2014년 10월 30일 목요일

Portraits litteraires 14

Portraits litteraires 14


M. Jouffroy, que nous tachions ainsi de peindre avec un soin et des
couleurs ou se melait l'affection, est mort le 1er mars 1842, laissant
a tous d'amers regrets. Son ami M. Damiron publia de lui, peu apres,
un volume posthume de _Nouveaux Melanges philosophiques_; la haine et
l'esprit de parti s'en emparerent. Les funerailles de l'honnete homme
et du sage furent celebrees par des querelles furieuses; l'infamie des
insultes particulieres aux gazettes ecclesiastiques n'y manqua pas. Un
penseur melancolique a dit: ≪Tenons-nous bien, ne mourons pas; car,
sitot morts, notre cercueil, pour peu qu'il en vaille la peine, servira
de marchepied a quelqu'un pour se faire voir et perorer. Trop heureux
si, derriere notre pierre, le lache et le mechant ne s'abritent pas pour
lancer leurs fleches, comme Paris cache derriere le tombeau d'Ilus!≫




M. AMPERE

Le vrai savant, l'_inventeur_, dans les lois de l'univers et dans les
choses naturelles, en venant au monde est doue d'une organisation
particuliere comme le poete, le musicien. Sa qualite dominante, en
apparence moins speciale, parce qu'elle appartient plus ou moins a
tous les hommes et surtout a un certain age de la vie ou le besoin
d'apprendre et de decouvrir nous possede, lui est propre par le degre
d'intensite, de sagacite, d'etendue. Chercher la cause et la raison des
choses, trouver leurs lois, le tente, et la ou d'autres passent avec
indifference ou se laissent bercer dans la contemplation par le
sentiment, il est pousse a voir au dela et il penetre. Noble faculte
qui, a ce degre de developpement, appelle et subordonne a elle toutes
les passions de l'etre et ses autres puissances! On en a eu, a la fin
du XVIIIe siecle et au commencement du notre, de grands et sublimes
exemples; Lagrange, Laplace, Cuvier et tant d'autres a des rangs
voisins, ont excelle dans cette faculte de trouver les rapports eleves
et difficiles des choses cachees, de les poursuivre profondement, de les
coordonner, de les rendre. Ils ont a l'envi recule les bornes du connu
et repousse la limite humaine. Je m'imagine pourtant que nulle part
peut-etre cette faculte de l'intelligence avide, cet appetit du savoir
et de la decouverte, et tout ce qu'il entraine, n'a ete plus en saillie,
plus a nu et dans un exemple mieux demontrable que chez M. Ampere qu'il
est permis de nommer tout a cote d'eux, tant pour la portee de toutes
les idees que pour la grandeur particuliere d'un resultat. Chez ces
autres hommes eminents que j'ai cites, une volonte froide et superieure
dirigeait la recherche, l'arretait a temps, l'appesantissait sur des
points medites, et, comme il arrivait trop souvent, la suspendait pour
se detourner a des emplois moindres. Chez M. Ampere, l'idee meme etait
maitresse. Sa brusque invasion, son accroissement irresistible, le
besoin de la saisir, de la presser dans tous ses enchainements, de
l'approfondir en tous ses points, entrainaient ce cerveau puissant
auquel la volonte ne mettait plus aucun frein. Son exemple, c'est
le triomphe, le surcroit, si l'on veut, et l'indiscretion de l'idee
savante; et tout se confisque alors en elle et s'y coordonne ou s'y
confond. L'imagination, l'art ingenieux et complique, la ruse des
moyens, l'ardeur meme de coeur, y passent et l'augmentent. Quand une
idee possede cet esprit inventeur, il n'entend plus a rien autre chose,
et il va au bout dans tous les sens de cette idee comme apres une proie,
ou plutot elle va au bout en lui, se conduisant elle-meme, et c'est lui
qui est la proie. Si M. Ampere avait eu plus de cette volonte suivie,
de ce caractere regulier, et, on peut le dire, plus ou moins ironique,
positif et sec, dont etaient munis les hommes que nous avons nommes, il
ne nous donnerait pas un tel spectacle, et, en lui reconnaissant plus de
conduite d'esprit et d'ordonnance, nous ne verrions pas en lui le savant
en quete, le chercheur de causes aussi a nu.

Il est resulte aussi de cela qu'a cote de sa pensee si grande et de sa
science irrassasiable, il y a, grace a cette vocation imposee, a cette
direction imperieuse qu'il subit et ne se donne pas, il y a tous les
instincts primitifs et les passions de coeur conservees, la sensibilite
que s'etait de bonne heure trop retranchee la froideur des autres,
restee chez lui entiere, les croyances morales toujours emues, la
naivete, et de plus en plus jusqu'au bout, a travers les fortes
speculations, une inexperience craintive, une enfance, qui ne semblent
point de notre temps, et toutes sortes de contrastes.

Les contrastes qui frappent chez Laplace, Lagrange, Monge et Cuvier, ce
sont, par exemple, leurs pretentions ou leurs qualites d'hommes d'Etat,
d'hommes politiques influents, ce sont les titres et les dignites dont
ils recouvrent et quelquefois affublent leur vrai genie. Voila, si je ne
me trompe, des _distractions_ aussi et des _absences_ de ce genie, et,
qui pis est, volontaires. Chez M. Ampere, les contrastes sont sans doute
d'un autre ordre; mais ce qu'il suffit d'abord de dire, c'est qu'ici la
vanite du moins n'a aucune part, et que si des faiblesses egalement y
paraissent, elles restent plus naives et comme touchantes, laissant
subsister l'entiere veneration dans le sourire.

Deux parts sont a faire dans l'histoire des savants: le cote severe,
proprement historique, qui comprend leurs decouvertes positives et ce
qu'ils ont ajoute d'essentiel au monument de la connaissance humaine, et
puis leur esprit en lui-meme et l'anecdote de leur vie. La solide part
de la vie scientifique de M. Ampere etant retracee ci-apres par un juge
bien competent, M. Littre[116], nous avons donc a faire connaitre, s'il
se peut, l'homme meme, a tacher de le suivre dans son origine, dans
sa formation active, son etendue, ses digressions et ses melanges, a
derouler ses phases diverses, ses vicissitudes d'esprit, ses richesses
d'ame, et a fixer les principaux traits de sa physionomie dans cette
elite de la famille humaine dont il est un des fils glorieux.

[Note 116: L'article de M. Littre suivait immediatement le notre dans
la _Revue des Deux Mondes_.]

