees plus tard, la generation litteraire suivante, dite
_litterature de l'Empire_, et dont etait M. de Jouy, sut a peine le
latin. M. Andrieux, qui n'eut jamais rien de commun avec l'Allemagne que
d'etre ne dans la capitale alsacienne, et qui faisait fi de tout ce
qui etait germanique, avait moins de repugnance pour la litterature
anglaise, et il la posseda, comme avait fait Suard, par le cote
d'Addison, de Pope, de Goldsmith, et des moralistes ou poetes du siecle
de la reine Anne.

A partir de 1814, M. Andrieux professa au College de France, comme,
depuis plusieurs annees deja, il professait a l'interieur de l'Ecole
Polytechnique, et ses cours publics, fort suivis et fort aimes de la
jeunesse, devinrent son occupation favorite, son bonheur et toute
sa vie. Nous serions peu a meme d'en parler au long, les ayant trop
inegalement entendus, et rien d'ailleurs n'en ayant ete imprime
jusqu'ici. Mais ce qu'on peut dire sans crainte d'erreur, c'est que M.
Andrieux y deploya dans un cadre plus general les qualites precieuses
de critique, de finesse delicate, de malice inoffensive et ingenieuse,
qu'attestaient ses oeuvres trop rares, et dont ses amis particuliers
avaient joui. Sincerement bonhomme, quoiqu'il affectat un peu cette
ressemblance avec La Fontaine, fertile en anecdotes choisies et bien
dites, causeur toujours ecoute [105], moralisant beaucoup, et rajeunissant
par le ton ou l'a-propos les verites et les conseils qui, sur ses
levres, n'etaient jamais vulgaires, M. Andrieux a fait, avec un talent
qui pouvait sembler de mediocre haleine, ce que bien des talents plus
forts ont trouve trop long et trop lourd; il a fourni une carriere non
interrompue de dix-huit annees de professorat; et, comme il le disait
lui-meme a sa derniere lecon, il est mort presque sur la breche.

[Note 105: On sait le joli mot de M. Villemain a propos de cette voix
faible de M. Andrieux, qui n'etait qu'un filet et qu'un souffle: ≪Il se
fait entendre a force de se faire ecouter.≫]

Dans le professeur on retrouvait encore le conteur, l'auteur comique; il
avait du bon comedien; il lisait en perfection, avec un art infini, il
jouait et dialoguait ses lectures. Avec son filet de voix, avec une
mimique qui n'etait qu'a lui, il tenait son auditoire en suspens, il
excellait a mettre en scene et comme en action de petits preceptes, de
jolis riens qui ne s'imprimeraient pas.

Dans les querelles litteraires qui s'etaient elevees durant les
dernieres annees, l'opinion de M. Andrieux ne pouvait etre douteuse;
cette opinion lui etait dictee par ses antecedents, ses souvenirs, la
nature de son gout, les qualites qu'il avait, et aussi par l'absence de
celles qu'il n'avait pas; mais sa bienveillance naturelle ne s'alterait
jamais, meme en s'aiguisant de malice; il embrassait peu les
innovations, il raillait de sa vois fine les novateurs, mais comme il
aurait raille M. Poinsinet, en homme de grace et d'urbanite; point de
gros mot ni de tonnerre.

M. Andrieux est reste fidele, toute sa vie, aux doctrines philosophiques
et politiques de sa jeunesse. Il melait volontiers a son enseignement
des preceptes evangeliques qui rappelaient la maniere morale de
Bernardin de Saint-Pierre: il prechait l'amour des hommes et
l'indulgence, comme il convenait a l'ami de Collin l'optimiste, du bon
Ducis, et au peintre d'Helvetius. Politiquement, M. Andrieux a fait
preuve d'une constante fermete qui ne s'est jamais dementie, soit au
fort de la Revolution ou il se maintint par d'exces, soit au sein du
Tribunal ou il lutta contre l'usurpation despotique et merita d'etre
elimine, soit enfin durant le cours entier de la Restauration; sa
delicatesse un peu frele et son amenite extreme furent toujours exemptes
de transactions et de faiblesse sur ce chapitre du patriotisme et des
principes de 89 [106]. En somme, ce fut un honorable caractere, et plus
fort peut-etre que son talent; mais ce talent lui-meme etait rare. M.
Andrieux avait recu un don peu abondant, mais distingue et precieux;
il en a fait un sobre, un juste et long usage. Son nom restera dans la
litterature francaise, tant qu'un sens net s'attachera au mot de _gout_.

17 mai 1833.

[Note 106: Il ecrivait a M. Parent-Real, son ancien collegue
au Tribunal, le 20 novembre 1831: ≪Nous avons vu quarante ans de
revolutions: pensez-vous que nous soyons a la fin? Nous avons vu aussi
tous les gouvernements qui se sont succede l'un apres l'autre, etre
aveugles, egoistes, dilapidateurs et insolents; aussi tous sont-ils
tombes.... _interea patitar justus_: la pauvre nation, victime
innocente, est livree, comme Promethee, au bec eternel des vautours.≫
Ces phrases contrarient en un point ce qu'a dit M. Thiers dans le
discours, si judicieux d'ailleurs, qu'il prononca a l'Academie
francaise, en venant y succeder a l'aimable auteur des _Etourdis_: ≪M.
Andrieux est mort, content de laisser ses deux filles unies a deux
hommes d'esprit et de bien, content de sa mediocre fortune, de sa grande
consideration, content de son siecle, content de voir la Revolution
francaise triomphante sans desordres et sans exces.≫ M. Andrieux, a tort
ou a raison, etait moins optimiste que son spirituel panegyriste ne l'a
cru.]




M. JOUFFROY

Il y a une generation qui, nee tout a la fin du dernier siecle, encore
enfant ou trop jeune sous l'Empire, s'est emancipee et a pris la robe
virile au milieu des orages de 1814 et 1815. Cette generation dont l'age
actuel est environ quarante ans, et dont la presque totalite lutta, sous
la Restauration, contre l'ancien regime politique et religieux, occupe
aujourd'hui les affaires, les Chambres, les Academies, les sommites
du pouvoir ou de la science. La Revolution de 1830, a laquelle cette
generation avait tant pousse par sa lutte des quinze annees, s'est faite
en grande partie pour elle, et a ete le signal de son avenement. Le gros
de la generation dont il s'agit constituait, par un melange d'idees
voltairiennes, bonapartistes et semi-republicaines, ce qu'on appelait le
liberalisme. Mais il y avait une elite qui, sortant de ce niveau de bon
sens, de prejuges et de passions, s'inquietait du fond des choses et du
terme, aspirait a fonder, a achever avec quelque element nouveau ce
que nos peres n'avaient pu qu'entreprendre avec l'inexperience des
commencements. Dans l'appreciation philosophique de l'homme, dans la vue
des temps et de l'histoire, cette jeune elite eclairee se croyait, non
sans apparence de raison, superieure a ses adversaires d'abord, et aussi
a ses peres qui avaient defailli ou s'etaient retrecis et aigris a la
tache. Le plus philosophe et le plus reflechi de tous, dans une de ces
pages merveilleuses qui s'echappent brillamment du sein prophetique
de la jeunesse et qui sont comme un programme ideal qu'on ne remplit
jamais,--le plus calme, le plus lumineux esprit de cette elite ecrivait
en 1823[107]: ≪Une generation nouvelle s'eleve qui a pris naissance au
sein du scepticisme dans le temps ou les deux partis avaient la parole.
Elle a ecoute et elle a compris... Et deja ces enfants ont depasse leurs
peres et senti le vide de leurs doctrines. Une foi nouvelle s'est fait
pressentir a eux: ils s'attachent a cette perspective ravissante avec
enthousiasme, avec conviction, avec resolution... Superieurs a tout
ce qui les entoure, ils ne sauraient etre domines ni par le fanatisme
renaissant, ni par l'egoisme sans croyance qui couvre la societe... Ils
ont le sentiment de leur mission et l'intelligence de leur epoque; ils
comprennent ce que leurs peres n'ont point compris, ce que leurs tyrans
corrompus n'entendent pas; ils savent ce que c'est qu'une revolution, et
ils le savent parce qu'ils sont venus a propos.≫

[Note 107: L'article, ecrit en 1823, n'a ete publie qu'en 1825, dans
_le Globe_.]

Dans le morceau (_Comment les Dogmes finissent_) dont nous pourrions
citer bien d'autres passages, dans ce manifeste le plus explicite et le
plus general assurement qui ait formule les esperances de la jeune elite
persecutee, M. Jouffroy envisageait le dogme religieux, ce semble,
encore plus que le dogme politique; il annoncait en termes expressifs la
religion philosophique prochaine, et avec une ferveur d'accent qui
ne s'est plus retrouvee que dans la tentative neo-chretienne du
saint-simonisme. Vers ce meme temps de 1823, de memorables travaux
historiques, appliques soit au Moyen-Age par M. Thierry, soit a l'epoque
moderne par M. Thiers, marquaient et justifiaient en plusieurs points
ces pretentions de la generation nouvelle, qui visait a expliquer et a
dominer le passe, et qui comptait faire l'avenir. _Le Globe_, fonde en
1824, vint operer une sorte de revolution dans la critique, et, par
son vif et chaleureux eclectisme, realisa une certaine unite entre des
travaux et des hommes qui ne se seraient pas rapproches sans cela. Sur
la masse constitutionnelle et liberale, fonds estimable mais assez peu
eclaire de l'Opposition, il s'organisa donc une elite nombreuse et
variee, une brillante ecole a plusieurs nuances; philosophie, histoire,
critique, essai d'art nouveau, chaque partie de l'etude et de la pensee
avait ses hommes. Je n'indique qu'a peine l'art, parce que, bien que
sorti d'un mouvement parallele, il appartient a une generation un peu
plus recente, et, a d'autres egards, trop differente de celle que
nous voulons ici caracteriser. Quoi qu'il en soit, vers la fin de la
Restauration, et grace aux travaux et aux luttes enhardies de cette
jeunesse deja en pleine virilite, le spectacle de la societe francaise
etait mouvant et beau: les esperances accrues s'etaient a la fois
precisees davantage; elles avaient perdu peut-etre quelque chose de ce
premier mysticisme plus grandiose et plus sombre qu'elles devaient,
en 1823, a l'exaltation solitaire et aux persecutions; mais l'avenir
restait bien assez menacant et charge d'augures pour qu'il y eut place
encore a de vastes projets, a d'heroiques pressentiments. On allait a
une revolution, on se le disait; on gravissait une colline inegale, sans
voir au juste ou etait le sommet, mais il ne pouvait etre loin. Du haut
de ce sommet, et tout obstacle franchi, que decouvrirait-on? C'etait la
l'inquietude et aussi l'encouragement de la plupart; car, a coup sur, ce
qu'on verrait alors, meme au prix des perils, serait grand et consolant.
On accomplirait la derniere moitie de la tache, on appliquerait la
verite et la justice, on rajeunirait le monde. Les peres avaient du
mourir dans le desert, on serait la generation qui touche au but et
qui arrive. Tandis qu'on se flattait de la sorte tout en cheminant, le
dernier sommet, qu'on n'attendait pourtant pas de sitot, a surgi
au detour d'un sentier; l'ennemi l'occupait en armes, il fallut
l'escalader, ce qu'on fit au pas de course et avant toute reflexion.
Or, ce rideau de terrain n'etant plus la pour borner la vue, lorsque
l'etonnement et le tumulte de la victoire furent calmes, quand la
poussiere tomba peu a peu et que le soleil qu'on avait d'abord devant
soi eut cesse de remplir les regards, qu'apercut-on enfin? Une espece de
plaine, une plaine qui recommencait, plus longue qu'avant la derniere
colline, et deja fangeuse. La masse liberale s'y rua pesamment comme
dans une Lombardie feconde; l'elite fut debordee, deconcertee, eparse.
Plusieurs qu'on reputait des meilleurs firent comme la masse, et
pretendirent qu'elle faisait bien. Il devint clair, a ceux qui avaient
espere mieux, que ce ne serait pas cette generation si pleine de
promesses et tant flattee par elle-meme, qui arriverait.

댓글 없음: