La partie la plus riche et la plus originale des manuscrits porte sur les poemes inacheves: _Suzanne_, _Hermes_, _l'Amerique_. On a publie dans l'edition de 1833 les morceaux en vers et les canevas en prose du poeme de _Suzanne_. Je m'attacherai ici particulierement au poeme d'_Hermes_, le plus philosophique de ceux que meditait Andre, et celui par lequel il se rattache le plus directement a l'idee de son siecle.
Andre, par l'ensemble de ses poesies connues, nous apparait, avant 89, comme le poete surtout de l'art pur et des plaisirs, comme l'homme de la Grece antique et de l'elegie. Il semblerait qu'avant ce moment d'explosion publique et de danger ou il se jeta si genereusement a la lutte, il vecut un peu en dehors des idees, des predications favorites de son temps, et que, tout en les partageant peut-etre pour les resultats et les habitudes, il ne s'en occupat point avec ardeur et premeditation. Ce serait pourtant se tromper beaucoup que de le juger un artiste si desinteresse; et l'_Hermes_ nous le montre aussi pleinement et aussi chaudement de son siecle, a sa maniere, que pouvaient l'etre Haynal ou Diderot.
La doctrine du XVIIIe siecle etait, au fond, le materialisme, ou le pantheisme, ou encore le naturalisme, comme on voudra l'appeler; elle a eu ses philosophes, et meme ses poetes en prose, Boulanger, Buffon; elle devait provoquer son Lucrece. Cela est si vrai, et c'etait tellement le mouvement et la pente d'alors de solliciter un tel poete, que, vers 1780 et dans les annees qui suivent, nous trouvons trois talents occupes du meme sujet et visant chacun a la gloire difficile d'un poeme sur la nature des choses. Le Brun tentait l'oeuvre d'apres Buffon; Fontanes, dans sa premiere jeunesse, s'y essayait serieusement, comme l'attestent deux fragments, dont l'un surtout (tome I de ses Oeuvres, p. 381) est d'une reelle beaute. Andre Chenier s'y poussa plus avant qu'aucun, et, par la vigueur des idees comme par celle du pinceau, il etait bien digne de produire un vrai poeme didactique dans le grand sens.
Mais la Revolution vint; dix annees, fin de l'epoque, s'ecoulerent brusquement avec ce qu'elles promettaient, et abimerent les projets ou les hommes; les trois _Hermes_ manquerent: la poesie du XVIIIe siecle n'eut pas son Buffon. Delille ne fit que rimer gentiment les _trois Regnes_.
Toutes les notes et tous les papiers d'Andre Chenier, relatifs a son _Hermes_, sont marques en marge d'un delta; un chiffre, ou l'une des trois premieres lettres de l'alphabet grec, indique celui des trois chants auquel se rapporte la note ou le fragment. Le poeme devait avoir trois chants, a ce qu'il semble: le premier sur l'origine de la terre, la formation des animaux, de l'homme; le second sur l'homme en particulier, le mecanisme de ses sens et de son intelligence, ses erreurs depuis l'etat sauvage jusqu'a la naissance des societes, l'origine des religions; le troisieme sur la societe politique, la constitution de la morale et l'invention des sciences. Le tout devait se clore par un expose du systeme du monde selon la science la plus avancee.
Voici quelques notes qui se rapportent au projet du premier chant et le caracterisent:
≪Il faut magnifiquement representer la terre sous l'embleme metaphorique d'un grand animal qui vit, se meut et est sujet a des changements, des revolutions, des fievres, des derangements dans la circulation de son sang.≫
≪Il faut finir le chant Ier par une magnifique description de toutes les especes animales et vegetales naissant; et, au printemps, la terre _proegnans_; et, dans les chaleurs de l'ete, toutes les especes animales et vegetales se livrant aux feux de l'amour et transmettant a leur posterite les semences de vie confiees a leurs entrailles.≫
Ce magnifique et fecond printemps, alors, dit-il,
Que la terre est nubile et brule d'etre mere,
devait etre imite de celui de Virgile au livre II des _Georgiques_: _Tum Pater omnipotens_, etc., etc., quand Jupiter
De sa puissante epouse emplit les vastes flancs.
Ces notes d'Andre sont toutes semees ainsi de beaux vers tout faits, qui attendent leur place.
C'est la, sans doute, qu'il se proposait de peindre ≪toutes les especes a qui la nature ou les plaisirs (_per Veneris res_) ont ouvert les portes de la vie.≫
≪Traduire quelque part, se dit-il, le _magnum crescendi immissis certamen habenis_.≫
Il revient, en plus d'un endroit, sur ce systeme naturel des atomes, ou, comme il les appelle, des _organes secrets vivants_, dont l'infinite constitue
L'Ocean eternel ou bouillonne la vie.
≪Ces atomes de vie, ces semences premieres, sont toujours en egale quantite sur la terre et toujours en mouvement. Ils passent de corps en corps, s'alambiquent, s'elaborent, se travaillent, fermentent, se subtilisent dans leur rapport avec le vase ou ils sont actuellement contenus. Ils entrent dans un vegetal: ils en sont la seve, la force, les sucs nourriciers. Ce vegetal est mange par quelque animal; alors ils se transforment en sang et en cette substance qui produira un autre animal et qui fait vivre les especes... Ou, dans un chene, ce qu'il y a de plus subtil se rassemble dans le gland.
≪Quand la terre forma les especes animales, plusieurs perirent par plusieurs causes a developper. Alors d'autres corps organises (car les _organes vivants secrets_ meuvent les vegetaux, _mineraux_[50] et tout) heriterent de la quantite d'atomes de vie qui etaient entres dans la composition de celles qui s'etaient detruites, et se formerent de leurs debris.≫
Qu'une elegie a Camille ou l'ode _a la Jeune Captive_ soient plus flatteuses que ces plans de poesie physique, je le crois bien; mais il ne faut pas moins en reconnaitre et en constater la profondeur, la portee poetique aussi. En retournant a Empedocle, Andre est de plus ici le contemporain et comme le disciple de Lamarck et de Cabanis[51].
[Note 50: C'est peut-etre _animaux_ qu'il a voulu dire; mais je copie.]
[Note 51: Qu'on ne s'etonne pas trop de voir le nom d'Andre ainsi mele a des idees physiologiques. Parmi les physiologistes, il en est un qui, par le brillant de son genie et la rapidite de son destin, fut comme l'Andre Chenier de la science; et, dans la liste des jeunes illustres diversement ravis avant l'age, je dis volontiers: Vauvenargues, Barnave, Andre, Hoche et Bichat.]
Il ne l'est pas moins de Boulanger et de tout son siecle par l'explication qu'il tente de l'origine des religions, au second chant. Il n'en distingue pas meme le nom de celui de la superstition pure, et ce qui se rapporte a cette partie du poeme, dans ses papiers, est volontiers marque en marge du mot fletrissant ([Greek: deisidaimonia]). Ici l'on a peu a regretter qu'Andre n'ait pas mene plus loin ses projets; il n'aurait en rien echappe, malgre toute sa nouveaute de style, au lieu commun d'alentour, et il aurait reproduit, sans trop de variante, le fond de d'Holbach ou de l'_Essai sur les Prejuges_:
≪Tout accident naturel dont la cause etait inconnue, un ouragan, une inondation, une eruption de volcan, etaient regardes comme une vengeance celeste...
≪L'homme egare de la voie, effraye de quelques phenomenes terribles, se jeta dans toutes les superstitions, le feu, les demons... Ainsi le voyageur, dans les terreurs de la nuit, regarde et voit dans les nuages des centaures, des lions, des dragons, et mille autres formes fantastiques. Les superstitions prirent la teinture de l'esprit des peuples, c'est-a-dire des climats. Rapide multitude d'exemples. Mais l'imitation et l'autorite changent le caractere. De la souvent un peuple qui aime a rire ne voit que diable et qu'enfer.≫
Il se reservait pourtant de grands et sombres tableaux a retracer: ≪Lorsqu'il sera question des sacrifices humains, ne pas oublier ce que partout on a appele les jugements de Dieu, les fers rouges, l'eau bouillante, les combats particuliers. Que d'hommes dans tous les pays ont ete immoles pour un eclat de tonnerre ou telle autre cause!...
Partout sur des autels j'entends mugir Apis, Beler le dieu d'Ammon, aboyer Anubis.≫
Mais voici le genie d'expression qui se retrouve: ≪Des opinions puissantes, un vaste echafaudage politique ou religieux, ont souvent ete produits par une idee sans fondement, une reverie, un vain fantome,
Comme on feint qu'au printemps, d'amoureux aiguillons La cavale agitee erre dans les vallons, Et, n'ayant d'autre epoux que l'air qu'elle respire, Devient epouse et mere au souffle du Zephire.≫
J'abrege les indications sur cette portion de son sujet qu'il aurait aime a etendre plus qu'il ne convient a nos directions d'idees et a nos desirs d'aujourd'hui; on a peine pourtant, du moment qu'on le peut, a ne pas vouloir penetrer familierement dans sa secrete pensee:
≪La plupart des fables furent sans doute des emblemes et des apologues des sages (expliquer cela comme Lucrece au livre III). C'est ainsi que l'on fit tels et tels dogmes, tels et tels dieux... mysteres... initiations. Le peuple prit au propre ce qui etait dit au figure. C'est ici qu'il faut traduire une belle comparaison du poete Lucile, conservee par Lactance (Inst. div., liv. I, ch. xxii):
Ut pueri infantes credunt signa omnia ahena Vivere et esse homines, sic istic (_pour_ isti) omnia ficta Vera putant[52]...
Sur quoi le bon Lactance, qui ne pensait pas se faire son proces a lui-meme, ajoute avec beaucoup de sens, que les enfants sont plus excusables que les hommes faits: _Illi enim simulacra homines putant esse, hi Deos_[53].≫
[Note 52: Comme les enfants prennent les statues d'airain au serieux et croient que ce sont des hommes vivants, ainsi les superstitieux prennent pour verites toutes les chimeres.]
[Note 53: ≪Car ils ne prennent ces images que pour des hommes, et les autres les prennent pour des Dieux.≫--L'opposition entre ces pensees d'Andre et celles que nous ont laissees Vauvenargues ou Pascal, s'offre naturellement a l'esprit; lui-meme il n'est pas sans y avoir songe, et sans s'etre pose l'objection. Je trouve cette note encore: ≪Mais quoi? tant de grands hommes ont cru tout cela... Avez-vous plus d'esprit, de sens, de savoir?... Non; mais voici une source d'erreur bien ordinaire: beaucoup d'hommes, invinciblement attaches aux prejuges de leur enfance, mettent leur gloire, leur piete, a prouver aux autres un systeme avant de se le prouver a eux-memes. Ils disent: Ce systeme, je ne veux point l'examiner pour moi. Il est vrai, il est incontestable, et, de maniere ou d'autre, il faut que je le demontre.--Alors, plus ils ont d'esprit, de penetration, de savoir, plus ils sont habiles a se faire illusion, a inventer, a unir, a colorer les sophismes, a tordre et defigurer tous les faits pour en etayer leur echafaudage... Et pour ne citer qu'un exemple et un grand exemple, il est bien clair que, dans tout ce qui regarde la metaphysique et la religion, Pascal n'a jamais suivi une autre methode.≫ Cela est beaucoup moins clair pour nous aujourd'hui que pour Andre, qui ne voyait Pascal que dans l'atmosphere d'alors, et, pour ainsi dire, a travers Condorcet.--Dans les fragments de memoires manuscrits de Chenedolle, qui avait beaucoup vecu avec des amis de notre poete, je trouve cette note isolee et sans autre explication: ≪Andre Chenier etait athee avec delices.≫]
Ce second chant devait renfermer, du ton lugubre d'un Pline l'Ancien, le tableau des premieres miseres, des egarements et des anarchies de l'humanite commencante. Les deluges, qu'il s'etait d'abord propose de mettre dans le premier chant, auraient sans doute mieux trouve leur cadre dans celui-ci:
≪Peindre les differents deluges qui detruisirent tout... La mer Caspienne, lac Aral et mer Noire reunis... l'eruption par l'Hellespont... Les hommes se sauverent au sommet des montagnes:
Et velus inventa est in montibus anchora summis. (_Ovide_, Met., liv. XV.)
La ville d'_Ancyre_ fut fondee sur une montagne ou l'on trouva une ancre.≫ Il voulait peindre les autels de pierre, alors poses au bord de la mer, et qui se trouvent aujourd'hui au-dessus de son niveau, les membres des grands animaux primitifs errant au gre des ondes, et leurs os, deposes en amas immenses sur les cotes des continents. Il ne voyait dans les pagodes souterraines, d'apres le voyageur Sonnerat, que les habitacles des Septentrionaux qui arrivaient dans le midi et fuyaient, sous terre, les fureurs du soleil. Il eut explique, par quelque chose d'analogue peut-etre, la base impie de la religion des Ethiopiens et le voeu presume de son fondateur:
Il croit (aveugle erreur!) que de l'ingratitude Un peuple tout entier peut se faire une etude, L'etablir pour son culte, et de Dieux bienfaisants Blasphemer de concert les augustes presents.
A ces epoques de tatonnements et de delires, avant la vraie civilisation trouvee, que de vies humaines en pure perte depensees! ≪Que de generations, l'une sur l'autre entassees, dont l'amas
Sur les temps ecoules invisible et flottant A trace dans celle onde un sillon d'un instant!≫
Mais le poete veut sortir de ces tenebres, il en veut tirer l'humanite. Et ici se serait placee probablement son etude de l'homme, l'analyse des sens et des passions, la connaissance approfondie de notre etre, tout le parti enfin qu'en pourront tirer bientot les habiles et les sages. Dans l'explication du mecanisme de l'esprit humain, git l'esprit des lois.
Andre, pour l'analyse des sens, rivalisant avec le livre IV de Lucrece, eut ete le disciple exact de Locke, de Condillac et de Bonnet: ses notes, a cet egard, ne laissent aucun doute. Il eut insiste sur les langues, sur les mots: ≪rapides Protees, dit-il, ils revetent la teinture de tous nos sentiments. Ils dissequent et etalent toutes les moindres de nos pensees, comme un prisme fait les couleurs.≫
Mais les beautes d'idees ici se multiplient; le moraliste profond se declare et se termine souvent en poete:
≪Les memes passions generales forment la constitution generale des hommes. Mais les passions, modifiees par la constitution particuliere des individus, et prenant le cours que leur indique une education vicieuse ou autre, produisent le crime ou la vertu, la lumiere ou la nuit. Ce sont memes plantes qui nourrissent l'abeille ou la vipere; dans l'une elles font du miel, dans l'autre du poison. Un vase corrompu aigrit la plus douce liqueur.≫
≪L'etude du coeur de l'homme est notre plus digne etude:
Assis au centre obscur de cette foret sombre Qui fuit et se partage en des routes sans nombre, Chacune autour de nous s'ouvre: et de toute part Nous y pouvons au loin plonger un long regard.≫
Belle image que celle du philosophe ainsi dans l'ombre, au carrefour du labyrinthe, comprenant tout, immobile! Mais le poete n'est pas immobile longtemps:
≪En poursuivant dans toutes les actions humaines les causes que j'y ai assignees, souvent je perds le fil, mais je le retrouve:
Ainsi dans les sentiers d'une foret naissante, A grands cris elancee, une meute pressante, Aux vestiges connus dans les zephyrs errants, D'un agile chevreuil suit les pas odorants. L'animal, pour tromper leur course suspendue, Bondit, s'ecarte, fuit, et la trace est perdue. Furieux, de ses pas caches dans ces deserts Leur narine inquiete interroge les airs, Par qui bientot frappes de sa trace nouvelle, Ils volent a grands cris sur sa route fidele.≫
La pensee suivante, pour le ton, fait songer a Pascal; la brusquerie du debut nous represente assez bien Andre en personne, causant:
≪L'homme juge toujours les choses par les rapports qu'elles ont avec lui. C'est bete. Le jeune homme se perd dans un tas de projets comme s'il devait vivre mille ans. Le vieillard qui a use la vie est inquiet et triste. Son importune envie ne voudrait pas que la jeunesse l'usat a son tour. Il crie: Tout est vanite!--Oui, tout est vain sans doute, et cette manie, cette inquietude, cette fausse philosophie, venue malgre toi lorsque tu ne peux plus remuer, est plus vaine encore que tout le reste.≫
≪La terre est eternellement en mouvement. Chaque chose nait, meurt et se dissout. Cette particule de terre a ete du fumier, elle devient un trone, et, qui plus est, un roi. Le monde est une branloire perpetuelle, dit Montaigne (a cette occasion, les conquerants, les bouleversements successifs des invasions, des conquetes, d'ici, de la...). Les hommes ne font attention a ce roulis perpetuel que quand ils en sont les victimes: il est pourtant toujours. L'homme ne juge les choses que dans le rapport qu'elles ont avec lui. Affecte d'une telle maniere, il appelle un accident un bien; affecte de telle autre maniere, il l'appellera un mal. La chose est pourtant la meme, et rien n'a change que lui.
Et si le bien existe, il doit seul exister!≫
Je livre ces pensees hardies a la meditation et a la sentence de chacun, sans commentaire. Andre Chenier rentrerait ici dans le systeme de l'optimisme de Pope, s'il faisait intervenir Dieu; mais comme il s'en abstient absolument, il faut convenir que cette morale va plutot a l'ethique de Spinosa, de meme que sa physiologie corpusculaire allait a la philosophie zoologique de Lamarck.
Le poete se proposait de clore le morceau des sens par le developpement de cette idee: ≪Si quelques individus, quelques generations, quelques peuples, donnent dans un vice ou dans une erreur, cela n'empeche que l'ame et le jugement du genre humain tout entier ne soient portes a la vertu et a la verite, comme le bois d'un arc, quoique courbe et plie un moment, n'en a pas moins un desir invincible d'etre droit et ne s'en redresse pas moins des qu'il le peut. Pourtant, quand une longue habitude l'a tenu courbe, il ne se redresse plus; cela fournit un autre embleme:
. . . . Trahitur pars longa catenae (_Perse_)[54]. . . . . . . . .Et traine Encore apres ses pas la moitie de sa chaine.≫
[Note 54: Satire V: l'image, dans Perse, est celle du chien qui, apres de violents efforts, arrache sa chaine, mais en tire un long bout apres lui.]
Le troisieme chant devait embrasser la politique et la religion utile qui en depend, la constitution des societes, la civilisation enfin, sous l'influence des illustres sages, des Orphee, des Numa, auxquels le poete assimilait Moise. Les fragments, deja imprimes, de l'_Hermes_, se rapportent plus particulierement a ce chant final: aussi je n'ai que peu a en dire.
≪Chaque individu dans l'etat sauvage, ecrit Chenier, est un tout independant; dans l'etat de societe, il est partie du tout; il vit de la vie commune. Ainsi, dans le chaos des poetes chaque germe, chaque element est seul et n'obeit qu'a son poids; mais quand tout cela est arrange, chacun est un tout a part, et en meme temps une partie du grand tout. Chaque monde roule sur lui-meme et roule aussi autour du centre. Tous ont leurs lois a part, et toutes ces lois diverses tendent a une loi commune et forment l'univers...
Mais ces soleils assis dans leur centre brulant, Et chacun roi d'un monde autour de lui roulant, Ne gardent point eux-meme une immobile place: Chacun avec son monde emporte dans l'espace, Ils cheminent eux-meme: un invincible poids Les courbe sous le joug d'infatigables lois, Dont le pouvoir sacre, necessaire, inflexible, Leur fait poursuivre a tous un centre irresistible.≫
C'etait une bien grande idee a Andre que de consacrer ainsi ce troisieme chant a la description de l'ordre dans la societe d'abord, puis a l'expose de l'ordre dans le systeme du monde, qui devenait l'ideal reflechissant et supreme.
Il etablit volontiers ses comparaisons d'un ordre a l'autre: ≪On peut comparer, se dit-il, les ages instruits et savants, qui eclairent ceux qui viennent apres, a la queue etincelante des cometes.≫
Il se promettait encore de ≪comparer les premiers hommes civilises, qui vont civiliser leurs freres sauvages, aux elephants prives qu'on envoie apprivoiser les farouches; et par quels moyens ces derniers.≫--Hasard charmant! l'auteur du _Genie du Christianisme_, celui meme a qui l'on a du de connaitre d'abord l'etoile poetique d'Andre et _la Jeune Captive_[55], a rempli comme a plaisir la comparaison desiree, lorsqu'il nous a montre les missionnaires du Paraguay remontant les fleuves en pirogues, avec les nouveaux catechumenes qui chantaient de saints cantiques: ≪Les neophytes repetaient les airs, dit-il, comme des oiseaux prives chantent pour attirer dans les rets de l'oiseleur les oiseaux sauvages.≫
[Note 55: M. de Chateaubriand tenait cette piece de madame de Beaumont, soeur de M. de La Luzerne, sous qui Andre avait ete attache a l'ambassade d'Angleterre: elle-meme avait directement connu le poete.--La piece de _la Jeune Captive_ avait ete deja publiee dans _la Decade_ le 20 nivose an III, moins de six mois apres la mort du poete; mais elle y etait restee comme enfouie.]
Le poete, pour completer ses tableaux, aurait parle prophetiquement de la decouverte du Nouveau-Monde: ≪O Destins, hatez-vous d'amener ce grand jour qui... qui...; mais non, Destins, eloignez ce jour funeste, et, s'il se peut, qu'il n'arrive jamais!≫ Et il aurait fletri les horreurs qui suivirent la conquete. Il n'aurait pas moins presage Gama et triomphe avec lui des perils amonceles que lui opposa en vain
Des derniers Africains le Cap noir des Tempetes!
On a l'epilogue de l'_Hermes_ presque acheve: toute la pensee philosophique d'Andre s'y resume et s'y exhale avec ferveur:
O mon fils, mon _Hermes_, ma plus belle esperance; O fruit des longs travaux de ma perseverance, Toi, l'objet le plus cher des veilles de dix ans, Qui m'as coute des soins et si doux et si lents; Confident de ma joie et remede a mes peines; Sur les lointaines mers, sur les terres lointaines, Compagnon bien-aime de mes pas incertains, O mon fils, aujourd'hui quels seront tes destins? Une mere longtemps se cache ses alarmes; Elle-meme a son fils veut attacher ses armes: Mais quand il faut partir, ses bras, ses faibles bras Ne peuvent sans terreur l'envoyer aux combats. Dans la France, pour toi, que faut-il que j'espere? Jadis, enfant cheri, dans la maison d'un pere Qui te regardait naitre et grandir sous ses yeux, Tu pouvais sans peril, disciple curieux, Sur tout ce qui frappait ton enfance attentive Donner un libre essor a ta langue naive. Plus de pere aujourd'hui! Le mensonge est puissant, Il regne: dans ses mains luit un fer menacant. De la verite sainte il deteste l'approche; Il craint que son regard ne lui fasse un reproche, Que ses traits, sa candeur, sa voix, son souvenir, Tout mensonge qu'il est, ne le fasse palir. Mais la verite seule est une, est eternelle; Le mensonge varie, et l'homme trop fidele Change avec lui: pour lui les humains sont constants, Et roulent de mensonge en mensonge flottants...
Ici, il y a lacune; le canevas en prose y supplee: ≪Mais quand le temps aura precipite dans l'abime ce qui est aujourd'hui sur le faite, et que plusieurs siecles se seront ecoules l'un sur l'autre dans l'oubli, avec tout l'attirail des prejuges qui appartiennent a chacun d'eux, pour faire place a des siecles nouveaux et a des erreurs nouvelles...
Le francais ne sera dans ce monde nouveau Qu'une ecriture antique et non plus un langage; Oh! si tu vis encore, alors peut-etre un sage, Pres d'une lampe assis, dans l'etude plonge, Te retrouvant poudreux, obscur, demi ronge, Voudra creuser le sens de tes lignes pensantes: Il verra si du moins tes feuilles innocentes Meritaient ces rumeurs, ces tempetes, ces cris Qui vont sur toi, sans doute, eclater dans Paris;...
alors, peut-etre... on verra si... et si, en ecrivant, j'ai connu d'autre passion
Que l'amour des humains et de la verite!≫
Ce vers final, qui est toute la devise, un peu fastueuse, de la philosophie du XVIIIe siecle, exprime aussi l'entiere inspiration de l'_Hermes_. En somme, on y decouvre Andre sous un jour assez nouveau, ce me semble, et a un degre de passion philosophique et de proselytisme serieux auquel rien n'avait du faire croire, de sa part, jusqu'ici. Mais j'ai hate d'en revenir a de plus riantes ebauches, et de m'ebattre avec lui, avec le lecteur, comme par le passe, dans sa renommee gracieuse.
Les petits dossiers restants, qui comprennent des plans et des esquisses d'idylles ou d'elegies, pourraient fournir matiere a un triage complet; j'y ai glane rapidement, mais non sans fruit. Ce qu'on y gagne surtout, c'est de ne conserver aucun doute sur la maniere de travailler d'Andre; c'est d'assister a la suite de ses projets, de ses lectures, et de saisir les moindres fils de la riche trame qu'en tous sens il preparait. Il voulait introduire le genie antique, le genie grec, dans la poesie francaise, sur des idees ou des sentiments modernes: tel fut son voeu constant, son but reflechi; tout l'atteste. _Je veux qu'on imite les anciens_, a-t-il ecrit en tete d'un petit fragment du poeme d'Oppien sur _la Chasse_[56]; il ne fait pas autre chose; il se reprend aux anciens de plus haut qu'on n'avait fait sous Racine et Boileau; il y revient comme un jet d'eau a sa source, et par dela le Louis XIV: sans trop s'en douter, et avec plus de gout, il tente de nouveau l'oeuvre de Ronsard[57]. Les _Analecta_ de Brunck, qui avaient paru en 1776, et qui contiennent toute la fleur grecque en ce qu'elle a d'exquis, de simple, meme de mignard ou de sauvage, devinrent la lecture la plus habituelle d'Andre; c'etait son livre de chevet et son breviaire. C'est de la qu'il a tire sa jolie epigramme traduite d'Evenus de Paros:
Fille de Pandion, o jeune Athenienne, etc.[58];
et cette autre epigramme d'Anyte:
O Sauterelle, a toi, rossignol des fougeres, etc.[59],
qu'il imite en meme temps d'Argentarius. La petite epitaphe qui commence par ce vers:
Bergers, vous dont ici la chevre vagabonde, etc.[60],
est traduite (ce qu'on n'a pas dit) de Leonidas de Tarente. En comparant et en suivant de pres ce qu'il rend avec fidelite, ce qu'il elude, ce qu'il rachete, on voit combien il etait penetre de ces graces. Ses papiers sont couverts de projets d'imitations semblables. En lisant une epigramme de Platon sur Pan qui joue de la flute, il en remarque le dernier vers ou il est question des _Nymphes hydriades_; je ne connaissais pas encore ces nymphes, se dit-il; et on sent qu'il se propose de ne pas s'en tenir la avec elles. Il copie de sa main une epigramme de Myro la Byzantine qu'il trouve charmante, adressee aux _Nymphes hamadryades_ par un certain Cleonyme qui leur dedie des statues dans un lieu plante de pins. Ainsi il va quetant partout son butin choisi. Tantot, ce sont deux vers d'une petite idylle de Meleagre sur le printemps:
L'alcyon sur les mers, pres des toits l'hirondelle, Le cygne au bord du lac, sous le bois Philomele;
tantot, c'est un seul vers de Bion (Epithalame d'Achille et de Deidamie):
Et les baisers secrets et les lits clandestins;
il les traduit exactement et se promet bien de les enchasser quelque part un jour[61]. Il guettait de l'oeil, comme une tendre proie, les excellents vers de Denys le geographe, ou celui-ci peint les femmes de Lydie dans leurs danses en l'honneur de Bacchus, et les jeunes filles qui sautent et bondissent _comme des faons nouvellement allaites_,
... Lacte mero mentes perculsa novellas;
_et les vents, fremissant autour d'elles, agitent sur leurs poitrines leurs tuniques elegantes_. Il voulait imiter l'idylle de Theocrite dans laquelle la courtisane Eunica se raille des hommages d'un patre; chez Andre, c'eut ete une contre-partie probablement; on aurait vu une fille des champs raillant un _beau_ de la ville, et lui disant: Allez, vous preferez
Aux belles de nos champs vos belles citadines.
La troisieme elegie du livre IV de Tibulle, dans laquelle le poete suppose Sulpice eploree, s'adressant a son amant Cerinthe et le rappelant de la chasse, tentait aussi Andre et il en devait mettre une imitation dans la bouche d'une femme. Mais voici quelques projets plus esquisses sur lesquels nous l'entendrons lui-meme:
≪Il ne sera pas impossible de parler quelque part de ces mendiants charlatans qui demandaient pour la Mere des Dieux, et aussi de ceux qui, a Rhodes, mendiaient pour la corneille et pour l'hirondelle; et traduire les deux jolies chansons qu'ils disaient en demandant cette aumone et qu'Athenee a conservees.≫
[Note 56: Edition de 1833, tome II, page 319.]
[Note 57: M. Patin, dans sa lecon d'ouverture publiee le 16 decembre 1838 (_Revue de Paris_), a rapproche exactement la tentative de Chenier de l'oeuvre d'Horace chez les Latins.]
[Note 58: Edition de 1833, tome II, page 344.]
[Note 59: _Ibid._, page 344.]
[Note 60: _Ibid._, page 327.]
[Note 61: A mesure qu'il en augmente son tresor, il n'est pas toujours sur de ne pas les avoir employes deja: ≪Je crois, dit-il en un endroit, avoir deja mis ce vers quelque part, mais je ne puis me souvenir ou.≫]
Il etait si en quete de ces gracieuses chansons, de ces _noels_ de l'antiquite, qu'il en allait chercher d'analogues jusque dans la poesie chinoise, a peine connue de son temps; il regrette qu'un missionnaire habile n'ait pas traduit en entier le _Chi-King_, le livre des vers, ou du moins ce qui en reste. Deux pieces, citees dans le treizieme volume de la grande Histoire de la Chine qui venait de paraitre, l'avaient surtout charme. Dans une ode sur l'amitie fraternelle, il releve les paroles suivantes: ≪Un frere pleure son frere avec des larmes veritables. Son cadavre fut-il suspendu sur un abime a la pointe d'un rocher ou enfonce dans l'eau infecte d'un gouffre, il lui procurera un tombeau.≫
≪Voici, ajoute-t-il, une chanson ecrite sous le regne d'Yao, 2,350 ans avant Jesus-Christ. C'est une de ces petites chansons que les Grecs appellent _scholies_: Quand le soleil commence sa course, je me mets au travail; et quand il descend sous l'horizon, je me laisse tomber dans les bras du sommeil. Je bois l'eau de mon puits, je me nourris des fruits de mon champ. Qu'ai-je a gagner ou a perdre a la puissance de l'Empereur?≫
Et il se promet bien de la traduire dans ses _Bucoliques_. Ainsi tout lui servait a ses fins ingenieuses; il extrayait de partout la Grece.
Est-ce un emprunt, est-ce une idee originale que ces lignes riantes que je trouve parmi les autres et sans plus d'indication? ≪O ver luisant lumineux,... petite etoile terrestre,... ne te retire point encore.... prete-moi la clarte de ta lampe pour aller trouver ma mie qui m'attend dans le bois!≫
Pindare, cite par Plutarque au _Traite de l'Adresse et de l'Instinct des Animaux_, s'est compare aux dauphins qui sont sensibles a la musique; Andre voulait encadrer l'image ainsi: ≪On peut faire un petit _quadro_ d'un jeune enfant assis sur le bord de la mer, sous un joli paysage. Il jouera sur deux flutes:
Deux flutes sur sa bouche, aux antres, aux Naiades, Aux Faunes, aux Sylvains, aux belles Oreades, Repetent des amours. . . . . . . . . . . . .
Et les dauphins accourent vers lui.≫ En attendant, il avait traduit, ou plutot developpe, les vers de Pindare:
Comme, aux jours de l'ete, quand d'un ciel calme et pur Sur la vague aplanie etincelle l'azur, Le dauphin sur les flots sort et bondit et nage, S'empressant d'accourir vers l'aimable rivage Ou, sous des doigts legers, une flute aux doux sons Vient egayer les mers de ses vives chansons; Ainsi. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Andre, dans ses notes, emploie, a diverses reprises, cette expression: _j'en pourrai faire un_ QUADRO; cela parait vouloir dire un petit tableau peint; car il etait peintre aussi, comme il nous l'a appris dans une elegie:
Tantot de mon pinceau les timides essais Avec d'autres couleurs cherchent d'autres succes.
Et quel plus charmant motif de tableau que cet enfant nu, sous l'ombrage, au bord d'une mer etincelante, et les dauphins arrivant aux sons de sa double flute divine! En l'indiquant, j'y vois comme un defi que quelqu'un de nos jeunes peintres relevera[62].
[Note 62: Peut-etre aussi le poete n'emploie-t-il, en certains cas, cette expression de _Quadro_ que metaphoriquement et par allusion a son petit cadre poetique.]
Ailleurs, ce n'est plus le gracieux enfant, c'est Andromede exposee au bord des flots, qui appelle la muse d'Andre: il cite et transcrit les admirables vers de Manilius a ce sujet, au Ve livre des _Astronomiques_; ce supplice d'ou la grace et la pudeur n'ont pas disparu, ce charmant visage confus, allant chercher une blanche epaule qui le derobe:
Supplicia ipsa decent; nivea cervice reclinis Molliter ipsa suae custos est sola figurae. Defluxere sinus humeris, fugitque lacertos Vestis, et effusi scopulis lusere capilli. Te circum alcyones pennis planxere volantes, etc.
Andre remarque que c'est en racontant l'histoire d'Andromede a la troisieme personne que le poete lui adresse brusquement ces vers: _Te circum_, etc., sans la nommer en aucune facon. ≪C'est tout cela, ajoute-t-il, qu'il faut imiter. Le traducteur met les alcyons volants autour de _vous, infortunee Princesse_. Cela ote de la grace.≫ Je ne crois pas abuser du lecteur en l'initiant ainsi a la rhetorique secrete d'Andre[63].
[Note 63: Il disait encore dans ce meme exquis sentiment de la diction poetique: ≪La huitieme epigramme de Theocrite est belle (Epitaphe de Cleonice); elle finit ainsi: Malheureux Cleonice, sous le propre coucher des Pleiades, _cum Pleiadibus, occidisti_. Il faut la traduire et rendre l'opposition de paroles... la mer t'a recu avec elles (les Pleiades).≫]
_Nina, ou la Folle par amour_, ce touchant drame de Marsollier, fut representee, pour la premiere fois, en 1786; Andre Chenier put y assister; il dut etre emu aux tendres sons de la romance de Dalayrac:
Quand le bien-aime reviendra Pres de sa languissante amie, etc.
Ceci n'est qu'une conjecture, mais que semble confirmer et justifier le canevas suivant qui n'est autre que le sujet de Nina, transporte en Grece, et ou se retrouve jusqu'a l'echo des rimes de la romance:
≪La jeune fille qu'on appelait _la Belle de Scio_... Son amant mourut... elle devint folle... Elle courait les montagnes (la peindre d'une maniere antique).--(J'en pourrai, un jour, faire un tableau, un _quadro_)... et, longtemps apres elle, on chantait cette chanson faite par elle dans sa folie:
Ne reviendra-t-il pas? Il reviendra sans doute. Non, il est sous la tombe: il attend, il ecoute. Va, Belle de Scio, meurs! il te tend les bras; Va trouver ton amant: il ne reviendra pas!≫
Et, comme _post-scriptum_, il indique en anglais la chanson du quatrieme acte d'_Hamlet_ que chante Ophelia dans sa folie: avide et pure abeille, il se reserve de petrir tout cela ensemble[64]!
[Note 64: Andre etait comme La Fontaine, qui disait:
J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.
Il lisait tout. M. Piscatori pere, qui l'a connu avant la Revolution, m'a raconte qu'un jour, particulierement, il l'avait entendu causer avec feu et se developper sur Rabelais. Ce qu'il en disait a laisse dans l'esprit de M. Piscatori une impression singuliere de nouveaute et d'eloquence. Cette etude qu'il avait faite de Rabelais me justifierait, s'il en etait besoin, de l'avoir autrefois rapproche longuement de Regnier.]
Fidele a l'antique, il ne l'etait pas moins a la nature; si, en imitant les anciens, il a l'air souvent d'avoir senti avant eux, souvent, lorsqu'il n'a l'air que de les imiter, il a reellement observe lui-meme. On sait le joli fragment:
Fille du vieux pasteur, qui, d'une main agile, Le soir remplis de lait trente vases d'argile. Crains la genisse pourpre, au farouche regard...
Eh bien! au bas de ces huit vers bucoliques, on lit sur le manuscrit: vu _et fait a Catillon pres Forges le 4 aout 1792 et ecrit a Gournay le lendemain_. Ainsi le poete se rafraichissait aux images de la nature, a la veille du 10 aout[65].
[Note 65: On se plait a ces moindres details sur les grands poetes aimes. A la fin de l'idylle intitulee _la Liberte_, entre le chevrier et le berger, on lit sur le manuscrit: _Commencee le vendredi au soir 10, et finie le dimanche au soir 12 mars 1787_. La piece a un peu plus de cent cinquante vers. On a la une juste mesure de la verve d'execution d'Andre: elle tient le milieu, pour la rapidite, entre la lenteur un peu avare des poetes sous Louis XIV et le train de Mazeppa d'aujourd'hui.]
Deux fragments d'idylles, publies dans l'edition de 1833, se peuvent completer heureusement, a l'aide de quelques lignes de prose qu'on avait negligees; je les retablis ici dans leur ensemble.
LES COLOMBES.
Deux belles s'etaient baisees.... Le poete berger, temoin jaloux de leurs caresses, chante ainsi:
≪Que les deux beaux oiseaux, les colombes fideles, Se baisent. Pour s'aimer les Dieux les firent belles. Sous leur tete mobile, un cou blanc, delicat, Se plie, et de la neige effacerait l'eclat. Leur voix est pure et tendre, et leur ame innocente, Leurs yeux doux et sereins, leur bouche caressante. L'une a dit a sa soeur:--Ma soeur...
(Ma soeur, en un tel lieu croissent l'orge et le millet...)
L'autour et l'oiseleur, ennemis de nos jours, De ce reduit peut-etre ignorent les detours; Viens...
(Je te choisirai moi-meme les graines que tu aimes, et mon bec s'entrelacera dans le tien.)
... L'autre a dit a sa soeur: Ma soeur, une fontaine Coule dans ce bosquet...
(L'oie ni le canard n'en ont jamais souille les eaux, ni leurs cris... Viens, nous y trouverons une boisson pure, et nous y baignerons notre tete et nos ailes, et mon bec ira polir ton plumage.--Elles vont, elles se promenent en roucoulant au bord de l'eau; elles boivent, se baignent, mangent; puis, sur un rameau, leurs becs s'entrelacent: elles se polissent leur plumage l'une a l'autre).
Le voyageur, passant en ces fraiches campagnes, Dit[66]: O les beaux oiseaux! o les belles compagnes! Il s'arreta longtemps a contempler leurs jeux; Puis, reprenant sa route et les suivant des yeux, Dit: Baisez, baisez-vous, colombes innocentes, Vos coeurs sont doux et purs, et vos voix caressantes; Sous votre aimable tete, un cou blanc, delicat, Se plie, et de la neige effacerait l'eclat.≫
[Note 66: Ce voyageur est-il le meme que le berger du commencement? ou entre-t-il comme personnage dans la chanson du berger? Je le croirais plutot, mais ce n'est pas bien clair.]
L'edition de 1833 (tome II, page 339) donne egalement cette epitaphe d'un amant ou d'un epoux, que je reproduis, en y ajoutant les lignes de prose qui eclairent le dessein du poete:
Mes manes a Clytie.--Adieu, Clytie, adieu. Est-ce toi dont les pas ont visite ce lieu? Parle, est-ce toi, Clytie, ou dois-je attendre encore? Ah! si tu ne viens pas seule ici, chaque aurore, Rever au peu de jours ou j'ai vecu pour toi, Voir cette ombre qui t'aime et parler avec moi, D'Elysee a mon coeur la paix devient amere, Et la terre a mes os ne sera plus legere. Chaque fois qu'en ces lieux un air frais du matin Vient caresser ta bouche et voler sur ton sein, Pleure, pleure, c'est moi; pleure, fille adoree; C'est mon ame qui fuit sa demeure sacree, Et sur ta bouche encore aime a se reposer. Pleure, ouvre-lui tes bras et rends-lui son baiser.
Entre autres manieres dont cela peut etre place, ecrit Chenier, en voici une: Un voyageur, en passant sur un chemin, entend des pleurs et des gemissements. Il s'avance, il voit au bord d'un ruisseau une jeune femme echevelee, tout en pleurs, assise sur un tombeau, une main appuyee sur la pierre, l'autre sur ses yeux. Elle s'enfuit a l'approche du voyageur qui lit sur la tombe cette epitaphe. Alors il prend des fleurs et de jeunes rameaux, et les repand sur cette tombe en disant: O jeune infortunee... (quelque chose de tendre et d'antique); puis il remonte a cheval, et s'en va la tete penchee et melancoliquement, il s'en va
Pensant a son epouse et craignant de mourir.
Ce pourrait etre le voyageur qui conte lui-meme a sa famille ce qu'il a vu le matin.)
Mais c'est assez de fragments: donnons une piece inedite entiere, une perle retrouvee, _la jeune Locrienne_, vrai pendant de _la jeune Tarentine_. A son brusque debut, on l'a pu prendre pour un fragment, et c'est ce qui l'aura fait negliger; mais Andre aime ces entrees en matiere imprevues, dramatiques; c'est la jeune Locrienne qui acheve de chanter:
≪Fuis, ne me livre point. Pars avant son retour; Leve-toi; pars, adieu; qu'il n'entre, et que ta vue Ne cause un grand malheur, et je serais perdue! Tiens, regarde, adieu, pars: ne vois-tu pas le jour?≫
Nous aimions sa naive et riante folie. Quand soudain, se levant, un sage d'Italie, Maigre, pale, pensif, qui n'avait point parle, Pieds nus, la barbe noire, un sectateur zele Du muet de Samos qu'admire Metaponte, Dit: ≪Locriens perdus, n'avez-vous pas de honte? Des moeurs saintes jadis furent votre tresor. Vos vierges, aujourd'hui riches de pourpre et d'or, Ouvrent leur jeune bouche a des chants adulteres. Helas! qu'avez-vous fait des maximes austeres De ce berger sacre que Minerve autrefois Daignait former en songe a vous donner des lois?≫ Disant ces mots, il sort... Elle etait interdite; Son oeil noir s'est mouille d'une larme subite; Nous l'avons consolee, et ses ris ingenus, Ses chansons, sa gaiete, sont bientot revenus. Un jeune Thurien[67], aussi beau qu'elle est belle (Son nom m'est inconnu), sortit presque avec elle: Je crois qu'il la suivit et lui fit oublier Le grave Pythagore et son grave ecolier.
[Note 67: _Thurii_, colonie grecque fondee aux environs de Sybaris, dans le golfe de Tarente, par les Atheniens.] |
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