Andre-Marie Ampere naquit a Lyon le 20 janvier 1775. Son pere,
negociant retire, homme assez instruit, l'eleva lui-meme au village
de Polemieux[117], ou se passerent de nombreuses annees. Dans ce pays
sauvage, montueux, separe des routes, l'enfant grandissait, libre sous
son pere, et apprenait tout presque de lui-meme. Les combinaisons
mathematiques l'occuperent de bonne heure; et, dans la convalescence
d'une maladie, on le surprit faisant des calculs avec les morceaux d'un
biscuit qu'on lui avait donne. Son pere avait commence de lui enseigner
le latin; mais lorsqu'il vit cette disposition singuliere pour les
mathematiques, il la favorisa, procurant a l'enfant les livres
necessaires, et ajournant l'etude approfondie du latin a un age plus
avance. Le jeune Ampere connaissait deja toute la partie elementaire des
mathematiques et l'application de l'algebre a la geometrie, lorsque le
besoin de pousser au dela le fit aller un jour a Lyon avec son pere. M.
l'abbe Daburon (depuis inspecteur general des etudes) vit entrer alors
dans la bibliotheque du college M. Ampere, menant son fils de onze a
douze ans, tres-petit pour son age. M. Ampere demanda pour son fils
les ouvrages d'Euler et de Bernouilli. M. Daburon fit observer qu'ils
etaient en latin: sur quoi l'enfant parut consterne de ne pas savoir le
latin; et le pere dit: ≪Je les expliquerai a mon fils≫; et M. Daburon
ajouta: ≪Mais c'est le calcul differentiel qu'on y emploie, le
savez-vous?≫ Autre consternation de l'enfant; et M. Daburon lui offrit
de lui donner quelques lecons, et cela se fit.

[Note 117: Un document precis, qui nous est fourni depuis, le fait
naitre a ce village de Polemieux; M. Ampere s'etait dit toujours ne a
Lyon.]

Vers ce temps, a defaut de l'emploi des infiniment petits, l'enfant
avait de lui-meme cherche, m'a-t-on dit, une solution du probleme des
tangentes par une methode qui se rapprochait de celle qu'on appelle
methode des limites. Je renvoie le propos, dans ses termes memes, aux
geometres.

Les soins de M. Daburon tirerent le jeune emule de Pascal de son
embarras, et l'introduisirent dans la haute analyse. En meme temps un
ami de M. Daburon, qui s'occupait avec succes de botanique, lui en
inspirait le gout, et le guidait pour les premieres connaissances. Le
monde naturel, visible, si vivant et si riche en ces belles contrees,
s'ouvrait a lui dans ses secrets, comme le monde de l'espace et
des nombres. Il lisait aussi beaucoup toutes sortes de livres,
particulierement l'Encyclopedie, d'un bout a l'autre. Rien n'echappait
a sa curiosite d'intelligence; et une fois qu'il avait concu, rien ne
sortait plus de sa memoire. Il savait donc et il sut toujours, entre
autres choses, tout ce que l'Encyclopedie contenait, y compris le
blason. Ainsi son jeune esprit preludait a cette universalite de
connaissances qu'il embrassa jusqu'a la fin. S'il debuta par savoir au
complet l'Encyclopedie du XVIIIe siecle, il resta encyclopedique toute
sa vie. Nous le verrons, en 1804, combiner une refonte generale
des connaissances humaines; et ses derniers travaux sont un plan
d'encyclopedie nouvelle.

Il apprit tout de lui-meme, avons-nous dit, et sa pensee y gagna en
vigueur et en originalite; il apprit tout a son heure et a sa fantaisie,
et il n'y prit aucune habitude de discipline.

Fit-il des vers des ce temps-la, ou n'est-ce qu'un peu plus tard? Quoi
qu'il en soit, les mathematiques, jusqu'en 93, l'occuperent surtout. A
dix-huit ans, il etudiait la _Mecanique analytique_ de Lagrange, dont
il avait refait presque tous les calculs; et il a repete souvent qu'il
savait alors autant de mathematiques qu'il en a jamais su.

La Revolution de 89, en eclatant, avait retenti jusqu'a l'ame du
studieux mais impetueux jeune homme, et il en avait accepte l'augure
avec transport. Il y avait, se plaisait-il a dire quelquefois, trois
evenements qui avaient eu un grand empire, un empire decisif sur sa vie:
l'un etait la lecture de l'Eloge de Descartes par Thomas, lecture
a laquelle il devait son premier sentiment d'enthousiasme pour les
sciences physiques et philosophiques. Le second evenement etait sa
premiere communion qui determina en lui le sentiment religieux et
catholique, parfois obscurci depuis, mais ineffacable. Enfin il comptait
pour le troisieme de ces evenements decisifs la prise de la Bastille,
qui avait developpe et exalte d'abord son sentiment liberal. Ce
sentiment, bien modifie ensuite, et par son premier mariage dans une
famille royaliste et devote, et plus tard par ses retours sinceres a la
soumission religieuse et ses menagements forces sous la Restauration,
s'est pourtant maintenu chez lui, on peut l'affirmer, dans son principe
et dans son essence. M. Ampere, par sa foi et son espoir constant en la
pensee humaine, en la science et en ses conquetes, est reste vraiment
de 89. Si son caractere intimide se deconcertait et faisait faute, son
intelligence gardait son audace. Il eut foi, toujours et de plus en
plus, et avec coeur, a la civilisation, a ses bienfaits, a la science
infatigable en marche vers _les dernieres limites, s'il en est, des
progres de l'esprit humain_[118]. Il disait donc vrai en comptant pour
beaucoup chez lui le sentiment _liberal_ que le premier eclat de
tonnerre de 89 avait Enflamme.

[Note 118: Preface de l'_Essai sur la Philosophie des Sciences_.]

D'illustres savants, que j'ai nommes deja, et dont on a releve
frequemment les secheresses morales, conserverent aussi jusqu'au bout,
et malgre beaucoup d'autres cotes moins liberaux, le gout, l'amour
des sciences et de leurs progres; mais, notons-le, c'etait celui des
sciences purement mathematiques, physiques et naturelles. M. Ampere,
different d'eux et plus liberal en ceci, n'omettait jamais, dans son
zele de savant, la pensee morale et civilisatrice, et, en ayant espoir
aux resultats, il croyait surtout et toujours a l'ame de la science.

En meme temps que, deja jeune homme, les livres, les idees et les
evenements l'occupaient ainsi, les affections morales ne cessaient pas
d'etre toutes-puissantes sur son coeur. Toute sa vie il sentit le
besoin de l'amitie, d'une communication expansive, active, et de chaque
instant: il lui fallait verser sa pensee et en trouver l'echo autour
de lui. De ses deux soeurs, il perdit l'ainee, qui avait eu beaucoup
d'action sur son enfance; il parle d'elle avec sensibilite dans des vers
composes longtemps apres. Ce fut une grande douleur. Mais la calamite de
novembre 93 surpassa tout. Son pere etait juge de paix a Lyon avant le
siege, et pendant le siege il avait continue de l'etre, tandis que la
femme et les enfants etaient restes a la campagne. Apres la prise de
la ville, on lui fit un crime d'avoir conserve ses fonctions; on le
traduisit au tribunal revolutionnaire et on le guillotina. J'ai sous
les yeux la lettre touchante, et vraiment sublime de simplicite, dans
laquelle il fait ses derniers adieux a sa femme. Ce serait une piece de
plus a ajouter a toutes celles qui attestent la sensibilite courageuse
et l'elevation pure de l'ame humaine en ces extremites. Je cite quelques
passages religieusement, et sans y alterer un mot:

    ≪J'ai recu, mon cher ange, ton billet consolateur; il a verse un
    baume vivifiant sur les plaies morales que fait a mon ame le regret
    d'etre meconnu par mes concitoyens, qui m'interdisent, par la plus
    cruelle separation, une patrie que j'ai tant cherie et dont j'ai
    tant a coeur la prosperite. Je desire que ma mort soit le sceau
    d'une reconciliation generale entre tous nos freres. Je la pardonne
    a ceux qui s'en rejouissent, a ceux qui l'ont provoquee, et a ceux
    qui l'ont ordonnee. J'ai lieu de croire que la vengeance nationale,
    dont je suis une des plus innocentes victimes, ne s'etendra pas sur
    le peu de biens qui nous suffisait, grace a la sage economie et a
    notre frugalite, qui fut ta vertu favorite.... Apres ma confiance en
    l'Eternel, dans le sein duquel j'espere que ce qui restera de moi
    sera porte, ma plus douce consolation est que tu cheriras ma memoire
    autant que tu m'as ete chere. Ce retour m'est du. Si du sejour de
    l'Eternite, ou notre chere fille m'a precede, il m'etait donne
    de m'occuper des choses d'ici-bas, tu seras, ainsi que mes chers
    enfants, l'objet de mes soins et de ma complaisance. Puissent-ils
    jouir d'un meilleur sort que leur pere et avoir toujours devant les
    yeux la crainte de Dieu, cette crainte salutaire qui opere en nos
    coeurs l'innocence et la justice, malgre la fragilite de notre
    nature!... Ne parle pas a ma Josephine du malheur de son pere, fais
    en sorte qu'elle l'ignore; _quant a mon fils, il n'y a rien que
    je n'attende de lui_. Tant que tu les possederas et qu'ils te
    possederont, embrassez-vous en memoire de moi: je vous laisse a tous
    mon coeur.≫

Suivent quelques soins d'economie domestique, quelques avis de
restitutions de dettes, minutieux scrupules d'antique probite; le tout
signe en ces mots: _J.-J. Ampere, epoux, pere, ami, et citoyen toujours
fidele_. Ainsi mourut, avec resignation, avec grandeur, et s'exprimant
presque comme Jean-Jacques eut pu faire, cet homme simple, ce negociant
retire, ce juge de paix de Lyon. Il mourut comme tant de Constituants
illustres, comme tant de Girondins, fils de 89 et de 91, enfants de
la Revolution, devores par elle, mais pieux jusqu'au bout, et ne la
maudissant pas!

Parmi ses notes dernieres et ses instructions d'economie a sa femme, je
trouve encore ces lignes expressives, qui se rapportent a ce fils de
qui il attendait tout: ≪Il s'en faut beaucoup, ma chere amie, que je te
laisse riche, et meme une aisance ordinaire; tu ne peux l'imputer a ma
mauvaise conduite ni a aucune dissipation. Ma plus grande depense a ete
l'achat des livres et des instruments de geometrie dont notre fils ne
pouvait se passer pour son instruction; mais cette depense meme etait
une sage economie, puisqu'il n'a jamais eu d'autre maitre que lui-meme.≫

Cette mort fut un coup affreux pour le jeune homme, et sa douleur ou
plutot sa stupeur suspendit et opprima pendant quelque temps toutes ses
facultes. Il etait tombe dans une espece d'idiotisme, et passait sa
journee a faire de petits tas de sable, sans que plus rien de savant
s'y tracat. Il ne sortit de son etat morne que par la botanique, cette
science innocente dont le charme le reprit. Les Lettres de Jean-Jacques
sur ce sujet lui tomberent un jour sous la main, et le remirent sur
la trace d'un gout deja ancien. Ce fut bientot un enthousiasme, un
entrainement sans bornes; car rien ne s'ebranlait a demi dans cet esprit
aux pentes rapides. Vers ce meme temps, par une coincidence heureuse, un
_Corpus poetarum latinorum_, ouvert au hasard, lui offrit quelques vers
d'Horace dont l'harmonie, dans sa douleur, le transporta, et lui revela
la muse latine. C'etait l'ode a Licinius et cette strophe:

  Saepius ventis agitatur ingens
  Pinus, et celsae graviore casu
  Decidunt turres, feriuntque summos
  Fulmina montes.

Il se remit des lors au latin, qu'il savait peu; il se prit aux poetes
les plus difficiles, qu'il embrassa vivement. Ce gout, cette science des
poetes se mela passionnement a sa botanique, et devint comme un chant
perpetuel avec lequel il accompagnait ses courses vagabondes. Il errait
tout le jour par les bois et les campagnes, herborisant, recitant
aux vents des vers latins dont il s'enchantait, veritable magie qui
endormait ses douleurs. Au retour, le savant reparaissait, et il
rangeait les plantes cueillies avec leurs racines, il les replantait
dans un petit jardin, observant l'ordre des familles naturelles. Ces
annees de 94 a 97 furent toutes poetiques, comme celles qui avaient
precede avaient ete principalement adonnees a la geometrie et aux
mathematiques. Nous le verrons bientot revenir a ces dernieres sciences,
y joignant physique et chimie; puis passer presque exclusivement, pour
de longues annees, a l'ideologie, a la metaphysique, jusqu'a ce que la
physique, en 1820, le ressaisisse tout d'un coup et pour sa gloire:
singuliere alternance de facultes et de produits dans cette intelligence
feconde, qui s'enrichit et se bouleverse, se retrouve et s'accroit
incessamment.

Celui qui, a dix-huit ans, avait lu la _Mecanique analytique_ de
Lagrange, recitait donc a vingt ans les poetes, se bercait du rhythme
latin, y melait l'idiome toscan, et s'essayait meme a composer des
vers dans cette derniere langue. Il entamait aussi le grec. Il y a une
description celebre du cheval chez Homere, Virgile et le Tasse[119]: il
aimait a la reciter successivement dans les trois langues.

[Note 119: Homere, Iliade, VI; Virgile, Eneide, XI; et le Tasse,
probablement Jerusalem delivree, chant IX, lorsque Argilan, libre enfin
de sa prison, est compare au coursier belliqueux qui rompt ses liens.]

Le sentiment de la nature vivante et champetre lui creait en ces moments
toute une nouvelle existence dont il s'enivrait. Circonstance piquante
et qui est bien de lui! cette nature qu'il aimait et qu'il parcourait en
tous sens alors avec ravissement, comme un jardin de sa jeunesse, il
ne la voyait pourtant et ne l'admirait que sous un voile qui fut leve
seulement plus tard. Il etait myope, et il vint jusqu'a un certain age
sans porter de lunettes ni se douter de la difference. C'est un jour,
dans l'ile Barbe, que, M. Ballanche lui ayant mis des lunettes sans trop
de dessein, un cri d'admiration lui echappa comme a une seconde vue tout
d'un coup revelee: il contemplait pour la premiere fois la nature
dans ses couleurs distinctes et ses horizons, comme il est donne a la
prunelle humaine.

Cette epoque de sentiment et de poesie fut complete pour le jeune
Ampere. Nous en avons sous les yeux des preuves sans nombre dans les
papiers de tous genres amasses devant nous et qui nous sont confies,
tresor d'un fils. Il ecrivit beaucoup de vers francais et ebaucha une
multitude de poemes, tragedies, comedies, sans compter les chansons,
madrigaux, charades, etc. Je trouve des scenes ecrites d'une tragedie
d'_Agis_, des fragments, des projets d'une tragedie de _Conradin_, d'une
_Iphigenie en Tauride_..., d'une autre piece ou paraissaient Carbon et
Sylla, d'une autre ou figuraient Vespasien et Titus; un morceau d'un
poeme moral sur la vie; des vers qui celebrent l'Assemblee constituante;
une ebauche de poeme sur les sciences naturelles; un commencement assez
long d'une grande epopee intitulee _l'Americide_, dont le heros etait
Christophe Colomb. Chacun de ces commencements, d'ordinaire, forme deux
ou trois feuillets de sa grosse ecriture d'ecolier, de cette ecriture
qui avait comme peur sans cesse de ne pas etre assez lisible; et la
tirade s'arrete brusquement, coupee le plus souvent par des _x_ et _y_,
par la _formule generale pour former immediatement toutes les puissances
d'un polynome quelconque_: je ne fais que copier. Vers ce temps, il
construisait aussi une espece de langue philosophique dans laquelle il
fit des vers; mais on a la-dessus trop peu de donnees pour en parler. Ce
qu'il faut seulement conclure de cet amas de vers et de prose ou manque,
non pas la facilite, mais l'art, ce que prouve cette litterature
poetique, blasonnee d'algebre, c'est l'etonnante variete, l'exuberance
et inquietude en tous sens de ce cerveau de vingt et un ans, dont la
direction definitive n'etait pas trouvee. Le soulevement s'essayait
sur tous les points et ne se faisait jour sur aucun. Mais un sentiment
superieur, le sentiment le plus cher et le plus universel de la
jeunesse, manquait encore, et le coeur allait eclater.

Je trouve sur une feuille, des longtemps jaunie, ces lignes tracees. En
les transcrivant, je ne me permets point d'en alterer un seul mot, non
plus que pour toutes les citations qui suivront. Le jeune homme disait:

    ≪Parvenu a l'age ou les lois me rendaient maitre de moi-meme, mon
    coeur soupirait tout bas de l'etre encore. Libre et insensible
    jusqu'a cet age, il s'ennuyait de son oisivete. Eleve dans une
    solitude presque entiere, l'etude et la lecture, qui avaient fait
    si longtemps mes plus cheres delices, me laissaient tomber dans une
    apathie que je n'avais jamais ressentie, et le cri de la nature
    repandait dans mon ame une inquietude vague et insupportable. Un
    jour que je me promenais apres le coucher du soleil, le long d'un
    ruisseau solitaire...≫

Le fragment s'arrete brusquement ici. Que vit-il le long de ce ruisseau?
Un autre cahier complet de souvenirs ne nous laisse point en doute, et
sous le titre: _Amorum_, contient, jour par jour, toute une histoire
naive de ses sentiments, de son amour, de son mariage, et va jusqu'a la
mort de l'objet aime. Qui le croirait? ou plutot, en y reflechissant,
pourquoi n'en serait-il pas ainsi? ce savant que nous avons vu charge de
pensees et de rides, et qui semblait n'avoir du vivre que dans le monde
des nombres, il a ete un energique adolescent: la jeunesse aussi l'a
touche, en passant, de son aureole; il a aime, il a pu plaire; et tout
cela, avec les ans, s'etait recouvert, s'etait oublie; il se serait
peut-etre etonne comme nous, s'il avait retrouve, en cherchant quelque
memoire de geometrie, ce journal de son coeur, ce cahier d'_Amorum_
enseveli.

Jeunesse des hommes simples et purs, jeunesse du vicaire Primerose et
du pasteur Walter, revenez a notre memoire pour faire accompagnement
naturel et pour sourire avec nous a cette autre jeunesse! Si Euler ou
Haller ont aime, s'ils avaient ecrit dans un registre leurs journees
d'alors, n'auraient-ils pas souvent dit ainsi?

    Dimanche, 10 avril (96).--Je l'ai vue pour la premiere fois.

    Samedi, 20 aout.--Je suis alle chez elle, et on m'y a prete les
    _Novelle morali_ de Soave.

    ... Samedi, 3 septembre.--M. Couppier etant parti la veille, je suis
    alle rendre les _Novelle morali_; on m'a donne a choisir dans la
    bibliotheque; j'ai pris madame Des Houlieres, je suis reste un
    moment seul avec elle.

    Dimanche, 4.--J'ai accompagne les deux soeurs apres la messe, et
    j'ai rapporte le premier tome de Bernardin; elle me dit qu'elle
    serait seule, sa mere et sa soeur partant le mercredi.

    ... Vendredi, 16.--Je fus rendre le second volume de Bernardin. Je
    fis la conversation avec elle et Genie. Je promis des comedies pour
    le lendemain.

    Samedi, 17.--Je les portai, et je commencai a ouvrir mon coeur.

    Dimanche, 18.--Je la vis jouer aux dames apres la messe.

    Lundi, 19.--J'achevai de m'expliquer, j'en rapportai de faibles
    esperances et la defense d'y retourner avant le retour de sa mere.

    Samedi, 24.--Je fus rendre le troisieme volume de Bernardin avec
    madame Des Houlieres; je rapportai le quatrieme et _la Dunciade_, et
    le parapluie.

    Lundi, 26.--Je fus rendre _la Dunciade_ et le parapluie; je la
    trouvai dans le jardin sans oser lui parler.

    Vendredi, 30.--Je portai la quatrieme volume de Bernardin et Racine;
    je m'ouvris a la mere, que je trouvai dans la salle a mesurer de la
    toile.

Remarquez, voila le mot dit a la mere, treize jours apres le premier
aveu a la fille: marche reguliere des amours antiques et vertueuses!

Je continue en choisissant:

    Samedi, 12 novembre.--Madame Carron (_la mere_) etant sortie, je
    parlai un peu a Julie qui me rembourra bien et sortit. Elise (_la
    soeur_) me dit de passer l'hiver sans plus parler.

    Mercredi, 16.--La mere me dit qu'il y avait longtemps qu'on ne
    m'avait vu. Elle sortit un moment avec Julie, et je remerciai Elise
    qui me parla froidement. Avant de sortir, Julie m'apporta avec grace
    les _Lettres provinciales_.

    ... Vendredi, 9 decembre a dix heures du matin.--Elle m'ouvrit la
    porte en bonnet de nuit et me parla un moment tete a tete dans la
    cuisine; j'entrai ensuite chez madame Carron, on parla de Richelieu.
    Je revins a Polemieux l'apres-diner.≫

Je ne multiplierai pas ces citations: tout le journal est ainsi. Madame
Des Houlieres et madame de Sevigne, et _Richelieu_, on vient de le voir,
s'y melent agreablement; les chansons galantes vont leur train: la
trigonometrie n'est pas oubliee. On s'amuse a mesurer la hauteur du
clocher de Saint-Germain (du Mont-d'Or), lieu de residence de l'amie.
Une eclipse a lieu en ce temps-la, on l'observe. Au retour, l'astronome
amoureux lira une elegie _tres-passionnee_ de Saint-Lambert (_Je ne
sentais aupres des belles_, etc., etc.), ou bien il traduira en vers un
choeur de l'_Aminte_. Une autre fois, il prete son etui de mathematiques
au cousin de sa fiancee, et il rapporte _la Princesse de Cleves_. Ses
plus grandes joies, c'est de s'asseoir pres de Julie sous pretexte d'une
partie de domino ou de solitaire, c'est de manger une cerise qu'elle a
laissee tomber, de baiser une rose qu'elle a touchee, de lui donner la
main a la promenade pour franchir un hausse-pied, de la voir au jardin
composer un bouquet de jasmin, de troene, d'aurone et de campanule
double dont elle lui accorde une fleur qu'il place dans un petit
tableau: ce que plus tard, pendant les ennuis de l'absence, il appellera
_le talisman_. Ce souvenir du bouquet, que nous trouvons consigne
dans son journal, lui inspirait de plus des vers, les seuls dont nous
citerons quelques-uns, a cause du mouvement qui les anime et de la grace
du dernier:

  Que j'aime a m'egarer dans ces routes fleuries
  Ou je t'ai vue errer sous un dais de lilas!
  Que j'aime a repeter aux Nymphes attendries,
  Sur l'herbe ou tu t'assis, les vers que tu chantas!
  Au bord de ce ruisseau dont les ondes cheries
  Ont a mes yeux seduits reflechi tes appas.
  Sur les debris des fleurs que les mains ont cueillies,
  Que j'aime a respirer l'air que tu respiras!
  Les voila ces jasmins dont je t'avais paree;
  Ce bouquet de troene a touche les cheveux...

Ainsi, celui que nous avons vu distrait bien souvent comme La Fontaine
s'essayait alors, jeune et non sans poesie, a des rimes galantes et
tendres: _mistis carminibus non sine fistula_.--Mais le plus beau jour
de ces saisons amoureuses nous est assez designe par une inscription
plus grosse sur le cahier: LUNDI, 3 juillet (1797). Voici l'idylle
complete, telle qu'on la pourrait croire traduite d'_Hermann et
Dorothee_, ou extraite d'une page oubliee des _Confessions_:

≪Elles vinrent enfin nous voir (_a Polemieux_) a trois heures trois
quarts. Nous fumes dans l'allee, ou je montai sur le grand cerisier,
d'ou je jetai des cerises a Julie, Elise et ma soeur; tout le monde
vint. Ensuite je cedai ma place a Francois, qui nous baissa des branches
ou nous cueillions nous-memes, ce qui amusa beaucoup Julie. On apporta
le gouter; elle s'assit sur une planche a terre avec ma soeur et Elise,
et je me mis sur l'herbe a cote d'elle. Je mangeai des cerises qui
avaient ete sur ses genoux. Nous fumes tous les quatre au grand jardin
ou elle accepta un lis de ma main. Nous allames ensuite voir le
ruisseau; je lui donnai la main pour sauter le petit mur, et les deux
mains pour le remonter. Je m'etais assis a cote d'elle au bord du
ruisseau, loin d'Elise et de ma soeur; nous les accompagnames le
soir jusqu'au moulin a vent, ou je m'assis encore a cote d'elle pour
observer, nous quatre, le coucher du soleil qui dorait ses habits d'une
lumiere charmante. Elle emporta un second lis que je lui donnai, en
passant pour s'en aller, dans le grand jardin.≫

Pourtant il fallait penser a l'avenir. Le jeune Ampere etait sans
fortune, et le mariage allait lui imposer des charges. On decida, qu'il
irait a Lyon; on agita meme un moment s'il n'entrerait pas dans le
commerce; mais la science l'emporta. Il donna des lecons particulieres
de mathematiques. Loge grande rue Merciere, chez MM. Perisse, libraires,
cousins de sa fiancee, son temps se partageait entre ses etudes et ses
courses a Saint-Germain, ou il s'echappait frequemment. Cependant,
par le fait de ses nouvelles occupations, le cours naturel des idees
mathematiques reprenait le dessus dans son esprit; il y joignait les
etudes physiques. La _Chimie_ de Lavoisier, publiee depuis quelques
annees, mais de doctrine si recente, saisissait vivement tous les jeunes
esprits savants; et pendant que Davy, comme son frere nous le raconte,
la lisait en Angleterre avec grande emulation et ardent desir d'y
ajouter, M. Ampere la lisait a Lyon dans un esprit semblable. De
grand matin, de quatre a six heures, meme avant les mois d'ete, il se
reunissait en conference avec quelques amis, a un cinquieme etage, place
des Cordeliers, chez son ami Lenoir. Des noms bien connus des Lyonnais,
Journel, Bonjour et Barret (depuis pretre et jesuite), tous caracteres
originaux et de bon aloi, en faisaient partie. J'allais y joindre, pour
avoir occasion de les nommer a cote de leur ami, MM. Bredin et Beuchot;
mais on m'assure qu'ils n'etaient pas de la petite reunion meme. On y
lisait a haute voix le traite de Lavoisier, et M. Ampere, qui ne le
connaissait pas jusqu'alors, ne cessait de se recrier a cette exposition
si lucide de decouvertes si imprevues. Au sortir de la seance matinale,
et comme edifie par la science, on s'en allait diligemment chacun a ses
travaux du jour.

Admirable jeunesse, age audacieux, saison feconde, ou tout s'exalte et
coexiste a la fois, qui aime et qui medite, qui scrute et decouvre, et
qui chante, qui suffit a tout; qui ne laisse rien d'inexplore de ce qui
la tente, et qui est tentee de tout ce qui est vrai ou beau! Jeunesse a
jamais regrettee, qui, a l'entree de la carriere, sous le ciel qui lui
verse les rayons, a demi penchee hors du char, livre des deux mains
toutes ses rapes et pousse de front tous ses coursiers!

Le mariage de M. Ampere et de Mademoiselle Julie Carron eut lieu,
religieusement et secretement encore, le 15 thermidor an VII (aout
1799), et civilement quelques semaines apres. M. Ballanche, par un
epithalame en prose, celebra, dans le mode antique, la felicite de son
ami et les chastes rayons de l'etoile nuptiale du soir se levant _sur
les montagnes de Polemieux_. Pour le nouvel epoux, les deux premieres
annees se passerent dans le meme bonheur, dans les memes etudes. Il
continuait ses lecons de mathematiques a Lyon, et y demeurait avec sa
femme, qui d'ailleurs etait souvent a Saint-Germain. Elle lui donna un
fils, celui qui honore aujourd'hui et confirme son nom. Mais bientot
la sante de la mere declina, et quand M. Ampere fut nomme, en decembre
1801, professeur de physique et de chimie a l'Ecole centrale de l'Ain,
il dut aller s'etablir seul a Bourg, laissant a Lyon sa femme souffrante
avec son enfant. Les correspondances surabondantes que nous avons sous
les yeux, et qui comprennent les deux annees qui suivirent, jusqu'a la
mort de sa femme, representent pour nous, avec un interet aussi intime
et dans une revelation aussi naive, le journal qui preceda le mariage
et qui ne reprend qu'aux approches de la mort. Toute la serie de ses
travaux, de ses projets, de ses sentiments, s'y fait suivre sans
interruption. A peine arrive a Bourg, il mit en etat le cabinet de
physique, le laboratoire de chimie, et commenca du mieux qu'il put, avec
des instruments incomplets, ses experiences. La chimie lui plaisait
surtout: elle etait, de toutes les parties de la physique, celle qui
l'invitait le plus naturellement, comme plus voisine des causes. Il s'en
exprime avec charme: ≪Ma chimie, ecrit-il, a commence aujourd'hui: de
superbes experiences ont inspire une espece d'enthousiasme. De douze
auditeurs, il en est reste quatre apres la lecon, je leur ai assigne
des emplois, etc.≫ Parmi les professeurs de Bourg, un seul fut bientot
particulierement lie avec lui; M. Clerc, professeur de mathematiques,
qui s'etait mis tard a cette science, et qui n'avait qu'entame les
parties transcendantes, mais homme de candeur et de merite, devint le
collaborateur de M. Ampere dans un ouvrage qui devait avoir pour titre:
_Lecons elementaires sur les series et autres formules indefinies_. Cet
ouvrage, qui avait ete mene presque a fin, n'a jamais paru. C'est vers
ce temps que M. Ampere lut dans le _Moniteur_ le programme du prix de
60,000 francs propose par Bonaparte, en ces termes: ≪Je desire donner
en encouragement une somme de 60,000 francs a celui qui, par ses
experiences et ses decouvertes, fera faire a l'electricite et au
galvanisme un pas comparable a celui qu'ont fait faire a ces sciences
Franklin et Volta,... mon but special etant d'encourager et de fixer
l'attention des physiciens sur cette partie de la physique, qui est, a
mon sens, le chemin des grandes decouvertes.≫ M. Ampere, aussitot cet
exemplaire du _Moniteur_ recu de Lyon, ecrivait a sa femme: ≪Mille
remerciments a ton cousin de ce qu'il m'a envoye, c'est un prix de
60,000 francs que je tacherai de gagner quand j'en aurai le temps. C'est
precisement le sujet que je traitais dans l'ouvrage sur la physique que
j'ai commence d'imprimer; mais il faut le perfectionner, et confirmer ma
theorie par de nouvelles experiences.≫ Cet ouvrage, interrompu comme le
precedent, n'a jamais ete acheve. Il s'ecrie encore avec cette bonhomie
si belle quand elle a le genie derriere pour appuyer sa confiance: ≪Oh!
mon amie, ma bonne amie! si M. de Lalande me fait nommer au Lycee de
Lyon et que je gagne le prix de 60,000 francs, je serai bien content,
car tu ne manqueras plus de rien...≫ Ce fut Davy qui gagna le prix par
sa decouverte des rapports de l'attraction chimique et de l'attraction
electrique, et par sa decomposition des terres. Si M. Ampere avait fait
quinze ans plus tot ses decouvertes electro-magnetiques, nul doute qu'il
n'eut au moins balance le prix. Certes, il a repondu aussi directement
que l'illustre Anglais a l'appel du premier Consul, dans _ce chemin des
grandes decouvertes_: il a rempli en 1820 sa belle part du programme de
Napoleon.

Mais une autre idee, une idee purement mathematique, vint alors a la
traverse dans son esprit. Laissons-le raconter lui-meme:

    ≪Il y a sept ans, ma bonne amie, que je m'etais propose un probleme
    de mon invention, que je n'avais point pu resoudre directement, mais
    dont j'avais trouve par hasard une solution dont je connaissais la
    justesse sans pouvoir la demontrer. Cela me revenait souvent dans
    l'esprit, et j'ai cherche vingt fois a trouver directement cette
    solution. Depuis quelques jours cette idee me suivait partout.
    Enfin, je ne sais comment, je viens de la trouver avec une foule
    de considerations curieuses et nouvelles sur la theorie des
    probabilites. Comme je crois qu'il y a peu de mathematiciens en
    France qui puissent resoudre ce probleme en moins de temps, je ne
    doute pas que sa publication dans une brochure d'une vingtaine
    de pages ne me fut un bon moyen de parvenir a une chaire de
    mathematiques dans un lycee. Ce petit ouvrage d'algebre pure, et ou
    l'on n'a besoin d'aucune figure, sera redige apres-demain; je le
    relirai et le corrigerai jusqu'a la semaine prochaine, que je te
    l'enverrai...≫

Et plus loin:

    ≪J'ai travaille fortement hier a mon petit ouvrage. Ce probleme est
    peu de chose en lui-meme, mais la maniere dont je l'ai resolu et les
    difficultes qu'il presentait lui donnent du prix. Rien n'est plus
    propre d'ailleurs a faire juger de ce que je puis faire en ce
    genre...≫

Et encore:

    ≪J'ai fait hier une importante decouverte sur la theorie du jeu en
    parvenant a resoudre un nouveau probleme plus difficile encore que
    le precedent, et que je travaille a inserer dans le meme ouvrage,
    ce qui ne le grossira pas beaucoup, parce que j'ai fait un nouveau
    commencement plus court que l'ancien.... Je suis sur qu'il me
    vaudra, pourvu qu'il soit imprime a temps, une place de lycee; car,
    dans l'etat ou il est a present, il n'y a guere de mathematiciens
    en France capables d'en faire un pareil: je te dis cela comme je le
    pense, pour que tu ne le dises a personne.≫

Le memoire, qui fut intitule _Essai sur la theorie mathematique du jeu_,
et qui devait etre termine en une huitaine, subit, selon l'habitude
de cette pensee ardente et inquiete, un grand nombre de refontes, de
remaniements, et la correspondance est remplie de l'annonce de l'envoi
toujours retarde. Rien ne nous a mis plus a meme de juger combien ce qui
dominait chez M. Ampere, des le temps de sa jeunesse, etait l'abondance
d'idees, l'opulence de moyens, plutot que le parti pris et le choix. Il
voyait tour a tour et sans relache toutes les faces d'une idee, d'une
invention; il en parcourait irresistiblement tous les points de vue; il
ne s'arretait pas.

Je m'imagine (que les mathematiciens me pardonnent si je m'egare), je
m'imagine qu'il y a dans cet ordre de verites, comme dans celles de
la pensee plus usuelle et plus accessible, une expression unique, la
meilleure entre plusieurs, la plus droite, la plus simple, la plus
necessaire. Le grand Arnauld, par exemple, est tout aussi grand logicien
que La Bruyere; il trouve des verites aussi difficiles, aussi rares,
je le crois; mais La Bruyere exprime d'un mot ce que l'autre etend. En
analyse mathematique, il en doit etre ainsi: le style y est quelque
chose. Or, tout style (la verite de l'idee etant donnee) est un choix
entre plusieurs expressions; c'est une decision prompte et nette, un
coup d'Etat dans l'execution. Je m'imagine encore qu'Euler, Lagrange,
avaient cette expression prompte, nette, elegante, cette economie
continue du developpement, qui s'alliait a leur fecondite interieure et
la servait a merveille. Autant que je puis me le figurer par l'exterieur
du procede dont le fond m'echappe, M. Ampere etait plutot en analyse un
inventeur fecond, egal a tous en combinaisons difficiles, mais retarde
par l'embarras de choisir; il etait moins decidement _ecrivain_.

Une grande inquietude de M. Ampere allait a savoir si toutes les
formules de son memoire etaient bien nouvelles, si d'autres, a son insu,
ne l'avaient pas devance. Mais a qui s'adresser pour cette question
delicate? Il y avait a l'Ecole centrale de Lyon un professeur de
mathematiques, M. Roux, egalement secretaire de l'Athenee. C'est de lui
que M. Ampere attendit quelque temps cette reponse avec anxiete, comme
un veritable oracle. Mais il finit par decouvrir que les connaissances
du bon M. Roux en mathematiques n'allaient pas la. Enfin, M. de Lalande
etant venu a Bourg vers ce temps, M. Ampere lui presenta son travail, ou
plutot le travail, lu a une seance de la Societe d'emulation de l'Ain, a
laquelle M. de Lalande assistait, fut remis a l'examen d'une commission
dont ce dernier faisait partie. M. de Lalande, apres de grands eloges
fort sinceres, finit par demander a l'auteur des exemples en nombre de
ses formules algebriques, ajoutant que c'etait pour mettre dans son
rapport les resultats a la portee de tout le monde: ≪J'ai conclu de tout
cela, ecrit M. Ampere, qu'il n'avait pas voulu se donner la peine de
suivre mes calculs, qui exigent, en effet, de profondes connaissances
en mathematiques. Je lui ferai des exemples; mais je persiste a faire
imprimer mon ouvrage tel qu'il est. Ces exemples lui donneraient l'air
d'un ouvrage d'ecolier.≫ A la fin de 1802, MM. Delambre et Villar,
charges d'organiser les lycees dans cette partie de la France, vinrent a
Bourg, et M. Ampere trouva dans M. Delambre le juge qu'il desirait et un
appui efficace. Le memoire sur la _Theorie mathematique du jeu_, alors
imprime, donna au savant examinateur une premiere idee assez haute du
jeune mathematicien. Un autre memoire sur l'_Application a la mecanique
des formules du calcul des variations_, compose en tres-peu de jours
a son intention, et qu'il entendit dans une seance de la Societe
d'emulation, ajouta a cette idee. Le nouveau memoire que nous venons de
mentionner, et qui eut aussi toutes ses vicissitudes (particulierement
une certaine aventure de charrette sur le grand chemin de Bourg a Lyon,
et dans laquelle il faillit etre perdu), copie enfin au net, fut porte a
Paris par M. de Jussieu, et remis aux mains de M. Delambre, revenu de
sa tournee. Celui-ci le presenta a l'Institut, et le fit lire a M. de
Laplace. Cependant M. Ampere, nomme professeur de mathematiques et
d'astronomie, avait passe, selon son desir, au Lycee de Lyon.

Mais d'autres evenements non moins importants, et bien contraires,
s'etaient accomplis dans cet intervalle. Au milieu de ses travaux
continus a Bourg, de ses lecons a l'Ecole centrale, et des lecons
particulieres qu'il y ajoutait, on se figurerait difficilement a quel
point allait la preoccupation morale, la sollicitude passionnee qui
remplissait ses lettres de chaque jour. Il ecrit regulierement par
chaque voyage du messager, la poste etant trop couteuse. Ces details
d'economie, de tendresse, l'avarice ou il est de son temps, l'effusion
de ses souvenirs et de ses inquietudes, l'espoir, dans lequel il vit,
d'aller a Lyon a quelque courte vacance de Paques, tout cela se mele,
d'une bien piquante et touchante facon, a son memoire de mathematiques,
au recit de ses experiences chimiques, aux petites maladresses qui
parfois y eclatent, aux petites supercheries, dit-il, a l'aide
desquelles il les repare. Mais il faut citer la promenade entiere d'un
de ses grands jours de conge: dans le commencement de la lettre, il
vient de s'ecrier comme un ecolier: _Quand viendront les vacances!_

    ≪... J'en etais a cette exclamation quand j'ai pris tout a coup
    une resolution qui te paraitra peut-etre singuliere. J'ai voulu
    retourner avec le paquet de tes lettres dans le pre, derriere
    l'hopital, ou j'avais ete les lire avant mes voyages de Lyon, avec
    tant de plaisir. J'y voulais retrouver de doux souvenirs dont
    j'avais, ce jour-la, fait provision, et j'en ai recueilli au
    contraire de bien plus doux pour une autre fois. Que tes lettres
    sont douces a lire! il faut avoir ton ame pour ecrire des choses qui
    vont si bien au coeur, sans le vouloir, a ce qu'il semble. Je suis
    reste jusqu'a deux heures assis sous un arbre, un joli pre a droite,
    la riviere, ou flottaient d'aimables canards, a gauche et devant
    moi. Derriere etait le batiment de l'hopital. Tu concois que j'avais
    pris la precaution de dire chez madame Beauregard, en quittant ma
    lettre pour aller a midi faire cette partie, que je n'irais pas
    diner aujourd'hui chez elle. Elle croit que je dine en ville; mais,
    comme j'avais bien dejeune, je m'en suis mieux trouve de ne diner
    que d'amour. A deux heures, je me sentais si calme et l'esprit si
    a mon aise, au lieu de l'ennui qui m'oppressait ce matin, que j'ai
    voulu me promener et herboriser. J'ai remonte la Ressouse dans les
    pres, et, en continuant toujours d'en cotoyer le bord, je suis
    arrive a vingt pas d'un bois charmant, que je voyais dans le
    lointain a une demi-lieue de la ville et que j'avais bien envie de
    parcourir. Arrive la, la riviere, par un detour subit, m'a ote toute
    esperance d'y parvenir, en se montrant entre lui et moi. Il a donc
    fallu y renoncer, et je suis venu par la route du Bourg au village
    de Ceyzeriat, plantee de peupliers d'Italie qui en font une superbe
    avenue;... j'avais a la main un paquet de plantes.≫

La jolie eglise de Brou n'est pas oubliee ailleurs dans ses recits.
Voila bien des promenades tout au long, comme les aimaient La Fontaine
et Ducis.--Je voudrais que les jeunes professeurs exiles en province, et
souffrant de ces belles annees contenues, si bien employees du reste et
si decisives, pussent lire, comme je l'ai fait, toutes ces lettres d'un
homme de genie pauvre, obscur alors, et s'efforcant comme eux; ils
apprendraient a redoubler de foi dans l'etude, dans les affections
severes: ils s'enhardiraient pour l'avenir.

Les idees religieuses avaient ete vives chez le jeune Ampere a l'epoque
de sa premiere communion; nous ne voyons pas qu'elles aient cesse
completement dans les annees qui suivirent; mais elles s'etaient
certainement affaiblies. L'absence, la douleur et l'exaltation chaste
les reveillerent avec puissance. On sait, et l'on a dit souvent, que
M. Ampere etait religieux, qu'il etait croyant au christianisme, comme
d'autres illustres savants du premier ordre, les Newton, les Leibniz,
les Haller, les Euler, les Jussieu. On croit, en general, que ces
savants resterent constamment fermes et calmes dans la naivete et la
profondeur de leur foi, et je le crois pour plusieurs, pour les Jussieu,
pour Euler, par exemple. Quant au grand Haller, il est necessaire de
lire le journal de sa vie pour decouvrir sa lutte perpetuelle et ses
combats sous cette apparence calme qu'on lui connaissait: il s'est
presque autant tourmente que Pascal. M. Ampere etait de ceux-ci, de
ceux que l'epreuve tourmente, et, quoique sa foi fut reelle et qu'en
definitive elle triomphat, elle ne resta ni sans eclipses ni sans
vicissitudes. Je lis dans une lettre de ce temps:

    ≪... J'ai ete chercher dans la petite chambre au-dessus du
    laboratoire, ou est toujours mon bureau, le portefeuille en soie,
    J'en veux faire la revue ce soir, apres avoir repondu a tous les
    articles de ta derniere lettre, et t'avoir priee, d'apres une suite
    d'idees qui se sont depuis une heure succede dans ma tete, de
    m'envoyer les deux livres que je te demanderai tout a l'heure.
    L'etat de mon esprit est singulier: il est comme un homme qui
    se noierait dans son crachat... Les idees de Dieu, d'Eternite,
    dominaient parmi celles qui flottaient dans mon imagination, et,
    apres bien des pensees et des reflexions singulieres dont le detail
    serait trop long, je me suis determine a te demander le _Psautier
    francais_ de La Harpe, qui doit etre a la maison, broche, je crois,
    en papier vert, et un livre d'_Heures_ a ton choix.≫

Il faudrait le verbe de Pascal ou de Bossuet pour triompher pertinemment
de cet homme de genie qui se noie, nous dit-il, en sa pensee comme _en
son crachat_. Je trouve encore quelques endroits qui denotent un retour
pratique: ≪Je finis cette lettre, parce que j'entends sonner une messe
ou je veux aller demander la guerison de ma Julie.≫ Et encore: ≪Je
veux aller demain m'acquitter de ce que tu sais, et prier pour vous
deux.≫--Ainsi, vivant en attente, aspirant toujours a la reunion avec sa
femme, il n'en voyait le moyen que dans sa nomination au futur Lycee de
Lyon, et s'ecriait: ≪Ah! Lycee, Lycee, quand viendras-tu a mon secours?≫

Le Lycee vint, mais sa femme, au terme de sa maladie, se mourait. Les
dernieres lignes du journal parleront pour moi, et mieux que moi:

    17 avril (1803), dimanche de Quasimodo.--Je revins de Bourg pour ne
    plus quitter ma Julie.

    ... 15 mai, dimanche.--Je fus a l'eglise de Polemieux, pour la
    premiere fois depuis la mort de ma soeur.

    ... 7 juin, mardi, saint Robert.--Ce jour a decide du reste de ma
    vie.

    14, mardi.--On me fit attendre le petit-lait a l'hopital. J'entrai
    dans l'eglise d'ou sortait un mort. Communion spirituelle.

    ... 13 juillet, mercredi, _a neuf heures du matin!_

댓글 없음: